L`offre Internet : les autoroutes de l`information, leur modèle

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L`offre Internet : les autoroutes de l`information, leur modèle
Copyright Revue Gestion 2000 Mars-Avril 2001
L’offre Internet : les autoroutes de l’information, leur
modèle économique et le «cyberespace
transactionnel»
Thibault de SWARTE, agrégé de sciences sociales, maître de
conférences, ENST Bretagne
Campus de Rennes, BP 78, 35512 Cesson-Sévigné Cédex
[email protected]
Sébastien HENON, ingénieur ENST Bretagne, consultant, JIPO
85 rue du Dessous des Berges, 75013 Paris
[email protected]
Résumé
Cet article vise surtout à ouvrir des pistes de recherche à l’articulation de l’ingéniérie du
cyberespace et des sciences humaines plus qu’à apporter des réponses définitives. Une des
particularités du réseau Internet réside dans sa modélisation socio-économique de
l’interconnexion des réseaux, dans un cyberespace transactionnel entre l’économie publique,
le troc (peering) et le marché. On tente ici une comparaison de l’offre Internet avec la
structure hiérarchisée du réseau routier. La cartographie du Net fait ressortir une hiérarchie
comportant au sommet des autoroutes transcontinentales (backbones), puis des bretelles
d’accès au réseau (NAP), des routes nationales souvent gérées par des opérateurs de
télécommunications et une voirie locale (fournisseurs d’accès). Cette infrastructure est utilisée
par des fournisseurs de contenus et des clients finaux pour ce qui concerne la demande.
Du point de vue de l’économie des opérateurs, le point essentiel concerne leur capacité à
articuler le local, le national et le global en associant la logique de la gratuité et du don, celle
du troc, celle de l’économie publique et celle du marché.
Summary
This paper’s goal is more to contribute to open research directions at the cross road between
cyberspace engineering and social sciences than to give final answers. The Internet Network
differs from other networks because of its socio-economic model of interconnection, in a
transitional cyberspace between public economics, markets and barters (peering agreements).
In this paper, we try to make a comparison between the Internet supply Network and the
hierarchical structure of roads networks. The net ‘s cartography shows a hierarchical Network
starting from intercontinental highways (backbones), followed by national highways, then
Network access points (NAP) and at last a local ring (Internet Service Provider). Customers
and content providers also use the Internet Network from the demand side.
From the operators’ economics point of view, the most important point is concerned with
their capacity to co-ordinate the local, national and global levels in association with the
constraints of gratuitousness and donation, barter, public economics and markets.
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On doit être un ami
pour son ami
et rendre cadeau pour cadeau ;
on doit avoir rire pour rire
et dol pour mensonge
Havamal 1
Introduction
L’offre Internet pose problème : gratuite ou payante ? gratuite et payante ? Parfois gratuite
parfois payante ? Si tel est le cas dans quelles proportions ? La réponse étant complexe, cet
article cherche à mettre à plat les éléments du débat2. C’est pourquoi, sur la base d’une
observation détaillée du fonctionnement technique du Réseau, approche qui relève de la
compétence de l’ingénieur, parfois un peu de l’ethnologue, on a cherché à en analyser la
dimension économique, en gardant cependant à l’esprit que la finalité dernière du Web n’était
ni technique, ni économique mais avait à voir avec la communication, donc le lien
économique et social. D’ou l’utilisation du terme de cyberespace transactionnel3 pour
désigner le Net.
Cet article cherche à présenter de la manière la plus didactique possible les caractéristiques de
l’offre Internet au travers d’une présentation des infrastructures du réseau Internet et de leur
économie. Au prix parfois de raccourcis techniques ou de métaphores tirées notamment du
fonctionnement du réseau routier, il vise à rendre compréhensibles pour le non ingénieur les
principales dimensions techno-économiques du « réseau des réseaux ».
Dans une première partie, on étudie la cartographie de l’infrastructure Internet, qui commence
par les autoroutes transcontinentales de l’information et se termine par la voirie locale appelée
par les opérateurs la «boucle locale» 4. La deuxième partie traite de l ‘économie des opérateurs
Internet qui, partant à l’origine du modèle du peering doit intégrer très rapidement5 les
contraintes et les opportunités de l’économie marchande.
1
Vieux poème de l’Edda scandinave in MAUSS M., Essai sur le Don, p.146. Dol (du latin dolus,
« ruse ») est un terme que le Robert traduit par «manœuvre frauduleuse destinée à tromper quelqu’un
pour l’amener à passer un acte juridique »
2
Comme le souligne le sociologue Manuel Castells (1998) le développement d’Internet et plus
globalement de la «société en réseaux» ne se réduit pas à sa dimension technique ou technoéconomique.
3
Le néologisme d’espace transactionnel renvoie à plusieurs niveaux d’analyse. Sur un plan
économique, on sait que Williamson considère le marché, les coûts de transaction et les contrats
comme une variable clé de l’analyse économique. Ce dont il est question dans cet article concerne à la
fois les coûts de transaction et les contrats. Or, les contrats supposent la confiance et un certain jeu
entre les signataires (jeu au sens ludique et pas au sens de la théorie des jeux). On est alors renvoyé à
une dimension plus anthropologique : celle de l’espace transitionnel dans lequel se structure l’espace
transactionnel. Le terme d’espace transitionnel est emprunté au psychanalyste anglais D. W. Winicott
et renvoie dans le cadre de cet article à deux niveaux d’analyse : un niveau descriptif selon lequel la
cartographie du Net est instable et «en transition» et un niveau analytique selon lequel, pour reprendre
les termes de Winicott, le Net est un espace potentiel entre jeu et réalité car «c’est en jouant et peut-être
seulement quand il joue que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif ».
