Octobre 2012 - vol. 24, no 3
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CONDITIONS DE PUBLICATION Toute personne intéressée à soumettre un article au Comité de rédaction doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique, avec ses coordonnées, au rédacteur en chef, au moins 60 jours avant la date de parution, à l’adresse suivante: Cahiers de propriété intellectuelle Rédacteur en chef Centre CDP Capital 1001, Square-Victoria – Bloc E – 8e étage Montréal (Québec) H2Z 2B7 Courriel: [email protected] L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent pas être de plus de 20 pages dactylographiées. Les textes doivent être en langue française, dactylographiés à double interligne sur format 21 cm x 28 cm (81 2" x 11"). Le texte sur le support électronique ne doit être justifié à droite et il doit être aligné à gauche; aucun code ne doit être employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les notes doivent être consécutives et reportées en bas de page. Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue autre que le français doivent être en italiques; les articles de revues doivent être cités entre guillemets. Enfin, il est inutile d’apposer les guillemets pour les citations en retrait du texte. L’auteur conserve son droit d’auteur mais accorde une licence de première publication en langue française, pour l’Amérique du Nord, accorde à la revue et à l’éditeur de même qu’une licence non exclusive de diffusion sur le site Internet des C.P.I. L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi que des opinions exprimées. Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc. Les Cahiers peuvent être cités comme suit: (volume) C.P.I. (page). Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 606, rue Cathcart, bureau 810, Montréal (Québec) H3B 1K9 (Tél. : (514) 288-1664; Fax : (514) 288-1669). © Les Éditions Yvon Blais, 2012 C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada Tél. : 1-800-363-3047 Fax : (450) 263-9256 Site Internet : www.editionsyvonblais.com ISSN : 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 199,95 $. 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L’éditeur aussi, car le nombre de pages contractuellement convenues n’a pas été dépassé. 2. C’est un choix éditorial : à l’automne 2012 tous distillent encore la pentalogie « droits d’auteur » du 12 juillet 2012 de la Cour suprême du Canada et les chemises déchirées ayant été recousues, premières conférences sur la Loi de modernisation du droit d’auteur (L.C. 2012, c. 20), sanctionnée le 29 juin 2012. 3. Doctorant, Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. 4. Professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. 5. « Les nanotechnologies suscitent un immense intérêt, déchainent les passions [...] alors qu’un grand flou enveloppe le concept. Comment prendre des décisions en nageant en plein brouillard ? » Julie DUBOIS et al., « Les nanotechnologies, comment décider par temps de brouillard », (2009) 52 La Gazette de la société et des techniques 1. 6. « Espoir, menace ou mirage » pour emprunter au sous-titre de l’ouvrage de Yan de KERORGUEN, Les Nanotechnologies (Paris : Lignes de repère, 2006). Moi, les NST, ça attise encore mon côté émerveillement, comme dans cette bande dessinée où le héros Luc Bradefer (Brick Bradford) explore le monde d’une pièce de monnaie 525 526 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ensuite, pour le praticien des marques, la nouvelle7 aventure de la marque sonore au Canada. Cécile Deforges et Marie-Josée Lapointe8 tracent « La grande épopée de MGM ou Comment le rugissement d’un lion a fait flancher le registraire canadien des marques de commerce »9. Ce qui, outre un avis de pratique du Bureau des marques de commerce10 et un projet de changement réglementaire11, ouvre la voie à la protection des marques non traditionnelles au Canada. Vivianne de Kinder12 présente l’assurance « Erreurs & Omissions »13 non pas d’un point de vue théorique mais, comme elle l’écrit elle-même, « en petits détours » empruntés à la jurisprudence et à l’expérience. Qui n’a pas reçu une enveloppe lui annonçant qu’il était le gagnant (éligible) d’un sweepstake ? Certains s’y font prendre, d’autres s’en servent pour améliorer leur lancer vers la corbeille à recyclage et d’autres ne le prennent pas ! La Cour suprême du Canada ne se prononce pas souvent sur une loi comme la Loi sur la protection du consommateur : c’est ce qu’elle a fait dans Richard c. Time 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. (Clarence GRAY et al., Voyage In A Coin, King Features (1937-1938), ou ce film de science-fiction Fantastic Voyage (1966) de Richard FLEISCHER où le sous-marin Proteus nous fait découvrir le corps humain [Oscar® des Meilleurs effets spéciaux visuels et celui des Meilleurs décors], ou encore le roman de Michael CRICHTON, Prey (New York, HarperCollins, 2002). Et mes enfants (maintenant grands) et mes nièces (toujours petites) de me rappeler The Magic School Bus Inside Ralphie : A Book About Germs (1995) et The Magic School Bus In a Pickle (1998) de Joanna Cole et de Bruce Degen dans la version livre me dit un groupe et dans la version dessin animé me dit l’autre. Mais je m’égare et ma note de bas de page va devoir être réduite. Je coupe. Pas si nouvelle que cela puisque le registraire avait déjà permis le 1989-08-11 l’enregistrement 359,318 d’une marque « MUSICAL NOTES DESIGN » par Capitol Records inc. : voir GAREAU (Richard S.), « Une grande première au Canada : la marque « sonore » », (1991) 3:1 Cahiers de propriété intellectuelle 103. Respectivement stagiaire et avocate chez BCF. Metro-Goldwyn-Mayer Lion Corp. c. Attorney General of Canada, dossier T-165010, 2012-03-01. Cette marque de commerce consistant dans le rugissement d’un lion fait maintenant l’objet de l’enregistrement canadien 828,890 du 2012-07-31. « Marque de commerce qui consiste en un son », avis publié le 2012-03-28 : <http://www.cipo.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr03439. html>. Article 28 des « Modifications proposées au Règlement sur les marques de commerce », publiées le 2012-02-23 ; <http://www.cipo.ic.gc.ca/eic/site/cipointernetinternetopic.nsf/fra/wr03416.html>. Avocate. L’obtention d’une telle assurance procède le plus souvent d’une exigence des partenaires financiers du producteur (investisseurs institutionnels et privés, diffuseurs et distributeurs mentionnés à la structure financière). Présentation 527 Inc.14. Caroline Jonnaert et Julie Maronani15 présentent l’arrêt et certaines des balises que ne doivent pas dépasser les entreprises dans le cadre des représentations. Elles concluent finement que les petits caractères ne sont pas toujours formule gagnante. Jean-François Nadon16 traite de la protection des titres professionnels, de leur interaction avec le droit des marques et des moyens dont disposent les ordres professionnels pour bénéficier des avantages conférés par la Loi sur les marques de commerce. Dans sa capsule « La protection de la marque : les obligations du franchisé en droit québécois », Vanessa Udy17 commente le jugement Dunkin Donuts18, ce jugement en faveur de franchisés de la chaîne de beigneries ordonnant la résiliation de leurs baux et de leurs contrats de franchise et ordonnant le paiement de dommages en raison du non-respect par le franchiseur de ses obligations contractuelles, notamment quant à la protection et le rehaussement de la réputation de la marque DUNKIN DONUTS au Québec. Enfin, un compte rendu, celui de Marie-Pier Desbiens19, sur l’ouvrage L’archivage électronique et le droit20 où Marie Demoulin regroupe des textes présentant divers aspects juridiques de l’archivage électronique en Belgique et en Europe. Et pour conclure, le perlier : • « by six-month excrements » plutôt, peut-on l’espérer, que by six-month increments ; • « Le présent Torson, précise dans l’affaire British Drug Houses... » où l’auteur faisait sans doute référence au président de la Cour d’Échiquier Joseph Thorarinn THORSON21, [sans compter que 14. Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8 (C.S.C. ; 2012-02-28), les juges Lebel et Cromwell. 15. Avocates chez LJT avocats. 16. MBA, avocat et agent de marques de commerce chez Joli-Cœur Lacasse s.e.n.c.r.l. 17. Avocate, chez ROBIC, s.e.n.c.r.l., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 18. Bertico inc. c. Dunkin’ Brands Canada Ltd., 2012 QCCS 2809 (C.S. Qué.), 2012-06-21), le juge Tingley. 19. Étudiante, chez ROBIC, s.e.n.c.r.l., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 20. DEMOULIN (Marie) dir., L’archivage électronique et le droit, collection du Centre de recherche Information Droit et Société (Bruxelles : Bruylant, 2012), 195 p. ; ISBN 978-2-8044-5200-1. 21. Décédé en 1978 et autrement connu pour sa lutte, après sa retraite de la magistrature, pour faire déclarer inconstitutionnelle la Loi sur les langues officielles sa 528 Les Cahiers de propriété intellectuelle lorsqu’un jugement de la Cour d’Échiquier est porté en appel, il est préférable de l’indiquer...22] ; • Un « mémoire de l’intimité » plutôt que le mémoire de l’intimé (quoique, dans le contexte, cela aurait pu être aussi « le mémoire de l’inimitié ». Sur ce, bonne lecture ! Laurent Carrière Rédacteur en chef position : voir Thorson c. Canada (Procureur général), [1975] 1 R.C.S. 138 (C.S.C. ; 1974-01-22) et Jones c. Procureur général du Nouveau-Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182 (C.S.C. : 1974-04-02) où il agissait également comme procureur de l’appelant. À la réflexion, son frère Charles Gustav Thorson, « dessinateur de bandes dessinées politisées, concepteur de personnages, auteur et illustrateur de livres pour enfants » nous enseigne l’Encyclopédie canadienne, aura sans doute laissé une empreinte plus amusante avec ses créations Bugs Bunny, Sniffles la souris et Elmer Fudd ! 22. Battle Pharmaceuticals c. The British Drug Houses Ltd., [1944] R.C.É. 239 (C. d’É. ; 1943-05-07) ; confirmé [1946] R.C.S. 50 (C.S.C. ; 1945-12-21). CAHIERS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE INC. CONSEIL D’ADMINISTRATION Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Florence LUCAS, avocate Gowling Lafleur Henderson Montréal Louise BERNIER, professeure Responsable du Programme Droit et Biotechnologies Faculté de droit Université de Sherbrooke Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Laurent CARRIÈRE, avocat Robic, Montréal Hélène MESSIER, avocate directrice générale COPIBEC Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Hilal EL-AYOUBI, avocat Fasken Martineau Dumoulin Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Marie-Josée LAPOINTE, avocate secrétaire trésorière BCF, Montréal Annie MORIN, avocate ArtistI Montréal Daniel PAUL, avocat Vice-président – Affaires juridiques CGI Montréal Ghislain ROUSSEL, avocat président Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Comité de rédaction et comité de lecture Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Florence LUCAS, avocate Gowling Lafleur Henderson Montréal Louise BERNIER, professeure Responsable du Programme Droit et Biotechnologies Faculté de droit Université de Sherbrooke Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Laurent CARRIÈRE, avocat Robic, Montréal Hélène MESSIER, avocate directrice générale COPIBEC Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Hilal EL-AYOUBI, avocat Fasken Martineau Dumoulin Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Marie-Josée LAPOINTE, avocate secrétaire trésorière BCF, Montréal Annie MORIN, avocate ArtistI Montréal Daniel PAUL, avocat Vice-président – Affaires juridiques CGI Montréal Ghislain ROUSSEL, avocat président Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Comité exécutif de rédaction Louise BERNIER Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Ghislain ROUSSEL Comité éditorial international Bassem AWAD, Ph.D. Chef magistrat, ministère égyptien de la Justice consultant, Département de la Justice de Abu Dhabi Al Ain, Emirates of Abu Dhabi Valérie Laure BENABOU, professeure agrégée Directrice du Laboratoire DANTE Université de Versailles en Saint-Quentin-en-Yvelines France Jacques DE WERRA, professeur Faculté de droit, Université de Genève Genève, Suisse Paul Edward GELLER Attorney at law Los Angeles, USA Jane C. GINSBURG Professeure Columbia University School of Law New York, USA Teresa GRZESZAK, professeure Faculté de droit Université de Varsovie, Pologne Lucie GUIBAULT, avocate Assistant professeure en propriété intellectuelle Instituut voor Informatierecht, Amsterdam, Pays-Bas Jacques LABRUNIE, avocat Gusmao Labrunie Sao Paulo, Brésil Dr Fransumo LEE Conseil en propriété intellectuelle Cabinet ORIGIN Séoul, Corée du Sud André LUCAS Professeur de droit Université de Nantes France Victor NABHAN, Président de l’ALAI Internationale, professeur étranger OMPI Paris GianLuca POJAGHI, avocat Studio Legale Pojaghi Milan, Italie Antoon A. QUAEDVLIEG, avocat et professeur Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Facultés universitaires Saint-Louis Avocat Covington & Burling LLP Bruxelles, Belgique Paul Leo Carl TORREMANS, professeur, School of Law, University of Nottingham Nottingham, Grande Bretagne Silke von LEWINSKI, chercheure Chef de département Max-Planck Institute for Intellectual Property Münich, Allemagne Ghislain ROUSSEL Secrétaire du Comité Avocat conseil Montréal Stefan MARTIN, membre Première et cinquième chambre de recours Office de l’harmonisation dans le marché intérieur Alicante, Espagne TABLE DES MATIÈRES Articles Nanotechnologies et droit des brevets : une incompatibilité de taille ? Charles-Étienne Daniel et Louise Bernier . . . . . . . . . 535 L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... Vivianne de Kinder . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 575 La grande épopée de MGM ou comment le rugissement d’un lion a fait flancher le registraire canadien des marques de commerce Cécile Deforges et Marie-Josée Lapointe . . . . . . . . . . 605 L’arrêt Richard c. Time Inc. ou quand les petits caractères ne sont pas la formule gagnante Caroline Jonnaert et Julie Maronani. . . . . . . . . . . . 641 Titres professionnels et marques de commerce Jean-François Nadon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 667 Capsule La protection de la marque : les obligations du franchisé en droit québécois Vanessa Udy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 731 533 534 Les Cahiers de propriété intellectuelle Compte rendu L’archivage électronique et le droit Marie-Pier Desbiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 737 Vol. 24, no 3 Nanotechnologies et droit des brevets : une incompatibilité de taille ? Charles-Étienne Daniel* et Louise Bernier** INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 537 1. Particularités juridiques liées à l’examen d’un nanobrevet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 541 1.1 Particularités juridiques et enjeux liés à la genèse du développement des nanotechnologies . . . . . . . . 541 1.2 Particularités juridiques liées à l’octroi de nanobrevets. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 551 1.2.1 Formation très ciblée des examinateurs et défis liés à la recherche d’art antérieur . . . 551 1.2.2 Évaluation des critères de nouveauté et de non-évidence . . . . . . . . . . . . . . . . 554 © Charles-Étienne Daniel et Louise Bernier, 2012. * Avocat, doctorant, Faculté de Droit, Université de Sherbrooke, membre étudiant du groupe InterNE3LS. ** Professeure agrégée, Faculté de Droit, Université de Sherbrooke, membre chercheure du groupe InterNE3LS. Le présent article a été réalisé dans le cadre du projet de recherche sous la direction de Johane Patenaude (chercheure principale), intitulé Développement d’un cadre de référence interdisciplinaire de l’analyse d’impacts des nanotechnologies en santé et de leur acceptabilité sociale. Ce projet de recherche est financé par les Instituts de recherche en santé du Canada (43854). 535 536 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2. Pistes de solutions pour un développement technologique plus efficace des nanosciences . . . . . . . . 556 2.1 Création d’une nouvelle catégorie pour la classification des nanobrevets au Canada. . . . . . 557 2.1.1 Historique de la création de la Classification 977 de l’USTOP. . . . . . . . . . 557 2.1.2 La situation canadienne et la création d’une classe spécialisée . . . . . . . . . . . . . 561 2.2 Repenser la coopération entre les détenteurs de brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 564 2.2.1 Le modèle de l’Open Source . . . . . . . . . . . 564 2.2.2 Les pools de nanobrevets . . . . . . . . . . . . 568 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 572 INTRODUCTION Depuis quelques années, le développement des nanotechnologies prend de l’ampleur. Cette nouvelle technoscience, bien qu’encore méconnue par plusieurs, constitue en soi une véritable révolution qui touchera une foule d’environnements nous concernant de près ou de loin. C’est que l’infiniment petit a de quoi surprendre : les nouvelles propriétés qu’acquièrent les agrégats de matière à l’ordre du nanomètre bouleversent complètement les phénomènes physiques et chimiques auxquels nous nous sommes habitués. L’un des exemples les plus prometteurs, vu son extrême polyvalence, est le nanotube de carbone. Composés d’une multitude d’atomes de carbone réunis dans une structure cylindrée en forme de « broche à poule », ces nanotubes possèdent une impressionnante conductivité électrique et thermique1, une meilleure robustesse que l’acier2 et la capacité d’être fonctionnalisés3. Ses applications peuvent donc être multiples : ils peuvent être employés dans divers plastiques, alliages, transistors et composés électroniques, céramiques et textiles4. Une foule d’autres molécules possèdent de nouvelles propriétés physico-chimiques qui leur permettent de se distinguer par leur comportement micro et macrométrique comme, par exemple, les nanobilles d’or permettant de cibler et de détruire uniquement des cellules cancéreuses5, les nanoparticules d’argent bac1. Nanowerk, « Introduction to Nanotechnology : Carbon Nanotubes 101 », en ligne : <http://www.nanowerk.com/nanotechnology/introduction/introduction_to_nanotechnology_26.php>. 2. Ibid. 3. La fonctionnalisation d’un nanotube de carbone permet à celui-ci de pouvoir interagir dans un milieu donné. Voir GENEST (Jonathan) et BEAUVAIS (Jacques), « Nanosciences et nanotechnologies » dans BÉLAND (Jean-Pierre) et PATENAUDE (Johane), dir., Les nanotechnologies, développement, enjeux sociaux et défis éthiques (Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2009), p. 30. Voir aussi HIRSCH (Andreas) et VOSTROWSKY (Otto), « Functionalization of Carbon Nanotubes », (2005) 245 Topics in Current Chemistry 193, 196. 4. Supra, note 1. 5. À titre d’exemples, voir les articles scientifiques suivants : HUANG (Keyang) et al., « Size-Dependant Localization and Penetration of Ultrasmall Gold Nanoparticles in Cancer Cells, Multicellular Spheroids, and Tumors in Vivo », (2012) 6:5 ACS Nano 4483 à 4493 ; LETFULLIN (Renat) et al., « Laser-induced Explosion of Gold Nanoparticles: Potential Role for Nanophotothermolysis of Cancer », (2006) 537 538 Les Cahiers de propriété intellectuelle téricides6 ou les nanoparticules de dioxyde de titane employées dans les crèmes solaires afin d’en augmenter la pénétration dans la peau7. Plus de 1000 produits commerciaux incorporent, à l’heure actuelle, une application provenant directement des nanotechnologies8. Il y a donc lieu de qualifier ce développement technologique de véritable révolution industrielle du XXIe siècle9. La notion même de nanotechnologies implique que ses ramifications peuvent s’étendre dans différents champs d’application et de disciplines10. Certains auteurs intègrent au sein même de la notion de multidisciplinarité le concept de convergence NBIC, c’est-à-dire la 1:4 Nanomedicine 473 et s. en ligne : <http://www.futuremedicine.com/doi/pdf/ 10.2217/17435889.1.4.473>. Pour une vulgarisation des différentes percées scientifiques de certains traitements utilisant des nanoparticules d’or, voir aussi WALKEY (Carl), « Ultra small nanoparticles show promise as anti-cancer agents » (28 mai 2012), en ligne : Nanowerk Spotlight <http://www.nanowerk. com/spotlight/spotid=25393.php> ; BERGER (Michael), « Medical Nanotechnology: Killing Cancer with Gold Nanobullets and Nanobombs » (12 janvier 2007), en ligne : Nanowerk Spotlight <http://www.nanowerk.com/spotlight/spotid= 1247.php>. 6. LOHER (Stefan) et al., « Micro-Organism-Triggered Release of Silver Nanoparticles from Biodegradable Oxide Carriers Allows Preparation of Self-Sterilizing Polymer Surfaces », (2008) 4:6 Small 824. 7. Voir notamment LEE (Wilson A.) et al., « Multi Component Polymer Coating to Block Photocatalytic Activity of TiO2 Nanoparticles », (2007) 45 Chemical Communications 4815 à 4817, en ligne : <http://pubs.rsc.org/en/Content/Article Landing/2007/CC/b709449c> ; BERGER (Michael) et GARBER (Cathy), « Does Coating Nanoparticles Make Them Safe(r) for Cosmetics ? » (30 octobre 2007), en ligne : Nanowerk Spotlight <http://www.nanowerk.com/spotlight/spotid= 3096.php>. 8. Pour obtenir une liste de ces produits de consommation, il est possible de consulter le site internet du Project on Emerging Nanotechnologies qui en dresse un inventaire plutôt exhaustif : Project on Emerging Nanotechnologies, « Inventories » (2012), en ligne : Nanotechproject.org <http://www.nanotechproject.org/ inventories/>. 9. CONSEIL DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNOLOGIE, Les nanotechnologies : la maîtrise de l’infiniment petit (avis), 2001, CEST, p. 20. Voir aussi également le rapport de la COMMISSION DE L’ÉTHIQUE DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNOLOGIE, Éthique et nanotechnologies : se donner les moyens d’agir (avis), 2006, CEST, p. 5. [ci-après CEST]. 10. Voir la définition proposée pour le terme « nanotechnologie » par l’Office québécois de la langue française : « Domaine multidisciplinaire qui concerne la conception et la fabrication, à l’échelle des atomes et des molécules, de structures moléculaires qui comportent au moins une dimension mesurant entre 1 et 100 nanomètres, qui possèdent des propriétés physicochimiques particulières exploitables et qui peuvent faire l’objet de manipulations et d’opérations de contrôle. » Dictionnaire panlatin de la nanotechnologie, 2009, s.v. « nanotechnologie ». Voir aussi SCHELLEKENS (Maurice), « Patenting Nanotechnology in Europe: Making a Good Start? An Analysis of Issues in Law and Regulation » (2010), 13:1 Journal of World Intellectual Property 54 ; LACOUR (Stéphanie), « A Legal Version of the Nanoworld », (2011) 12 Comptes Rendus Physique 693, 700. Nanotechnologies et droit des brevets 539 réunion des connaissances provenant de quatre disciplines d’importance dans le développement des nanosciences, soit la nanotechnologie, la biotechnologie, les technologies de l’information et les sciences cognitives11. De plus, une vaste revue de la littérature scientifique, entreprise en 2008 par Porter et Youtie, a justement démontré que cette idée de convergence intégrant des notions de diverses disciplines, est de plus en plus utilisée12. Ils affirment de même que le concept de « travail en silo » ne peut plus s’appliquer à ce nouveau modèle de recherche scientifique13. Les chercheurs ont besoin d’avoir accès aux différents savoirs propres à leurs disciplines et de promouvoir la diffusion des connaissances, en prenant soin d’accorder une attention particulière au jargon employé14. Le développement technoscientifique des nanotechnologies entraîne donc d’importants défis en ce qui concerne la communication et les échanges entre les chercheurs de différentes disciplines et les acteurs impliqués comme les universités, industries, gouvernements, bailleurs de fonds et de capitaux de risque, associations citoyennes et environnementales, etc. Compte tenu des promesses de retombées économiques des nanotechnologies anticipées par plusieurs15 et afin de s’assurer de garder un certain contrôle sur le développement fulgurant de cette nouvelle technoscience et d’en garantir un accès aux marchés, plusieurs sont d’avis que l’obtention de brevets reliés aux nanosciences (ci-après désignés « nanobrevets ») représente une stratégie gagnante16. Il n’est donc pas surprenant de constater que 11. Le but ultime de la convergence NBIC résulte dans l’augmentation des performances humaines et sous-tend généralement une philosophie transhumaniste. Voir à cet effet ROCCO (Mihail C.), « Progress in Governance of Converging Technologies Integrated from the Nanoscale », (2006) 1093 Annals of the New York Academy of Science 1, 2 ; ROCCO (Mihail C.) et BAINBRIDGE (William S.), Converging Technologies for Improving Human Performances, Dordrecht (Pays-Bas : Springer, 2003), p. 1. 12. PORTER (Alan L.) et YOUTIE (Jan), « How Interdisciplinary is Nanotechnology ? », (2009) 11 Journal of Nanoparticle Research 1023, 1039. 13. Ibid. 14. Ibid. 15. GENEST et BEAUVAIS, supra, note 3. 16. LACOUR (Stéphanie), « Les nanotechnologies et le droit des brevets d’invention », dans Nanotechnologies : quelles promesses, quelles réalités ?, Éditions Techniques de l’Ingénieur, mars 2010 ; SHAPIRA (Philip), YOUTIE (Jan) et KAY (Luciano), « National Innovation Systems and the Globalization of Nanotechnology Innovation », (2011) 36 Journal of Technology Transfer 587, la p. 588 ; THURSBY (Jerry) et THURSBY (Marie), « University-industry Linkages in Nanotechnology and Biotechnology: Evidence on Collaborative Patterns for New Methods of Inventing », (2011) 36 Journal of Technology Transfer 605, 606. 540 Les Cahiers de propriété intellectuelle nombre d’acteurs du secteur économique utilisent différentes stratégies afin de remporter la course aux brevets. En effet, depuis la création du National Nanotechnology Initiative (NNI) aux États-Unis en 2000, près de 14 milliards de dollars US des fonds publics américains ont été dépensés afin de soutenir la R&D dans ce secteur de pointe17. De plus, les retombées économiques mondiales se chiffraient à 200 milliards de dollars US en 2008 et pourraient atteindre 1000 milliards de dollars US d’ici 201518. Or, l’application du système normatif des brevets au « nanomonde » comporte des particularités qui peuvent engendrer plusieurs impacts juridiques et administratifs et ainsi affecter le développement des nanosciences. De plus, les défis susmentionnés liés à la communication, la vulgarisation de concepts et au jargon employé par les scientifiques provenant de disciplines diverses viennent compliquer la donne. Cet article vise donc à examiner ces particularités lorsqu’elles sont confrontées au système normatif des brevets et à identifier des pistes de solutions pour viser un développement technologique plus efficace des nanosciences. Dans la première partie de ce texte, nous présenterons et analyserons donc les impacts juridiques des particularités liées aux nanotechnologies dans un contexte d’octroi de brevets. Pour ce faire, nous aborderons dans un premier temps les enjeux relatifs au dépôt de brevets sur les principales « briques de base »19 et outils de recherche, de même que l’implication marquée des universités dans la course aux nanobrevets. Dans un second temps, nous analyserons les particularités juridiques des nanosciences en lien avec le dépôt et l’examen de demandes de nanobrevet. Dans la deuxième partie de l’article, nous proposerons des pistes de solutions afin de tendre vers un sain développement technologique des nanosciences. Ainsi, la création d’une catégorie particulière créée pour les nanotechnologies à l’OPIC, la pertinence d’organiser la création d’un pool de nanobrevets et d’un regroupement de type Creative Commons seront, tour à tour, analysées. 17. SHAPIRA (Philip) et YOUTIE (Jan), « Introduction to the Symposium Issue: Nanotechnology Innovation and Policy – current strategies and future trajectories », (2011) 36 Journal of Technology Transfer 581, 581. 18. ROCCO (Mihail C.), The Long View of Nanotechnology Development: the National Nanotechnology Initiative at Ten Years, 2010, p. 3. 19. Cette expression, traduite du terme anglais building blocks, est empruntée du texte de Stéphanie Lacour. Voir à cet effet LACOUR, supra, note 16, p. 9. Nanotechnologies et droit des brevets 541 1. PARTICULARITÉS JURIDIQUES LIÉES À L’EXAMEN D’UN NANOBREVET L’octroi d’un brevet dépend, entre autres, de la rencontre de trois critères qui requièrent un examen approfondi par un examinateur compétent dans le domaine visé par la demande. Le domaine des nanotechnologies comporte son lot de spécificités qui peuvent complexifier le contexte et le processus d’examen et d’octroi de brevets. Cette première partie vise donc à faire la lumière sur les principaux enjeux juridiques ayant été générés dès les débuts de l’innovation nanotechnologique et sur les particularités pouvant influencer le processus d’examen de demandes de nanobrevets. Cette analyse en deux temps permettra de porter un regard critique sur les principales questions pouvant survenir dans le contexte de demande et d’octroi d’un nanobrevet. 1.1 Particularités juridiques et enjeux liés à la genèse du développement des nanotechnologies Les débuts du développement nanotechnologique ont été marqués par l’octroi massif de brevets sur les outils de recherche et les « briques de base » mêmes des nanosciences20. En effet, les inventions revendiquées par ces premiers brevets concernent les principaux outils de recherche nécessaires au développement des nanotechnologies, soit le microscope à force atomique21 et le microscope à effet tunnel22. De plus, certains brevets ont également été déposés sur des nanoparticules à multiples applications (nanotubes de carbone et nanooxydes métalliques principalement23) considérées 20. LEMLEY (Mark A.), « Patenting Nanotechnology », (2005) 58:2 Stanford Law Review 601 ; LACOUR, supra, note 16 ; BARPUJARI (Indrani), « The Patent Regime and Nanotechnology: Issues and Challenges », (2010) 15 Journal of Intellectual Property Rights 206, 208 ; D’SILVA (Joel), « Pools, Thickets and Open Source Nanotechnology », (2009) 31:6 European Intellectual Property Review 300 ; SCHELLEKENS, supra, note 10. 21. « Scanning Tunneling Microscope », É.-U. Brevet no 4,343,993 (12 septembre 1980). 22. « Atomic Force Microscope and Method for Imaging Surfaces with Atomic Resolution », É.-U. Brevet no 4,724,318 (4 août 1986). D’ailleurs, comme le rapporte D’SILVA, depuis que le microscope à force atomique a été breveté en 1988, plus de 3818 brevets comportant des améliorations pour ce dernier ont été délivrés, dont le tiers provenait des États-Unis. Voir à cet effet D’SILVA, supra, note 20, p. 301. 23. « Metal Oxide Nanorods », É-U. Brevet no 5,897,945 (27 avril 1999) [ci-après « Metal Oxide Nanorods »]. 542 Les Cahiers de propriété intellectuelle comme étant les « briques de base » des nanosciences24, vu leurs propriétés nanométriques particulières auxquelles nous avons référé ci-haut ; ainsi, lorsqu’un brevet est déposé sur l’une de ces « briques de base », ce sont toutes les applications subséquentes de ces nanoparticules qui sont à risque d’être englobées par la protection juridique conférée par l’octroi du brevet25. Afin d’illustrer les conséquences pouvant découler de cette pratique, examinons plus en détail quelques exemples de brevets à portée très large ayant été octroyés pour des nanotubes de carbone. L’un des brevets à très large portée est détenu par IBM et le California Institute of Technology (IBM/Cal Tech)26 et contient vraisemblablement l’une des revendications les plus étendues du secteur des nanotechnologies qui vise toute forme de nanotubes de carbone à simple paroi (SWNTC) : 3. A hollow carbon fiber having a wall consisting essentially of a single layer of carbon atoms.27 Bien que ce brevet expirera en 2013, pour le moment, la portée très large et sans restriction de cette revendication permet théoriquement aux détenteurs IBM/Cal Tech de faire valoir leur brevet contre quiconque utilise ou inclut des SWNTC dans ses activités de recherche sans détenir de licence ou d’autorisation à cet effet. De plus, bien que le procédé de fabrication de tels nanotubes, également contenu dans les revendications du brevet, ne vise que l’utilisation de vapeurs de cobalt et leur obtention grâce à un chauffage via un arc électrique28, il n’en demeure pas moins que tous les nanotubes de carbone à simple paroi, peu importe leur procédé d’obtention, demeurent protégés par ce nanobrevet29. 24. À cet effet, voir LEMLEY, supra, note 20, p. 606 et s. ; BARPUJARI, supra, note 20, p. 208 ; D’SILVA, supra, note 20, p. 305 ; SCHELLEKENS, supra, note 10, p. 107. 25. Voir supra, Introduction. Voir également LEMLEY, supra, note 20, p. 613 et s. ; LACOUR, supra, note 16, p. 4 et s. 26. HEINES (Henry), « Carbon Nanotubes: Identifying and Confronting the Blocking Patents », (2010) 7 Nanotechnology Law and Business 330, 333.Voir également LEMLEY, supra, note 20. 27. « Carbon Fibers and Method for Their Production », É.-U. Brevet no 5,424,054 (21 mai 1993). 28. Ibid. Voir les revendications 1 et 2 : « 1. A process for producing hollow carbon fiber having a wall consisting essentially of a single layer of carbon atoms comprising the step of contacting carbon vapor and recovering the fiber product under conditions effective to produce the hollow fiber with cobalt vapor. » « 2. The process of claim 1 wherein the carbon vapor and cobalt vapor are formed by electric-arc heating. » 29. HEINES, supra, note 26, p. 333. Nanotechnologies et droit des brevets 543 Comme il est également possible de synthétiser et d’obtenir des nanotubes de carbones à multiples parois (MWNTC), le brevet détenu par la société Hyperion Catalysis International Inc. comporte, lui aussi, une portée susceptible de freiner de futures applications : 1. An essentially cylindrical discrete carbon fibril characterized by a substantially constant diameter between about 3.5 and about 70 nanometers, a length greater than about 102 times the diameter, an outer region of multiple essentially continuous layers of ordered carbon atoms and a distinct inner core region, each of the layers and core disposed substantially concentrically about the cylindrical axis of the fibril.30 En examinant la portée de cette revendication la plus large du brevet, on constate de prime abord qu’aucune mention de nanotubes n’y apparaît31. Toutefois, l’emploi des termes « carbon fibril » et la spécificité du diamètre de ces fibres y réfèrent directement32. Bien que ce brevet soit échu depuis 2004, sa portée très large aurait pu avoir d’énormes conséquences sur le développement des nanosciences en donnant à son détenteur un monopole très large sur les activités de recherche et développement utilisant les nanotubes à multiples parois33. Fort heureusement, Hyperion Catalysis International n’a pas fait valoir son monopole sur les MWNTC de façon agressive, permettant ainsi à la recherche et au développement de prendre leur essor dans ce secteur34. Comme dans plusieurs autres secteurs technologiques, une seule innovation nanotechnologique peut facilement engendrer une foule d’applications industrielles dans de multiples créneaux. Le détenteur d’un nanobrevet peut se retrouver à contrôler l’accès à des secteurs importants du marché des nanotechnologies35. Bien qu’il 30. « Carbon Fibrils, Method for Producing Same and Compositions Containing Same », É.-U. Brevet no 4,663,230 (6 décembre 1984). 31. HEINES, supra, note 26, p. 332. 32. Ibid. 33. Ibid. 34. PRENDERGAST (William F.) et SCHAFFER (Heather N.), « Nanocrystalline Pharmaceutical Patent Litigation: The First Case », (2008) 5:2 Nanotechnology Law & Business 157, p. 157 et PARADISE (Jordan), « Claiming Nanotechnology: Improving USPTO Efforts at Classification of Emerging Nano-Enabled Pharmaceutical Technologies », (2012) 10:3 Northwestern Journal of Technology and Intellectual Property 169, 191. 35. BEAUDRY (Catherine) et SCHIFFAUEROVA (Andrea), « Is Canadian Intellectual Property Leaving Canada? A Study of Nanotechnology Patenting », (2011) 36 Journal of Technology Transfer 665, 668 ; SHAND (Hope) et WETTER 544 Les Cahiers de propriété intellectuelle soit normal qu’au début du développement d’une technologie donnée les brevets octroyés soient plus larges étant donné que les applications précises des inventions revendiquées n’ont pas nécessairement été identifiées, il n’en demeure pas moins que quelques-uns de ces brevets de « première génération »36 sont encore en vigueur et pourraient avoir d’importantes conséquences sur le développement des nanosciences. Les brevets dits de « seconde » et « troisième » générations comportent une portée beaucoup moins étendue et réfèrent davantage à des applications plus spécifiques, comme la conductivité thermique ou électrique plutôt qu’aux nanotubes de carbone directement37. Par exemple, un brevet de « seconde génération » détenu par l’Université d’Arizona énonce la revendication suivante : 1. A thermal composite comprising : a semiconductor component and a heat sink substrate ; andan adhesive layer adhering said semiconductor component to said heat sink substrate, wherein said adhesive layer contains an adhesive and closed carbon nanotubes ; wherein said closed carbon nanotubes provide a thermal bridge between said semiconductor component and said heat sink substrate.38 Ce brevet, en vigueur jusqu’en 201539, couvre ainsi la conductivité thermique inhérente aux nanotubes de carbone afin d’évacuer la chaleur générée par un semiconducteur. Bien que ces nanotubes doivent être fermés à leurs extrémités, aucune restriction n’est précisée quant à la structure (simples parois ou multiparois), la concentration 36. 37. 38. 39. (Kathy Jo), « Trends in Intellectual Property and Nanotechnology: Implications for the Global South », (2007) 12 Journal of Intellectual Property Rights 111, 111. La terminologie dite de « première », « deuxième » et « troisième génération » est traduite librement et provient de l’article de HEINES. Le choix d’une telle définition est expliqué comme suit par l’auteur : « The patents explored herein are divided into generations that are defined by the scopes of their claims. The first generation contains the patents that are broadest and thereby have the greatest potential blocking effect, since they claim the carbon nanotubes themselves as compositions of matter. The second generation is defined as consisting of patents claiming compositions or components that expressly reflect particular nanotube properties. The third generation includes patents in which the properties reflected in the second generation are claimed in advanced contexts. » Voir à cet effet HEINES, supra, note 26, p. 330. Ibid., p. 331. « Method for producing encapsulated nanoparticles and carbone nanotubes using catalytic disproportionation of carbon monoxide and the nanoencapsulates and nanotubes formed thereby », É.-U. Brevet no 5,965,267 (17 février 1995). HEINES, supra, note 26, p. 331. Nanotechnologies et droit des brevets 545 ou l’emplacement des nanotubes utilisés40 ce qui le rend vulnérable à des contestations de la part de détenteurs de brevets de première génération. En effet, au moment de déposer un brevet pour une application particulière des nanotubes de carbone, le risque qu’il soit visé par un brevet protégeant les nanotubes eux-mêmes doit être évalué. Le potentiel de blocage engendré par la portée de la protection juridique conférée par certains brevets de première génération s’avère être un obstacle important pour les applications plus ciblées des nanotechnologies. Ce potentiel de blocage d’un brevet de première génération envers un autre a été illustré notamment en 2008 lors du procès opposant deux compagnies pharmaceutiques41 et au cours duquel Elan Pharma a allégué que la molécule brevetée d’Abraxis Bioscience, l’Abraxane, violait deux de ses brevets42. En fait, les brevets accordés aux deux compagnies concernent tous deux les interactions nanométriques entre le taxol (paclitaxel), une molécule hydrophobique comportant des effets anticancéreux, et l’albumine, un surfactant utilisé en tant que modificateur de surface pour augmenter la solubilité et l’efficacité du taxol43. Le brevet no 5,399,363 obtenu par Elan Pharma en 1995 était rédigé de manière très large et revendiquait toute particule d’une taille inférieure à 1000 nm composée d’un des multiples agents anticancéreux décrits dans une liste d’exemples44. De plus, la revendication 1245 de ce brevet était également très large, puisqu’elle incluait tout surfactant pouvant être utilisé avec la molécule anticancéreuse de la première revendication, l’albumine étant spécifiquement prévue dans la revendication 1546. Le brevet obtenu en 2005 par Abraxis Bioscience, lui, revendiquait l’unique utilisation du paclitaxel de la manière suivante : 1. A pharmaceutical composition for injection comprising paclitaxel and a pharmaceutically acceptable carrier, wherein 40. Ibid., p. 339. 41. Elan Pharma Int’l Ltd. v. Abraxis Bioscience Inc., No. 06-438 GMS, 2007 WL 6382930 (D. Del. Dec. 17, 2007). Voir également PRENDERGAST et SCHAFFER, supra, note 34, p. 157 et PARADISE, supra, note 34, p. 191. 42. PRENDERGAST et SCHAFFER, supra, note 34, p. 159 ; PARADISE, supra, note 34, p. 192. 43. PARADISE, supra, note 34, p. 194. 44. « Surface modified anticancer nanoparticles », É.-U. Brevet no 5,399,363 (21 mars 1995), rev. 1. [ci-après « Surface modified anticancer nanoparticles »]. Voir également PARADISE, supra, note 34, p. 194. 45. « Surface modified anticancer nanoparticles », supra, note 44, rev. 12. 46. « Surface modified anticancer nanoparticles », supra note 44, rev. 15 :« 15. The particle of claim 1 wherein said surface modifier is selected from the group consisting of [...] bovine serum albumin [...]. » 546 Les Cahiers de propriété intellectuelle the pharmaceutically acceptable carrier comprises albumin, wherein the albumin and the paclitaxel in the composition are formulated as particles, wherein the particles have a particle size of less than about 200 nm, and wherein the weight ratio of albumin to paclitaxel in the composition is about 1:1 to about 9:1.47 Ainsi, à la lecture des revendications de ces deux brevets, il est possible de voir que la taille des nanoparticules et l’utilisation du médicament et du surfactant se retrouvent dans les revendications des deux brevets. Le débat s’étant principalement orienté sur la forme moléculaire de l’Abraxane et les surfactants utilisés, le jury a décrété que l’Abraxane était majoritairement composé de nanoparticules cristallines préalablement revendiquées par Elan Pharma et a donc condamné Abraxis Bioscience à lui verser une compensation monétaire de 55,2 millions de dollars US48. Étant donné que plusieurs de ces brevets très larges ont été octroyés au début du développement des nanosciences et sont encore en vigueur49, ils peuvent représenter de sérieux défis pour les inventeurs subséquents qui souhaitent déposer des demandes de brevets pour des applications ciblées comportant des nanotubes de carbone ou autres nanoparticules de base. Ainsi, dans le domaine des nanotechnologies, comme dans plusieurs autres secteurs, de nombreux brevets empiètent les uns sur les autres et se trouvent inextricablement liés. L’octroi de brevets s’étant intensifié depuis les dernières années, ces enchevêtrements se sont complexifiés, générant de véritables nanopatent thickets50. 