Ebook gratuit - De Plume en Plume
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Par Rémy Picchiarelli Fantastique / Épouvante Voyages entre les mondes «Les monstres n’existent pas mon garçon». C’était ce qu’avait dit un jour Sonny Mills à son fils. Le petit Tom n’avait alors que quatre ans. Deux années s’étaient écoulées et pourtant du haut de ses six printemps, le jeune Mills croyait dur comme fer à ses chimères prenant vie dans le monde réel. Ce fut bien plus tard, en devenant le grand costaud qu’il était, que Tom renonça à poursuivre des entités insaisissables et peut-être directement sorties de son imagination. Peut-être… Car pour lui, le doute subsistait encore. Partagé entre l’angoisse et la folie, il avait lutté bien des fois pour ne 2 / 24 pas sombrer dans les abîmes de ses obsessions les plus perverses. Quelque part au bout du long chemin tortueux de ses sombres délires, Elle le guettait encore… et encore… Tapie dans l’ombre et attendant le bon moment pour bondir. Elle… la peur, la sienne. Capable de prendre une à une toutes les formes de ses craintes les plus féroces. Cela avait commencé très tôt. Bien avant que Tommy Mills ne devienne le grand costaud de Clayton House (la maison de la folie), où l’on enfermait ceux qui avaient manqué des casses miteux mais qui n’en avaient pas moins fait la une des journaux. Le pénitencier était situé dans le comté de Clark, dans l’extrême sud de l’État américain du Nevada. On l’appelait la maison de la folie car tous ceux qui y avaient purgé de longues peines avaient fini par perdre la boule. Certains s’étaient même suicidés. Mais pas Tommy, qui avait été relaxé pour bonne conduite. Très jeune, il avait enchaîné les longs séjours dans les maisons de correction. Sa plus longue période de pensionnat avait eu lieu à Hayton School, une école spécialisée dans une discipline très drastique, où l’on distribuait le fouet au rythme des corvées quotidiennes. À quatorze ans, Tommy y avait goûté. Tout juste après son arrivée dans la pension. C’était Devan Martinez qui lui avait administré son tout premier « châtiment », un jour dans les toilettes des garçons. L’homme-aux-doigts-crochus, comme ils l’appelaient tous au sein de l’établissement. Martinez était professeur d’histoire-géographie, mais il était également le directeur de Hayton 3 / 24 School. Le visage pâle et le regard ténébreux, derrière ses lunettes aux verres fumés, il affichait toujours un rictus sadique, le faisant ressembler à un personnage qu’on aurait pu croire tout droit sorti d’outre-tombe. Un peu comme s’il avait encore une vengeance à prendre sur la vie, ou des pulsions obsessionnelles à assouvir en exerçant son autorité sur ses pensionnaires. Les « compagnons », comme il aimait les appeler. Le jour où Tom avait été salement fouetté, c’était simplement parce qu’il n’avait pas su placer le Missouri sur la carte des États-Unis. L’homme-aux-doigts-crochus l’avait entraîné de force, le tirant par un bras (tandis que le jeune Mills se débattait comme un diable pour tenter de s’échapper de son étreinte) et l’avait conduit jusqu’aux latrines. Il lui avait laissé dix secondes pour baisser son pantalon et descendre son slip jusqu’à ses chevilles. Martinez s’était alors échauffé en commençant par quelques étirements souples, puis il avait agité sa cravache fétiche sous les yeux inquiets de Tommy. Ce dernier avait su à cet instant qu’il ne pourrait échapper aux délires pervers du directeur. Ça n’était pas le moment de se rebeller. Pas encore. Car malgré tout, Tommy commençait à s’endurcir. Et si l’envie lui prenait de répliquer, que se passerait-il pour le professeur ? Pour le garçon ? Il n’avait pas voulu le savoir, il avait préféré se laisser faire. Permettant pourtant à la question de tourner inlassablement dans sa tête, de revenir comme un boomerang pour se répéter dans son for intérieur. La cravache fouetta l’air et les lamelles de cuir irritèrent les 4 / 24 fesses déjà rougies de Tom Mills, le forçant à