LA VILLA DE CREPAIS

Transcription

LA VILLA DE CREPAIS
LA VILLA DE CREPAIS
A PRUSLY-SUR-OURCE (COTE-D'OR)
TÉMOIN
DE L'HABITAT GALLO-ROMAIN
DANS LE CHATILLONNAIS 1
TARDIF
par René PARIS
Le domaine de Crépan est un écart de la commune de Pruslysur-Ource ; (canton de Châtillon-sur-Seine) ; il barre la vallée de
l'Ource à 2 kilomètres au nord du village ; il est, en outre, à 6,5 km
au nord-est de Châtillon.
Le domaine comprend : un château reconstruit au xix e siècle
à l'emplacement d'une forteresse médiévale dont subsiste un
beau portail à mâchicoulis, une chapelle dédiée à Saint-Germain,
un moulin, un imposant pigeonnier seigneurial, une ferme, enfin,
qui touche aux communs du château. Une forêt, « le Bois de
Langres », et d'autres fermes complètent ce domaine qui appartient aujourd'hui à la famille de Clermont-Tonnerre.
L'habitat est très ancien. Dès 973 une charte fait mention
de « Crispenni villa », située alors dans le comté du Lassois. En
1359, après la proche bataille du pont de Brion, sur la voie romaine
de Langres à Auxerre, entre les Anglo-Navarrais et les Bourguignons, c'est à la Chasseigne, l'une des fermes actuelles du domaine,
que sont signés les préliminaires de paix qui précèdent le fameux
traité de Guillon. Très tôt les évêques de Langres ont possédé
des terres dans ce secteur ; le « Bois de Langres » le rappelle encore
aujourd'hui. Jusqu'à la fin de l'ancien régime ce petit territoire
était une enclave champenoise, ressortissant au bailliage de
Langres, en Bourgogne septentrionale.
Au début de l'année 1968, les fermiers de Crépan creusèrent
profondément le sol d'une cour, au pied du mur d'une écurie,
pour construire une fosse à purin. Ils rencontrèrent de nombreux
vestiges qui n'attirèrent pas autrement leur attention ; mais la
1. Seule a paru, avant ce compte rendu, une brève mention, due à M. le
Directeur des Antiquités historiques de Bourgogne, dans la revue Gallia,
tome XXVIII, tas. 2, 1970, page 371.
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RENE PARIS
découverte d'ossements et de plusieurs crânes humains leurs
donnèrent l'éveil et nous fûmes alors avertis.
La visite des lieux, l'examen de la coupe, nous montrèrent qu'il
existait bien là un cimetière, ancien et sans grand intérêt, et certainement en rapport avec la chapelle distante seulement de
quelques dizaines de mètres. Mais il existait aussi, à un niveau
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1. — VUE INTÉRIEURE DU CONDUIT DE CHALEUR DE L'HYPOCAUSTE OUEST
A gauche, avec cône d'éboulis, l'arrivée du conduit venant de l'hypocauste.
Au fond, le conduit arrive sous les boisseaux de l'angle nord-ouest de la grande
salle
plus bas, et truffant également les déblais, d'abondants vestiges
de constructions. Des pierres sciées très caractéristiques, des
fragments de briques striées, des morceaux de mortier rouge,
dataient ces bâtiments ruinés, sans doute possible, de l'époque
gallo-romaine.
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II se trouvait en outre une grande quantité de fragments de
plaques et de baguettes en marbre ou en porphyre de diverses
couleurs. Enfin, l'excavation avait éventré, sur le côté, une sorte
de conduit horizontal de coupe rectangulaire, ayant environ
0,60 m de haut et 0,35 m de large (fig. 1). On pouvait, par la
brèche, observer l'intérieur. Ce conduit, presque entièrement vide,
avait le fond et les côtés faits en mortier rosé, des briques posées
en encorbellement formaient le plafond ; l'une des extrémités,
à plusieurs mètres, semblait en cul-de-sac ; un diverticule, sur
l'un des côtés, avait déversé un petit cône d'éboulis sableux.
L'autre partie du conduit était comblée par des gravois, tout près
de la brèche. La propreté parfaite des parois et du plafond,
l'absence de toute trace charboneuse, faisait penser à un petit
aqueduc amenant les eaux de quelque source. Il n'y avait cependant aucune humidité dans le canal, bien qu'il fût enfoui à plus
d'un mètre de la surface de la cour ; il n'y avait non plus aucun
dépôt calcaire sur les parois.