47. « Compositions and Methods of Delivery of Pharmacological Agents » É.-U. Brevet no 7,820,788 (26 octobre 2006), rev. 1. Voir également PARADISE, supra, note 34, p. 195. 48. PARADISE, supra, note 34, p. 193 ; PRENDERGAST et SCHAFFER, supra, note 34, p. 161. 49. À titre d’illustration, voir les brevets américains suivants : « Short Carbon Nanotubes », É.-U. Brevet no 7,244,408 (30 septembre 2002) PCT/GB02/04404 ; « Uncapped and Thinned Carbon Nanotubes and Process », É.-U. Brevet no 5,346,683 (26 mars 1993) ; « Carbon Fibers Formed from Single-wall Carbon Nanotubes », É.-U. Brevet no 6,683,783 (6 mars 1998) PCT/US98/04513 ; « Ropes of Single-wall Carbon Nanotubes and Composition Thereof », É.-U. Brevet no 7,338,915 (27 novembre 2000) ; « Graphite Filaments Having Tubular Structure and Method of Forming the Same », É.-U. Brevet no 5,747,161 (22 octobre 1996) ; « nanoparticle Delivery System », É.-U. Brevet no 7,195,780 (21 octobre 2002), tels que cités par HEINES, supra, note 26, p. 332 à 336. 50. À noter que ce terme pourrait littéralement se traduire par « buissons de nanobrevets ». Toutefois, pour fins de cohérence, nous utiliserons tout au long de Nanotechnologies et droit des brevets 547 Une compagnie, désireuse de commercialiser un produit donné, peut être contrainte d’obtenir plusieurs licences au préalable, son produit pouvant être visé directement ou indirectement par plusieurs brevets51. Selon un rapport de la firme Lux Research produit en 2005, les principaux champs de recherche touchés sont : les nanotubes de carbone, les dendrimères et les puits quantiques52. Le domaine des fullerènes et des nanofils serait également touché, mais de façon moins importante53. Plus précisément, dans un second rapport daté de 2006, la firme énonce qu’elle aurait recensé 446 brevets sur des nanotubes de carbone, avec 420 revendications qui référaient directement aux « briques de base » des nanotechnologies54. Le problème est d’autant plus sérieux, car les conséquences généralement engendrées par l’implantation des nanopatent thickets sont multiples. La création de véritables barrières économiques et légales à la recherche et au développement, la violation potentielle de multiples brevets et les coûts liés aux litiges et aux indemnités constituent des obstacles de taille qui peuvent affecter le développement technologique des secteurs concernés55. 51. 52. 53. 54. 55. l’article le terme anglais original. Les auteurs expliquent le phénomène comme suit : « A patent does not guarantee the right to make or do anything. Instead, a patent gives the patent owner the right to exclude others from making, using, or selling anything that embodies the technology covered by the patent. When a given organization has all of the necessary patents to develop a given technology, it can proceed without intellectual property entanglements. When multiple organizations each own individual patents that are collectively necessary for a particular technology, however, their competing intellectual property rights form a « patent thicket » (Clarkson 2005). » Sur ce phénomène, voir : CLARKSON (Gavin) et DEKORTE (David), « The Problem of Patent Thickets in Convergent Technologies », (2006) 1093 Annals of the New York Academy of Sciences 180, 181. Ibid. LUX RESEARCH, The Nanotech Intellectual Property Landscape, (New York : Lux Research Inc., 2005) [ci-après Lux Research 2005] ; LUX RESEARCH, Nanotech Battles Worth Fighting, (New York : Lux Research Inc., 2006) [ci-après Lux Research 2006]. Voir également le rapport de ETC GROUP, Nanotech’s ‘Second Nature’ Patents: Implications for the Global South, (Ottawa : ETC Group, Ottawa, 2005) ; CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 188 ; D’SILVA, supra, note 20, p. 301. Lux Research 2005, supra, note 53 ; CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 188 ; D’SILVA, supra, note 20, p. 301. Lux Research 2006, supra, note 52. Voir également HARRIS (Drew L.), « Carbon Nanotube Patent Thickets », dans ALLHOFF (Fritz) et LIN (Patrick), dir. Nanotechnology & Society: Current and Emerging Ethical Issues, (Columbus :Springer Science, 2008), p. 168. HARRIS, supra, note 54, p. 177 à 179 ; CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 182 ; D’SILVA, supra, note 20, p. 301 et 302. 548 Les Cahiers de propriété intellectuelle D’ailleurs, ces éléments rappellent le débat entourant la brevetabilité des gènes, où des critiques similaires avaient été soulevées56. En effet, dans les deux cas, l’appropriation des outils de recherche et des « briques de base » se produit à des étapes de plus en plus précoces de la chaîne de valorisation d’une technologie donnée. Cette situation n’est pas nouvelle et ces défis ne sont pas exclusifs aux nanotechnologies, mais demeurent très préoccupants dans ce domaine puisqu’il appert que peu de ces « briques de base » et autres éléments fondamentaux de recherche font partie du domaine de la connaissance publique57. Cela signifie donc un risque certain de litiges similaires à l’affaire Elan Pharma v. Abraxis Bioscience alors que la technologie n’en est encore qu’à ses débuts. Les nombreux brevets octroyés sur des « briques de base » et autres outils de recherche émergent aussi dans un contexte caractérisé par une présence marquée des universités. Leur implication dans la course à l’appropriation a souvent préoccupé plusieurs auteurs, leur position de force en matière de recherche fondamentale leur donnant un avantage stratégique au moment de breveter le fruit de leurs travaux. Le développement technologique des nanosciences ne fait pas exception à ce chapitre58. En effet, les généreux investissements publics dont les universités disposent dans ce secteur les poussent, et ce, depuis le tout début du développement des nanotechnologies, à s’impliquer très activement dans la course aux brevets59. Le domaine des nanotechnologies est ainsi caractérisé par un nombre important d’universités détentrices de brevets sur le fruit de travaux provenant du champ de la recherche fondamentale60. Déjà en 2005, Lemley remarquait que les universités américaines, habituellement détentrices d’environ 1 % des brevets octroyés par année, 56. HELLER (Michael A.) et EISENBERG (Rebecca S.), « Can Patents Deter Innovation? The Anticommons in Biomedical Research », (1998) 280:5364 Science 698 ; GOLD (Richard E.) et al., « The Unexamined Assumptions of Intellectual Property: Adopting an Evaluative Approach to Patenting Biotechnological Innovation », (2004) 18 Public Affairs Quarterly 273 ; GOLD (Richard E.), « Finding Common Cause in the Patent Debate », (2000) 18 Nature Biotechnology 1217. 57. LEMLEY, supra, note 20, p. 613. 58. GANGULI (Prabuddha) et JABADE (Siddharth), Nanotechnology Intellectual Property Rights: Research, Design and Commercialization, (Boca Raton, FL : CRC Press, 2012), p. 92. 59. SYLVESTER (Douglas J.) et BOWMAN (Diana M.), « English Garden or Tangled Grounds? Navigating the Nanotechnology Patent Landscape », (2010) 726 Methods in Molecular Biology 359, 368. 60. LEMLEY, supra, note 20, p. 615 ; SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 369. Nanotechnologies et droit des brevets 549 en possédaient douze fois plus dans le secteur des nanotechnologies61. À l’heure actuelle, ce chiffre représenterait environ 20 %62. Wong et al. résument d’ailleurs très bien la situation : Finally, similar to what happened in biotechnology, university and public sector institutions played a much more significant role in nanotechnology than in general patenting. However, while the role of public sector has declined slightly over time, the role of university is still on the increase in nano-patenting, whereas the share of university patenting has stabilized in the case of biotechnology in recent years.63 Ainsi, les universités s’impliquent d’une façon beaucoup plus marquée dans la course aux nanobrevets que dans d’autres secteurs technologiques. D’ailleurs, cette forte présence universitaire dans le secteur nanotechnologique découlerait directement de la mise en œuvre du Bayh-Dole Act de 1980, visant à encourager les universités à déposer davantage de brevets64. Bien que l’on soit tenté de comparer l’importance de cette présence à celle qui a prévalu dans le développement des biotechnologies, les universités semblent encore plus intéressées qu’auparavant à déposer et posséder des nanobrevets65. Cette situation attise la crainte qu’une détention de brevets provenant directement de la recherche fondamentale66 puisse elle aussi 61. LEMLEY, supra, note 20, p. 615. Voir également LEMLEY (Mark A.), « Are Universities Patent Trolls ? », (2008) 18 Fordham Intellectual Property, Media and Entertainment Law Journal 611, 615. Les propos de MOWERY décrivent particulièrement bien cette forte présence, surtout en ce qui concerne les universités américaines : « The rapid growth in nanotechnology patenting has been driven in part by US universities, another characteristic of nanotechnology R&D that is both novel and potentially challenging for the US national innovation system. US universities, which accounted for less than 2 % of all US patents during 19752002, hold more than 15 % of all US patents in nanotechnology. Conversely, US corporations’ share of nanotechnology patents is smaller than their share of overall US patents. » Voir MOWERY (David C.), « Nanotechnology and the US National Innovation System : Continuity and Change », (2011) 36 Journal of Technology Transfer 697, 702. 62. GANGULI et JABADE, supra, note 58, p. 92. 63. WONG (Poh Kam), HO (Yuen Ping) et CHAN (Casey K.), « Internationalization and Evolution of Application Areas of an Emerging Technology : the Case of Nanotechnology », (2007) 70:3 Scientometrics 715, 735. 64. MOWERY, supra, note 61, p. 702 ; GUELLEC (Dominique), MADIÈS (Thierry) et PRAGER (Jean-Claude), Les marchés de brevets dans l’économie de la connaissance (Rapport), (Paris : Conseil d’Analyse Économique, 2010), p. 24. 65. Ibid. 66. SCHELLEKENS, supra, note 10, p. 68 et s. 550 Les Cahiers de propriété intellectuelle substantiellement bloquer le transfert de connaissances dès la première étape de la chaîne de valorisation67. En effet, vu leur implication très tôt dans le développement technologique, les universités sont en position de demander des brevets pour des outils de recherche et percées scientifiques relevant de la recherche fondamentale, ce qui peut leur permettre, dans certains cas, de s’assurer une mainmise sur l’ensemble des applications et produits en découlant68 et donc, accentue le risque d’un blocage de la recherche69. À titre d’exemple, mentionnons le brevet no 7,195,780 détenu par l’Université de Floride, au sein duquel est revendiqué tout type de nanotubes de carbone de moins de 100 μm comportant une extrémité encapsulée, ceux-ci étant notamment utilisés pour la fabrication de vecteurs médicamenteux biocompatibles70. Ce brevet donne un immense contrôle à l’Université de Floride, non seulement sur la nature et la portée de la recherche et du développement effectués dans un secteur extrêmement prometteur en santé, mais également sur les activités d’autres chercheurs qui voudraient s’intéresser aux vecteurs médicamenteux biocompatibles. Un autre exemple de ce type de brevet est le brevet no 5,897,945 détenu par Harvard College et qui revendique des nanotiges d’oxydes métalliques desquels la structure moléculaire peut inclure n’importe quel atome métallique du tableau périodique, lanthanides inclus71. Ces nanotiges possèdent notamment d’étonnantes facultés piézoélectriques, isolantes, supraconductrices, optiques et magnétiques et peuvent ainsi être utilisées dans une foule d’applications, dont la purification de l’eau contaminée72. 67. Ibid. Voir également LEMLEY, supra, note 20, p. 615 et s. Voir également LACOUR, supra, note 16, p. 701. Voir aussi BARPUJARI, supra, note 20, p. 209. 68. Comme le remarquent GANGULI et JABADE : « Another notable observation is the unusually large stake that universities have in nanotechnology. It is estimated that approximately 20 % of nanotechnology patents are owned by universities. As patents resulting from upstream research generally have the potential to claim broad patents covering core building blocks needed to implement downstream nanotechnology applications, they have significant ramifications on the development and commercialization of nanotechnology-enabled products, devices, systems and manufacturing processes. » Voir supra, note 58, p. 92. 69. Ibid. ; LEMLEY, supra, note 20, p. 618 et s. 70. « Nanoparticle Delivery System », É.-U. Brevet no 7,195,780 (21 octobre 2002) et HEINES, supra, note 26, p. 336. En ce qui concerne l’utilisation de vecteurs médicamenteux, voir BERGER (Michael), « Nanoparticle-corked Carbon Nanotubes as Drug Delivery Vehicles » (2 août 2012), en ligne : Nanowerk Spotlight <http:// www.nanowerk.com/spotlight/spotid=26177.php>. 71. « Metal Oxide Nanorods », supra, note 23. 72. En effet, des nanotiges d’oxyde de zinc, une fois excités par le spectre visible lumineux, possèdent des capacités antibactériennes afin de purifier l’eau contaminée. Voir « Exposing ZnO nanorods to visible light removes microbes » (12 mai 2011), Nanotechnologies et droit des brevets 551 Ainsi, l’octroi de brevets sur des « briques de base » et autres outils de recherche, la multiplication des nanopatent thickets de même que l’implication plus marquée des universités dans le dépôt de nanobrevets représentent, actuellement, des défis importants pour les scientifiques et industriels œuvrant dans le secteur des nanosciences. En plus de ces particularités liées au contexte du développement des nanosciences, les critères légaux régissant l’examen et l’octroi des nanobrevets doivent aussi être analysés. Dans la prochaine section, nous nous proposons donc de nous pencher sur la formation très ciblée des examinateurs de brevets, sur les difficultés liées à la recherche d’art antérieur, de même que sur l’application des critères juridiques de nouveauté et de non-évidence. 1.2 Particularités juridiques liées à l’octroi de nanobrevets La multitude et la complexité des notions propres à chaque discipline demeurent un enjeu de taille dans le domaine des nanosciences73. Cette multidisciplinarité vient directement influencer l’examen des demandes de nanobrevets en différents aspects. 1.2.1 Formation très ciblée des examinateurs et défis liés à la recherche d’art antérieur La multidisciplinarité qui caractérise le développement des nanosciences implique qu’une multitude de chercheurs et d’inventeurs puissent avoir contribué à l’invention visée par une demande de nanobrevet74. Comme les équipes multidisciplinaires et internationales sont nombreuses, des conflits juridictionnels et normatifs peuvent survenir entre les divers organismes régissant l’octroi de nanobrevets, d’autant plus que la nomenclature et la métrologie ne sont pas encore uniformisées75. en ligne : Nanowerk News <http://www.nanowerk.com/news/newsid=21335. php>. 73. ROCCO et BAINBRIDGE, supra, note 11, p. 68. Voir aussi LACOUR, supra, note 16, p. 700 et KALLINGER (Christian) et al., « Patenting Nanotechnology: A European Patent Office Perspective », (2008) 5 Nanotechnology Law and Business 96, 96. Consulter aussi à ce sujet BAINBRIDGE (William S.), « Governing Nanotechnology: Social, Ethical, and Human Issues », dans BHUSHAN (Bharat), éd., Springer Handbook of Nanotechnology, 3e éd., (Columbus : Springer, 2010), p. 1830 et 1831. 74. SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 367. 75. SCHELLEKENS, supra, note 10, p. 68 et s. 552 Les Cahiers de propriété intellectuelle De plus, les examinateurs de brevets sont, rappelons-le, des personnes hautement qualifiées qui disposent de compétences adaptées pour un domaine d’expertise76. Toutefois, comme le précise Stéphanie Lacour : « les demandes de brevets en matière de nanotechnologie embrassant généralement une multitude de domaines de la science et de l’ingénierie, il est peu probable qu’un seul examinateur jouisse de toute l’expertise nécessaire pour évaluer correctement la brevetabilité d’une invention de ce type »77. En effet, il peut être extrêmement difficile de composer avec la littérature scientifique et les connaissances nécessaires à l’examen couvrant l’ensemble des disciplines visées par une invention provenant des nanotechnologies78. De même, les ramifications des disciplines reliées à l’invention pouvant être multiples, les recherches effectuées dans les différentes bases de données pour établir l’art antérieur peuvent ne pas être très efficaces et adéquates79. De surcroit, l’échange de connaissances et la coopération entre les examinateurs n’étant pas toujours optimales, les chances qu’un examinateur ne soit pas au fait de toutes les ramifications possibles pour une invention donnée sont importantes80. La collaboration entre les examinateurs de brevets constitue, selon nous, l’une des pierres angulaires pour s’assurer d’examiner, avec le plus d’exactitude possible, une demande de nanobrevet81. Un groupe formé de plusieurs examinateurs de divers champs d’expertise examinant de concert une demande de nano76. WATAL (Aparna) et FAUNCE (Thomas A.), « Patenting Nanotechnology: Exploring the Challenges », (2011) 2 WIPO Magazine 25, 25. 77. LACOUR, supra, note 16, p. 6. Voir également WATAL et FAUNCE, supra, note 76, à la p. 25. 78. « Habituellement composé en référence à l’état du marché et des brevets d’ores et déjà déposés ou délivrés, l’état de la technique dans le domaine des nanotechnologies doit en effet prendre en considération des éléments nettement plus académiques, et se fonder, à titre principal, sur la littérature scientifique. Une telle composition ne peut, en outre, manquer de s’avérer compliquée encore par le fait que, les nanosciences et nanotechnologies étant intrinsèquement interdisciplinaires, les connaissances requises des examinateurs pour évaluer la nouveauté et l’activité inventive dans ces demandes spécifiques sont également très larges, allant de la biologie à la physique des matériaux, de l’électronique à la mécanique quantique. » LACOUR, supra, note 16, p. 5. 79. WATAL et FAUNCE, supra, note 76, p. 26. 80. NATIONAL CANCER INSTITUTE, « NCI Alliance for Nanotechnology in Cancer », Octobre 2006, en ligne : <http://nano.cancer.gov/action/news/featuresto ries/monthly_feature_2006_oct.pdf>. Voir également PARADISE, supra, note 34, p. 186. 81. « The patentability of inventions can only be adequately ascertained by somebody having good knowledge of the academic discussion and literature in the field of nanotechnology. » SCHELLEKENS, supra, note 10, p. 62. Voir également WILLIAMSON (Mark) et CARPENTER (James), « Traversing Art Rejections in Nanotechnology Patent Applications », (2010) 7 Nanotechnology Law and Business 131, 133. Nanotechnologies et droit des brevets 553 brevet pourrait, à cet égard, être une avenue intéressante à explorer. Nous y reviendrons en deuxième partie d’article. L’absence d’une « nanoterminologie » uniforme et adaptée au régime des brevets est un autre défi important avec lequel tous doivent composer, notamment lors de recherche d’art antérieur82. En effet, à l’heure actuelle, nous assistons à l’emploi de différents termes, parfois synonymes, afin de décrire le plus largement possible les inventions83. Par exemple, certains peuvent employer le terme nanotubes, alors que d’autres utiliseront plutôt les termes nanofils ou nanofibres, pour décrire une invention qui, somme toute, réfère à la même nanostructure84. D’autres n’hésitent pas non plus à utiliser des termes de façon interchangeable : le terme « puits quantiques », introduit par le brevet no 6,500,622, a été revendiqué dans le brevet comme interchangeable avec le terme « nanocristaux semiconducteurs »85. Par ailleurs, bien que certains bureaux de brevets (américain86, européen87 et japonais88) aient amorcé un travail de développement d’une nomenclature propre aux nanotechnologies afin de guider le travail des examinateurs, ces efforts doivent être soutenus afin de poursuivre le travail d’uniformatisation89. Ainsi, 82. STILES (Amber Rose), « Hacking Through the Thicket: A Proposed Patent Pooling Solution to the Nanotechnology ‘Building Block’ Patent Thicket Problem », (2012) 4 Drexel Law Review 555, 562. 83. Ibid. 84. Ibid. 85. « Methods of Using Semiconductor Nanocrystals in Bead-based Nucleic Acid Assays », É.-U. Brevet no 6,500,622 (22 mars 2001), tels que cités par STILES, supra, note 82, p. 562. 86. Voir à ce sujet le site web de l’USPTO : United States Patent and Trademark Office, « Class 977 Nanotechnology Cross-Reference Art Collection » (25 avril 2012), en ligne : USPTO.gov <http://www.uspto.gov/patents/resources/classification/class_977_nanotechnology_cross-ref_art_collection.jsp>. Pour une analyse approfondie des différents brevets octroyés en 2010 par cet organisme, consulter CASTRO (Francisco), « An Overview of USPTO’s Class 977-Nanotechnology in 2010 », (2011) 8 Nanotechnology Law and Business 18. Ce sujet sera plus amplement expliqué en seconde partie, voir infra. 87. EUROPEAN PATENT OFFICE, « Nanotechnology and patents » (Rapport), en ligne : <http://documents.epo.org/projects/babylon/eponet.nsf/0/623ECBB1A0 FC13E1C12575AD0035EFE6/$File/nanotech_brochure_en.pdf> ; WONGEL (Heiko) et FARASSOPOULOS (Antonios), « Changes to the IPC Effective from January 2011 », (2012) 34:1 World Patent Information 4 ; SCHEU (Manfred) et al., « Mapping Nanotechnology Patents: the Epo Approach », (2006) 26:3 World Patent Information 204. 88. Japan Patent Office, en ligne : JPO.go <http://www.jpo.go.jp/index.htm>. Voir aussi ESCOFFIER (Luca), « A Brief Review of Nanotechnology Funding and Patenting in Japan », (2007) 4 Nanotechnology Law and Business 101. 89. La question de la classification sera par ailleurs plus amplement étudiée dans la seconde partie. À cet égard, un bref historique de l’élaboration de la Classification 554 Les Cahiers de propriété intellectuelle ces défis linguistiques et terminologiques viennent certainement contribuer à la confusion et à la difficulté d’évaluer une demande de nanobrevet90. En plus de l’hyper-spécialisation des examinateurs de brevets et de la terminologie complexe et non uniforme avec laquelle ils doivent composer, il convient de dire quelques mots sur les critères de brevetabilité même afin de souligner certaines autres difficultés qui peuvent être rencontrées par les examinateurs de brevets en matière de nanotechnologies. 1.2.2 Évaluation des critères de nouveauté et de non-évidence Des trois critères de brevetabilité, la nouveauté et la non-évidence sont les deux qui peuvent parfois poser problème, l’utilité étant bien souvent au rendez-vous vu l’aspect très technique et appliqué propre aux nanotechnologies91. Bien entendu, l’invention visée par la demande de brevet doit être davantage qu’une simple miniaturisation, l’unique réduction de taille n’étant pas susceptible de satisfaire le critère de nouveauté92. Les nouvelles propriétés qu’acquiert la matière à l’échelle nanométrique doivent donc se distinguer de celles observées à l’état macrométrique, voire micrométrique dans l’art antérieur. Le critère de nouveauté est donc rempli avec l’apparition de propriétés inhérentes à l’échelle atomique93. 90. 91. 92. 93. 977 de l’USPTO sera présenté afin d’examiner la pertinence de créer une classification canadienne pour les nanobrevets. Voir Infra ; BARPUJARI, supra, note 20, p. 210 ; SCHELLEKENS, supra, note 20. SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 371 ; LACOUR, supra, note 16, p. 700. Pour une référence plus précise en droit canadien sur le critère de nouveauté, consulter les articles 2 et 28.2 de la Loi sur les brevets (L.R.C., c. P-4). Voir également PARADISE, supra, note 34, p. 175 et ZEKOS (Georgios I.), « Patenting Abstract Ideas in Nanotechnology », (2006) 9:1 Journal of World Intellectual Property 113, 124. Voir l’affaire In re Rose, 220 F.2d 459, 464, 105 USPQ 237, CCPA 1955. Comme l’explique BARPUJARI, « claims directed to a lumber package of ‘appreciable size and weight requiring handling by a lift truck’ were held unpatentable over prior art lumber packages which could be lifted by hand because ‘the elements and features perform, in combination, the same function as set forth in said prior art without giving an unobvious and unexpected result’. » BARPUJARI, supra, note 20, p. 210. Voir également BERNIER (Louise), DANIEL (Charles-Étienne) et LAPALME (Joanie), « Nanotechnologies, droit des brevets et principe de précaution », dans LEGAULT (Georges A.) et al., Nanotechnologies et principe de précaution : forces et limites de l’appel au principe, (Québec : Presses de l’Université Laval, 2012), p. 174. PARADISE, supra, note 34, p. 175. Voir également BERNIER, DANIEL et LAPALME, supra, note 92, p. 174. Nanotechnologies et droit des brevets 555 En ce qui a trait au critère de la non-évidence, l’un des principaux enjeux concerne aussi la miniaturisation de l’invention revendiquée à l’échelle nanométrique, alors que son pendant micrométrique ou macrométrique existe déjà94. Plus particulièrement, il est possible que l’invention décrite par la demande du nanobrevet puisse être « anticipée » dans une description plus générale contenue dans un brevet préexistant95. Ceci engendrerait comme conséquence directe le fait que la nanoparticule visée par le nanobrevet aurait déjà été « inventée », par la seule mise en œuvre d’un brevet préexistant, qui concerne toutefois des particules beaucoup plus grosses. Des examinateurs n’ayant pas les outils pour effectuer une recherche méticuleuse auraient alors le réflexe d’affirmer que la nanoparticule est évidente et pourraient rejeter la demande de brevet 96. Afin d’éviter qu’une demande de brevet sur une nanoparticule ne soit rejetée pour manque de nouveauté ou évidence au seul motif qu’il s’agit d’une réduction de taille d’une invention préexistante, l’USPTO a indiqué dans un communiqué qu’il était préférable de spécifier qu’aucun avantage relié à la miniaturisation de l’invention préexistante n’avait été répertorié dans l’art antérieur97. En d’autres termes, pour éviter un tel rejet, il vaut mieux indiquer que le nanobrevet comporte de nouvelles propriétés basées sur la taille et que de telles propriétés n’existaient pas dans l’art antérieur pour des molécules semblables, mais de taille différente98. Ce faisant, cela permet d’indiquer plus clairement aux examinateurs que la nanoparticule revendiquée ne découle pas d’une simple réduction de taille et qu’elle est une nouvelle invention non évidente. De même, selon certains, il serait également préférable de mentionner que les procédés de fabri- 94. SCHELLEKENS, supra, note 10, p. 51 et s. ; BERNIER, DANIEL et LAPALME, supra, note 92, p. 175. 95. PARADISE, supra, note 34, p. 178. 96. Ibid. 97. « The USPTO has indicated that patent applicants would be more likely to avoid rejection on obviousness grounds if they affirmatively provide both a statement that the prior art did not recognize that the reduction of the disclosed invention to nanoparticle size would have specific benefits and recite a standard deviation from average particle size. » Voir à cet effet PARADISE, supra, note 34, p. 177 et s. Voir également, tel que cité par cet auteur, MOAZZAM LATIMER LLP, « USPTO Holds Second Nanotechnology Customer Partnership Meeting » (Mai 2004), 1 :1 USPTO Connection, en ligne : <http://www.moazzamlaw.com/dev/ Vol1-Issue1.pdf>. 98. BERNIER, DANIEL et LAPALME, supra, note 92, p. 175. 556 Les Cahiers de propriété intellectuelle cation de la nanoparticule visée par la demande de brevet n’avaient pas encore été créés à la date d’invention99. Cette première partie nous a permis d’identifier plusieurs facteurs qui peuvent influencer l’octroi de brevets dans le secteur des nanotechnologies, que ce soit d’une manière directe ou indirecte. En effet, compte tenu du contexte de développement et de l’incertitude provoquée par certaines particularités des nanotechnologies au moment de l’examen d’une demande de nanobrevet, plusieurs peuvent comporter des revendications très larges ou qui empiètent les unes sur les autres. Ceci peut ralentir le développement technologique et économique des nanosciences100. Si l’on ajoute les particularités liées à la multidisciplinarité des nanotechnologies, à l’absence de nomenclature uniformisée, à la formation très ciblée des examinateurs et aux difficultés liées à l’évaluation des critères de brevetabilité, on réalise que le contexte même de la recherche technoscientifique peut générer certains obstacles pour le développement adéquat des nanotechnologies. Ainsi, le fossé entre la réalité du développement technologique des nanosciences et le fonctionnement du système traditionnel des brevets est donc de taille et les choses risquent de se complexifier compte tenu de la frénésie avec laquelle on dépose des demandes de brevets dans ce domaine. Il nous apparaît dès lors important de réfléchir à certaines avenues et pistes de solutions qui permettraient un développement technologique plus efficace et un encadrement juridique plus adapté des nanosciences. 2. PISTES DE SOLUTIONS POUR UN DÉVELOPPEMENT TECHNOLOGIQUE PLUS EFFICACE DES NANOSCIENCES Les particularités examinées en première partie d’article influencent non seulement la recherche et le développement, mais aussi l’appropriation des connaissances, leur accès et leur utilisation dans un domaine de pointe hautement prometteur. Il est donc nécessaire, 99. 100. PARADISE, supra, note 34, p. 178. Voir également STIPKALA (Jeremy M.), « Overcoming Obviousness When Patenting Nanotechnology Inventions », (2005) 23 Nature Biotechnology 677, 677 où l’auteur affirme qu’un « product is not obvious as a matter of law unless a process for making that product is also obvious. » CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 181 et 182. Voir également LACOUR, supra, note 16, p. 10 ; SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 377 et 378 ; HARRIS, supra, note 54, p. 177 et s. ; D’SILVA, supra, note 20, p. 302. Nanotechnologies et droit des brevets 557 pour cette deuxième partie, de réfléchir à des alternatives et des solutions adaptées pour assurer un accompagnement adéquat du développement nanotechnologique. Bien qu’il existe plusieurs alternatives pour encourager les industries et les autres acteurs impliqués dans le développement des nanotechnologies à s’investir dans cet accompagnement101, deux propositions seront plus amplement étudiées au cours de cette seconde partie. La première suggère la création d’une catégorisation spécifique aux nanotechnologies à l’OPIC. La seconde explore quant à elle la possibilité de favoriser la coopération entre les divers acteurs en examinant la pertinence de créer un regroupement de type Creative Commons et d’organiser un pool de nanobrevets. 2.1 Création d’une nouvelle catégorie pour la classification des nanobrevets au Canada L’une des principales causes de la formation des patent thickets et de l’existence de brevets sur les « briques de base » et outils de recherche est, indubitablement, l’octroi de brevets comportant une application ou des revendications très larges. Ceci a comme conséquence directe de générer des enchevêtrements de droits de propriété intellectuelle au sein de plusieurs secteurs technologiques et de compliquer la recherche d’art antérieur pour les examinateurs102. Il est, plus que jamais, important de tenter de briser ce cycle et d’apporter des solutions susceptibles de contribuer à régler cette situation. À cet effet, la création d’une catégorie spécialisée à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) pour les nanotechnologies constituerait certainement un pas important dans cette direction. 2.1.1 Historique de la création de la Classification 977 de l’USPTO D’abord, examinons brièvement le fil des évènements qui ont mené à la création de la classe 977 de l’USPTO en 2005. La pertinence d’une telle référence s’explique par le fait que 79 % des collaborations internationales auxquelles participent les scientifiques 101. 102. MAKKER (Amit), « The Nanotechnology Patent Thicket and the Path to Commercialization », (2010-2011) 84 Southern California Law Review 1163, 1185 à 1202 ; HARRIS, supra, note 54, p. 177 à 179. CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 182. 558 Les Cahiers de propriété intellectuelle canadiens proviennent des États-Unis103. Une recension des brevets octroyés par l’USPTO entre 2001 et 2003 a démontré que près de 3700 d’entre eux comprenaient au moins un terme faisant référence aux nanotechnologies104. Ces derniers relevaient de près de 200 classes de brevets différentes selon le système de classification de l’USPTO et furent examinés par 794 examinateurs provenant d’une pluralité de secteurs, ce qui représente environ le quart de tous les examinateurs travaillant pour l’office américain105. Face aux inquiétudes que plusieurs ont exprimées quant au nombre impressionnant de nanobrevets déposés et à la méconnaissance par les examinateurs de l’ensemble des concepts scientifiques reliés aux différentes sphères des nanotechnologies, l’USPTO a amorcé, en novembre 2001, la mise en œuvre du projet pour l’élaboration de la Classification 977, qui s’est concrétisée en octobre 2005106. Dans un premier temps, afin de définir et de préciser la portée des nanotechnologies, l’office américain a déterminé qu’une nanostructure serait : « an atomic, molecular, or macromolecular structure that : (a) [h]as at least one physical dimension of approximately 1-100 nanometers ; and (b) [p]ossesses a special property, provides a specialfunction, or produces a special effect that is uniquely attributable to the structure’s nanoscale physical size107 ». Par la suite, l’USPTO a établi cinq catégories d’invention pouvant référer aux nanotechnologies : « (i) nanostructures and chemical compositions of nanostructure ; (ii) devices that include at least one nanostructure ; (iii) mathematical algorithms (e.g., compu103. 104. 105. 106. 107. SCHIFFAUEROVA (Andrea) et BEAUDRY (Catherine), « Canadian Nanotechnology Innovation Networks : Intra-cluster, Inter-cluster and Foreign Collaboration », (2009) 2:4 Journal of Innovation Economics 119, 134. SAMPAT (Bhaven), Examining Patent Examination: an Analysis of Examiner and Applicant Generated Prior Art, National Bureau of Economics, Cambridge (MA), Summer Institute, 2004, tel que cité par CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 182. À noter toutefois que ces estimations peuvent varier énormément selon les différentes analyses effectuées. Une recherche effectuée dans NanoBank, une librairie digitale publique d’articles, de brevets et de bourses fédérales des Etats-Unis, par SCHIFFAUEROVA et BEAUDRY pour recenser les nanobrevets déposés à l’USPTO entre 1976 et 2005 aurait donné près de 240 000 résultats. Voir à cet effet SCHIFFAUEROVA et BEAUDRY, supra, note 103, p. 121. CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 182. PARADISE, supra, note 34, p. 184. U.S. PATENT & TRADEMARK OFFICE, Classifications Definitions: Class 977 Nanotechnology, octobre 2010, en ligne : USPTO.gov <http://www.uspto.gov/ web/patents/classification/uspc977/defs977.htm> [ci-après USPTO Class 977] et PARADISE, supra, note 34, p. 188. Nanotechnologies et droit des brevets 559 ter software, etc. specifically adapted for modeling configurations or properties of nanostructure ; (iv) methods or apparatuses for making,detecting, analyzing, or treating nanostructure ; and (v) specified particular uses of nanostructure108 ». L’office américain a ensuite mis en place un comité spécial composé de 25 experts de l’USPTO, chargé de dresser une liste des termes les plus fréquemment utilisés dans la rédaction d’une revendication de nanobrevet, ce qui a permis d’identifier les publications reliées aux nanotechnologies dans la base de données109. Parallèlement à ces travaux, plusieurs forums publics ont eu lieu, au cours desquels les utilisateurs de la base de données de l’USPTO étaient invités à partager leurs expériences et idées110. L’USPTO a également collaboré étroitement avec l’Office européen des brevets (EPO) et l’Office japonais des brevets (JPO) aux fins de cette initiative111. En août 2004, l’USPTO a déposé une première ébauche, soit le résumé de ce qui allait devenir sa nouvelle classification112. Les objectifs poursuivis étaient ainsi de faciliter les recherches d’art antérieur relié aux nanotechnologies et de centraliser tous les brevets émis et les demandes de dépôt de brevets en une grande collection prévue à cet effet113. Avant cette première ébauche de la Classification 977, une recherche avec un mot-clé comportant le préfixe « nano » pouvait comporter des milliers de résultats, la plupart de ceux-ci ne référant pas directement aux nanotechnologies114. 108. 109. 110. 111. 112. 113. 114. USPTO Class 977, supra, note 107 et PARADISE, supra, note 34, p. 188. PARADISE, supra, note 34, p. 184. Ibid. Ibid. Il est également intéressant de constater que l’élaboration de la classification européenne des nanotechnologies de l’EPO s’est également déroulée dans les mêmes circonstances : « The identification of nanotechnology patents requires elaborate work. In the EPO case (Scheu et al, 2006), a nanotechnology working group (NTWG) was created in 2003. At first, the NTWG worked on the definition of nanotechnology, referred to in section 2.1, for watching trends in nanotechnology patents. After that, the NTWG identified nanotechnology patents through keyword searches, consultations with nanotechnology experts in the EPO, and peer reviews by external experts. Patent applications from 15 countries or organisations4 were analysed. As a consequence of these endeavours, about 90 000 patent or non patent literature documents out of 20 million documents were tagged to class Y01N. » Voir à cet effet : ORGANISATION DE COOPÉRATION ET DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUES (OCDE), Capturing Nanotechnology’s Current State of Development via Analysis of Patents (STI working paper 2007/4), 2007, p. 12. PARADISE, supra, note 34, p. 185. Ibid. Ibid. 560 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le principal avantage de cette nouvelle classification était donc, comme l’explique Paradise : [...] to weed out prior art that was not actually developed by nanotechnology or did not actually contain nano-sized materials. For a variety of reasons, including the massive federal funding initiative supporting nanotechnology research and development as well as misunderstandings about nanotechnology, many inventors, scientists, and companies (often inaccurately) describe their research, inventions, or resulting products as involving or containing nanotechnology.115 La Classification 977 a été officialisée un an plus tard, en novembre 2005, et comporte 263 sous-classes, chacune permettant d’organiser et de classifier les inventions appartenant à l’une de cinq catégories d’inventions mentionnées ci-haut selon différentes caractéristiques énoncées pour chacune des sous-classes116. Toutefois, tel que le remarque Paradise, aucun groupe d’examinateurs spécifiquement dédié à la tâche d’examiner des demandes de nanobrevets n’a été formé à ce jour117. Les demandes continuent donc d’être réparties entre les examinateurs selon la principale discipline visée par les revendications de la demande, ce qui est loin d’être idéal118. Ainsi, prenons l’exemple du brevet no 5,629,021 portant sur des nanoparticules micellaires, qui permettent notamment d’optimiser le transport de certains médicaments de façon topique, c’est-à-dire en un site très spécifique et localisé119. Dans la section « Current U.S. Class », il est d’abord classé dans la catégorie 424/489120. Toutefois, il est également classifié sous les mentions suivantes : 977/773121, 115. 116. 117. 118. 119. 120. 121. Ibid. Ibid. Voir également CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 182 ; BARPUJARI, supra, note 20, p. 210. PARADISE, supra, note 34, p. 185. Ibid. « Micellar Nanoparticles », É.-U. Brevet no5,629,021 (31 janvier 1995). Cet exemple est tiré du texte de PARADISE, supra, note 34, p. 188. « Drug, Bio-affecting and Body Treating Compositions; Preparations Characterized by Physical Form; Particulate Form » ; PARADISE, supra, note 34, p. 188. « Nanoparticle (Structure Having Three Dimensions of 100 nm or Less): This Subclass Is Indented under Subclass 700. Subject Matter Wherein All Three of the Nanostructure’s Physical Dimensions are of 100 nm or Less ». Voir USPTO Class 977, supra, note 107. Voir également PARADISE, supra, note 34, p. 188. Nanotechnologies et droit des brevets 561 977/915122 et 977/926123. Ce faisant, le brevet sur les nanoparticules micellaires est répertorié en fonction de la taille nanométrique de celles-ci, mais également en fonction des usages projetés. Ce sont donc les caractéristiques principales propres à l’invention nanotechnologique qui sont répertoriées dans la Classification 977, ce qui permet de simplifier énormément les recherches effectuées par les examinateurs. Mentionnons également qu’en 2009, la Classification 977 regroupait 4815 nanobrevets124. En octobre 2011, ce nombre s’élevait à 7304, dont 3439 octroyés pour l’année 2011 seulement125. En date du 5 juillet 2012, le nombre de brevets octroyés depuis le début de l’année s’élevait à 2137126. Le nombre de brevets octroyés sous la nouvelle classification augmente donc d’année en année. L’avantage de la classification est indéniable : la création de ces catégories spécifiques aux nanotechnologies apporte une piste de solution concrète au problème de la multiplication de brevets et permet de diminuer les enchevêtrements de droits de propriété intellectuelle et de faciliter la tâche des examinateurs. 2.1.2 La situation canadienne et la création d’une classe spécialisée Au Canada, la situation est différente. À l’heure actuelle, bien que le Canada soit un joueur d’importance en matière de recherches en nanosciences, peu de nanobrevets canadiens ont été déposés 122. 123. 124. 125. 