Communiqué de pres

Transcription

Communiqué de pres
Giorgio MORANDI
L’ A B S T R A C T I O N D U R É E L
5 JUIN > 26 SEPT. 2010
La géométrie explique
presque tout
2
GILLES ALTIERI
Giorgio Morandi et l’abstraction
du réel
6
LAURA MATTIOLI-ROSSI
“Ici la réalité est du côté du peintre :
dans le bleu épais”
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ITZHAK GOLDBERG
Biographie
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LAURA MATTIOLI-ROSSI
Œuvres exposées
24
Photos disponibles
26
Fiche technique
29
RELATIONS AVEC LA PRESSE Agence Observatoire - Véronique Janneau
Contact : Aurélie Cadot - Tél. 01 43 54 87 71 - Fax 09 59 38 87 71 - [email protected]
La géométrie
explique presque tout
GILLES ALTIERI, directeur de l’Hôtel des Arts
S
i Giorgio Morandi, qui n’a pratiquement jamais quitté la ville de
Bologne où il est né en 1890, n’a pas subi l’attraction des grands
mouvements du XXe siècle, il n’a en aucune façon vécu en ermite
comme une légende tendrait à l’accréditer, mais au contraire a
toujours suivi de très près les débats qui ont agité le monde de l’art. Il a
fugacement flirté avec le futurisme sans jamais y adhérer ainsi qu’avec
la peinture métaphysique, car la voie qu’il voulait explorer et dont il a
obstinément creusé le sillon au long de sa vie était trop intime et personnelle pour qu’il subisse de telles attractions.
D’une certaine manière il occupe en Italie une place assez équivalente
à celle d’Edward Hopper aux États-Unis. Ses influences, il faut essentiellement les chercher chez Cézanne, qui laissera chez lui des traces profondes et durables par la vision qu’il offre d’une réalité reconstruite, déjà
marquée du sceau de l’abstraction, par le caractère monumental qu’il
confère aux objets simples du quotidien et par l’utilisation d’une palette
souvent limitée à des couleurs naturelles. En remontant plus haut dans
le temps il faut évoquer l’ombre tutélaire de Chardin, avec qui Morandi
entretient des liens si étroits que Charles Sterling en 1952 n’hésite pas
à le qualifier de Chardin du XXe siècle. Mais on connaît aussi son admiration pour Giotto, Piero della Francesca et Paolo Uccello – trois peintres
de référence aux yeux des artistes qui ont fait l’histoire de l’art moderne
– et enfin pour Masaccio.
Certes sa vie s’est écoulée de façon apparemment monotone entre
l’appartement de la via Fondazza où il a vécu à partir de 1910 en compagnie de ses trois sœurs et dans lequel il avait son atelier, et l’Académie
des Beaux-arts où il a étudié jusqu’en 1913 pour ensuite y enseigner la
gravure jusqu’à sa retraite.
2
Cette vie rangée et lisse s’est doublée d’une œuvre apparemment à
l’image de celle-ci, sans crise majeure ni ruptures dramatiques, comme
si la première était la condition de la seconde. N’imaginons pourtant pas
que Morandi ait vécu à l’écart du monde et que son œuvre n’ait fait que
le bonheur de quelques initiés. Il a au contraire occupé une position
importante dans la vie artistique du siècle, participant à plusieurs reprises
à la Biennale de Venise dont il a obtenu le 1er prix pour la peinture en 1948,
et a été exposé dès 1951 à la première Biennale de São Paulo où étaient
présentées dix peintures dans la section italienne.
En 1955 les organisateurs de la première Documenta de Kassel qui
entendaient présenter les maîtres fondateurs de l’art moderne occidental
lui avaient réservé une salle dans laquelle étaient exposées onze natures
mortes et en 1957 il obtenait le 1er Prix de la Biennale de São Paulo.
Présence de Morandi aussi au cinéma puisque dans le film La Dolce Vita
de Federico Fellini on voit une de ses peintures dans le salon du personnage interprété par Alain Cuny, de même que dans La Notte de
Michelangelo Antonioni ; un choix particulièrement emblématique car
dans les films de ce dernier l’architecture et les espaces urbains souvent
déserts que structure le découpage des ombres et de la lumière nous
paraît tenir une place aussi importante que ses personnages, transposant
au langage cinématographique l’univers mental et plastique de Morandi.
De même qu’en Jazz il y a des musiciens pour musiciens, il existe dans
le domaine de la peinture des peintres pour peintres, dont fait incontestablement partie Giorgio Morandi qui jouit auprès de ceux-ci d’un prestige
quasi religieux ; Karen Wilkin écrit avec justesse qu’il est parfois tentant
de considérer la manière de réagir à l’œuvre de Morandi comme une
mesure de la capacité de percevoir les questions fondamentales de la
peinture.
Pourtant de son temps Morandi a été l’objet de controverses en Italie,
certains considérant sa peinture comme la fin de programme d’un genre
en extinction, d’autres au contraire voyant en lui l’annonciateur d’un
courant artistique à venir. Aujourd’hui, quarante-six ans après sa disparition, nous avons le sentiment que la deuxième hypothèse était la bonne.
On observe en effet que de nombreux artistes en activité – toutes générations confondues – s’inscrivent consciemment ou non dans le sillon
qu’il a tracé, chacun utilisant le vocabulaire et le médium qui lui sont
propres. L’œuvre du maître de Bologne est en effet largement ouverte,
offrant de multiples accès, soit par les thématiques qu’il a explorées –
natures mortes et paysages – mais aussi par la forte charge émotionnelle
et spirituelle que dégagent ses œuvres à l’instar de Rembrandt, Vermeer,
Alberto Giacometti, Mondrian et Rothko.
On compte ainsi aujourd’hui parmi ses possibles héritiers des artistes aussi
différents qu’Alexandre Hollan, Lawrence Carroll, Luc Tuymans, Liliane
Tomasko, Koen van den Broek, Sean Scully, James Bishop ou Philippe de
Gobert pour n’en citer que quelques-uns, auxquels on pourrait associer
les artistes minimalistes.
3
Il existe un lien particulièrement intéressant à établir entre Giorgio
Morandi et Robert Ryman, un autre artiste fondamental du XXe siècle, par
« le peu » que ces deux artistes donnent à voir et l’intense spiritualité
qu’il génère.
Le Corbusier avait fait sienne une phrase puisée chez Renan selon laquelle
pour Jésus la matière n’est que le signe de l’idée ; chez Morandi il est
difficile de décider laquelle est le signe de l’autre tellement matière et
pensée semblent consubstantielles. Mais il est loisible de constater que
l’extrême concentration de Morandi tout au long de sa vie autour des
trois seuls sujets qu’il a traités – les bouquets de fleurs, les paysages et les
natures mortes composées de quelques objets récurrents – s’est traduite
par un poids croissant accordé au fil du temps à la géométrie dans la
structuration de ses compositions. On sait que Morandi aimait à citer la
phrase de Pascal « la géométrie explique presque tout ».
Ainsi, à partir des années cinquante organise-t-il ses natures mortes en
séries au caractère abstrait de plus en plus affirmé. Dans certaines d’entre
elles, les objets sont étroitement agrégés en blocs rectangulaires verticaux ou horizontaux, eux-mêmes divisés en pavés de couleur aux tons
un peu assourdis dans les gammes des beiges et des ocres avec un ou
deux pans de couleurs plus lumineux. Dans certaines huiles et plus souvent
dans les aquarelles il est même difficile d’identifier quels sont les objets
représentés, leurs formes indécises flottant dans un bain de lumière où
pointent seulement quelques signes les rattachant à une possible figure.
Le caractère monumental des natures mortes de Morandi – en dépit de la
petite taille des tableaux – et la déréalisation qu’il obtient par la suppression de toute référence à l’identité initiale des objets qui les composent (Morandi supprimait les étiquettes et les noms de marques sur les
objets composant son petit univers, avant de les enduire de peinture et
laisser la poussière les recouvrir) rapprochent fortement celles-ci de ses
paysages presque monochromes réduits à quelques éléments structurants.
La lumière mystérieuse et magique qui baigne les peintures de Morandi
produit chez l’observateur un effet bienfaisant renforcé par la sensualité
de sa pâte, car chez Morandi la simplicité des compositions et l’économie chromatique de sa palette ne se traduisent pas par une austérité
sévère, mais par une spiritualité sensible. La chair chez lui se fait esprit.
Parler de Morandi en négligeant ses œuvres sur papier, dans les trois
dimensions expressives qu’il a explorées, dessin, aquarelle et gravure,
serait l’amputer de trois organes essentiels à sa compréhension tant ces
trois techniques forment avec sa peinture un tout indissociable et établissent avec elle un échange qui les enrichit mutuellement.
Ses dessins, outre leur extraordinaire qualité, sont le meilleur guide pour
accéder à la compréhension de sa peinture. Mais plus que des esquisses
ou des croquis préparatoires de ses huiles, ils possèdent un langage autonome et constituent un terrain d’expérience inépuisable. Chez les artistes
– et particulièrement pour Morandi dont le trait tremblé et inspiré se
« contente » de tracer les contours du sujet qu’il dessine – il y a dans la
pratique du dessin l’espoir que quelque chose de miraculeusement exact
4
et définitif va survenir, que chaque point déposé sur le papier par la mine
de plomb sera d’une justesse absolue. Lorsque le miracle se produit – et
chez Morandi il s’est souvent produit – le dessin égale alors les œuvres les
plus ambitieuses. Il en va de même de l’aquarelle laquelle, comme chez
Turner, représente la quintessence de l’esprit morandien.
