Les Clarificateurs - Eric Bourdon - La critique sociale de Thibault

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Les Clarificateurs - Eric Bourdon - La critique sociale de Thibault
Les Clarificateurs
Une critique sociale du roman-thriller Les Clarificateurs d'Eric Bourdon
lors de sa première sortie en eBook en avril 2015
( publication papier en 2012 aux Éditions de la Méduse à Lille )
par Thibault Isabel, écrivain et rédacteur en chef de la revue Krisis.
Critique publiée sur Facebook en avril 2015, en 2 parties :
Les Clarificateurs (1) : une réflexion sur la logique managériale (8 avril 2015)
Les Clarificateurs (2) : une réflexion sur la logique sectaire (16 avril 2015)
ericbourdon.fr - Presse – CLF 04.2015 - 1/5 - © Critique par Thibault Isabel, tous droits réservés
Les Clarificateurs (1) : une réflexion sur la logique managériale
Eric Bourdon vient de publier son roman « Les Clarificateurs » en version électronique. Après
plusieurs années de vie au format papier, ce thriller paranoïaque à mi-chemin entre « La firme » et
l’univers de Stephen King est ainsi mis à la disposition du public, en accès libre et gratuit. C’est
l’occasion de revenir sur le thème principal du récit : la manipulation et l’engagement sectaire.
Le grand mérite du livre est précisément de ne pas tomber dans les clichés habituels du genre.
Bien que le roman donne en définitive une image plutôt négative de l’organisation qu’on appelle
« les Clarificateurs », on est loin ici du prêchi-prêcha convenu contre les « dérives sectaires », qui
n’est lui-même en général qu’une autre forme de sectarisme.
Mike, le héros du roman, n’est pas un jeune naïf en mal de repères. Ce n’est même pas un
fanatique farfelu en mal de spiritualité. C’est juste un garçon curieux, qui cherche à la fois à
préciser ses idées sur le monde et à faire son trou dans la société. La « secte » à laquelle il s’agrège
ne propose pas des croyances religieuses abracadabrantesques, mais une simple stratégie de
développement personnel, associée à des séances de coaching et au partage d’un impressionnant
réseau de contacts. On est sans doute plus proche d’un groupe comme l’Eglise de scientologie que
du Temple solaire ou même de Raël.
Les Clarificateurs professent partout dans le monde une « doctrine » assez typiquement
américaine : selon eux, chaque individu doit rationaliser son rapport à l’existence pour devenir plus
efficace et plus performant. Mike ne cherche pas l’illumination, mais le succès. Ses coaches sont là
pour l’aider.
Et ils l’aident, en effet, non seulement en lui proposant des séances de « clarification » (c’est-à-dire
une exploration méticuleuse de son univers mental), mais aussi en lui permettant de gravir les
échelons internes de l’organisation et d’avancer ainsi dans sa vie professionnelle.
Et c’est là que les choses deviennent vraiment intéressantes : le groupe des Clarificateurs
fonctionne exactement comme une entreprise ! Cette « secte » est en réalité une corporation
internationale du spirituel, où la religion n’est rien de plus qu’une logique managériale poussée
jusque dans ses ultimes retranchements.
Le roman explore de cette façon certains des impensés de notre époque, vouée à l’individualisme
et au pragmatisme. L’idéologie managériale et le culte du développement personnel deviennent
aujourd’hui une nouvelle religion. Mais cette situation génère toute une série de malaises
identitaires et relationnels profonds. A qui pouvons-nous faire confiance dans un monde aussi
égoïste et anonyme que le nôtre, où chacun ignore par conséquent s’il peut ou non se fier à son
prochain ?
Plus encore, l’homme contemporain se trouve tiraillé entre deux tendances contradictoires. D’un
côté, il se pense comme un individu pragmatique, passablement amoral parfois, et uniquement
soucieux de maximiser son intérêt. Mais, dans le même temps, la généralisation de cet
individualisme pragmatique autour de lui génère les conditions d’une aliénation totale,
notamment dans le monde de l’entreprise, à travers le développement de la propagande
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managériale : ceux qui nous emploient veulent faire en sorte, pour maximiser leur propre intérêt,
que nous nous mettions parfaitement à leur service. En même temps qu’ils valorisent en nous les
individus libres et performants, ils nous obligent à mettre cette liberté et cette performance à leur
service. L’individu, pourtant valorisé à l’échelle de la société, se sent alors lui-même
désindividualisé par la logique collective de l’entreprise pour laquelle il travaille.
