UNE LOLITA NOMMÉE LOLA

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UNE LOLITA NOMMÉE LOLA
UNE LOLITA NOMMÉE LOLA
Anne Abbondanza
Une lolita
nommée Lola
Roman
Éditions Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements
sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.
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© Éditions Persée, 2016
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« La joie est en tout, il suffit de savoir l’extraire. »
Confucius
INTRODUCTION
U
n pseudo-écrivain qui envoie pendant quarante ans trois
manuscrits par an à toutes les maisons d’édition françaises, avant de recevoir invariablement des « malheureusement,
notre comité de lecture n’a pas retenu l’ouvrage que vous avez
bien voulu nous confier », c’est moi, Jo.
Soit quarante ans multipliés par trois, multipliés par une vingtaine d’éditeurs, je vous laisse faire le calcul.
Un condamné à un anonymat ingrat, happé viscéralement par
l’écriture sans être auréolé par la gloire, qui ne désarme pas, qui
repart chaque fois au combat avec pour seule arme une foi inébranlable, qui continue à écrire sans connaître néanmoins l’amer
goût de la rancœur, c’est moi, Jo.
Je suis celui qui ne se décourage jamais, qui est convaincu de
son talent, persuadé que son acharnement finira par payer, bien
qu’aucune ambition mercantile ne me dévore, bien que…
Certains peintres, chanteurs, écrivains n’ont-ils pas été reconnus post-mortem ou peu de temps avant de disparaître ?
La petite Lola, la fille de la concierge, dont la loge jouxte mon
bistrot préféré où je noie néanmoins un léger chagrin d’incompris,
m’a demandé d’être son biographe, et là, je crois que je détiens
enfin, grâce à elle, une petite chance de sortir du cercle des scribouilleurs maudits ; si je réussis toutefois à démêler l’écheveau
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de la vie de la fillette. Vie qu’elle m’a débitée avec ses propres
termes, crus et imagés, inconnus du Petit Larousse.
Je vous décrirai une gamine de onze ans, délurée, complètement livrée à elle-même, qui gère son quotidien en se laissant
emporter par les aléas de rencontres inopportunes, bénéficiant du
total assentiment de sa famille pour toutes ses frasques, qu’elle se
complaît à leur raconter.
Au bistrot, chez Charlie, on m’appelle « l’écrivaillon », car
aucun éditeur ne s’intéresse à mes œuvres. Je m’acharne néanmoins comme un damné sur mes écrits, et Lola croit en moi et sera
ma narratrice.
Je vais donc raconter les premiers balbutiements de sa vie, à
la première personne du singulier, comme elle me l’a demandé.
Je lierai et rafistolerai les différentes étapes et événements tout en
ajoutant les commentaires qui me sembleront opportuns.
J’interrogerai aussi ses proches pour construire sa véritable
histoire qui est, le moins que l’on puisse dire, peu conforme aux
diktats en vigueur dans notre société.
Après tout, je suis certain que les portes ne vont pas se refermer éternellement sur moi. Quarante ans d’acharnement et d’énergie débordante me permettront enfin d’apercevoir mon livre à la
devanture des grandes librairies.
Je vais m’atteler à ma nouvelle tâche, celle du récit de l’authentique histoire d’une lolita nommée Lola, en prenant soin d’en
conserver toute sa pureté. Je n’écrirai pas de longues phrases
sinueuses à la Marcel Proust, suivant les complexes méandres de
la pensée, mais au contraire de très courtes, en essayant simplement d’assembler les différentes pièces du puzzle de la vie d’une
fillette.
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DU FOND DE MA LOGE
J
e suis Lola, onze ans, la fille de Mouchette, concierge rue
Cauchy.
Ma maman a élargi avec les années. Quand elle est assise
devant sa loge, une grande partie de la journée, elle doit utiliser
deux tabourets. Dans un avion Air France, elle paierait double
tarif, mais sur le trottoir les pouvoirs publics n’appliquent ni taxe
ni surtaxe, et de toute façon elle ne prendra certainement jamais
l’avion.
Mon papa, je ne le connais pas, et Maman ne semble pas le
connaître non plus. Par ailleurs, je ne ressemble à personne de nos
connaissances. Il y a eu un cas similaire, il y a deux mille quinze
ans, mais je ne voudrais pas blasphémer ; ma situation est peutêtre différente.
Les habitants de l’immeuble sont tous locataires à bas prix.