La gravure qu’il a enseignée durant toute sa carrière occupe également
une position centrale dans son œuvre et traduit chez Morandi le goût pour
un travail lentement et savamment élaboré, tout à l’opposé des dessins
et des aquarelles faites dans l’instant.
Il est d’ailleurs fascinant d’observer l’étonnante faculté de Morandi à
comprendre et assimiler la nature intime et les caractéristiques expressives
des différentes techniques qu’il emploie pour les porter à leur plus haut
niveau de spécificité tout en les fondant dans l’univers mental qui lui est
propre.
Si Morandi a bénéficié de son vivant et après sa mort de très nombreuses
expositions collectives et personnelles en Europe et aux États-Unis, telle
la rétrospective du Metropolitan de New York en 2008 et du Mambo de
Bologne en 2009, et fait l’objet de multiples publications, la France l’a
relativement peu montré peut-être en raison du fait que son œuvre s’inscrit
difficilement dans la grille rassurante des grands récits composant l’histoire de l’art moderne du XXe siècle, la dernière exposition en France
étant celle que lui avait consacrée le Musée d’Art Moderne de la ville de
Paris en 2001.
L’exposition de l’Hôtel des Arts dont le commissariat est assuré par Laura
Mattioli, une grande spécialiste de Giorgio Morandi, s’attache à montrer
l’unité profonde de son œuvre et le processus d’abstraction qu’il opère
dans son appropriation du réel, à travers plus de quarante œuvres qu’elle
a rigoureusement sélectionnées, composées d’huiles, d’aquarelles, de gravures et de dessins. L’exposition pose un regard particulier sur le
thème du bouquet de fleurs qui jusqu’à présent a été moins étudié que
celui de la nature morte et du paysage. Il s’agit pourtant d’une partie
considérable de l’œuvre de Morandi qu’il a travaillée à toutes les périodes
de sa vie de peintre. Un thème, souvent mineur, même traité par les plus
grands artistes, mais qui, sous la main de Morandi, acquiert la même
dimension poétique et monumentale que le reste de l’œuvre.
5
Giorgio Morandi
et l'abstraction du réel
LAURA MATTIOLI ROSSI,
commissaire de l’exposition
(Extraits du texte du catalogue de l’exposition)
L
e titre de cette exposition fait allusion à l’un des rares moments
où Giorgio Morandi nous livre sa conception de la poétique à
laquelle il donna corps durant toute sa vie1. Homme réservé et
avare de ses mots, il consentit à deux seules occasions, dans les
années cinquante, à confier publiquement sa pensée sur la peinture, et
plus exactement lors de deux interviews accordées en 19572 et en 19583,
témoignage de l’intérêt grandissant pour l’artiste bolognais reconnu sur
la scène internationale et qui lui valut le Grand Prix de la Peinture à la
IVe Biennale de São Paulo au Brésil. Lors de la première entrevue, enregistrée le 25 avril 1957 pour « La Voce dell’America », lui-même affirme :
« Exprimer ce qui est dans la nature, c’est-à-dire dans le monde visible,
est la chose qui m’intéresse le plus. À mon sens, le rôle éducatif des arts
figuratifs consiste, notamment au temps présent, à communiquer les
images et les sentiments que le monde visible suscite en nous. Ce que
nous voyons est, je crois, une création, une invention de l’artiste, lorsqu’il
est capable de gommer les diaphragmes, en d’autres termes les images
conventionnelles qui s’interposent entre lui et les choses. »
Rappelant Galilée, il ajoutait que :
« Le vrai livre de la philosophie, le livre de la nature, est écrit en caractères étrangers à notre alphabet, qui prennent l’aspect de triangles, carrés,
cercles, sphères, pyramides, cônes et d’autres figures géométriques. La
pensée de Galilée vit encore dans mon intime conviction selon laquelle
les sentiments et les images engendrés par le monde visible, qui est le
monde formel, sont très difficiles à exprimer, en tout cas probablement
impossibles à exprimer par des mots. En effet, ces sentiments n’ont aucun
1 - Ce titre a été donné par Gilles Altieri, directeur de l’Hôtel des Arts de Toulon, qui a fortement voulu
la réalisation de cette exposition. Un titre analogue (Morandi dans l’écart du réel) fut attribué
à l’exposition monographique sur Giorgio Morandi au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris,
(5 octobre - 6 janvier 2002)
2 - Interview enregistrée le 25 avril 1957 pour « La Voce dell’America ».
3 - Edouard Roditi, Giorgio Morandi, in Dialogues on Art, Secker & Warburg , Londres 1960, pp. 49-64.
6
rapport, sinon très indirect, avec les liens affectifs et les intérêts du quotidien, en ce qu’ils sont déterminés précisément par les formes, par les couleurs, par l’espace, par la lumière. Quoi qu’il en soit, je ne prétends pas
vouloir établir des normes pour l’œuvre de l’artiste ni définir une poétique.
Interviewer : Que pensez-vous de la peinture abstraite ?
Morandi : La peinture abstraite a donné le jour à des œuvres importantes ;
pensons, par exemple, pour n’en citer que quelques-uns, à Paul Klee…,
au premier cubisme…, à Braque…, à Picasso… Pour moi, rien n’est
abstrait ; par ailleurs, je pense qu’il n’y a rien de plus surréel ni rien de
plus abstrait que le réel. (…) »4
Allons voir d’un peu plus près comment interpréter le regard du peintre
dans cette interview.
Aux yeux de Morandi, la nature coïncide avec le monde visible. La nature
est le monde visible. Par conséquent, la peinture ne peut jamais être
purement abstraite ; elle ne peut exclure la nature parce qu’elle lui est
consubstantielle5. Ainsi s’exprimait Morandi en 1957, un homme né en
1890 qui n’avait pas l’idée – évoquée aujourd’hui même par l’homme
de la rue – d’une nature en grande partie invisible à l’œil humain, dans
le macrocosme comme dans le microcosme, dans la physique comme
dans les éventuelles réalités virtuelles.
Les arts figuratifs (dont la peinture et la gravure pratiquées par l’artiste)
n’obéissent, selon lui, à aucun dessein purement esthétique, c’est-à-dire
visant exclusivement à une dimension intrinsèque ; mais ils jouent un
rôle éducatif au sens large et donc moral. Le but s’exprime donc à travers
la communication : le peintre ne peint pas pour lui, mais pour éduquer
en communiquant. Il doit alors être « compréhensible » et à l’écoute
aussi bien des autres que du monde l’environnant. Cette affirmation
contredit, en substance, l’image d’un artiste enfermé dans son atelier,
isolé du monde, tout dévoué à la création d’une réalité picturale autoréférentielle, dont lui-même favorisa l’expansion. Souvenons-nous que dès
la Libération, Morandi fut la cible de critiques sévères de la part des intellectuels marxistes, qui soutenaient l’urgence d’un réalisme capable de se
compromettre avec la contemporanéité et qui voyaient dans ses sujets
habituels une forme de désengagement petit-bourgeois ainsi qu’un repli
stérile6.
4 - Interview enregistrée le 25 avril 1957 pour « La Voce dell’America ».
Texte consulté dans : Lamberto Vitali, Giorgio Morandi. Catalogo generale, deuxième volume, Milan, Electa
1977, p. non numérotée.
5 - J’emploie, dans ce cas, le même vocale habituellement utilisé par les théologiens catholiques pour définir le
rapport de Jésus-Christ avec Dieu le Père, afin de signifier que le Père et le Fils partagent la même nature
divine.
6 - Antonello Trombadori, Serietà e limiti di Morandi, in « Rinascita », Rome, mai-juin 1945, pp. 156-158 ;
Raffaele De Grada, Posizione di Morandi, in « L’illustrazione Italiana », Milan-Rome , 12-19 août 1945,
p. 82, et Cronache d’arte – Un pittore puro, in « L’Unità », Rome, 5 janvier 1950 ; Mario De Micheli,
Realismo e poesia, in « Il 45 », n°1, Milan, (1946), pp. 35-44.
7
Le « temps présent » auquel Morandi fait allusion, lorsqu’il affirme la
nécessité d’un engagement éducatif de la part des arts figuratifs, est celui
de la deuxième après-guerre, lorsqu’en Italie (et dans d’autres pays du
monde dont notamment une partie de l’Amérique du Sud) la reconstruction post-conflit se nourrissait (et se drapait) d’idées culturelles et morales.
Morandi sentait alors qu’il apportait son tribut, dans son propre milieu
artistique, à la modernisation du monde social, économique et culturel
de son pays, après la dictature fasciste et les atrocités récemment commises. C’est sur cette toile de fond que s’inscrit le rôle éducatif (et donc
social) de la peinture de Morandi répliquant indirectement aux attaques
des critiques de la gauche.
