UNE LOLITA NOMMÉE LOLA
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UNE LOLITA NOMMÉE LOLA
UNE LOLITA NOMMÉE LOLA Anne Abbondanza Une lolita nommée Lola Roman Éditions Persée Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence. Consultez notre site internet © Éditions Persée, 2016 Pour tout contact : Éditions Persée – 38 Parc du Golf – 13 856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr « La joie est en tout, il suffit de savoir l’extraire. » Confucius INTRODUCTION U n pseudo-écrivain qui envoie pendant quarante ans trois manuscrits par an à toutes les maisons d’édition françaises, avant de recevoir invariablement des « malheureusement, notre comité de lecture n’a pas retenu l’ouvrage que vous avez bien voulu nous confier », c’est moi, Jo. Soit quarante ans multipliés par trois, multipliés par une vingtaine d’éditeurs, je vous laisse faire le calcul. Un condamné à un anonymat ingrat, happé viscéralement par l’écriture sans être auréolé par la gloire, qui ne désarme pas, qui repart chaque fois au combat avec pour seule arme une foi inébranlable, qui continue à écrire sans connaître néanmoins l’amer goût de la rancœur, c’est moi, Jo. Je suis celui qui ne se décourage jamais, qui est convaincu de son talent, persuadé que son acharnement finira par payer, bien qu’aucune ambition mercantile ne me dévore, bien que… Certains peintres, chanteurs, écrivains n’ont-ils pas été reconnus post-mortem ou peu de temps avant de disparaître ? La petite Lola, la fille de la concierge, dont la loge jouxte mon bistrot préféré où je noie néanmoins un léger chagrin d’incompris, m’a demandé d’être son biographe, et là, je crois que je détiens enfin, grâce à elle, une petite chance de sortir du cercle des scribouilleurs maudits ; si je réussis toutefois à démêler l’écheveau 7 de la vie de la fillette. Vie qu’elle m’a débitée avec ses propres termes, crus et imagés, inconnus du Petit Larousse. Je vous décrirai une gamine de onze ans, délurée, complètement livrée à elle-même, qui gère son quotidien en se laissant emporter par les aléas de rencontres inopportunes, bénéficiant du total assentiment de sa famille pour toutes ses frasques, qu’elle se complaît à leur raconter. Au bistrot, chez Charlie, on m’appelle « l’écrivaillon », car aucun éditeur ne s’intéresse à mes œuvres. Je m’acharne néanmoins comme un damné sur mes écrits, et Lola croit en moi et sera ma narratrice. Je vais donc raconter les premiers balbutiements de sa vie, à la première personne du singulier, comme elle me l’a demandé. Je lierai et rafistolerai les différentes étapes et événements tout en ajoutant les commentaires qui me sembleront opportuns. J’interrogerai aussi ses proches pour construire sa véritable histoire qui est, le moins que l’on puisse dire, peu conforme aux diktats en vigueur dans notre société. Après tout, je suis certain que les portes ne vont pas se refermer éternellement sur moi. Quarante ans d’acharnement et d’énergie débordante me permettront enfin d’apercevoir mon livre à la devanture des grandes librairies. Je vais m’atteler à ma nouvelle tâche, celle du récit de l’authentique histoire d’une lolita nommée Lola, en prenant soin d’en conserver toute sa pureté. Je n’écrirai pas de longues phrases sinueuses à la Marcel Proust, suivant les complexes méandres de la pensée, mais au contraire de très courtes, en essayant simplement d’assembler les différentes pièces du puzzle de la vie d’une fillette. 8 DU FOND DE MA LOGE J e suis Lola, onze ans, la fille de Mouchette, concierge rue Cauchy. Ma maman a élargi avec les années. Quand elle est assise devant sa loge, une grande partie de la journée, elle doit utiliser deux tabourets. Dans un avion Air France, elle paierait double tarif, mais sur le trottoir les pouvoirs publics n’appliquent ni taxe ni surtaxe, et de toute façon elle ne prendra certainement jamais l’avion. Mon papa, je ne le connais pas, et Maman ne semble pas le connaître non plus. Par ailleurs, je ne ressemble à personne de nos connaissances. Il y a eu un cas similaire, il y a deux mille quinze ans, mais je ne voudrais pas blasphémer ; ma situation est peutêtre différente. Les habitants de l’immeuble