Maman m’a raconté qu’une loi de 1948 a permis de ne pas répercuter l’augmentation du coût de la vie aux loyers de certains
immeubles. Cette loi subsiste de nos jours pour certains privilégiés, à condition de prouver que l’appartement est leur résidence
principale. La règle se répercute aux enfants et petits-enfants s’ils
l’ont toujours habité.
J’ai également appris qu’en 1948, ce quartier Javel du 15e arrondissement de Paris était ouvrier, et insalubre en raison des usines
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Citroën qui déversaient leurs fumées. Ce qui justifiait le montant
peu élevé des loyers. Mais au début des années quatre-vingt-dix,
le parc André Citroën a remplacé toute la partie industrielle, et
les immeubles qui ont eu la chance de ne pas être démolis ont
continué à bénéficier de loyers modiques, aux prix bloqués, dans
un cadre devenu très agréable et presque champêtre grâce au parc.
Sur les boîtes aux lettres, Maman n’a donc pas souvent besoin
de changer les noms, même en cas de décès d’un occupant, ses
descendants prenant la suite.
Quant à l’entretien des parties communes de mon immeuble,
il est laissé à l’abandon, mais cela ne me dérange pas, bien au
contraire. Les peintures verdâtres de la cage d’escalier s’écaillent
en créant de superbes dessins, avant-gardistes d’après Maman ; les
ampoules « pendouillantes », changées par les locataires quand
elles déclarent forfait, apportent une multitude de couleurs sépia
dans l’escalier, et point très positif, ses marches en bois, disjointes
et jamais vernies, ne risquent pas de nous faire glisser. Quand
Florette, toute vêtue de rouge, le descend, nous avons l’impression de pénétrer par effraction dans un tableau vivant d’Edward
Hopper ; dans les couloirs du métro, j’ai vu des affiches représentant ses œuvres. Il a, paraît-il, exposé ses peintures au Grand
Palais.
Le ménage, Maman en a la charge, mais il lui est difficile de
s’extraire des tabourets du trottoir ou de son fauteuil relié à la télé.
Si les locataires hurlent trop, je passe un coup de balai, surtout en
période d’étrennes.
L’intérieur de la loge est encore plus folklo et très vieillot.
J’adore. Nous plongeons cette fois-ci chez Doisneau, un photographe dont les reproductions sont punaisées au bistrot. Nous
possédons en effet un mobilier involontairement rétro qui n’a pas
bougé depuis les années soixante, et un fatras d’objets qui feraient
des envieux chez les brocanteurs. Table et chaises en formica
jaune, vieux réfrigérateur bombé, télé surmontée d’une tour Eiffel
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dorée sur napperon blanc, faisant face à un fauteuil sans âge en
velours grenat à franges, constituent nos principaux meubles et
bibelots. La tapisserie de l’un des murs est constituée d’une foison de cartes postales, animée d’un petit chalet vosgien qui éjecte
toutes les heures son oisillon-coucou. Que rêver de mieux ?
La description de mon cadre de vie ne serait pas complète si
je ne parlais pas de notre chambre. Elle est constituée de trois
lits serrés les uns contre les autres. J’ai choisi celui du milieu,
et je m’y sens en sécurité. Je me blottis la nuit contre Maman,
Grand-maman ou mes chats. Si, plus tard, j’ai un amoureux, il
devra accepter cette promiscuité.
En effet, trois chats de gouttière, dont deux qui louchent
farouchement, parachèvent le tableau. Ils occupent, comme ils
le peuvent, l’espace libre, en sautant de la table au fauteuil puis
rebondissent sur les lits. Ils ignorent, comme moi, les interdits. Ils
mangent dans nos assiettes et dorment dans nos lits.
Nous ne connaissons pas les litières pour chats, certaines odeurs
incommodent donc les éventuels visiteurs, mais nous, nous nous
en accommodons très bien. Je ne vous parlerai pas de la tortue
et du canari en liberté ; ce qui ajoute une petite touche joyeuse et
colorée au décor. Inutile de fermer les fenêtres, ils ne désirent pas
s’échapper ; ils sont tellement heureux avec nous. Nous ne pouvons pas non plus empêcher les têtards de devenir grenouilles et
de sauter de leur bocal pour se faire gober par les chats.
