Analyse par Jérôme Peyrel, formateur Académie de Clermont

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Analyse par Jérôme Peyrel, formateur Académie de Clermont
À propos de La part de l'ombre
j'ai toujours cherché à faire des films drôles 1.
La part de l'ombre (2013), d'Olivier Smolders, est un film documentaire sur Oskar Benedek, photographe hongrois
méconnu, disparu pendant la 2e guerre mondiale, mais dont la présence et les œuvres ont hanté la deuxième moitié
du XXe siècle. Le film montre comment, après une expérience traumatique, le photographe a disparu.
Attention, le texte ci après révèle des éléments du film qui risquent d'en gâcher la vision.
Le film d'Olivier Smolders s'inscrit dans le genre du faux documentaire (documenteur ou mockumentaire, si l'on
adapte le terme anglais). Il s'agit donc d'une fiction mais sous l'aspect d'un documentaire, empruntant les codes du
genre documentaire.
un faux documentaire ?
La Part de L'Ombre est une fiction. C'est évident à qui sait attendre la séquence de révélation (séquence 21), dans
laquelle Nadasdy fait état de la transformation de Benedek en fantôme. À ce moment-là, tous les éléments vus et
entendus se cristallisent, et l'histoire apparaît dans son entièreté. Mais jusqu' à ce point, le doute est permis. Les
réactions au film sont d'ailleurs surprenantes, tant certaines ne prennent en compte que la dimension documentaire ;
Smolders le sait bien, lui qui dans les documents produits autour du film joue la carte du réel jusqu'au bout (un site
internet recueillant les œuvres de Benedek a même été créé), évoquant un lien probable entre Benedek et Heinrich
Gross, psychiatre nazi ayant travaillé durant la guerre sur des cerveaux d'enfants juifs.
Le film se présente donc comme un documentaire, il lui emprunte ses codes propres : on y trouve ce qui est censé
1
Livret du DVD exercices spirituels
être des archives (films super-8, photographies, et enregistrements audio de textes).
Un faux documentaire possède cependant deux options concernant les éléments « d'archive ». Essayer de faire
passer pour vrais des éléments refabriqués, ou bien utiliser des éléments réels, mais mentir à leur propos.
L'option choisie par Olivier Smolders est de refabriquer, et de faire passer pour vrai ces éléments : la très grande
majorité des œuvres de Benedek sont des photographies réalisées par le photographe Jean-François Spricigo, avec
qui Olivier Smolders a travaillé sur ses trois derniers films.
Il utilise aussi d'autres sources (on relève notamment une photographie de tournage de Mort à Vignole, ce qui tisse
un lien explicite entre les deux films).
Mort à Vignole (1998)
Voyage autour de ma chambre (2008)
La part de l'ombre (2013)
Si l'on souhaite typologiser le 'faux documentaire', on peut trouver deux manières : des films réorganisant une fiction
à partir d'éléments d'archives multiples, ou des films prétextant une seule source, soit créée par une fausse équipe
de télévision, empruntant ainsi les codes du documentaire télévisuel, soit une source soit-disant 'amateur' (ce sont
les exemples les plus fréquents, du Projet Blair Witch à Rec...).
Dans ce cas, la dimension fictionnelle vient de l'histoire qu'est en train de vivre l'équipe de télévision, du rapport créé
entre elle et le personnage.
L'usage du genre par Olivier Smolders lui permet de se confronter une nouvelle fois au super-8, qu'il a déjà travaillé
dans Mort à Vignole. Comme dans ce film, il s'agit ici de questionner, à travers ce support, très lié à la dimension
familiale, notre rapport à l'image, et à la mort.
« Le cinéma amateur avait cet avantage sur la vidéo qu'il marquait le temps par le bruit saccadé de la prise de vue
puis du projecteur, paraissant débiter chaque seconde comme autant de parcelles d'un présent toujours
inaccessible. Si, comme on l'a répété, le cinéma filme la mort au travail, c'était encore plus vrai avec ces images
granuleuses, déchirées de blancs trop blancs et de noirs infernaux, fourmillant à l'écran comme autant de vermine à
l'assaut des corps et des visages 2».
