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rubriques
études
En première ligne
médecine de ville et conduites addictives
C
es dernières années, de nombreu-
Yves Charpak
Cet article
ses études ont permis de décrire
Médecin
l’activité de prise en charge des
épidémiologiste toxicomanes par les médecins de ville, héprésente la
Juliette Bloch roïnomanes plus particulièrement. Mais il
synthèse de
Pédiatre, docteur en ne s’agit là que de l’un des aspects d’un
santé publique et problème plus large, qui concerne les condeux études
statistique duites addictives en général, et pour lesMarie Jauffrey quelles les médecins libéraux sont égaleréalisées par la
Sociologue ment en « première ligne » : en effet, la
société Eval
Clary Monaque prise en charge des héroïnomanes interAttachée de recher- vient tard dans la « carrière » de l’usager
sur le
che de drogue, en moyenne après l’âge de 25
ans et après cinq à dix ans de dépendance,
Isabelle Favre
dépistage de la
et elle vise essentiellement à limiter les
Sociologue dégâts alors que la « pathologie » est déjà
consommation
Stéphane Pirault exprimée et installée ; par ailleurs, les
Technicien en conduites addictives concernent également
de drogue chez
statistique d’autres « produits », légaux et illégaux.
Centre Éval Paris Nous avons conduit deux études de nature
les 15-25 ans
différente, mais compléen clientèle de
mentaires dans cet ob* Étude financée
jectif de connaissance
par la Fondation
médecine de ville* et
de l’interface entre mépour l’évaluation
decins de ville, médedes traitements de
les connaissances et
substitution des
cins de « première litoxicomanies
gne », et consommations
attitudes des médecins
(partenariat entre
à « potentiel addictif ».
la Fondation de
L’objectif de la pred’Île-de-France à l’égard
l’avenir de la
mière étude était d’étuMutualité française et l’Institut
de la dépendance,
dier la faisabilité d’un
Rhône Poulenc
dépistage de la consomRorer).
du cumul/abus et
mation de drogues dans
** Étude sollicitée
la population des consulpar l’Union profesdu détournement
sionnelle des
tants de médecine génémédecins libéraux
rale libérale âgés de 15
de médicaments**.
d’Île-de-France
à 25 ans, dans un ob(appel à projet de
la Commission
accès aux soins).
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adsp n° 25 décembre 1998
jectif de prévention secondaire, c’est-à-dire vi-
sant à détecter les problèmes lorsqu’ils
existent déjà, mais suffisamment tôt pour
intervenir précocement dans le cursus « pathologique ».
L’objectif de la deuxième était d’étudier
les connaissances et les attitudes des médecins libéraux à l’égard des phénomènes
de dépendance, de cumul, d’abus et de
détournement de médicaments, dans un
contexte où l’importance et l’augmentation des consommations de médicaments
sont mises en avant, et où les pratiques
de polyprescription des praticiens sont parfois mises en cause.
Dépistage de la consommation
de drogue
La première étude montre que les patients
présentant au moins un signe d’alerte dans
la liste préétablie ont représenté 11 % de
la clientèle de 15-25 ans, les difficultés
relationnelles étant les plus faciles à repérer. Ces patients sont avant tout de
jeunes hommes, consultant pour un problème plutôt psychologique.
Pour ces derniers, la faisabilité du « dépistage » est étayée par plusieurs faits :
Une consommation de drogues a été dépistée dans deux tiers des cas inclus. Les
signes d’alerte ont donc été un filtre efficace pour le « rendement « du dépistage.
En redressant sur l’ensemble des consultants de 15-25 ans, on montre que la
prévalence globale de consommation de
drogues est dans cette étude d’au moins
6 %. Il s’agit donc d’un problème fréquent.
Elle est certainement sous-évaluée du fait
que tous les consommateurs ne présentent pas des signes d’alerte et que, de plus,
certains patients présentant des signes
d’alerte n’ont pas été inclus par manque
de temps.
En termes de stratégie, les médecins
ont souvent abordé très directement le problème de la consommation de drogues,
cette solution étant souvent considérée
comme la plus simple. La conjonction d’un
filtre permettant de cibler le dépistage (les
signes d’alerte) et de questions directes
sur la consommation semble ainsi constituer un outil simple et utilisable en pratique courante.