L’interview se poursuit par une affirmation fondamentale du peintre pour
comprendre tout son travail : « Ce que nous voyons est, je crois, une création ».
En accord avec la teneur des propos publiés, en 1954, par Rudolf
Arnheim dans son ouvrage Art and visual perception7 – ouvrage dont il
ne prit d’ailleurs pas connaissance, il avance que la vision n’est pas un
simple enregistrement objectif ou passif des données rétiniennes, mais la
réélaboration active qu’opère le cerveau de toutes les données perçues
par les cinq sens, sommées à celles qu’offre la mémoire sur la base des
expériences précédentes. Si donc la vision est un acte créatif du cerveau,
force est de reconnaître que le travail de l’artiste l’est davantage : « une
invention de l’artiste, lorsqu’il est capable de gommer les images conventionnelles qui s’interposent entre lui et les choses. » Le processus créatif
du cerveau s’articule autour de l’élaboration – utilisant toutes les données
qui lui arrivent simultanément des sources diverses – d’une vision cohérente du monde extérieur, permettant à l’homme d’y vivre et d’y agir. Le
travail créatif de l’artiste se déroule en deux phases.
Primo, il décompose les images du cerveau en autant d’éléments les
structurant, de façon à identifier une hypothétique « perception visuelle
originelle, à savoir à l’état pur ». Il est clair que cette mission est, en soi,
impossible et qu’au fil de son ouvrage, l’artiste se voit contraint de choisir.
Sa déconstruction de l’image n’aboutit pas à une image « absolue », mais
au contraire à une image plus relative que les images conventionnelles.
En effet, elle ne cesse de muer au gré de l’angle d’incidence de la lumière,
de sa couleur, de son point de vue…, plongeant l’artiste dans un état
fluctuant, constant et flou, c’est-à-dire dans un relativisme assez malaisé
à gouverner.
C’est alors que s’ouvre la seconde phase du processus qui, par son caractère
concret et artisanal, permet au peintre de reprendre les rênes de la situation et d’accéder à un autre niveau d’élaboration, tendant cette fois vers
7 - Morandi ne prit jamais connaissance du livre d’Arnheim, publié en italien seulement en 1962 par Feltrinelli
(Milano) sous le titre d’Arte e percezione visiva.
8
l’absolu. Absolu par lequel il faut entendre la réalité indépendante des
processus visuels – d’où elle tire pourtant sa source –, capable de surcroît
de s’élever jusqu’aux cimes de la plus haute philosophie et d’exprimer
des sentiments universels. Pour peindre, l’artiste choisit des sujets (par
exemple des bouteilles), une mise en scène de ses objets (une table servant d’appui, un mur tapissé de papier en toile de fond), un point de vue,
une lumière particulière (par exemple diffusée sans ombre ou venant de
droite avec des ombres projetées), une gamme chromatique générale
(chaude ou froide, se déclinant en teintes brunes ou bleu ciel…), des
tonalités bien précises à mettre en relation entre elles, des formes (plus
ou moins définies, plus ou moins organiques ou géométriques), ou encore
le format du tableau, la consistance de la couleur sur la toile, le coup de
pinceau (visible ou caché)…
Tout au long de ce processus créatif, le ductus du coup de pinceau dans
le cas de l’huile, tout comme le trait du crayon de papier dans le dessin
ou dans la gravure et l’application de la couleur dans l’aquarelle, s’avère
crucial. La matérialité de ces éléments constitue la réalité et la signification de l’œuvre, et n’est pas purement instrumentale ni accessoire ; elle
ne revêt pas une valeur esthétique, mais qualifiante précisément parce
qu’elle est directement liée au processus perceptif engagé automatiquement et inconsciemment par le spectateur. Pour preuve, dans nombre de
ses tableaux, Morandi adopte la même tonalité tant pour le fond que
pour la partie supérieure des objets qui se confondent presque avec ce
même fond. L’observation attentive de la composition laisse découvrir que
les figures se distinguent du fond grâce à la seule direction prise par le
pinceau. Si on s’écarte du tableau, une subtile vibration lumineuse –
l’incidence diverse de la lumière sur la surface de la toile plissée par la
couleur – trahit l’œil, induit à voir des contours et des distances en réalité
volontairement laissés ambigus par l’artiste.
Puisque les objets représentés sont tridimensionnels et que notre vision,
disposant de deux yeux, les perçoit comme tels, ceux-ci doivent forcément subir un processus d’abstraction pour être transposés sur la toile
bidimensionnelle, comme l’a montré et illustré l’histoire de la perspective
picturale à partir du livre d’Erwin Panofsky8.
Morandi est profondément conscient de tous ces passages, que l’on peut
ponctuellement parcourir dans son évolution stylistique. L’exposition de
l’Hôtel des Arts de Toulon suit ce déroulement selon deux axes principaux :
la différenciation significative qui se manifeste au cours des décennies
(depuis les échos de Chardin des années vingt jusqu’aux couches de couleur
des années trente en passant par les atmosphères lumineuses et les coups
8 - Erwin Panofsky, Die Perspektive als « symbolische Form », in « Vorträge der Bibliothek Warburg », Leipzig-Berlin,
1927.
9
de pinceaux transparents des années cinquante et soixante) et l’approfondissement systématique, quasi obsessionnel, des possibilités implicites à chacun des sujets à travers la réalisation de variantes sur un thème
identique (comme dans la série des dix Nature Morte « avec tissu jaune »
de 1952, dont quatre versions sont présentées à l’exposition).
Revenons à l’interview au cours de laquelle Morandi commente la pensée
de Galilée et se réfère à l’importance fondamentale des formes géométriques élémentaires en tant que véritables vocables de sa langue picturale.
On en retient d’un côté, la volonté de l’artiste de rester solidement attaché
aux maîtres qui, depuis la deuxième décennie du XXe siècle, reprenaient
leur place de pères fondateurs de la peinture italienne (Giotto, Masaccio,
Paolo Uccello et Piero della Francesca) alors que s’affirmait la peinture
informelle contemporaine ; de l’autre, la convergence par expérience
empirique avec la pensée d’Ernst Gombrich qui, quelques décennies plus
tard, prouvera l’impossibilité d’une équivalence expressive entre la parole
et l’image dans L’image visuelle comme forme de communication9.
Mais là n’est pas la seule raison qui motive notre intérêt. En effet, il affirme
quelques lignes plus loin que les sentiments exprimés à travers la peinture
n’ont « aucun rapport, sinon très indirect, avec les liens affectifs et les
intérêts du quotidien.». Les natures mortes, les fleurs et les paysages de
Morandi prennent toute leur mesure. L’ensemble des objets présents dans
l’atelier de l’artiste – les bouteilles, les petits vases, les boîtes, les cruches
– ne réunit pas des objets quotidiens, humbles et rejetés, usagés, consumés
et aimés, voués à la poésie et consacrés à l’immortalité par la peinture.
Les fleurs ne sont pas de misérables plantes arrachées du jardin ou de la
campagne, corolles faites d’étoffe fanée mais hissées à une nouvelle
dignité grâce à la peinture ; les paysages ne sont pas une vue encadrée
par la banale fenêtre d’une ville ou d’une campagne vallonnée forcément
familières après des années d’habitude. Ce ne sont que des objets (ou des
prétextes) de la peinture.[...]
[...] Les sujets de Morandi peuvent ainsi faire transiter la même composition, d’une Nature Morte à un Paysage et vice-versa, la même intensité
émotionnelle d’un vase de fleurs à un assortiment de bouteilles et la
même audace de synthèse abstraite d’une huile à une aquarelle. Autant
de mots d’un seul et unique discours visuel sur la réalité, autrement dit sur
la nature/ vision/peinture.
Enfin, les propos de Morandi sur l’art abstrait nous éclairent lorsqu’il est
invité à exprimer un jugement à ce sujet.[...]
9 - Ernst H. Gombrich, The Visual Image, “ Scientificic American”, 1972, n.227, pp.82-96 .
10
[...] Il répète : « Pour moi rien n’est abstrait (…) et il n’y a rien de plus
abstrait que le réel ». Parce que voir est un acte de création qui abstrait la
simple donnée phénoménologique, peindre n’est qu’une transformation
au sens nécessairement anticonventionnel de la vision. La peinture est
forcément abstraite de la réalité comme un hiéroglyphe ou un mot écrit
avec les lettres de l’alphabet, porteuse d’une signification visuelle qui lui
est propre.
Voilà pourquoi Morandi reste l’un des pères fondateurs de l’art de la
seconde moitié du XXe siècle.
Milan, le 28 février 2010
9 - Ernst H. Gombrich, The Visual Image, “ Scientificic American”, 1972, n.227, pp.82-96 .
11
« Ici, la réalité
est du côté du peintre :
dans le bleu épais »
I TZHAK GOLDBERG
En souvenir de Fanette Roche-Pézard, qui m’a tant appris.
O
n connaît le cri du cœur de Diderot face à l'énigme de la
peinture de Chardin : « On n’entend rien à cette magie. Ce
sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur
les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus ».
Inimaginable, le critique le plus habile de son temps s'avoue vaincu et
impuissant face à une production picturale qui ne manifeste aucune iconographie hardie. Rarement, en effet, une œuvre n’a suscité un tel mutisme
admiratif, une telle perplexité.