4
Les lecteurs noteront que ce qui est un point terminal du réseau routier est une boucle en télécoms.
5
…un peu comme si Internet accomplissait en une dizaine d’années un parcours darwinien de
sélection naturelle au profit d’organismes plus évolués.
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La question clé est la suivante : comment passer d’une infrastructure de réseau techniquement
efficiente mais économiquement non structurée à une infrastructure techniquement capable
d’accueillir des flux d’informations considérables, mieux structurée économiquement mais
restant néanmoins ouverte à une pluralité de « régulations » économiques et de logiques
d’usage ?
1. L’infrastructure Internet : une cartographie
L’infrastructure Internet, c’est tout d’abord un réseau interconnecté reliant entre eux différents
acteurs techniques. Mais c’est aussi, comme l’a montré le travail du géographe H. Bakis sur
les réseaux de télécommunications, un réseau au sens territorial, dont l’organisation présente
de nombreuses homologies de structure avec le réseau routier. Ainsi, en partant de la gauche
du schéma ci-dessous, les utilisateurs s’adressent à des fournisseurs de contenus et à des
fournisseurs d’accès à Internet. Techniquement, leur demande de connection accède au Net via
un point d’accès au réseau (NAP). Ensuite, un opérateur Internet prend en charge le traitement
de la communication au plan national ou au plan continental et intercontinental (backbone).
Figure 1 : cartographie simplifiée d'Internet
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1.1. Les autoroutes transcontinentales : les backbones internationaux
des Network Service Providers (NSP)
En deux ou trois ans, la cartographie des réseaux mondiaux de télécommunications a
profondément changé sous l’influence d’Internet, validant une intuition du sociologue de
l’innovation Michel Callon qui dés 1994 expliquait que, partant du mythe de ses origines,
l’innovation technologique finissait par se condenser en réseaux techno-éconmiques. Les
réseaux de télécom classiques étaient conçus pour acheminer un trafic de voix ou de données
d’un volume modeste et se contentaient d’une bande étroite. Il a donc été nécessaire, et le
processus ne fait que commencer, de redimensionner l’architecture du réseau mondial en
construisant des infrastructures à haut débit susceptibles d’acheminer des flux de bits (l’unité
de mesure pertinente en télécommunications) considérables. On nomme backbone l’ossature
du réseau, en d’autres termes sa structure fondamentale. Par analogie, ce backbone peut être
comparé à un réseau d’autoroutes transcontinentales de l’information. Les « NSP » (Network
Service Providers) ne doivent pas être confondus avec les « ISP » (Internet Service
Providers), dont il sera question plus loin. Leur rôle essentiel consiste à mettre à disposition un
réseau à haut débit, à l’image des compagnies autoroutières en France par exemple.
La couche « première » d’Internet est ainsi constituée des gros backbones internationaux, à
très haut débits, du type MCI Worldcom (le 2° opérateur américain de télécommunications),
EBone, NSFnet, Mbone. Ces acteurs sont essentiellement américains. Après avoir couvert le
continent nord-américain avec de la fibre optique et ouvert des liaisons transatlantiques, leur
stratégie est à l’heure actuelle de bâtir des réseaux paneuropéens. France Télécom cherche à en
faire autant dans le domaine des mobiles ou dans celui de l’Internet, s’appuyant sur sa filiale
de transmission de données Transpac (Amintas & de Swarte, 2000). Puis viendra pour les
grands opérateurs américains le tour des marchés sud-américains et asiatiques émergents. Ils
se rémunéreront par la location de bande passante à des opérateurs de taille inférieure et
verrouilleront ainsi l’offre de hauts débits du fait de leur taille et de leur capacité à segmenter
le marché.
1.2. Les bretelles d’accès au réseau : les Network Access Points (NAP)
Les autoroutes de l’information ne sont naturellement pas comparables aux autoroutes de
transit qui naguère traversaient l’Allemagne de l’Est sans qu'il soit possible d’en sortir avant le
checkpoint final de Berlin. Elles nécessitent des points d’accès au réseau, les Network Access
points. Ces bretelles peuvent être payantes ou gratuites.
La philosophie originelle est celle de la gratuité, au travers des accords de peering, un échange
non facturé de données entre des réseaux interconnectés permettant d’assurer l’acheminement
du message d’un point à un autre du Web. Comme le disent Dang N’Guyen et Pénard (2000),
les propriétaires de réseaux de télécommunications adoptant un même protocole technique
(TCP/IP) ont décidé de régler leur interconnexion sur une base strictement contractuelle. Avec
des flux entrants et sortants comparables, un contrat n’est même pas nécessaire, et un simple
acquiescement verbal ou un mail suffisent parfois.
Par exemple, sur un plan opérationnel, la société Oléane (groupe France Télécom) échange du
trafic directement avec les grands opérateurs internationaux et les fournisseurs d’accès
nationaux. De nombreux accords d’échange de trafic avaient été conclus fin 1998. Oléane
distinguait une quarantaine de peerings nationaux et environ 120 peerings internationaux. La
liste des entreprises concernées est un inventaire à la Prévert ou cohabitent la NASA, la Caisse
des Dépôts et Décathlon, mais ou dominent les opérateurs de télécoms et les fournisseurs
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d’accès Internet. C’est précisément le positionnement stratégique d’Oléane en tant que bretelle
d’accès au réseau qui a poussé France Télécom à acquérir cette start up.
Le modèle socio-économique sous-jacent rappelle celui du don et du contre don et s’apparente
à celui bien décrit par l’ethnologue Marcel Mauss. Une réflexion portant sur la nature
économique d’Internet a aussi été conduite sur ce thème par Dang N’Guyen et Pénard (2000)
mais se limite à l’observation des formes concrètes de coopération sans s’interroger sur leur
ancrage sociologique et symbolique.
