LES TOULOUSAINS DE GRèCE

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LES TOULOUSAINS DE GRèCE
Société
Pierre Ecoiffier.
Comment vivent
les Toulousains
de Grèce
Près de 15 000 Français résident en Grèce. Des Toulousains, installés dans
ce pays de dix millions d’habitants, racontent comment ils vivent la crise
actuelle et ce qu’elle a changé dans leur quotidien.
Laurence Vamvadélis,
professeure de français
« En Grèce, il y a un conflit
entre l’Etat et la société »
Dans son bureau au centre-ville d’Athènes,
les journaux français s’entassent. En haut
de la pile, Laurence Vamvadélis désigne
l’un d’entre eux : Réflexions d’Athènes.
« Je l’ai créé il y a quelques années, mais
j’ai dû stopper l’édition, avec la crise… »
Ce titre est révélateur de la passion de
Laurence pour la Grèce. Arrivée en 1989,
à 24 ans après des études de géologie,
la Toulousaine décide de s’enraciner en
Grèce, motivée par sa curiosité pour ce
pays en décalage avec la France. « C’est
une société très traditionnelle. C’était
rare de voir une fille voyager seule à
l’époque, on ne comprenait pas pourquoi
Laurence Vamvadélis.
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j’étais venue alors que je n’avais pas de
projet. » Laurence décrit la Grèce comme
une fusion de cultures «balkaniques
et orientales », éloignée de l’image
antique donnée dans les manuels
d’histoire. Stimulée par « la langue,
les nouveaux amis, la découverte », la
Toulousaine s’installe à Athènes pour
devenir professeure. Elle est séduite par
l’expression libre des Grecs. « Dans les
taxis, on parle au chauffeur ; les gens
communiquent beaucoup dans la rue. »
Une ambiance qu’elle peine à retrouver à
Toulouse, « plus bridée », où elle revient
une fois par an. La professeure regrette
en revanche l’esthétique des maisons de
briques rouges.
« A Athènes, on a l’impression que
les églises sortent toutes d’un kit du
même magasin ! Les enseignes sont
moins soignées… Les quartiers piétons
sont artificiels. » Lorsqu’en 2006, la
Toulousaine crée Réflexions d’Athènes,
elle touche à l’enfer de la bureaucratie et
de l’administration grecque. « En Grèce, il
existe un conflit entre l’Etat et la société.
L’Etat pense systématiquement qu’on le
vole. La bureaucratie est là pour nous
rendre la vie difficile… »
En 2011, Laurence décide à contrecœur
d’arrêter son journal. « Aujourd’hui, avec
la crise, on ne sait jamais si les impôts
vont ou non augmenter », Laurence
regrette parfois l’organisation de France,
mais avoue que la désorganisation
grecque a un côté positif. « Quand rien
ne marche, on a la sensation de créer un
système où l’on est un acteur dynamique ;
on devient un individu important. »
Philippe Rossignol,
photographe
« Je veux créer un lien entre
la Grèce et la France »
Son regard azur reste absorbé par la mer Egée,
qu’il surplombe depuis sa terrasse. Installé sur
l’île d’Eubée, Philippe Rossignol, Toulousain au
pied marin, a mis les voiles en 1980. Après
quelques petits boulots en France, l’homme
part dans son bateau de six mètres carrés en
compagnie de sa femme et son chien. Une
odyssée d’un mois, du Cap d’Agde à Corfou.