C’est précisément ce qui arrive à Mike. Le héros ne se sent pas vraiment en confiance auprès des
Clarificateurs, qui l’ont pourtant aidé à « s’émanciper » des préjugés du monde extérieur, à devenir
un individu rationnel et à mieux gagner sa vie. Que cherchent véritablement ses bienfaiteurs à
travers lui ? Quelles sont leurs intentions à court et à long terme ? Et qui est le mystérieux leader
du groupe ? Plus Mike trace sa route au sein des Clarificateurs, moins il parvient à cerner leurs
objectifs. A tel point qu’il finit par se sentir comme un simple jouet entre leurs mains, un pion dans
un jeu d’échec qui le dépasse.
Je ne vais évidemment pas déflorer le suspense du récit, qui repose en grande partie sur
l’épaississement progressif du mystère. Mais ce qui se joue dans ce roman est en fait typiquement
générationnel, et dépasse de beaucoup la question des sectes, qui n’est ici qu’un prétexte. Car c’est
le rapport au monde de l’entreprise qui est fondamentalement en jeu, et même le rapport aux
autres en général, en ce début de XXIe siècle volontiers paranoïaque.
Il est difficile de dire si le roman prend parti pour ou contre l’organisation des Clarificateurs. Les
méthodes du groupe sont indéniablement contestées, mais pas nécessairement sa philosophie ou
son état d’esprit général. Le propos du livre n’est pas de dire si l’individualisme, le pragmatisme et
le développement personnel sont de bonnes ou de mauvaises choses, si la logique d’entreprise est
salutaire ou nuisible. Le propos consiste plutôt à s’interroger sur les contradictions d’une époque,
qui se reflètent en quelque sorte dans les contradictions du héros (ou dans celles du groupe des
Clarificateurs). Comment être un individu dans un monde individualiste qui aboutit parfois
concrètement à la négation des libertés individuelles les plus élémentaires ? Comment rester libre
lorsqu’on est exposé au désir de contrôle et de surveillance de ceux qui nous dominent dans la
hiérarchie sociale ?
C’est quoi qu’il en soit un étrange paradoxe que de promouvoir ainsi l’individu, comme le font les
Clarificateurs, tout en lui enlevant dans le même temps l’essentiel de ce qui fait sa liberté, en
pratique. Et c’est pourtant le paradoxe auquel la plupart d’entre nous sommes confrontés sur le
marché du travail, où l’individu est roi, libéré des tyrannies traditionnelles du management
hiérarchique et vertical, tout en étant perpétuellement enchaîné à ce qu’on attend
horizontalement de lui, à ses objectifs chiffrés de performance, à la surveillance invisible mais
omniprésente de ses collègues.
Les Clarificateurs (2) : une réflexion sur la logique sectaire
L’autre aspect intéressant du roman « Les Clarificateurs » réside dans sa réflexion sur les dérives et
les excès de l’opposition aux sectes. Certes, encore une fois, le roman d’Eric Bourdon montre bien
tous les dangers du phénomène sectaire, lorsqu’il aboutit à brimer la liberté (souvent même au
nom de la promotion de l’individu). Le roman montre aussi, comme on l’a déjà expliqué, que ce
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« phénomène sectaire » est en fait présent dans l’ensemble de la société, ne serait-ce qu’à travers
l’« esprit d’entreprise » si cher aux nouvelles générations de managers, qui comporte à la fois des
vertus d’intégration et un risque d’aliénation (exactement comme les autres formes de sectes,
d’ailleurs).
Mais l’auteur s’interroge également sur le fanatisme invraisemblable qui s’empare de bien des
personnes et de bien des groupes lorsqu’il s’agit de se dresser contre le Mal, et notamment par
exemple contre le Mal sectaire.