Deux siècles plus tard, le mystère reste intact face à l’œuvre de Morandi.
La « défaite » de Diderot perdure ; des commentaires plus riches les uns
que les autres, à l’aide de métaphores sophistiquées, tentent de traduire
des choses que l’esprit connaît déjà, mais qu’il n’arrive pas à exprimer.
L’énigme exclut la glose, souligne Suzanne Pagé1.
Soit quelques bouteilles, bols et pots couverts de poussière (ou de poudre
de pigments) posés sur un fond obstinément opaque, obstrué. Le motif se
résume aux simples ustensiles de cuisine. Des objets aux arêtes sinueuses,
aux profils incertains, des formes entourées d’un trait comme mal assuré,
tremblé. Le réel n’est pas mis à l’épreuve à l’aide d’une description minutieuse ou exhaustive, mais il se voit réduit à l’essentiel. Les structures analogues, simples en apparence, sont à rebours de tout héroïsme, de toute
virtuosité et se transforment en « images-signatures », immédiatement
reconnaissables. Certes, ici et là, on trouve aussi un paysage ou un bouquet
de fleurs. Cependant, ces différentes œuvres ont un point commun : l’absence de personnages. Tout laisse à penser que l’artiste ressent le besoin
d'éliminer toute concurrence, d’exclure la présence humaine pour se présenter seul face à son objet.
Dans un espace déserté, délivrées de tout élément parasite, les scénographies de Morandi ne laissent échapper aucun bruit. Alignés au premier
plan, traités selon une architecture rigoureuse qui leur donne une allure
1 - Suzanne Pagé, préface pour Morandi dans l’écart du réel, Musée d’art moderne de la Ville de Paris,
5 octobre 2001 – 6 janvier 2002, p 10.
12
monumentale et établit une distance entre eux et nous, les objets, certes,
font partie de l’univers quotidien. Mais, en dépit de la cohérence plastique
de leur disposition, ils semblent étrangement dépourvus de toute transitivité et entretiennent plus des rapports de contiguïté que de causalité. Ces
natures mortes, moins « domestiquées » que dans le passé, expriment
comme une forme de résistance passive mais têtue à l’instrumentalisation
des objets. Eux, qui n'étaient que le point d'arrivée dans un processus
menant de la matière au produit final, semblent prendre leurs distances
vis-à-vis de l'homme, exister pour eux-mêmes dans un monde abstrait
sans fonction ni rôle. Habituellement accessoires, les objets s'affirment
choses parmi les choses, deviennent « actants » plastiques, éléments de
même rang sur la scène de la peinture. Bref, ils ne renvoient plus à un faire
mais à un voir.
La difficulté de commenter ces natures mortes vient du fait que, en dernière instance, tout discours de l'homme sur les choses reste une tentative,
parfois désespérée, de se les approprier2. « Fixer les choses, les nommer –
d’un mot, d’une couleur, d’un trait – c’est encore leur imposer notre loi et
notre langue », remarque Claude Estaban3.
Ici, malgré l’importance des ombres portées (qui disparaissent progressivement) les volumes paraissent sans poids. Figés et flottants à la fois,
comme en suspens, les objets semblent s’être retirés dans un univers où le
détail pittoresque est exclu, où les choses les plus simples et les plus ordinaires sont présentées sans aucune complaisance anecdotique ou sentimentale. Se repliant sur elles-mêmes, refusant tout « parasitage » psychologique ou métaphorique, ces formes sont comme un défi jeté au spectateur.
Les objets les plus familiers deviennent aussi étrangers qu’un mot qui,
indéfiniment répété, finit par perdre son sens.
Vide de toute présence humaine, cette peinture exclut définitivement la
parole. Mieux encore, elle arrive à donner une forme picturale à ce qui
paraît irreprésentable : le silence. Mais c’est peut-être pour cette raison
que le regard tente de percer ce qui se cache derrière ces formes simples
et pourtant étrangement efficaces.
Les petits formats aux couleurs assourdies préservent jalousement leur
secret et comme par un étrange effet de miroir laissent sans voix même les
connaisseurs les plus avertis. Les objets, déployés au premier plan,
presque au bord de la toile, ont tout du portrait de groupe que l’on découvre
avec Goya : juxtaposés plus que liés, réunis par le peintre comme pour
une séance photographique, les « acteurs » dégagent la raideur d’une pose
imposée et artificielle. Le silence, l'immobilisation, tout cela rappelle le
moment précédant une représentation. Chez Morandi, toutefois, la représentation n’aura pas lieu4.
2 - « La nature morte est composée d'objets artificiels ou naturels que l'homme s'approprie pour son usage
ou son plaisir ; plus petits que nous et à portée de notre main, ces objets doivent leur existence et leur
emplacement à la volonté et à l'intervention de l'homme. Faits et utilisés par lui, ils nous communiquent
le sentiment qu'a l'homme de son pouvoir sur les choses. Ce sont à la fois des instruments et des produits
de son ingéniosité, de ses pensées, et de ses désirs », Meyer Schapiro, Style, artiste et société, Paris, Gallimard,
1982, pp. 209-212.
3 - Claude Estaban, « Une autre sagesse », Giorgio Morandi, Marseille, Musée Cantini, 13 avril – 18 juin 1985, p. 92.
4 - On trouve souvent employée la métaphore de l’architecture au sujet des compositions de Morandi et avant
tout des cathédrales – une façon d’insister sur leur spiritualité.
13
La faute de la nature morte ? On pourrait le croire, d’autant que pour désigner un ensemble d’objets regroupés et recomposés, on utilise, dans la
plupart des langues (anglais, allemand, hollandais, hébreux…), les termes
signifiant la « vie tranquille » ou la « vie silencieuse ». Ainsi quand, dans
son discours à l’Académie Royale des Beaux Arts, Félibien parle des « choses
mortes et sans mouvement » Diderot, plus prudent, préfère la nature inanimée. Les objets ont-ils une âme ? Il est certain qu’ils donnent leur langue
au chat. Mais c’est peut-être ce mutisme qui oblige à les regarder de près,
à se pencher pour mieux les écouter. À défaut de narrer une histoire, ces
vies silencieuses qui refusent le pathos et le trop-plein nous parlent à voix
basse comme pour nous faire une confidence. Pourtant, ce chuchotement
était loin d’être la caractéristique de la nature morte.
Au XVIIe siècle, ces natures mortes hollandaises et flamandes qui remplissent les musées semblent infiniment bavardes. L’iconographie symbolique
de ces festins inanimés, souvent très éloquente, sécrète à son tour une infinité de discours savants ou moralisateurs. Ordonnées selon une logique
négligemment impeccable, unifiées par le glacis qui recouvre les différentes matières, les scènes de cuisine ou de table, restent assujetties au
désir du commanditaire – emblèmes de son avidité à posséder et à
consommer. L’estomac trouve ici son compte, autant que les yeux.
Souvent d'une surabondance somptueuse, de formes et de textures
variées, construites selon une composition en diagonale où s’enchevêtrent
différents plans et où « toutes sortes de bois et d'assiettes se communiquent l'une à l'autre leurs trésors » (Claudel), ces natures mortes entament
comme un échange entre les mots et les mets. Mais cette fête ininterrompue sur la surface cachait un travail de sape souterrain, qui a fait de la
nature morte un champ d'expérimentation permettant de jouer sur des
associations inédites entre formes et couleurs, obéissant à une logique
plus plastique que discursive. De fait, très tôt, l'absence de narration, l'imprécision du discours symbolique confèrent à ce genre un aspect souple
et relativement peu codifié.
La crise de la peinture narrative, qui commence dans la deuxième moitié
du XIXe siècle, contribue à la « réhabilitation » de la nature morte et permet à l'artiste de se concentrer essentiellement sur une observation analytique et un travail de (dé-)composition. Plus qu'un simple exercice d'apprentissage, la nature morte devient un sujet d'étude et de recherche, souvent
traitée selon une technique sérielle. À ce titre, c'est peut-être le premier
sujet, mais non au sens traditionnel du terme, qui permette à la peinture
de se réfléchir comme pratique et non plus comme représentation. De
plus en plus, elle se libère de la « puissance paralysante du détail »
(François Lecercle) et aboutit à des formes sobres et dépouillées. Économie de moyens qui trouve son apogée avec Cézanne, le peintre dont l’œuvre
a marqué profondément Morandi.
Cézanne, lui aussi, a été frappé par le « syndrome de Chardin ». L’histoire
de l’art a éprouvé les pires difficultés à traduire l’approche picturale du
maître aixois en mots, comme si ce qu’il peignait n’avait pas son équivalent verbal, comme s’il inventait une pratique picturale qui réduisait au
minimum les éléments nommables.
14
Ses natures mortes, si proches et si monumentales et pourtant intouchables,
apparaissent comme des masses déconstruites, posées sans s’enfoncer
dans leur support. L'aspect traditionnel de ce genre – « à portée de main »,
maniable à souhait – disparaît, comme remplacé par un paysage lointain
constitué de fragments indifférenciés, par des textures organiques et minérales traitées de manière unitaire. L’espace se transforme en surface, l’ensemble de la représentation devient pratiquement indépendant de la réalité
dont il s’inspire. Dans cet univers clos où l'air ne circule plus et où même
la transparence est solidifiée, la tension réside dans les écarts entre les formes,
naturelles ou fabriquées.
