Jacques le fataliste, un roman?
Transcription
Jacques le fataliste, un roman?
picaresque du valet et du maître, et le récit des amours de Jacques, constituent un pilier central autour duquel les récits enchâssés et les commentaires du narrateur, facteurs de discontinuité, viennent prendre place ; la résurgence des motifs, les multiples récurrences thématiques (la doctrine du fatalisme, la description d’ « originaux », la peinture de la société de l’Ancien Régime) et l’organisation cyclique des différents récits achèvent de donner à l’œuvre sa cohérence. III. L’ « insipide rhapsodie » Le roman de Diderot apparaît comme une œuvre fondamentalement hybride. Constituée de matériaux divers, faisant écho à de nombreuses œuvres, elle postule un genre romanesque qui, à la croisée des autres formes littéraires, les contient et les dépasse tout à la fois. Le voyage de Jacques et de son Maître peut dès lors se concevoir comme un voyage à travers les catégories littéraires. → Différents genres littéraires sont repris, intégrés et parodiés. On peut citer le théâtre (primat du dialogue sur le récit, jeu de didascalies, couple du maître et du valet hérité de la commedia dell’arte), la nouvelle et l’essai (voir par exemple le récit de Mme de La Pommeraye et le « précis de bonne conduite » qu’elle rapporte), le conte (oralité feinte par les adresses au lecteur), l’essai, et même l’oraison funèbre (déclamation du Maître à Jacques lors du passage du convoi funéraire transportant le capitaine). → Jacques le fataliste peut aussi évoquer le roman picaresque, dont il reprend certaines des conventions romanesques, tout en introduisant certaines variations : de par sa fonction et son rang social, Jacques s’apparente à un picaro ; on retrouve la dimension philosophique du roman picaresque, qui apparaît en creux derrière le leitmotiv du fatalisme de Jacques ; le roman est également structuré par le thème du voyage, et fait la part belle au hasard des rencontres. → Le texte est émaillé de nombreuses références littéraires, explicites ou non. Outre le « plagiat » ouvertement revendiqué du Livre VIII du Tristram Shandy de Sterne, ou la « prophétie de la gourde » qui fait référence au Cinquième Livre de Rabelais, Jacques le fataliste ne peut manquer de rappeler le Don Quichotte de Cervantès, caractérisé lui aussi par la discontinuité du récit, les interruptions répétées du narrateur, les adresses directes au lecteur. A ces intertextes s’ajoutent encore de nombreuses allusions (à Molière, à Voltaire ou encore à Richardson). Toutes les formes de l’intertextualité, de la citation au plagiat en passant par la parodie et l’allusion, sont donc représentées. IV. Le roman en question L’hétérogénéité du roman de Diderot, qui s’inscrit en faux contre un certain nombre de conventions romanesques, ne peut manquer de conduire à interroger son statut de roman. Le narrateur affirme d’ailleurs explicitement à plusieurs reprises qu’il « ne fai[t] pas un roman ». → Dès l’incipit, en revendiquant sa liberté et l’arbitraire du récit, et en exposant tout l’éventail des possibles narratifs, le narrateur rompt l’illusion romanesque traditionnelle, et incite le lecteur à réfléchir aux enjeux de la lecture et de l’écriture. → De même, en invitant le narrataire (le lecteur fictif, postulé par le roman, et qui y joue le rôle d’un véritable personnage) à prendre part à la création du récit (il doit par exemple reconstituer la chronologie des événements, « distribués sans ordre ») et à participer au dialoguedébat postulé par le roman, Diderot cherche à bousculer les habitudes de lecture du roman traditionnel : puisque aucune solution définitive ne lui est apportée, le lecteur doit faire preuve d‘esprit critique et élaborer, à partir des éléments mis à sa disposition, son propre jugement. → Diderot pratique également l’écriture déceptive : la liberté et la créativité du lecteur, en effet, sont seulement postulées. En entretenant ainsi l’illusion de liberté du lecteur tout en s’en jouant à dessein, l’auteur renouvelle l’illusion romanesque, présente sous une forme nouvelle. La question de la liberté de l’auteur et du lecteur pose en outre celle de la vérité du récit. La revendication du caractère fictif du roman, qui rompt avec la tradition romanesque du « référent réel », s’accompagne d’un déplacement de la « vérité » du roman, qui réside non plus dans le caractère « réaliste » de l’action, mais dans sa portée et sa symbolique, qui se veulent universelles. Roman ludique et jubilatoire, mais aussi démonstration éclatante du roman comme « genre de tous les genres », Jacques le fataliste est aujourd’hui considéré unanimement comme une des œuvres fondatrices du roman moderne. MemoPage.com SA © / 2007 / Auteur : Géraldine Parinot / Expert : Jacques le fataliste se présente de prime abord comme un ensemble désordonné, complexe et labyrinthique, sans cohérence apparente : le foisonnement des récits, la discontinuité de la narration, les incessantes digressions du narrateur et les multiples adresses faites au lecteur contribuent à ce sentiment de dispersion du texte. → Imbriqués l’un dans l’autre, récit et dialogue se répondent et s’engendrent, donnant naissance à une foule de récits secondaires, – rapportés par Jacques, le narrateur, ou encore d’autres personnages, – qui viennent se greffer au récit-cadre, celui des amours de Jacques. Par ce procédé d’enchâssement des récits, la narration se trouve continuellement déléguée d’un personnage à un autre : cette polyphonie, encore renforcée par la prédominance du dialogue (entre Jacques et son maître, entre le narrateur et le lecteur fictif), requiert une participation active de la part du lecteur. → La dynamique romanesque se fonde sur une esthétique de la digression et de la rupture, promulguée au rang de procédé systématique : on dénombre ainsi jusqu’à vingt-et-une histoires différentes et cent quatre-vingt « cassures ». Souligné à plusieurs reprises par le narrateur, l’arbitraire du récit est contrebalancé par des facteurs d’unité qui constituent l’ossature du texte : ainsi le voyage II. Structure du récit et procédés narratifs. Pré-publié dans la Correspondance littéraire de novembre 1778 à juin 1780, Jacques le fataliste et son maître - auquel Denis Diderot a travaillé pendant près de vingt ans en marge de L’Encyclopédie, et qu’il a constamment remanié jusqu’à sa mort, en 1784, - constitue un livre somme : roman labyrinthique, polyphonique et hybride, empruntant à de nombreux genres en subvertissant leurs codes, il se présente à la fois comme un roman ludique et comme une réflexion théorique et critique sur le genre romanesque. I. Situation. Jacques le fataliste, un roman?