gémir de douleur. Il reçut les dix coups promis par Martinez. Et un de plus pour avoir osé le défier du regard. Il avait fini à l’infirmerie, où Mrs Robinson lui avait tartiné le derrière d’une pommade efficace contre les brûlures. À des endroits où l’homme-aux-doigts-crochus avait insisté, sa peau commençait même à se détacher, tombant en lambeaux. Mrs Robinson lui avait appliqué un bandage qu’il avait fallu renouveler chaque matin, pendant plus d’une semaine. Ce fut à cet instant que le jeune Mills commença à détester Devan Martinez. Plus que tout au monde. Enfin presque… car Tom détestait également ses chimères quand elles continuaient de le hanter. Sur la balance du désespoir, il aurait pu placer le directeur de Hayton School d’un côté, ses pires démons de l’autre, le poids de ses soucis aurait été à peu près équitablement réparti. Après la noirceur du tableau de géographie qui hantait ses journées, Tommy devait affronter la froideur de ses nuits, dans lesquelles il faisait face à sa torpeur. Se perdant dans les méandres d’un autre monde. Ses nuits, il les passait chez sa tutrice, Miranda Johnson. Une septuagénaire au visage creusé, marqué par des rides bien dessinées, et aux mains déformées par l’arthrite. Quand son père était décédé, Tommy n’avait pas eu le choix. Il était allé là où la justice avait décidé de le placer. La maison de Mrs Johnson était plutôt spacieuse. La dame était veuve depuis quelques années, mais elle avait conservé la disposition des pièces, transformant simplement le bureau de feu son 5 / 24 mari en une chambre au mobilier réduit, pour y accueillir Tom Mills. Il n’avait pour meubles qu’un lit une place et une commode souillée par le temps, au bois vermoulu. Sa chambre était située au rez-de-chaussée, tandis que Miranda dormait à l’étage. En pleine campagne, l’habitation était isolée dans une ferme qui ne servait plus depuis longtemps. Le terrain était en friches. Seule la pelouse, située aux abords des pavés de la cour, était entretenue par un jardinier que Mrs Johnson rémunérait tous les mois. Une nuit, Tommy se réveilla d’un sommeil agité, la vessie pleine. Les volets n’étaient pas fermés (Mrs Johnson ne se donnait pas systématiquement la peine de les rabattre une fois la nuit tombée) et les rideaux étaient tout juste tirés. La pénombre était maîtresse des lieux, dévorant la pièce. Dehors, le ciel était dégagé. La lune diffusait une pâle nitescence, dont le halo était happé par l’obscurité. Mais le réveil à remontoir posé sur la vieille commode renvoyait les rayons de cette infime clarté. Suffisamment pour que Tommy puisse deviner les aiguilles sur le cadran. Il était un peu plus de deux heures du matin. Sa vessie le torturait, il repoussa les couvertures au pied du lit et se hissa jusqu’au bord. Ses pieds nus se posèrent sur le plancher. Juste avant de se lever pour de bon, il fut stoppé dans son élan. La pensée qui se figea dans son esprit fut celle de Grooggy-le-borgne. C’était Matt Silverman qui lui en avait parlé à son arrivée à Hayton School. Et plus d’une fois, Tom avait cru l’apercevoir. La nuit pendant son sommeil, juste dans l’entrebâillement de la porte. Ou certains soirs d’hiver, sur le chemin du retour entre le pensionnat et la propriété de Mrs Johnson, alors que le jour déclinait. Grooggy-le-borgne, et ses deux mètres de haut. La « chose » se 6 / 24 dressait de chaque côté des bosquets dénudés, et sa silhouette s’allongeait dans l’obscurité, aux abords des premiers réverbères. Son ombre était finement découpée et ses empreintes gigantesques étaient déjà bien distinctes dans la neige, depuis l’entrée du square qu’il fallait traverser seul. L’hiver précédent, Tommy l’avait aperçu. Chaque soir en revenant de Hayton School. Si bien qu’il en avait presque perdu les pédales. Cette grande sauterelle de Matt Silverman avait ri aux éclats en entendant le jeune Mills le lui raconter. Et Tom avait compris son erreur, considérant qu’il n’aurait jamais rien dû dévoiler des mystères