La présence de ce conduit et celle des fragments de marbre
laissaient soupçonner la présence d'un établissement important,
Le creusement de la fosse à purin avait certainement détruit
déjà des substructions. Les tranchées d'une adduction d'eau projetée — et qui est réalisée aujourd'hui — pouvaient aggraver
encore les dégâts. Des autorisations d'effectuer des fouilles furent
demandées sans tarder au propriétaire, au fermier et à la Direction des Antiquités historiques de Bourgogne. Elles furent aisément obtenues 1. Les travaux commencèrent en avril et se poursuivirent jusqu'à la mi-juillet 2.
Précisons tout de suite qu'une petite partie seulement de la
villa de Crépan a été mise au jour, soit : une vaste salle, richement
décorée, flanquée de deux antichambres, le tout chauffé par deux
hypocaustes. Bien d'autres substructions existent certainement
encore dans le sol de la cour, sous les bâtiments de la ferme, voire,
1. Nous devons de très vifs remerciements à Mlle Blandine de ClermontTonnerre, copropriétaire du domaine de Crépan, qui accorda d'emblée l'autorisation de faire des fouilles et qui abandonna au musée de Châtillon les objets
découverts, à MM. Aurousseau, exploitants de la ferme, que les excavations
et l'amoncellement des déblais dans une grande partie de la cour gênèrent
dans leurs travaux et qui effectuèrent bénévolement le remblayage avec leurs
engins mécaniques, enfin à M. le Doyen Roland Martin, Directeur des Antiquités historiques, qui voulu bien autoriser cette fouille de sauvetage.
2. La fouille fut effectuée par l'équipe de la Société archéologique du
Châtillonnais ; particulièrement par MM. Constantin de Brotonne, Henri
Lecouteux et Luc Schrcder ; le plus gros des terrassements revenant à M. Maurice Moisson. Une mention spéciale est due au jeune fils de M. Schréder qui
n'hésita pas à se glisser dans le conduit souterrain de l'hypocauste jusqu'à
atteindre les boisseaux montants.
2. —• L E CHANTIER VU DE L'EST
Au premier plan, ù gauche, porte de l'antichambre vers l'extérieur. Au second plan, la grande salle.
Au troisième plan, de gauche à droite, les écuries de la ferme, le chevet de la chapelle et le portail fortifié
3. — L E CHANTIER VU DU NORD
Au premier plan, l'exèdre. Au second, la grande salle. Au fond, à gauche, la vinée du domaine ;
« droite, les écuries ; devant celles-ci, un pylône électrique et la dalle de béton de la fosse à purin
•Jr4. — L E CHANTIER VU DU SUD
A gauche (dallage arraché), emplacement de la cheminée du haut Moyen Age. Au fond, les granges de la ferme
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5. — ANGLE SUD-EST DE LA GRANDE SALLE
La plinthe, en pan coupé, dissimule les boisseaux du conduit de chaleur montant
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RENÉ PARIS
plus loin, dans les jardins et les dépendances du château. Des
traces de murs, de la terre noire et de menus tessons le laissent
deviner 1.
Grande salle.
L'essentiel des vestiges découverts, le noyau si l'on peut dire,
est constitué par une vaste salle rectangulaire mesurant 6,20 m
de large et 6,80 m de long, dont le grand axe est sensiblement
nord-sud. Une éxèdre, également rectangulaire (2,70 X 3,70 m)
prolonge la salle au nord. Deux pilastres peu saillants en réduisent
légèrement l'entrée. Un faible retrait de la paroi nord de l'éxèdre
s'ajoute encore. La surface totale approche de 52 mètres carrés.
L'angle sud-ouest n'a pu être déblayé, un pylône de ligne électrique, implanté là, et la dalle largement débordante qui couvre
la fosse à purin, ont arrêté les fouilles (voir fig. 3).
Deux portes s'ouvrent, vis-à-vis, dans les murs est et ouest
de la grande salle, un peu en dessous de l'éxèdre. Les murs sont
conservés sur 0,50 m environ de haut ; leurs épaisseurs varient
de 0,33 à 0,50 m. Ils étaient encore revêtus, sur une bonne partie
du pourtour, d'une plinthe en dalles de pierre calcaire, sciées et
polies, de 0,03 m d'épaisseur, de 0,47 m de hauteur et de largeur
variable.
En deux endroits de l'éxèdre cette plinthe était encore surmontée par des éléments de cymaise moulurée qui affleuraient
véritablement le sol de la cour.
Les quatre angles de la salle (on le suppose pour l'angle sudouest) étaient à pan coupé de 0,40 m. Les dalles d'angles dissimulaient les conduits verticaux de chauffage (fig. 5).