126. « Therapeutic or Pharmaceutical Composition: this Subclass Is Indented under Subclass 904. Subject Matter Comprising a Chemical Compound Constructed to Treat an Affliction or a Disease of a Body », USPTO Class 977, supra, note 115 et PARADISE, supra, note 34, p. 188. « Topical Chemical (E.g., Cosmetic or Sunscreen, etc.): this Subclass Is Indented under Subclass 904. Subject Matter Wherein the Nanostructure Is Used for Exterior Surface of the Body », USPTO Class 977, supra, note 115 et PARADISE, supra, note 34, p. 188. SCHIFFAUEROVA et BEAUDRY, supra, note 103, p. 122. RUTT (J. Steven), « Carbon Nanotube Industry and Patents – Ten Years Later » (22 octobre 2011), Cleantech & Nano, en ligne :<http://www.nanocleantechblog.com/2011/10/22/carbon-nanotube-industry-and-patents-ten-years-later/ #more-> ; RUTT (J. Steven), « 2011 finishes with record number of nanotech 977 patent publications » (31 décembre 2011), Lexology, en ligne : <http://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=c4007d55-be22-43a3-b134-de213cf50101>. RUTT (J. Steven), « United States: USPTO Has Now Published Over 2,000 Nanotechnology Patent Applications in 2012: The Explosion Continues », (16 juillet 2012), Mondaq, en ligne : <http://www.mondaq.com/unitedstates/x/ 186794/Patent/USPTO+Has+Now+Published+Over+2000+Nanotechnology+ Patent+Applications+in+2012+The+Explosion+Continues>. 562 Les Cahiers de propriété intellectuelle uniquement au Bureau des brevets de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC). En 2008, une étude réalisée par Yegul et al. dans la base de données de Derwent Innovation Index a démontré que le Canada se classait au 16e rang des inventions nanotechnologiques brevetées dans un pays, loin derrière les États-Unis, le Japon, la Chine, l’Allemagne, la Corée du Sud, la France et le Royaume-Uni, pour la période se situant entre 1998 et 2004, avec seulement une centaine de nanobrevets octroyés par le Bureau des brevets de l’OPIC contre 6770 octroyés par l’USPTO127. Néanmoins, la contribution canadienne est bien plus significative lorsque les recherches sont effectuées dans les bases de données de l’USPTO128. En effet, dans une étude réalisée en 2009 par Schiffauerova et Beaudry, 1443 nanobrevets comportant au moins un inventeur résidant au Canada ont été recensés dans la base de données NanoBank, une librairie virtuelle contenant diverses informations reliées aux nanotechnologies et extraites des bases de données de l’USPTO129. De plus, il appert d’une seconde étude des bases de données de l’USPTO produite en 2011 que le Canada est 5e producteur en importance de brevets en nanotechnologie130. Ainsi, les apparences peuvent être trompeuses : le Canada est un joueur très important dans le secteur des nanobrevets, mais comme les autres marchés possèdent une attraction importante, très peu de brevets sont déposés uniquement à l’OPIC131. Comme l’expliquent Beaudry et Schiffauerova : « Canadian inventors usually patent both in Canada and in the US. Canadian companies generally choose to protect their intellectual property in the US, where market 127. 128. 129. 130. 131. YEGUL (M. Fatih), YAVUZ (Mustafa) et GUILD (Paul), « Nanotechnology: Canada’s Position in Scientific Publications and Patents », (2008) PICMET 2008 Proceedings, Le Cap, Afrique du Sud, 27-31 juillet 2008, p. 709. Ibid., p. 712 : « Another interesting finding is that Canada is not that successful in terms of patents when other patent databases than USPTO are taken as data source (such as Derwent, EPO or JPO). Even searching the CIPO database give a very small number of patents. » SCHIFFAUEROVA et BEAUDRY, supra, note 103, p. 124. BEAUDRY et SCHIFFAUEROVA, supra, note 35, p. 666 : « Canada Seems to be More Successful in Nanotechnology Patenting : LI et al. (2007) place Canadian patent assignees to the 5th rank. Wong et al. (2007) make a distinction between assignees and inventors in their study. Based on their results, Canada ranks 6th when the total number of patents assigned is counted, but improves its position to the 5th rank when the patents invented are counted. » Voir également les conclusions de YEGUL, YAVUZ et GUILD, supra, note 127, p. 712 : « While Canada ranks between 10th and 13th place in publications in various studies, for ranking of patents it goes up to 5th place especially when USPTO is used as the patent database. » BEAUDRY et SCHIFFAUEROVA, supra, note 35, p. 666. Nanotechnologies et droit des brevets 563 opportunities are greater and still easily accessible »132. Le potentiel canadien en nanotechnologies reste donc, malgré tout, bien présent. Compte tenu de l’importance de la collaboration canado-américaine énoncée ci-haut, il nous apparaît plus que jamais essentiel de développer, au sein de l’OPIC, une catégorie spécifiquement réservée aux nanotechnologies, calquée sur celle de l’USPTO. En effet, la situation engendrée par le dépôt massif de nanobrevets à l’USPTO entre les années 1990 et 2004 peut certainement être évitée, vu le nombre beaucoup plus limité de nanobrevets canadiens déposés et octroyés à l’heure actuelle. Comme nous pensons que la mise en œuvre de cette classification puisse s’effectuer sans trop compromettre le fonctionnement de l’OPIC, il semble opportun d’adopter une position de prévention et commencer à élaborer les balises structurant une catégorie à part entière, similaire à la Classification 977. Ainsi, comme la majorité des nanobrevets émergeant du Canada sont déposés à la fois au Canada et aux États-Unis, l’utilisation d’une catégorisation semblable de sous-classes permettrait de conserver une certaine uniformité entre les deux bureaux de propriété intellectuelle. De plus, compte tenu de l’importance de la collaboration canado-américaine, cette classification uniforme encouragerait les inventeurs canadiens et américains à déposer leurs brevets à la fois aux États-Unis et au Canada. Aux fins de la mise en place de cette nouvelle classification canadienne, il serait également intéressant de prévoir un mode d’examen des demandes de nanobrevets en équipes multidisciplinaires. Ceci permettrait de pallier aux problèmes ci-haut mentionnés et souvent rencontrés par les examinateurs qui possèdent des formations très ciblées qui ne leur permettent pas toujours une compréhension adéquate des inventions nanotechnologiques qui font intervenir une multitude de disciplines133. Un tel travail d’équipe permettrait également de meilleures recherches d’art antérieur, compte tenu de la spécialisation respective de chacun des membres. Notons également que puisque cette coopération multidisciplinaire dans l’évaluation de nanobrevets se fait toujours attendre au sein de l’USPTO, le Canada pourrait être pionnier en la matière en coordonnant sa mise en œuvre au sein de l’OPIC. En somme, l’élaboration d’une classification propre aux nanotechnologies représente une des solutions pour faciliter les recherches adéquates d’art antérieur et ainsi limiter l’octroi de brevets à 132. 133. Ibid. Voir notamment supra, section 1.2.1, où sont analysés les problèmes rencontrés par les examinateurs. 564 Les Cahiers de propriété intellectuelle large portée et la formation de patent thickets. Toutefois, cette proposition doit s’inscrire dans un cadre plus global d’accompagnement du développement des nanotechnologies. C’est pourquoi la mise en place de mesures favorisant un meilleur échange entre les détenteurs de brevets afin de permettre d’augmenter le dialogue et la collaboration entre ces derniers constitue une autre avenue à explorer. 2.2 Repenser la coopération entre les détenteurs de brevets À l’heure actuelle, le dialogue entre les divers acteurs impliqués dans le secteur des nanotechnologies n’est pas optimal et les échanges ne sont pas toujours très faciles. La négociation et l’octroi de conventions de licences ou les recours devant les cours de justice, selon le degré de coopération des cocontractants, peuvent entraîner des coûts non négligeables pour les acteurs impliqués134. De plus, bien que les conventions de licences, qu’elles soient croisées ou non, puissent représenter des choix intéressants pour éviter des recours judiciaires, la multitude, la diversité, la nature et la vocation des acteurs impliqués peuvent sérieusement compliquer le processus de négociation. Les coûts et les obstacles liés à la communication et à la prévention des différends sont, pour l’instant, importants. Le modèle traditionnel doit donc être remanié de façon à ce que ces intervenants puissent trouver un terrain d’entente davantage accessible et approprié et ainsi permettre un échange accru de connaissances, une meilleure circulation d’idées et la promotion du développement technologique. Parmi les différents moyens pouvant favoriser les échanges, deux avenues seront explorées au cours de la prochaine section. D’abord, nous analyserons la faisabilité d’appliquer le modèle de l’Open Source, soit la mise en commun et le partage public d’un certain bagage défini de connaissances135, au domaine des nanotechnologies. Par la suite, une avenue un peu plus connue en droit des brevets, soit les pools de brevets, sera également abordée en lien avec les nanotechnologies. 2.2.1 Le modèle de l’Open Source Le modèle de l’Open Source est un modèle de mise en commun des ressources impliquant un partage gratuit des connaissances sur 134. 135. D’SILVA, supra, note 20, p. 306. Cette méthode non-traditionnelle s’est illustrée notamment grâce à l’internet et le logiciel libre Linux représente l’une de ses meilleures réussites. « What is Linux », en ligne : Linux.org <http://www.linux.org/article/view/what-is-linux>. Voir également D’SILVA, supra, note 20, p. 306. Nanotechnologies et droit des brevets 565 un produit ou une technologie et permettant que des modifications libres de droits y soient apportées par la communauté, sans qu’aucune discrimination en lien avec une autre technologie, produit ou groupe quelconque de personnes soit autorisée136. Ce partage a l’avantage d’être très rapide, efficace et d’encourager plus facilement la diffusion des connaissances et donc, le développement technologique lui-même137. Tel que le précise Lounsbury et al., une approche basée sur ce modèle [...] provides an alternative model and set of mechanisms that emphasizes collective benefits and goals. At a very basic level, open source models reward re-use – they reward people whose ideas and technologies are most widely used by distributing credit and attribution to the individuals who create and contribute. This re-distribution of social capital and reputation is often sufficient incentive to participate, and the widespread use of an idea is seen as a metric of its success (Weber, 2005 ; Feller, Fitzgerald, Hissam, &Lakhani, 2005).138 Le modèle Open Source a été popularisé dans le domaine de l’informatique et des logiciels139 et l’idée de l’appliquer aux nanotechnologies est de plus en plus discutée140. Les différences entre le monde des nanotechnologies et le monde des logiciels sont multiples ; parmi les plus importantes, citons la multidisciplinarité, la variété des applications, les coûts et capitaux requis et la multiplicité des acteurs qui gravitent autour des nanotechnologies141. Malgré ces différences, l’Open Source n’est certainement pas incompatible avec le domaine des nanotechnologies 142. 136. 137. 138. 139. 140. 141. 142. « The Open Source Definition », en ligne : Open Source Initiative <http://opensource.org/docs/osd>. BRUNS (Bryan), « Open Sourcing Nanotechnology Research and Development: Issues and Opportunities », (2001) 12 Nanotechnology 198. LOUNSBURY (Michael) et al., « Toward Open Source Nano: Arsenic Removal and Alternative Models of Technology Transfer », dans Measuring the Social Value of Innovation: A Link in the University Technology Transfer and Entrepreneurship Equation, Gary D. LIBECAP, éd., (2009) 19 Advances in the Study of Entrepreneurship, Innovation and Economic Growth 57. D’SILVA, supra, note 20, p. 306. BRUNS supra, note 137 ; SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 379 ; Joel D’SILVA, supra, note 20, p. 306. Voir également LEMLEY, supra, note 58, p. 626 et 627. Ibid. Cette citation l’explique d’ailleurs très bien : « Open source possibilities are important in the context of nanotechnology because such an approach can help focus more directly on goals such as regional economic growth or innovativeness, as well as use value of technology by peoples near and far. This is in contrast to exchange value metrics such as patents awarded, start-ups created, and 566 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il s’agit donc de repenser différemment la valorisation de l’innovation et de prioriser, dans certains cas, la collaboration et l’entraide, plutôt que la confrontation monopolistique propre au modèle des brevets. De façon plus concrète, le modèle de l’Open Source nano toucherait plusieurs aspects des nanotechnologies comme les designs, schémas, synthèse ou code source d’un logiciel pour l’élaboration d’un nanomatériau particulier, etc.143. Quel que soit le médium employé, les critères de tout modèle Open Source doivent être les suivants : il doit être facile à divulguer, les modifications doivent être légales et faciles à effectuer et il devrait encourager la contribution réciproque de nouvelles idées d’apprentissage collectif144. Si ces critères ne sont pas rencontrés, aussi bien qualifier le tout de simple publication statique, car c’est grâce à l’échange dynamique que de nouvelles idées viennent encourager l’évolution des connaissances145. À titre d’exemple d’Open Source nano, un premier projet a été publié sur le site d’OSNano.net, où la synthèse complète de nanocristaux de magnétite a été publiée intégralement146. Ces nanocristaux magnétisés permettent la décontamination de l’eau en se liant à l’arsenic avec l’aide d’un aimant147. La fabrication de ces nanocristaux ne requiert aucun équipement spécialisé et peut très bien s’effectuer avec des outils et ingrédients de cuisine, tels que du Drano™, de l’huile d’olive et du vinaigre148. Il est intéressant de noter que les étapes à suivre pour réaliser ce projet ont été reprises, adaptées et publiées par plusieurs auteurs, ceux-ci faisant explicitement la promotion de l’Open Source nano149. Leur plaidoyer est d’ailleurs particulièrement digne d’intérêt à cet égard : 143. 144. 145. 146. 147. 148. 149. revenues generated that dominate current university TTO [technology transfer offices] thinking and are rooted in the inventor – entrepreneur model of profit maximization (see Mars, Slaughter, & Rhoades, Forthcoming). While the profit-maximization model can also contribute to the achievement of collective outcomes, it is unclear if it is the best model, or at least whether it is the only model that should be utilized. In fact, it may be that a stringent IP focus may be appropriate for the development of some innovations, while open source approaches may be more efficacious for others » : LOUNSBURY et al., supra, note 138, p. 57. Ibid., p. 59 à 60. Ibid. Ibid. OS Nano, « Make Magnetite Nanocrystals », en ligne : OpenSourceNano.net <http://opensourcenano.net/projects/project1/>. Ibid. Ibid. YAVUZ (Cafer T.) et al., « Pollution Magnet: Nano-magnetite for Arsenic Removal from Drinking Water », (2010) 32:4 Environmental Geochemistry and Health 327. Nanotechnologies et droit des brevets 567 Open source software beneWts from the contributions of individuals that are not the original authors of that software, thereby leading to a dynamic optimization that is well-suited to the speciWc application for which they are intended. If freely licensed, free and open source software (FOSS) puts underdeveloped countries on an equal footing with the developed world in terms of innovating new technologies (Weber 2004 ; Kelty 2008). This concept could also be employed to disseminate life-saving technologies, such as diagnostic tools, sustainable energy sources, and in our case, arsenic remediation (Lounsbury et al. 2009).150 Cet exemple illustre bien la volonté de certains de disséminer gratuitement les connaissances en nanotechnologies afin de les rendre plus accessibles aux autres chercheurs et au grand public. De plus, cette volonté est parfois également partagée par des acteurs du secteur privé, tels que Nanorex Inc.151 ou NanoCAD152, qui ont proposé la mise en place de programmes informatiques basés sur le modèle Open Source afin d’aider les chercheurs à mieux visualiser les interactions et structures nanoscopiques, notamment avec 150. 151. 152. Ibid. « The growing SDN community has developed many software tools, and will develop many more in the years to come. Nanorex is developing open-source software that provides tools for visualization, modeling, and manipulation of DNA structures, and that provides interfaces for integrating these capabilities with existing and future software tools developed within the SDN community. [...] Researchers will want to keep control of the tools they create, both to ensure their quality and to get proper credit when they are used. These tools can be treated as distinct open-source projects, giving researchers full control of the content of software that appears under their names. User interface conventions in NanoEngineer-1 will give clear credit to the creator of a tool when it is used. Rather than absorbing contributions and making them invisible, the project will offer researchers a new distribution channel that can make their work better known, better supported, and more widely used. » Voir « An open-source framework will enable collaborative development of software tools », en ligne : Nanorex Inc. : <http://www.nanoengineer-1.com/content/>. Cette idée de programmes informatiques basés sur l’Open Source est également proposé par D’SILVA, supra, note 20, p. 306. « nanoCAD is easy-to-use CAD [Computer-Aided Design] application delivering great user experience by providing classic interface and native .dwg support. Being ultimate 2D design tool nanoCAD has been built to deliver design and project documentation regardless of the industry an enterprise is operating at. nanoCAD includes all necessary tools required for basic design and allows creating and editing 2D and 3D vector objects. nanoCAD provides innovative, collaborative and customizable features to enhance your efficiency. nanoCAD is also free CAD platform with several API’s serving different goals from routine task automation to complex CAD application development. » Voir le site internet de nanoCAD, en ligne : <http://nanocad.com/>. Voir également D’SILVA, supra, note 20, p. 306. 568 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’ADN153. Le but visé par de tels logiciels est de rendre disponibles gratuitement et rapidement des programmes informatiques pour les chercheurs en permettant leur optimisation constante par la communauté informatique et scientifique154. Bien qu’il diffère des idéologies économiques basées sur le profit, l’exclusivité et le monopole, le modèle de l’Open Source peut certainement coexister avec le système des brevets155. En effet, un modèle hybride pourrait ainsi s’implanter : certains aspects pouvant être régis par le modèle de l’Open Source, tels les schémas, designs et logiciels de modélisation énoncés ci-haut, et d’autres, par le système des brevets. Le recours à l’Open Source pourrait ainsi constituer une alternative intéressante à l’appropriation et représenter une piste de solution à certains problèmes d’accès et de monopole identifiés en première partie d’article. Un autre type de collaboration, encore une fois à visée multidisciplinaire, pourrait aussi être très intéressant : les pools de nanobrevets. 2.2.2 Les pools de nanobrevets L’un des modes les plus couramment utilisés dans l’échange de droits de propriété intellectuelle est l’octroi de licences. Toutefois, comme nous l’avons vu dans la première partie, la pluralité et la multidisciplinarité des acteurs, de même que les brevets déjà octroyés sur des « briques de base » et outils de recherche compliquent sérieu153. 154. 155. Voir le site web de Nanorex Inc., supra, note 151. L’un des meilleurs moyens pour rendre le tout davantage accessible au grand public, tout en se préoccupant de protéger les droits de propriété intellectuelle en étant issus réside dans l’utilisation de licences Creative Commons. Ces licences peuvent s’avérer être des outils efficaces qui viennent optimiser la diffusion publique sur deux plans. D’abord, en facilitant l’application des droits d’auteur relatifs au contenu et aux données lorsque les scientifiques publient leurs recherches dans un article et que celui-ci est accessible au grand public. De plus, des modèles de licence d’exploitation à titre gratuit, libre de redevances, (Creative Commons Public Patent Licence) peuvent également être adaptés et signés par les détenteurs d’un nanobrevet afin d’en permettre son utilisation publique.Voir à ce sujet LOUNSBURY et al., supra, note 138, à la p. 62 et les sites internet suivants : Creative Commons – Science, en ligne : <http://creativecom mons.org/science> ; CC Public Patent Licence, en ligne : <http://wiki.creative commons.org/CC_Public_Patent_License>. LOUNSBURY et al., supra, note 138, p. 62 : « It is unlikely that open source strategies will completely supersede traditional patent and licencing approaches ; they will however complement the existing system and in certain cases offer a more conducive alternative. » Nanotechnologies et droit des brevets 569 sement les choses156. Le jargon utilisé et l’absence de nomenclature uniformisée complexifient les dialogues et les pratiques de recherche et autres manipulations effectuées en laboratoire peuvent différer selon les secteurs technologiques, ce qui peut amener une foule de contraintes différentes d’une industrie à une autre. Ainsi, le mode classique de négociation de licences, ou même de licences croisées, s’en trouve affecté et justifie la recherche d’idées nouvelles pour permettre d’impliquer ces acteurs dans un véritable dialogue multidisciplinaire157. De façon générale, un pool de brevets se définit comme étant « [...] a single entity, in some cases a newly formed entity, licencing the patents of multiple companies as a package among the members of the pool and to third parties »158. Comme les brevets sont tous regroupés et négociés ensemble, la diminution du nombre d’ententes à négocier et d’intervenants impliqués réduit, de façon importante, les coûts de transaction, normalement associés aux licences croisées159. La plupart des licences croisées habituellement négociées impliquent que seules les parties au contrat aient accès aux connaissances brevetées sans que des tiers puissent en bénéficier ; grâce aux pools de brevets, les compagnies peuvent, au contraire, bénéficier d’un accès centralisé à toutes les licences nécessaires à leurs activités industrielles en échange d’une contribution monétaire, ce qui facilite le développement technologique dans son ensemble160. Ces pools de brevets favorisent le dépôt de brevets d’amélioration sur des applications pouvant être déjà visées par un brevet161. De même, ils contribuent à diminuer les risques de litige et les coûts y étant associés162. La formation de tels pools de brevets permet ainsi d’encourager l’innovation et d’échapper à l’immobilisme parfois engendré par les enchevêtrements des droits de propriété intellectuelle163. Enfin, certains facteurs doivent être analysés minutieusement au moment de la formation de ces pools de nanobrevets, notamment les différentes normes sur la concurrence émises par les autorités antitrust, la pluralité des brevets détenus pour un secteur donné, la volonté des acteurs de s’investir dans le pool, la volonté de ceux-ci de 156. 157. 158. 159. 160. 161. 162. 163. SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 378. Ibid. MAKKER, supra, note 101, p. 1190. Ibid. Voir également D’SILVA, supra, note 20, p. 303 ; SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 379. Voir STILES, supra, note 82, p. 576. Voir également Joel D’SILVA, supra, note 20, p. 303. Ibid. Ibid. Ibid. 570 Les Cahiers de propriété intellectuelle négocier les brevets détenus au sein du pool et la validité légale des titres de propriété intellectuelle détenus 164. L’idée de la création de pools de nanobrevets commence à être de plus en plus populaire165. En effet, ceux-ci pourraient constituer une solution appropriée pour encourager la coopération entre les divers acteurs et dénouer l’impasse créée par l’enchevêtrement de brevets sur les « briques de base » et outils de recherche166. Comme nous l’avons soulevé ci-haut, les patent thickets les plus importants concernent trois des cinq divisions principales des nanotechnologies : les dendrimères, les nanotubes de carbone et les puits quantiques167. Des pools spécifiques à ces divisions pourraient donc être créés selon certains secteurs technologiques : par exemple, un pool réunissant les principaux brevets sur les « briques de base » des nanotubes de carbone et des nanofils serait accessible aux acteurs œuvrant dans le domaine de la fabrication de circuits électroniques168. De la même manière, un autre pool pourrait être créé uniquement avec des brevets relatifs aux nanotubes de carbone et pourrait concerner davantage l’industrie des cosmétiques ou encore des revêtements169. Ces pools deviendraient alors des options intéressantes économiquement aux yeux des détenteurs de brevets ayant investi un important capital humain, technique et monétaire pour obtenir des brevets sur leurs inventions et se retrouvant tantôt paralysés, tantôt désavantagés par la multiplication des nanobrevets dans leur secteur d’activité170. En tant que participants, les déten164. 165. 166. 167. 168. 169. 170. DELAGE (Jean-Nicolas), DUFOUR (Lucie) et LAPALME (Joanie), « Les pools de brevets dans l’industrie pharmaceutique : la pertinence d’une utilisation ciblée », (2010) 22:2 Cahiers de propriété intellectuelle 219 ; HARRIS, supra, note 54, p. 203 et D’SILVA, supra, note 20, p. 305. « Patent pooling is an ideal means for untangling the nanotechnology patent thicket because it can dissolve the barriers preventing further innovation and commercialization of nanotechnology, while still yielding revenue for the patent holders. » STILES, supra, note 82, p. 557. Consulter également SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 377 et s. ; GUELLEC, MADIÈS et PRAGER, supra, note 68, p. 221 ; HARRIS, supra, note 54, p. 203 ; MAKKER, supra, note 101, p. 1190 et s. ; D’SILVA, supra, note 20, p. 3 à 7. Ibid. Voir supra, 1.1 Particularités juridiques et enjeux reliés à la genèse du développement des nanotechnologies. STILES, supra, note 82, p. 585. Ibid. Ibid., p. 586. Ainsi, « [n]anotechnology ‘building block’ patent holders have invested large amounts of money and human capital into obtaining patents on their nanotechnology discoveries and inventions, which the nanotechnology patent thicket has essentially rendered as sunk costs, creating an economic incentive for patent holders to collaborate in order to recoup some of those costs by joining the pool voluntarily. As pool participants, members will benefit from Nanotechnologies et droit des brevets 571 teurs souhaitant volontairement se joindre à ces groupes pourraient bénéficier de tarifs avantageux pour l’obtention des différentes licences nécessaires à la commercialisation des produits découlant des nanobrevets inclus dans les pools171. Comme le propose Stiles, deux catégories de licences pourraient être disponibles au sein du même pool : By packaging technologically-related pool IP into one nonexclusive, non-discriminatory license, licensees will obtain access to all of the necessary IP and not have to worry about infringement ; a non-exclusive licensing strategy stimulates innovation and enables competition.213 Yet not everyone seeks access to an entire pool of patents. A nanotechnology patent pool proposal should also permit independent licensing, where a licensee has the option to negotiate the terms of an independent license with the individual patent owner of interest.214 A proposal for a nanotechnology patent pool should therefore prescribe a ‘mixed bundle’215 licensing arrangement because it facilitates increased competition and innovation. 172 Les intéressés pourraient alors y trouver leur compte en fonction des licences nécessaires pour développer et commercialiser leur produit. Par ailleurs, le gouvernement pourrait également encourager les acteurs impliqués à s’entendre sur la mise en œuvre des pools de nanobrevets si nécessaire. Par exemple, certains proposent, dans l’éventualité où les négociations entre les détenteurs de brevets s’avèreraient infructueuses, la création d’un Nanoforum173 axé sur la négociation et la mise en place de règles sous l’égide gouvernementale. Ce forum permettrait d’établir une médiation entre les parties afin de s’assurer que les conditions préalablement énoncées soient présentes au sein du pool174. La création d’un système dans lequel 171. 172. 173. 174. reduced transaction costs and license negotiation costs, and will also gain access to a multitude of relevant IP that will enable them to introduce new marketable products. » Voir également SABETY (Ted), « Nanotechnology Innovation and the Patent Thicket : Which IP Policies Promote Growth ? », (2005) 15 Albany Law Journal of Science and Technology 477, 484 et MAKKER, supra, note 101, p. 1197. STILES, supra, note 82, p. 587. Ibid. HARRIS, supra, note 54, p. 180. À noter que l’auteur propose plutôt la création d’un forum spécialisé afin de remplacer les pools de nanobrevets, car ce dernier est loin d’être convaincu que la viabilité de ces pool est assurée. Bien que nous respections cette position, nous sommes d’avis qu’il s’agit d’une excellente initiative qui gagnerait plutôt à être complémentaire à l’implantation d’un pool de nanobrevets, tel qu’exposé ci-haut. Ibid. 572 Les Cahiers de propriété intellectuelle seraient impliqués gros et petits joueurs de l’industrie et du milieu académique en provenance de différents secteurs, pourrait favoriser les échanges autour d’un cadre défini par certaines règles établies par le gouvernement175. Enfin, notons que ce genre de pool de brevets supervisé par le gouvernement a déjà existé aux États-Unis dans le domaine de l’aviation et des machines à coudre, à un moment où les enchevêtrements de droits de propriété intellectuelle étaient tels que le développement technologique était pratiquement paralysé176. L’intervention du gouvernement avait permis au développement technologique de reprendre son essor. La problématique de l’enchevêtrement de nanobrevets demeure préoccupante et les pools de brevets représentent une alternative intéressante grâce à leurs coûts de transaction avantageux. Les bénéfices associés à la négociation et à l’obtention de licences sur des « briques de base » pourraient certainement motiver les acteurs à trouver un terrain d’entente à partir duquel la commercialisation de produits incorporant des nanotechnologies pourrait s’effectuer beaucoup plus facilement. Conséquemment, les détails quant à la mise en œuvre de ces pools devraient être élaborés au cas par cas et négociés dès le départ par les acteurs intéressés, avec ou sans intermédiaires177. Il est essentiel de garder à l’esprit que ces propositions s’inscrivent dans un cadre général visant à promouvoir les échanges entre les divers acteurs et à réduire le travail « en silo » trop fréquemment observé dans le domaine des nanotechnologies. CONCLUSION Le rythme du développement des nanotechnologies est fulgurant. On s’intéresse notamment de plus en plus aux usages des applications intégrant une ou plusieurs propriétés provenant des nanotubes de carbone ou des nanoparticules dans le domaine de la nanomédecine178 : système nanobioélectronique déclenchant une activité enzymatique précise179, rétine artificielle intégrée aux tissus 175. 176. 177. 178. 179. Ibid. MAKKER, supra, note 101, p. 1190. STILES, supra, note 82, p. 592. BERGER (Michael), « The Future of Nanotechnology Electronics in Nanomedicine » (16 août 2012), en ligne : Nanowerk.com <http://www.nanowerk.com/spotlight/spotid=26366.php>. BERGER (Michael), « Nanobioelectronic System Triggers Enzyme Activity », (6 décembre 2007), en ligne : Nanowerk.com <http://www.nanowerk.com/spotlight/spotid=3577.php> ; LAOCHAROENSUK (Rawiwan) et al., « Adaptative Nanowire-nanotube Bioelectronic System for On-demand Bioelectrocatalytic Transformations », (2007) 32 Chemical Communications 3362 à 3364. Nanotechnologies et droit des brevets 573 oculaires180, processeurs d’ordinateurs intégrés aux cellules vivantes181. Cette quête vers la mixité entre la biologie, la médecine et les nanotechnologies a même mené au développement d’une matrice dans laquelle des cellules et des électrodes biocompatibles se sont inextricablement liées ensemble, ouvrant ainsi véritablement la voie de la bionanoingénierie182. Ces applications promettent de révolutionner la médecine moderne, tout en soulevant de nombreux enjeux éthiques et juridiques, dont certains touchent directement au système normatif des brevets. Dans ce texte, nous avons démontré que l’application du régime traditionnel des brevets aux nanotechnologies suscitait d’importants défis. L’examen de spécificités de ce domaine de pointe dans un contexte d’octroi de brevets nous a permis d’identifier certaines incompatibilités et d’envisager des pistes de solutions pour assurer un développement technologique plus efficace et coordonné des nanosciences. Plus généralement, l’innovation responsable et une intégration plus marquée des sciences sociales à toutes les étapes représentent des solutions de plus en plus invoquées en réponse aux enjeux éthiques et juridiques soulevés par le développement technoscientifique. À cet égard, l’idée de travailler au décloisonnement du travail des chercheurs et à la mise en place de nouveaux canaux de communication entre ces derniers et différents acteurs de la société fait son chemin. Il est donc plus que jamais pertinent de réfléchir à l’accompagnement du développement technologique par une nouvelle forme de gouvernance axée sur la coopération et la communication entre les acteurs. 180. 181. 182. BERGER (Michael), « Towards an Artificial Retina for Color Vision » (26 janvier 2011), en ligne : Nanowerk.com <http://www.nanowerk.com/spotlight/spotid= 19863.php> ; GHEZZI (Diego) et al., « A Hybrid Bioorganic Interface for Neuronal Photoactivation », (2011) 2:166 Nature Communications. BERGER (Michael), « Future Bio-nanotechnology Will Use Computer Chips Inside Living Cells », (15 mars 2010), Nanowerk.com, en ligne : <http://www. nanowerk.com/spotlight/spotid=15292.php> ; GÓMEZ-MARTINEZ (Rodrigo) et al., « Intracellular Silicon Chips in Living Cells », 6:4 Small 499 à 502. « Harvard Scientists Create Cyborg Tissue That Merges The Biologic and Electronic » (26 août 2012), en ligne : 33rdsquare.com <http://www. 33rdsquare. com/2012/08/harvard-scientists-create-cyborg-tissue.html> ; TIAN (Bozhi) et al., « Macroporous Nanowire Nanoelectronic Scaffolds for Synthetic Tissues », (2012) Nature Materials doi :10.1038/nmat3404. Vol. 24, no 3 L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... Vivianne de Kinder* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 577 1. À PROPOS DU TITRE DE L’ŒUVRE AUDIOVISUELLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 579 1.1 Quand le titre réfère au nom d’un personnage de fiction notoirement connu . . . . . . . . . . . . . . 580 2. DE QUELQUES DÉFENSES ET EXCEPTIONS STATUTAIRES EN DROIT D’AUTEUR. . . . . . . . . . . 582 2.1 L’autorisation non écrite ou « licence implicite » . . . 583 2.1.1 La nature de la permission . . . . . . . . . . . 584 2.1.2 Sa portée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 584 2.1.3 Le producteur de série peut-il transférer la permission ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 584 2.1.4 Exception . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 585 2.2 Quand le titulaire est introuvable . . . . . . . . . . . 585 2.2.1 Exclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 585 © Vivianne de Kinder, 2012. * Avocate. 575 576 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.2 Conditions d’émission de la licence . . . . . . . 587 2.3 Incorporation incidente et non délibérée . . . . . . . . 587 2.4 Reproduction d’immeubles et sculpture érigée en permanence sur une place publique ou dans un édifice public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 588 2.5 Utilisation équitable à des fins de « critique et de compte rendu et de communications » ou de « communication de nouvelles » . . . . . . . . . . . 590 2.5.1 Les fins desservies par l’utilisation . . . . . . . 591 2.5.2 Caractère « équitable » de l’utilisation . . . . . 596 3. DU PLACEMENT DE PRODUITS. . . . . . . . . . . . . . 597 3.1 Des contraintes de la Loi sur la protection du consommateur et des productions audiovisuelles destinées aux tout-petits ou à toute la famille . . . . . 597 3.1.1 Nature et destination du bien annoncé . . . . . 598 3.1.2 Manière dont le message est présenté . . . . . 598 3.1.3 Du moment ou de l’endroit où il apparaît. . . . 599 3.1.4 Quatrième critère non mentionné dans la LPC mais considéré par l’Office de la protection du consommateur . . . . . . . . . . 599 3.2 Du respect des droits moraux des créateurs . . . . . . 599 3.3 Du droit à l’image des artistes-interprètes. . . . . . . 601 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 604 INTRODUCTION Une assurance « Erreurs et Omissions », (ci-après « E&O »), est habituellement requise du producteur d’une d’œuvre audiovisuelle destinée initialement aux marchés de la télévision, du cinéma et, selon les circonstances, de l’Internet et des jeux vidéos. Ceci prévaut du moins au Canada. L’obtention d’une telle assurance procède le plus souvent d’une exigence des partenaires financiers du producteur (investisseurs institutionnels et privés, diffuseurs et distributeurs mentionnés à la structure financière du film). Ce type de police d’assurance, comme son nom l’indique, vise les risques de poursuites résultant d’erreurs et d’omissions pouvant subsister dans la chaîne de droits que le producteur détient sur l’œuvre audiovisuelle et les diverses composantes de celle-ci. Ces risques de poursuites ont trait principalement aux atteintes suivantes : • Violation des droits d’auteur d’autrui – Utilisation non autorisée de matériel protégé par le droit d’auteur, (œuvres, prestations d’artiste, enregistrements sonores et signaux de communication), dans le scénario, le décor, les accessoires, les costumes, la musique, la trame sonore et visuelle de la production ou encore, en documentaire, dans les références visuelles et sonores (extraits d’archives). Il s’agirait de matériel préexistant et non créé pour la production. • Atteinte au droit au respect de la vie privée d’autrui – Confusion avec des personnes réelles et emprunts non autorisés du nom, de l’image, de la signature et autres attributs du droit de la personnalité, de faits et données appartenant à la sphère privée d’autrui. • Atteinte à la réputation et au droit au respect de la dignité ou de l’honneur d’autrui – Diffamation, commentaire déloyal, appro577 578 Les Cahiers de propriété intellectuelle priation commerciale de l’image et des autres attributs de la personnalité d’autrui, divulgation de faits véridiques mais non d’intérêt public. • Délit de substitution ou « passing off » – Confusion avec le titre de productions préexistantes ou avec les noms de personnages de fiction préexistants et, le cas échéant, avec le nom d’entreprises réelles. Il appartient au producteur d’établir une chaîne claire de droits sur les diverses composantes de la production et ainsi démontrer à l’assureur qu’il a pris tous les moyens nécessaires pour assurer à la production une libre et paisible exploitation. Cet exercice est en général confié à l’avocat du producteur et circonscrit aux étapes suivantes : • Examen du scénario. • Identification des œuvres, prestations et autres éléments concourant ou devant concourir à l’expression de la production. • Définition de la nature et de l’étendue des droits à libérer pour l’utilisation de ce contenu. • Examen des ententes ou arrangements souscrits par le producteur aux fins de cette libération. Je ne parlerai pas, dans cet article, de la demande comme telle d’une assurance E&O, mais ferai plutôt état de certaines contraintes en création audiovisuelle à partir de détours vers des questionnements sur les aspects suivants : 1. Titre d’une œuvre audiovisuelle. 2. De quelques défenses et exceptions statutaires en droit d’auteur. 3. Du placement de produits, des droits moraux des créateurs, du droit à l’image des artistes-interprètes et des contraintes de la Loi sur la protection du consommateur en matière de publicités destinées aux enfants. Aucun volet ne sera consacré à la protection de l’image d’autrui dont l’application ne fait aucun doute en audiovisuel. Le présent L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 579 document se décline en petits détours qui échappent de par leur genre à l’article de fond. Et le traitement d’un sujet aussi vaste et complexe que l’examen du droit au respect de la vie privée et de la réputation d’autrui ne saurait être circonscrit à un détour. Au sujet des problèmes de cette protection en audiovisuel, la littérature juridique fait état d’un article de fond fort intéressant1. 1. À PROPOS DU TITRE DE L’ŒUVRE AUDIOVISUELLE Le titre d’une œuvre audiovisuelle n’est pas en principe admissible à la protection du droit d’auteur à moins qu’il ne soit original et distinctif, tel qu’il apparaît de la définition d’ « œuvre » à l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur2, (ci-après « LDA ») : « œuvre » Est assimilé à une œuvre le titre de l’œuvre lorsque celui-ci est original et distinctif. Le producteur ne saurait toutefois utiliser un titre susceptible de créer de la confusion avec celui d’une œuvre notoirement connue. L’adoption d’un tel titre exposerait le producteur à un recours pour délit de substitution ou « passing off », en vertu du droit commun. Un tel recours est distinct de ceux pour une atteinte au droit d’auteur ou pour la violation d’une marque de commerce enregistrée. Pour le réussir, l’on doit démontrer : • L’existence d’un droit à préserver et qu’un tiers tente de s’approprier – la réputation du requérant, et l’achalandage lié à la notoriété du titre d’une œuvre audiovisuelle ou du nom d’un personnage de fiction tiré de cette œuvre. • La probabilité de confusion avec cette production, laquelle serait susceptible d’induire le public à croire que le produit du défendeur ferait partie de ceux du demandeur ou procéderait d’une activité approuvée par celui-ci. • L’existence d’un préjudice. 1. LAMOTHE-SAMSON (Madeleine), « Le « docudrame » et le droit, les frontières du droit au respect de la vie privée dans le cadre de la mise à l’écran de « faits vécus », dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, Développements récents en matière de divertissement 2006, vol. 249, (Cowansville : Blais, 2006), p. 233. 