À ses débuts, Morandi reprend la leçon cézanienne et s’interroge sur l’intrication des différents plans du visible, en imbriquant les objets les uns
dans les autres. Pendant cette période, marquée par le cubisme et le futurisme, le format des toiles est majoritairement vertical, la palette limitée et
austère (à base de gris et de bruns). Les sujets choisis, comme chez Braque
ou Gris, sont des objets de proximité, qui se logent dans l’intimité de l’atelier. Toutefois, les années 1914-1918 annoncent le grand écart dans
l’œuvre de Morandi. C’est à ce moment que le peintre étudie la culture
artistique italienne et ses origines, les fresques de Giotto et de Masaccio.
Entre tradition et avant-garde, le peintre tentera de rattacher le langage
figuratif moderne, de Cézanne aux cubistes, à ce qu’on définit comme la
source historique de tout l’art européen5. Effort sisyphéen qui, dans le
contexte politique italien, aura inévitablement des résonnances autant
idéologiques qu’artistiques.
Le désir paradoxal de Morandi explique le revirement immédiat que
prend son œuvre, suite à sa découverte de la peinture métaphysique. En
mars 1918, il voit pour la première fois, dans la revue La Raccolota, les
œuvres de Chirico et Carra. Rien d’une quelconque révélation toutefois,
car si cette rencontre ouvre au peintre la vision d’un univers rêvé mais
jusque-là inaccessible, c’est qu’elle répond à un besoin artistique profond.
Les natures mortes métaphysiques qui suivent durant deux ans permettent
à Morandi d’« apprivoiser » définitivement l’objet, d’introduire une distance dans son dialogue avec les choses. Dans un décor théâtral, à l’éclairage
froid et artificiel, les objets isolés et géométrisés, sont délimités par des
cernes noirs qui en soulignent le volume. Aucun effet de matière ou de
texture ; les composants (une pipe, une bouteille, une boîte…) semblent
comme des instruments abstraits, des « ready-made » désincarnés. Ces
toiles mettent en évidence la recherche d’un nouvel ordre : formes simplifiées et réduites à des archétypes (cylindres, cônes, sphères), représentations frontales rigoureuses, espaces dépouillés de tout élément descriptif
et tirés au cordeau.
Peinture métaphysique alors ? Sans doute, mais si éloignée de celle de
Carra ou de Chirico. L’historien d’art Argan fait la distinction entre de
Chirico, pour qui il s’agit d’un « espace autre », Carra, qui effectue « une
5 - « Le seul art qui m’intéresse depuis déjà 1910 est celui de certains maîtres de la Renaissance italienne – Giotto,
Paolo Uccello, Masaccio et Piero della Francesca – mais aussi Cézanne et les débuts du cubisme », Giorgio
Morandi, 1958, cité par Edouard Roditi, Dialogues on art, 5.
15
métamorphose géométrique » et Morandi qui produit « un espace concret
et même saturé ». Pour Argan, chez Morandi « la profondeur n’existe plus
comme un vide qui contiendrait les formes solides des objets : il y a un
tissu spatial, continu, une sorte de voile tendu sur l’écran duquel se profilent comme par transparence, les objets, la table et le mur »6. Mais surtout,
la production picturale de Morandi est non seulement libre de toute référence à la mythologie ou à l’Antiquité, mais aussi de tout contenu narratif.
« Il saisit le noyau concret de la peinture métaphysique de Chirico et de
Carra, en récusant la thématique ambiguë », ajoute Argan. Cette peinture
ne raconte pas, elle montre. Quand de Chirico invente l’intemporel,
Morandi, plus modestement, suspend le temps, l’immobilise7.
Filtrés par la métaphysique, les objets « revêtent l’aspect désincarné
d’épures géométriques. Ils sont là moins comme une représentation du
réel que telle une manifestation d’une réalité immanente. Face au caractère
transitoire de la perception et aux aléas de la subjectivité, l’objet affirme
une stabilité inestimable. Il va devenir le socle de l’œuvre de Morandi, qui
commence dans ces années à collectionner ces pauvres objets du quotidien dont la présence apaisante va au fil des décennies peupler tout
l’espace de son atelier. Tel le héros de Xavier de Maistre, il entame un
voyage autour de sa chambre, le monde se réduisant désormais pour lui
au plateau d’une table sur lequel se joue une partie d’échecs sans fin… Le
temps ne compte plus. Il se devine à peine dans le mince dépôt de poussière qui, couche après couche, recouvre peu à peu boîtes et bouteilles.
Morandi se trouve alors au cœur de la métaphysique, dans le monde des
idées cher à Platon », écrit Guy Tossato8.
Des idées, mais transformées en objets et non pas en pures projections de
l’esprit. Ou plutôt des choses. L’objet, en effet, renvoie à ce que nous
employons dans la vie quotidienne et dont la raison d’être est son utilité.
La chose, elle, quitte le particulier pour atteindre l’essentiel, le générique,
la forme archétypale.
« L’objet d’art, remarque Michel Guerin, à la différence des objets quotidiens… sur lesquels notre perception glisse… est une chose. Lorsqu’il
advient présence et non plus décor, l’objet se hausse à la chose. La chose
d’abord arrête le regard ; tout simplement elle le fait. Le regard naît de
l’accès à la chose… il n’existe que fasciné »9.
À partir de là, les « choses » de Morandi vont naviguer dans un espace
d’entre-deux, entre la réalité et l’imaginaire. Elles gardent encore leur
identité à laquelle le peintre n’a jamais renoncé, mais celle-ci ne le fixe
pas dans sa seule signification concrète. Dépouillées de tout détail superflu,
réduites en signes fluctuants, images mentales et images réelles se superposent. Pourtant, la représentation, même épurée jusqu’à l’os, reste
préservée. Libre de tout vestige illusionniste, elle garde un attachement
profond à la poésie de la suggestion.
6 - Giulio Carlo Argan, L’Art Moderne du siècle des Lumières au monde contemporain, Paris, Bordas, 1992,
pp. 339 et 464.
7 - Argan écrit « en terme phénoménologique c’est une suspension du jugement, une épochè ».
8 - Guy Tossato, « Morandi et la metafisica », L’art Italien et la metafisica : le temps de la mélancolie, 1912-1935 »,
9 - Grenoble, Musée de Grenoble, Arles, Actes Sud, 12 mars-12 juin 2005, p. 67.
Michel Guerin, « Humble et colossal Cézanne », Cézanne ou la peinture en jeu, Limoges, Criterion, 1982,
p. 208.
16
La pratique picturale de Morandi se tourne vers de nouveaux équilibres,
elle cherche à combler les interstices ou au contraire à jouer sur les écarts.
Son choix est guidé par une inclinaison, un mouvement, une ligne, un
cerne ou une lumière, qui contiennent le besoin d’être soulignés, accentués
ou recouverts.
L’ensemble est à base d’une gamme chromatique à la consistance terreuse
(un jaune de Naples, une terre de Sienne brûlée…), qu’unifie la même
touche crémeuse. Des tonalités qui dégagent une sensation d’une matité,
où, pour citer Argan une dernière fois, tout « prend corps dans une couleur sans éclat ni reflets, inerte et opaque, comme une cire secrétée par les
profondeurs de l’être »10.
Morandi se situe à l’opposé de ce qui caractérise, selon Barthes, les natures
mortes hollandaises, faites pour « lubrifier le regard de l’homme » et où
les artistes n’ont eu cesse d’approcher la qualité la plus superficielle de la
matière : la luisance11. Chez le peintre italien, l’opacité des objets, le rejet
des reflets permettent d’en accentuer les formes individuelles et de jouer
sur leur organisation, tantôt en les isolant, tantôt en les juxtaposant en
groupe. À la différence de la nature morte classique, qui crée une interdépendance entre les composants, les combinatoires exécutées par Morandi
sont la remise en question systématique des relations entre le tout et la partie,
à mi-chemin entre unité et diversité. Même serrés les uns contre les autres,
les objets ne forment pas une structure imposée a priori (narrative, associative, symétrique). Chez le peintre, deux mouvements sont à l’œuvre : l’un
qui agrège, unit, rapproche, relie ; l'autre qui dissocie, défait, disperse, sépare,
délie. L’énigme de ces constructions est la tension entre d’une part, le sentiment d’un ajustement parfait, d’un équilibre ténu et d’autre part, la possibilité d’inventer à l’infini de nouvelles configurations proches et pourtant
toujours différentes. La comparaison récurrente de Morandi à Mondrian se
voit ici justifiée : l’un comme l’autre trouvent leur manière d’expression
plastique à l’intérieur d’un système proche du sériel.