Le sol était fait de grandes dalles de pierres (dimension courante : 1,30 X 0,60 m) très soigneusement jointes, ayant 0,04 m
d'épaisseur, engagées au pied des murs sous les dalles des plinthes,
et qui reposaient sur un lit de béton rosé, lui-même supporté par
l'épaisse semelle d'un hérisson de pierres cassées. Le sol de l'éxèdre
était légèrement surélevé (0,03 m). Les seuils des deux portes étaient
de niveau.
La hauteur primitive des murs est impossible à évaluer. De
très nombreux fragments d'enduit peint, mêlés à la masse des
remblais, pouvaient provenir, en partie, d'un plafond. La toiture
1. Des photographies aériennes parlantes sont évidemment impossibles
ici en raison des bâtiments, des grands arbres et de la nature du sol. M. René
Goguey, que nous remercions vivement, a bien voulu prendre quelques clichés qui donnent une bonne vue cavalière du site.
6. — ANGLE NORD-EST DE L'EXÈDRE
Plinthe et cymaise en place. Au-dessus de celle-ci, un fragment de baguette en marbre blanc
est encore adhérent
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RENÉ PARIS
de l'édifice était faite, comme toujours dans les villae du Châtillonnais, de grandes dalles de pierre sciée, assemblées en écailles
de poisson. De très nombreux fragments de ces dalles de pierre
très tendre et non gélive gisaient sur le sol, à l'intérieur comme
à l'extérieur des substructions.
Décor des murs de la grande salle.
Au dessus des plinthes déjà mentionnées courait une cymaise
moulurée (fig. 8), avec doucine renversée et cavet, haute de 0,06 m,
taillée en onglet dans chaque angle des murs. La longueur des
éléments reconstituables est de 0,53 m. Ils présentent en dessous
deux trous destinés à recevoir des petits tenons en fer dont l'autre
extrémité était fixée dans le mur, derrière les plinthes. Une dizaine
de mètres de ces cymaises fut retrouvée. Le développement total
des murs dépassant trente mètres, il apparaît que les deux tiers
avaient disparu, ou se trouvaient dispersés ailleurs. Un tiers environ des éléments recueillis est en marbre blanc, l'autre part est
en calcaire dur, genre pierre de Pouillenay, identique à celui des
plinthes. Les éléments retrouvés en place dans l'éxèdre étant en
marbre, on peut supposer que l'éxèdre seule avait des cymaises
de marbre.
Outre ces cymaises, on retrouva dans le remblai de la pièce
de nombreux fragments (environ 6 m au total) d'une petite corniche à biseau en calcaire fin. Ces éléments devaient courir sur
les murs à une certaine hauteur impossible à préciser.
C'est certainement entre ces moulures saillantes, cymaise et
corniche, qu'était plaquée la marqueterie de marbre qui ornait
les murs et dont les divers éléments constituaient une partie du
remblayage de la salle, (voir fig. 7 les restitutions que nous proposons pour l'élévation des murs décorés). Une petite baguette
de marbre blanc, la seule, fut d'ailleurs trouvée en place, encore
collée à la cymaise, dans l'angle nord-est de l'éxèdre.
Les fragments retrouvés de cette décoration de marqueterie
sont innombrables. Ils étaient dispersés dans toute l'épaisseur du
remblai, mais naturellement avec plus de densité à la base, au
niveau du sol. Les éléments étaient généralement très brisés et
isolés. On découvrit seulement deux petits éléments encore unis :
deux courtes baguettes en marbre blanc collées à deux autres en
marbre noir.
La variété des formes est très grande. Les baguettes droites,
de diverses largeurs, prédominent ; la plupart ont la face visible
plane, mais certaines ont le relief d'un demi cylindre ; beaucoup
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LA VILLA DE CREPAN
ont l'extrémité coupée en onglet. D'autres sont courbes. Il existe
des plaques de formes rectangulaires, triangulaires ou ovales. Les
éléments curvilignes sont taillés en fers de lances, en grosses vir\i
plafond
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fresques ?
corniche
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zon«
des
rnarbres
cymaise
plinthe
sol
1 1 1 1 1 1 1 | 11111
coupe
(a* hypothèse)
élévaMon
7. — ÉLÉVATION RESTITUÉE DES MURS DE LA GRANDE SALLE
gules, en quilles ou petites chandelles, en feuilles au naturel ; ils
sont presque toujours en marbre blanc et sont parfois creusés
d'une rainure en V qui simule la nervure d'une feuille. De très
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RENE PARIS
petites pièces, dont nous reparlerons plus loin, sont en forme de
triangles curvilignes, sortes de Y empâtés, et sont taillées, soit
dans du porphyre vert, soit dans du verre « millefiori » de môme
0
8. —
1
CORNICHE (1)
5cm
ET CYMAISES (2 - 3 - 4)
DE LA GRANDE SAILLE
teinte. Il est évident que le décor pouvait arriver, sans doute au
centre d'assez larges panneaux, jusqu'à l'extrême finesse.