Apparemment aux antipodes de l’économie marchande, le modèle du don et du contre don est
un modèle universel qui fonctionne aujourd’hui fort bien dans le secteur caritatif anglo-saxon
ou dans les formes musulmanes de sociabilité. Dans le modèle de Mauss, l’objectif n’est pas
de maximiser le profit individuel mais d’afficher sa propre richesse et sa propre générosité. Si
les célèbres « hippies6 du IP7 » ont pu longtemps faire prévaloir la logique de la gratuité aux
points d’accès au réseau sur la base du peering, si ce modèle demeure pertinent au sein de la
communauté scientifique dont la fonction sociale consiste à faire circuler de l’information,
tout se complique quand l’économie du don se heurte à l’économie marchande, celle des
fournisseurs d’accès au réseau payants.
En effet, il est clair que les gestionnaires des bretelles-NAP contrôlent un point de passage
obligé, une sorte d’octroi ou de barrière de péage et que la tentation pour eux de monnayer la
fluidité du trafic est élevée, cela d’autant plus que les utilisateurs pressés du Net deviennent
chaque jour plus nombreux et n’entendent pas être les victimes d’une philosophie de la
gratuité certes sympathique mais aussi impropre que le troc à assurer un minimum de fluidité
des échanges. Or, si le principe du peering implique la réciprocité dans l’échange, il ne dit rien
des délais et de la temporalité de celui-ci, d’où des questions récurrentes sur les priorités
accordées à tel acteur plutôt qu’à tel autre, ainsi que sur les conditions de sécurité de
l’échange. A cela s’ajoute le fait qu’à l’instar de la congestion du trafic automobile, le seuil de
tolérance de l’utilisateur final vis à vis de l’attente de connexion en cas d’encombrement du
réseau décroît au fur et à mesure que son expérience du Net augmente.
Techniquement, La maintenance des NAP est assurée par les sociétés qui possèdent des
réseaux hauts débits, en particulier les NSP évoqués précédemment et qui souvent se
contentent d'interconnecter des fournisseurs d’accès de taille inférieure. Ceci s’explique par le
fait qu’un des modèles de rémunération des NAP consiste à fédérer l’accès à des réseaux de
capacités plus importantes afin de réduire les coûts d’interconnexion : on est ainsi à la fois
dans une économie coopérative du partage de type « CAMIF » et dans une économie
marchande de constitution de centrales d’achat de type « La Redoute ».
Les routeurs informatiques se définissent comme des entités logiques intelligentes permettant
d’orienter un « paquet » d’informations au protocole Internet en fonction de l’adresse de
destination contenue dans ce même paquet. « Octrois » techniquement incontournables, les
routeurs sont la propriété de fournisseurs d’accès dont la fonction techno-économique est
comparable à celle du réseau routier secondaire. Ces derniers sont connectés aux autoroutes
intercontinentales-NSP, qui servent soit de point d'accès régional (cas des USA, compte tenu
de la taille du pays et de la maturité du réseau Internet) soit de point d’accès national (cas de
l‘Europe en particulier).
6
Dans le même ordre ordre d’idées, Le Monde du 31 Mai 2000 raconte que le patron d’Orange,
principal compétiteur européen de Vodafone est un ancien « baba cool » orientalisant qui a décidé de
détrôner le Dieu de la téléphonie filaire pour le remplacer par le mobile.
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Internet Protocol
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Le cas de la France : la coexistence de trois points d’accès au réseau
le SFINX de Renater est un réseau dédié à la recherche, opéré pour le compte de Renater par
France Télécom, et qui fonctionne sur la base d'un peering. Les débits d'interconnexion sont
compris entre 10 mégabits par secondes (Mb/s) et 100 Mb/s pour les opérateurs interconnectés
; le SFINX permet également l'acheminement du trafic international via le nœud de transit
international de Renater dont le débit est récemment passé de 45 à 75 Mb/s ;
le PARIX de France Télécom, hébergé par Téléhouse, a ouvert en avril 1998 et fonctionne
également sur la base d'un peering. Il repose sur une plate-forme de commutation asynchrone.
Les débits d'interconnexion sont compris entre 34 Mb/s et 155 Mb/s pour les opérateurs
interconnectés ;
le MAE de MCI Worldcom, pour sa part, permet l'accès à l’Internet via le réseau de MCI
Worldcom, sur la base d'une facturation traditionnelle du service et non d'un peering. Son
débit maximum pour l'interconnexion est de 100 Mb/s.
Clairement, les entreprises et les administrations publiques ont un intérêt évident à ce que se
développe un réseau payant et fiable appartenant à la sphère marchande, de type WorldCom
tandis que le monde de la recherche peut tabler sur la permanence du modèle de la gratuité
financé à la fois par le bénévolat et les fonds publics au travers d’un réseau de type Renater.
Pour ce qui concerne les ménages, on devrait assister à une différenciation en fonction des
usages et du niveau d’exigence en termes de qualité, une certaine cohabitation entre le modèle
de la gratuité et le modèle marchand étant susceptible de se maintenir.
1.3. Les routes nationales : les opérateurs de télécommunications
Les routes nationales du réseau Internet ont une particularité : elles ne sont a priori pas
« gratuites », n’étant pas financées par un système de prélèvements publics mais par les
utilisateurs de base au travers de leurs versements directs ou indirects aux opérateurs de
télécommunications. Comme le montre le schéma (fig.1), les opérateurs de
télécommunications ont un rôle crucial dans la topographie du réseau : l’accès à Internet passe
souvent par la connexion au réseau national d’un opérateur, indispensable dans le cas du grand
public passant par le réseau commuté (le réseau téléphonique traditionnel). Les fournisseurs
d’accès à Internet (ISP, cf. infra) leur louent de la capacité pour pouvoir accéder directement à
l’abonné.