Cependant, peut-on parler véritablement d’une série chez Morandi ? Si
l’on définit cette technique comme la production d’un groupe d'images
homogènes, un ensemble d'unités agencées selon un certain ordre au sein
d'une totalité, la réponse est négative. L’œuvre se situe plutôt du côté du
thème et des variations car, à la différence de la série dont la structure suggère une sensation de linéarité et une certaine rigueur, le thème s’étend en
dehors de toute logique directionnelle, voire s’éparpille. Cette structure
rayonnante aux liens ténus, plus signifiés que perçus, échappe à toute prédestination, à toute formule définitive. En d’autres termes, l’artiste fournit
le thème, l’œuvre propose ses aléas. Répéter les mêmes expériences à une
altération près, représenter inlassablement le même motif sont ainsi pour
Morandi des moyens de mieux saisir le monde et de le récréer. Cependant,
réalisées à la manière d’un compositeur qui reprend à l’infini sa phrase
mélodique, les variations, à l’instar de la série, ajoutent une dimension
temporelle à l’œuvre. Un temps étiré – autrement dit, la durée12.
10 - Argan, op. cit., p. 340.
11 - Roland Barthes, « Le monde-objet », Essais Critiques, Seuil, Paris, 1964, p. 21.
12 - « Chaque surface, chaque tableau est habité par la mémoire, c'est-à-dire par le temps du déplacement,
et de l'effleurement successif de plusieurs temps de la peinture », J.-L. Scheffer, « Ténèbre du blanc »,
cat. expo Martin Barré, Musée d'art moderne de la ville de Paris, 11 juin-2 septembre 1979, pp. 43-45.
17
La sensation de la lenteur que dégagent les natures mortes se prolonge
dans les paysages, où tout mouvement est exclu et où les différents plans
semblent télescopés et unifiés en une seule masse. Proches et lointains à la
fois, comme filtrés par une vitre invisible, ils restent inaccessibles au spectateur, progressivement saisi d'un sentiment d'irréalité13. Durée : un concept
qui n’est pas sans rappeler une terminologie rarement rapprochée de l’œuvre
de Morandi – celle de Bergson. De fait, le philosophe français, reconnu et
salué par le monde entier dans les premières décennies du XXe siècle, établit
une distinction entre la notion de temps, scientifique, neutre et objectif, et
la durée qui renvoie à une temporalité subjective, vécue, ralentissant ou
s'accélérant selon nos émotions. Pour lui, en effet, le temps des horloges
est une notion abstraite, tandis que la durée est une sensation concrète qui
s’identifie au changement lui-même, à chaque fois singulier. Le réel est
constitué par une diversité de durées qui se distinguent les unes des autres,
par leur degré de tension, par la rapidité de leur rythme, par l’hétérogénéité
prononcée des variations élémentaires qu’elles enchaînent. Unité et variété,
la durée incarne l’altération continue qu’on retrouve à travers la modulation
rythmique qui scande l’œuvre de Morandi.
Curieusement, malgré la méticulosité lente que dégagent les toiles de
Morandi, l’artiste déclare qu’il peint rapidement. Contradiction ? Peut-être,
mais aussi le premier indice au sujet d’une œuvre et d’un homme trop souvent réduits au mythe romantique d’un artiste ascète, s'enfermant dans l'indifférence la plus totale à l’univers dans lequel il produit. Presque toujours,
Morandi se situe ailleurs, hors de la société, hors de la modernité, loin,
nulle part. Absent ou presque de ses tableaux, il n'est qu'un regard posé sur
un monde figé dans l'instantané par un coup de baguette et où les aiguilles
du temps se mettent à tourner à l'envers. Le silence poétique de l’œuvre se
voit dédoublé par une autre forme de mutisme, plus embarrassant.
L’isolement légendaire de Morandi est souligné par tous ses biographes. Il
semble que l’artiste ne voyage pratiquement pas, qu’il vive modestement
dans l’étroitesse de son atelier à Bologne avec sa mère et ses trois sœurs ou
encore dans son village bien-aimé de Grizzana. On pourrait croire à une
version aimable de la pièce de Tchekhov. De même, sa simplicité est soulignée par un aspect artisanal ; pas un commentaire qui ne se lasse de mentionner que Morandi broyait ses couleurs lui-même.
Il est ainsi très tentant de voir dans le peintre le reflet de son œuvre et de
chercher l’adéquation entre le silence d’une production plastique en retrait
et la position retirée de l’artiste. Une façon de considérer qu’une œuvre
d’art peut se passer d’un contexte et de significations politiques, sociales et
religieuses, quand on sait bien que le motif est une forme, mais aussi un
souvenir et un symbole. Attitude d’autant plus commode quand l’artiste en
question traverse une longue période historique trouble (pratiquement un
quart du siècle) – celle du régime mussolinien. Face à l’actualité, ce déni
systématique de l’Histoire devient gênant. Surtout, est-il vraiment possible
de conserver une attitude sereine pendant une période qui modifie radicalement les règles de l’existence ? Certes, on peut prétendre faire abstraction
13 - « Le mouvement d’intériorisation qui le ramène en avant sur le plan de la toile confère à la plénitude
sereine de l’espace la vibration mélancolique de la durée », Jean Leymarie, préface du cat. expo Giorgio
Morandi, Londres, Royal Academy of Art, 1970-71, p. 1.
18
de l’Histoire. Il est toutefois naïf de faire semblant d’oublier que l’Histoire,
elle, n’a jamais fait abstraction de ses sujets.
Il est vrai que Morandi n’est pas plus bavard que son œuvre, qu’il ne prend
jamais de positions politiques, n’adhère pas officiellement aux groupes
artistiques, ne contribue pas aux manifestes et ne fait pas de déclarations
publiques ayant trait à son art. Sauf exception. On reste stupéfait, peiné
même, face à la note biographique dans le journal Asalto de 1928 :
« J’ai eu une grande confiance dans le fascisme dès ses premières manifestations, confiance qui ne m’abandonne jamais, même dans les jours les
plus gris et les plus orageux. Pour des raisons artistiques et de tempérament,
je suis enclin à la solitude, cette tendance ne provient pas d’un orgueil vain
ni d’un manque de solidarité avec tous les homme qui partagent ma foi ».
Sans faire le procès politique de Morandi ou l’accuser d’être un militant
fasciste, peut-on encore déclarer sans sourciller : « Morandi a traversé la
première moitié de notre siècle, en restant indemne ou presque préservé
parmi les bouleversements culturels et politiques, deux guerres mondiales,
le fascisme, la reconstruction. Un isolement qui dans son cas est certainement caractériel, mais qui correspond à un choix méthodique et à une
volonté »14.
Examinons les faits. En 1926, Mussolini acquiert une nature morte de
Morandi, qui participe à l’exposition Primo Novecento à Milan. En 1928,
l’État achète à l’artiste une dizaine d’estampes exposées à la Biennale de
Venise. De même, pendant la période fasciste, le peintre a des clients parmi
les partisans du Duce et des fonctionnaires haut placés. Il est vrai, toutefois,
qu’on ne choisit pas ses collectionneurs. En 1930, Morandi, en vertu de sa
« réputation bien établie », est nommé professeur à l’Académie des BeauxArts à Bologne. Une année plus tard, il est appelé au comité de sélection
et participe à la Quadriennale d’Art National à Rome. La troisième Quadriennale (en 1939 !) lui consacre une exposition particulière – où figurent une
cinquantaine de ses œuvres – qui lui vaut le deuxième prix de peinture.
Face à cette liste, on a le droit, le devoir de se poser des questions quant à
l’attitude de Morandi pendant cette période noire en Italie. Même quelqu’un « d’enclin à la solitude » ne peut ignorer les visées de Mussolini,
malgré le fait que le Duce sache doser très habilement modération rassurante et rigueur et quoique le régime entretienne des relations ambigües
avec les artistes, sur un mode nettement plus souple que le régime nazi.
Certes, le peintre ne participe pas activement à la mise en place de cette
idéologie. Cependant, il est indiscutable qu’il a bénéficié des faveurs de la
nouvelle politique artistique et culturelle. Peut-on dire que dans certaines
occasions, il ne suffit pas de ne pas donner, et qu’il faut aussi savoir ne pas
recevoir ?
14 - Claudia Gian Ferrari, « Morandi et le Novecento Italien », Giorgio Morandi, Paris, Musée Maillol, 6 décembre
– 15 février 1996-1997, p. 71. « Son œuvre passe sans se compromettre à travers les expériences cubiste,
futuriste et métaphysique. Vers 1920, elle atteint une stabilité que seul un isolement fécond, presque une
ascèse, explique et épure. À partir de cette période, l'artiste reste seul face à un champ visuel réduit qu'il
explore jusqu'à ses limites les plus extrêmes. La peinture de Morandi tend à contredire l'approche historique
et à dénoncer ses insuffisances. Au-delà des signes qui cernent le réel et le contestent, il existe une volonté
de remise en question des formes qu'aucune analyse traditionnelle ne peut éclairer », Charles Sala,
« Giorgio Morandi », Universalis, 2009.