2
Olivier Smolders, Mort à Vignole, in La Part de l'ombre, les impressions nouvelles (2005)
L'image d'archive, c'est l'évocation d'un événement irrémédiablement perdu. Si le cinéma c'est un moment de la mort
au travail, l'image d'archive, c'est surtout la mort qui a fini son œuvre. Elle se montre comme terminée, advenue, et
en cela, profondément chargée de mélancolie (comme dans Diane Wellington, d'Arnaud des Pallières, 2010).
Mystérieuse en elle-même, elle nécessite un éclairage, un nouveau cadre : c'est le sujet d'un film comme Sur La
Plage de Belfast, de Henri-François Imbert.
Diane Wellington
Sur la plage de Belfast
La part de l'ombre
ça vous regarde ?
Le super-8 est aussi le support privilégié pour un code cinématographique particulièrement important dans La part
de l'ombre : on trouve en effet comme marque de fabrique très importante dans le faux documentaire la présence
quasi-systématique de l'outil : appareil photographique, caméra (très souvent super-8), magnétophone... Une
présence souvent factice, redondante, afin, en insistant sur le procédé, de faciliter une lecture au second degré.
De fait, le regard à la caméra devient un code, lui aussi systématique, du genre. Interpellation du spectateur ? Pas
forcément. L'usage, soit-disant, d'archives, et leur publication, assied le spectateur dans une logique davantage
voyeuriste.
Dans un documentaire, on peut considérer que l'adresse à la caméra relève de la volonté de réel, mais la frontière
entre la caméra, le caméraman, et le spectateur est plus ténue que jamais, et elle est aux mains de la personne
filmée. C'est elle qui la franchit, en s'adressant à l'une des trois instances regardantes.
Or l'image super-8 est par nature inoffensive . Elle n'a, normalement, pas été conçue pour le spectateur, et la
personne qui s'y donne ne s'y donne pas pour lui. Elle se livre dans une intimité, dans une relation avec celui qui
filme. Celui qui regarde cette image après coup profite de ce rapport, qui ne lui appartient pas.
L'enjeu d'un documentaire constitué d'images d'archives super-8, est de recréer, à partir de ces images, une
dangerosité pour le spectateur-voyeur, afin de le toucher, que le film s'adresse à lui. Le film doit lui redonner sa place
de spectateur.
Mais le faux documentaire en rajoute une couche. Ces images d'archives, il s'agit de les faire mentir, pour manipuler
le spectateur, qui réagit avec un temps de retard. Le piège n'est pas forcément dans le mensonge de l'histoire, mais
dans le fait, pour le spectateur, de croire l'image inoffensive, alors que le dispositif lui a redonné toute sa puissance
subversive (qu'elle soit recréée pour le film, ou une véritable image d'archive).
De qui se moque-t-on ?
Le faux documentaire est appelé mockumentary en anglais : dans le dispositif, celui qui est moqué, c'est bien le
spectateur.
Que n'a-t-il pas su voir les traces laissées au fil du film par le réalisateur ?
Olivier Smolders s'en amuse bien sûr, dans la fabrication même de son film. La fabrication à outrance, notamment
des lectures d'extraits de presse, au début du film, montre déjà un décalage, qu'a posteriori, nous percevons
davantage ; c'est souvent le son qui est porteur de l'humour du film : bruits de magnétophone (montrant la dimension
factice du procédé), le son du cochon sur les photos de Klein dévisagé... ou des failles du récit (le double prénom
pour Klein).
L'image, elle, est plus sibylline, induisant en erreur de façon plus pernicieuse : on pense notamment aux cartons aux
références incomplètes, ou qui arrivent après-coup, empêchant le spectateur de s'y retrouver.
En permanence, le film pose le statut des sources comme problématique, les références lacunaires : presse, ou
rapport policier ? D'où viennent les images ?
Qui prononce le commentaire en hongrois, commentant les photos d'archive ? Un policier ? De quand cette voix
parle-t-elle ?
Les sources sont données à la fin, ne permettant pas au spectateur de raccrocher tous les éléments, le mettant en
retard.
Vertical Features Remake
(Vertical Features Remake est visible sur http://www.ubu.com)
La part de l'ombre
Pourtant, l'un des codes du documentaire, souvent moqué par le faux documentaire, est la nécessité d'ancrer
précisément son et image, afin que chacun atteste de la véracité qui de ce qui est montré, qui du récit qui en est fait.