qui franchissaient la barrière entre son imagination et le monde réel. Mais voilà, le jeune garçon restait persuadé qu’il ne s’agissait pas d’une simple matérialisation de son esprit. Grooggy-le-borgne existait bel et bien. Quelque part tapis dans les ténèbres, il attendait. Et parfois il se montrait. Il l’avait vu et n’en démordait pas. Enfin… il l’avait simplement aperçu. Pour cette raison, il ne pouvait pas en donner de description exacte. En tout cas, pas celle de Matt. Et heureusement, car lorsqu’il l’écoutait énumérer les détails du portrait de la « chose », Tommy en avait froid dans le dos. Et nous y sommes, songea-t-il en allumant la lampe de chevet posée à ses pieds, à même le plancher. La pièce s’éclaira et il sentit son pouls s’accélérer. 7 / 24 T’es pas une poule mouillée, se dit-il. T’es pas une poule mouillée, sauf que depuis l’âge de quatre ans tu fais ces putains de voyages dans l’autre partie du monde, celle où se tapissent tes pires cauchemars… Là où vivent les démons. Comment qu’elle appelait ça la vieille Fergusson…? Le voyage astral…? Tu parles d’un voyage ! Depuis tout petit, Tommy avait pris cette fâcheuse habitude. Il se laissait aller puis son esprit finissait par quitter son corps pour aller vagabonder dans l’autre dimension. Celle où les âmes incarnées n’avaient pas leur place. Il franchissait la limite, la barrière derrière laquelle chaque chose devenait inhospitalière. Quand il en revenait, il en gardait des souvenirs traumatisants, des bribes qui semaient souvent la confusion entre le rêve et la réalité, parmi son esprit fatigué. Dix ans après, il ne maîtrisait toujours pas le phénomène. Il était simplement en proie à la folie et subissait ces états de décorporation. C’était Amanda Fergusson qui avait diagnostiqué les troubles dont souffrait le petit garçon, alors qu’il n’était qu’en maternelle. À l’époque, la vieille dame s’occupait des enfants de la moyenne section. Elle avait révélé ses dons de médiumnité à Sonny Mills en lui dévoilant les facultés dont était capable le petit. — Chaque fois il s’aventure un peu plus loin, avait-elle glissé dans un murmure à l’oreille de Sonny. Et un jour il va se perdre pour 8 / 24 de bon. Et quand le fil d’argent viendra à se rompre, nous ne pourrons plus rien pour lui. Il sera mort ou prisonnier des ténèbres. Mais le père de Tom refusait d’y croire. À la fin, il avait insulté la vieille femme de « sorcière » et ne lui avait plus jamais adressé la parole. Ne se souciant guère du sort de Tommy, et ne sachant pas combien ce dernier était victime de cette étrange faculté à voyager entre le monde des humains et le royaume des entités démoniaques. Tom se leva lentement, s’efforçant d’éloigner le souvenir de Grooggy-le-borgne de ses pensées vagabondes. Il marcha sur le plancher, faisant craquer le bois sous ses pieds. Lorsqu’il atteignit la porte donnant sur le couloir du rez-de-chaussée, il la poussa doucement. Elle grinça sur ses gonds rouillés, comme le faisait le murmure du vent quand il soufflait contre les carreaux crasseux de la salle de géographie, à Hayton School. Il se tint debout et attendit. Il se souvint que pour rejoindre les latrines, il lui fallait passer devant le living room ; la pièce où Miranda entreposait ses poupées de porcelaine et de chiffon. Ses « bébés », comme elle aimait les appeler. Elle était collectionneuse et elle en possédait tout un tas, qu’elle gardait au rez-de-chaussée de la maison. Elles étaient soigneusement exposées, chacune à sa place. Et Mrs Johnson ne les déplaçait que pour faire le ménage et passer le plumeau à poussière. Tommy détestait leurs visages et les petits 9 / 24 corps de chiffon qui soutenaient leurs têtes. Leurs yeux étaient trop brillants, leurs regards si malicieux. L’aspect de poupée de cire qu’imitait la porcelaine le déroutait davantage. Le jeune Mills s’avança dans le couloir et alluma la lumière. Timidement, il appuya sur l’interrupteur. Il y eut une étincelle sous son doigt, et le plafonnier