2. (1985) L.R.C., ch. C-42. 580 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.1 Quand le titre réfère au nom d’un personnage de fiction notoirement connu En soi, l’utilisation d’un prénom comme titre ne poserait aucun problème à moins que celui-ci ne réfère à un personnage de fiction jouissant d’une grande notoriété. Ainsi, dans l’arrêt Henson Associates Inc. c. 119201 Canada Inc. et Gabriel Richard3 (ci-après « Henson »), la Cour a ordonné une injonction pour empêcher la production, la distribution, la publicité et la promotion, sous forme de vidéocassettes, d’un projet de série de spectacles pour adultes intitulée « Miss Piggy goes Porno » ou « The Sex Life of Miss Piggy », devant représenter une action entre « humains » et non entre marionnettes. « Miss Piggy » désigne l’un des principaux personnages de la série de télévision « The Muppet Show ». Cette série, destinée à toute la famille, a été diffusée sur une base hebdomadaire pendant cinq années, de 1976 à 1981, dans 100 pays, dont les États-Unis et le Canada. Elle aurait joui d’un audimat de 250 millions de téléspectateurs par semaine. Selon la Cour, l’utilisation du nom « Miss Piggy » en liaison avec le projet des intimés était susceptible de ternir l’image du personnage « Miss Piggy », de la série « The Muppet Show » et des créateurs de ceux-ci et d’induire le public en général à croire que la carrière de « Miss Piggy » avait pris une autre direction pour désormais se poursuivre dans le marché des productions pour adultes : Les intimés prétendent aussi que leur œuvre sera destinée à un public différent. Alors que la marionnette de Henson est la vedette d’un divertissement destiné à tous les membres de la famille, leur spectacle pornographique ne vise et n’intéressera qu’un consommateur adulte. D’abord, cela reste à voir et deuxièmement, ici ce n’est pas le contenu de l’œuvre « qui gêne », c’est son titre. Que pensera le consommateur ordinaire [...] lorsqu’il verra une annonce dans une publication quelconque introduisant par exemple des vidéo-cassettes « MISS PIGGY GOES PORNO » ou « THE SEX LIFE OF MISS PIGGY » ? Ou encore lorsqu’il verra dans un établissement offrant en vente ou en location des vidéo-cassettes à l’emballage portant le même titre ? Est-il probable que ce consommateur 3. 500-05-005340-847, J. Flynn, décision du 31 mai 1985 (C.S.). L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 581 établira une relation entre cette vidéo-cassette et la marionnette de Henson et partant, entre une œuvre pornographique et la requérante Henson ?4 Vu la probabilité de confusion, vu que la requérante a amplement prouvé son intérêt à conserver à « MISS PIGGY » la bonne réputation qui lui a permis l’accès dans les foyers et dans les cinémas, ou sous différentes formes dans les étalages des magasins, le TRIBUNAL conclut à la nécessité du remède demandé. [...]5 Par ailleurs, les personnages de fiction feraient l’objet d’un droit d’auteur dès que leurs attributs psychologiques ou dramatiques et, le cas échéant, visuels seraient suffisamment élaborés ou « particularisés ». C’est ce qui ressort de l’opinion du juge Gendreau de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Productions Avanti CinéVidéo Inc. c. Favreau6 : La Petite Vie est une œuvre drôle, originale et unique en son genre au Québec. Elle met en scène des personnages qui, tout au moins pour les deux plus importants, n’ont pas de comparable dans la vie courante. Ils se meuvent dans un décor caractéristique qui s’ajuste à l’absurdité du texte lui-même.7 [...] Ces personnages sont aussi typés par leurs manies, leurs tics et les expressions de langage. [...]8 Je retiens donc du dossier que Meunier a littéralement conçu des personnages autonomes, parfaitement caractérisés tant par leur allure extérieure que par leurs tics, leur conduite et leur langage et à qui il a confié un texte absurde et drôle. Ce qui définit l’œuvre, c’est à la fois l’individualité des composantes parfaitement identifiables et leur intégration dans un tout. Il est incontestable qu’au Québec, les personnages de La Petite Vie sont aussi singularisés que ceux de Tintin, d’Astérix le Gaulois ou de Garfield. [...]9 4. 5. 6. 7. 8. 9. Ibid., p. 14 in fine et 15. Ibid., p. 15 in fine et 16. [1999] R.J.Q. 1939 (C.A.). Ibid., par. 33. Ibid., par. 34. Ibid., par. 37. 582 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans le dossier se rapportant à la série pour la télévision « Robinson Sucroé » par Films Cinar, la Cour supérieure10 et la Cour d’appel du Québec11 ont suivi cette position : En l’espèce, l’auteur Claude Robinson a suffisamment typé ses personnages, leur caractère, leurs relations et leur environnement pour qu’il ait droit à la protection de la LDA.12 La protection du droit d’auteur sur un personnage de fiction aussi singularisé que ceux de la P’tite Vie prévaudrait-elle à l’égard du nom seulement ? Ce nom ferait certes partie des caractéristiques ou attributs de la personnalité du personnage. L’atteinte dépendrait toutefois du contexte de l’utilisation. Je retiens pour l’instant que la décision rendue par le juge Flynn dans l’arrêt Henson porte sur un délit de substitution et nullement sur une atteinte au droit d’auteur. 2. DE QUELQUES DÉFENSES ET EXCEPTIONS STATUTAIRES EN DROIT D’AUTEUR À l’examen d’une chaîne de droits sur une œuvre audiovisuelle, l’on peut constater l’existence de matériel protégé à l’égard duquel le producteur n’a obtenu aucune autorisation écrite ou dont l’utilisation non autorisée serait licite en vertu de l’une quelconque des exceptions prévues à la LDA. Le présent volet fera état des cas suivants : • Théorie de la « licence implicite ». • Titulaire introuvable. • Incorporation incident et non délibérée. • Images d’immeubles et de sculptures érigées en permanence sur la place publique. • Utilisation équitable à des fins de critique ou de compte rendu ou de communication de nouvelles. 10. Robinson c. Films Cinar inc., [2009] R.J.Q. 2261 (C.S.). 11. France Animation, s.a. c. Robinson, 2011 QCCA 1361. 12. Ibid., par. 54. L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 583 2.1 L’autorisation non écrite ou « licence implicite » La reproduction ou insertion de matériel protégé (ou d’une partie importante de celui-ci) dans une œuvre audiovisuelle serait attentatoire au droit d’auteur à moins d’avoir été autorisée par le titulaire du droit d’auteur concerné, tel qu’il apparaît du paragraphe 27(1) LDA : 27(1) Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir. Ce consentement n’est dans la LDA assujetti à aucune condition de forme et ne confère aucun intérêt, titre ou droit dans la propriété du droit d’auteur sur le matériel concerné. Il n’en résulte aucun tel transfert. Évidemment, l’écrit demeure la meilleure preuve. Mais le consentement pourrait s’inférer de la conduite des parties, selon la doctrine et la jurisprudence canadiennes et britanniques, en vertu de la théorie de la licence ou permission « implicite ». L’on retrouve maintes applications de cette théorie en des instances concernant des plans d’architecte et d’ingénieur. Pour fins d’illustration, considérons le cas d’une commande ayant pour objet la création de logos devant identifier deux équipes de hockey qui seraient les protagonistes d’une série de fiction pour la télévision. Il ne subsiste entre le producteur de cette série et le créateur des logos aucune entente mais uniquement des échanges de courriel faisant mention de la commande (logos), des consignes du producteur, des honoraires et frais de l’artiste et de la série. Après avoir exécuté la commande et reçu paiement du prix convenu, l’artiste ne pourrait pas s’objecter à l’utilisation des logos dans la production, la communication au public par télécommunication (ci-après « diffusion »), la distribution, la publicité ou promotion de la série. Une telle utilisation desservirait les fins assignées par la commande et serait en cela effectuée avec la permission implicite de l’artiste13. 13. Netupsky c. Dominion Bridge Co., [1972] R.C.S. 368. Il convient de citer l’extrait suivant du jugement rendu par le juge Judson : « [20] La jurisprudence sur le point précis en litige ici est limitée. Je fais mienne la déclaration de principe de la Cour suprême de New South Wales dans Beck v. Montana Constructions Pty. Ltd. (1963), 5 F.L.R. 298, p. 304-5 : [TRADUCTION] ...que l’engagement que prend une personne de produire moyennant rémunération une chose susceptible de faire l’objet d’un droit d’auteur 584 Les Cahiers de propriété intellectuelle Quelles sont la nature et la portée d’une telle permission ? 2.1.1 La nature de la permission Elle ne peut être que non exclusive en l’absence d’une déclaration à l’effet contraire et écrite par l’artiste. Par ailleurs, si la commande est acceptée à titre gratuit ou sans contrepartie, l’artiste pourrait, selon la doctrine, révoquer en tout temps son consentement14. La permission implicite serait donc irrévocable, sous réserve du parfait paiement à l’artiste de la rémunération convenue15. 2.1.2 Sa portée L’autorisation ne prévaudrait qu’à l’égard des actes plus haut mentionnés, en l’occurrence la production, la diffusion, la distribution et la publicité ou promotion de la série. En d’autres termes, l’utilisation des logos ne sera autorisée que pour les fins agréées au moment de la commande ou arrangement d’affaires entre l’artiste et le producteur. Serait-elle valable pour des adaptations de la série sous forme de long métrage, de « spin off » ou de « prequels » ou pour l’exploitation de droits de camelotage (« merchandising rights ») ? Il semble que non à moins que ces futures utilisations aient été mentionnées et agréées par les parties dans leurs échanges écrits ou électroniques. En l’absence d’une telle mention, ces utilisations constitueraient des applications nouvelles dont les parties n’auraient pas pu convenir au moment de leur arrangement d’affaires16. 2.1.3 Le producteur de la série peut-il transférer la permission ? Le transfert de la licence ou permission aux fins de la production de la série ne poserait aucun problème17. 14. 15. 16. 17. implique l’utilisation de la chose avec la permission ou le consentement ou la licence de celui qui a pris cet engagement, en la manière et pour les fins qu’au moment de l’engagement les parties avaient à l’esprit au sujet de son utilisation. » FOX (Harold G.), Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 2e éd. (Toronto : Carswell, 1967), pp. 339-340 : « If the consent is given without consideration, it can be withdrawn at any time but if it is given for valuable consideration, it will be irrevocable and will convey an equitable interest in the copyright. » Katz c. Cytrynbaum, 1983 CanLII 557 (C.A. C.B.). Bemben & Kuzych Architects c. Greenhaven-Carnagy Developments Ltd. (1992), 45 C.P.R. (3d) 488 (C.S. C.B.). Supra, note 13, p. 379. L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 585 2.1.4 Exception La licence implicite ne saurait prévaloir que si l’artiste est le titulaire des droits correspondant aux utilisations projetées ou convenues. 2.2 Quand le titulaire est introuvable S’il lui est impossible de retracer le titulaire du droit d’auteur, le producteur de l’œuvre audiovisuelle peut s’adresser à la Commission du droit d’auteur, (ci-après « Commission ») pour obtenir une licence, en vertu de l’article 77 LDA18. Aux fins de sa demande de licence auprès de la Commission, il appartient au requérant d’établir chacun des éléments suivants : • Le titulaire du droit d’auteur est introuvable. • Le requérant a fait son possible dans les circonstances pour le retrouver. • La demande se rattache à l’ensemble ou l’un quelconque des objets suivants : Description du matériel Actes visés Œuvre publiée Actes mentionnés à l’article 3 Enregistrement sonore publié Actes mentionnés à l’article 18 Fixation d’une prestation Actes mentionnés à l’article 15 Fixation d’un signal de communication Actes mentionnés à l’article 21 2.2.1 Exclusions La Commission n’aurait pas compétence pour agir dans les cas suivants : i) Une œuvre ayant fait seulement l’objet d’une représentation en public ou d’une communication au public par télécommunication 18. BOUCHARD (Mario), « Le régime canadien des titulaires de droit d’auteur introuvables » (2010), 22:3 Cahiers de propriété intellectuelle 483. 586 Les Cahiers de propriété intellectuelle ou s’il s’agit d’une œuvre artistique, d’une exposition en public, seraient exclues de la compétence de la Commission au motif que ces actes ne sauraient constituer une publication au sens de la LDA19. ii) Une œuvre ou un enregistrement sonore dont la publication a été faite sans le consentement du titulaire de ce droit20. iii) Une œuvre faisant du domaine public ou dont l’expression n’est pas admissible à la protection du droit d’auteur. iv) Une demande de licence ayant pour objet : • l’une quelconque des utilisations équitables prévues aux articles 29. 29.1 et 29.2 de la Loi ; • la reproduction d’une partie non importante d’une œuvre, d’une prestation, d’un enregistrement sonore ou d’un signal de communication ; • l’exercice d’un acte afférent aux droits moraux ; • l’exclusivité à l’égard d’un acte visé aux articles 3, 15, 18 et 21 de la LDA21. 19. Article 2.2 LDA : «2.2 (1) Pour l’application de la présente loi, « publication » s’entend : a) à l’égard d’une œuvre, de la mise à la disposition du public d’exemplaires de l’œuvre, de l’édification d’une œuvre architecturale ou de l’incorporation d’une œuvre artistique à celle-ci ; b) à l’égard d’un enregistrement sonore, de la mise à la disposition du public d’exemplaires de celui-ci. Sont exclues de la publication la représentation ou l’exécution en public d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique ou d’un enregistrement sonore, leur communication au public par télécommunication ou l’exposition en public d’une œuvre artistique. » 20. Article 2.3 LDA : «2.2 (3) Pour l’application de la présente loi – sauf relativement à la violation du droit d’auteur –, une œuvre ou un autre objet du droit d’auteur n’est pas réputé publié, représenté en public ou communiqué au public par télécommunication si le consentement du titulaire du droit d’auteur n’a pas été obtenu. » 21. Paragraphe 77(2) LDA : « 77(2) La licence, qui n’est pas exclusive, est délivrée selon les modalités établies par la Commission. » L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 587 2.2.2 Conditions d’émission de la licence Toute licence que la Commission peut accorder sera non exclusive. Le prix, le territoire, la durée et les autres modalités d’exercice pour chaque licence sont décidés au regard des particularités de chacun des cas soumis à la Commission (utilisation projetée, nombre d’exemplaires projeté, statut du demandeur, sans que cette énumération soit limitative). Par ailleurs, toute licence accordée par celle-ci serait limitée, de par son territoire, au Canada. En effet, l’article 77 ne contient rien qui puisse conférer à la Commission le pouvoir de décider autrement. Enfin, si le titulaire « mystère » venait à se manifester, le seul recours de celui-ci serait celui prévu au paragraphe 77(3), soit percevoir les redevances fixées pour la licence ou en poursuivre le recouvrement jusqu’à cinq ans après l’expiration de celle-ci. Il semble qu’il ne pourrait pas en demander la résiliation en l’absence d’indication à l’effet contraire dans la licence. 2.3 Incorporation incidente et non délibérée L’article 30.7 LDA fait état de deux actes distincts : l’incorporation comme telle et l’utilisation subséquente de celle-ci dans et en liaison avec l’exploitation du matériel d’origine où elle apparaît. 30.7 Ne constituent pas des violations du droit d’auteur, s’ils sont accomplis de façon incidente et non délibérée : a) l’incorporation d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur dans une autre œuvre ou un autre objet du droit d’auteur ; b) un acte quelconque en ce qui a trait à l’œuvre ou l’autre objet du droit d’auteur ainsi incorporés. Il n’existe actuellement aucune décision au sujet de l’application de cet article. Prenons donc pour exemple la réalisation d’un reportage pour la télévision au sujet d’un festival à Montréal. Le réalisateur est à parfaire le tournage d’une courte entrevue avec un spectateur. Au cours de cette entrevue qui se déroule sur la place publique, se joue tout au loin une chanson connue exécutée par un artiste-promeneur qui passe là, dans un périple sur sa planche à roulettes ou skateboard. La présence dans ce reportage de cette prestation furtive procéderait-elle d’une « incorporation incidente et non délibérée » de matériel protégé ? 588 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il s’agirait de composantes dont le réalisateur ne pouvait au préalable prévoir l’existence ni en contrôler la présence ou incorporation dans le reportage. En cela, l’insertion de ces composantes ne constituerait pas une atteinte aux droits d’auteur respectifs sur la prestation et la chanson concernées. Il en va de même pour l’utilisation de l’insertion aux fins de la reproduction, la communication au public par télécommunication, la représentation en public et la traduction du reportage. Qu’en est-il maintenant d’entrevues réalisées au cours de bals de graduation pour les fins d’un film documentaire sur ces manifestations étudiantes ? La musique sera certes omniprésente et son insertion inévitable et prévisible. Dans ce contexte, il serait difficile de faire valoir une incorporation « incidente » et « non délibérée » de la musique. L’insertion de celle-ci au documentaire obligerait le producteur à obtenir les autorisations nécessaires à l’utilisation du matériel suivant : • Chacune des œuvres musicales incorporées aux scènes de bals et, selon que ces œuvres sont exécutées par un orchestre : • Chacune des prestations de musiciens, interprètes et chefs d’orchestre visés par ces exécutions ; ou qu’elles le sont à partir d’enregistrements sonores : • Chacun de ces enregistrements Un tel exercice pourrait s’avérer complexe, long et coûteux. Par ailleurs, il serait loisible au producteur et au réalisateur du documentaire de ne montrer des bals que des images et au montage final, de juxtaposer à ces images une musique originale créée pour la production et en résonance avec le mouvement des participants apparaissant à l’écran. 2.4 Reproduction d’immeubles et sculpture érigée en permanence sur une place publique ou dans un édifice public Selon l’alinéa 32.2(1)b) LDA, la reproduction non autorisée de telles œuvres dans une peinture, un dessin, une gravure, une L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 589 photographie ou une œuvre cinématographique échapperait à l’application de la LDA : 32.2(1) Ne constituent pas des violations du droit d’auteur : [...] b) la reproduction dans une peinture, un dessin, une gravure, une photographie ou une œuvre cinématographique : (i) d’une œuvre architecturale, à la condition de ne pas avoir le caractère de dessins ou plans architecturaux ; (ii) d’une sculpture ou d’une œuvre artistique due à des artisans, ou d’un moule ou modèle de celles-ci, érigées en permanence sur une place publique ou dans un édifice public. Toutefois, cette exception statutaire s’arrête à la confection de la reproduction et ne prévaut à l’égard d’aucune utilisation de celleci. Par ailleurs, en sont exclus les plans ou dessins des œuvres architecturales. Cette exception ne servirait à rien en ce que la copie des œuvres concernées serait licite mais interdite d’utilisation22. Elle vise des œuvres qui font partie de l’espace public et concourent de par leur présence à l’identité visuelle d’une ville ou région donnée. Dans le cas d’un documentaire en matière d’architecture urbaine ou d’art public en milieu urbain, la défense statutaire d’« utilisation équitable à des fins de compte rendu » pourrait peut-être prévaloir à l’encontre d’une action en violation du droit d’auteur. En effet, comment rendre compte de telles réalités visuelles sans représentation de celles-ci ? Évidemment, la question ne se pose pas à l’égard d’immeubles tombés dans le domaine public. Pour ceux faisant l’objet d’un droit d’auteur, la défense évoquée ne serait pas acquise. Cette question sera abordée au titre suivant. Par ailleurs, la portée même de l’alinéa 32.1(1)b) soulève plusieurs autres questions. 22. DANIEL (Johanne), « L’utilisation non autorisée de l’image d’un immeuble dans un contexte commercial : est-ce permis ou interdit ? », dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, Développements récents en matière de divertissement 2006, (Cowansville : Blais, 2006), p. 3. 590 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les sculptures exposées dans les galeries ou faisant l’objet d’une exposition temporaire en un lieu public seraient exclues de cet alinéa. Par « place publique » ou « édifice public », doit-on entendre des lieux appartenant aux gouvernements ou à des organismes publics ou parapublics (municipalités, ministères, établissements de santé, de services sociaux et d’enseignement, Loto-Québec, HydroQuébec, SAQ, la Grande Bibliothèque, etc.) ou de lieux accessibles au public ? Le stationnement du HEC Montréal aurait-il qualité de « lieux public » aux fins de la LDA ? Il ne subsiste à ce jour aucune décision sur cette question et celle-ci demeure entière. Pour les immeubles, l’exception viserait nécessairement l’image de l’œuvre en sa totalité ou d’une partie importante de celle-ci. Que serait une telle image ? Une représentation de fenêtres situées au 17e étage d’un immeuble de 43 étages ? Le toit de celui-ci dans une image « en plongée » ? Les marches de son entrée ? La réponse serait à parfaire au regard d’un examen des caractéristiques de chacun des éléments ainsi captés pour déterminer l’existence ou non d’emprunts à du matériel protégé ou d’expressions non admissibles à la protection du droit d’auteur. 2.5 Utilisation équitable à des fins de « critique et de compte rendu et de communications »23 ou de « communication de nouvelles »24 Ce titre réfère à deux défenses distinctes dont l’application s’avère intéressante en matière d’œuvres audiovisuelles à vocation 23. Art. 29.1 LDA : « 29.1 L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins de critique ou de compte rendu ne constitue pas une violation du droit d’auteur à la condition que soient mentionnés : a) d’une part, la source ; b) d’autre part, si ces renseignements figurent dans la source : (i) dans le cas d’une œuvre, le nom de l’auteur ; (ii) dans le cas d’une prestation, le nom de l’artiste-interprète ; (iii) dans le cas d’un enregistrement sonore, le nom du producteur ; (iv) dans le cas d’un signal de communication, le nom du radiodiffuseur. » 24. Ibid., art. 29.2 : « 29.2 L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur pour la communication des nouvelles ne constitue pas une violation du droit d’auteur à la condition que soient mentionnés : a) d’une part, la source ; b) d’autre part, si ces renseignements figurent dans la source : (i) dans le cas d’une œuvre, le nom de l’auteur ; (ii) dans le cas d’une prestation, le nom de l’artiste-interprète ; (iii) dans le cas d’un enregistrement sonore, le nom du producteur ; (iv) dans le cas d’un signal de communication, le nom du radiodiffuseur. » L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 591 documentaire ou d’un reportage réalisé pour un service de nouvelles ou un magazine audiovisuel d’informations. Pour décider de l’application de chacune de ces défenses, le tribunal se doit d’examiner les faits particuliers de l’utilisation concernée à partir des deux questions suivantes : • L’utilisation concernée dessert-elle l’une des fins limitativement assignées par la Loi ; et, dans l’affirmative • Est-elle dans les circonstances, équitable ? 2.5.1 Les fins desservies par l’utilisation Les expressions « critique », « compte rendu » et « communication de nouvelles », [« news reporting »], sont des termes clés que l’on devrait définir et interpréter de façon large. Il convient de citer à cet effet l’extrait suivant de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du HautCanada25 : [54] Au Canada, l’utilisation ne sera manifestement pas équitable si la fin poursuivie n’est pas de celles que prévoit la Loi sur le droit d’auteur, savoir la recherche, l’étude privée, la critique, le compte rendu ou la communication de nouvelles : voir les articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur le droit d’auteur. Je le répète, il ne faut pas interpréter ces fins restrictivement, sinon les droits des utilisateurs pourraient être indûment restreints. Cela dit, les tribunaux doivent s’efforcer d’évaluer objectivement le but ou le motif réel de l’utilisation de l’œuvre protégée. Voir McKEOWN, op. cit., p. 23-6. Voir également Associated Newspapers Group plc c. News Group Newspapers Ltd., [1986] R.P.C. 515 (Div. Chanc.). De plus, comme la Cour d’appel l’a expliqué, certaines utilisations, même à l’une des fins énumérées, peuvent être plus ou moins équitables que d’autres ; la recherche effectuée à des fins commerciales peut ne pas être aussi équitable que celle effectuée à des fins de bienfaisance. C’est ainsi que la critique d’une œuvre pourrait avoir pour propos le style, les idées d’une œuvre donnée, le traitement de ces idées ou leurs répercussions sur le plan social ou moral. 25. [2004] CSC 13. 592 Les Cahiers de propriété intellectuelle En documentaire, il n’y a au Canada qu’un exemple jurisprudentiel d’application de la défense d’utilisation équitable à des fins de compte rendu ou de critique26. Il s’agit d’une décision rendue le 8 mai 2008 par la Cour du Québec, division des petites créances, au sujet de l’utilisation dans un reportage diffusé sur les ondes de TVA d’un extrait de onze secondes tiré d’un film publicitaire sur l’entreprise de la demanderesse27. La diffusion de ce reportage a eu lieu dans le cadre de l’émission d’affaires publiques JE. Le tribunal a jugé que l’utilisation reprochée desservait les fins décrites aux articles 29.1 et 29.2 LDA et qu’elle était dans les circonstances équitable. Ce jugement ne contient aucune indication sur le traitement et le propos du reportage ainsi diffusé. La loi britannique sur le droit d’auteur prévoit des défenses similaires à celles plus haut exposées de la LDA. La jurisprudence du Royaume-Uni comprend plusieurs décisions en cette matière, dont les trois plus bas exposées. La première de ces décisions rendue dans l’affaire Time Warner c. Channel 4 Television28 concerne un documentaire produit par la défenderesse au sujet du film « A Clockwork Orange » réalisé par Stanley Kubrick, (ci-après « Film »), et du retrait de cette œuvre, en 1974, de salles de cinéma au Royaume-Uni. Ce retrait, Stanley Kubrick l’avait demandé à Time Warner en raison d’incidents violents que la sortie du film semblait avoir inspirés en sol britannique et de menaces de mort qu’il avait alors reçues, en grand nombre. Certaines de ces menaces visaient également son épouse. Time Warner fit suite à cette demande. C’est ainsi que le Film fut interdit de projection au Royaume-Uni jusqu’à la mort de Stanley Kubrick, en 2002. Le documentaire de Channel 4 Television, intitulé « A Clockwork Orange » rend compte du Film, de la controverse entourant la sortie de celui-ci, de ses répercussions dans la société britannique et du climat politique et social qui prévalait alors dans celle-ci. Il incorpore aussi des extraits du Film. La durée totale de ces extraits représentait, selon la preuve, huit pour cent (8 %) de celle du Film et quarante pour cent (40 %) de celle du documentaire. La Cour d’appel 26. À consulter : Warman c. Fournier, 2012 FC 803 (C.F. ; 2012-06-21), le juge Rennie (affichage sur un site Internet d’extraits d’œuvres protégées). 27. Clinique de lecture et d’écriture de La Mauricie inc. c. Groupe TVA inc., 2008 QCCQ 4097, juge De Michele. 28. [1994] EMLR 1. L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 593 d’Angleterre a conclu que ces utilisations étaient équitables et pertinentes pour les fins recherchées, en l’occurrence la critique, en ce qu’elles illustraient les qualités soit positives soit négatives du film de Stanley Kubrick et permettait au public de se faire une opinion au sujet de l’impact de cette œuvre sur la société britannique et de la décision du réalisateur quant au retrait de son film. L’arrêt Pro Sieben Media AG c. Carlton UK Television Ltd.29 porte sur une émission ayant pour propos le « chequebook journalism », pratique qui consiste à payer des gens pour l’obtention d’entrevues exclusives au sujet de faits saillants ou triviaux les concernant. L’émission de la défenderesse incorporait un extrait de trente et une secondes tiré d’un reportage télévisuel au sujet de « A », une femme enceinte de huit embryons ayant pris les services d’un consultant en relations publiques, pour l’obtention d’entrevues liées au « chequebook journalism ». La durée totale de ce reportage produit par la demanderesse était de neuf minutes. Pour la Cour d’appel d’Angleterre, l’utilisation de l’emprunt concerné s’inscrivait dans une critique de cette œuvre et de la pratique journalistique ayant présidé à sa création. Il convient de noter que la loi du Royaume-Uni, tout comme la LDA, prévoit l’obligation de mentionner la source de l’emprunt. Il s’agit d’une condition pour l’application de la défense d’« utilisation équitable ». À ce sujet, la Cour a jugé que la transmission télévisuelle du logo de Pro Sieben au soutien de celle de l’extrait utilisé était suffisante. Enfin, l’arrêt Fraser–Woodward Ltd. c. BBC & Brighter Pictures Ltd.30 se rattache à l’utilisation de photographies de Jason Fraser dans la production d’une émission de la série « Tabloid Tales » diffusée par la BBC et animée entre autres par Piers Morgan31. Jason Fraser est un illustre photographe qui s’adonne à la photographie de célébrités. 29. [1999] 1 WLR 605. 30. [2005] EWHC 472 (Ch. D.). 31. Cet animateur est sans doute connu du public canadien pour sa participation, en qualité de juge, à la série américaine « America’s Got Talent ». 594 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’émission en litige, surnommée dans la décision « Beckham Programme », incorporait 13 œuvres de ce photographe et une quatorzième à l’égard de laquelle celui-ci détenait le droit d’auteur. Ces œuvres avaient pour sujet des scènes apparemment croquées sur le vif, représentant deux ou plusieurs des membres de la famille Beckham affairés à quelques activités dans l’espace public. L’une de ces photographies (désignée dans le jugement comme « Beckham 14 ») fait exception en ce qu’elle ne représente que Madame Beckham. Le matériel ainsi utilisé par les défenderesses provenait d’articles ou coupures de revues ou journaux à qui Jason Fraser avait vendu des droits de publication. L’émission faisait référence à ces publications dans le traitement des œuvres concernées. La famille Beckham désigne bien entendu David Beckham, un joueur vedette de football du fameux club Manchester United, son épouse Victoria Beckham, membre du groupe musical « Spice Girls », et leurs enfants. La série « Tabloid Tales » se voulait une critique ou un examen de la presse people – ou presse à sensation – et des méthodes que celle-ci et, le cas échéant, les célébrités dont elle fait état, utilisent pour construire ou exploiter une nouvelle à leur avantage. Le « Beckham Programme » comprend diverses séquences où l’on traite de la couverture médiatique accordée à divers traits et faits personnels de Victoria Beckham, des relations entre la presse et celle-ci pour l’octroi d’entrevues ou reportages exclusifs, du contrôle exercé par elle sur la sélection du contenu visuel de ces articles et des recettes résultant de la vente des revues ou journaux dont les Beckham font les grands titres. Il contient une entrevue avec Jason Fraser. Cette entrevue est, dans l’émission, précédée d’une page de journal apparaissant à l’écran où sont publiées quelques-unes des œuvres du photographe avec le crédit suivant : « Pictures : JASON FRASER ». Ce crédit apparaît en gros plan dans l’émission. Le déroulement de cette séquence visuelle comprend une déclaration « off camera » de Piers Morgan à l’effet que ces photographies sont l’œuvre de Jason Fraser. Il appartenait à la Cour de décider des questions suivantes : • L’utilisation reprochée avait-elle pour objet une critique ou compte rendu au sujet des œuvres de Jason Fraser ? L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 595 • Dans l’affirmative, était-elle excessive ? • Faisait-elle mention de la source des œuvres ainsi utilisées ? À la première question, la Cour conclut qu’à l’exception de la photographie « Beckham 14 », l’insertion des emprunts concernés et le traitement accordé à ceux-ci dans l’émission s’inscrivaient dans un compte rendu ou critique au sujet des photographies de Jason Fraser. Cette critique incluait certes un portrait de la presse à sensation. Ce portrait servait à décrire le contexte dans lequel les œuvres étaient exploitées et permettait une réflexion au sujet de l’importance accordée aux faits et gestes personnels ou publics et triviaux des célébrités, de l’attrait du public pour ce genre d’informations et des répercussions d’une telle presse sur l’actualité32 : When judging whether what has happened is a sufficient criticism or review there is no requirement of any particular degree of specificity. There has to be sufficient content to amount to criticism of whatever is being criticised (the copyright work or another work). In the present case there is sufficient content in the programme to amount to a criticism of other works (the tabloid newspapers and magazines), and in most cases the photographs themselves.33 Y avait-il eu utilisation excessive des œuvres du photographe ? La Cour devait déterminer l’étendue des emprunts ou du temps d’exposition de ceux-ci dans le montage de l’émission. La preuve à ce sujet n’a pas démontré l’existence d’une telle utilisation ni un saupoudrage pour créer du contenu. Au contraire, la durée d’exposition de chaque insertion était d’au plus trois secondes et en cela, rien qui puisse servir de « rating booster » : [59] [...] There was, for example, no suggestion that the programme was trailed by alerting viewers to the fact that it would contain these photographs, or even photographs of a similar nature which would have the viewers switching on to see them. Nor is it plausible that was the motive when one looks at the programme itself. The photographs were deployed briefly at various points in the programme, amidst a lot of other visual material. There is no way in which it can sensibly be said that these photographs were somehow intended as a rating booster, 32. Ibid., par. 45. 33. Ibid., par. 53 in fine. 596 Les Cahiers de propriété intellectuelle and no evidence which would begin to justify such an assertion (let alone a finding) to that effect. Au sujet de la source des emprunts, l’émission en fait état dans la majorité des insertions. Il convient de rappeler que plusieurs de ces emprunts proviennent d’articles de journaux où les œuvres ont été publiées. À plusieurs reprises dans le documentaire il est fait mention du photographe, soit par un zoom sur le crédit inscrit dans les images d’extraits de journaux, soit verbalement par un commentaire de l’animateur à cet effet. Selon la Cour, la manière dont il était fait référence au créateur permettait d’associer les œuvres concernées à celui-ci. 2.5.2 Caractère « équitable » de l’utilisation Il est difficile, en termes clairs, de définir ce qu’il faut entendre par « équitable ». La LDA ne le précise pas. Il s’agit d’une question qui doit être tranchée au regard du contexte et des faits particuliers de chaque cas d’utilisation. La jurisprudence du Royaume-Uni et des États-Unis fait état de plusieurs facteurs pouvant servir dans l’appréciation du caractère « équitable », lesquels ne sont pas exhaustifs ni pertinents dans tous les cas. Dans l’affaire CCH, la Cour suprême fait état de ces facteurs que le juge Linden de la Cour d’appel avait répertoriés comme suit34 : • Le but de l’utilisation – En documentaire, l’utilisation doit desservir les fins stipulées aux articles 29.1 et 29.2 LDA. • La nature de l’utilisation – Ce facteur soulève la manière dont l’œuvre est utilisée. Quel rôle lui fait-on jouer ? Par exemple, dans le cas d’un compte rendu composé entièrement ou en majeure partie d’extraits de matériel protégé, il serait difficile de conclure à une utilisation équitable, voire même à un compte rendu. Il s’agit en somme de déterminer, au regard des faits particuliers de chaque cas d’utilisation, si les emprunts effectués servent à illustrer ou à étayer le propos de la critique ou du compte rendu ou s’ils en constituent le principal attrait ou contenu. • L’ampleur de l’utilisation – Sur cette question, il conviendrait d’examiner le nombre et l’importance des emprunts par rapport au propos et au contenu de la critique ou du compte rendu. 34. Ibid., note 25, par. 53-60. L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 597 • Les solutions de rechange à l’utilisation – Les emprunts sont-ils en l’espèce justifiés ou nécessaires ou en l’espèce incontournables ? Ou existe-t-il des solutions de rechange à leur utilisation ? • La nature de l’œuvre – S’agit-il d’une œuvre inédite ? Dans l’affirmative, le caractère inédit pourrait faire obstacle à l’application des défenses concernées. • L’effet « concurrent » de l’utilisation – Le compte rendu ou la critique seraient-ils susceptibles de faire concurrence aux œuvres dont ils reproduisent des extraits ? 3. DU PLACEMENT DE PRODUITS Dans ce présent volet, il sera question des répercussions que le placement de produits en une œuvre audiovisuelle pourrait avoir sur les droits respectifs des créateurs et des artistes-interprètes dont les œuvres et les prestations seraient associées ou en lien direct avec ce placement. Mais tout d’abord, commençons par un détour en matière de publicités destinées aux enfants. 3.1 Des contraintes de la Loi sur la protection du consommateur et des productions audiovisuelles destinées aux tout-petits ou à toute la famille Le placement de produits serait, aux fins de la Loi sur la protection du consommateur35 (ci-après « LPC »), assimilé à un message publicitaire, lequel est défini à l’article 1 h) dans les termes suivants : « message publicitaire » : un message destiné à promouvoir un bien, un service ou un organisme au Québec [mes italiques] Les dispositions de la LPC en matière de publicité destinée aux enfants prévaudraient à l’égard des placements de produits en des productions audiovisuelles destinées aux enfants de moins de 13 ans tel qu’il apparaît de l’article 248 : 248. Sous réserve de ce qui est prévu par règlement, nul ne peut faire de la publicité à but commercial destinée à des personnes de moins de 13 ans. 35. L.R.Q., c. P-40.1. 598 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il serait permis d’inférer du dernier alinéa de l’article 249 LPC l’élargissement de cette interdiction de placements de produits à des productions destinées à toute la famille ou diffusées « lors d’une période d’écoute destinée à des personnes de 13 ans et plus ou destinée à la fois à des personnes de moins de 13 ans et à des personnes de 13 ans et plus [...] ». Comment savoir si un message publicitaire contrevient aux dispositions plus haut mentionnées ? Pour répondre à cette question, l’on doit se référer aux critères énoncés à l’article 24936 : 249. Pour déterminer si un message publicitaire est ou non destiné à des personnes de moins de 13 ans, on doit tenir compte du contexte de sa présentation et notamment : a) de la nature et de la destination du bien annoncé ; b) de la manière de présenter ce message publicitaire ; c) du moment ou de l’endroit où il apparaît. 3.1.1 Nature et destination du bien annoncé Le message poserait problème si le produit « placé » est exclusivement destiné aux enfants (jouets, jeux, outils comme crayons de couleurs, etc.) ou présente un attrait marqué pour eux (produits dits « familiaux », comme certaines friandises, céréales, certains desserts et gâteaux, parcs d’amusement, restauration rapide, certains produits destinés aux adolescents, sans que cette énumération soit limitative). 3.1.2 Manière dont le message est présenté Le message pourrait avoir pour objet un produit ou bien qui, en soi, ne serait pas susceptible d’intéresser les enfants ou de constituer un attrait pour eux (comme La Capitale, Caisse Desjardins ou Téléfilm Canada), mais dont la présentation serait susceptible de créer un attrait auprès des enfants. 36. Voir le Guide d’application des articles 248 et 249 (Publicité aux moins de 13 ans), Office de la protection du consommateur, septembre1980, réimprimé en novembre 1996. L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 599 En guise d’illustration, citons le cas suivant d’une publicité du Mouvement Desjardins : celui-ci avait offert aux écoles un cahier d’activités destiné à l’enseignement au niveau primaire de l’épargne et du fonctionnement des finances. Ce document incorporait une insertion des logos de cette institution financière et de son emblème ou mascotte, lequel est une abeille. Suite à une plainte, l’Office de la protection du consommateur est intervenu et a conclu que, par ce cahier, le Mouvement Desjardins faisait de la publicité en contravention avec la LPC37. 3.1.3 Du moment ou de l’endroit où il apparaît Ce critère n’est en général retenu que si le message rencontre les deux premiers critères plus haut mentionnés. 3.1.4 Quatrième critère non mentionné dans la LPC mais considéré par l’Office de la protection du consommateur L’« impression générale » est liée au contexte dans lequel le produit est présenté. 3.2 Du respect des droits moraux des créateurs Il s’agit de droits prévus aux articles 14.1 et 28.1 et 28.2 LDA, subsistant en faveur de tous les auteurs, qu’ils soient salariés ou non. Ils se rattachent de par leur objet à ce qui suit : • Paternité de l’œuvre (« authorship ») ou le droit pour l’auteur de revendiquer la création de celle-ci sous son nom ou un pseudonyme. • Intégrité de l’œuvre ou le droit au respect de celle-ci, étant précisé que ce droit réfère à toute modification dans l’expression de l’œuvre et à toute utilisation de celle-ci en liaison avec un produit, une cause, un service ou une institution. Il ne subsiste que si l’acte ainsi exécuté est d’une manière générale préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur. Il appartient à l’auteur de démontrer cette atteinte, à moins que l’œuvre ne soit une peinture, une sculpture ou une gravure. Pour ces œuvres, l’atteinte sera 37. ALLARD (Marie), « Desjardins a fait de la pub dans les écoles », [2012-02-03] La Presse. 