Si le dos des éléments, celui qui était collé au mur, est grossièrement taillé, surtout pour les porphyres qui sont très difficiles à
travailler, la face visible est toujours soigneusement polie.
LA VILLA DE CREPAN
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La matière et la couleur des diverses pièces ne sont pas moins
variées que leur forme. Les marbres blancs et noirs dominent
largement pour les baguettes qui devaient constituer les filets
d'encadrement des panneaux. Les plaquettes sont en marbres
unis ou veinés, blancs, noirs, gris, rosés, verts, etc. D'autres sont
en porphyre vert ou rouge (porphyre rouge d'Egypte ?) Le calcaire fin rosé se rencontre également. Les listes données par Adrien
Blanchet pour les marbres ornant certains édifices de la Gaule
romaine ont leur analogue ici 1 . Les quelques éléments de plaquage exposés dans le bâtiment qui abrite la célèbre mosaïque
de Grand sont également tout à fait semblables à ceux de Crépan.
Détail assez curieux, deux fragments retrouvés de la petite
corniche à biseau portent sur l'une de leurs tranches — tranche
normalement fixée dans le mur, donc invisible après la pose —
une sorte de petite échancrure accompagnée, perpendiculairement,
de plusieurs traits de scie profondément marqués. Ce sont là, à
n'en pas douter, de rudimentaires boîtes à onglet ayant servi aux
marbriers pour scier plus aisément les baguettes. Bonne preuve
que la petite corniche n'était posée qu'après la mise en place du
plaquage de marbre, donc qu'elle le surmontait dans l'élévation
du décor. On a également recueilli, dans le remblai de la salle,
une boule de grès fin présentant de multiples facettes d'usure,
qui aurait pu servir à polir ou à rectifier les éléments de marbre.
Il faudrait alors supposer que cette boule de grès aurait été, pour
une raison quelconque, incluse ensuite dans la maçonnerie.
Enfin une dizaine de petites plaquettes en calcaire marbreux
rosé avaient été retaillées dans une plaque qui portait une inscription. Le revers de ces plaquettes présente des parties de lettres,
des grandes capitales, de 5 centimètres de hauteur, d'une belle
qualité de dessin et de gravure.
La petite corniche surmontant la zone des marbres n'était
pas posée directement sous le plafond, des traces de mortier
prouvent que le biseau était dégagé aussi bien en haut qu'en bas.
Il est donc probable que la partie haute des murs était peinte,
tout comme pouvait l'être le plafond (plafond plat ou voûte ?)
et même des panneaux entre cymaise et corniche, qui auraient
alterné avec les panneaux en marqueterie de marbre. De très
nombreux fragments d'enduit peint se trouvaient dans le remblai,
mais trop petits pour donner une idée exacte du décor. Il y avait
cependant avec certitude des imitations de marbres et de porphyres et quelques décors végétaux. Les couleurs sont vives et
1. A. BLANCHET, Etude sur la décoration des édifices de la Gaule romaine,
Paris, Leroux, 1913, p. 10.
- — L E CENTRE DE LA GRANDE SALLE VU DE L'EST
Les incrustations de marbre du sol dallé
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LA VILLA DE CREPAN
10.
EN
PLACE DANS
—
L E CARRÉ DE MARBRE N ° 4
LA DIAGONALE
DU
GRAND
CARRÉ
CENTRAL
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RENÉ PARIS
11. — L E CARRÉ N° 2, EN PLACE, ACCOLÉ A L'EST DU GRAND CARRÉ CENTRAL
LA VILLA DE CREPAN
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variées et faites souvent avec des pigments rares * ; notons entre
autres un rouge lie-de-vin, un noir, un jaune d'or et surtout un
très beau bleu pâle.
Décor du sol de la grande salle.