s’illumina. L’ampoule se mit à grésiller. Encore une qui rendrait bientôt l’âme. En arrivant devant l’entrée du living-room, il s’arrêta. Il fallait le traverser complètement, et affronter le regard des poupées de Miranda. Ou fermer les yeux et se dépêcher d’atteindre l’autre pièce, à deux pas des vécés. Ce fut la solution la plus sage pour Tommy. La lumière du corridor atteignait parfaitement la pièce qui lui donnait tant la chair de poule, se propageant bien au-delà, dévoilant les petits visages figés dans la pénombre. Tom ferma les yeux et traversa le living-room. Il se précipita jusque dans les toilettes et soulagea sa vessie. 10 / 24 Ça n’était pas si insurmontable, songea-t-il en se secouant le pénis. Sauf qu’il lui fallait faire le chemin en sens inverse, à présent. Il actionna la chasse d’eau, referma la porte derrière lui et revint dans le living-room. On aurait dit que c’était ici que stagnaient les plus grands mystères que renfermait cette maison. Il ferma les paupières et entreprit de traverser le séjour. Mais à mi-chemin, sa curiosité l’emporta. Tommy rouvrit les yeux, tombant nez-à-nez avec Miss Maggie… la poupée préférée de Miranda Johnson. Son regard livide avait quelque chose de sinistre dans le clair-obscur. Ses lèvres n’étaient qu’une toute petite fente, dessinée entre le nez et le menton. Mais on aurait dit que d’un instant à l’autre, Miss Maggie allait ouvrir la bouche et dévoiler quelques chicots pourris, entre deux incisives bien acérées. Tommy pensa que son rouge à lèvres n’était qu’un leurre. Il faillit laisser s’échapper un cri. Au lieu de cela, il se mordit la langue et ravala son envie de s’époumoner en pleine nuit. Mais son sang ne fit qu’un tour et son esprit fut à deux doigts de vaciller lorsque les poupées bougèrent toutes en même temps. Ce furent d’abord leurs petits cous qui s’animèrent, pivotant à droite puis à gauche. Ensuite leurs jambes, qui se redressèrent, et leurs membres supérieurs qui cherchèrent à attraper quelque chose dans le vide. Le jeune homme recula, glissant sur un parquet fraîchement ciré. Il tomba en arrière et amortit sa chute des deux mains, qu’il plaça près de son séant. Son regard fut comme hypnotisé par les visages malicieux qui s’avançaient déjà vers lui. 11 / 24 Nous allons te conduire jusqu’à lui, Tommy. Suis-nous, nous allons t’emmener voir Grooggy-le-borgne. Voilà qu’elles se mettaient à parler. Les voix se mélangeaient, semant le trouble au sein d’une chorale désorganisée. Elles grinçaient et claquaient des dents. Tommy pouvait les observer se mouvoir et avancer vers lui, comme des automates dont les rouages étaient tout juste bons à changer. Leurs mouvements étaient désordonnés et leur démarche désarticulée. Une autre figure se fraya un chemin parmi les têtes de porcelaine, entrechoquant certaines d’entre elles, dans des tintements qui écorchèrent les oreilles du garçon. Elle colla son visage contre le sien. Si bien qu’il sentit un souffle glacial lui fouetter les joues. Comme le vent d’hiver. Désemparé, Tommy la repoussa tant qu’il le put. À l’aide de ses jambes il l’envoya à l’autre bout de la pièce. Le visage de la créature démoniaque qui avait pris naissance sous la poupée de porcelaine se gondola, comme une feuille de papier imbibée d’eau, dégoulinant d’une espèce de moisissure verdâtre, suintant et se liquéfiant comme de la cire sous l’effet d’une chaleur intense. Cette fois, Tom Mills lâcha un cri d’effroi. Viens avec nous, disaient les autres poupées, dans sa tête. D’étranges rictus s’étaient formés sur la plupart des masques de céramique. Viens avec nous, continuaient-elles en menaçant le garçon du bout de leurs petits doigts crochus. 