600 Les Cahiers de propriété intellectuelle présumée du seul fait de la modification, en vertu de l’article 28.2 LDA38. Le terme « auteur » est un terme générique dont le sens englobe les créateurs d’œuvres protégées de toutes catégories (scénariste, réalisateur, illustrateur, compositeur de musique, peintre, sans que cette énumération soit limitative). Il va sans dire que le droit d’auteur sur une œuvre audiovisuelle est distinct de celui qui subsiste sur chacune des œuvres utilisées dans sa production et ne saurait l’occulter. Ceci prévaut évidemment pour les adaptations d’œuvres préexistantes (romans, pièces de théâtre, opéras, ballets, comédies musicales, etc.). Quant aux droits moraux des auteurs respectifs de ces composantes, ceux-ci seraient, au regard des paragraphes 14.1(3) et (4) LDA, nécessairement exclus des licences ou cessions de droits consenties par ces créateurs. En effet, les droits moraux sont réputés incessibles mais susceptibles de renonciation : (3) La cession du droit d’auteur n’emporte pas renonciation automatique aux droits moraux. (4) La renonciation au bénéfice du titulaire du droit d’auteur ou du détenteur d’une licence peut, à moins d’une stipulation contraire, être invoquée par quiconque est autorisé par l’un ou l’autre à utiliser l’œuvre. En l’absence d’une telle renonciation ou du consentement de l’auteur de l’œuvre concernée, l’insertion en une œuvre audiovisuelle d’un placement de produits pourrait être attentatoire aux droits moraux, à la condition de démontrer qu’il en résulte une véritable association de l’œuvre39 avec le produit, le service ou l’institution visé par le placement et que cette utilisation est préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur. 38. Nature du droit à l’intégrité (1) Il n’y a violation du droit à l’intégrité que si l’œuvre est, d’une manière préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur, déformée, mutilée ou autrement modifiée, ou utilisée en liaison avec un produit, une cause, un service ou une institution. Présomption de préjudice (2) Toute déformation, mutilation ou autre modification d’une peinture, d’une sculpture ou d’une gravure est réputée préjudiciable au sens du paragraphe (1). 39. Supra, note 34, p. 227. L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 601 La preuve d’un tel préjudice serait difficile à établir. En effet, comment l’évaluer ? En tenant compte de critères objectifs (opinion du public et avis d’experts), ou subjectifs (réactions ou sentiments de l’auteur), ou de ces deux critères ? La jurisprudence peu nombreuse ne contient à ce jour aucune indication claire à ce sujet. Pour un auteur de scénario ou de personnages écrits ou créés dans le cadre d’un contrat régi par l’une quelconque des ententes collectives entre l’APFTQ40 et la SARTEC41 (ci-après « Conventions Collectives »), les dispositions de ces ententes pourraient peut-être servir à l’encontre d’un placement de produits non autorisé par eux et associé à leurs œuvres. Les droits conférés au producteur sur les textes et personnages ainsi créés procéderaient de licences dont la portée est définie aux Conventions Collectives. En l’absence d’arrangements écrits et distincts à l’effet contraire entre le producteur et l’auteur, l’utilisation de ces textes et personnages ne serait permise qu’aux seules fins suivantes : • La production d’une seule œuvre audiovisuelle, en l’occurrence celle mentionnée au contrat de l’auteur. • Sa distribution dans les marchés de la télévision, des salles commerciales et non commerciales, des droits DVD/vidéo (« home video ») et de l’Internet (pour diffusion intégrale de l’œuvre)42. L’auteur pourrait-il faire valoir qu’il résulterait du placement de produits la production d’un message publicitaire et de ce fait, l’utilisation de son œuvre aux fins d’une « nouvelle » production ? Dans l’affirmative, l’insertion serait attentatoire aux droits d’auteur sur son œuvre. Enfin, il s’agit d’une hypothèse dont la validité n’est pas acquise. 3.3 Du droit à l’image des artistes-interprètes Toute personne a droit, en vertu du droit commun, à la protection de sa dignité et de sa réputation43. L’appropriation non auto40. Association des producteurs de films et de télévision du Québec. 41. Société des auteurs de radio, télévision et cinéma. 42. Voir articles 8.05 et 8.12 à 8.14 inclusivement de la Convention Collective APFTQ-SARTEC section cinéma et articles 9.05, 9.09 et 9.12 à 9.15 inclusivement de la Convention Collective APFTQ-SARTEC section télévision. 43. Voir articles 35 et 36 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64. 602 Les Cahiers de propriété intellectuelle risée de l’image d’autrui à des fins commerciales porterait atteinte à cette protection ou « droit à l’image »44. En matière de production audiovisuelle, l’utilisation de l’image d’un artiste-interprète aux fins d’un placement de produit est régie par l’article 7.12 et l’Annexe G de l’Entente Collective entre l’APFTQ et l’Union des Artistes (2008-2012) : 7-12.01 Les clauses 7-12.01 à 7-12.03 s’appliquent à toutes les fonctions couvertes par l’Entente collective à l’exception des figurants. Toutefois, pour que les tarifs qu’elle prévoit soient payables, il doit y avoir : – un apport financier du commanditaire ; – une relation directe entre l’artiste et le produit, le service ou la marque de commerce. 7-12.02 Lorsqu’un producteur demande expressément à un artiste de manipuler ou de nommer un produit ou un service identifiable à l’écran par son nom commercial, son logo ou sa marque de commerce de façon à mettre ce produit ou ce service en valeur auprès du public, il doit respecter les conditions suivantes : a) obtenir le consentement écrit de l’artiste ; b) ne pas exiger l’exclusivité de l’artiste, à moins d’entente écrite spécifique à cet effet ; c) payer à l’artiste un supplément équivalant au tarif minimum prévu à l’Annexe A-1 selon sa fonction. La présente clause doit être interprétée dans le respect du Guide d’interprétation joint en Annexe G. L’annexe G constitue un outil précieux en ce qu’il contient des exemples de placement de produits et fait état de cas qui en seraient exclus : 44. Laoun c. Malo, [2003] R.J.Q. 381 (C.A.Q.). L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours... 603 Annexe G Exemples de placements de produits associés à un artiste-interprète – Demander à un artiste de placer un produit ou une marque de commerce de façon évidente pour la caméra ; – Demander à un artiste de dire ou de mentionner les mérites d’un produit ou d’une marque de commerce dans une scène du scénario ; – Demander à un artiste d’agir dans une scène de façon à mettre spécifiquement en évidence une marque de commerce ou un produit ; – Modifier les répliques originales d’un scénario afin qu’un artiste mette en évidence un produit ou une marque de commerce (Ex : As-tu vu mon « Fido » ? plutôt que As-tu vu mon téléphone cellulaire ?). Cas dépourvus de telle association : – Un produit ou une marque de commerce soit présent à titre d’élément du décor ou à titre d’accessoire. – Le fait de mentionner un produit ou une marque de commerce lorsque cette mention est prévue au scénario original ou à la compréhension de la psychologie d’un personnage. Exemples : – Veux-tu un coke ? ; – Personnage qui mange des « fruit loops » dans « Les Invincibles » ; – Personnage de la finance qui parle de sa « BM ». – Le fait de mentionner un commanditaire qui fournit des prix de présence aux participants dans une émission de type quiz, jeu ou une autre émission non-dramatique. 604 Les Cahiers de propriété intellectuelle CONCLUSION Un dossier d’assurances E&O peut s’avérer pour le praticien une opportunité extraordinaire de questionnements en maints domaines inhérents et étrangers ou externes au droit d’auteur. Vol. 24, no 3 La grande épopée de MGM ou comment le rugissement d’un lion a fait flancher le registraire canadien des marques de commerce Cécile Deforges et Marie-Josée Lapointe* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 607 1. LA SAGA « MGM » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 608 1.1 Le registraire, campé sur ses positions. . . . . . . . . 609 1.2 Le cheval de bataille de MGM . . . . . . . . . . . . . 610 1.3 Le dénouement de la saga : la décision du registraire et l’appel de cette décision . . . . . . . . . 614 2. CHANGEMENT DE CAP AU NIVEAU DE LA PRATIQUE DU REGISTRAIRE . . . . . . . . . . . 618 3. VERS UNE MODIFICATION RÉGLEMENTAIRE ET LÉGISLATIVE ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 619 4. MALGRÉ LA DÉCISION MGM, CERTAINES QUESTIONS DEMEURENT... . . . . . . . . . . . . . . . . 621 4.1 Difficultés au niveau de l’emploi d’une marque sonore . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621 © Cécile Deforges et Marie-Josée Lapointe, 2012. * Respectivement stagiaire et avocate chez BCF. 605 606 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4.2 Le caractère distinctif d’une marque sonore . . . . . . 626 4.3 La doctrine de la fonctionnalité. . . . . . . . . . . . . 630 4.4 Défis liés à la capacité de faire valoir ses droits dans une marque sonore . . . . . . . . . . . . . . . . 633 4.5 La protection du son par le droit d’auteur . . . . . . . 637 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 639 INTRODUCTION Le marketing d’aujourd’hui est encore plus sophistiqué qu’il ne l’était auparavant : les compagnies sont prêtes à tout pour attirer l’attention des consommateurs et les mener à préférer leurs produits ou services à ceux de leurs concurrents. Les entreprises, locales ou internationales, petites ou grosses, n’hésitent pas à recourir aux moyens les plus variés et innovateurs pour arriver à leurs fins. C’est dans cette optique qu’ont été développés des slogans accrocheurs, des odeurs alléchantes, des mélodies entraînantes, des saveurs appétissantes et des tissus soyeux. Par contre, peu se doutaient alors qu’ils pourraient un jour détenir un monopole sur ces attraits, sons, odeurs, saveurs, textures, en obtenant l’enregistrement de ceux-ci comme marques de commerce. Effectivement, à l’origine, les marques de commerce concernaient uniquement les marques nominales ou graphiques. Depuis, cette situation a évolué constamment afin de s’adapter notamment au développement des nouvelles technologies et méthodes de communication. Certains pays, comme les États-Unis, ont été plus rapides que d’autres à reconnaître que des sons, des odeurs, des saveurs, des animations et des textures pouvaient constituer des marques de commerce. Aujourd’hui, les législations ont évolué et, bien qu’il reste encore d’importants efforts d’harmonisation à accomplir afin d’arriver à une uniformité quant aux types de marques qui sont reconnues, la plupart des pays s’ouvrent à la possibilité de reconnaître ces marques dites non traditionnelles. Récemment, le registraire canadien des marques de commerce, en acceptant la possibilité pour les marques sonores d’être enregistrées, a fait un pas de géant dans la reconnaissance des marques non traditionnelles. Cet accomplissement est le fruit d’une bataille acharnée de la part de Metro-Goldwyn-Mayer Lion Corp. (ci-après « MGM ») pour l’enregistrement de son célèbre rugissement de lion en tant que marque de commerce, sujet qui fera d’ailleurs l’objet de notre analyse. Dans le cadre de notre réflexion, nous présenterons et commenterons le déroulement de cette longue odyssée, à partir des 607 608 Les Cahiers de propriété intellectuelle prétentions des parties jusqu’à l’aboutissement de cette histoire. Ensuite, nous énoncerons certaines problématiques reliées aux marques sonores et à leur protection, en utilisant divers exemples tirés de l’expérience américaine dans le domaine des marques sonores afin d’établir des parallèles avec la manière dont celles-ci seront traitées au Canada. 1 LA SAGA « MGM » Pendant une vingtaine d’années, la demande d’enregistrement numéro 714314 de MGM a occupé le registraire des marques de commerce. Produite le 6 octobre 1992, la demande visait à obtenir un enregistrement de marque de commerce pour le célèbre rugissement de lion que nous entendons notamment au début des films de MGM1. Or, ce n’est que le 28 mars 2012 que l’affaire fut réglée, avec la décision de la Cour fédérale2 qui ordonna la publication de la marque dans le Journal des marques de commerce3. L’enjeu de cette longue bataille n’était pas de moindre importance : il s’agissait de reconnaître au Canada les marques sonores comme marques de commerce. Plus précisément, la demande de MGM visait l’enregistrement de la marque sonore illustrée ci-après4 en liaison avec certaines marchandises, soit des films et des vidéocassettes5, ainsi qu’avec certains services liés à l’industrie du cinéma6. Une cassette audio contenant l’enregistrement sonore du rugissement de lion avait également été 1. Notons qu’en 1986, MGM a obtenu, aux États-Unis, l’enregistrement de ce même rugissement de lion comme marque de commerce (enregistrement 73/553567). 2. Metro-Goldwyn-Mayer Lion Corp. c. Attorney General of Canada, dossier T-165010, 1er mars 2012. 3. La marque a été publiée le 28 mars 2012 dans le Journal des marques de commerce (vol. 59, no 2996). Aucune opposition n’a été formulée à l’encontre de l’enregistrement de cette marque et celle-ci a été enregistrée le 31 juillet 2012 sous le numéro 828,890. 4. La description de la marque est la suivante : « the trademark is a sound mark consisting of a lion roaring. An electronic recording of the sound has been placed on file ». 5. Ces marchandises sont décrites dans l’enregistrement de MGM comme suit : « Motion pictures films and pre-recorded video tapes ». 6. Les services sont décrits dans l’enregistrement de MGM comme suit : « Motion picture services ; entertainment services by distribution of motion pictures ; Entertainment services, namely, production and distribution of motion pictures and providing film and tape entertainment for viewing through the media of television, cinema and other media ». La grande épopée de MGM... 609 produite par la requérante au dossier, au moment du dépôt de sa demande d’enregistrement7. 1.1 Le registraire, campé sur ses positions Pour le registraire, il existait plusieurs obstacles à l’enregistrement de la marque de MGM. En effet, dans les rapports d’examen adressés à MGM, le registraire s’interroge quant à savoir si les marques sonores rencontrent la définition de « marque de commerce » prévue à l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce8 et demande les commentaires de la requérante sur ce point. Il requiert également que la requérante lui démontre que la marque en cause est effectivement distinctive. Le registraire se demande par ailleurs si la marque faisant l’objet de la demande d’enregistrement de MGM est véritablement employée en liaison avec les marchandises et services décrits dans la demande. Suivant le registraire, les spécimens produits par la requérante ne démontrent pas l’emploi de la marque en liaison avec les marchandises et services : The specimens filed do not show the mark as used in association with the wares and services. Therefore, 3 specimens showing the mark as used are required (R.33). You may wish to submit a video which would include a recording of the mark as used in association with the wares and services.9 Sur ce point, le registraire s’appuie sur l’affaire Playboy10. Dans cette affaire, qui date de 1987, il avait été décidé par le juge Pinard 7. Par la suite, le registraire, dans son rapport d’examen daté du 9 mai 1995, a mentionné que le spécimen fourni ne montrait pas la marque telle qu’employée en liaison avec les marchandises et services, et a exigé que MGM lui fournisse trois spécimens supplémentaires montrant la marque telle qu’employée. 8. Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, ci-après la « LMC ». 9. Rapport d’examen daté du 9 mai 1995. 10. Playboy Entreprises Inc. c. Germain, (1987) 16 C.P.R. (3d) 517 (C.F.P.I.). 610 Les Cahiers de propriété intellectuelle de la Cour fédérale qu’une marque, pour rencontrer le critère de l’emploi au sens de la LMC, devait être visible. Le juge s’exprime comme suit : I am of the opinion that use of verbal description is not use of a trade mark within the meaning of the Trade-marks Act. A « mark » must be something that can be represented visually.11 Le registraire requiert au surplus que MGM lui explique comment le dessin de la marque (tel qu’illustré précédemment) respecte les exigences de l’alinéa 30h) de la LMC, qui énonce que la demande d’enregistrement doit contenir : sauf si la demande ne vise que l’enregistrement d’un mot ou de mots non décrits en une forme spéciale, un dessin de la marque de commerce, ainsi que le nombre, qui peut être prescrit, de représentations exactes de cette marque ; [...] Ainsi, selon le registraire, l’exigence qu’une marque de commerce soit susceptible de faire l’objet d’une représentation visuelle empêchait toute reconnaissance des marques sonores au Canada12. 1.2 Le cheval de bataille de MGM D’un autre côté, dans ses échanges avec le registraire en réponse aux rapports d’examen, MGM plaide notamment que la LMC n’exclut pas les marques sonores de la définition de marque de commerce. En effet, selon elle, l’article 2 de la LMC ne fait qu’indiquer qu’une marque doit être employée de manière distinctive. Or, rien selon la requérante, ni dans l’intention du Parlement, ni dans les définitions du dictionnaire du terme « mark », n’indique que la marque doit être d’une forme spécifique, notamment visuelle. MGM s’appuie entre autres sur le principe d’interprétation des lois dictant une 11. Ibid., par. 10. Plus loin, au paragraphe 13, le juge ajoute : « Therefore, in order to be deemed to be used in association with wares, at the time of the transfer of the property in or possession of such wares, the trade-mark must be something that can be seen, whether it is marked in the wares themselves or on the packages in which they are distributed or whether it is in any other manner so associated with the wares that notice of the association is then given to the person to whom the property or possession is transferred. » 12. À ce titre, nous notons que l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (annexe 1 C de la Déclaration de Marrakech du 15 avril 1994, instituant l’Organisation mondiale du commerce) précise à son article 15 que « les Membres pourront exiger, comme condition de l’enregistrement, que les signes soient perceptibles visuellement ». La grande épopée de MGM... 611 approche large et libérale de la définition de « marque de commerce », laquelle est d’autant plus justifiée selon la requérante du fait de l’évolution rapide des médias de communication qui accéléreront la demande pour des enregistrements de marques sonores. Par ailleurs, la requérante rappelle au registraire la raison d’être de la LMC, qui est de protéger le public et le commerce légitime. MGM soutient en outre que la LMC fait référence au « son » à plusieurs endroits, notamment aux alinéas 6(5)e), 12(1)b) et 5(b)ii) de la LMC. Ainsi, la requérante soumet qu’il n’existe aucune raison de refuser l’enregistrement de la marque en cause ou de limiter la définition de marque de commerce aux marques qui peuvent être représentées visuellement. La requérante ajoute qu’au moins 29 juridictions à travers le monde, dont les États-Unis et le RoyaumeUni, reconnaissent l’enregistrabilité des marques sonores13. La requérante soumet en outre au registraire une résolution adoptée par le conseil d’administration de l’International Trademark Association reconnaissant la protection des marques sonores14. MGM rejette par ailleurs l’application de l’affaire Playboy à sa marque sonore. En effet, selon la requérante, cette décision ne peut lier le registraire puisque l’opinion du juge Pinard à l’effet qu’une marque doit être quelque chose qui peut être représenté visuellement constituait un obiter dicta. Elle ajoute sur ce point que le registraire a constamment refusé d’appliquer des déclarations faites en obiter dicta par la Cour fédérale15. D’autre part, la requérante soutient que la décision Playboy ne portait pas sur l’enregistrement d’une marque sonore mais plutôt sur la question de savoir si une description verbale d’une marque nominale constituait l’emploi de cette marque nominale16. Elle souligne également que dans l’affaire 13. La requérante énumère d’ailleurs dans sa réponse au rapport d’examen du 3 décembre 2008 les pays qui reconnaissent, implicitement ou expressément, l’enregistrabilité des marques sonores. 14. Request for action by the INTA Board of directors – Protectability of Sound Trade Marks, 25 février 1997. 15. MGM donne notamment en exemple la décision Effigi inc. c. Canada (Attorney General), (2005), 41 C.P.R. (4th) (C.A.F.), p. 5. 16. Il s’agissait de l’appel d’une décision du registraire ayant refusé de radier l’enregistrement 248.633 pour la marque PLAYBOY en liaison avec des « hair pieces ». Le registraire avait toutefois accepté de retirer les autres marchandises de l’enregistrement, à savoir les « hair tinting preparations, hair tonics, hair sprays and shampoos ». La marque n’était pas apposée sur les « hair pieces » au moment du transfert de propriété ; le propriétaire se contentait d’informer verbalement ses clients que ses marchandises étaient de la marque PLAYBOY. Or, la Cour a conclu que cela n’était pas suffisant pour constituer un emploi au sens de la LMC, renversant ainsi la décision du registraire. 612 Les Cahiers de propriété intellectuelle Playboy, la marque n’était pas apposée sur les marchandises, alors que c’est le cas pour sa marque sonore puisque celle-ci apparaît sur les marchandises de MGM. En effet, MGM allègue que la marque est encodée physiquement dans le film et forme une partie intégrante de la trame sonore du film qui sera entendue par les consommateurs chaque fois que le film sera joué. La requérante ajoute en outre que puisque sa marque peut être représentée visuellement, sous la forme d’une empreinte vocale, les commentaires du juge Pinard ne peuvent s’appliquer. MGM souligne en dernier lieu que même les auteurs de l’ouvrage Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition17 ont critiqué la décision Playboy, invoquant qu’il n’y a aucune raison « that the definition of « mark » cannot include a visual symbol, such as a sound ». Un argument supplémentaire soumis par MGM découle de la comparaison qu’elle effectue entre la situation de sa marque sonore et celle qui faisait l’objet de l’affaire Compuscience18. Il était alors question d’une marque nominale qui apparaissait sur un programme d’ordinateur, mais seulement au moment où celui-ci était ouvert. Dans cette affaire, la Cour fédérale concluait que la marque était effectivement employée en liaison avec les marchandises, même si la marque en question n’apparaissait pas sur l’extérieur de la disquette ou sur l’emballage de la disquette au moment de la vente : The applicant had demonstrated its wares in association with the trade mark both before and after the sale to George Weston Limited. This is adequate trade mark usage. If this were not so, no company would be able to sell its software and protect its trade mark unless it delivered to the purchaser of the software the actual software, labelled with the trade mark at the time of giving of possession. It would, in effect, not be possible any longer for companies wishing to protect their trade marked software to install it either at the vendor’s place of business or the purchaser’s place of business because there would be no proper use of the trade mark and the software vendor would lose the trade mark protection of his product. This seems not to be in accord with sound business principles.19 Selon la Cour dans cette décision, étant donné la nature particulière des programmes d’ordinateurs, il est moins facile d’« atta17. GILL (Kelly) et al., Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, 4e éd., (Toronto : Carswell, 2002), sur feuilles mobiles. 18. BMB Compuscience Ltd. c. Bramalea Ltd. (1988), 22 C.P.R. (3d) 561 (C.F.P.I.). 19. Ibid., par. 42. La grande épopée de MGM... 613 cher » la marque à la marchandise, contrairement par exemple à des vêtements, où l’utilisation des étiquettes est courante : [...] Although this could have been done, it is not to say that one could not “attach” the label onto the program and which “label” would only appear when the program is called upon by the user of the computer.20 Par conséquent, pour la requérante, tant et aussi longtemps que la marque est employée de manière à distinguer la source des marchandises et services et qu’elle est associée à ces marchandises et services au moment de la vente ou de la distribution au Canada, la marque est enregistrable dans la mesure où elle rencontre les critères d’enregistrabilité prévus à l’article 12 de la LMC. À ce titre, MGM soutient que sa marque sonore est non seulement distinctive mais entre par surcroît dans la catégorie des marques notoires. La requérante souligne que le registraire a semblé être satisfait de ses arguments quant à la distinctivité de la marque puisqu’aucune preuve visant la démonstration de la distinctivité de la marque n’a été demandée à MGM dans les rapports du registraire émis en 1998 et 2002. Enfin, MGM rappelle qu’une marque sonore a déjà été enregistrée au Canada en 198021. Selon MGM, puisqu’il n’y a pas d’exclusion explicite des marques sonores dans la définition de « marque de commerce » prévue à la LMC, et vu que le registraire a lui-même déjà accepté l’enregistrement d’une marque sonore il y a plusieurs années, sa marque devrait elle aussi pouvoir être enregistrée. MGM conclut en indiquant qu’une fois qu’il a été déterminé que l’enregistrement d’une marque sonore est supporté par la LMC et entre dans les limites de cette loi, le registraire n’a pas l’autorité de refuser l’enregistrement de la marque. 20. Ibid., par. 38. 21. Il s’agissait de la marque « MUSICAL NOTES DESIGN » (Enregistrement 359,318) de Capitol Records inc. Le registraire a par la suite laissé savoir qu’il considérait que le fait d’avoir accordé l’enregistrement pour cette marque était une erreur. Pour une explication des motifs qui ont mené à l’enregistrement de cette marque, nous vous référons à l’article suivant : GAREAU (Richard S.), « Une grande première au Canada : la marque « sonore » », (1991) 3:1 Cahiers de propriété intellectuelle 103. 614 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.3 Le dénouement de la saga : la décision du registraire et l’appel de cette décision Finalement, le 10 août 2010, après quatre rapports d’examen et autant d’argumentations de la part de MGM, le registraire rend sa décision finale dans laquelle il refuse la demande d’enregistrement de MGM au motif que les exigences de l’alinéa 30h) de la LMC ne sont pas rencontrées. La question de savoir si les enregistrements audio et vidéo produits par MGM étaient suffisants pour se conformer aux exigences de l’alinéa 30h) n’a pas été abordée dans la lettre de refus du registraire, pas plus que les autres points soulevés dans les rapports d’examen précédents. Le registraire explique son refus de la manière suivante : [...] the applicant has filed a drawing, specifically a visual representation of sound. However, the drawing submitted is not the trade-mark since the applicant has clearly applied for a sound mark and not a design mark. As a result, the drawing is not considered to be an accurate representation of the trademark, which the applicant has described as a “sound mark consisting of a lion roaring”.22 À la suite de ce refus du registraire, MGM loge un appel à la Cour fédérale le 12 octobre 201023. Il appert alors des documents produits à la Cour que les parties acceptent de limiter le débat à l’application de l’alinéa 30h) de la LMC au cas des marques sonores. Ainsi, la question de savoir si une marque sonore constitue une marque de commerce ne fait pas l’objet des questions en litige devant la Cour fédérale, point toutefois que ne manque pas de souligner MGM dans son Memorandum of Fact and Law (le « Memorandum ») produit auprès de la Cour fédérale. En effet, selon MGM, le fait que le registraire ait accepté de limiter le débat à la simple question de 22. Lettre de refus du registraire, datée du 10 août 2010, par. 4. 23. Dans le cadre d’une réunion de la Fédération Internationale des Conseils en Propriété intellectuelle, ayant eu lieu à Munich du 8 au 11 septembre 2010, Toni Polson Ashton et David N. Katz ont offert une présentation au sujet des marques de commerce non traditionnelles (le texte de leur présentation est disponible au : <http://www.ficpi.org/library/10MunichFORUM/6-3_Polson_Ashton-outline. pdf>. Après avoir constaté que de nombreuses demandes concernant des marques non traditionnelles ont été refusées par le registraire des marques de commerce au Canada et que certaines demandes ont même été volontairement retirées par des demandeurs, l’auteur note que : « My personal view is that applicants would be better served by appealing the Examiner’s refusal to the Federal Court. To date, no one has appealed ». Le premier appel logé à la Cour fédérale aurait donc finalement eu raison du registraire. La grande épopée de MGM... 615 l’alinéa 30h) sous-entend que le registraire a reconnu que les marques sonores entrent dans la définition de marque de commerce prévue à la LMC. MGM ajoute par ailleurs que, si une marque sonore constitue bel et bien une marque de commerce, alors l’enregistrement d’une marque sonore ne devrait pas être refusé pour de simples technicalités. MGM poursuit en invoquant qu’une interprétation large et libérale doit être donnée à l’alinéa 30h) et que le matériel déposé auprès du registraire, à savoir l’empreinte vocale, la cassette audio, l’enregistrement vidéo et la description de la marque sonore, est suffisant pour rencontrer les critères prévus à l’alinéa 30h) de la LMC. Notons qu’à l’appui de ses prétentions à l’effet que sa demande d’enregistrement pour sa marque sonore respecte les exigences de l’alinéa 30h) de la LMC, MGM fait valoir que le registraire a approuvé certaines demandes d’enregistrement de marques non traditionnelles même si le dessin de la marque soumis avec la demande n’était pas la marque telle qu’employée mais plutôt une représentation de la marque. Par exemple, pour la marque BLUE (COLOUR) LOGO (535,786), qui concerne la couleur bleu telle qu’appliquée sur la surface d’un ruban adhésif, MGM soumet que le rectangle bidimensionnel comportant des lignes horizontales constitue un dessin de la marque de commerce, lequel en combinaison avec la description de la marque, a rencontré, pour le registraire, les exigences de l’alinéa 30h). Nous reproduisons ici le tableau qui a été produit par MGM dans son Memorandum pour cette marque : 616 Les Cahiers de propriété intellectuelle MGM allègue donc que si le dessin soumis au soutien de la demande n’a pas posé problèmes dans le cas d’autres marques non traditionnelles, pourquoi en serait-il un pour les marques sonores ? Aux paragraphes 103 et 104 du Mémorandum, MGM explique sa position de la manière suivante : It is of no consequence that what is sought to be drawn and accurately represented in the foregoing cases is a physical object to begin with, as opposed to an idea. The Registrar has previously allowed trade-marks for which the drawing is not the trade-mark. This, in combination with the fact that the Registrar has previously allowed a sound mark, and an examination of the definitions of « drawing » and « accurate representation », indicates that sound marks are registrable and can meet the requirements of paragraph 30 (h) of the Act. Suivant le dépôt du Memorandum, le Procureur général du Canada et le registraire ont déposé leurs représentations écrites. Dans lesdites représentations, le Procureur général admet que le registraire a erré lorsqu’il a conclu que la demande d’enregistrement de MGM ne rencontrait pas les exigences de l’alinéa 30h) de la LMC. En effet, suivant le Procureur général, l’alinéa 30h) ne fait qu’exiger qu’un dessin de la marque accompagne la demande d’enregistrement au moment de sa production. Ce paragraphe ne mentionne pas que la marque per se doive être produite avec la demande non plus que la marque doive être dans un format visuel avant qu’elle ne soit dessinée. Le registraire a confondu la marque elle-même, laquelle est un son et non un mot, avec la représentation visuelle, ou le dessin de la marque, lequel ne constitue que le moyen technique de l’entrer au registre des marques de commerce. Suivant le Procureur, l’empreinte vocale soumise par MGM est le dessin de la marque requis à l’alinéa 30h). En outre, le Procureur général indique dans ses représentations que le registraire a fait défaut de considérer les enregistrements audio et vidéo de la marque produits par MGM. Pris ensemble, l’empreinte vocale, l’enregistrement audio, l’enregistrement vidéo et la description de la marque satisfont les exigences de l’alinéa 30h), lequel a pour objectif de s’assurer que la marque est suffisamment définie dans la demande pour qu’un avis public soit donné quant au monopole revendiqué par la requérante. La grande épopée de MGM... 617 Le Procureur général conclut que, compte tenu de la raison d’être de l’alinéa 30h), soit de s’assurer qu’un avis public suffisant soit donné, et du fait que les marques sonores entrent dans la définition de « marque de commerce » prévue à la LMC, le registraire aurait dû accepter la représentation visuelle de la marque sonore de MGM, en combinaison avec le matériel déposé, comme rencontrant les exigences de l’alinéa 30h). Les parties ont donc produit à la Cour, le 17 février 2012, un avis de requête pour jugement sur consentement et c’est ainsi que la Cour fédérale a finalement rendu jugement le 28 mars 201224. De consentement des parties, la Cour renverse la décision du registraire du 10 août 2010 et ordonne à ce dernier d’approuver pour publication la demande d’enregistrement de MGM. Enfin, la Cour ordonne à MGM de fournir au registraire un fichier numérique, sous le format MP3 ou autre, contenant le son faisant l’objet de la demande. Cette marque sonore de MGM a ensuite été publiée au Journal des marques de commerce le 28 mars 2012 et aucune opposition n’a été formulée par une tierce partie à l’encontre de l’enregistrement de la marque. La marque a donc été enregistrée le 31 juillet 2012. Depuis, une dizaine de demandes d’enregistrement pour des marques sonores ont été produites auprès du registraire et il y a fort à parier que de nombreuses autres demandes s’ajouteront à la liste25. Signe que la décision de la Cour fédérale était très attendue, une demande a été produite seulement deux jours après la décision de la Cour fédérale26 ! Ces marques sonores faisant l’objet d’une demande d’enregistrement nouvellement produite couvrent tant des marchandises que des services, et vont des services de restauration27, aux services de téléconférence28, en passant par des machines à sous29, du matériel 24. Metro-Goldwyn-Mayer Lion Corp. c. Attorney General of Canada and the Registrar of Trade-marks, préc., note 2. 25. L’Office de la Propriété intellectuelle du Canada a créé un lien direct permettant d’avoir accès aux demandes de marques de commerce sonores. Pour chaque demande, un lien nous permet d’écouter le son de la marque : <http://www. opic.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr03433.html>. 26. Il s’agit de la demande d’enregistrement 1,572,000 pour la marque Work.Rest. Play Jingle produite par Mars Canada inc. 27. Demandes d’enregistrement 1,574,816 et 1,574,817 pour les marques sonores Yumm et Red Robin Yumm produites par Red Robin International Inc. 28. Demandes d’enregistrement 1,580,577 et 1,580,578 pour les marques sonores Telepresence End et Telepresence Start, produites par Cisco Technology inc. 29. Demande d’enregistrement 1,578,741 pour la marque Tarzan Yell produite par Edgar Rice Burroughs inc. 618 Les Cahiers de propriété intellectuelle informatique30, des sacs à provisions31, des vêtements32, des services de vente au détail33, des systèmes de téléconférence34 et des tablettes de chocolat35 ! Il sera intéressant de voir au cours des prochains mois la manière dont seront traitées ces marques, notamment si le registraire émettra certaines objections quant à l’enregistrement de ces marques, entre autres sur la base de l’alinéa 12(1)b) de la LMC, ou encore si des oppositions seront formulées par des tiers à l’encontre de l’enregistrement de celles-ci. 2. CHANGEMENT DE CAP AU NIVEAU DE LA PRATIQUE DU REGISTRAIRE Le jour même de la décision de la Cour fédérale, soit le 28 mars 2012, le registraire a émis un énoncé de pratique au sujet des marques de commerce sonores36, lequel reprend exactement les termes du paragraphe 28(10) du Projet de modification du Règlement sur les marques de commerce37. Établissant les normes régissant les demandes d’enregistrement de marques sonores, l’énoncé de pratique indique que la demande d’enregistrement d’une marque de commerce qui consiste en un son devrait : a. indiquer que la demande vise l’enregistrement d’une marque sonore ; b. contenir un dessin qui représente graphiquement le son ; c. contenir une description du son ; d. contenir un enregistrement électronique du son. 30. Demande d’enregistrement 1,579,541 pour la marque Intel Corporation produite par Intel Corporation. 31. Demande d’enregistrement 1,586,405 pour la marque Steam Whistle produite par Steam Whistle Brewing inc. 32. Demande d’enregistrement 1,575,748 pour la marque Toys « R » Us Jingle produite par Toys « R » Us Canada Ltd. 33. Demande d’enregistrement 1,578,741 pour la marque Tarzan Yell produite par Edgar Rice Burroughs inc. 34. Demande d’enregistrement 1,580,579 pour la marque Webex produite par Cisco Technology inc. 35. Demande d’enregistrement 1,572,000 pour la marque Work.Rest.Play Jingle produite par Mars Canada inc. 36. Accessible sur le site de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada : <http://www.cipo.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr03439. html>. 37. Accessible sur le site de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada : <http://www.cipo.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr03416. html>. La grande épopée de MGM... 619 Mention importante, l’énoncé de pratique stipule que lorsqu’une marque sonore sera considérée comme étant fonctionnelle, clairement descriptive ou fausse et trompeuse, une objection sera soulevée conformément aux dispositions de l’alinéa 12(1)b) de la LMC. L’énoncé ajoute que dans de tels cas, la marque pourrait être enregistrée conformément aux dispositions du paragraphe 12(2) ou de l’article 14 de la LMC. L’énoncé de pratique mentionne également que les nouvelles demandes d’enregistrement pour des marques sonores peuvent seulement être soumises par voie d’une demande sur papier, et non par le système de dépôt en ligne de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC). Enfin, seuls certains enregistrements électroniques seront acceptés, soit ceux en format MP3 ou WAVE, limité à 5 méga-octets, et enregistrés sur un CD ou un DVD ; tout autre type d’enregistrement sera refusé. Il importe de se rappeler qu’un énoncé de pratique a uniquement pour but de préciser les pratiques du registraire des marques de commerce et l’interprétation que fait le registraire de certaines dispositions de la LMC. Toutefois, en cas de divergence entre cet énoncé et la loi applicable, c’est la loi qui prévaudra. Par conséquent, puisque la Cour fédérale n’a jamais eu à se prononcer sur le fond dans l’affaire MGM, il reste à voir comment les tribunaux percevront les marques sonores et interpréteront l’affaire Playboy dans les années à venir s’ils étaient amenés à se pencher sur une affaire impliquant une marque sonore, à moins qu’un amendement législatif ou réglementaire à la LMC ne vienne éclaircir avant le débat. 3. VERS UNE MODIFICATION RÉGLEMENTAIRE ET LÉGISLATIVE ? En dernier lieu, soulignons que la décision du registraire des marques de commerce est en conformité avec le Projet de modifications au Règlement sur les marques de commerce. Ce projet de loi est en lien direct avec l’intention du Canada d’adhérer au Traité de Singapour sur le droit des marques, lequel prévoit expressément la possibilité d’enregistrer une marque sonore38. En effet, ledit projet, 38. Traité de Singapour sur le droit des marques, 27 mars 2006. Le paragraphe 3(9) du règlement d’exécution de ce Traité prévoit ce qui suit : « Lorsque la demande contient une déclaration indiquant que la marque est une marque sonore, la représentation de la marque doit, au choix de l’office, consister en une notation musicale sur une portée, en une description du son constituant la marque, en un enregistrement analogique ou numérique du son ou en toute combinaison de ces éléments. » 620 Les Cahiers de propriété intellectuelle présenté au début de l’année 2012, propose entre autres que le paragraphe suivant soit ajouté à l’article 28 du Règlement sur les marques de commerce39 : La demande d’enregistrement d’une marque de commerce qui consiste en une marque sonore : a. doit indiquer que la demande vise l’enregistrement d’une marque sonore ; b. doit contenir un dessin qui représente graphiquement le son ; c. doit contenir une description du son ; d. doit contenir un enregistrement électronique du son. La période de consultation à l’égard de ce projet de modification s’est tenue entre le 23 février et le 23 avril 2012. La majorité des commentaires40 obtenus portaient sur la clarté du langage utilisé et visaient à s’assurer que les termes soient harmonisés tout au long du Règlement. Pour ce qui est de la modification proposée à l’article 28, elle a été accueillie positivement par les répondants. La prochaine étape sera de soumettre le projet de modification du Règlement au Parlement, pour qu’il suive le processus habituel d’adoption des lois et règlements et d’attendre la publication du texte dans la Gazette du Canada, ce qui pourrait se faire dès l’automne 2012. Les modifications proposées entreraient possiblement en vigueur à l’été 201341. Nous notons qu’à partir du moment où le Règlement sur les marques de commerce prévoit la possibilité d’enregistrer une marque sonore, il deviendra difficile pour les tribunaux de prétendre que ce type de marque n’entre pas dans la définition de « marque de commerce » prévue à la LMC, si elle rencontre les exigences propres au droit des marques de commerce. À ce titre d’ailleurs, selon des informations fournies par un représentant de l’OPIC chargé du projet de modification du Règlement, nous pouvons également nous attendre à ce que la définition de « marque de commerce » prévue à la LMC 39. Règlement sur les marques de commerce, DORS/96-195 (ci-après le « Règlement »). 