sont tous locataires à bas prix. Maman m’a raconté qu’une loi de 1948 a permis de ne pas répercuter l’augmentation du coût de la vie aux loyers de certains immeubles. Cette loi subsiste de nos jours pour certains privilégiés, à condition de prouver que l’appartement est leur résidence principale. La règle se répercute aux enfants et petits-enfants s’ils l’ont toujours habité. J’ai également appris qu’en 1948, ce quartier Javel du 15e arrondissement de Paris était ouvrier, et insalubre en raison des usines 9 Citroën qui déversaient leurs fumées. Ce qui justifiait le montant peu élevé des loyers. Mais au début des années quatre-vingt-dix, le parc André Citroën a remplacé toute la partie industrielle, et les immeubles qui ont eu la chance de ne pas être démolis ont continué à bénéficier de loyers modiques, aux prix bloqués, dans un cadre devenu très agréable et presque champêtre grâce au parc. Sur les boîtes aux lettres, Maman n’a donc pas souvent besoin de changer les noms, même en cas de décès d’un occupant, ses descendants prenant la suite. Quant à l’entretien des parties communes de mon immeuble, il est laissé à l’abandon, mais cela ne me dérange pas, bien au contraire. Les peintures verdâtres de la cage d’escalier s’écaillent en créant de superbes dessins, avant-gardistes d’après Maman ; les ampoules « pendouillantes », changées par les locataires quand elles déclarent forfait, apportent une multitude de couleurs sépia dans l’escalier, et point très positif, ses marches en bois, disjointes et jamais vernies, ne risquent pas de nous faire glisser. Quand Florette, toute vêtue de rouge, le descend, nous avons l’impression de pénétrer par effraction dans un tableau vivant d’Edward Hopper ; dans les couloirs du métro, j’ai vu des affiches représentant ses œuvres. Il a, paraît-il, exposé ses peintures au Grand Palais. Le ménage, Maman en a la charge, mais il lui est difficile de s’extraire des tabourets du trottoir ou de son fauteuil relié à la télé. Si les locataires hurlent trop, je passe un coup de balai, surtout en période d’étrennes. L’intérieur de la loge est encore plus folklo et très vieillot. J’adore. Nous plongeons cette fois-ci chez Doisneau, un photographe dont les reproductions sont punaisées au bistrot. Nous possédons en effet un mobilier involontairement rétro qui n’a pas bougé depuis les années soixante, et un fatras d’objets qui feraient des envieux chez les brocanteurs. Table et chaises en formica jaune, vieux réfrigérateur bombé, télé surmontée d’une tour Eiffel 10 dorée sur napperon blanc, faisant face à un fauteuil sans âge en velours grenat à franges, constituent nos principaux meubles et bibelots. La tapisserie de l’un des murs est constituée d’une foison de cartes postales, animée d’un petit chalet vosgien qui éjecte toutes les heures son oisillon-coucou. Que rêver de mieux ? La description de mon cadre de vie ne serait pas complète si je ne parlais pas de notre chambre. Elle est constituée de trois lits serrés les uns contre les autres. J’ai choisi celui du milieu, et je m’y sens en sécurité. Je me blottis la nuit contre Maman, Grand-maman ou mes chats. Si, plus tard, j’ai un amoureux, il devra accepter cette promiscuité. En effet, trois chats de gouttière, dont deux qui louchent farouchement, parachèvent le tableau. Ils occupent, comme ils le peuvent, l’espace libre, en sautant de la table au fauteuil puis rebondissent sur les lits. Ils ignorent, comme moi, les interdits. Ils mangent dans nos assiettes et dorment dans nos lits. Nous ne connaissons pas les litières pour chats, certaines odeurs incommodent donc les éventuels visiteurs, mais nous, nous nous en accommodons très bien. Je ne vous parlerai pas de la tortue et du canari en liberté ; ce qui ajoute une petite touche joyeuse et colorée au décor. Inutile de fermer les fenêtres, ils ne désirent pas s’échapper ; ils sont tellement heureux avec nous. Nous ne pouvons pas non plus empêcher les têtards de devenir grenouilles et de sauter de leur bocal pour se faire gober par les chats. Je trépigne dès que Maman déplace un objet. Les meubles heureusement sont comme ancrés au sol par de la super glue, ou plus vraisemblablement par la crasse ; peu importe. Imaginez ma douleur si elle remplaçait l’ensemble du mobilier par du contemporain. Il serait en effet criminel de toucher à ce qui permet de dégager une telle douceur de vivre. Quant aux études, j’estime que tout va bien. L’école de la rue Balard se plaint beaucoup de ma copine Pénélope, et surtout de moi, mais nous y passons tout de même de bons moments. 