Plusieurs types d’opérateurs interviennent de l’abonné vers l’ISP :
• L’opérateur de boucle locale, le plus souvent en Europe l’opérateur historique (France
Télécom, BT, Deutsche Telekom, Telefonica, Telecom Italia…) qui possède la connexion
terminale jusqu’à l’abonné.
• Un opérateur longue distance, qui peut être un opérateur de téléphonie fixe comme le sont
les opérateurs historiques ou un opérateur Internet spécifique. Ce dernier doit alors
disposer d’un réseau national propre ou d’un accès à un réseau national, afin de pouvoir
connecter un point de présence distant jusqu’au réseau local de l’ISP. Les opérateurs se
rémunèrent sur la location d’infrastructures aux ISP et sur les communications
téléphoniques payées par l’abonné. Ainsi, France Télécom intervient à deux niveaux, du
point de vue de l’utilisateur ayant choisi Wanadoo :
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•
•
En tant qu’opérateur local puisque le temps de connexion au réseau Internet est facturé
comme une communication locale, même si des forfaits plus avantageux sont apparus en
1999.
En tant que fournisseur d’accès via Wanadoo, la filiale Internet de France Télécom.
Les opérateurs historiques de télécommunications sont fort bien positionnés pour capter une
part significative de la valeur crée par Internet. En effet, ils disposent :
• Sur un plan géographique, d’un réseau national et d’un réseau local.
• Sur un plan commercial, d’un portefeuille de clients pouvant dépasser les 30 millions de
personnes (abonnés au téléphone) en France ou en Allemagne notamment.
• Enfin, sur un plan technique, les opérateurs historique disposent d’une capacité sans égal à
assurer la convergence entre les différents systèmes de télécommunications (voix, données
et images). Ainsi, alors que de nombreux acteurs (Vivendi, Manesmann…) cherchent à se
diversifier via une croissance externe dans le secteur des télécoms, les opérateurs
historiques au contraire se spécialisent grâce à un développement interne sur des métiers
dérivés de leur métier de base de « téléphonistes ». On peut ainsi noter que des opérateurs
historiques regroupent la quasi-totalité des services Internet possibles au travers d’une
offre intégrée, tel France Télécom qui à travers ses offres d’accès Wanadoo, Oléane et
Transpac, cible à la fois le particulier et le professionnel sur toutes les gammes de services
envisageables.
1.4. La voirie locale : Les Internet Service Providers (ISP)
La voirie locale du réseau Internet est du ressort des fournisseurs d’accès, en anglais Internet
Service Providers. Elle possède une caractéristique particulière qui est que son débit peut aussi
être élevé, à l’instar de l’autoroute urbaine qui ceinture la Défense et joue aussi bien un rôle
local que régional. En effet, les ISP sont des sociétés qui maintiennent en permanence une
connexion avec le réseau Internet et louent des accès ponctuels à celui-ci à des utilisateurs,
particuliers ou professionnels. Parmi les plus connus, on trouve en France Wanadoo ou
America On Line (AOL).
La particularité de la voirie locale du réseau Internet est qu‘elle est le plus souvent en Europe
la propriété d’un opérateur historique de télécommunications et demeure souvent un monopole
de droit ou de fait. Dans le même temps, les ISP sont les utilisateurs privilégiés de ladite
voirie, d’où des conflits d’intérêt entre opérateurs et fournisseurs d’accès quant à la répartition
des coûts et des gains, conflits arbitrés en Europe par des autorités juridiques indépendantes
telles que l’ART en France.
Les ISP ciblant la clientèle professionnelle proposent des liaisons à plus forts débits et des
services plus avancés. L’offre de service de base comprend généralement l'attribution d'une
adresse IP dynamique (qui change à chaque connexion), l'attribution d'une adresse E-mail,
l'accès à des groupes de discussion, et l'accès au réseau, soit selon une tarification horaire, soit
selon un forfait autorisant un nombre de connexions illimitées.
1.5. Les constructeurs automobiles et les automobilistes : les
fournisseurs de contenus et les surfeurs
On classe dans cette catégorie les sociétés qui gèrent des sites Internet et fournissent du
contenu et des services, soit gratuitement en espérant recevoir des revenus publicitaires ou
promouvoir leur savoir-faire, soit sous forme d’abonnement. Le réseau Internet ne se limite en
effet pas à une savante et complexe architecture technique : il est avant tout destiné à
connecter entre eux des surfeurs, ici métaphores de l’automobiliste, et des fournisseurs de
contenus (les constructeurs d’automobiles) qui vont communiquer
sur le Net.
Indépendamment du monde de la recherche, le modèle historiquement dominant est celui du
bricoleur qui conçoit son site pour « se faire plaisir » mais rapidement la production et la
fourniture de contenu se sont professionnalisées selon un modèle de diffusion intégrant les
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propriétés de la communication publicitaire, du mailing, du Minitel et surtout de la télévision
interactive.
1.6. Une cartographie encore instable
Figure 2 : Structure technologique d'Internet
Les différents niveaux présentés dans le schéma ci-dessus segmentent l’offre Internet de la
façon suivante :
- la partie inférieure représente le cœur de la structure technique, invisible pour
l’utilisateur final, et c’est entre les acteurs y figurant que se jouent, économiquement
et stratégiquement, les orientations futures du réseau des réseaux.
- La partie médiane concerne les network service providers, les fournisseurs de services
de réseaux qui acheminent le trafic sur des liaisons fixes à débit moyen. Ceux-ci ont
une fonction de broker et exercent leur activité dans une logique de négoce industriel.