12 / 24 Les fines fentes avaient disparu, laissant la place à de grosses lèvres boursoufflées, dévoilant des dents aussi piquantes que des aiguilles. Leurs mâchoires se luxaient mais n’en paraissaient pas moins dépourvues de force. Il fallait que le cauchemar cesse. Et vite. Mais Tom eut beau se pincer, la réalité le rattrapa. Il dérapa une fois de plus sur le sol lustré, tombant à genoux. Sa tête faillit heurter un guéridon, sur lequel trônait un grand vase rempli d’eau et débordant de fleurs. Sur sa gauche, l’une des poupées s’articula, agitant son costume bariolé et tapant ses mains l’une contre l’autre. Un rire strident s’échappait d’entre sa bouche grande ouverte. Il s’agissait d’un clown sarcastique, qui avait entrepris de semer le trouble parmi toute cette agitation de pantins maudits. — Stop ! hurla Tommy. Mais le son de sa voix fut noyé dans les rires et les cris des poupées. Le clown s’approcha de lui, son mécanisme accompagnant chacun de ses pas dans des tic tac irréguliers. Ses yeux étaient devenus hypnotiques, ils tournoyaient sur son visage de fripon. Ils se mirent tout à coup à cracher des étincelles et à danser dans l’obscurité de la pièce, comme deux feux follets. Au beau milieu de ce tumulte qui n’en finissait pas de déconcerter le jeune homme, en même temps que le feu d’artifices des horreurs lui en mettait plein la vue. — Tommy ! criait le clown. Tommy tu es à moi ! Tu es à 13 / 24 nous… Il ricana de plus belle. Ses joues se creusèrent et sa bouche s’élargit, dévoilant des piquants qui claquèrent sous son gros nez rouge. Ils fendirent l’air, cherchant à atteindre l’adolescent. Tom se démena comme il le put, échappant de justesse à deux petites mains de porcelaine, qui refermèrent leurs doigts dans le vide. L’atmosphère s’était alourdie, la pièce obscurcie et les sons étaient happés par les murs, confinés dans du coton. Tom sut alors qu’il avait franchi la barrière séparant les deux mondes. Et au milieu de tous les visages défigurés des poupées de chiffon, il vit celui de Miranda Johnson. Grimaçant dans le clair-obscur qui les entourait. Sa figure s’était allongée, ses yeux étaient si cernés que de lourdes poches lui retombaient jusque sur les joues. Ses paupières avaient disparues et sa peau s’était boursoufflée. Les cheveux de Miranda étaient en bataille. Une frange ébouriffée lui retombait sur le front, et derrière ce rideau grisâtre, deux prunelles lançaient des éclairs, guettant le garçon dans la nuit. Les lèvres de la vieille femme s’étaient fendues en un rictus inquiétant, gravé à jamais sur son visage devenu difforme. Elle s’avançait parmi ses poupées. Son corps s’était disloqué et ses membres ondulaient, comme ceux d’une marionnette retenue par des ficelles attachées à quelque invisible main. Tommy ne pouvait plus crier. Il pouvait tout juste échapper aux petits doigts qui tentaient de le saisir. Une étrange musique était née dans l’atmosphère de la maison, dans cet autre monde. Elle ressemblait à une lamentation et avait quelque chose de sinistre ; une 14 / 24 note mal accordée restait haut perchée, rendant la mélodie lancinante. La bouche de Mrs Johnson s’ouvrit toute grande, laissant une langue de six mètres de long se frayer un passage parmi les têtes accrochées sur des corps en guenilles. La peau de la vieille dame se détachait, dégoulinant par endroits, comme de la cire chaude. Il flottait une odeur de bougie et des effluves âpres montaient jusqu’aux narines de Tommy. Il en eut la nausée. Vite, il fallait déguerpir de là. Il se releva, voulant prendre ses jambes à son cou. Mais dans cet autre monde, là où un étrange brouillard le guettait depuis le corridor, ses gestes étaient plus lents. Le temps semblait avoir ralenti sa course folle et tous les doutes étaient devenus possibles. Baignant dans cette autre dimension, Tom parvint pourtant à quitter le living-room. Il s’en alla vers le couloir, s’aventurant dans la brume épaisse, là où des vapeurs irritantes s’emparèrent de lui. Il avançait à tâtons, s’éloignant des rires et des petites voix des poupées. Le clown était à ses trousses. Il pouvait l’entendre courir sur le sol, parmi le tintement métallique du mécanisme qui l’animait. Il arriva dans une autre pièce, et le bruit saccadé émis par la marionnette se fit plus lointain. Il