19
Sans doute, un jugement a posteriori est toujours sévère. Fanette RochePézard propose une réponse particulièrement pertinente à cette situation :
« Il ne s’agit pas, en effet, de savoir si l’on est pour ou contre le fascisme,
mais à quelle du idée de fascisme on se réfère »15. Ne pas prendre cette
situation en compte, c’est oublier le poids de deux rassemblements, Valori
Plastici et surtout Novocento, que Morandi a fréquentés et qui célèbrent les
vertus inspirées par le fascisme et avant tout la notion floue et dangereuse
de l’« italianité ». Il semble qu’il soit préférable, au lieu de placer Morandi
dans son légendaire isolement qui l’« absout » de toute responsabilité, de
vérifier la signification qu’il accordait à ce terme. Ainsi, pour l’historienne
Emily Braun, la relation de Morandi avec le fascisme trouve ses origines
dans les années 1920-1930 dans le mouvement Strapaese. « Morandi,
écrit-elle, le grand novateur sur le plan formel, adhère à une culture réactionnaire qui veut revenir et contrecarrer la contagion de l’industrialisation
et des idées européennes »16. Le Strapaese (l’ultra-pays) « perpétue au XXe
siècle un fond de régionalisme viscéral. C’est un courant réactionnaire…
qui refuse l’éphémère et toutes les idées de progrès… Il invoque les valeurs
éternelles qui transcendent l’actualité politique, et reste pourtant clairement fasciste lorsqu’il se réclame d’un nationalisme local. Ses porte-parole
en appellent à un enracinement qui renvoie à… une Italie composée d’États
séparés où la région dominait la nation »17. Rien ne nous empêche de voir
dans l’adhésion de Morandi à l’idéologie du Strapaese une forme de patriotisme local ou, dans sa thématique picturale, le reflet de valeurs essentielles
de la vie rurale, de la terre, de la simplicité quasi-archaïque de cet univers,
réticent aux changements. Cependant, même s’il est permis de ne pas douter
de la sincérité de l’artiste, ses choix, partagés par l’idéologie qui se met peu
à peu en place, contribuent indiscutablement à sa réussite commerciale et
à sa notoriété grandissante. Morandi, et il n’est pas le seul, semble être
convaincu de l’amélioration de la situation artistique en Italie grâce aux
fascistes.
Il ne s'agit, en aucun cas, de faire le procès politique du peintre ou d'avancer
l'idée que les toiles de Morandi sont l'illustration de l'idéologie mussolinienne. Leur qualité et leur complexité picturales résistent à toute réduction à un appareil de propagande.
La question essentielle reste de savoir dans quelle mesure les idées chères
au régime « piratent » son œuvre.
Interrogation inconfortable, même si l’on constate l’absence de toute rhétorique si présente dans le discours officiel. Rien de l’exaltation de l’action,
du culte dithyrambique de la force, du monumental et de l’antique ou,
pire, de la célébration du Duce. Aux antipodes des saisies de l’éphémère
pratiquées par les futuristes, l’œuvre de Morandi poursuit à son rythme et,
coulée dans l’immobile, s’attarde volontairement sur d’humbles objets
d’un univers de repli.
15 - Fanette Roche-Pézard, « L’art Italien pendant le fascisme », Face à l'histoire, Paris, Centre Pompidou/MNAM,
1996, p. 106.
16 - Sarah Braun, « Speaking volumes : Giorgio Morandi Still Lifes and the Cultural Politics of Strepaese »,
in Modernisme/Modernity, t. II, n° 3, 1995, pp. 89-116, cité par Donna de Salvo, « Momento Morandi »,
Morandi dans l’écart du réel, op. cit., p. 17.
17 - Mathew Gale, « Bouteille blanche, terre rouge », in Morandi dans l’écart du réel, op. cit., pp. 29-30.
20
Pour autant, il est difficile de suivre Kenneth Baker qui, dans un catalogue
récent, prétend que Morandi a délibérément choisi une thématique échappant à toute possibilité d’exploitation par la propagande de l’État18. Que
Morandi, comme une bonne partie de la population italienne, se soit laissé
absorber par le charisme du Duce et par les fausses promesses du fascisme,
peut se comprendre, à la limite. Le flirt inauguré par les futuristes avec les
fascistes et qui sera pratiqué, à des degrés divers par une bonne partie des
artistes italiens tout au long des années 1920 et 1930 ne l’épargne pas plus
qu’un autre. Il n’en reste pas moins que, si son œuvre reste à mille lieux de
la production médiocre que connaît le pays pendant cette période, on ne
peut pas s’empêcher de voir dans son attitude un compromis peu glorieux.
Heureusement, comme l’écrit Fanette Roche-Pézard, « dans son opposition
et même dans ses compromissions, l’art italien a un atout essentiel : la
conscience de la durée historique. Fier de son passé, dont il renie rien, se
débattant pour trouver sa place dans un présent difficile, et tourné, enfin, vers
un futur qu’il entend bien gagner, il sait relier l’expérience et l’attente »19.
Malgré une déception face à une attitude pour le moins frileuse de l’homme,
l’œuvre garde tout son éclat.
Dans Dolce Vita de Fellini, le journaliste joué par Marcello Mastroianni dit
au bourgeois Steiner : « Vous avez un magnifique Morandi ». Et Steiner
répond : « Oui, les objets semblent baignés dans la lumière du souvenir ».
(Quelle meilleure définition peut-on donner de la nostalgie ?). Et il poursuit :
« On dit que le monde du futur sera merveilleux. Mais ça veut dire quoi ?
Il faudra simplement un geste d’un fou pour tout détruire ». Oublions le fou
et gardons uniquement cette définition en suspens de la peinture de
Morandi, ce miracle de solidité et fragilité inséparables.
18 - Kenneth Baker, Giorgio Morandi, New-York, Metropolitan Museum of Art, 2008. L’ouvrage le plus récent et
le plus documenté qui traite des liens de Morandi avec la politique culturelle italienne est de Janet
Abramowicz, Giorgio Morandi : The art of silence, New Haven, Yale University Press, 1994. 19 - Sarah
Braun, « Speaking volumes : Giorgio Morandi Still Lifes and the Cultural Politics of Strepaese »,
in Modernisme/Modernity, t. II, n° 3, 1995, pp. 89-116, cité par Donna de Salvo, « Momento Morandi »
19 - Fanette Roche-Pézard, op. cit., p. 108.
21
Biographie
LAURA MATTIOLI ROSSI,
commissaire de l’exposition
G
iorgio Morandi naît à Bologne (Italie) le 20 juillet 1890. Il est
l’aîné d’une famille aisée qui compte également trois filles,
Anna, Dina et Maria Teresa, et un autre garçon, Giuseppe. Il
consacre sa vie, qui n’est pas marquée d’événements particuliers,
à son travail d’artiste et à l’enseignement, mais deux deuils le frappent successivement : il perd son petit frère en 1902 et son père en 1909. À l’improviste, la mort du chef de famille plonge les Morandi dans des difficultés
financières et Giorgio, désormais le seul homme de la maison avec à sa
charge trois petites sœurs, voudrait aller travailler. Par contre, sa mère l’incite à poursuivre ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Bologne, qu’il
fréquente de 1907 à 1913. La jeune veuve veillera aussi à l’instruction de
ses trois filles pour leur assurer une indépendance économique. Obligée à
un train de vie un peu plus modeste, la famille Morandi s’installe en 1910,
Via Fondazza 36. Elle emménage d’abord dans un appartement avec accès
sur la rue pour s’établir, à compter des années trente, dans un autre donnant
sur la cour où l’artiste vivra jusqu’à son dernier soupir.
L’été, la famille part se réfugier à Grizzana dans les Apennins.
Tout jeune étudiant, Morandi lit la revue d’avant-garde « La Voce » et notamment les articles d’Ardengo Soffici, s’ouvrant ainsi à la connaissance de
l’art moderne par le biais d’articles sur l’impressionnisme, le cubisme,
Picasso, Henri Rousseau. Ses premiers tableaux réalisés à partir de 1913,
nous révèlent l’influence de Cézanne – connu alors uniquement par l’entremise de reproductions photographiques. En 1910-1911 Morandi se rend
à Florence et à Rome, où il approfondit la peinture des maîtres français
contemporains ainsi que celle de Giotto et du début de la Renaissance. En
décembre 1913, il visite à Florence l’exposition des peintres futuristes. Il
participe aussi à leurs « soirées » et expose aux côtés de plusieurs jeunes
membres de ce mouvement d’abord en mars 1914 au Grand Hôtel Baglioni
de Bologne, puis en avril à la Galerie Sprovieri de Rome.
Appelé sous les armes en mai 1915, il tombe aussitôt en dépression et est
congédié à peine deux mois plus tard.
De 1916 à 1929, il gagne sa vie en enseignant le dessin à l’école primaire.
Il prend ses distances avec le mouvement futuriste, dont il ne partage
d’ailleurs pas l’enthousiasme pour la guerre. Dès 1916 Morandi peint ses
premiers tableaux métaphysiques, s’approchant ainsi de la poétique que
Giorgio de Chirico et Carlo Carrà élaborent dans la ville voisine de Ferrara
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en 1917, sans pour autant les connaître personnellement puisqu’il ne les
rencontrera qu’en 1919. En mars 1918, Riccardo Bacchelli lui dédie son
premier article important dans le journal romain « Il tempo », relayé par
Roberto Longhi en février 1919. Cette année-là, grâce à l’aide de Chirico, il
expose à la galerie Giosi de Rome.