- la partie supérieure est celle de l’offre grand public, des utilisateurs particuliers ou
professionnels qui accédent au « réseau des réseaux » depuis leur terminal à travers un
fournisseur d’accès et différents types de connections (modem et téléphone, RNIS,
ADSL, WAP). l’ISP (Internet Service Provider) figure aussi dans la partie supérieure
car son rôle de médiateur entre le « quotidien d’Internet » et les interconnexions de
réseaux à hauts débits est prépondérant pour la marche de l’ensemble de la structure.
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Au total, la cartographie du réseau Internet est loin d’être figée. Si la topographie du réseau est
assez claire sur un plan technique : existence de couches hiérarchisées en fonction des débits,
elle l’est beaucoup moins sur un plan économique et organisationnel, comme en témoigne le
fait que Vivendi a finalement renoncé en Mai 2000 à être fournisseur d’accès pour se recentrer
sur le métier de fournisseur de contenu autour de son portail Vizzavi. Ainsi, le réseau Internet
s’apparente un peu au réseau routier des années 20. Si les principes de l’infrastructure sont
clairs, on voit circuler sur une même voie des automobiles, des voitures à cheval et quelques
poules. En d’autres termes, cohabitent sur un même réseau les véhicules de la future société de
l’information, la téléphonie classique et des bugs potentiels.
2. Economie des opérateurs
La deuxième partie de cet article traite de plusieurs points concernant l’économie de l’offre
Internet. On s’interroge tout d’abord sur une spécificité des réseaux de télécoms par rapport
aux réseaux routiers qui veut que le développement de l’infrastructure précède le plus souvent
celui des services. Tel fut le cas aux USA lorsque la NSF a crée le premier réseau IP.
Dans un deuxième temps, le réseau connaît des difficultés de coordination entre sa
transparence technique et les conditions de sa commercialisation. En effet, des principes
techniques homogènes sont issus de l’informatique pour l’essentiel et font reposer
l’interconnexion des réseaux sur des gentlemen agreements comme les accords de peering.
Mais par ailleurs les relations entre partenaires sont économiquement et commercialement
instables, la question de savoir qui contrôle qui, de l’amont (les NSP) ou de l’aval (les ISP),
étant récurrente. Parfois même, dans la « nouvelle économie », plus personne ne sait très bien
ou se trouve l’amont et ou se trouve l’aval, et pour cause, elle est « réticulaire ». Dans ce
contexte, les câbliers et l’offre se restructurent autour des questions liées à l’économie de
l’accès à Internet, la « capture » des clients demeurant dans un contexte d’incertitude technoéconomique forte la meilleure des assurances face à l’avenir.
2.1. Le cas américain : de l'investissement public initial au déploiement
privé
Le modèle de diffusion de l’Internet aux USA s’inscrit dans la tradition du mythe américain
selon lequel quelques fortes personnalités au caractère bien trempé n’hésitent pas à affronter
des espaces vierges mais hostiles pour satisfaire leur soif d’aventure. En effet, la frontière
mythique américaine a été l’Ouest, suivie dans les années 60 par la « nouvelle frontière » de
Kennedy. Le cyberespace se définit comme une troisième « frontière » ou militaires et
universitaires créent ex nihilo un réseau d’interconnexion destiné à coopérer sur la base
sécurisée d’un réseau indépendant, ancêtre du groupware et du travail coopératif en réseau. La
métaphore spatiale attachée au cyberespace n’est pas innocente et c’est ce réseau qui
constituera plus tard l’ossature du Net, permettant aux nouveaux pionniers de jeter les bases
éthiques, techniques et économiques de la société de l’information. Pour en revenir à Winicott,
cité en introduction, il y a aussi du jeu dans ce cyberespace transactionnel, ici jeu ludique et
créatif aux antipodes de la théorie des jeux et de son dilemme du prisonnier si cher aux
stratèges.
Regardons d’un peu plus prés comment le paysage s’est structuré sur un plan technique et
commercial. Au début des années 90, l'intérêt naissant des opérateurs de réseaux privés pour le
trafic IP a posé pour la première fois la question de l'interconnexion d'opérateurs privés dans le
cadre Internet. Le refus de la NSF (National Science Foundation), l’équivalent américain du
CNRS, d'assurer le transport d'un trafic de type commercial conduit à l'époque CerfNet, Psi et
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UUnet/AlterNet à créer leur propre centre d'interconnexion en Californie, le CIX (Commercial
Internet eXchange). Le modèle de l'interconnexion dans des centres communs avec accord
réciproque de tarification (peering) est institutionnalisé avec la création par la NSF après 1994
de quatre centres d'interconnexion (NAP, Network Access Point) dont la gestion est confiée à
des opérateurs privés de télécommunications (à New York avec Sprint, à Washington avec
MFS, à Chicago avec Ameritech et à San Francisco avec Pacific Bell). D’un point de vue
européen, et surtout français, le processus est surprenant : tout s’est passé comme si le CNRS
avait crée quatre centres d’interconnexion dont il aurait ensuite délégué la gestion
commerciale au secteur concurrentiel afin de pouvoir se recentrer sur son cœur de métier : la
gestion du réseau interne des scientifiques.
Figure 3 : schéma simplifié des intervenants sur la structure lourde d'Internet en France
Après que le développement commercial de l'Internet eut conduit la National Science
Foundation à abandonner son rôle d'opérateur public au profit de l’opérateur de télécoms
longue distance privé MCI, en 1995, l'organisation de l'Internet s’est développé suivant un
modèle en quatre niveaux.