40. Les commentaires recueillis proviennent du International Trademark Association (INTA), de Smart & Biggar, de l’Institut de la Propriété Intellectuelle du Canada (IPIC), de la Fédération Internationale des Conseils en Propriété Industrielle (FICPI) et de Gowling Lafleur Henderson LLP. 41. Selon une représentante de l’Office de la propriété intellectuelle. La grande épopée de MGM... 621 soit amendée de manière à ce que certaines marques non traditionnelles, dont les marques sonores, y soient expressément mentionnées. Toutefois, de tels changements risquent de ne pas voir le jour avant plusieurs années. 4. MALGRÉ LA DÉCISION MGM, CERTAINES QUESTIONS DEMEURENT... Même s’il est maintenant possible d’enregistrer une marque sonore, plusieurs incertitudes demeurent au sujet de ces marques non traditionnelles. En effet, tel que mentionné précédemment, la Cour fédérale n’a pas eu à se prononcer sur le fond dans l’affaire MGM, les parties ayant consenti à jugement. Ainsi, malgré l’ouverture du registraire à l’enregistrement des marques sonores, cela ne veut pas dire que celles-ci rencontreront les exigences du droit des marques de commerce, dont notamment la question de savoir si de telles marques rencontrent les critères d’emploi prévus à l’article 4 de la LMC. 4.1 Difficultés au niveau de l’emploi d’une marque sonore Premièrement, rappelons que l’exigence qu’une marque de commerce soit employée en liaison avec des marchandises ou services est prévue à l’article 4 de la LMC : 4. (1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des marchandises si, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces marchandises, dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les marchandises mêmes ou sur les colis dans lesquels ces marchandises sont distribuées, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux marchandises à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée. 4. (1) A trade-mark is deemed to be used in association with wares if, at the time of the transfer of the property in or possession of the wares, in the normal course of trade, it is marked on the wares themselves or on the packages in which they are distributed or it is in any other manner so associated with the wares that notice of the association is then given to the person to whom the property or possession is transferred. (2) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec (2) A trade-mark is deemed to be used in association with services 622 Les Cahiers de propriété intellectuelle des services si elle est employée ou montrée dans l’exécution ou l’annonce de ces services. if it is used or displayed in the performance or advertising of those services. [Les italiques sont nôtres.] Or, comment l’emploi d’une marque sonore telle que celle de MGM, qui ne peut être entendue par les consommateurs que lorsque le film est mis dans lecteur DVD, et donc subséquemment à l’achat ou au transfert de propriété dudit film, pourrait-il être conforme aux exigences de l’article 4 de la LMC ? Un argument intéressant sur ce point est celui formulé par MGM à l’effet que le raisonnement dans l’affaire Compuscience42 s’appliquerait aux marques sonores. Rappelons que la marque dont il était question dans cette affaire n’avait jamais été apposée sur des marchandises ni sur les emballages de ces marchandises, mais apparaissait sur l’écran d’ordinateur une fois le logiciel informatique téléchargé. La marque était accessible dans un premier temps lorsque le marchand faisait une démonstration de son logiciel à des acheteurs potentiels, puis par la suite lorsque les acheteurs utilisaient le logiciel. Or, dans un tel cas, la Cour a conclu qu’il y avait effectivement emploi de la marque en liaison avec les marchandises, et ce, bien que la marque n’était pas visible sur les marchandises en tant que telles au moment du transfert de propriété. De même, dans une autre cause, l’affaire Info Touch Technologies43, la Commission des oppositions a reconnu que la marque NETLOCK, en liaison avec un programme informatique et des brochures et manuels d’instructions, était employée au sens de la LMC bien qu’elle ne soit démontrée qu’après l’achat de la marchandise. En s’appuyant sur la décision Compuscience, la Cour estime que « l’affichage de la marque de commerce au moment où le programme est téléchargé depuis le site web de l’opposante équivaut à un emploi 42. BMB Compuscience Ltd. c. Bramalea Ltd., préc., note 19. 43. Info Touch Technologies Corp. c. HE Holdings Inc., [2005] C.O.M.C. 183. Dans cette affaire, Info Touch Technologies s’était opposée à l’enregistrement de la marque NETLOCK & N Design (Demande 0817848) notamment au motif que ladite marque créait de la confusion avec la marque de commerce NETLOCK de l’opposante que cette dernière ou son prédécesseur en titre alléguait avoir employée antérieurement à la production de la demande d’enregistrement de la requérante. La Commission des oppositions devait notamment dans le cadre de ce motif déterminer si l’opposante était justifiée de prétendre que sa marque avait été effectivement employée avant celle de la requérante. La grande épopée de MGM... 623 en liaison avec les marchandises de la façon exigée par le paragraphe 4(1) de la Loi »44. Également, dans l’affaire Degrémont45, visant une procédure instituée en vertu de l’article 45 de la LMC, il était question de l’emploi d’une marque consistant en un dessin d’oiseau, en liaison avec des appareils pour traitement biologique d’eaux résiduaires et des appareils de traitement industriel d’ordures ménagères. La marque était portée à l’attention des clients par le biais de brochures, puis par la suite lors de l’installation des appareils en question. Les clients ne pouvaient donc percevoir la marque sur les appareils avant de les avoir achetés et installés. Le registraire note que « la nature des marchandises est un facteur important à considérer dans cette affaire »46, puis conclut que la marque était effectivement employée en liaison avec les marchandises : Ce que la preuve démontre, c’est que la marque de commerce et les marchandises auraient été portées à l’attention de l’acheteur grâce à la brochure que la titulaire distribue à ses clients actuels ou éventuels. De plus, les clients de la titulaire auraient probablement remarqué la marque de commerce imprimée au haut des factures, et verraient la marque telle qu’affichée sur une enseigne une fois les marchandises installées. Compte tenu de ces considérations, je suis prête à conclure que la marque de commerce était liée aux marchandises à tel point que l’avis de liaison prévu au paragraphe 4 (1) de la Loi a été donné.47 Par contre, des nuances quant à ce qui constituerait l’emploi d’une marque conformément aux principes de Compuscience ont été apportées dans certaines décisions canadiennes subséquentes. Par exemple, dans l’affaire récente Alloy Rods48, portant sur une procédure instituée en vertu de l’article 45 de la LMC, le registraire distingue la situation dont il est saisi, où la marque n’est visible qu’après l’achat, soit à l’ouverture de l’emballage des fils de soudure à la maison, de celle dans Compuscience où la marque était montrée tant avant qu’après l’achat. Elle est d’avis que le fait que la marque ne soit disponible qu’après l’achat des marchandises n’est pas suffisant pour rencontrer les exigences du paragraphe 4(1) de la LMC. 44. Ibid., p. 11. 45. Degrémont-Infilco Ltée (Re), [2000] C.O.M.C. 44. Il était question de l’enregistrement 149,098 pour la marque BIRD & DESIGN. 46. Ibid., par. 10. 47. Ibid., par. 11. 48. Alloy Rods Global, Inc. (Re), [2012] C.O.M.C. 5053. 624 Les Cahiers de propriété intellectuelle Un raisonnement similaire a été présenté par la Cour, dans l’affaire McGaw49, où elle souligne que, contrairement à la situation dans Compuscience, dans le cas de la marque dont la Cour était saisie : There is no evidence that the program was shown or demonstrated to customers prior to them purchasing the product and therefore no evidence that the registrant’s customers would have been aware that they were purchasing a computer program associated with the trade-mark “CAP”.50 Ainsi, les propriétaires de marques sonores auront à user d’ingéniosité pour réussir à rencontrer le critère d’emploi prévu à la LMC en ce qui concerne leurs marchandises. En effet, pour que ces marques puissent être employées en liaison avec des marchandises, il semble que la jurisprudence ait confirmé que la marque doit être perçue par le consommateur avant ou au moment du transfert de propriété mais non uniquement de manière subséquente à celui-ci. Afin de rencontrer ce critère, certains ont suggéré que l’emballage ou la marchandise elle-même pourrait contenir l’empreinte vocale du son en question, comme celui du rugissement du lion de MGM. Ou alors, la marchandise pourrait contenir une puce à compression qui, lorsqu’elle est enfoncée, permet que le son de la marque soit entendu. Aussi, certains considèrent que le critère d’emploi pourrait être satisfait par le biais de la présentation de publicités sur le point de vente des marchandises ou en permettant autrement que le son de la marque soit entendu au moment de l’achat des marchandises51. Par exemple, dans l’affaire Syprotec Inc. (Re)52, le propriétaire inscrit de l’enregistrement d’une marque nominale devait démontrer que sa marque avait été employée au cours des trois années précédant l’émission de l’avis en vertu de l’article 45 de la LMC en liaison avec des analyseurs d’hydrogène dissous, de liquide diélectrique et des services de réparation de ces marchandises. Afin de faire sa preuve, le propriétaire de la marque a fourni diverses brochures et autres documents transmis à des clients, relatifs à ses marchandises et services. S’appuyant sur l’affaire Compuscience, la Cour conclut de la manière suivante : 49. McGaw (Re), [2000] C.O.M.C. 6. 50. Ibid., par. 9. 51. McGINNIS (Katharine), « Whether Sound Marks Can and/or Should Be Registered as Trade-marks in Canada », (2005) 19:1 Intellectual Property Journal 117, 5. 52. Syprotec Inc. (Re), [2001] T.M.O.B. No. 60. Il était question de la marque « ENGINEERED CARE » faisant l’objet de la demande d’enregistrement numéro 409746 produite par Syprotec inc. La grande épopée de MGM... 625 In my view, notice of the association between the trade-mark and the wares would have been brought to the attention of the purchaser by way of the brochures provided at the time sales calls were made and when proposals for the supply of the wares were made. Further, as the trade-mark clearly appears on the invoices, notice of the association would have continued at the time of transfer of the wares. [...] Consequently, when taking into consideration all of the above, I conclude that the trademark ENGINEREED CARE was so associated with the wares as to give the notice specified under Section 4 (1).53 Quant à l’emploi d’une marque sonore en liaison avec des services, dans la mesure où la marque sonore est employée ou montrée lors de l’annonce ou l’exécution des services, le critère d’emploi prévu au paragraphe 4(2) de la LMC sera rencontré. Il est plus facile dans le contexte des services de voir comment une marque sonore pourra être employée. À titre illustratif, aux États-Unis, NBC a été l’une des premières compagnies à obtenir l’enregistrement d’une marque sonore pour le son de carillons en liaison avec des services de radiodiffusion54. Dans le cas de cette marque, celle-ci était périodiquement jouée sur les ondes de la radio, notamment pour annoncer le début d’une pause publicitaire. Un autre exemple concerne la marque sonore consistant en la chanson thème « Sweet Georgia Brown » des Harlem Globetrotters pour des services de divertissement dans le domaine du basketball55. Dans ce cas, la marque, soit la chanson thème, était jouée et diffusée à certains moments au cours des spectacles de basketball. Comme le note Me Laurent Carrière, « il n’y aura que rarement avis de liaison dans le cas des marques sonores pour les marchandises. Il pourra cependant en être plus facilement autrement dans le cas de marques sonores visant les services »56. En effet, « the natural way in which sound marks would be used would be through advertising or performance »57. 53. 54. 55. 56. Ibid., par. 10. La marque a été enregistrée aux États-Unis sous le numéro 0916522. La marque a été enregistrée aux États-Unis sous le numéro 1700895. Laurent CARRIÈRE, « La protection statutaire des marques non traditionnelles au Canada. Quelques réflexions sur leur enregistrabilité et leur distinctivité », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle 1999, (Cowansville : Blais), 1999, p. 108. 57. McGINNIS, préc., note 51, p. 5. 626 Les Cahiers de propriété intellectuelle En plus des exigences mentionnées précédemment, encore faut-il que la marque sonore soit employée à titre de marque de commerce. À cet effet, certaines décisions sont notamment venues établir que l’emploi d’une marque de manière « ornementale » ou « esthétique » ne constituait pas un emploi à titre de marque de commerce puisque cet emploi n’est pas fait par son propriétaire de manière à distinguer ses marchandises ou services de ceux des autres58. On peut facilement s’imaginer, dans le cas d’une marque sonore, une situation où le consommateur se procurera une marchandise en raison uniquement du son attrayant, voire envoûtant émis par celle-ci et non parce qu’elle provient d’une source particulière. Vu ce qui précède, un débat pourrait donc survenir quant à l’emploi de la marque sonore de MGM en liaison avec les marchandises décrites dans son enregistrement. En effet, ce n’est pas au registraire à soulever au stade de l’examen la conformité de la demande d’enregistrement à l’article 4 de la LMC. Un tiers pourrait donc notamment s’opposer à l’enregistrement d’une marque sonore sur la base que celle-ci ne rencontre pas les exigences prévues à l’article 4 de la LMC ou requérir qu’un enregistrement pour une marque sonore soit modifié, biffé ou radié pour défaut d’emploi. 4.2 Le caractère distinctif d’une marque sonore L’aspect fondamental du droit des marques de commerce est le caractère distinctif d’une marque ; en effet, pour pouvoir être une « marque de commerce », la marque doit être en mesure de distinguer les marchandises et services en liaison avec lesquels elle est employée de ceux offerts par une autre personne. Ainsi, les sons, pour pouvoir être catégorisés comme marques de commerce, doivent posséder un caractère distinctif inhérent ou avoir acquis, de par l’usage, un caractère distinctif. Un son donnant une description claire de la nature des marchandises ou services, par exemple, ne pourra constituer une marque de commerce et ne pourra être enregistré que lorsque celui-ci aura acquis une signification secondaire. Récemment, dans l’affaire Drolet59, la Cour fédérale était saisie d’une demande visant à faire radier des enregistrements de marques 58. Voir notamment les décisions Knitting Ltd. c. Tetra Music Ltd. (1992), 43 C.P.R. (3d) 154 (Com. Opp. et Caricline Ventures Ltd. c. ZZTY Holdings Ltd. (2001), 16 C.P.R. (4th) 484 (C.F.P.I.) – confirmé (2002), 22 C.P.R. (4th) 321 (C.A.F.). 59. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, [2010] 1 R.C.F. 492 (C.F.). La grande épopée de MGM... 627 de commerce, conformément à l’article 57 de la LMC. Celle-ci devait d’abord vérifier si les marques de commerce de l’appelante constituant le titre d’un livre et un logo consistant en la lettre A entourée d’un serpent qui se mord la queue, étaient distinctives. La Cour a profité de cette occasion pour rappeler les principes généraux relatifs à l’exigence qu’une marque soit distinctive : Pour être distinctive, une marque de commerce doit remplir trois conditions : 1) la marque doit être associée à un produit ; 2) le propriétaire doit utiliser cette association entre la marque et son produit et vendre ce produit ou ce service ; et 3) cette association doit permettre au propriétaire de la marque de distinguer son produit de ceux des autres propriétaires : [...]. La jurisprudence a établi que le caractère distinctif d’une marque pouvait être inhérent ou acquis. Une marque sera intrinsèquement distinctive lorsqu’elle ne réfère pas les consommateurs à une multitude de sources possibles, mais à une seule ; il en ira ainsi, notamment, lorsque la marque est constituée d’un nom fictif et inventé. D’autre part, une marque pourra acquérir un caractère distinctif qu’elle n’avait pas au départ suite à son utilisation continue.60 Nous examinerons ci-après de quelle manière la distinctivité a été évaluée dans le contexte des marques sonores, en présentant des exemples tirés de la jurisprudence américaine où les marques sonores ont été considérées comme n’étant pas distinctives. Tout d’abord, dans l’affaire In Re General Electric Broadcasting61, le Trademark Trial and Appeal Board (le « TTAB ») était saisi de l’appel d’une décision du registraire américain ayant refusé d’enregistrer le son d’un « ship’s bell clock » en liaison avec des services de radiodiffusion. Le TTAB commence par expliquer que les sons qui sont uniques ou différents peuvent être enregistrés sans qu’il y ait besoin de faire la preuve d’une signification secondaire. Par contre, pour les sons communs (« commonplace sounds »), afin qu’ils puissent être enregistrés, le TTAB indique qu’ils doivent être accompagnés d’une preuve à l’effet que les consommateurs et acheteurs reconnaissent le son et l’associent à une source (de marchandises ou de services) précise. Tel qu’indiqué dans la décision, « sound marks 60. Ibid., par. 169-170. 61. Re General Electric Broadcasting, (1978), 199 USPQ 560 (TTAB), ci-après « General Electric ». 628 Les Cahiers de propriété intellectuelle function as source indicators when they “assume a definitive shape or arrangement” and “create in the hearer’s mind an association of the sound” with a good or service »62. Le Manuel d’examen américain explique à ce titre que les « commonplace sounds », qui sont des sons auxquels les consommateurs ont été exposés sous des circonstances différentes, comme des sons produits par des marchandises dans le cours normal de leur opération, tels les alarmes de réveille-matins ou les sonneries de téléphone63, pourront difficilement être enregistrables à titre de marques de commerce, à moins d’avoir acquis une signification secondaire64. Dans le cas de la marque dont le TTAB était saisi dans General Electric, étant donné qu’il s’agissait d’un son commun, il était nécessaire de prouver que les consommateurs identifiaient le son des cloches avec la station de radio. Or, étant donné l’absence d’une preuve suffisante à cet effet, le TTAB a conclu que la marque n’était pas enregistrable65. Ainsi, en droit américain, les marques sonores peuvent être enregistrées lorsqu’elles sont « arbitrary, unique or distinctive and can be used in a manner so as to attach to the mind of the listener and be awakened on later hearing in a way that would indicate for the listener that a particular product or service was coming from a particular, even if anonymous, source »66. Également, dans l’affaire Ride the Ducks67, où il était question d’une demande d’injonction pour contrefaçon d’une marque de commerce et pour concurrence déloyale, la Cour devait évaluer le caractère distinctif d’une marque consistant en le son d’un canard, en relation avec des services de tour de bateaux68. La Cour, dans le 62. Ibid., par. 563 – tiré du Manuel d’examen américain, §1202.15. 63. Dans l’affaire Nextel Commc’ns, Inc. c. Motorola, Inc., (2009), 91 USPQ2d 1393 (TTAB), le TTAB a statué que les téléphones cellulaires produisant des sons de « chirp » tombaient dans la catégorie des biens émettant des sons dans le cours normal de leur opération. 64. Tiré de la section 1202.02(a)(viii) du manuel d’examen américain. 65. La décision est expliquée par ROTH (Melissa E.), « Something Old, Something New, Something Borrowed, Something Blue: A New Tradition in Nontraditional Trademark Registrations », (2006) 27 Cardozo Law Review 457, 484 et s. 66. In re Vertex Group (2009), 89 USPQ 2d 1694 (TTAB), ci-après l’affaire « Vertex », tiré du Manuel d’examen américain, section 1202.15. 67. Ride the Ducks, LLC c. Duck Boat Tours Inc., 2005 US App LEXIS 13554 (3rd Cir.), ci-après « Ride the Ducks ». 68. Enregistrement 2484276. La grande épopée de MGM... 629 cadre de son évaluation du caractère distinctif dudit son, conclut qu’une preuve de l’acquisition du caractère distinctif quant à ce son est requise : Plaintiff’s mark is not inherently distinctive. Quacking is the kind of familiar noise that would not, in this Court’s opinion, qualify as so inherently distinctive that proof of secondary meaning is not necessary to link the noise to Plaintiff’s provision of an amphibious tour on a World War II DUKW. In order to show a reasonable probability of success on its trademark infringement claim, therefore, Plaintiffs need to produce evidence that the quacking noise produced by its Wacky Quackers has acquired secondary meaning.69 Or, étant donné que l’acquisition d’une signification secondaire n’avait pas été démontrée, notamment puisque les publicités faites relativement aux services ne mettaient pas en évidence le son du canard, la Cour a rejeté la demande d’injonction. Finalement, dans l’affaire Vertex70, les tribunaux américains ont évalué le caractère distinctif du son produit par les bracelets « Amberwatch » visant à contrer l’enlèvement d’enfants et ont décidé, comme nous le verrons plus loin, qu’en plus d’être fonctionnel, le son de l’alarme n’était pas distinctif. À cet effet, la Cour se prononce de la manière suivante : We conclude that the applicant’s sound is the type that General Electric instructs may be registered only if “supported by evidence to show that purchasers, prospective purchasers and listeners do recognize and associate the sound with services offered and/or rendered exclusively with a single, albeit anonymous, source.” [...] The record in these cases does not include such a showing and certainly does not show how the sound of applicant’s alarms to be so distinctive that it can be registered on the Principal Register without a showing of acquired distinctiveness.71 Tout comme dans les affaires Ride the Ducks et General Electric précitées, la Cour a exigé la preuve de l’acquisition d’une signification secondaire et a conclu que la preuve présentée à cet effet n’était 69. Ride the Ducks, préc., note 67, p. 14. 70. Vertex, préc., note 66. 71. Ibid., p. 25. 630 Les Cahiers de propriété intellectuelle pas suffisante, malgré les prétentions de l’appelant à l’effet que la marque était utilisée dans des publicités du bracelet diffusées à la télévision et à la radio. Ce débat quant à la distinctivité des marques sonores risque de devenir également une réalité en droit canadien. En effet, il sera intéressant de voir si le registraire exigera de certains requérants, ayant nouvellement produit une demande d’enregistrement pour leurs marques sonores, la démonstration de l’acquisition de caractère distinctif quant à des marques de son dit « commun ». 4.3 La doctrine de la fonctionnalité Tel que le rappelle le registraire dans son énoncé de pratique, une marque sonore ne pourra constituer une marque de commerce si celle-ci est fonctionnelle. Cette doctrine, qui s’applique également aux marques traditionnelles, a d’ailleurs été illustrée dans l’affaire Lego72, où la Cour suprême du Canada explique que « le droit des marques de commerce ne vise pas à empêcher l’utilisation concurrentielle des particularités utilitaires d’un produit, mais sert plutôt à distinguer les sources des produits. Le principe de la fonctionnalité touche ainsi à l’essence même des marques de commerce »73. Quant à la manière dont cette doctrine s’applique aux marques sonores, nous pouvons nous inspirer d’une décision américaine sur ce point. En effet, puisqu’aux États-Unis les marques sonores sont reconnues depuis déjà plusieurs années, les tribunaux ont eu la possibilité de se prononcer sur cette question74. D’abord, au sujet de cette doctrine, la Cour suprême des États-Unis a établi qu’il existe au moins deux façons de conclure qu’une marque est fonctionnelle : 72. Kirkbi AG c. Gestion Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302. 73. Ibid., par. 43. Une vision identique de l’objectif de la fonctionnalité a été adoptée par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Qualitex Co. v. Jacobson Prod. Co. Inc., (1995), 54 U.S. 159, 169. Dans cette affaire, la Cour avait statué qu’une couleur pouvait satisfaire aux critères d’enregistrabilité des marques de commerce du moment qu’une preuve à l’effet que cette couleur avait acquis une signification secondaire était produite PORT (Kenneth L.), « On nontraditional trademarks », (2001) 38 North Kentucky Law Review 1, 2. 74. En 2011, il y avait aux États-Unis 336 demandes d’enregistrement de marques sonores, dont 295 avaient été déposées après l’affaire Qualitex, et 171 marques sonores enregistrées. Parmi les 336 demandes déposées, il y avait seulement 52 demandes pendantes pour des marques sonores, et 112 demandes abandonnées (statistiques fournies dans PORT, préc., note 73, p. 50 et s.). Ce même auteur explique que « these applications are often refused for being functional or failing to function as a trademark that can be used to identify and distinguish applicant’s goods from others and to identify source ». La grande épopée de MGM... 631 First, if the product feature is essential to the use or purpose of the article it may be found functional. [...] Second, if the product feature affects the cost or quality of the article, so that exclusive right to use it would put a competitor at a disadvantage, this, too, may support a conclusion that the product feature is functional.75 L’évaluation de la fonctionnalité d’une marque se fait, tant au Canada qu’aux États-Unis, au moment de l’examen de la demande d’enregistrement par le registraire. Au Canada, le Manuel d’examen des marques de commerce mentionne d’ailleurs qu’une marque fonctionnelle ne peut être enregistrée76. Aux États-Unis, le fait qu’une marque fonctionnelle ne puisse être enregistrée est codifié à l’alinéa 1052(e)5) du Lanham Act77. En appliquant cet article, les tribunaux américains ont d’ailleurs confirmé que la fonctionnalité pouvait constituer l’un des obstacles aux « marques sonores », tel qu’il appert notamment de la décision Vertex78. Dans cette cause discutée précédemment, nous rappelons qu’il était question d’une marque sonore consistant en une alarme émise par un bracelet pour enfant de marque « Amberwatch ». Le TTAB examine dans cette affaire le caractère fonctionnel du son émis par le bracelet et à ce sujet, elle est d’avis que le son est effectivement fonctionnel puisqu’il constitue un aspect essentiel de l’utilisation du produit : In the cases at hand, we conclude that the sound proposed for registration is functional and not entitled to registration under either view of functionality. Quite simply, the use of an audible alarm is essential to the use or purpose of the applicant’s products. [...] Moreover, it is clear from the record that applicant’s alarm emits a loud sound and that the loudness of the sound is an essential feature of the product. [...] In short, the ability of applicant’s products to emit a loud, pulsing sound is essential to their use or purpose. For that reason alone, the functionality refusal must be affirmed in regard to each application.79 75. Vertex, préc., note 66. 76. Manuel d’examen des marques de commerce, septembre 1996, en ligne : <http:// www.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr00060.html>. 77. Lanham Act, 15 U.S.C., §1051 et s. : « No trademark by which the goods of the applicant may be distinguished from the goods of others shall be refused registration on the principal register on account of its nature unless it [...] (5) comprises any matter that, as a whole, is functional. » 78. Vertex, préc., note 66. 79. Ibid., p. 28-29. 632 Les Cahiers de propriété intellectuelle Une autre cause qui aurait été particulièrement intéressante sur la question de l’application de la doctrine de la fonctionnalité aux marques sonores, si elle avait été entendue par les tribunaux, est celle de la demande d’enregistrement de Harley-Davidson pour le son des moteurs de ses motocyclettes80. En effet, pour plusieurs, le son produit par le moteur de la moto Harley Davidson est fonctionnel, comme l’explique Jacey McGrath : « although the sound of a Harley Davidson motorcycle may well be distinctive and even unique, it is simply the natural sound of a V-twin, common crankpin motorcycle engine »81. Ainsi, si la marque sonore de Harley Davidson avait été enregistrée, celle-ci aurait empêché toutes les autres compagnies de moto de faire un moteur de la même façon puisque le bruit produit par le moteur serait alors le même que celui de la moto Harley : « the registration of such a sound as a trade mark would preclude any future competition in maufacturing motorcycles with V-twin common crankpin engines »82. Par contre, suite à l’opposition de plusieurs manufacturiers de moto, Harley-Davidson a abandonné, au mois de juin 2000, sa demande d’enregistrement de marque sonore et la question de la fonctionnalité n’a donc pu être abordée. Il est donc clair de ce qui précède que les marques sonores devront donc, tout comme il est exigé pour les marques de commerce traditionnelles, satisfaire le critère de la fonctionnalité. Une auteure, Katharine McGinnis, souligne toutefois que la doctrine de la fonctionnalité pourrait constituer un obstacle plus important pour les marques sonores que pour les marques de commerce traditionnelles. Selon cette auteure, l’application de la fonctionnalité dans le contexte des marques sonores pourrait dans certaines circonstances empêcher l’enregistrement de certaines marques sonores alors que l’équivalent visuel aurait été en droit d’être enregistré : The functionality doctrine does not impose any unique barriers to registration of sound marks in general. However, in adopting sound marks, traders should be aware that functionality may prevent the registration of certain sound marks despite the fact that the visual equivalent would be capable of registration. 83 80. La demande a été enregistrée sous le numéro 74485223. 81. McGRATH (Jacey K.), « The New Breed of Trade Marks: Sounds, Smells and Tastes », (2001) 32 Victoria University Wellington Law Review 277, 299. 82. Ibid. 83. McGINNIS, préc., note 51, p. 9. La grande épopée de MGM... 633 4.4 Défis liés à la capacité de faire valoir ses droits dans une marque sonore Dans un autre ordre d’idée, il est légitime de s’interroger sur la possibilité pour un propriétaire d’une marque sonore de faire respecter et de protéger ses droits dans son enregistrement. Notons d’abord que les mêmes recours que ceux offerts aux propriétaires de marques traditionnelles enregistrées sont offerts aux propriétaires de marques sonores enregistrées, dont les recours en violation d’une marque de commerce prévus aux articles 19 et 20 de la LMC, en concurrence déloyale prévus à l’article 7 de la LMC et à l’article 1457 du Code civil du Québec84 et en dépréciation de l’achalandage prévu à l’article 22 de la LMC. Bien que les tribunaux canadiens n’aient pas encore eu la chance d’évaluer la confusion entre deux marques sonores, nous pouvons imaginer que la confusion s’évaluera en comparant les marques sonores en fonction des ressemblances sonores entre celles-ci plutôt qu’en fonction de leurs ressemblances visuelles85. La LMC prévoit d’ailleurs déjà que la confusion entre des marques peut découler du degré de ressemblance entre les marques, dans le son. En effet, l’alinéa 6(5) e) de la LMC énonce que : (5) En décidant si des marques de commerce ou des noms commerciaux créent de la confusion, le tribunal ou le registraire, selon le cas, tient compte de toutes les circonstances de l’espèce, y compris : (5) In determining whether trademarks or trade-names are confusing, the court or the Registrar, as the case may be, shall have regard to all the surrounding circumstances including: e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’ils suggèrent. (e) the degree of resemblance between the trade-marks or tradenames in appearance or sound or in the ideas suggested by them. [Les italiques sont nôtres.] 84. Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64. 85. J. McGRATH, préc., note 81 , p. 39. 634 Les Cahiers de propriété intellectuelle À ce titre, certains notent que : In an infringement case, sound marks will fare just as regular word or logo marks. Courts will likely find the highly distinctive ones to be stronger and the more commonplace ones to be weaker [...]. Courts should be able to categorize and compare sound marks just as they do for more traditional marks.86 À titre illustratif uniquement, dans l’affaire CTV87, CTV avait produit une opposition à l’encontre de l’enregistrement de certaines marques de commerce de Trinity Christian Center of Santa Ana Inc., notamment au motif que ces marques créaient de la confusion avec diverses marques de CTV enregistrées en liaison avec des programmes télévisés, films, disques, etc. Alors que la Commission des oppositions évalue le degré de ressemblance entre les marques, aux fins de l’analyse de la confusion, elle note que les marques ont un fort niveau de ressemblance d’un point de vue visuel et d’un point de vue sonore : Il y a un degré de ressemblance visuelle assez élevé entre la Marque JC-TV et la Marque de commerce CTV et un fort niveau de ressemblance sonore étant donné que la seule différence entre des marques est la lettre J et le trait d’union figurant dans la Marque JT-TV. Bien que le trait d’union aidera le consommateur à faire une distinction entre les deux marques au niveau visuel, la ressemblance entre elles au niveau sonore demeure très grande vu que le trait d’union est muet et que le sens commun veut que la prononciation de la Marque JC-TV soit rendue par JCTV.88 Or, selon la Commission, cette « ressemblance phonétique pourrait être la cause de confusion entre les marques »89 ; elle conclut donc que ce motif d’opposition est bien fondé. Cette décision n’est qu’un exemple parmi d’autres qui démontre que les tribunaux évaluent régulièrement les ressemblances sonores entre des marques pour conclure sur la question de la confusion entre celles-ci. Ainsi, lorsque les tribunaux seront amenés à évaluer la confusion entre des 86. GILSON (Jerome) et al., « Cinnamon Buns, Marching Ducks and Cherry-scented Race Car Exhaust: Protecting Nontraditional Trademarks », (2005) 96 Trademark Reporter 773. 87. CTV Inc. c. Trinity Christian Center of Santa Ana, Inc., 2011 COMC 225. 88. Ibid., par. 31. 89. Ibid. La grande épopée de MGM... 635 marques sonores, ils procéderont et analyseront vraisemblablement la question d’une manière similaire. C’est d’ailleurs exactement ce qui a été énoncé par le International Trademark Association dans sa résolution du 25 février 1997, qui bien que reconnaissant les difficultés dans l’évaluation de la confusion entre deux marques sonores ou entre une marque sonore et une marque visuelle, indique que ces difficultés ne sont pas insurmontables et peuvent être gérées en appliquant les principes propres aux marques traditionnelles : Difficulties in assessing confusion between two sound marks, or between a sound mark and a visual mark, can be dealt with using the reasoning and logic presently applied to other types of marks. Judging the aural impact of a mark and phonetic similarity in word marks already forms part of the assessment of trademark confusion and registrability in most jurisdictions and, in the case of sounds, is not confounded by language barriers. By applying fundamental principles, any vagueness or undo breadth in the description which renders the scope unclear, would render the mark unregistrable or the registration invalid or unenforceable. The onus would be on the applicant to ensure that the mark is graphically represented sufficiently to enable the sound to be clearly articulated. Competitors would have means to oppose or invalidate a registration for sound on the same grounds as other trademarks, e.g. functionality. Il reste quand même que l’évaluation de la confusion entre deux marques sonores pourrait être plus difficile à faire que dans le cas de marques nominales, étant donné la nature volatile du son : Confusion may be relatively straightforward to determine in the case of a sound mark consisting of music, because both the mark and the alleged infringing sign may be able to be compared in terms of the melodic and rhythmic aspects of their notation. [...] However, sounds will be more difficult to compare than traditional word or design marks. A sound does not leave a lasting visual impression on those exposed to it, unlike the more conventional marks.90 90. McGRATH, préc., note 81, p. 314. 636 Les Cahiers de propriété intellectuelle En outre, lorsqu’il s’agira d’évaluer le risque de confusion entre une marque sonore et une marque visuelle, les tribunaux seront confrontés à des marques ayant des caractéristiques différentes, complexifiant encore davantage l’analyse. Peut-être tiendront-ils compte du fait que la marque sonore emploie les mots faisant l’objet de la marque nominale (et vice-versa) le cas échéant ? Ou alors, peut-être étudieront-ils le rythme du son faisant l’objet de la marque sonore, en comparaison avec le rythme obtenu lors la prononciation de la marque sonore ? À ce jour, et bien que les marques sonores aient été reconnues aux États-Unis il y a déjà de nombreuses années, force est de constater qu’il existe encore bien peu d’exemples de recours intentés par des détenteurs de marques de commerce sonores. Un auteur américain, constatant justement l’absence de décisions sur ce point, s’exprime ainsi : « in fact, nontraditional trademark protection is extremely limited, very rare and almost never enforced »91 et ajoute que : The protection of non-traditional trademarks is further rendered suspect in the United States by the fact that there has been such a spike in trademark applications for non-traditional trademarks post-Qualitex but the rate of litigation has remained nearly static. That is, trademark owners are interested in applying to register non-traditional marks, but they are not interested in enforcing them. That raises the question of why? If trademark holders are interested in registering non-traditional marks, why are they not enforcing them? When they do, they only succeed 1/3 of the time.92 Il sera intéressant de voir si au cours des prochaines années, les propriétaires de marques sonores enregistrées veilleront à protéger leurs marques à l’encontre de l’emploi non-autorisé par des tiers et si certains recours à cet égard seront intentés devant les tribunaux. En effet, même si l’enregistrement d’une marque sonore peut avoir un impact positif sur la valeur associée à celle-ci et un effet dissuasif à l’égard des tiers, il reste que bien souvent les propriétaires décident d’enregistrer leurs marques afin de venir simplifier le débat advenant une violation de leurs marques de commerce. Il s’agit donc d’une histoire à suivre. 91. PORT, préc., note 73, p. 1. 92. Ibid., p. 49. La grande épopée de MGM... 637 4.5 La protection du son par le droit d’auteur Il va sans dire que cette nouvelle possibilité qu’un son puisse bénéficier de la protection par marque de commerce constitue une arme additionnelle pour son propriétaire, qui bénéficiait déjà dans certaines circonstances d’une protection par droit d’auteur pour ce même son. En effet, on sait qu’un son « original » peut être protégé par le droit d’auteur. Pour savoir ce que constitue un son original, il faut se référer à la jurisprudence interprétant la notion d’originalité dans le contexte du droit d’auteur. À ce sujet, la Cour suprême du Canada a défini l’originalité d’une œuvre de la manière suivante : Pour être « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur93, une œuvre doit être davantage qu’une copie d’une autre œuvre. Point n’est besoin toutefois qu’elle soit créative, c’est-à-dire novatrice ou unique. L’élément essentiel à la protection de l’expression d’une idée par le droit d’auteur est l’exercice du talent et du jugement. [...] L’exercice du talent et du jugement que requiert la production de l’œuvre ne doit pas être négligeable au point de pouvoir être assimilé à une entreprise purement mécanique.94 Un son sera donc original s’il résulte de l’exercice du talent et du jugement de son auteur. Ainsi, non seulement les propriétaires des marques sonores pourront protéger leur son original en ayant recours aux actions en contrefaçon et autres recours présentés ci-haut, spécifiques aux marques de commerce, mais aussi pourront-ils protéger leur son grâce à la protection offerte par la LDA. À ce titre, il faut noter que le recours relatif aux marques de commerce et celui relatif au droit d’auteur n’offrent pas nécessairement les mêmes réparations : Note that enforcement of musical sound marks may also raise a copyright infringement claim along with the trademark or service mark infringement claim, and that copyright claims carry statutory penalties that trademark law (except for counterfeiting) does not have.95 93. Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, ci-après « LDA ». 94. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, par. 16. 95. GILSON, préc., note 86, p. 805. 638 Les Cahiers de propriété intellectuelle Toutefois, bien qu’un son puisse être protégé par marque de commerce et par droit d’auteur, il pourrait y avoir certains avantages pour le propriétaire d’un son original protégé par droit d’auteur à obtenir un enregistrement de marque de commerce sur ce son. En effet, pour conclure à la contrefaçon d’une marque de commerce, il faut démontrer qu’il existe un « risque de confusion » entre les marques en cause. Dans le cas d’un recours en violation d’un droit d’auteur, il s’agit plutôt de déterminer si un tiers a effectué une « reproduction substantielle » du son original. Ainsi, selon un auteur, la protection par marque de commerce d’un son pourrait être plus avantageuse pour son propriétaire que la protection par droit d’auteur, le critère pour déterminer s’il y a violation d’un son original étant moins contraignant en marque de commerce qu’en droit d’auteur : [...] sound marks for sounds within records might often confer far greater protection than is afforded under copyright law because sounds which would be uncopyrightable under the “substantial similarity” test could, nonetheless, be monopolized if another’s use of those sounds might create a “likelihood of confusion”.96 Notons également que le propriétaire d’un son original pourrait avoir un autre incitatif à vouloir enregistrer son « son original » à titre de marque de commerce. En effet, alors que la durée d’un droit d’auteur est de cinquante ans suivant la mort de son auteur, une marque de commerce subsiste tant qu’elle est employée de manière distinctive et son enregistrement peut être renouvelé indéfiniment. Ainsi, la possibilité qui s’offre maintenant aux propriétaires d’enregistrer leur son original à titre de marque de commerce vient octroyer, dans certaines circonstances, un recours additionnel et souvent plus avantageux à ces propriétaires, lesquels ne pouvaient jusque-là bénéficier que de la protection par droit d’auteur. Par ailleurs, il importe de noter que toute recherche quant à la disponibilité d’une marque sonore devrait être combinée à une recherche au registre des droits d’auteur. 