Nous fûmes assez surpris de trouver dans la fouille du remblai
plusieurs pierres dures, noires, en forme de navette, qui pouvaient
faire penser à des pierres à aiguiser, ou bien à des éléments de
décors de murs, analogues à ceux, plutôt en brique, qui ornent
souvent les édifices du haut moyen âge. L'avancement des fouilles
fit bientôt découvrir leur véritable provenance : des incrustations
de marbres de diverses couleurs dans le sol de la salle.
L'ensemble du décor était constitué par un grand carré central de 1, 33 m de côté, aux quatre faces duquel étaient accolés
quatre carrés plus petits, de 0,53 m de côté ; isolés de cet ensemble
et disposés dans les diagonales du grand carré se trouvaient quatre
autres carrés de même taille que les petits carrés précédents (voir
plan et fig. 9).
La garniture du carré central, celles de ses carrés annexes
sud et ouest, ainsi que celle du carré isolé nord-ouest, avaient
disparu. Le carré isolé sud-ouest ne put être atteint par la fouille
mais il avait certainement disparu lui aussi, car dans tout le secteur sud-ouest de la salle le dallage était arraché et détruit. Il
subsistait donc quatre petits carrés, deux isolés et deux accolés
au grand carré central.
Un entourage de pierre calcaire fine encadre chaque décor
de marbre. Aucun des carrés retrouvés ne présente la même disposition. Celui qui est accolé à l'est du carré central est le plus
finement exécuté : une plaque carrée en granit gris, posée aucentre, en diagonale, est cernée de filets blancs et ocres, elle est
cantonnée de rectangles en marbre blanc cernés de filets noirs
et blancs, le tout est encadré par un quadruple filet. Le carré
accolé nord, très dégradé, est plus simple : des plaques de marbres
noirs et blancs sans filets d'entourage. Le carré isolé nord-est,
également noir et blanc, présente un disque au centre, un encadrement de trois filets et dans les angles ces navettes de pierre
noire dont nous avons parlé. Le carré isolé sud-est est le mieux
1. On pourra se référer au diplôme de Maîtrise de Mlle A.-M. Uffler « Stucs
et enduits peints gallo-romains », présenté à la Faculté des Lettres de Dijon
en 1969, où est étudiée la technique particulière des enduits et qui apporte
de nombreuses précisions. Un chapitre est réservé à la « villa » de Crêpai).
12. — HYPOCAUSTE EST
La chambre de chauffe et son escalier. La gueule du fourneau
LA VILLA DE CREPAN
97
conservé ; son décor, toujours noir et blanc, est formé de carrés
et de triangles encadrés de doubles filets (voir fig. 9, 10 et 11).
Les marbres incrustés dans le sol sont plus épais que ceux
des marqueteries murales (0,04 m pour les plaques, moins pour
les baguettes). Ils étaient parfois si fragmentés que les éléments
étaient réduits à la taille des cubes d'une mosaïque de pavement.
Les quatre carrés subsistants furent naturellement déposés, mais
avec beaucoup de mal car un ciment très dur les liaient au hérisson de base. Il fallut découper le dallage à l'aide d'une scie électrique pour les extraire tout d'un bloc.
Nul doute que ce décor du sol, lorsqu'il était intact, ne fût
d'un effet aussi somptueux que le décor des murs.
Antichambres.
Des deux antichambres qui s'ouvraient sur la grande salle,
celle de l'ouest avait été presque entièrement détruite par le creusement de la fosse et, plus anciennement, par la construction des
bâtiments de la ferme. Mais les substructions de l'antichambre
de l'est étaient encore en assez bon état. C'est donc cette dernière
que nous décrirons.
La petite pièce, rectangulaire, mesurait 4,25 m de long et
2,40 m de large. Vis-à-vis de la porte donnant sur la grande salle
s'ouvrait une seconde porte donnant, ici, sur une cour. C'est donc
comme un couloir allant de la salle à la cour qui traversait le haut
de l'anti-chambre. Le sol ne subsistait que dans cette partie nord ;
partout ailleurs il était effondré et ses débris comblaient l'hypocauste. Tout le sol de l'antichambre n'était, en effet, que la « suspensura » d'un hypocauste de même surface. Ce sol était recouvert
de dalles, rectangulaires ou carrées, alternativement blanches et
noires. Le seuil de la porte côté cour, légèrement surélevé, en
pierre blanche, était creusé d'une cuvette pour recevoir une dalle
noire, afin que ce seuil fût lui même mi-partie blanc et noir.
Les murs étaient couverts d'un enduit peint, très dégradé
ici. Mais sur le mur nord de l'antichambre de l'ouest il subsistait
une large plaque de l'enduit. On y voyait la base d'un panneau
moucheté avec une large bande d'encadrement ocre-rouge et filet
noir. Le décor rappelait peut-être, en peinture, la polychromie
de pierres et de marbres de la grande salle.