n’en fut pas moins rassuré. Car même si le brouillard s’était dissipé par endroits, dans ces lieux hostiles, il était encore présent dans la tête du jeune garçon. Il devina une autre présence. Devant lui, un homme étrange se tenait debout. Il lui tournait le dos, ses mains semblaient agripper quelque chose. Le temps avait considérablement ralenti. Encore un peu plus. Tommy se rendit compte qu’il se déplaçait plus vite que les mouvements exécutés par l’inconnu posté devant lui. Il le contourna 15 / 24 et porta les deux mains à sa bouche, étouffant un cri, en constatant que l’homme (visage pâle, teint cadavérique et regard livide) s’apprêtait à égorger une petite fille à l’aide d’un grand couteau de cuisine. La scène se passait dans une kitchenette, dont la tapisserie était défraîchie. Tom arrivait trop tard, il était devenu le spectateur d’un crime dont il avait entendu parler à Hayton School. L’action s’était déroulée des années auparavant, mais l’affaire avait longtemps défrayé la chronique, dans les éditions locales. Et longtemps après, on parlait encore de « l’égorgeur fou », dans les couloirs du pensionnat. Ainsi ça s’est passé dans cette demeure... pensa Tom. Avant qu’elle ne soit achetée par les Johnson. Il ressentit un profond dégoût en repensant à toutes les nuits qu’il avait déjà vécues dans la maison. Impuissant, il assista à la scène de l’affreux personnage sectionnant la carotide de la petite fille, à l’aide du couteau de boucher. Tout se passait au ralenti. La lame s’enfonça dans la petite gorge fragile, la transperçant de part en part, tandis que l’autre main du bourreau maintenait le visage frêle de l’enfant. Le sang se mit à couler. Abondamment. Et le petit corps tomba inerte sur le sol. Après quoi, l’homme attrapa un fusil, qu’il avait laissé en évidence dans un coin de la kitchenette, s’enfonça le canon dans la bouche et pressa la détente. Lentement, au rythme du temps qui ralentissait sa course, sa cervelle alla retapisser les murs de la pièce. Tommy se retourna et courut aussi vite qu’il le put. L’espace d’un instant, il crut qu’il faisait du surplace. Il eut la sensation de 16 / 24 courir dans le vide, l’impression que ses pieds ne touchaient plus le sol. Tout à coup le temps s’était mis à accélérer, rattrapant le garçon. Le décor changea, et son esprit vacilla pour de bon. Il se retrouva prisonnier des limbes, au cœur d’un endroit où il faisait très froid. La mélodie inquiétante l’avait rattrapé et le clown était de nouveau à ses trousses. Ses mâchoires claquant dans le vide. — Tommy… ricanait le pantin. Tommy je vais t’attraper, garnement ! Tom se retourna et vit les habits de chiffon qui flottaient dans l’obscurité. La veste bariolée et les pompons en laine orange dansaient sous les prunelles illuminées de la poupée diabolique. Un feu ardent était né dans les fenêtres qu’étaient ses yeux rougeoyants. Le jeune homme songea soudain que le clown avait la même allure que Joe Prescott, le plus terrible de tous les enfants de Hayton School. Un cauchemar ambulant. Joe-la-terreur, qu’ils l’appelaient tous dans le pensionnat. Tommy courait toujours, se surpassant à chaque instant. Il faisait de plus en plus froid dans les ténèbres. L’air glacial lui paralysait le visage. Ses membres étaient si engourdis qu’il ne les sentait presque plus. Lorsqu’il arriva à mi-chemin entre l’obscurité et un autre lieu étrange, tamisé de lueurs rouges, il s’arrêta. Devant lui, surplombant le lointain depuis une mezzanine au plancher vermoulu, il était là en train de jouer cette énigmatique musique lancinante, sur un clavecin dont les cordes étaient usées par le temps : Grooggy-le-borgne. La créature de deux mètres leva la tête et aperçut Tom Mills depuis son poste d’observation. Elle s’arrêta de 17 / 24 jouer, faisant craquer ses doigts, quittant le siège de son tabouret. Lorsque le garçon la vit, il découvrit combien son visage était terrifiant. Défiguré, il était barbouillé d’une espèce de peinture blanche mal