96. BARONI (Michael L.) « The Sound Marks the Song: the Dilemmas of Digital Sound Sampling and Inadequate Remedies under Trademark Law », (1993) 6 Hofstra Property Law Journal 187, 208. La grande épopée de MGM... 639 CONCLUSION Plusieurs ont salué la décision de la Cour fédérale, qui était attendue il faut le dire depuis longtemps. La même impression se dégage des commentaires faits au sujet du Projet de modification du Règlement sur les marques de commerce. La manière par laquelle les marques sonores ont été reconnues est tout de même particulière : on ne s’attendait pas à ce que cela résulte du consentement du registraire des marques de commerce, qui s’y opposait vigoureusement depuis plusieurs années. Il faut toutefois souligner l’argumentation solide des procureurs de MGM qui ont soulevé les failles dans le raisonnement du registraire. Il faut mentionner également que la volonté avouée de l’OPIC d’harmoniser la législation canadienne avec les normes internationales a probablement joué un rôle important dans le déroulement de cette saga. Aussi, malgré que les partisans des marques sonores soient nombreux, certains se font plus prudents quant à la protection de celles-ci. Beaucoup ont fait remarquer que, malgré le fait que dans certains pays, dont les États-Unis, les marques sonores soient reconnues depuis plusieurs années, elles représentent toujours une fraction du nombre de marques de commerce enregistrées. Ce faible taux s’explique peut-être par la difficulté d’obtenir un enregistrement pour ce type de marque de commerce dont le caractère distinctif est sans doute le talon d’Achille, par le manque d’intérêt pour celles-ci ou par la difficulté potentielle de protéger ses droits dans une marque sonore une fois celle-ci enregistrée. Dans tous les cas, malgré la reconnaissance de ces marques, il reste à voir l’impact qu’aura cette décision sur le droit des marques et la manière dont les propriétaires feront valoir leurs droits à l’encontre de contrefacteurs. Mais il faut se rappeler qu’autant l’enregistrement de ce type de marque peut paraître alléchant, si son propriétaire ne prend pas les moyens requis afin de faire cesser tout emploi illégal de sa marque, la valeur de cette marque et l’utilité de son enregistrement en seront grandement diminuées. À présent que les marques sonores sont reconnues au Canada comme étant enregistrables, qu’en sera-t-il pour les autres marques non traditionnelles, telles les marques olfactives, les marques gustatives, les hologrammes, les marques animées et les textures : la décision de la Cour fédérale dans l’affaire MGM a-t-elle ouvert la porte à la reconnaissance de ces autres marques ? Il appert déjà que le Projet de modifications au Règlement sur les marques de commerce vient 640 Les Cahiers de propriété intellectuelle reconnaître la possibilité d’obtenir un enregistrement pour les hologrammes et les marques formées par le mouvement d’un objet97. Le Canada semble donc, lentement mais sûrement, s’enligner avec la communauté internationale et délaisser son traditionalisme au profit de la modernité. 97. Voir les paragraphes 27(7) et (8) dudit Projet de modifications. Vol. 24, no 3 L’arrêt Richard c. Time Inc. ou quand les petits caractères ne sont pas la formule gagnante Caroline Jonnaert et Julie Maronani* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 643 1. RAPPEL DES FAITS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 643 1.1 Facture visuelle !... et contenu du document. . . . . . 643 1.2 Et le grand gagnant est... . . . . . . . . . . . . . . . . 644 1.3 Quand le gros lot se fait attendre. . . . . . . . . . . . 645 2. HISTORIQUE JUDICIAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . 645 2.1 Cour supérieure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 645 2.1.1 Volet contractuel . . . . . . . . . . . . . . . . . 646 2.1.2 Pratiques de commerce interdites . . . . . . . . 646 2.1.3 Dommages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 647 2.2 Cour d’appel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 648 2.2.1 Appel incident . . . . . . . . . . . . . . . . . . 648 © Caroline Jonnaert et Julie Maronani, 2012. * Avocates chez LJT avocats. 641 642 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.2 Appel principal . . . . . . . . . . . . . . . . . . 648 3. DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA . . . . 650 3.1 Représentation fausse ou trompeuse : méthode d’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 650 3.1.1 Objectifs généraux du droit de la consommation . . . . . . . . . . . . . . . 651 3.1.2 Évaluation de l’impression générale et du sens littéral des termes employés . . . . . . 651 3.1.3 Perspective du « consommateur moyen » . . . . 653 3.1.4 Application des principes au pourvoi . . . . . . 655 3.2 Recours prévus à l’article 272 L.p.c. : conditions d’ouverture. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 656 3.2.1 Article 272 L.p.c. et pratiques interdites visées par le titre II de la L.p.c. . . . . . . . . . 656 3.2.2 Intérêt juridique pour agir. . . . . . . . . . . . 658 3.3 Mesures de réparation disponibles en vertu de l’article 272 L.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 659 3.3.1 Mesures de réparation contractuelles. . . . . . 659 3.3.2 Dommages-intérêts compensatoires . . . . . . 660 3.3.3 Application des principes au pourvoi . . . . . . 661 3.4 Dommages-intérêts punitifs . . . . . . . . . . . . . . 662 3.4.1 Autonomie des dommages-intérêts punitifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 662 3.4.2 Critères encadrant l’octroi de dommages-intérêts punitifs . . . . . . . . . . . 663 3.4.3 Application des principes au pourvoi . . . . . . 663 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 664 INTRODUCTION Nombreuses sont les publicités dont les titres accrocheurs nous suggèrent de prendre le volant d’un véhicule automobile primé, de céder au confort d’un ameublement flambant neuf ou, encore, de s’envoler pour séjourner dans une destination paradisiaque. Mais dans quelle mesure ces publicités sont-elles légales ? Quelles sont les limites, s’il en est, à ne pas franchir dans la promotion de ces offres ? Le 28 février 2012, la Cour suprême du Canada a rendu une décision d’importance en la matière, dans l’affaire Richard c. Time Inc.1. Dans cette décision, l’une des rares où le plus haut tribunal du pays décortique des dispositions de la Loi sur la protection du consommateur2 (la « L.p.c. »), la Cour a établi certaines balises dans le cadre des représentations effectuées par les entreprises. Pour les fins de cet exposé, nous récapitulerons les faits à l’origine de cette affaire, les décisions des instances inférieures, ainsi que les enseignements de la Cour suprême du Canada. 1. RAPPEL DES FAITS Les faits à l’origine du litige remontent à 1999. À l’époque, l’appelant, Jean-Marc Richard (« Richard »), dont la langue maternelle est le français, avait reçu par courrier un « Avis officiel du concours Sweepstakes » rédigé en anglais (le « Document ») de la part de Time Inc. et Time Consumer Marketing Inc. (collectivement « Time »). 1.1 Facture visuelle ! ... et contenu du document Le Document reçu par Richard prenait la forme d’une lettre signée par une certaine Elizabeth Matthews, laquelle était identifiée comme la directrice du programme « Sweepstakes » de Time. 1. Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8. 2. Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., ch. P 40.1 (ci-après la « L.p.c. »). 643 644 Les Cahiers de propriété intellectuelle De manière générale, le Document combinait des phrases personnalisées écrites en majuscules et caractères gras, rédigées sous forme exclamative, à des phrases rédigées en caractères plus petits sous forme conditionnelle. Aux fins d’illustration, voici un extrait du Document : [Traduction] Si vous détenez le coupon de participation gagnant du Gros Lot et le retournez à temps, et si vous répondez correctement à une question de connaissances générales, nous confirmerons que NOUS AVONS EU L’AUTORISATION DE REMETTRE À M. JEAN-MARC RICHARD LA SOMME DE 833 337 $ EN ARGENT COMPTANT !3 Le Document attribuait également à Richard un « numéro de réclamation du prix », lequel devait servir à des fins d’identification lors de la validation des inscriptions au concours. En effet, au verso du Document étaient indiqués en caractères gras et en majuscules divers avantages dont pourrait bénéficier Richard s’il validait son inscription ou s’abonnait au magazine Time, lesquels avantages incluaient un prix additionnel de 100 000 $, un appareil et un album photo. En sus du Document, Richard avait également reçu un coupon de participation ainsi qu’une enveloppe de retour, sur laquelle figurait le règlement du concours en petits caractères. Le coupon de participation offrait aussi la possibilité de s’abonner au magazine Time pour une période de sept mois à deux ans. Le règlement du concours indiquait quant à lui qu’un numéro gagnant avait été présélectionné par ordinateur et que son détenteur ne pourrait toucher le gros lot que s’il retournait le coupon de participation dans le délai fixé, en plus de répondre à une question de connaissances générales. Dans l’éventualité où le détenteur du numéro gagnant présélectionné ne retournerait pas le coupon de participation dans ce délai, alors le gros lot serait tiré aléatoirement parmi toutes les personnes ayant retourné le coupon de participation et chaque participant aurait alors une chance de gagner sur 120 millions. 1.2 Et le grand gagnant est... Lors de la réception du Document, Richard l’a lu deux fois attentivement afin de s’assurer de bien en comprendre la teneur. Au 3. Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 7. L’arrêt Richard c. Time Inc. 645 terme de ces lectures, Richard en est venu à la conclusion qu’il venait de gagner la somme de 833 337 $. Toutefois, par mesure de précaution, Richard a présenté le Document à un collègue de travail dont la langue maternelle était l’anglais, afin que celui-ci lui en valide la signification. Après lecture du Document, le collègue de Richard lui a confirmé qu’il venait de gagner le grand prix. Ainsi, persuadé qu’il était sur le point de toucher la coquette somme de 833 337 $, Richard a aussitôt retourné le coupon de participation et, ce faisant, s’est abonné pour deux ans au magazine Time. À noter que cet abonnement donnait également le droit de recevoir gratuitement un appareil et un album photo, comme mentionné au verso du Document. 1.3 Quand le gros lot se fait attendre Quelque temps plus tard, Richard a reçu l’appareil et l’album photo, ainsi que des numéros du magazine Time à intervalles réguliers, mais non le chèque tant attendu de 833 337 $. De ce fait, Richard a décidé de contacter la signataire du Document, Elizabeth Matthews, mais en vain. Finalement, après plusieurs tentatives, Richard a réussi à parler avec un représentant de Time, qui lui a appris qu’il ne recevrait aucun chèque, puisque le Document constituait une simple invitation à participer au concours et qu’au surplus, il ne portait pas le numéro gagnant du tirage. Par la même occasion, Richard a appris qu’Elizabeth Matthews n’existait pas ; il s’agissait plutôt d’un nom de plume utilisé à des fins publicitaires. 2. HISTORIQUE JUDICIAIRE Dans ces circonstances, Richard a intenté un recours à l’encontre de Time. 2.1 Cour supérieure4 Le 29 septembre 2010, Richard a déposé une requête introductive d’instance auprès de la Cour supérieure du Québec. 4. Richard c. Time Inc., 2007 QCCS 3390. 646 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.1 Volet contractuel D’abord, Richard demandait à la Cour supérieure du Québec de le déclarer gagnant du prix de 833 337 $. Selon lui, le Document constituait une offre de contracter au sens du Code civil du Québec5 (ci-après le « C.c.Q. »), offre qu’il avait acceptée en retournant le coupon de participation. En conséquence, Richard demandait à la Cour supérieure d’ordonner à Time de lui fournir la question de connaissances générales et de lui verser le montant du gros lot. La Cour supérieure, sous la plume de la juge Carol Cohen, a toutefois conclu qu’aucun contrat n’était intervenu entre les parties et, de ce fait, a refusé d’ordonner le paiement du prix réclamé6. 2.1.2 Pratiques de commerce interdites À titre subsidiaire, Richard demandait à la Cour supérieure de condamner Time à des dommages-intérêts compensatoires et punitifs correspondant à la valeur du gros lot, laquelle réclamation était fondée sur des violations des articles 219, 228 et 238 L.p.c., lesquels se lisent comme suit : 219. Aucun commerçant, fabricant ou publicitaire ne peut, par quelque moyen que ce soit, faire une représentation fausse ou trompeuse à un consommateur. [...]. 228. Aucun commerçant, fabricant ou publicitaire ne peut, dans une représentation qu’il fait à un consommateur, passer sous silence un fait important. [...]. 238. Aucun commerçant, fabricant ou publicitaire ne peut faussement, par quelque moyen que ce soit : a) prétendre qu’il est agréé, recommandé, parrainé, approuvé par un tiers, ou affilié ou associé à ce dernier ; 5. Art. 1338, Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (ci-après le « C.c.Q. »). 6. « The document contains no clear contractual obligations by Time to pay the $833 337 – it is neither an unconditional offer to contract nor an unconditional promise to pay $833,337. On the contrary, each time the document states (or rather, shouts in bold, black letters) that Mr. Richard has won a cash prize of $833 337, this statement is somewhere made conditional, in much smaller letters and with ambiguous wording, upon him “having and returning” the Grand Prize winning “entry”. » Richard c. Time Inc., précitée, note 4, par. 30. L’arrêt Richard c. Time Inc. 647 b) prétendre qu’un tiers recommande, approuve, agrée ou parraine un bien ou un service ; c) déclarer comme sien un statut ou une identité.7 [Les italiques sont nôtres.] Selon la Cour supérieure, la facture générale du Document donnait l’impression que Richard avait gagné le gros lot, ce qui constituait une représentation fausse ou trompeuse au sens de la L.p.c. De plus, de l’avis de la Cour, le Document contenait deux fausses représentations, à savoir : i) le fait que Time n’avait pas dévoilé à Richard qu’il se pouvait qu’il ne soit pas le gagnant du gros lot ou, à tout le moins, cette information était « [Traduction] submergée dans une mer de renseignements »8 et ii) l’identité de la signataire du Document. Fait important, la Cour a précisé qu’elle n’avait pas à déterminer si le contenu du Document avait bel et bien trompé Richard ; pour conclure qu’une représentation commerciale constitue une pratique interdite par la L.p.c., il suffit que le tribunal constate que le consommateur moyen, c’est-à-dire un consommateur crédule et inexpérimenté, peut être induit en erreur. Ainsi, selon la juge Cohen, la stratégie publicitaire de Time comprenait des pratiques interdites au sens de la L.p.c., ce qui donnait ouverture aux sanctions civiles prévues à l’article 272 de cette même loi. 2.1.3 Dommages La juge Cohen a d’abord estimé que la preuve au dossier démontrait que Richard avait subi des dommages moraux (troubles de sommeil et embarras auprès de son entourage), à la suite du refus de Time de lui verser le gros lot. La juge Cohen a alors fixé à 1 000 $ la valeur des dommages moraux subis par Richard. La juge Cohen a ensuite affirmé qu’il était opportun dans la présente affaire de condamner Time à des dommages-intérêts punitifs en sus des dommages-intérêts compensatoires. Sur la question du quantum des dommages-intérêts punitifs, la Cour a ajouté que l’article 1621 C.c.Q. prescrit de tenir compte de l’ensemble des 7. Art. 219, 228 et 238 L.p.c. 8. Richard c. Time Inc., précitée, note 4, par. 39. 648 Les Cahiers de propriété intellectuelle circonstances, incluant la situation patrimoniale du débiteur et la gravité de la faute commise9. Sur la base de ces principes, la Cour supérieure, exerçant sa discrétion judiciaire, a fixé à 100 000 $ le quantum des dommages-intérêts punitifs, montant correspondant à la valeur du « prix additionnel » auquel Richard aurait eu droit s’il avait détenu le numéro gagnant et retourné le coupon de participation à l’intérieur d’un délai prescrit. 2.2 Cour d’appel10 Insatisfaite du jugement, Time a porté la cause en appel, demandant la réformation complète du jugement de première instance et le rejet de l’action. Richard s’est quant à lui porté appelant incident, plaidant que les parties étaient liées par contrat et que Time avait l’obligation de lui verser le plein montant du prix promis ou, à tout le moins, un montant équivalent à titre de dommages moraux et punitifs. 2.2.1 Appel incident La Cour d’appel, sous la plume du juge Jacques Chamberland, a d’abord rejeté le pourvoi incident de l’appelant quant au paiement du prix, estimant que le Document ne constituait qu’une invitation à participer au concours et qu’aucun contrat n’avait été conclu entre les parties. 2.2.2 Appel principal La Cour d’appel du Québec a ensuite accueilli l’appel principal formé par Time. En premier lieu, la Cour d’appel a précisé que la L.p.c. était applicable en l’espèce, puisque, selon elle, la commission d’une pratique interdite n’est pas subordonnée à la conclusion d’un contrat. 9. Quant au premier aspect, à savoir la valeur patrimoniale du débiteur, la juge Cohen a affirmé que la méthode publicitaire préconisée par Time lui était fort lucrative. Quant au second aspect, la juge Cohen a estimé que Time avait violé les obligations que lui imposaient non seulement la L.p.c., mais également la Charte de la langue française, L.R.Q., ch. C-11. Or, selon la Cour supérieure, une telle contravention à la Charte de la langue française pouvait être prise en considération dans l’évaluation du quantum des dommages-intérêts punitifs octroyés en vertu de la L.p.c. Voir Richard c. Time Inc., précitée, note 4, par. 63 et s. 10. Time inc. c. Richard, 2009 QCCA 2378. L’arrêt Richard c. Time Inc. 649 Ensuite, la Cour d’appel a jugé que le Document ne contrevenait pas aux dispositions de la L.p.c. D’abord, selon le juge Chamberland, Time n’avait pas violé l’article 228 L.p.c. en omettant d’écrire clairement sur le Document que Richard pouvait ne pas être le gagnant du gros lot : [i]l s’agit d’un sweepstake où, par définition, il n’y a que quelques numéros gagnants, tous les autres étant par conséquent des numéros perdants sans qu’il soit nécessaire, selon moi, de le préciser davantage. [...]. Si ce message est clair [...] on ne peut pas, selon moi, reprocher aux appelantes d’avoir passé sous silence un fait important en ne mentionnant pas la possibilité que le numéro détenu par le destinataire de la documentation ne soit pas le numéro gagnant.11 [Les italiques sont nôtres.] De plus, selon la Cour d’appel, l’utilisation du nom d’une personne fictive comme signataire du Document, en l’occurrence Elizabeth Matthews, ne violait pas l’article 238 L.p.c. : [i]l est interdit au commerçant de se présenter, faussement, sous une identité qui n’est pas la sienne. Ici, la documentation émane des appelantes, elle est transmise aux consommateurs par les appelantes, et le sweepstake est le leur. Personne n’est induit en erreur. Le fait que les appelantes utilisent un nom de plume pour « personnaliser » leur envoi postal ne contrevient pas, selon moi, à la L.p.c.12 [Les italiques sont nôtres.] Finalement, le juge Chamberland a exprimé son désaccord avec l’opinion de la juge Cohen selon laquelle le Document contenait des représentations fausses ou trompeuses, contrairement aux prescriptions de l’article 219 L.p.c. La Cour d’appel s’est en effet dite incapable de conclure que le Document était susceptible de laisser, chez le consommateur « moyennement intelligent, moyennement sceptique et moyennement curieux »13, l’impression générale que le destinataire était le gagnant du gros lot mentionné : [i]l me semble que le consommateur moyen, peu importe sa langue, sait que l’argent ne tombe pas du ciel. Qui croirait avoir gagné près d’un million de dollars américains à une loterie dont 11. Ibid., par. 28. 12. Time inc. c. Richard, précitée, note 10, par. 29. 13. Ibid., par. 50. 650 Les Cahiers de propriété intellectuelle il ignorait jusqu’alors l’existence et pour laquelle il n’a pas acheté de billet ?14 Certes, les titres accrocheurs du Document pouvaient initialement donner l’impression que Richard venait de gagner le gros lot, mais, de l’avis de la Cour d’appel, une lecture attentive du Document suffisait pour dissiper cette impression. Pour ces motifs, la Cour d’appel a cassé la condamnation de Time à des dommages-intérêts compensatoires et punitifs. Insatisfait de cette conclusion, Richard a porté ce jugement en appel, devant le plus haut tribunal du pays. 3. DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA15 En Cour suprême, Richard demandait de déterminer si les intimées, en lui envoyant le Document, s’étaient livrées à une pratique interdite par la L.p.c. et, dans l’affirmative, si Richard avait le droit d’obtenir des dommages-intérêts compensatoires et punitifs en vertu de l’article 272 L.p.c. Pour statuer sur ces questions, le plus haut tribunal du pays a dû préciser les paramètres qui permettent d’évaluer le caractère faux ou trompeur d’une représentation commerciale et les conditions d’ouverture des recours prévus à l’article 272 L.p.c. La Cour suprême s’est également penchée sur la possibilité de réclamer des mesures de réparation contractuelles, ainsi que des dommagesintérêts compensatoires et des dommages-intérêts punitifs, en pareilles circonstances. 3.1 Représentation fausse ou trompeuse : méthode d’analyse Avant d’exposer la méthode appropriée pour évaluer le caractère faux ou trompeur d’une représentation, la Cour suprême du Canada a jeté les bases de son analyse en rappelant les objectifs généraux du droit de la consommation moderne et ses origines, au Québec et au Canada16. 14. Ibid., par. 41. 15. Richard c. Time Inc., précitée, note 1. 16. Ibid., par. 34 et s. L’arrêt Richard c. Time Inc. 651 3.1.1 Objectifs généraux du droit de la consommation Soulignant les inquiétudes apparues au sujet de la vulnérabilité du consommateur, la Cour suprême a rappelé que l’intervention du législateur québécois dans ce domaine a initialement été inspirée par la recherche d’un modèle fondé sur un régime d’ordre public dérogeant aux règles traditionnelles du droit commun17. Quant à la publicité fausse ou trompeuse, plus particulièrement, la Cour a affirmé que les mesures destinées à protéger le consommateur contre ces pratiques constituent l’une des manifestations de la volonté des corps législatifs de se distancier de la maxime caveat emptor, qui signifie « que l’acheteur prenne garde », et d’adopter plutôt la maxime caveat venditor (« que le vendeur prenne garde »)18. Ainsi, il appartiendrait au commerçant, au fabricant ou au publicitaire de s’assurer de la véracité de l’information transmise au consommateur. 3.1.2 Évaluation de l’impression générale et du sens littéral des termes employés La Cour a ensuite décortiqué le libellé de l’article 218 L.p.c., lequel précise la manière d’évaluer si une représentation est fausse ou trompeuse : [p]our déterminer si une représentation constitue une pratique interdite, il faut tenir compte de l’impression générale qu’elle donne et, s’il y a lieu, du sens littéral des termes qui y sont employés.19 [Les italiques sont nôtres.] Eu égard à la signification de l’expression « sens littéral des mots qui y sont employés », ceci ne pose pas de problème d’interprétation, selon la Cour : [cette expression] reconnaît simplement que chaque mot contenu dans une représentation doit être interprété selon son sens ordinaire. Cette partie du texte de l’article 218 L.p.c. vise à interdire aux commerçants de soulever une défense basée sur une signification subtile, technique ou alambiquée d’un mot utilisé dans une représentation.20 17. 18. 19. 20. Ibid., par. 39. Ibid., par. 43. Art. 218 L.p.c. Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 47. 652 Les Cahiers de propriété intellectuelle Quant à la notion d’« impression générale », elle requiert davantage d’explications selon la Cour. Dégageant l’interprétation dominante en jurisprudence21 et confirmant sur ce point les jugements rendus par les tribunaux inférieurs dans ce litige, la Cour a confirmé le caractère in abstracto de l’analyse qui doit être effectuée. Autrement dit, il faut faire abstraction des attributs personnels du consommateur dans l’analyse d’une représentation, et le fait qu’elle ait causé ou non un préjudice à un ou plusieurs consommateurs n’est pas pertinent22. La Cour a également examiné la manière dont les tribunaux doivent apprécier l’impression générale donnée par une représentation. Elle a notamment analysé le poids respectif qui doit être accordé au texte de la représentation, à sa facture visuelle et au contexte général. À cet égard, la Cour a davantage adopté la position soutenue par Richard à l’effet qu’il faut attacher une importance au contexte d’une représentation : [l]’analyse requise par cette disposition doit prendre en considération l’ensemble de la publicité plutôt que de simples bribes de son contenu. Toutefois, la méthode d’analyse prescrite par l’article 218 L.p.c. s’oppose tout autant à un décorticage minutieux du texte d’une publicité aux fins de déterminer si l’impression générale qu’elle donne est fausse ou trompeuse. En effet, les tribunaux ne doivent pas aborder une publicité écrite comme un contrat commercial, c’est-à-dire la lire plusieurs fois, en s’attachant à tous ses détails pour en comprendre toutes les subtilités. Une seule lecture d’ensemble devrait suffire pour apprécier l’impression générale donnée par une publicité écrite. Cette impression générale permettra alors de déterminer si une représentation faite par un commerçant constitue une pratique interdite. En somme, à notre avis, l’article 218 L.p.c. pose le critère de la première impression. En ce qui concerne la publicité fausse ou trompeuse, l’impression générale est celle qui se dégage après un premier contact complet avec la publicité, et ce, à l’égard tant de 21. Voir Québec (Procureur général) c. Distribution Canovex Inc., [1996] J.Q. no 5302 ; Option Consommateurs c. Brick Warehouse, l.p., 2011 QCCS 569 ; Tremblay c. Ameublements Tanguay inc., 2011 QCCS 3078, cités dans ibid., par. 49. 22. Ibid., par. 50. Cette approche serait notamment justifiée par le fait que la L.p.c. vise non seulement à réparer le tort causé à un consommateur, mais également à prévenir la diffusion de messages publicitaires faux ou trompeurs. L’arrêt Richard c. Time Inc. 653 sa facture visuelle que de la signification des mots employés. [...].23 [Les italiques sont nôtres.] Selon la Cour, cette méthode d’analyse ressemble à celle qui doit être appliquée en vertu de la Loi sur les marques de commerce24 afin de déterminer si une marque crée de la confusion25. Ces principes étant posés, la Cour a donc infirmé l’approche adoptée par la Cour d’appel du Québec dans l’analyse du Document. La Cour d’appel aurait en effet privilégié une approche qui substitue à la recherche de l’impression générale celle d’une « opinion après analyse » ; elle aurait ainsi erronément accordé une importance démesurée à certains extraits des représentations contenues dans le Document, se rapprochant davantage de la méthode classique d’analyse des contrats de droit civil. 3.1.3 Perspective du « consommateur moyen » La Cour suprême s’est ensuite penchée sur la perspective que les tribunaux doivent adopter pour évaluer l’impression générale donnée par une représentation. Comme l’a mentionné la Cour, la jurisprudence renvoie couramment au concept du « consommateur moyen », mais la question consiste à déterminer quel est exactement son degré de discernement. À ce sujet, la Cour a souligné qu’un faible degré de discernement est généralement accordé au consommateur moyen afin de respecter l’objectif des lois visant sa protection26. Se référant à nouveau au droit des marques de commerce, la Cour a souligné l’approche adoptée dans l’arrêt Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc.27, selon laquelle le consommateur moyen est « l’acheteur ordinaire pressé qui ne prête rien de plus qu’une attention ordinaire à ce qui lui saute aux yeux », et non celui « qui ne [remarque] jamais rien »28. Selon la Cour 23. Ibid., par. 56 et 57. 24. Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13. 25. « Le critère applicable est celui de la première impression que laisse dans l’esprit du consommateur ordinaire plutôt pressé la vue [de la marque], alors qu’il n’a qu’un vague souvenir des marques de commerce [antérieures] et qu’il ne s’arrête pas pour réfléchir à la question en profondeur, pas plus que pour examiner de près les ressemblances et les différences entre les marques. », Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, par. 20. 26. Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 65. 27. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22. 28. Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 56. 654 Les Cahiers de propriété intellectuelle suprême, le critère de l’impression générale prévu à l’article 218 L.p.c. doit être appliqué dans une perspective similaire, c’est-à-dire « celle d’un consommateur qui ne prête rien de plus qu’une attention ordinaire à ce qui lui saute aux yeux lors d’un premier contact avec une publicité »29. La Cour a ensuite effectué un survol de la jurisprudence québécoise concernant l’application du critère de l’impression générale30. Elle a souligné que le critère traditionnellement appliqué est celui de la personne « crédule » et « inexpérimentée », et ce, surtout depuis la décision Turgeon c. Germain Pelletier ltée31 : [l]es qualificatifs « crédule et inexpérimenté » expriment donc la conception du consommateur moyen qu’adopte la L.p.c. Cette description du consommateur moyen respecte la volonté législative de protéger les personnes vulnérables contre les dangers de certaines méthodes publicitaires. Le terme « crédule » reconnaît que le consommateur moyen est disposé à faire confiance à un commerçant sur la base de l’impression générale que la publicité qu’il reçoit lui donne. Cependant, il ne suggère pas que le consommateur moyen est incapable de comprendre le sens littéral des termes employés dans une publicité, pourvu que la facture générale de celle-ci ne vienne pas brouiller l’intelligibilité des termes employés.32 Sur la base de ces principes, la Cour a donc estimé que la Cour d’appel avait modifié à tort la norme du « consommateur moyen » et n’avait donc pas respecté l’objectif de protection de la L.p.c. En résumé, la Cour a défini la méthode appropriée pour évaluer le caractère faux ou trompeur d’une représentation comme suit : [a]insi, les tribunaux appelés à évaluer la véracité d’une représentation commerciale devraient procéder, selon l’article 218 L.p.c., à une analyse en deux étapes, en tenant compte, si la nature de la représentation se prête à une telle analyse, du sens 29. Ibid., par. 58. 30. Voir notamment P.G. du Québec c. Louis Bédard Inc., 1986 CarswellQue 981 ; Riendeau c. Brault & Martineau inc., [2010] R.J.Q. 507 ; Adams c. Amex Bank of Canada, [2009] R.J.Q. 1746 ; Marcotte c. Banque de Montréal, 2009 QCCS 2764 ; Marcotte c. Fédération des caisses Desjardins du Québec, 2009 QCCS 2743, cités dans ibid., par. 69 et 70. 31. Turgeon c. Germain Pelletier Ltée, [2001] R.J.Q. 291. 32. Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 71 et 72. L’arrêt Richard c. Time Inc. 655 littéral des mots employés par le commerçant : (1) décrire d’abord l’impression générale que la représentation est susceptible de donner chez le consommateur crédule et inexpérimenté ; (2) déterminer ensuite si cette impression générale est conforme à la réalité.33 [Les italiques sont nôtres.] 3.1.4 Application des principes au pourvoi Ces principes posés, la Cour a confirmé les conclusions de la juge de première instance à l’effet que le Document reçu par Richard contenait des représentations qui contrevenaient aux articles 219 (représentations fausses ou trompeuses) et 228 (omission d’un fait important) L.p.c. : [...] il est déraisonnable de présumer que le consommateur moyen connaît le langage particulier ou les règles du jeu d’un tel concours sur le bout de ses doigts et qu’il saisirait bien tous les éléments essentiels de la proposition faite à l’appelant en l’espèce. Le curieux assemblage d’affirmations et de restrictions que contient le Document n’est pas suffisamment clair et intelligible pour dissiper l’impression générale donnée par ses phrases prédominantes. Au contraire, il est hautement probable que le consommateur moyen conclurait que l’appelant détient le numéro gagnant et qu’il lui suffit de retourner le coupon-réponse pour que la procédure de réclamation puisse s’enclencher. D’ailleurs, le Document n’indique nulle part qu’un gagnant a été présélectionné et que l’appelant n’a reçu qu’un numéro de participation. Cette information se retrouve plutôt sur l’enveloppe de retour accompagnant le Document, qui définit très vaguement, en petits caractères, les modalités du tirage aléatoire.34 La Cour a toutefois confirmé les conclusions de la Cour d’appel à l’effet que le Document ne contenait aucune représentation fausse quant au statut ou à l’identité de Time et a considéré que le fait d’utiliser une personne fictive comme signataire du Document ne contrevenait pas à l’article 238 L.p.c. 33. Ibid., par. 78. 34. Ibid., par. 85. 656 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.2 Recours prévus à l’article 272 L.p.c. : conditions d’ouverture Cette conclusion que le Document contient des représentations qui contreviennent aux articles 219 et 228 L.p.c. a amené la Cour suprême à déterminer quelle était la réparation appropriée en l’espèce, en vertu de l’article 272 L.p.c. : 272. Si le commerçant ou le fabricant manque à une obligation que lui impose la présente loi, un règlement ou un engagement volontaire souscrit en vertu de l’article 314 ou dont l’application a été étendue par un décret pris en vertu de l’article 315.1, le consommateur, sous réserve des autres recours prévus par la présente loi, peut demander, selon le cas : a) l’exécution de l’obligation ; b) l’autorisation de la faire exécuter aux frais du commerçant ou du fabricant ; c) la réduction de son obligation ; d) la résiliation du contrat ; e) la résolution du contrat ; ou f) la nullité du contrat. sans préjudice de sa demande en dommages-intérêts dans tous les cas. Il peut également demander des dommages-intérêts punitifs.35 L’application de cette disposition a soulevé plusieurs questions devant la Cour suprême ; un résumé de ces éléments s’impose donc. 3.2.1 Article 272 L.p.c. et pratiques interdites visées par le titre II de la L.p.c. Avant toute chose, il convient de rappeler que l’article 272 L.p.c. vise essentiellement à sanctionner la violation de deux types d’obligations : 35. Art. 272 L.p.c. L’arrêt Richard c. Time Inc. i. 657 Les obligations contractuelles de source légale (principalement visées par le titre I de la L.p.c.) ; et ii. Les obligations précontractuelles de source légale liées aux pratiques interdites (visées par le titre II de la L.p.c.)36. Or, Time soutenait que l’article 272 L.p.c. ne s’appliquait pas aux contraventions des prescriptions du titre II de la L.p.c., et ce, en dépit des récentes conclusions de la Cour d’appel du Québec37. En d’autres termes, Time soutenait que l’article 272 L.p.c. ne s’appliquait pas en l’espèce, puisque les articles 219 et 228 L.p.c. auxquels elle avait contrevenu tombaient sous le titre II de la Lp.c. Après une analyse de la doctrine en la matière38 et en particulier des propos de la professeure Pauline Roy39, la Cour suprême a rejeté la prétention de Time. Selon le plus haut tribunal du pays, une lecture textuelle de l’article 272 L.p.c. commande la prise en compte de toutes les obligations qui incombent aux commerçants ou aux fabricants en vertu de cette loi ; « cela comprend sans aucun doute les obligations contenues au titre II de la loi qui portent sur les pratiques de commerce »40. Ayant répondu à cette première question, le plus haut tribunal du pays s’est ensuite penché sur les conditions d’application des sanctions prévues à l’article 272 L.p.c., et plus particulièrement sur l’intérêt juridique pour agir en vertu de cette disposition. 36. Contrairement aux obligations imposées en vertu du titre I de la loi, qui régissent la phase contractuelle, les interdictions relatives à certaines pratiques de commerce réglementent la phase précontractuelle en imposant aux commerçants et aux fabricants un devoir de loyauté et une obligation d’information au cours de la période précédant la formation du contrat, Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 114. 37. Brault & Martineau inc. c. Riendeau, 2010 QCCA 366. 38. Voir notamment LEBEAU (François), « La publicité et la protection des consommateurs », (1981) 41 Revue du Barreau 1016, 1039 ; DUMAIS (Claude-René), « Une étude des tenants et aboutissants des articles 271 et 272 de la Loi sur la protection du consommateur », (1985) 26 Cahiers de droit 763, cités dans Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 95. 39. ROY (Pauline), « Les dommages exemplaires en droit québécois : instrument de revalorisation de la responsabilité civile », thèse de doctorat (1995), citée dans ibid., par. 96. 40. Ibid., par. 98. 658 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.2.2 Intérêt juridique pour agir L’article 272 L.p.c. prévoit que « le consommateur, sous réserve des autres recours prévus par la présente loi, peut demander [...] »41. Mais qui est le consommateur visé par cet article ? Ce consommateur est-il nécessairement une personne physique engagée dans une relation contractuelle avec un commerçant ou un fabricant ? En fait, la L.p.c. ne définit pas expressément le consommateur comme étant une personne physique ayant conclu un contrat régi par la loi. Tout au plus, la L.p.c. prévoit-elle que le consommateur est « une personne physique, sauf un commerçant qui se procure un bien ou un service pour les fins de son commerce »42. Dans ces circonstances, et selon une interprétation large et libérale de la L.p.c., Richard soutenait qu’un lien contractuel n’est pas nécessaire pour reconnaître l’intérêt juridique du consommateur aux fins d’une réclamation basée sur l’article 272 L.p.c. Toutefois, selon la Cour suprême, « même un principe d’interprétation large et libérale de la L.p.c. ne saurait justifier l’oubli des règles qu’elle édicte, afin d’encadrer son application »43. L’une de ces règles est contenue à l’article 2 L.p.c., lequel prévoit que « [l]a présente loi s’applique à tout contrat conclu entre un consommateur et un commerçant dans le cours des activités de son commerce et ayant pour objet un bien ou un service »44 [les italiques sont nôtres]. Selon le plus haut tribunal du pays, cette disposition « pose le principe fondamental que l’existence d’un contrat de consommation représente la condition nécessaire à l’application de la loi [...] »45. En l’espèce, la Cour suprême a précisé qu’il s’était à tout le moins conclu un contrat d’abonnement à la revue Time, lequel était un contrat régi par la L.p.c. Dans ces circonstances, Richard avait l’intérêt requis pour intenter des procédures contre les intimées en vertu de l’article 272 L.p.c. Il est permis de se demander si les conclusions de la Cour auraient été au même effet en l’absence d’un contrat d’abonnement et si Richard avait uniquement participé au concours. 41. 42. 43. 44. 45. Art. 272 L.p.c. Ibid., al. 1e). Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 104. Art. 2 L.p.c. Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 104. L’arrêt Richard c. Time Inc. 659 3.3 Mesures de réparation disponibles en vertu de l’article 272 L.p.c. Les mesures de réparation prévues à l’article 272 L.p.c. sont de deux ordres, à savoir : i) les mesures de réparation contractuelles, ainsi que ii) les dommages-intérêts compensatoires et punitifs. La question des dommages-intérêts punitifs a néanmoins fait l’objet d’une analyse distincte de celle des mesures de réparation contractuelles et des dommages-intérêts compensatoires ; nous aborderons donc ces aspects en suivant cette structure du jugement de la Cour suprême dans les prochains développements. 3.3.1 Mesures de réparation contractuelles Comme mentionné plus haut, la nature des obligations dont la violation peut être sanctionnée par le biais de l’article 272 L.p.c. est essentiellement de deux ordres : i. Les obligations contractuelles de source légale (principalement visées par le titre I de la L.p.c.) ; et ii. Les obligations précontractuelles de source légale liées aux pratiques interdites (visées par le titre II de la L.p.c.). En principe, la preuve de la violation de l’une de ces obligations permet au consommateur, sans exigence additionnelle, d’obtenir l’une des mesures de réparation contractuelles prévues à l’article 272 L.p.c. Le recours prévu à l’article 272 L.p.c. est ainsi fondé sur la prémisse que toute violation d’une obligation imposée par la loi entraîne l’application d’une présomption absolue de préjudice pour le consommateur. Toutefois, se basant sur un certain courant jurisprudentiel46, Time affirmait que les mesures de réparation contractuelles prévues à l’article 272 L.p.c., en ce qui a trait aux pratiques interdites visées par le titre II de la L.p.c., ne sont ouvertes au consommateur que s’il démontre l’effet dolosif d’une illégalité. Ainsi, suivant cette approche, le tribunal ne pourrait pas accorder au consommateur l’une des mesures de réparation contractuelles prévues à l’article 272 L.p.c. si un commerçant, après avoir diffusé une publicité trompeuse au cours de la phase précontractuelle, corrige l’information auprès du 46. Voir Ata c. 9118-8169 Québec inc., 2006 QCCS 3777, citée dans ibid., par. 115. 