Je trépigne dès que Maman déplace un objet. Les meubles
heureusement sont comme ancrés au sol par de la super glue, ou
plus vraisemblablement par la crasse ; peu importe. Imaginez ma
douleur si elle remplaçait l’ensemble du mobilier par du contemporain. Il serait en effet criminel de toucher à ce qui permet de
dégager une telle douceur de vivre.
Quant aux études, j’estime que tout va bien. L’école de la rue
Balard se plaint beaucoup de ma copine Pénélope, et surtout de
moi, mais nous y passons tout de même de bons moments.
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On nous reproche nos mauvaises notes, notre fréquent absentéisme, rarement justifié, sinon par nous-mêmes, nos insultes
graves à enseignants, notre permanente impertinence, mais à part
tout cela, nous considérons que nous n’avons aucun problème
avec l’école.
Ma grand-mère, puis ma mère étaient déjà scolarisées dans
cette école. À l’époque de mon aïeule, l’enseignement était strict,
deux par deux dans les rangs, sans parler, les garçons et les filles
séparés, et dans la classe l’institutrice avait toujours raison, même
quand elle proférait des énormités. À l’époque de ma mère, l’enseignante pouvait être contredite. À mon époque, on l’injurie, surtout Pénélope et moi, si elle ose, par exemple, réclamer le silence,
ou nous demander de réciter nos leçons non apprises. Nous savons
nous faire respecter et vivre avec notre temps.
Le point commun que nous avons toutes les trois, sur trois
générations, est que nous sommes déclarées de pères complètement inconnus.
Moi, comme déjà dit plus haut, cela relève peut-être du miracle,
mais ma mère, cela relèverait plutôt de la libération sexuelle post
soixante-huitarde, et ma grand-mère, des occupants allemands ou
des très fêtards libérateurs américains. Grand-maman m’a tout
expliqué. En effet, Grand-maman ne peut pas connaître la nationalité de son père, car elle est née en 1945, juste à la période charnière quand les uns partaient et les autres arrivaient. Mon arrièregrand-mère les a simplement croisés et aimés.
Autre point commun entre nous trois, l’arrêt total des études
avant douze ans, sans avoir rien retenu, ou presque. Moi, pas encore
virée de l’école, mais cela ne saurait tarder au vu de l’exaspération
de mon instit, sauf si, selon la loi, on m’oblige à jouer les prolongations jusqu’à seize ans. Jusqu’à présent, au CM2, Pénélope et
moi n’avons jamais redoublé. Tous les ans, notre enseignante nous
fait passer dans la classe supérieure pour se débarrasser de nous.
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Ma grand-mère, qui partage notre loge, ne sait même plus lire,
faute d’avoir pratiqué. C’est comme l’étude d’une langue étrangère, si on ne l’exerce pas régulièrement, on la perd. Ce qui ne
l’empêche pas, via sa tablette KidsPad 3, d’être connectée avec
ses anciennes copines de classe.
Le seul point commun que je n’ai pas avec mes ancêtres réside
dans le fait que la nature m’a largement avantagée. Blondinette
élancée de onze ans, grands yeux bleu clair, peau mate, sourire
enjôleur à faire se pâmer les gamins du quartier. Mais j’ai toujours
une morphologie de gamine, ce qui me rend service dans certains
cas. Je possède donc un physique qui m’aidera lorsque je devrai
rechercher un emploi, en espérant ne pas devoir attendre l’âge
canonique de seize ans.
Pénélope sera-t-elle capable de se faire expulser en même temps
que moi ? Car on s’amuse tout de même beaucoup mieux à deux.
Si la nature vous dote d’un beau et sympathique minois, et que
vous savez optimiser dès le berceau un inné système D, les études
sont superflues et des coupables pertes de temps. Je reconnais par
contre qu’aller en classe ne me perturbe pas trop, car je m’y amuse
follement, à défaut d’y travailler.
Maman et Grand-maman sont d’accord avec moi au sujet de cet
impardonnable gâchis de mon emploi du temps, mais ne savent
pas comment m’aider. Par contre, les parents de Pénélope étaient
effondrés en apprenant que leur fillette falsifiait ses carnets de
notes et rédigeait elle-même ses mots d’absence. On n’a pas tous
une mère aussi compréhensive que la mienne ; j’ai effectivement
beaucoup de chance.
Une bonne moitié des habitants de mon immeuble sont simples,
tout en ayant un esprit d’entraide très développé, mais je vais éviter de donner leur adresse en raison de ce qui va suivre. Ce livre
pourrait tomber entre de mauvaises mains.