Le chauffage.
Outre la somptueuse décoration de la grande salle, l'ingéniosité et l'importance de son système de chauffage étaient éga-
13. — HYPOCAUSTE EST
Le départ du grand conduit de chaleur
S cm
14. — OBJETS DIVERS TROUVÉS DANS LA FOUILLE
1. Angle d'une vitre, avec mortier de scellement.
2. Cubes de mosaïque.
3. Fragment de bracelet en verre.
4. Plomb de filet de pêche.
5. Plomb de scellement d'un barreau.
6. Fragment de bronze.
7. Fragment de bronze.
8. Chaînon en bronze.
9 à 14. Objets en os.
15. Tesson avec « grafïîto ».
16 et 17. Monnaies de bronze.
100
RENÉ PARIS
lement très remarquables. Comme nous venons de le voir, les
deux antichambres, par lesquelles il fallait obligatoirement passer
pour entrer dans la salle, étaient chauffées directement par le sol
puisque celui-ci était supporté par une banquette courant le long
des murs et les multiples pilettes d'un grand hypocauste ; pilettes
montées en briques de 0,22 m de côté et 0,03 d'épaisseur. Les foyers
de ces deux hypocaustes s'ouvraient au nord dans un évidement
des murs, regarnis par des pieds-droits et des claveaux de briques
pour éviter la calcination des pierres. La gueule de celui de l'est,
bien conservée (fig. 17), mesurait 0,50 m de hauteur sous clef
et 0,40 de large. Cette gueule donnait dans une petite chambre
de chauffe dont le sol était à 1,20 m plus bas que le sol des pièces.
On y descendait par un escalier coudé dont les trois marches inférieures existaient encore ; cette petite chambre n'avait plus de
couverture, mais la chambre de chauffe de l'ouest avait conservé,
brisée en deux, l'énorme dalle de pierre qui lui servait de plafond
{1,50 x 0,70 et 0,18 d'épaisseur). On peut supposer que la chambre
de l'est était anciennement couverte de la même façon. Il faut
cependant noter de légères différences entre les deux chambres :
celle de l'ouest avait son sol à 0,20 m plus bas que le sol de celle
de l'est ; l'entrée de la première, non retrouvée, n'était pas symétrique de celle de la seconde.
Au bas de la gueule du foyer est, dans le sol de la chambre
de chauffe, était creusée une sorte de cuvette garnie du fond d'un
grand vase en céramique commune, qui servait sans doute à
recueillir les cendres tirées du foyer.
Continuant à décrire l'hypocauste est, le seul, rappelons-le,
à être bien conservé, c'est dans la paroi ouest de sa chambre de
combustion, à travers le mur séparant l'antichambre de la grande
salle, que nous voyons s'ouvrir le conduit de sortie de l'air chaud.
L'orifice est sensiblement carré et mesure 0,50 m de côté. Sitôt
le mur traversé ce premier conduit débouche dans un second qui
lui est perpendiculaire, un peu plus haut et un peu moins large 1,
qui court dans le sol de la grande salle et gagne, de part et d'autre,
les angles nord-est et sud-est où il arrive aux conduits verticaux.
Ceux-ci sont constitués de boisseaux en brique, de coupe rectangulaire, ayant 0,25 X 0,12 m d'ouverture. Ces boisseaux montent
dans les angles de la salle, noyés dans le mortier, pour s'ouvrir
à l'air à une hauteur et d'une façon indéterminables.
La grande salle se trouvait donc chauffée, d'une part par
les deux antichambres montées sur hypocaustes, qui consti1. Ce fut le conduit de l'ouest, rappelons-le, qui fut éventré par le creusement de la fosse à purin et fut ainsi à l'origine de la fouille.
LA VILLA DE CREPAN
15. —
P E T I T S ÉLÉMENTS DES MARQUETERIES DE MARBRE
DES MURS DE LA GRANDE SALLE
101
102
RENÉ PARIS
tuaient de véritables sas entre la salle et l'extérieur, et d'autre
part par les conduits du sol et surtout des angles des murs.
On admirera l'ingéniosité de ce système ; et aussi son importance. Car son fonctionnement devait nécessiter un travail constant pour alimenter d'aussi importants foyers. Le combustible
utilisé était sans doute du charbon de bois, capable de donner
des gaz très chauds sans produire de suie. Les hypocaustes et leurs
conduits horizontaux étaient d'ailleurs assez largement ouverts
pour qu'un jeune ramoneur puisse s'y glisser et les nettoyer.