• A la base, des fournisseurs de dorsales assurent les liaisons transcontinentales à haut
débit.
• Ils sont en relation avec des intermédiaires, gérant des points d’accès au réseau (NAP).
Entre ces derniers et les opérateurs nationaux sont conclu différents types d’accords
d’échange de trafic ou de peering.
• Le troisième niveau concerne des opérateurs nationaux qui peuvent être historiques tels
que France Télécom ou nouveaux entrants. Ils louent de la bande passante (i.e. des
autorisations de trafic) aux FAI (ISPs) nationaux ou régionaux
• Enfin, les fournisseurs d’accès (ISP) peuvent être des jeunes pousses ou des groupes
multinationaux puissants (AOL, T-Online, Wanadoo…).
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L'établissement des sites d'interconnexion concrétise cette organisation hiérarchique de la
prestation d'accès : des fournisseurs d'accès sont en contact avec l'abonné final,
s'interconnectant dans des centres locaux à des prestataires de réseaux régionaux à même
d'amener le trafic jusqu'à un NAP sur lequel se trouve un point de présence d'un ISP
« global ».
2.2. De la transparence technique à l'opacité commerciale
A côté de la dorsale MCI, plusieurs autres infrastructures longue distance ont été mises en
place par des opérateurs comme UUnet ou Sprint. En d’autres termes, à côté de l’autoroute
intercontinentale se sont construites de belles routes nationales édifiées par des concurrents.
Les gestionnaires de celles-ci ont depuis eu tendance à vouloir entrer en contact avec le client
final et ne voyaient pas d'intérêt à établir des relations contractuelles d'égal à égal avec les
prestataires d'accès locaux. Il en a résulté la disparition du modèle techniquement hiérarchisé
initial et le contournement des NAP (les bretelles) par les grands ISP qui préférèrent établir
des relations commerciales bilatérales. Les centres d'interconnexion qui imposaient une
tarification multilatérale entre les opérateurs, comme le CIX, virent ainsi de manière corollaire
les principaux ISP se retirer. Alors qu'usuellement dans le cadre d'un NAP, un ISP ne devait
supporter que les frais de fonctionnement du site et éventuellement payer un droit d'entrée
non-récurrent, l'apparition de relations commerciales bilatérales a donc conduit à l'apparition
d'une rémunération de l’ISP local au profit de l’ISP global. Sur un plan logistique et
commercial, il existait donc des marchés de gros (les CIX) qui furent contournés par certains
de leurs clients (les ISP). Ces derniers ont restructuré le marché et le mode de négociation de
façon à ce que ce soit l’aval qui rémunère l’amont et non l’amont qui détermine ex ante les
conditions techno-économiques de l’interconnexion. Ce n’est au final pas surprenant si l’on
considère que l’économie de l’Internet est très rapidement passé du statut de club privé pour
discussions scientifiques à celui de moyen de communication interactif de masse.
L'organisation de l'interconnexion pose un problème économique difficile du fait de l'absence
de garantie de service inhérente à Internet. En l'absence d'information sur l'état du réseau des
opérateurs, il est impossible de s'assurer qu'un opérateur ne limite pas l'accès à ses ressources
en se réservant une partie de la bande pour lui-même et en restreignant la ressource mise à
disposition par le trafic de tiers sur son réseau.
Plus généralement, il semble que les accords d'interconnexion bilatéraux soient entourés de
beaucoup de confidentialité, laissant penser que les conditions offertes ne sont pas identiques
pour tous, ce qui pose la question de leur réglementation (Dang N’Guyen & Pénard, 1998). Il
existe, d'autre part, le risque de permettre, au travers de l’interconnexion, à un opérateur de
bénéficier d'une qualité de service accrue du simple fait de son interconnexion à des réseaux
permettant des débits importants : l'investissement de tiers profite donc directement à cet
opérateur même en l'absence d'investissement de sa part (Baranes & Flochel, 1996). Ces
différents facteurs montrent la difficulté d'obtenir une bonne visibilité sur l'état global de
la qualité du réseau, mais en même temps l'importance de cette visibilité pour le bon
fonctionnement de l'économie du secteur.
2.3. La redéfinition du métier de câblier
La fourniture de capacités de communication se développe très rapidement du fait de
l'intervention de nouveaux entrants. Des acteurs comme Level 3, Global Crossing ou Qwest
investissent massivement sur le déploiement de fibres optiques. Ces sociétés se présentent
d'abord comme des fournisseurs de capacité "en gros", sans cependant s'interdire de
développer l'aspect opérateur (par le biais de filiales, par exemple). Leur stratégie réside dans
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l'installation de liaisons surdimensionnées pour fournir quelques clients finals majeurs et
revendre ensuite le surplus aux autres opérateurs. Enfin leurs partenariats et investissements
stratégiques avec des fournisseurs et exploitants de boucles locales rapides (ADSL, boucle
locale radio) visent à éliminer le goulot d'étranglement vers leurs gros tuyaux. L'élément
stratégique du développement de ces nouveaux opérateurs est l'accès aux droits de passage,
qui leur sont indispensables pour déployer leurs réseaux. En d’autres termes, s’il est plus facile
de construire une autoroute de l’information qu’une autoroute car la première est souvent
sous-marine, la question du raccordement au réseau télécoms préexistant n’est pas simple,
pour des raisons de conflits d’intérêt entre opérateurs qui conduisent à négocier âprement les
conditions du passage sur le réseau d’un tiers.