La consommation de cannabis est la
plus fréquemment dépistée, et semble banalisée par les médecins. En revanche, la
consommation conjointe d’alcool et de psychotropes, qui vient en deuxième position,
pose plus souvent un problème au médecin. Les autres consommations sont plus
marginales, mais il est intéressant de noter
que les médecins peuvent ainsi aborder
les consommations récréatives d’ecstasy
et qu’ils dépistent des consommations de
cocaïne et de crack avant qu’elles ne fassent l’objet d’une demande explicite.
Dans l’ensemble, les jeunes patients
ont bien réagi au questionnement et les
cas de renoncement du médecin à pour-
suivre le dépistage ont été finalement
rares, conséquence d’une réaction négative
du patient ou reflétant alors la peur du
médecin d’aborder le sujet. Ces consultations de dépistage ont été vécues par
les médecins de manière le plus souvent
positive, améliorant leur relation avec le
patient, et ils pensent pour la plupart que
ce type de dépistage est utile.
Certains points viennent toutefois tempérer les résultats précédents. Certains
médecins ont en effet souligné :
Une certaine frustration ressentie du fait
de la difficulté fréquente d’aborder les problèmes de fond, d’envisager un suivi
psychothérapeutique.
Leur interrogation sur le rôle que le médecin doit jouer dans ce dépistage (fait-il
partie de la mission du généraliste ?).
L’absence de formation dans le domaine
et la faiblesse des moyens à leur disposition en cas de dépistage positif. Cette
absence éventuelle de réponse pertinente
pour faire suite au dépistage est le point
essentiel à résoudre pour permettre de
justifier la démarche : on dispose d’un outil
relativement simple, pour un « trouble
« fréquent, mais pour l’instant, les réponses font défaut en partie.
Matériel et méthodes
Pour la première étude*, 26 médecins généralistes volontaires ont été
recrutés (12 d’entre eux faisant partie d’un réseau « toxicomanie »).
Chaque médecin a tenu un registre des patients de 15-25 ans vus
pendant la durée de l’étude, et a pratiqué le dépistage chez ceux qui
présentaient au moins un signe «d’alerte» non spécifique (difficultés
relationnelles, troubles du sommeil, un trouble dépressif, difficultés
scolaires, troubles du comportement, problèmes ou plaintes somatiques
à répétition, tabagisme posant problème, problème social, consommation d’alcool posant problème) sur une liste préétablie. La technique de
dépistage était laissée libre ; un autoquestionnaire permettait d’en
décrire le déroulement et les résultats. Un entretien téléphonique à la
fin de l’étude a recueilli les impressions des participants.
Pour la deuxième étude**, des médecins généralistes et spécialistes
d’Île-de-France ont été tirés au sort sur l’annuaire téléphonique et 150
ont accepté d’être interrogés par téléphone (le taux d’acceptation a été
de 54 %). Il leur a été demandé, en premier lieu, de caractériser ce
qu’ils perçoivent dans leur pratique de la place et de l’importance des
problèmes de dépendance, usage abusif et accumulation, et détournement, au travers de la description de patients. En second lieu, nous
avons cherché à connaître leur opinion sur les outils existants ou
potentiels pour faire face à ces situations.
Mésusage de médicaments
Les phénomènes de dépendance, de cumuls/abus de médicaments sont relativement fréquents et bien connus des médecins. Ces utilisations inappropriées ne sont
pas le fait de populations marginalisées,
mais plutôt de populations relativement
âgées, féminines, avec des problèmes chroniques. Ainsi, les médecins font peu référence à la toxicomanie lorsqu’ils parlent
de dépendance ou d’abus de médicaments.
Par contre, les détournements sont
moins facilement identifiés, de l’avis des
médecins, et font effectivement référence
à des profils et des pathologies très différents : des hommes, jeunes, toxicomanes.
Les médicaments en cause sont en premier lieu des psychotropes. Mais on remarque l’importance des antalgiques et
anti-inflammatoires : médicaments banalisés, pour certains en vente libre.
Parmi les quatre médicaments les plus
souvent cités dans notre enquête, trois se
trouvent en 3e, 4e et 5e position des produits les plus prescrits en France. Ainsi,
le risque ne semble pas lié spécifiquement
à un produit donné ; plus il est prescrit,
plus la probabilité de voir un patient dépendant ou en situation de cumul/abus
augmente. Dans ce contexte, supprimer
un produit ne changerait sans doute rien :
un autre produit le remplaçant et autant
prescrit entraînerait sans doute la même
apparition des problèmes cités.
Les pathologies en cause (en dehors de
la toxicomanie) sont principalement des
problèmes psychiatriques, des troubles du
sommeil ou des douleurs persistantes et
plus ou moins définies.