De 1919 à 1922, il adhère au groupe que Mario Broglio réunit autour de
sa revue « Valori plastici », expose à la Nationalgalerie de Berlin ainsi qu’à
la Primaverile Fiorentina en 1922.
Après la montée de Mussolini au pouvoir et le départ de Broglio qui quitte
l’Italie, Morandi présente ses œuvres à Milan à la Prima Mostra del Novecento Italiano en février 1926 et encore en 1929, grâce à son admiratrice
Margherita Sarfatti. À cette époque, il est proche de la revue « Il Selvaggio »
et du mouvement Strapaese (1926-29). À l’instar de nombreux intellectuels
italiens, il nourrit l’espoir que la « révolution fasciste » apportera un nouveau souffle moderne à la culture italienne. En 1928, il expose ses gravures
à la Biennale de Venise, et devient à partir de 1929 un habitué de la
Pittsburg World Exhibition. En 1930, « en raison de sa grande réputation » il
obtient le poste de professeur de technique de la gravure à l’Académie de
Bologne – qu’il occupera jusqu’en 1956.
Une fois encore la Biennale de Venise lui ouvre ses portes en 1930, tandis
que les Quadriennali de Rome de 1931 et 1935 l’invitent à s’asseoir à la
table du jury. En 1934, Roberto Longhi le proclame publiquement l’un des
plus grands artistes vivants d’Italie lors du discours inaugural de son premier
cours d’histoire de l’art à l’Université de Bologne. Durant les années trente,
c’est le public étranger qui très souvent découvre Morandi et son œuvre,
surtout graphique, et l’artiste participe d’ailleurs à plus de trente manifestations. En 1939, la Quadriennale de Rome lui consacre une salle personnelle et lui décerne le deuxième prix.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Morandi trouve longtemps refuge
à Grizzana, où il peint essentiellement des paysages.
Revenu définitivement à Bologne en automne 1944, il devient très vite l’un
des peintres modernes italiens les plus appréciés d’Italie. En 1948, la
Biennale de Venise le couronne d’un prix, tandis qu’en 1949 il est largement représenté à l’exposition Twenty Century Italian Art au MoMA de
New York. En 1954, il reçoit le Grand Prix de la Biennale de São Paulo pour
la gravure et en 1957 pour la peinture. Les plus illustres collections italiennes
possèdent ses toiles, qui séduisent également le marché américain et vont
jusqu’à briller sous les projecteurs du cinéma italien des années soixante,
notamment dans La Dolce Vita de Federico Fellini et La Notte de Michelangelo
Antonioni.
Giorgio Morandi s’éteint à Bologne le 18 juin 1964 à l’âge de 74 ans.
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Œuvres exposées
Fiori, 1946, 25 x 32 cm, huile, collection privée
Fiori, 1924, 32 x 24,7 cm, huile, Musée Morandi de Bologne
Fiori, 1952, 22 x 26 cm, huile, collection privée
Fiori, 1924, 48 x 58 cm, huile, Musée Morandi de Bologne
Fiori, 1946, 27 x 23,5 cm, huile, Musée Morandi de Bologne
Fiori, 1957, 26,4 x 28,3 cm, huile, Musée Morandi de Bologne
Fiori, 1958, 16 x 21 cm, aquarelle, Musée Morandi de Bologne
Natura morta, 1952, 32,5 x 23,6 cm, dessin, Musée Morandi de Bologne
Fiori, 1946, 22,5 x 31 cm, dessin, Musée Morandi de Bologne
Cornetto con fiori, 1924, 16,5 x 20,6 cm, gravure,
Musée Morandi de Bologne
Vaso a strisce con fiori, 1926, 20,4 x 23,9 cm, gravure,
Musée Morandi de Bologne
Fiori cornetto su fondo ovoidale, 1929, 20,1 x 30 cm, gravure,
Musée Morandi de Bologne
Grande natura morta, 1930, 36,5 x 30,7 cm, gravure,
Musée Morandi de Bologne
Natura morta con oggetti bianchi su fondo oscuro, 1931, 29,4 x 24,7 cm,
gravure, Musée Morandi de Bologne
Natura morta, 1963, 22 x 30,5 cm, huile, collection privée
Natura morta, 1946, 43 x 32 cm, huile, Galleria del Milione à Milan
Natura morta, 1946, 33 x 44 cm, huile, MART
Fiori, 1952, 45,5 x 45,5 cm, huile, MART
Fiori, 1942, 24 x 29,5 cm, huile, MART
Natura morta, 1928, 34,5 x 46, 5 cm, huile, MART
Natura morta, 1936, 51 x 62,5 cm, huile, MART
Natura morta, 1931, 36 x 56 cm, huile, MART
Natura morta, 1950, 40,5 x 45,5 cm, huile, MART
Natura morta, 1929, 39 x 52,7 cm, huile, MART
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Paesaggio con case, 1941, 33 x 52,5 cm, huile, MART
Paesaggio, 1961, 40 x 45 cm, huile, MART
Fiori, 1924, 39 x 47 cm, huile, collection privée
Natura morta, 1923, 35,5 x 36,4 cm, huile, collection privée
Natura morta, 1929, 62 x 41,3 cm, huile, collection privée
Fiori in vaso, 1950, 26,5 x 35 cm, huile, collection privée
Natura morta, 1952, 40 x 40,5 cm, huile, collection privée
Natura morta, 1952, 46 x 41 cm, huile, collection privée
Fiori, 1943, 20 x 25 cm, huile, collection privée
Natura morta, 1941, 34,5 x 49 cm, huile, collection privée
Natura morta, 1941, 48 x 31 cm, huile, collection privée
Paesaggio, 1962, 40 x 35 cm, huile, collection privée
Paesaggio, 1962, 36 x 41 cm, huile, collection privée
Doppia natura morta e fiori, 1952, 23,3 x 33 cm, dessin,
collection du Centre Pompidou, Mnam/Cci, Paris
Natura morta, 1958, 30 x 20 cm, huile, Courtesy Galleria Tega de Milan
Paesaggio, 1960, 38 x 33,5 cm, huile, Courtesy Galleria Tega de Milan
Natura morta, 1941, 44 x 29 cm, huile, Collection ENI S.p.A.
Natura morta, 1957, 20,5 x 25 cm, huile, collection privée
Natura morta, 1952, 44 x 35 cm, huile, collection privée
Natura morta, 1951, 45 x 35 cm, huile, collection privée
(Courtesy Galleria dello Scudo – Verona)
Paesaggio, 1963, 50 x 25 cm, huile, collection privée
Natura morta, 1963, 30,4 x 30,5 cm, huile, collection privée
(Courtesy Galleria dello Scudo – Verona)
Natura morta, 1943, 23,5 x 35 cm, collection privée
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Photos disponibles
Fiori, 1946, 25 x 32 cm, huile, collection privée
© ADAGP, Paris 2010
Fiori, 1943, 20 x 25 cm, huile, collection privée
© ADAGP, Paris 2010
Natura morta, 1941, 34,5 x 49 cm,
huile, collection privée
© ADAGP, Paris 2010
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Natura morta, 1963, 22 x 30,5 cm, huile,
collection privée
© ADAGP, Paris 2010
Paesaggio, 1962, 40 x 35 cm, huile,
collection privée
© ADAGP, Paris 2010
Paesaggio, 1962, 36 x 41 cm,
huile, collection privée
© ADAGP, Paris 2010
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Luigi Ghirri "Atelier Giorgio Morandi,
Bologna" 1989-1994
Courtesy Galleria Massimo Minini Brescia (Italie)
© ADAGP, Paris 2010
Luigi Ghirri "Atelier Giorgio Morandi,
Bologna" 1989-1994
Courtesy Galleria Massimo Minini Brescia (Italie)
© ADAGP, Paris 2010
Federico Garolla "Giorgio Morandi,
Grizzana, Bologna" 1961
Courtesy Galleria Massimo Minini - Brescia (Italie)
© ADAGP, Paris 2010
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Fiche technique
L'exposition aura lieu à Toulon du 5 juin au 26 septembre 2010.
Le vernissage est prévu le vendredi 4 juin à 18 h 30.
COMMISSARIAT DE L’EXPOSITION
Laura Mattioli-Rossi
Un catalogue est édité par le Conseil général du Var
à l’occasion de cette exposition.
HÔTEL DES ARTS
Gilles Altieri, directeur
Entrée du public : 236 boulevard Général Leclerc - Toulon
Adresse postale : Conseil général du Var - Hôtel des Arts - rue Saunier
BP 5112 - 83093 Toulon cedex
Tél. 04 94 91 69 18 - Fax 04 94 93 54 76
www.hdatoulon.fr
Horaires : exposition ouverte tous les jours de 10 h à 18 h,
sauf les lundis et les jours fériés.
Tarif : entrée gratuite
CONTACTS
Céline Ricci
Conseil général du Var - Hôtel des Arts
Tél. 04 94 91 69 18 - Fax 04 94 93 54 76
[email protected]
SERVICE DE PRESSE
Agence Observatoire - Véronique Janneau
Contact : Aurélie Cadot
Tél. 01 43 54 87 71- Fax 09 59 38 87 71
[email protected]
www.observatoire.fr
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