2.4. La restructuration de l'offre
Alors que, dans les premières années de l'ouverture d'Internet au secteur privé, la croissance du
réseau a reposé largement sur l'infrastructure physique développée par les opérateurs de
télécommunications traditionnels par l'intermédiaire de la location de capacité, les conditions
de l'offre sont aujourd'hui en place pour que des opérateurs se dotent des moyens de
communication dédiés au transport Internet en achetant de l'infrastructure. Un opérateur
comme KPNQwest, société commune qui réunit les actifs européens de l'américain Qwest et
l'opérateur néerlandais KPN, a investit près de 8 milliards de francs dans son réseau européen
pour pouvoir couvrir d'ici 2001 39 villes de la Scandinavie à l'Europe de l'Est et du Sud. Le
caractère pérenne d'une telle structuration du développement de l'infrastructure reste difficile à
prédire. En effet, les sociétés déployant la fibre sont de création récente et constituent des
proies tentantes pour les opérateurs de télécommunications traditionnels.
Parallèlement à la constitution d'interconnexion pour la réalisation de communications à
grande échelle, la maîtrise de bout en bout du réseau par un même opérateur, si elle ne
s'inscrit pas dans les traditions de constitution d'Internet, peut cependant devenir un atout
stratégique de l'offre en ce qui concerne la diffusion multimédia, cas encore particulier mais
qui pourrait se généraliser avec le développement de l'accès haut débit. EUnet International
(filiale de Qwest) a pu ainsi lancer son offre EUnet Multimedia Network Services en
s'appuyant sur huit serveurs relais et sur sa capacité à contrôler les communications de bout en
bout : il propose d'assurer pour ses clients la diffusion d'événements sous forme de
programmes multimédia "en direct". Si tel était le cas, les opérateurs Internet suivraient une
logique techno-économique comparable à celle des opérateurs de mobiles. Ces derniers ont
commencé la mise en place d’un réseau international par une logique de coopération technique
au travers d’accords d’itinérance (roaming). Mais les plus puissants des opérateurs de mobiles,
notamment Vodafone ont ensuite cherché à édifier leur propre réseau par le truchement d’une
ambitieuse politique d’acquisitions. On voit mal pourquoi il en irait autrement pour Internet :
tout indique que le « sens de l’histoire » conduit à la constitution d’un petit nombre
d’opérateurs mondiaux maîtrisant l’intégralité de leur offre et capables d’assurer un niveau de
qualité garanti dont WorldCom est semble-t-il le pionnier pour ce qui concerne l’Internet
professionnel. Ainsi, si la pax americana n’est qu’un remake de la pax romana, l’ossature
WorldCom serait l’équivalent moderne des voies romaines en termes de maillage de l’empire.
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2.5. Economie de l’accès à Internet
2.5.1. Les grandes entreprises
La fourniture de télécommunications aux grands comptes télécoms va à l'avenir nécessiter la
mise en place d'une sorte de « classe Affaires » de la part des opérateurs traditionnels. Avec
l'extension des services sur IP, il deviendra en effet assez économique pour les grandes
entreprises de constituer leur propre réseau de données et de limiter leur coût à la location d'un
raccordement à un fournisseur de capacité. Dans ce contexte, la valeur ajoutée d'une offre se
fera au travers de la capacité de l'opérateur à fournir et garantir un certain niveau de qualité au
sein de l'infrastructure. L’enjeu est donc celui de la constitution d’une infrastructure payante
mais à qualité de service garantie, à l’image des autoroutes à péage. Les télécoms n’étant pas
les ponts et chaussées, la limite de l’analogie tient au fait qu’il n’est pas techniquement
inconcevable qu’une ou plusieurs grandes entreprises, restant ainsi fidèles de manière
inattendue au modèle initial du Net, partagent sous forme mutualisée des capacités IP
mondiales.
2.5.2. Le grand public
Du point de vue de l'utilisateur grand public, le prix de l'accès est généralement la
combinaison d'un forfait payé au fournisseur d'accès et du prix de la communication
téléphonique locale pour accéder au service. Du point de vue de l'offre, les recettes peuvent
également inclure les revenus publicitaires ou des rémunérations sur les transactions effectuées
depuis le site. L'équilibre entre la part demandée à l'utilisateur final et la part demandée aux
partenaires (publicité, commerce électronique) est décisif pour la survie à terme des
fournisseurs d'accès. De plus, la formule proposée à l'utilisateur (facturation forfaitaire ou
facturation au temps) est également un élément essentiel.
Le problème du degré d’intégration verticale dans secteur des télécommunications a été
abordé notamment par Benzoni (1995), dans un contexte ou l’interrogation majeure portait sur
le degré de désintégration verticale qu'il convenait d’imposer aux opérateurs historiques de
télécoms. Dans le cas de l’Internet français aujourd’hui, on trouve des acteurs intégrés
verticalement comme Wanadoo (groupe France Télécom). Depuis la boucle locale jusqu’aux
autoroutes transcontinentales, le message est acheminé par un seul opérateur dans une logique
de contrôle de l’aval par l’amont. Mais on trouve aussi des acteurs comme Liberty Surf, le
pionnier de l’Internet gratuit qui a récemment fait son entrée au marché à règlement mensuel
de Paris alors pourtant que l’historique de ses comptes ne répondait pas au critère habituel de
trois années. Dans ce cas, c’est l’aval qui contrôle l’amont dans la mesure ou le fournisseur
d’accès à Internet est en mesure d’apporter un volume de trafic important aux réseaux à plus
haut débit.
On mesure alors la pluralité des logiques économiques de l’offre Internet en constatant l’abîme
qui sépare les ex-PTT d’une création ex nihilo pesant cependant une quinzaine de milliards de
Francs8 en termes de capitalisation boursière. Un des éléments fondamentaux de la valeur de
Liberty Surf repose sur le nombre d’abonnés, i.e. le nombre de personnes empruntant sa
« voirie locale »9. Certes, l’économie de l’accès à Internet ne se réduit pas à la valeur boursière
des ISP mais celle-ci est un paramètre essentiel dans la mesure ou elle détermine du côté de la
demande la valeur du client, contrepartie de la valeur de l’infrastructure du coté de l’offre.