Le jeune sudiste est immédiatement saisi par
la nature du pays. Egalement séduit par une
femme grecque, il décide de tout reprendre
à zéro. « J’avais une formation en droit, je
me suis finalement lancé dans la photo, j’ai
fait une école à Toulouse, avant de venir
m’installer ici », raconte Philippe. Ce dernier
a aujourd’hui trouvé son bonheur à Eubée,
île de 218 000 habitants, près d’Athènes. Un
paradis de végétation boisée. « Je suis un
Méditerranéen, la mer et la nature c’est tout
pour moi, je me bats d’ailleurs pour protéger
l’environnement », explique-t-il, avant de
déplorer : « Avec la crise économique, on
vend des parcelles de ce pays pour gagner
le moindre sou. C’est malheureusement un
pillage des richesses, qui n’apportera rien
à la population mais tout aux investisseurs
étrangers. » La musique populaire grecque
rébétiko, très en vogue, a également enivré
ce photographe. En 2013, Philippe organisera
la tournée de trois chanteurs grecs en région
toulousaine. « J’ai envie de créer un lien
entre la Grèce et la France, s’emballe-t-il,
nous allons jouer à Castres, Castelnaudary
et Pamiers. » En passant, le Toulousain ne
manquera pas de retourner à la basilique Saint
Sernin, le dimanche matin, et d’y écouter les
grandes orgues, « après la liturgie, lorsque
l’organiste joue pour lui-même. La merveille
des merveilles... »
Pierre Ecoiffier, retraité
« J’aime ma liberté »
Pierre, installé depuis cinq ans à Athènes
près de la colline Lycabette, a adopté la
Grèce. Ce qui l’enracine ici : « La liberté »,
cette « dose d’anarchie », à l’instar de petites
rébellions simples comme : « Ne pas s’arrêter
au stop, fumer dans les bars. » Autour d’un
thé accompagné d’oranges amères au miel,
ce retraité (également président de l’ADFE*)
s’enthousiasme : « Il y a une permissivité, on
se sent à l’aise, tout le monde est autonome…
Ce n’est pas une société Big Brother. » Mais il
nuance : « Les Grecs payent cher leur liberté
aujourd’hui. Ils vivent dans l‘instant sans
penser au futur. »
Depuis qu’il vit en Grèce, cet homme à l’accent
du sud, redécouvre ce pays, où il avait déjà
séjourné, dans sa maison de vacances. Il
apprécie les balades nonchalantes dans
la ville d’Athènes, « aux noms de rues de
philosophes, aux nombreuses terrasses
de cafés.» Il déplore en revanche « les
magasins fermés, le manque de gens dans les
restaurants, la circulation moins dense dans
le centre. » Tant de signaux de crise qu’il ne
retrouve pas dans ses nombreux aller-retours
à Toulouse, sa région de naissance qu’il aime
toujours pour «ses paysages uniques et sa
gastronomie. » Même si en Grèce, toute
acquise aux tavernes traditionnelles, « il est
rare de dénicher des restaurants toulousains »,
Pierre ne partira pas, loin de vouloir renoncer
à sa chère liberté.
*ADFE : Association Des Français de l’Etranger
Janvier 2013
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Société
Victoire Lasbordes.
certain cadre de vie, un climat agréable, une
certaine nonchalance. » Surtout, les Grecs sont
également adeptes du fameux « quart d’heure
de retard ». Si pour Matthieu, « les semaines
sont difficiles », les week-ends rattrapent
le tout. Le banquier s’extasie devant cette
« possibilité de pouvoir s’évader rapidement »
dans un pays aux grandes richesses. Avec
sa femme et ses deux enfants, il part à la
rencontre des multiples îles grecques. Si Milos,
reste l’île la plus surprenante, il ne se lasse
pas de Santorin, Sifnos, des îles ioniennes.
Des contrées paradisiaques qu’il sera bientôt
contraint de quitter, en même temps que sa
banque, pour autre une destination encore
inconnue. Joëlle Montech professeure
de théâtre au lycée français
« La crise nous incite
à inventer et créer »
Victoire Lasbordes
de Virville, maître
de conférence en droit
« La génération des
20-30 ans
est sacrifiée »
La zone de Plaka, ses tavernes, ses
boutiques souvenirs et l’imposante
Acropole... C’est au pied du monument
historique athénien que Victoire, son
mari et ses deux enfants ont pris leurs
quartiers, il y a un an. « Mon mari a
été transféré pour son travail (dans une
banque) », raconte Victoire. Le pays
est alors secoué par des contestations
sociales. Sur les télévisions du monde
entier, déferlent de violentes images
d’Athènes en flammes. Cette Toulousaine
explique avoir été surprise par le décalage
entre message et réalité. « Mes proches
m’appelaient en catastrophe pour savoir si
j’allais bien ; ils s’inquiétaient », explique
l’élégante jeune femme blonde. « Les
manifestations sont comme partout, il y
a peut-être plus de casseurs, mais je n’ai
jamais eu un sentiment d’insécurité ! » La
crise économique, en revanche, est réelle
et visible. Ce qui marque surtout Victoire,
c’est la « génération sacrifiée des 20-30
ans. » «C’est triste, compatit cette mère
de famille, ce sont des jeunes qui ont fait
des études mais ne s’en sortiront pas ici. »
Admirative de la société grecque, Victoire
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témoigne : « Si on imposait aux Français
ce qu’on a imposé depuis deux ans à la
Grèce, ce serait l’insurrection ! » Et de
noter : « Nous nous rendons compte de
nos privilèges français quand nous nous
éloignons. » Si elle retourne de temps en
temps à Toulouse, Victoire ne troquerait
pas son quotidien pour y retourner. « C’est
tellement plus fascinant de faire l’effort
de s’intégrer, de changer d’habitudes…»
La Toulousaine sait toutefois qu’elle
quittera bientôt la Grèce, en raison de la
fin de contrat de son mari.
très profonde, autant financière que
culturelle. Au-delà des réformes à mettre
en œuvre, il y a des habitudes qu’il faudra
changer. Le clientélisme, la corruption qui
gangrène la vie économique, c’est tout le
système qu’il faut remettre en question.»