Objets découverts.
Disons tout de suite que le nombre et l'intérêt des objets
découverts dans la fouille sont réduits et sans commune mesure
avec l'importance des substructions mises au jour. La plus grande
part de la surface fouillée était constituée par les sols des salles,
où rien ne pouvait se perdre facilement ni s'enterrer. Ce fut donc
dans les quelques mètres carrés de déblaiement qui purent être
faits à l'extérieur du bâtiment que furent trouvés la plupart des
objets (fig. 14).
Mis à part les marbres, les enduits peints et quelques tessons
de céramique, en particulier des tessons du moyen âge dont nous
reparlerons, deux objets seulement furent découverts dans la
grande salle. D'abord une très petite monnaie en bronze, presque
illisible, avec trace d'une couronne radiée, attribuable probablement
au monnayage de basse qualité de la fin du m e siècle. Ensuite
une pelle à feu en fer, au manche torsadé, très oxydée, de 0,56 m
de long ; elle gisait sur le dallage dans la partie sud de la salle.
Les fouilles faites à l'extérieur, en particulier au débouché
de la porte de l'antichambre est firent découvrir plus d'objets.
Une seconde monnaie de même type et aussi fruste que la première, divers menus objets en os tourné, quelques fragments de
plomb fondu, un plomb de scellement de barreau carré, un plomb
de filet de pêche (l'Ource coule à une centaine de mètres de là),
quelques cubes de mosaïque, blancs et noirs (ce qui prouve qu'il
existait une mosaïque non loin de notre bâtiment), de nombreux
fragments d'au moins deux vitres rectangulaires en verre coulé
et portant encore les restes du ciment rosé qui les scellaient,
enfin un certain nombre de tessons de céramiques, toujours de
petite taille, dont les plus intéressants proviennent de bols en
terre rouge-orange, décorés à la molette, des fabriques d'Argonne
du ive siècle. Mentionnons, pour terminer, une lampe à huile
des plus rustiques, dont le godet est taillé dans un fragment de
pierre sciée de toiture.
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»* -sol en béton
16. —
COUPE DE L'HYPOCAUSTE EST SELON L'AXE
X-X
A. Antichambre est.
B. Porte de la grande salle.
C. Chambre de chauffe.
D. Escalier de la chambre de chauffe.
E. Petite fosse.
F. Gueule du foyer.
G. Hypocauste.
H. Conduit de sortie des gaz de l'hypocauste.
I. « Suspensura ».
J. Détail d'une pilette et de la « suspensura :
DU PLAN
(voir légende p. 106)
de la fouille
niveau inférieur à celui
de la «aile
niveau inférieur disaimulé
(hypocaus»e, conduite de chaleur)
Grande salle.
Exèdre.
Portes de la grande salle.
Antichambres chauffées par le sol.
Porte sur l'extérieur.
Chambre de chauffe.
Escalier descendant à la chambre de chauffe.
H. Foyer de l'hypocauste.
I. Hypocauste sous l'antichambre.
Conduits de chaleur.
Boisseaux des conduits verticaux de chaleur.
Décorations de marbres incrustées dans le sol.
Cheminée rustique d'époque tardive.
Pylône électrique.
Mur d'une écurie de la ferme.
Fosse à purin creusée par le fermier.
17. — PLAN DE LA. FCU ILLE
(voir légende p. 106)
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RENÉ PARIS
Vicissitudes des bâtiments.
Nous avons déjà mentionné, au début de cet article, les ossements humains qui avaient été mis au jour par le creusement de
la fosse. Une grande partie de la surface fouillée avait en effet
servi de nécropole. Plus d'une vingtaine de squelettes furent
exhumés ; souvent en mauvais état, ils étaient allongés d'est en
ouest, la tête tournée vers le chevet de la chapelle Saint-Germain.
Des tessons de céramique, en terre blanche, très cuite, ornés de
traits de peinture ocre-rouge, bien caractéristiques des fabrications de la fin du moyen âge, se trouvaient de-ci de-là, certainement contemporains de la nécropole. Cette utilisation des ruines
gallo-romaines comme cimetière avait largement contribué à leur
destruction. Le sol dallé n'étant qu'à 0,80 m du sol actuel de la
cour, les fossoyeurs l'ont souvent atteint. Ce sont eux qui ont
pioché et détruit, totalement ou en partie, les trois petits carrés
de marbres incrustés situés les plus au nord. La plinthe de la paroi
est de la grande salle était échancrée en plusieurs endroits par des
sépultures.