Les phénomènes de dépendance, de cumul et d’abus ne sont pas systématiquement perçus comme condamnables et à
éliminer.
Les solutions évoquées favorisent le dialogue patient-médecin, et l’action sur les
comportements professionnels des médecins et pharmaciens (fermeté, éducation,
écoute), et non des outils « externes », vécus comme trop rigides, trop formels et
trop peu interactifs (RMO, fiches de transparence, conférences de consensus, fichiers centralisés de prescriptions, etc.).
Les médecins généralistes
en première ligne
En conclusion, ces deux études montrent
de façon complémentaire que les médeadsp n° 25 décembre 1998
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rubriques
études
cins de ville sont effectivement en « première ligne » des conduites addictives,
qu’elles concernent des produits légaux
(médicaments) ou illégaux (« drogues »).
Pour les médicaments, ils en sont conscients et capables de les identifier (sauf
peut-être les détournements). Contrairement à l’image la plus habituelle, les
populations concernées ne sont pas les
toxicomanes, mais le plus souvent des femmes âgées ayant des troubles du sommeil,
des troubles psychiatriques, des douleurs
chroniques, des problèmes somatiques
chroniques. C’est pourquoi, sans doute,
les phénomènes de dépendance, de cumuls
et d’abus ne sont pas systématiquement
décrits comme « dommageables » : la notion d’utilité pour le patient, de rapport bénéfice/risque, est instinctivement estimée,
à défaut de faire l’objet de consensus
scientifique et/ou réglementaire, et en l’absence de solutions non médicamenteuses
identifiées et efficientes à proposer.
Pour les drogues, le dépistage de la consommation de drogues en clientèle libérale parmi les jeunes de 15-25 ans paraît
possible, parfois plus simple qu’il n’y paraît.
Mais dans les « deux » situations, ce sont
les solutions qui manquent cruellement
lorsque le problème est détecté : elles ne
sont sans doute pas seulement médicales, ni même curatives : il s’agit certainement d’une mise en évidence de la « partie
immergée d’un iceberg », lequel est constitué par des comportements de consommation « à risque », qu’ils soient motivés
Médicaments concernés
Spécialités
Pourcentage Effectif
Médicaments psychotropes
Anxiolytiques
dont : Lexomil®
Temesta®
Xanax®
Lysanxia®
Tranxène ®
Urbanil®
Valium®
Atarax®
61
36
24
23
14
9
5
4
3
92
54
36
35
21
13
7
6
5
Hypnotiques
dont : Rohypnol®
Stilnox®
Imovane®
35
13
13
9
52
19
19
13
Antidépresseurs
dont : Prozac®
Anafranil®
19
11
4
29
16
6
7
11
Neuroleptiques
par la recherche de plaisirs, de soulagement d’une souffrance psychique ou physique, d’aide au « fonctionnement social ».
Les médecins de ville seront sans doute
de plus en plus amenés à être sollicités
et/ou à détecter les « excès » de cette
consommation ; ils ne pourront pas être
laissés seuls face à la recherche de solutions, ni être seuls stigmatisés et montrés
du doigt comme responsables de cette
situation.
Des profils de patients apparaissent
de façon nette et « cohérente »
Dépendance
Détournements
Patients
Femmes de 60 ans et plus Femmes de 60 ans et plus
Hommes de moins de 45 ans
Pathologies
Troubles psychiatriques
Troubles du sommeil
Douleurs chroniques
Douleurs persistantes ou
plaintes diffuses
Troubles psychiatriques
Maladies chroniques
(troubles cardiaques)
Toxicomanie
Hypnotiques (Stilnox®,
Rohypnol®)
Antalgiques non opiacés
et anti-inflammatoires
Opiacés faibles
(Di-Antalvic®)
Opiacés faibles (codéine) et
forts (Subutex®)
Hypnotiques (Rohypnol®)
Médicaments Anxiolytiques (Temesta®,
Lexomil®)
Hypnotiques (Rohypnol®)
Antidépresseurs
(Survector®)
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Cumuls et abus
adsp n° 25 décembre 1998
Spécialités
Pourcentage Effectif
Médicaments antalgiques
Opiacés faibles
37
dont : Di-Antalvic®
17
Efferalgan codéiné® 11
Codéine
9
Daffalgan codéiné® 5
Néocodion®
4
56
26
16
14
7
6
Anti-inflammatoires et
antalgiques non opiacés
17
25
Opiacés forts
dont : Subutex®
Moscontin®
15
7
5
23
11
7
(plusieurs réponses possibles par médecin)