11 On nous reproche nos mauvaises notes, notre fréquent absentéisme, rarement justifié, sinon par nous-mêmes, nos insultes graves à enseignants, notre permanente impertinence, mais à part tout cela, nous considérons que nous n’avons aucun problème avec l’école. Ma grand-mère, puis ma mère étaient déjà scolarisées dans cette école. À l’époque de mon aïeule, l’enseignement était strict, deux par deux dans les rangs, sans parler, les garçons et les filles séparés, et dans la classe l’institutrice avait toujours raison, même quand elle proférait des énormités. À l’époque de ma mère, l’enseignante pouvait être contredite. À mon époque, on l’injurie, surtout Pénélope et moi, si elle ose, par exemple, réclamer le silence, ou nous demander de réciter nos leçons non apprises. Nous savons nous faire respecter et vivre avec notre temps. Le point commun que nous avons toutes les trois, sur trois générations, est que nous sommes déclarées de pères complètement inconnus. Moi, comme déjà dit plus haut, cela relève peut-être du miracle, mais ma mère, cela relèverait plutôt de la libération sexuelle post soixante-huitarde, et ma grand-mère, des occupants allemands ou des très fêtards libérateurs américains. Grand-maman m’a tout expliqué. En effet, Grand-maman ne peut pas connaître la nationalité de son père, car elle est née en 1945, juste à la période charnière quand les uns partaient et les autres arrivaient. Mon arrièregrand-mère les a simplement croisés et aimés. Autre point commun entre nous trois, l’arrêt total des études avant douze ans, sans avoir rien retenu, ou presque. Moi, pas encore virée de l’école, mais cela ne saurait tarder au vu de l’exaspération de mon instit, sauf si, selon la loi, on m’oblige à jouer les prolongations jusqu’à seize ans. Jusqu’à présent, au CM2, Pénélope et moi n’avons jamais redoublé. Tous les ans, notre enseignante nous fait passer dans la classe supérieure pour se débarrasser de nous. 12 Ma grand-mère, qui partage notre loge, ne sait même plus lire, faute d’avoir pratiqué. C’est comme l’étude d’une langue étrangère, si on ne l’exerce pas régulièrement, on la perd. Ce qui ne l’empêche pas, via sa tablette KidsPad 3, d’être connectée avec ses anciennes copines de classe. Le seul point commun que je n’ai pas avec mes ancêtres réside dans le fait que la nature m’a largement avantagée. Blondinette élancée de onze ans, grands yeux bleu clair, peau mate, sourire enjôleur à faire se pâmer les gamins du quartier. Mais j’ai toujours une morphologie de gamine, ce qui me rend service dans certains cas. Je possède donc un physique qui m’aidera lorsque je devrai rechercher un emploi, en espérant ne pas devoir attendre l’âge canonique de seize ans. Pénélope sera-t-elle capable de se faire expulser en même temps que moi ? Car on s’amuse tout de même beaucoup mieux à deux. Si la nature vous dote d’un beau et sympathique minois, et que vous savez optimiser dès le berceau un inné système D, les études sont superflues et des coupables pertes de temps. Je reconnais par contre qu’aller en classe ne me perturbe pas trop, car je m’y amuse follement, à défaut d’y travailler. Maman et Grand-maman sont d’accord avec moi au sujet de cet impardonnable gâchis de mon emploi du temps, mais ne savent pas comment m’aider. Par contre, les parents de Pénélope étaient effondrés en apprenant que leur fillette falsifiait ses carnets de notes et rédigeait elle-même ses mots d’absence. On n’a pas tous une mère aussi compréhensive que la mienne ; j’ai effectivement beaucoup de chance. Une bonne moitié des habitants de mon immeuble sont simples, tout en ayant un esprit d’entraide très développé, mais je vais éviter de donner leur adresse en raison de ce qui va suivre. Ce livre pourrait tomber entre de mauvaises mains. Le