appliquée. Son unique œil (le droit) regardait le garçon, lui envoyant des éclairs. Électrifiant l’atmosphère qui régnait dans ces lieux austères et puants. Le côté gauche de la figure du démon était barré par des cicatrices renflées. Là où aurait dû apparaître son deuxième œil, il n’y avait qu’un trou béant. Un cratère difforme d’où vous guettait le néant. — Tom-m-y… gronda-t-il d’une voix caverneuse. Tom-m-y. Il s’avançait déjà vers lui, écorchant les murs de ses doigts d’argent. Faisant jaillir des étincelles… Mon Dieu, c’était avec ses doigts qu’il l’égorgerait… Ils semblaient aussi tranchants que des couteaux de boucher. Et tout aussi bien aiguisés. Grooggy-le-borgne ne possédait que quatre doigts sur chaque main. Il les remuait et les faisait tinter contre les parois glacées. Son nez crochu descendait jusqu’à des lèvres grossièrement élargies, qui s’étiraient en un rictus démoniaque. Elles étaient d’un rouge écarlate. D’entre ses dents pointues, une langue fourchue dépassait. Elle fendait l’air, comme le faisait la cravache de Devan Martinez, le directeur de Hayton School. Derrière Tommy, Joe-le-clown-la-terreur gagnait du terrain. Son mécanisme l’entraînait un peu plus vers l’avant. Ses pas désordonnés claquaient sur le sol, les petits pieds de la poupée effectuant des mouvements saccadés. 18 / 24 Pris au piège, songea le garçon. Je suis fichu cette fois. C’était entre Grooggy-le-borgne et le clown railleur qu’il allait finir décortiqué. Il serait peut-être d’abord écorché vif. Ensuite ils le découperaient, l’envoyant à jamais purger sa peine dans les abîmes sans fin, le rendant prisonnier des limbes dans ce royaume maudit. Le clown était arrivé à sa hauteur, l’agrippant par le col. Tommy se débattit et s’extirpa de son étreinte, envoyant la poupée au tapis et évitant de justesse les dents effilées qui s’étaient refermées à quelques centimètres de son bras gauche. Le garçon remarqua une issue. Il se dit que c’était peut-être sa dernière chance de se sortir indemne de ce labyrinthe, aussi sinueux que le chemin jonché d’obstacles qui s’était tracé dans son esprit. Des résidus mnésiques flottaient çà et là, l’empêchant de raisonner. Pourtant il lutta autant qu’il le put. De toutes ses forces. Il réussit à s’élancer dans le dédale tortueux de ce monde de cauchemars. Grooggy-le-borgne à ses trousses. Vite, il fallait remonter le temps, courir et ne pas s’arrêter. Il risqua pourtant un coup d’œil par-dessus une épaule, s’apercevant que le démon dévoreur d’âmes était toujours derrière lui. Il accéléra un peu plus, sentant tout juste son pouls devenir plus rapide. Nous y sommes presque… Encore un effort et nous serons tirés d’affaire. Tommy pouvait apercevoir une faible lumière depuis le 19 / 24 lointain… Elle était apparue au bout du long chemin que son corps astral empruntait pour revenir dans le monde des humains. Sorte de lueur d’espoir, brillant comme un feu follet. Il se cogna contre quelque chose de dur, se passa une main sur l’épaule qui avait heurté cet obstacle, constatant qu’une matière spongieuse venait de s’agripper à sa chair humide. Il se concentra sur sa course effrénée, devinant le souffle glacial de l’entité qui était à ses trousses. Elle se rapprochait dangereusement de lui. Derrière, les doigts argentés crissaient dans la pénombre, envoyant mille étincelles. Des éclats scintillants qui s’éteignaient presqu’aussitôt. Plus que quelques mètres. Son corps… Il fallait qu’il suive le fil d’argent et qu’il retrouve son enveloppe charnelle. Il y était presque. Devant lui, la lumière s’intensifiait à mesure qu’il s’élançait. Il atteignit la pièce où il vit la petite fille morte, étendue sur le sol de la kitchenette, noyée dans son sang. Il sut qu’il était sur le bon chemin. Il sauta par-dessus le corps sans vie de « l’égorgeur fou » et continua sa course folle. Il atteignit enfin la frontière qui séparait les deux mondes, retrouvant la lumière, ne sachant pas vraiment s’il s’agissait d’un coup du sort ou de sa faculté à s’orienter dans l’inconnu. Car une fois qu’on franchissait la barrière et que l’on passait dans le royaume des entités démoniaques, on finissait par perdre tous ses repères habituels. On pouvait se perdre à jamais, et finir dans le lointain, où les ténèbres étaient maîtresses de lieux. 