Ceux qui luttent contre la secte des Clarificateurs, dans le livre, s’organisent en effet eux-mêmes
sur un mode qui apparaît de plus en plus ostensiblement sectaire au fil du temps. Leur manière
d’agir, de parler et de penser, leur obsession pour la « communication », y compris dans ce qu’elle
peut avoir de plus manipulateur, finit par prendre le pas sur tout bon sens et toute raison. On
soigne en fait le mal par le mal, jusqu’à se trouver soi-même totalement corrompu et perverti.
Les méthodes d’endoctrinement utilisées par la secte des Clarificateurs ne diffèrent pas
fondamentalement des méthodes d’endoctrinement utilisées par les groupes qui se dressent
contre elle. Dans les deux camps, on voit se mettre en place une propagande fondée sur
l’exacerbation d’émotions brutales et régressives, d’une façon paranoïaque, et l’on oppose
puérilement le camp des gentils au camp des méchants, ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur,
les purs et les corrompus. Mais à force de se méfier de ceux qui nous menacent, à l’extérieur du
groupe, on en vient à se méfier de tous ceux qui, à l’intérieur même de son propre camp,
pourraient un jour nous trahir et passer à l’ennemi. Plus personne ne peut faire confiance à
personne. On guette le moindre signe de duplicité, dans un climat de surveillance et de délation
généralisé.
Les excès sectaires de la lutte anti-sectes ne sont qu’un exemple parmi d’autres des perversions
paranoïaques de notre époque, car le phénomène social dont il est question ici s’exprime en fait de
bien des manières. Chaque siècle connaît à vrai dire des tendances spécifiques à la diabolisation, et
charrie de ce fait tout un cortège d’inquisitions faussement angéliques. Ceux qui veulent à toute
force dénoncer le mal chez les autres sont en général les premiers à qui l’on devrait faire des
reproches. Le manichéisme moral implique une simplification de la réalité. Et c’est l’obsession du
bien qui conduit le plus vite sur le chemin du mal.
Le roman d’Eric Bourdon n’a rien d’un récit didactique : c’est même là sa force et sa vertu ! L’auteur
ne nous dit pas ce que nous devons penser des Clarificateurs, des associations anti-sectes, du
monde de l’entreprise, etc. Tout en pointant du doigt certains excès ou certaines dérives
potentiellement liés aux méthodes modernes de propagande et à leur sectarisme, le récit
manifeste au fond une certaine fascination sous-jacente pour les différentes techniques de
communication mises en place par les Clarificateurs (ou même par leurs ennemis, mais avec
beaucoup moins de brio, d’originalité et de raffinement). Au lieu de nous apporter des réponses
toutes faites, l’auteur préfère donc au final nous amener à réfléchir sérieusement sur toutes ces
questions, en soulevant des problèmes et des contradictions. Et il réussit en cela très bien à nous
faire méditer sur les écueils possibles de notre temps.
Voilà en tout cas ce que nous pourrions retenir du roman (et voilà surtout ce que j’en retiens pour
ma part) : si nous nourrissons aujourd’hui une peur aussi paranoïaque et aussi phobique des
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sectes, c’est précisément que toute notre vie se trouve enrégimentée dans un cadre sectaire qui ne
dit pas son nom. Les sectes ne sont en quelque sorte que la face paroxystique de phénomènes de
groupes qui sont à l’œuvre partout autour de nous, sous des formes plus discrètes et plus
insidieuses. Les pouvoirs publics, les ONG, les groupes politiques ou les lobbies, les associations de
lutte contre ceci ou cela : tout le monde veut nous clarifier sur les dangers de quelque chose, sur
les mérites de « ce qui est bon pour nous », comme si nous avions en permanence besoin d’une
maman ou d’un tuteur pour nous tenir la main. Et tout le monde recourt aux méthodes de
propagande les plus puériles et les plus dirigistes pour assurer notre conversion à la bonne parole.
La communication, dévoyée en rhétorique parfois insidieuse, sectaire et aliénante, devient alors
l’arme de manipulation massive utilisée par les bien-pensants, les faux rebelles et les nouveaux
inquisiteurs. La meilleure chose à en tirer, par conséquent, c’est qu’il vaut mieux commencer par
prendre garde à tous ceux qui entendent nous « clarifier » !
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