guérisseur du sixième étage a les pouvoirs magiques d’un marabout. Il devine d’abord la vie de chacun, peut-être parce qu’il 13 la connaît déjà, et guérit quelquefois, en faisant du sur-mesure et en sachant repérer chez chacun ses failles et ses qualités. Il touille tout cela avec une formidable capacité d’écoute, associée à la faculté d’apparaître bienveillant. Ce qui importe pour lui est de facturer les patients, très cher et en liquide. Il est certainement clandestin, mais qui ne l’est pas un peu de nos jours ? Donc, tout le monde se tait. Qui dénoncerait un magicien ? Au troisième étage, Rose veille sur une tripotée de bambins que des parents amènent le matin et reprennent le soir. Elle touche un bon salaire, en liquide également, fait des heures supplémentaires quand les parents sortent le soir, ou s’absentent plusieurs jours de Paris lors de déplacements professionnels. Dans son appartement, il y a tellement de matelas au sol que l’on ignore la couleur du parquet, mais sur ces matelas il y a une telle joie dans les galipettes en tous genres et les sauts de trampoline, que le bonheur se propage à tous les étages. Une joie non déclarée au fisc, et pas de problème de repos dominical obligatoire. On n’est pas chez Virgin ou Castorama. L’immeuble est, pour moi, comme un grand village à la verticale, où certains travaillent à domicile, où tout le monde s’entend, accepte le bruit diurne et nocturne des voisins. Personne ne ferme vraiment sa porte. Dans certains appartements, il m’est même arrivé d’entrer sans frapper et d’aller me servir un Pepsi dans le réfrigérateur. Ils m’ont tous vue naître, je ne suis pas que la gamine de la bignole, je suis celle des cinq étages, même des six si je compte le bistrot. Les rares non-clandestins de l’immeuble sont retraités des Chemins de fer, de la RATP, ou travaillent dans l’Administration. Personne ici n’a voulu prendre le risque d’entrer dans le privé, et personne n’a un QI méritant d’être mentionné. Si le bonheur presque absolu existe, vous êtes à la bonne adresse. Sécurité de l’emploi avec retraite, ou clandestinité en 14 toute impunité aidée par une inscription discrète à Pôle emploi pour arrondir les fins de mois. Les tout petits soucis vont s’épancher chez la dame du premier étage. Ceux qui rentrent du boulot font une halte chez elle, racontent leur petite histoire, et écoutent les conseils appropriés de cette bonne dame pour remettre à sa place un chefaillon de service ou une collègue qui exaspère. Tout se termine autour d’un café-gaufrettes. La dame du premier étage est même attentive aux jérémiades des habitants des immeubles voisins. D’autres « petits soucis » trouvent remède au deuxième étage, chez Florette qui accueille des messieurs de tous âges et de toutes catégories, mais que nous ne connaissons pas. Ils ne restent pas très longtemps chez elle et les horaires sont libres. Maman m’a dit que Florette gagnait confortablement sa vie, à défaut de la gagner honorablement, et qu’elle nous reversait un pourcentage sur ses gains. Cette voisine a un sourire qui irradie. Elle est toujours bien maquillée, « comme une voiture volée », disent les médisants, mais c’est une question de goût et moi j’apprécie son look. Les autres femmes du quartier l’ignorent ou la méprisent, mais moi, je l’adore. Je vais chez elle quand elle est libre. L’appartement sent le jasmin, et semble immense, car recouvert de grands miroirs ; même au plafond, ce que je trouve très drôle. Son métier, qui est paraît-il le plus vieux du monde, est exercé en toute clandestinité, dans le même appartement, depuis quatre générations. Sa trisaïeule est venue de sa Bretagne natale dans les années vingt, et a posé ses valises ici, un peu par hasard. Mon ancêtre concierge a couvert son activité, moyennant finance, comme le fait maintenant Maman pour Florette. Nous sommes vraiment une grande famille très unie. Le monsieur du cinquième étage dit que ce sont quatre générations de « Madame boum-boum », et cela fait rire tout le monde, mais je ne vois pas pourquoi. Florette a également la garde de tous les enfants du troisième étage quand Rose a besoin de s’absenter. Elle les descend chez 15