Installé dans le quartier de Kifissia à
Athènes, ce père de famille retrouve
des « similitudes avec Toulouse, un
Face à son auditoire, son visage se
métamorphose : expressions de joie, de
tristesse, de colère… Ce matin-là, devant une
vingtaine d’élèves du lycée français Delacroix,
Joëlle Montech mime divers sentiments pour
son cours de théâtre. Son art : une passion
qui l’a conduit en Grèce en 2010, après l’avoir
emmenée six ans au Vénézuela, puis six autres
à Moscou. « Il y avait une option théâtre qui
s’ouvrait à Athènes, je voulais revenir en
Europe. » Dès son arrivée, cette blonde aux
yeux clairs, loin d’avoir perdu son accent
toulousain, embrasse la culture grecque : ses
nombreux théâtres, poèmes antiques, histoires
mythologiques... « Ma vie ici est effervescente
et bouillonnante », s’extasie-t-elle. Joëlle
explique : « La situation de crise actuelle incite
à inventer, à créer, à se rassembler autour des
valeurs, telles que la solidarité, et à diffuser
celles qui donnent force, élan et bonne
humeur. » Joëlle, qui a fait ses premiers pas
sur les planches à Toulouse, n’oublie pas ses
racines : « Le Théâtre Réel, le théâtre Jules
Julien, la Cave poésie, les librairies Ô les beaux
jours et Ombres blanches... » Malgré les temps
difficiles, Joëlle se refuse à quitter la Grèce. Au
contraire, elle vient de « re-signer un contrat
pour trois ans ! »
Vincent Martel,
guide touristique
« Dans l’incertitude, le pays
est à l’arrêt »
Lorsque ce guide touristique entend les
étrangers dire « que la crise économique
n’est pas visible », il rétorque : « Parce que les
Grecs restent dignes. » Vincent Martel, qui vit
en Crète depuis 2004, est guide la moitié de
l’année et donne des cours de français le reste
du temps. Pour ce dernier, les signaux de crise
en Grèce diffèrent de ceux de la France : « Les
Grecs continuent de sortir dans les tavernes,
mais moins fréquemment. Il n’y a pas de
sans-abri car les gens ont de la famille ou des
propriétés. » Surtout, Vincent note un « degré
de solidarité» important, qu’on ne trouverait
pas dans l’Hexagone. « Une solidarité avant
tout familiale, mais aussi amicale. Par exemple,
mon propriétaire a baissé mon loyer sans que
je ne lui demande ! Les gens s’entraident. »
D’après Vincent, « le panier de la ménagère
est passé de 50 à 80 euros en un an. » En
conséquence, les Grecs revoient leurs priorités
budgétaires, « ils achètent de l’essence, de la
nourriture… Du coup je donne beaucoup moins
de cours. » De vingt heures hebdomadaires il y
a encore quelques années, Vincent est passé à
huit heures. « C’est l’incertitude aujourd’hui »,
lâche Vincent qui dépeint un pays « sous
perfusion », fonctionnant au coup par coup,
suspendu aux décisions européennes. « Par
exemple, il y un nombre incalculable de
chantiers à l’arrêt, qui reprennent de temps à
autre, quand les Grecs ont un peu de rentrées
d’argent. » Le guide touristique ne quittera
malgré tout pas la Grèce, où la crise, expliquet-il, « a deux ans d’avance sur la France, car
notre pays n’est pas loin derrière. » n
Elisa Perrigueur, (à Athènes)
Photos M. Gyselinck
[email protected]
Joëlle Montech.
Matthieu Vacarie
Matthieu Vacarie,
banquier
« C’est tout le système
qu’il faut remettre en
question »
Il y a trois ans, lorsque ce banquier se
voit proposer un poste à Athènes, il
accepte « vite et avec enthousiasme. »
Matthieu Vacarie, homme de la finance
de 40 ans, est arrivé en septembre
2009 dans une Grèce encore peu agitée.
Il n’a profité que de deux semaines de
calme avant la tempête économique.
« Il y a eu des élections, la crise a suivi,
se souvient Matthieu. Nous savions
que l’économie était fragile mais on
ignorait encore comment la Grèce allait
réagir… ». Suivant de près les turbulences
économiques, Matthieu dresse un
constat plutôt pessimiste. « La crise est
Janvier 2013
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