8
Fin Mai 2000
voirie locale qui est pour le moment en partie louée à France Télécom, tant que le dégroupage de la
boucle locale n’est pas effectif en France.
9
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2.6. Au-delà des infrastructures du réseau Internet
Comme toute infrastructure de communication, qu’elle soit ferroviaire, routière ou
électronique, l’infrastructure Internet redéfinit la frontière entre le local et le global, en
connectant des micro espaces locaux à un ensemble global plus vaste. Dans ce contexte, ce
n’est pas par hasard qu’est apparu le néologisme d’autoroutes de l’information, néologisme
qui invite à se représenter le Net (le filet en anglais) comme une énième innovation
technologique visant à donner plus de structure au global au détriment du local.
Mais il faut voir un peu plus loin. L’infrastructure Internet ne «détruit » pas le local du côté de
l’offre de connexions puisque les ISP contrôlent l’accès au client et se développent notamment
au travers des offres d’Internet «gratuit». Elle ne détruit pas plus le local du côté de la
demande d’accès au réseau dans la mesure ou la production bénévole de sites augmente
chaque jour les possibilités de surf. Il faut donc aller au-delà de l’explication trop simple de
l’absorption du local par le global.
Si on fait un peu d’histoire économique, on observe que la première forme de l’échange, qui
met en présence des communautés fortement structurées et stables au plan local, c’est le troc.
Celui-ci suppose la simultanéité de l’échange et l’accord des échangistes quant à la valeur
comparée de ce qui est échangé. Les accords de peering du côté de la gestion technique du
réseau et la production non rémunérée de sites du côté des fournisseurs de contenus sont
l’équivalent contemporain de ce mode d’échange.
Sur un plan plus sociologique, ce type d’échange peut déboucher sur une dialectique du don
(Mauss, 1950, Temple & Chaval, 1995) ou plus on donne plus on est grand. De ce point de
vue, il n’y donc pas d’incompatibilité entre la logique de puissance attribuée aux
concentrations verticales ou horizontales autour de l’infrastructure du réseau Internet et un
type de raisonnement économique qui semble «primitif».
L’histoire économique enseigne aussi que le développement du marché accompagne le
développement d’un espace national intégré sous l’égide d’une puissance locale plus forte que
les autres. Ainsi, la constitution du zollverein (union douanière) allemand fut-elle le prélude à
l’intégration politique de la zone sous l’égide de la Prusse. 10Sur un plan économique, les
historiens ont retenu que la constitution du marché national s’était effectuée au détriment des
marchés locaux, essentiellement parce que les économies d’échelle qu’autorisait la grande
industrie rendaient les marchés locaux non compétitifs.
En va-t-il ainsi pour la Net Economie et ses infrastructures ? Oui en ce sens que l’offre de
télécoms répond à une logique industrielle et marchande de recherche d’économies d’échelle
ou le coût du bit transporté décroît avec la taille et la diversification technique de
l’infrastructure télécoms. En revanche, le contournement des grandes infrastructures n’est ni
techniquement impossible ni coûteux économiquement. On verra donc coexister du point de
vue de l’économie de l’infrastructure Internet des formes «primitives» (mais sociologiquement
très complexes) d’échange telles que le troc et des formes plus «évoluées» (mais très simples
quant aux principes de leur modèle économique) comme l’échange marchand11.
10
La logique à l’œuvre au sein de l’Union Européenne n’est d’ailleurs pas fondamentalement
différente, à ceci près qu’elle s’effectue sous une contrainte liée à l’asymétrie techno-économique euroaméricaine.
11
Précisons au passage que des organisations aussi sophistiquées que les banques pratiquent la
compensation ou le clearing qui sont des formes évoluées de troc dans lesquelles la notion de confiance
joue un rôle majeur.
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Conclusion
Partant de la cartographie du réseau, on a cherché à montrer la logique de la structuration
territoriale du cyberspace, en se plaçant du point de vue de l’offre et des opérateurs. Au total le
réseau en tant qu’infrastructure technique de communication n’est donc pas plus local que
global. Sa taille augmente, et par voie de conséquence le nombre de nœuds reliant entre eux
les différents segments mais rien n’indique que le phénomène supposé d’absorption du local
par le global se réalise. Le point qui nous paraît essentiel est plutôt la capacité du réseau
Internet à articuler trois niveaux ou trois «couches », pour parler comme les informaticiens. La
couche basse est celle du local, caractérisée historiquement par le don et le contre don. La
couche supérieure est celle du marché national, caractérisée historiquement par l’échange
marchand. La troisième couche est celle du global, caractérisé aujourd’hui par sa capacité à
intégrer les complémentarités existant entre le troc et l’échange marchand.
On est alors renvoyé à la proposition initiale d’Havamal citée en exergue : avoir rire pour rire
et dol pour mensonge. Autrement dit, la modélisation techno-économique du Net est
nécessaire à l’élaboration d’un cadre juridique indispensable pour générer de la confiance au
sein du cyberespace transactionnel. Mais le Net est aussi un espace nouveau, un espace de jeu
et de créativité et par conséquent un espace transitionnel. Il reste donc à poursuivre l’analyse
en direction d’une anthropologie du Net (de Swarte, 2000) à savoir les conditions
économiques, sociales et psychologiques du maintien dans la durée d’un réseau ouvert
associant l’échange marchand, le don et le contre-don d’informations ainsi que le goût pour le
jeu qui sont au principe de la structuration des systèmes de communication.
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