Mais antérieurement à cette transformation du site en nécropole, une autre occupation humaine l'avait déjà bouleversé. A
l'entrée de l'éxèdre, appuyée à son petit côté ouest, et faisant
face à la grande salle, (voir le plan, fig. 17), une cheminée avait
été élevée, très mal construite avec des matériaux en réemploi,
dont un gros fragment de sculpture décorative. Peu rationnellement, le dos de la cheminée semblait s'appuyer à un remblai
qui aurait déjà, alors, comblé le fond de l'éxèdre. On ne peut dire
comment était construit le manteau, ni comment le conduit
pouvait déboucher à travers la toiture. Le foyer avait une largeur
de 1,25 m ; les pierres brûlées du cœur prouvaient une utilisation
assez longue de la cheminée. Une sépulture (d'enfant ?) occupait
exactement le foyer.
La pelle à feu trouvée dans la grande salle avait certainement
servi à ceux qui utilisèrent la cheminée.
Chronologie.
Au premier abord, bien que l'occupation du site fut attestée
dans la seconde moitié du iv e siècle par la présence de céramique
d'Argonne à la molette, nous supposions une époque très antérieure
pour la construction des bâtiments retrouvés. La présence, parmi
les éléments du décor, de petits triangles en verre « millefiori »
nous faisait penser à une datation assez haute ; car les auteurs datent
généralement ces verres très particuliers des I er et n e siècles. Il
LA VILLA DE CREPAN
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paraissait cependant bien étonnant que le riche domaine de Crépan
eût pu échapper aux destructions si générales, et si prouvées dans
le Châtillonnais, qui accompagnèrent les invasions de 275.
Admettant alors que les « millefîori » ont pu être utilisés très
tardivement, nous pensons maintenant que la somptueuse habitation découverte à Crépan, avec ses murs plaqués de marbres
et son sol incrusté, avec son imposant équipement de chauffage,
ne doit pas être antérieure à l'époque de Constantin, au second
tiers du iv e siècle.
Il est d'ailleurs probable que cette « villa », bâtie avec tant
de luxe après les bouleversements économiques et sociaux dûs aux
invasions, ne faisait que prolonger ou remplacer un habitat plus
ancien. La présence d'une petite couche archéologique profonde,
avec tessons « gaulois », mais sur une surface malheureusement
trop réduite par les nécessités de la fouille, ouvre une porte sur
cette hypothèse. Une fouille profonde et étendue aurait seule pu
en donner la preuve.
La présence de poterie d'Argonne à la molette prouve que
l'occupation durait encore peu avant la fin du iv e siècle, cette
céramique n'apparaît pas avant cette période, dans le Châtillonnais, où elle reste jusqu'à présent très rare 1.
Nous proposons donc la chronologie suivante pour ce site
dont nous venons d'exposer la fouille :
Succédant sans doute à un établissement plus ancien, ruiné
lors des invasions de 275, fut construite, vers les années 330-340
la somptueuse « villa » d'un grand propriétaire terrien (probablement ce « Crispennus » dont le nom a survécu jusqu'à nous).
Après un abandon dû aux grandes invasions du début du v e siècle,
des « squaters » s'installèrent tant bien que mal dans les bâtiments ;
le chauffage par hypocaustes ne fonctionnant plus, ou n'étant
plus de saison pour ces pauvres occupants, ils construisirent une
cheminée à leur façon dans la belle salle qui conservait encore
en grande partie ses décors de marbres ; car une couche de débris
sur les dalles aurait rendu la salle inhabitable. Cette occupation
« sauvage » dût se situer au v ou vi e siècle, le bâtiment n'ayant
pas pu offrir pendant bien longtemps le couvert de son toit.
1. Crépan, le mont Lassois et, sous toute réserve, le cimetière galloromain d'Etrochey sont encore cles seuls sites de la région à avoir fourni de
la céramique à la molette du iv siècle. Au sanctuaire
du Tremblois, où l'éventail des monnaies s'étend jusqu'au milieu du iv e siècle, aucun tesson de cette
céramique n'a été découvert parmi la masse des poteries.
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RENÉ PARIS
La belle « villa » était cette fois complètement ruinée et même
rasée et remblayée quand les fossoyeurs du moyen-âge y creusèrent les fosses d'un cimetière.
Tout en poursuivant une longue tradition, les occupants de
l'époque moderne n'en soupçonnaient pas la lointaine origine et
ignoraient quels vestiges précieux dormaient sous leurs pieds.