20 / 24 Tommy courait de plus en plus vite. Il s’élança dans la lumière, osa un regard derrière lui, et vit Grooggy-le-borgne disparaître de l’autre côté de ce qui séparait les deux dimensions. Il s’élança et retrouva son corps inanimé sur le lit, dans la vieille chambre du rez-de-chaussée. À son réveil, il était encore sonné. Et très fatigué. Il se leva lentement, sortit de la pièce. Dans le living-room, les poupées de Miranda Johnson étaient toutes à leurs places habituelles. Toutes sauf une. Joe-le-clown-la-terreur manquait à l’appel. Il était resté de l’autre côté, dans les ténèbres. Peut-être attendait-il le retour de Tom. Car le garçon le savait, ce voyage astral ne serait pas le dernier. Il y en aurait d’autres, tant qu’il n’aurait pas trouvé un moyen de contrôler ses pulsions dangereuses, il serait prisonnier de cet acte inconscient qui consistait à laisser l’esprit s’extirper de l’enveloppe corporelle et vagabonder derrière la limite. Là où les humains n’avaient pas leur place. Là où seules les créatures qui ne s’étaient jamais incarnées se tapissaient. Des démons qu’il était dangereux de rencontrer. Le lendemain matin, le jeune homme avait découvert le corps sans vie de Mrs Johnson. Il était monté à l’étage, et l’avait retrouvée morte dans son lit. Le médecin qui était venu constater le décès avait pu évaluer l’heure de la mort ; la vieille femme avait rendu l’âme entre deux et trois heures du matin. L’heure à laquelle Tommy s’était mis à affronter les poupées dans le living-room. Et l’instant où il avait vu le fantôme de Miranda rôder au milieu de tous les 21 / 24 visages de porcelaine. Tout coïncidait. On n’empêchait pas les choses d’arriver, Tom Mills l’avait compris depuis longtemps. Le garçon avait un précieux don, qu’il conserverait pour le reste de son existence. Mais il y avait un prix à payer. Les monstres n’existent pas mon garçon. C’était ce qu’avait dit un jour Sonny Mills à son fils. Mais Sonny n’était jamais allé au-delà de la frontière qui séparait les deux mondes. Seul Tom s’était rendu là où Elle attendait patiemment. Elle… La peur. Le fléau capable de prendre la forme de ses pires cauchemars. Grooggy-le-borgne… Joe-le-clown-la-terreur… ou le monstre tapis dans un recoin de son placard l’année de ses cinq ans… Elle n’avait pas de visage, Elle avait des milliers de faciès. Tommy avait maintes et maintes fois franchi les limites d’une sphère réputée impénétrable pour un esprit humain. Mais dont les frontières n’étaient pourtant pas si inviolables. Ses escapades nocturnes continuaient depuis cet incident. Le garçon avait ouvert des portes, qui ne s’étaient parfois jamais refermées. Après le décès de Miranda Johnson, on lui avait trouvé une place dans un autre pensionnat. La plupart des soirs avant de s’endormir, il scrutait les moindres recoins de sa chambre, persuadé qu’Elle se tapissait quelque part dans l’obscurité, prenant tour à tour les apparences les plus diaboliques. Dans sa tête, le tumulte incessant des rouages mécaniques du clown malicieux se mélangeaient à la voix grinçante de la créature. Tommy, je vais t’attraper, viens avec 22 / 24 nous dans le lointain, disait Joe-le-clown-la-terreur. Et quand le garçon s’endormait, il croisait le regard inquiétant et les yeux étincelants de la poupée de Mrs Johnson, passant de l’autre côté. Ne sachant jamais s’il en reviendrait. FIN 23 / 24 Publication certifiée par De Plume en Plume le 28-02-2016 : https://www.de-plume-en-plume.fr/ En savoir plus sur l'auteur : Picchiarelli Rémy (Rémy Picchiarelli) Vous pouvez lui laisser un commentaire sur cette page : Voyages entre les mondes sur DPP Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)