On peut citer l'usage du démonstratif dans le commentaire (« sur cette photographie »), ou le montage qui fait
apparaître le Dr Klein en photographie dès que son nom est mentionné dans le commentaire.
Greenaway systématise cet effet dans son film Vertical Features Remake pour en pointer le ridicule.
visions de l'artiste
Le film joue sur notre représentation de l'artiste : qu'est-ce qui nous permet de distinguer les œuvres de Benedek de
photos d'archive ? Le commentaire ? La pose du sujet ? Le grain ?
Il nous amène à catégoriser l'artiste, alors qu'il n'existe pas, alors qu'il n'est fabriqué que de morceaux. S'il n'y a pas
d'artiste, il n'y a pas d'oeuvre ? Qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? Il me semble que le film pose cette question au final.
Par étapes cependant : comment définir une photo d'art, que peut-on accepter d'une photo d'art, jusqu'où peut-elle
aller ? Quel est notre rapport à la fascination qu'exerce l'image ?
Toutes ces questions ancrent le film dans l'oeuvre de Smolders. D'Adoration à Pensées et visions d'une tête coupée,
la figure de l'artiste est centrale. La part de l'ombre entretient d'ailleurs avec ce film beaucoup de rapports.
Pensées et visions d'une tête coupée évoque l'existence d'un artiste fantasmé, en s'appuyant sur les œuvres
d'Antoine Wiertz, peintre belge du XIXe siècle. La réflexion sur l'art développée dans ce court métrage est proche de
celle que l'on retrouve dans La part de l'ombre. Antoine Wiertz y est à la recherche d'un art absolu, une
représentation nouvelle de la réalité, qui dépasse la mort.
Pensées et visions d'une tête coupée (1991)
La part de l'ombre (2013)
« Au bout du compte, voir ne signifie pas grand'chose. À ceci près que cela permet de reculer la peur. La violence, la
maladie mentale, la sexualité, la mort – bref, ce que j'appelle l'obscénité – constituent le noyau dur de l'ignorance
dans laquelle nous sommes tous plongés 3».
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Livret du DVD exercices spirituels
descendants d'Orphée
Le film d'Olivier Smolders s'appuie sur une mythologie riche, qui nourrit le rapport de l'homme à l'image.
« Kristina protège-moi, toi qui sais comment le diable est entré dans mes yeux. Du plus profond de la nuit où tu as
disparu, éloigne-moi de ces images qui me crucifient. »
Dans le destin de Benedek, c'est toute une dimension faustienne qui apparaît : le photographe a livré son âme au
diable, quand celui-ci lui a permis de réaliser des clichés interdits. Mais c'est un autre mythe qui semble tisser le
destin de Benedek : quand le photographe voit, il fait disparaître. C'est ici l'histoire d'Orphée qui point derrière cette
évocation : descendu au « monde des Ombres, traversant foules inconsistantes et fantômes 4», Orphée y projette
lui-même Eurydice, car il était « avide de la voir 5». Benedek nourrit le même appétit pour l'image, essayant de saisir
la vie qui s'en va, ne pouvant détourner ses regards, même si cette avidité tue.
« Lorsqu'il sort de sa fascination, la femme a disparu 6»
En cela, Benedek est un lointain cousin du héros de la Jetée, qui, traversant le temps, ne peut en rapporter la femme
qui le hante, ne peut faire revivre les images, ne peut assister qu'à leur évanescence.
« Le pari de départ – non tenu – était de faire un film entièrement de photographies, à la manière de La Jetée 7», dit
Olivier Smolders dans un entretien publié sur le site formatcourt.com. On le voit, le rapport entre les deux films est
certes formel, mais surtout thématique.
La jetée
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La part de l'ombre
Ovide, Les Métamorphoses, X
Ovide, Les Métamorphoses, X
La Jetée, Chris Marker
http://www.formatcourt.com/2014/02/olivier-smolders-limage-fascine-et-a-ce-titre-il-conviendrait-de-se-mefier-delledans-fasciner-il-y-a-presque-fascisme-cette-etymologie-fantaisist/