Le guérisseur du sixième étage a les pouvoirs magiques d’un
marabout. Il devine d’abord la vie de chacun, peut-être parce qu’il
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la connaît déjà, et guérit quelquefois, en faisant du sur-mesure et
en sachant repérer chez chacun ses failles et ses qualités. Il touille
tout cela avec une formidable capacité d’écoute, associée à la
faculté d’apparaître bienveillant. Ce qui importe pour lui est de
facturer les patients, très cher et en liquide. Il est certainement
clandestin, mais qui ne l’est pas un peu de nos jours ? Donc, tout
le monde se tait. Qui dénoncerait un magicien ?
Au troisième étage, Rose veille sur une tripotée de bambins que
des parents amènent le matin et reprennent le soir. Elle touche un
bon salaire, en liquide également, fait des heures supplémentaires
quand les parents sortent le soir, ou s’absentent plusieurs jours de
Paris lors de déplacements professionnels.
Dans son appartement, il y a tellement de matelas au sol que
l’on ignore la couleur du parquet, mais sur ces matelas il y a une
telle joie dans les galipettes en tous genres et les sauts de trampoline, que le bonheur se propage à tous les étages. Une joie non
déclarée au fisc, et pas de problème de repos dominical obligatoire. On n’est pas chez Virgin ou Castorama.
L’immeuble est, pour moi, comme un grand village à la verticale, où certains travaillent à domicile, où tout le monde s’entend, accepte le bruit diurne et nocturne des voisins. Personne
ne ferme vraiment sa porte. Dans certains appartements, il m’est
même arrivé d’entrer sans frapper et d’aller me servir un Pepsi
dans le réfrigérateur. Ils m’ont tous vue naître, je ne suis pas que
la gamine de la bignole, je suis celle des cinq étages, même des six
si je compte le bistrot.
Les rares non-clandestins de l’immeuble sont retraités des
Chemins de fer, de la RATP, ou travaillent dans l’Administration.
Personne ici n’a voulu prendre le risque d’entrer dans le privé, et
personne n’a un QI méritant d’être mentionné.
Si le bonheur presque absolu existe, vous êtes à la bonne
adresse. Sécurité de l’emploi avec retraite, ou clandestinité en
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toute impunité aidée par une inscription discrète à Pôle emploi
pour arrondir les fins de mois.
Les tout petits soucis vont s’épancher chez la dame du premier étage. Ceux qui rentrent du boulot font une halte chez elle,
racontent leur petite histoire, et écoutent les conseils appropriés
de cette bonne dame pour remettre à sa place un chefaillon de
service ou une collègue qui exaspère. Tout se termine autour d’un
café-gaufrettes. La dame du premier étage est même attentive aux
jérémiades des habitants des immeubles voisins.
D’autres « petits soucis » trouvent remède au deuxième étage,
chez Florette qui accueille des messieurs de tous âges et de toutes
catégories, mais que nous ne connaissons pas. Ils ne restent pas
très longtemps chez elle et les horaires sont libres. Maman m’a dit
que Florette gagnait confortablement sa vie, à défaut de la gagner
honorablement, et qu’elle nous reversait un pourcentage sur ses
gains. Cette voisine a un sourire qui irradie. Elle est toujours bien
maquillée, « comme une voiture volée », disent les médisants,
mais c’est une question de goût et moi j’apprécie son look. Les
autres femmes du quartier l’ignorent ou la méprisent, mais moi, je
l’adore. Je vais chez elle quand elle est libre. L’appartement sent
le jasmin, et semble immense, car recouvert de grands miroirs ;
même au plafond, ce que je trouve très drôle.
Son métier, qui est paraît-il le plus vieux du monde, est exercé
en toute clandestinité, dans le même appartement, depuis quatre
générations. Sa trisaïeule est venue de sa Bretagne natale dans les
années vingt, et a posé ses valises ici, un peu par hasard. Mon ancêtre
concierge a couvert son activité, moyennant finance, comme le
fait maintenant Maman pour Florette. Nous sommes vraiment une
grande famille très unie. Le monsieur du cinquième étage dit que
ce sont quatre générations de « Madame boum-boum », et cela fait
rire tout le monde, mais je ne vois pas pourquoi.
Florette a également la garde de tous les enfants du troisième
étage quand Rose a besoin de s’absenter. Elle les descend chez
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