660 Les Cahiers de propriété intellectuelle consommateur dans les instants précédant la conclusion du contrat47. Le plus haut tribunal du pays a toutefois rejeté cette position, notamment parce qu’elle « sous-estime l’influence possible des publicités trompeuses sur la décision du consommateur de s’engager dans une relation contractuelle avec un commerçant »48. De l’avis de la Cour, cette conception de l’« effet dolosif » est trop restrictive pour permettre au recours prévu à l’article 272 L.p.c. d’atteindre ses objectifs, « car elle ne traduit pas fidèlement la façon dont les consommateurs sont souvent invités à donner leur consentement en cette matière »49. Par conséquent, pour avoir accès aux mesures de réparation contractuelles prévues à l’article 272 L.p.c. en matière de pratiques interdites, le consommateur n’a pas à prouver le dol et ses conséquences selon les règles ordinaires du droit civil50. De ce fait, tout manquement à une obligation imposée par la loi entraîne l’application d’une présomption absolue de préjudice pour le consommateur. 3.3.2 Dommages-intérêts compensatoires Par ailleurs, en cas de contravention par un commerçant ou un fabricant à une obligation visée par l’article 272 L.p.c., le consommateur peut demander au tribunal de lui accorder des dommagesintérêts compensatoires. Time soutenait que ce recours en dommages-intérêts compensatoires est accessoire à l’octroi de l’une des mesures de réparation contractuelles prévues à l’article 272 L.p.c. La Cour suprême a cependant rejeté cet argument, puisque le texte de cet article 47. 48. 49. 50. Ibid., par. 116. Ibid., par. 117. Ibid. La Cour suprême s’est brièvement penchée sur l’interaction entre les articles 272 et 253 L.p.c. Plus particulièrement, le plus haut tribunal du pays s’est penché sur la portée de la présomption de dol établie par l’article 253 L.p.c. et de son incidence sur l’article 272 L.p.c. De l’avis de la Cour, il n’existe pas de relation directe entre ces deux dispositions législatives : « chacune d’entre elles joue son rôle propre dans la réalisation des objectifs sociaux et juridiques visés par le législateur ». La présomption de dol établie par l’article 253 L.p.c. accorde une protection additionnelle au consommateur dans des situations où il ne souhaite pas ou ne peut pas exercer un recours en vertu de l’article 272 L.p.c. Voir ibid., par. 132. L’arrêt Richard c. Time Inc. 661 précise explicitement ce qui suit : « sans préjudice de sa demande en dommages-intérêts dans tous les cas ». De l’avis de la Cour : [c]ette expression, qui ne souffre d’aucune ambiguïté, signifie que le recours en dommages-intérêts, qu’il soit de nature contractuelle ou extracontractuelle, est autonome par rapport aux mesures de réparation contractuelles [...] de l’article 272 [de la L.p.c.].51 3.3.3 Application des principes au pourvoi En l’espèce, Richard n’avait demandé aucune mesure de réparation contractuelle en vertu de l’article 272 L.p.c. Son recours visait plutôt à obtenir l’équivalent de 1 000 000 $ en dommages-intérêts ; cette somme englobait essentiellement des dommages-intérêts punitifs et, de façon accessoire, une réclamation en dommages-intérêts compensatoires de nature extracontractuelle (fondée sur les pratiques interdites visées par le titre II de la L.p.c.). Dans ces circonstances, la Cour suprême a d’abord déterminé si, conformément aux principes dégagés ci-dessus, Richard avait démontré la responsabilité extracontractuelle des intimées : [p]our établir la responsabilité extracontractuelle des intimées, l’appelant doit démontrer qu’elles ont commis une pratique interdite. Il lui faut ensuite prouver qu’il a pris connaissance de la représentation constituant une pratique interdite avant la formation, la modification ou l’exécution du contrat et qu’il existe une proximité suffisante entre la représentation et le bien ou le service visé par le contrat. La présomption absolue de préjudice découlera de la preuve de ces éléments et la responsabilité extracontractuelle des intimées se trouvera alors engagée pour l’application de l’article 272 L.p.c.52 Selon le plus haut tribunal du pays, la preuve de ces éléments avait été établie : i. Commission d’une pratique interdite : les intimées ont contrevenu aux articles 219 et 228 L.p.c. ; 51. Ibid., par. 125. 52. Ibid., par. 141. 662 Les Cahiers de propriété intellectuelle ii. Prise de connaissance de la représentation constituant une pratique interdite : l’appelant s’est abonné au magazine Time après avoir lu le Document ; iii. Proximité suffisante entre la représentation et le bien ou le service visé par le contrat : il existe une proximité entre le contenu du Document et le magazine Time. Le Document en fait directement la promotion et Richard ne se serait pas abonné au magazine Time s’il n’avait pas lu le Document renfermant des représentations fausses et trompeuses. La Cour suprême a ensuite précisé qu’aux fins de l’application de l’article 272 L.p.c., cette conclusion signifie que le Document est réputé avoir eu un effet dolosif sur la décision de Richard de s’abonner au magazine Time et, conséquemment, le comportement de Time constitue une faute civile. Aussi, puisque Time n’a pas su démontrer que la juge de première instance avait erré dans son appréciation de la preuve ou dans l’application des principes juridiques à l’égard de sa responsabilité et du quantum des dommages, la Cour suprême a accueilli l’appel afin de rétablir ce volet du jugement de première instance. Richard s’est donc vu accorder la somme de 1 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires. 3.4 Dommages-intérêts punitifs En dernière analyse, la Cour suprême a précisé les principes relatifs à la recevabilité d’un recours en dommages-intérêts punitifs intenté en vertu de l’article 272 L.p.c. et à la fixation du montant de ces dommages-intérêts. 3.4.1 Autonomie des dommages-intérêts punitifs D’emblée, la Cour suprême a précisé qu’à l’instar des conclusions relatives aux dommages-intérêts compensatoires, une demande en dommages-intérêts punitifs formulée en vertu de l’article 272 L.p.c. comporte également un caractère autonome. La Cour a indiqué que « le consommateur qui exerce un recours prévu à l’article 272 de la L.p.c. a le choix de demander à la fois des réparations contractuelles, des dommages-intérêts compensatoires et des dommagesintérêts punitifs ou de ne réclamer que l’une de ces mesures »53. 53. Ibid., par. 145. L’arrêt Richard c. Time Inc. 663 3.4.2 Critères encadrant l’octroi de dommages-intérêts punitifs Ceci étant dit, puisque l’article 272 L.p.c. n’établit aucune règle encadrant l’attribution de tels dommages hormis la preuve d’une contravention à la loi, la Cour s’est rapportée à l’article 1621 C.c.Q. À la lumière des objectifs de la L.p.c. et des comportements que cette loi vise à dissuader, la Cour suprême a ensuite mentionné que la L.p.c. vise, entre autres choses, à rétablir l’équilibre dans les relations contractuelles entre les commerçants et les consommateurs, en plus d’éliminer les pratiques déloyales et trompeuses susceptibles de fausser l’information dont dispose le consommateur. Aux fins de la détermination d’un critère d’évaluation, la Cour a analysé les divergences jurisprudentielles au sujet des critères d’octroi de dommages-intérêts punitifs sous le régime de la L.p.c. et l’incertitude qui règne à cet égard54. D’une part, la Cour a constaté que la démonstration d’une conduite intentionnelle, empreinte de mauvaise foi, d’une faute lourde ou de comportements similaires impose un fardeau trop lourd aux consommateurs et ne respecte pas les objectifs de la L.p.c. D’autre part, le simple constat d’un manquement à une obligation imposée par la L.p.c. constitue, de l’avis de la Cour, une application trop stricte et automatique de la L.p.c. Sur la base de ces principes, la Cour a décidé de fixer le critère suivant, dans le cadre de la L.p.c. : [l]e tribunal appelé à décider s’il y a lieu d’octroyer des dommages-intérêts punitifs devrait apprécier non seulement le comportement du commerçant avant la violation, mais également le changement (s’il en est) de son attitude envers le consommateur, et les consommateurs en général, après cette violation.55 3.4.3 Application des principes au pourvoi En l’espèce, la Cour a conclu que le Document avait été conçu expressément de manière à tromper son destinataire et qu’il s’agissait « de violations intentionnelles et calculées »56. De plus, rien dans la preuve n’indiquait que Time avait pris des mesures correctives afin de rendre ses publicités claires ou conformes aux exigences de la L.p.c. 54. Ibid., par. 163 et s. 55. Ibid., par. 178. 56. Ibid., par. 183. 664 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour suprême a néanmoins estimé que la juge de première instance avait commis des erreurs sérieuses dans l’évaluation du quantum des dommages-intérêts punitifs57. Considérant, d’une part, la conduite grave et délibérée de Time, l’absence de mesures correctives et le caractère minime de la condamnation à des dommages-intérêts compensatoires, mais également, d’autre part, l’impact limité de la faute de Time et l’attitude qu’avait adoptée Richard dans le cadre de ce litige58, la Cour a révisé le montant des dommages-intérêts punitifs à 15 000 $. CONCLUSION La décision de la Cour suprême dans l’arrêt Richard c. Times a confirmé que les commerçants, fabricants et publicitaires ne peuvent, au moyen de petits caractères ou d’un autre texte semblable, limiter leur responsabilité en infirmant l’impression générale qui se dégage d’une représentation commerciale non conforme à la réalité. La première impression qui s’en dégage doit être véridique, même si certains éléments peuvent tout de même faire l’objet de précisions. À la lecture de cet arrêt, force est de constater que le degré de discernement qui a été imputé au consommateur moyen par la Cour suprême n’est pas très élevé. On peut certes voir dans cette approche la volonté de respecter l’intention du législateur de protéger les consommateurs et de favoriser leur confiance à l’égard de la publicité. Suite à l’arrêt Richard c. Times, les entreprises devront plus que jamais faire preuve de prudence et éviter de faire miroiter de faux avantages ou occulter des faits importants concernant leurs offres. De telles pratiques comportent le risque de se voir condamné au paiement de dommages-intérêts punitifs, même en l’absence de dommages-intérêts compensatoires et dont le montant pourrait être substantiel advenant des recours collectifs. 57. Entre autres choses, de l’avis de la Cour suprême, la juge Cohen avait considéré à tort les violations de Time à la Charte de la langue française, alors qu’il s’agit d’une loi distincte qui possède des objectifs législatifs distincts et dont les violations sont sanctionnées par ses propres recours. 58. « L’attitude de l’appelant n’est donc pas étrangère aux dimensions que ce litige a fini par prendre », Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 211. L’arrêt Richard c. Time Inc. 665 Bien que la Cour suprême ait uniquement examiné la L.p.c. dans le cadre de cet arrêt, il y a lieu de croire que celui-ci aura une incidence au-delà des frontières du Québec en ce qui concerne la manière d’apprécier les représentations commerciales effectuées par les entreprises, notamment en vertu de la Loi sur la concurrence59, laquelle comporte des dispositions similaires en matière de représentations fausses ou trompeuses. 59. Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), c. C-34. Vol. 24, no 3 Titres professionnels et marques de commerce Jean-François Nadon* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 671 1. LE SYSTÈME PROFESSIONNEL. . . . . . . . . . . . . . 672 1.1 Réglementation des professions . . . . . . . . . . . . 672 1.2 Les ordres professionnels . . . . . . . . . . . . . . . . 673 1.3 Le titre professionnel et les notions de droit professionnel qui s’y rattachent . . . . . . . . . 674 1.4 Exercice illégal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 678 1.5 Vigilance des ordres professionnels . . . . . . . . . . 680 2. ENREGISTRABILITÉ D’UN TITRE PROFESSIONNEL EN TANT QUE MARQUE DE COMMERCE . . . . . . . . 681 2.1 Conditions d’enregistrabilité . . . . . . . . . . . . . . 681 2.2 Le Conseil canadien des ingénieurs . . . . . . . . . . 683 2.2.1 Affaire Lubrication Engineers, Inc. . . . . . . . 685 © Jean-François Nadon, 2012. * MBA, avocat et agent de marques de commerce chez Joli-Cœur Lacasse S.E.N.C.R.L. 667 668 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.2 Affaire Krebs Engineers . . . . . . . . . . . . . 688 2.2.3 Affaire Rothenbuhler Engineering Co. . . . . . 688 2.2.4 Affaire Oyj . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 688 2.2.5 Affaire APA – Engineered Wood Association . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 689 2.2.6 Affaire John Brooks Company Ltd. . . . . . . . 690 2.2.7 Affaire Kelly Properties Inc. . . . . . . . . . . . 692 2.2.8 Affaire Continental Teves AG & Co. oHG . . . . 694 2.2.9 Affaire Management Engineers GmbH . . . . . 694 2.2.10 Affaire COMSOL AB. . . . . . . . . . . . . . . 695 2.3 Caractère trompeur d’une marque de commerce ayant la connotation d’un titre professionnel . . . . . 696 2.3.1 College of Traditional Chinese Medical Practitioners and Acupuncturists of British Columbia c. Council of Natural Medicine College of Canada . . . . . . . . . . . 697 2.4 Énoncé de pratique portant sur les désignations professionnelles et leurs initiales. . . . . . . . . . . . 701 2.5 Recours en vertu de la Loi sur les marques : un outil stratégique pour les ordres professionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 704 3. MARQUES DE CERTIFICATION . . . . . . . . . . . . . . 705 3.1 Définition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 705 3.2 Titres professionnels : un moyen de distinguer des personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 706 3.2.1 Canadian Council of Professional Engineers c. Alberta Institute of Power Engineers . . . . . 706 Titres professionnels et marques de commerce 669 3.2.2 Association des Assureurs-vie du Canada c. Association provinciale des Assureurs-vie du Québec. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 708 3.2.3 Groupe Conseil Parisella Vincelli Associés c. CPSA Sales Institute . . . . . . . . . . . . . 710 4. MARQUES OFFICIELLES. . . . . . . . . . . . . . . . . . 711 4.1 Statut et définitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 711 4.2 Particularités et avantages des marques officielles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 715 4.3 Notion d’autorité publique . . . . . . . . . . . . . . . 717 4.4 Adoption d’un critère de détermination plus exigeant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 718 4.4.1 Contrôle gouvernemental important . . . . . . 720 4.4.2 Intérêt public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 721 4.4.3 Application du critère dans l’arrêt concernant l’Ordre des podologues de l’Ontario . . . . . . . 722 4.4.4 Association médicale canadienne . . . . . . . . 725 4.4.5 Le cas des comptables . . . . . . . . . . . . . . 727 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 728 Annexe : Énoncé de pratique portant sur les désignations professionnelles et leurs initiales . . . . . . . . . . . 730 INTRODUCTION Le présent article porte sur la protection des titres professionnels, leur interaction avec le droit des marques et des moyens dont disposent les ordres professionnels pour bénéficier des avantages conférés par la Loi sur les marques de commerce. Dans quelle mesure est-il possible de protéger un titre professionnel ou une abréviation en ayant recours à la Loi sur les marques de commerce1 ? Cet article n’a aucunement pour but de présenter une étude exhaustive des diplômes qui peuvent être octroyés par des institutions d’éducation menant à une profession ou des titres émis par des ordres ou des associations professionnelles. Le lecteur peut notamment consulter la Classification nationale des professions ou les sites élaborés des universités et institutions d’enseignement. Nous ne nous demanderons pas pourquoi les chefs fidjiens portent le titre de ratu si ce sont des hommes, et adi si ce sont des femmes, pas plus que nous nous demanderons pourquoi les avocats portent le nom de « Docteur » (Dr.) en Allemagne alors qu’ils sont désigné comme « Maître » en France ou au Québec. Nous aurions pu nous interroger sur les raisons pour lesquelles Maestro, un terme italien (en français « maître » ou « professeur »), est employé dans le domaine de la musique classique pour désigner un chef d’orchestre ou les raisons pour lesquelles une personne qui dirige les travaux d’une loge maçonnique s’appelle un Vénérable Maître. Nous ferons plutôt un bref survol du système professionnel dont l’objectif principal est la protection du public. Nous nous interrogerons sur le traitement réservé aux titres professionnels et aux abréviations en droits des marques canadien, analysant diverses décisions de la Commission des oppositions et des Cours fédérales. Les titres de profession et leurs initiales sont en soi considérés non enregistrables par le Bureau des marques de commerce et ne peuvent en soi être protégés par une marque de certification. Les marques officielles retiendront notre attention puisqu’elles permettent 1. L.R.C. (1985), ch. T-13 ; (ci-après désignée Loi sur les marques). 671 672 Les Cahiers de propriété intellectuelle aux ordres professionnels de protéger ainsi les titres professionnels. Nous examinerons comment les ordres professionnels peuvent se qualifier en tant qu’autorités publiques et ainsi bénéficier des avantages importants que procurent les marques officielles. Nous constaterons comment les ordres professionnels ont justement recours au droit des marques pour faire valoir leurs droits, particulièrement le Conseil canadien des ingénieurs en raison de nombreuses décisions qui impliquent cette association professionnelle. Mais il importe d’abord de comprendre sommairement le fonctionnement du système professionnel au Canada et au Québec. 1. LE SYSTÈME PROFESSIONNEL Au Canada, les professions sont réglementées par des législations territoriales et provinciales en vertu de l’article 92(13) de la Loi constitutionnelle de 18672. Dès 1907, la Cour suprême du Canada statuait qu’il revenait aux provinces, dans le champ traditionnel des pouvoirs qui leur sont accordés, de réglementer la pratique de la médecine, du droit et d’autres professions, d’interdire à la pratique d’une profession ceux qui ne sont pas qualifiés et de créer les collèges ou corporations professionnelles nécessaires3. Cette législation contient des dispositions concernant l’emploi de désignations professionnelles comme celles d’ingénieur, avocat ou médecin et leurs versions anglaises. 1.1 Réglementation des professions Le système professionnel se compose des institutions qui encadrent l’exercice d’une profession. Le droit de la discipline professionnelle (ou droit professionnel) est un domaine qui se distingue par ses règles et ses structures, empruntant tantôt à un secteur du droit, tantôt à un autre. En soi, ce domaine se caractérise par une réglementation très abondante et une bibliographie peu abondante 4. Le système professionnel québécois est régi par une loi cadre, le Code des professions5, ainsi que 25 lois particulières6 et un peu plus 2. 30 & 31 Vict, R.-U., c.31. 3. Lafferty c. Lincoln, (1907) 38 R.C.S. 620 répertorié dans CASEY (James T.), The Regulation of Professions in Canada, (Toronto : Carswell, 2000), p. 2-2. 4. POIRIER (Sylvie), La discipline professionnelle au Québec : principes législatifs, jurisprudentiels et aspects pratiques, (Cowansville : Blais, 1998). 5. L.R.Q., c. C-26. 6. Index disponible sur le site web <www.professions-quebec.org>. Titres professionnels et marques de commerce 673 de 1100 règlements afférents7. Au Québec, on compte 46 ordres professionnels qui réglementent la profession de plus de 347 000 membres. Ces ordres sont tous constitués conformément au Code des professions et doivent donc répondre aux exigences de cette loi-cadre. Le Code des professions impose comme objectif principal au système et à ses acteurs la protection du public8 à l’égard de certaines activités comportant des risques de préjudice à l’intégrité physique, psychologique et patrimoniale. Ses acteurs principaux sont l’Office des professions du Québec, le Conseil interprofessionnel du Québec, le Tribunal des professions, le ministre responsable de l’application des lois professionnelles9 et les ordres professionnels. Pendant longtemps, l’État habilita des individus directement à l’exercice d’une profession en accordant des permissions. Les corporations professionnelles furent ensuite chargées par délégation d’attester du savoir et de la moralité professionnelle. Elles furent établies pour garantir la réputation d’une profession contre les imposteurs. En 1973, l’Assemblée nationale du Québec adopta le Code des professions. Cette loi circonscrivait dorénavant le champ des actes réservés aux titulaires de certains titres professionnels. Des ordres professionnels furent ainsi constitués. Par ailleurs, d’autres structures semblables à celle des ordres professionnels furent établies par des lois particulières, particulièrement dans le domaine de la finance. Nous ne nous pencherons pas sur les titres dans les domaines de la finance, de l’immobilier et des assurances. 1.2 Les ordres professionnels Les ordres professionnels sont des organismes parapublics10. Chaque ordre est formé de professionnels qui en sont membres et constitue une personne morale de droit public au sens du Code civil du Québec. Les ordres professionnels font partie, par extension, de l’administration publique décentralisée en ce que, en vertu d’une loi générale ou d’une loi spéciale, ils reçoivent la mission de régir une profession pour le compte de l’État dans l’intérêt général11. Chaque 7. Consulter les sites web <www.opq.gouv.qc.ca/systeme-professionnel>, <www.2. publicationsdquebec.gouv.qc.ca> et <www.canlii.org>. 8. Art. 23 et Comité administratif de l’Ordre des comptables agréés c. Schwarz, [2001] R.J.Q. 920 (C.A.). 9. Il s’agit du ministre de la Justice. L’Office des professions relève de l’autorité de celui-ci. 10. Annexe A de la Charte de la Langue française. 11. Corriveau c. Avocat, 2008 QCTP 46 cité dans Code des professions annoté, 2e éd., (Cowansville : Blais, 2009), p. 24. 674 Les Cahiers de propriété intellectuelle ordre a pour principale fonction la protection du public12. Ils sont délégataires de pouvoirs réglementaires13 qui leur sont octroyés ainsi qu’à leurs constituantes. Même si l’administration des ordres est autonome, c’est l’État qui leur a confié le mandat de réglementer et de surveiller les activités professionnelles qui peuvent comporter des risques pour le public. La mission principale d’un ordre est de protéger le public, soit toutes les personnes qui utilisent des services professionnels dans les différentes sphères d’activités réglementées. L’ordre protège le public en s’acquittant adéquatement de son rôle et de ses responsabilités comme par exemple l’inspection professionnelle, la mise en place d’un fonds d’assurance-responsabilité, de normes d’exercice par l’adoption d’un code de déontologie ou de règlements sur la radiation, la limitation, la suspension ou la cessation d’exercice ainsi que le contrôle de l’utilisation illégale de titres professionnels. L’ordre, en conformité avec le Code des professions et les lois professionnelles, adopte et applique divers règlements. Ces règlements ont donc pour but de régir l’exercice de la profession. Par la suite, c’est l’ordre qui doit veiller au respect des dispositions législatives et réglementaires. Évidemment, les ordres jouent un certain rôle, bien que secondaire, dans la promotion de ses membres qui offrent des services au grand public, notamment par des campagnes publicitaires. Ils développent dans ce contexte divers slogans ou logos afin de faire la promotion de la profession exercée par ses membres. 1.3 Le titre professionnel et les notions de droit professionnel qui s’y rattachent Un titre professionnel transmet le message dominant concernant les qualifications des personnes offrant ces services ou produisant ces produits14. Comme l’Ordre des ergothérapeutes de l’Ontario le souligne de façon juste, un titre professionnel constitue une façon efficace de se représenter et de s’identifier15 : 12. Art. 23, Code des professions. 13. Système professionnel, Document du Conseil interprofessionnel du Québec, p. 14. 14. C’est d’ailleurs une affirmation contenue dans un affidavit produit par le Conseil canadien des ingénieurs dans plusieurs affaires. 15. Énoncés de principes : Utilisation du titre, Ordre des ergothérapeutes de l’Ontario, mars 2001. Titres professionnels et marques de commerce 675 L’utilisation d’un titre ou d’une désignation constitue une façon efficace de fournir d’importants renseignements sur le porteur du titre. Il permet à l’interlocuteur de connaître immédiatement les activités et les caractéristiques associées à ce titre. Le titre constitue donc un moyen de se représenter. Les titres peuvent être attribués par le biais de divers mécanismes, certains étant acquis par la formation (par exemple, les titres professionnels) alors que d’autres sont associés au poste occupé (par exemple, un gestionnaire de cas). L’application du Code des professions aux activités qui comportent des risques de préjudice a pour effet d’établir, pour l’ensemble des professions qui y sont énumérées, le contrôle du titre professionnel associé à l’exercice de ces activités. C’est ce qu’on appelle la réserve de titre. On trouve ainsi dans le Code et les lois particulières une liste de titres qui sont réservés aux seuls membres des ordres professionnels. Un ordre professionnel s’acquitte notamment de son mandat de protection du public en contrôlant le titre et le droit d’exercice d’une profession16 : La fonction première d’un titre professionnel est d’informer le public sur la nature des services offerts par le professionnel. Le public est en mesure d’identifier le professionnel qui répond le plus précisément à ses besoins17. Le titre réservé est aussi un signe de compétence car il permet au public de distinguer les praticiens qui sont susceptibles de répondre adéquatement à ces mêmes besoins de ceux qui affirment l’être. La protection des titres protège le public en limitant l’usage de ces titres aux personnes convenablement qualifiées. Le public doit avoir confiance en la capacité qu’ont les professionnels autorisés à exercer au Canada – qu’ils aient été formés au Canada ou à l’étranger – d’accomplir leur travail de façon fiable18 et doit être en mesure d’identifier le professionnel qui répond le plus précisément à ses besoins19. 16. Système professionnel, supra, note 13, p. 10. 17. Système professionnel, supra, note 13, p. 5. 18. <http://www.cnnar.ca/French/communication.html> – Réseau canadien d’organisations nationales dont les membres sont les organismes de réglementation provinciaux et territoriaux responsables de l’autoréglementation des professions et des métiers. 19. <www.professions-quebec.org>. 676 Les Cahiers de propriété intellectuelle La législation provinciale peut interdire à des personnes ne faisant pas partie d’un ordre professionnel donné d’employer des désignations, qu’il s’agisse de titres ou abréviations en lien avec une profession20. Ainsi, le Code des professions et les lois particulières comportent une liste de titres professionnels réservés aux seuls membres des ordres professionnels. La surveillance de l’utilisation d’un titre professionnel est donc une responsabilité confiée aux ordres professionnels. Ce contrôle du titre et du droit d’exercice, nommé « réserve de titre », s’effectue par l’octroi du permis professionnel par les ordres professionnels. Le détenteur d’un permis d’exercice délivré par un ordre est autorisé à porter un titre professionnel21. Quiconque n’est pas membre d’un ordre professionnel mais utilise des titres ou des abréviations, ou associe son nom à un mot ou à une expression couverte par le Code des professions commet une infraction. Les articles 32 et 36 du Code des professions énumèrent les titres, initiales et abréviations des professions réglementées au Québec. Des lois particulières, comme la Loi sur le Barreau22 par exemple, énumèrent aussi des titres, initiales et abréviations. Ainsi, seuls les médecins, les médecins vétérinaires et les dentistes peuvent porter sans restriction le titre de Docteur ou une abréviation de ce titre en vertu de l’article 58.1 du Code des professions. Un professionnel dont le diplôme de doctorat donne accès au permis de son ordre peut porter le titre de Docteur devant son nom en autant qu’il indique un titre réservé aux membres de l’ordre. Dans le cas où le diplôme de doctorat ne donne pas accès à un titre réservé, son détenteur peut quand même porter le titre de « Docteur » après son nom, en ajoutant la discipline dans laquelle ce professionnel détient un doctorat. Cela est prévu au Règlement sur les diplômes délivrés par les établissements d’enseignement désignés qui donnent droit aux permis et aux certificats de spécialistes des ordres professionnels23. Il importe de mentionner que certains membres d’ordres professionnels utilisent parfois une abréviation plutôt qu’un titre professionnel. Prenons pour exemple les ingénieurs qui utilisent l’abréviation « ing. » en français et « eng. » en anglais, les administra20. HUGHES (Roger T.) et al., Hughes on Trade-Marks, 2e éd. sur feuilles mobiles, (Toronto : LexisNexis, 2005), p. 643, s’appuyant sur la décision College of Physicians and Surgeons of Ontario c. Larsen, (1987) 19 C.P.R. (3d) 295 (H.C. Ont.). 21. Système professionnel, préc., note 13. 22. L.R.Q., c. B-1. 23. C. C-26, r. 2. Titres professionnels et marques de commerce 677 teurs agréés qui se servent de l’abréviation « Adm. A. » ou des comptables qui se servaient jusqu’à tout récemment de l’abréviation « CA » tant en anglais qu’en français mais qui se servent dorénavant de l’abréviation « CPA » pour des raisons qui seront expliquées plus loin dans le texte. Dans le cas des avocats, l’abréviation peut précéder le nom du professionnel : « Me » ou « Mtre », qui signifie « Maître »24. Précisons qu’au Québec, seuls les avocats et les notaires peuvent faire précéder leur nom d’une telle désignation en vertu de la Loi sur le Barreau et la Loi sur le Notariat25. Dans d’autres cas, le nom d’un professionnel sera suivi d’initiales du diplôme détenu. Prenons le cas des vétérinaires qui ont recours aux lettres « D.M.V. » (doctorat en médecine vétérinaire) ou les optométristes qui ont recours aux lettres « O.D. » (doctorat en optométrie). Au Québec, les lois particulières constituent des ordres professionnels d’exercice exclusif. Dans un tel cas, le professionnel détenant un permis d’exercice est autorisé à poser en exclusivité les actes s’y rattachant. Ainsi, on retrouve dans le Code des professions26 et les lois particulières une liste de titres professionnels qui sont réservés aux seuls membres des ordres professionnels. Une personne qui n’est pas membre d’un ordre ne peut porter l’un de ces titres ou laisser croire qu’elle est membre de cet ordre en s’attribuant un titre ou une abréviation similaire27. Les membres des ordres professionnels ont tous un titre réservé. Le Code des professions circonscrit le champ des actes réservés aux titulaires de certains titres professionnels et établit les critères servant à qualifier les attributs de certains champs d’activité pour déterminer l’octroi de statut de profession et les privilèges s’y rattachant28. Le Code des professions a établi qu’à l’égard des actes caractéristiques de certaines professions réglementées, seuls les membres de l’Ordre concerné peuvent poser de tels actes en plus de porter un titre qui leur est réservé. Il définit ainsi deux types de professions : les professions d’exercice exclusif et les professions à titre réservé29. Les professions à titre réservé30 sont actuellement regroupées en 24. Articles 32 du Code des professions et alinéas 136 a) et 136 b) de la Loi sur le Barreau. 25. L.R.Q., c. N-2. 26. L.Q. 1973, c. 43. 27. Supra, note 13, p. 5. 28. Supra, note 4, p. 30. 29. Supra, note 4, p. 5. 30. Art. 36 du Code des professions. 678 Les Cahiers de propriété intellectuelle vingt-et-un ordres professionnels. Il s’agit par exemple des administrateurs agréés, des conseillers en ressources humaines et en relations industrielles agréés ou des physiothérapeutes. Seule l’utilisation des titres énumérés à l’article 36 du Code des professions est réservée à l’usage exclusif des professionnels autorisés par les ordres concernés. Dans un tel cas, l’exercice des activités d’une telle profession n’est pas réservé aux membres de l’ordre qui en octroie le titre. Ce qui est interdit, c’est de faire usage de l’un de ces titres sans en être le titulaire autorisé ou de laisser croire faussement que l’on est autorisé à le porter31. Les professions à exercice exclusif32 sont actuellement regroupées en vingt-cinq ordres professionnels. Il s’agit par exemple des avocats, des comptables professionnels agréés, des ingénieurs ou des médecins. Selon l’article 32 du Code des professions, nulle autre personne ne peut, sans y être autorisée, prétendre être un tel professionnel ou en utiliser le titre ni ne peut exercer une activité professionnelle réservée aux membres de cette profession33. À l’exception des conseillers en immigration ou des agents de marques dans des domaines restreints, la représentation de tiers et la plaidoirie sont exclusivement réservées à l’avocat. 1.4 Exercice illégal La législation gouvernant les professions interdit habituellement la pratique d’une profession donnée à moins qu’un individu ne détienne un permis d’exercice en vertu de celle-ci. Le contrôle de l’exercice illégal d’une profession (actes réservés) est octroyé aux ordres professionnels. Tel qu’expliqué précédemment, la loi restreint donc l’emploi de désignations professionnelles telles « médecin », « docteur », « doctor » ou « physician »34. De plus, un professionnel doit s’abstenir d’utiliser un titre de spécialiste sans être titulaire du certificat de spécialiste approprié35. Le but de telles dispositions législatives est de s’assurer que le public soit protégé de ceux qui ne sont pas habilités à pratiquer une profession36. Autrement, il serait difficile 31. 32. 33. 34. Supra, note 4, p. 5. L’article 32 du Code des professions énumère ces professions. Supra, note 4, p. 5. Art. 58.1 du Code des professions et article 33(1), Loi de 1991 sur les professions de la santé réglementées, L.O. 1991, c. 18. 35. Art. 58 du Code des professions. 36. Code de déontologie professionnel de l’Association du Barreau canadien, XVII, 1. Titres professionnels et marques de commerce 679 au public de déterminer si une personne est membre d’une profession donnée37. Une infraction quasi-criminelle est ainsi créée pour l’exercice illégal d’une profession. Il s’agit d’une infraction pénale et non disciplinaire. Généralement, les peines consistent en des amendes. D’autre part, la loi prévoit la possibilité de demander des injonctions. Un contrevenant pourra ainsi, en plus de poursuites pénales, faire l’objet d’une injonction interlocutoire. Des ordres professionnels ont en effet des pouvoirs expressément délégués de la législature d’obtenir des injonctions contre des non-membres afin de faire cesser l’exercice illégal38. Dans d’autres cas, la loi ne prévoit pas expressément le droit pour un ordre professionnel de procéder par injonction39. La pratique d’une profession est définie par la loi. D’importantes différences subsistent d’une province à l’autre au niveau de la définition de la pratique de diverses professions. Il a été jugé qu’il y avait exercice illégal de la profession d’ingénieur lorsqu’on s’affichait d’une manière qui suggérait que l’on était un ingénieur détenant un permis d’exercice40. Par contre, il a été jugé que l’emploi du terme « system engineer » n’empiétait pas sur la législation sur le génie de la province de l’Alberta41. Le fait pour un avocat radié continuant d’afficher sur sa porte « Sollicitor and barrister »42, le fait pour une personne détenant un doctorat en podiatrie d’utiliser le préfixe « Dr. » devant son nom sans indication supplémentaire43 ou le fait pour une personne ayant obtenu un doctorat en ostéopathie de se décrire comme « Dr. Peacock, osthéopathe »44 sont autant d’exemples qui ont été jugés comme des cas d’exercice illégal d’une profession. 37. 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. <www.cmto.com/regulations/titles_and_cred.htm>. Legal Professions Act, S.A., c. L-9.1, art. 108. Supra, note 3, p. 17-2. Assn. of Professional Engineers (Ontario) c. Canadian Council of Professional Certification, (1979), 48 C.P.R. (2d) 72 (H.C. Ont.). Association of Professional Engineers, Geologists & Geophysicists (Alberta) c. Merhej, 2001 A.J. 1657 (B.R.A.B.) ; confirmé 2003 ABCA 360 (C.A.). Supra, note 3, p.17-9 – Re Meir, (1949) O.W.N. 109 (H.C.). Supra, note 20. R. c. Pocock (1928), 62 O.L.R. 113 (C.A.). 680 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.5 Vigilance des ordres professionnels Plusieurs ordres prennent au sérieux la notoriété, la valeur et la crédibilité des titres professionnels. C’est le cas du Conseil canadien de la certification des prothésistes et orthésistes (« CCCPO ») qui explique sur son site web les certifications des praticiens au Canada et qui affiche une mise en garde visant l’utilisation de titres professionnels : « Toute utilisation frauduleuse de ces titres et de leurs acronymes entraînera une action en justice par le Conseil canadien de la certification des prothésistes et orthésistes ». Les ordres professionnels doivent protéger le public contre les personnes qui exercent illégalement la profession ou en usurpent le titre45 et n’hésitent donc pas à inclure une section sur leur site web portant sur la protection des titres professionnels. Il s’agit parfois de règles et normes s’adressant à ses membres. C’est le cas du College of Massage Therapists of Ontario par exemple46 ou de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés47. Ainsi, l’Ordre des ingénieurs encourage aussi ses membres à utiliser le plus souvent possible le titre réservé ou son abréviation, lorsque approprié, à l’exercice de la profession, notamment sur leur carte professionnelle ou sur toute correspondance officielle. L’Ordre fournit ainsi des recommandations sur la façon d’écrire les titres. Conformément à la Loi sur les ingénieurs48, l’usage correct consiste à n’utiliser des termes descriptifs comprenant le mot « ingénieur » que si le porteur est inscrit à titre d’ingénieur au tableau de l’Ordre des ingénieurs du Québec49. Toute personne qui, sans être membre de l’Ordre des ingénieurs du Québec, utilise un de ces titres réservés ou leurs abréviations correspondantes s’expose à une poursuite pénale, en vertu de l’article 22 de la Loi sur les ingénieurs ainsi que des articles 32 et 188.1 du Code des professions. Ces articles de loi indiquent que nul ne peut, de quelque façon, prétendre être ingénieur ni utiliser ce titre ou s’attribuer des initiales pouvant laisser croire qu’il l’est, s’il n’est pas titulaire d’un permis valide et approprié et s’il n’est pas inscrit au tableau de l’Ordre. Certains titres sont attribués par des associations professionnelles actives hors du Québec. Il s’agit du titre « Professional Engineer » et des abréviations « P. Eng. » dans les autres provinces 45. 46. 47. 48. 49. Lessard c. Ordre des acupuncteurs du Québec, EYB 2005-94969 (C.A. Qué.). <www.cmto.com/regulations/titles_and_cred.htm>. <www.portailrh.org/services/professionnel/fiche.aspx?p=411226>. L.R.Q., c. I-9. Titres professionnels – <http://gpp.oiq.qc.ca/titres_professionnels.htm>. Titres professionnels et marques de commerce 681 canadiennes et « P. E. » aux États-Unis. Ce titre ainsi que ces abréviations sont différents de ceux qui sont réservés aux membres de l’Ordre des ingénieurs du Québec. Les abréviations « P. Eng. » et « P. E. » ne peuvent donc être utilisées que par les ingénieurs qui détiennent un permis d’exercer ailleurs qu’au Québec. Inversement, l’article 32 du Code des professions interdit aux personnes reconnues par une association professionnelle située en dehors du Québec (par exemple, Professional Engineers Ontario, PEO) d’exercer la profession au Québec ou de se présenter comme ingénieur si elles ne sont pas également membres de l’Ordre, ou détentrices d’une autorisation spéciale. D’autre part, la Loi sur les ingénieurs prévoit l’usage exclusif de certains mots relatifs à l’ingénierie. L’article 26 de cette Loi prévoit notamment ce qui suit : 26. Nul ne peut exercer une activité au Québec ou s’y annoncer sous un nom collectif ou constitutif qui comprend l’un ou l’autre des mots « ingénieur », « génie »,« ingénierie », « engineer » ou « engineering », sous les peines prévues à l’article 22. Nous verrons plus loin comment ces expressions ont été protégées en vertu de la Loi sur les marques. Les ordres professionnels savent à quel point la société accorde de l’importance à l’éthique et la déontologie. C’est dans le souci de protéger à la fois le public et ses membres que les ordres feront valoir leurs droits. Cela rejoint certes l’un des objectifs de la Loi sur les marques qui vise à protéger le public en prévoyant notamment des conditions d’enregistrabilité d’une marque de commerce. 2. ENREGISTRABILITÉ D’UN TITRE PROFESSIONNEL EN TANT QUE MARQUE DE COMMERCE 2.1 Conditions d’enregistrabilité L’article 12 de la Loi sur les marques énumère en effet diverses conditions d’enregistrabilité. Il n’est pas possible d’obtenir en soi l’enregistrement d’une marque clairement descriptive ou d’une marque créant de la confusion avec d’autres marques enregistrées. Un mot qui est clairement descriptif ou faussement trompeur n’est pas enregistrable. En soi, l’objectif de ce principe est d’éviter de retirer des mots communs du vocabulaire disponibles à tous pour 682 Les Cahiers de propriété intellectuelle décrire des marchandises ou services. C’est ce qui ressort de l’alinéa 12(1) b) de la Loi sur les marques qui prévoit : 12. (1) Subject to section 13, a trade-mark is registrable if it is not 12. (1) Sous réserve de l’article 13, une marque de commerce est enregistrable sauf dans l’un ou l’autre des cas suivants : (b) whether depicted, written or sounded, either clearly descriptive or deceptively misdescriptive in the English or French language of the character or quality of the wares or services in association with which it is used or proposed to be used or of the conditions of or the persons employed in their production or of their place of origin ; b) qu’elle soit sous forme graphique, écrite ou sonore, elle donne une description claire ou donne une description fausse et trompeuse, en langue française ou anglaise, de la nature ou de la qualité des marchandises ou services en liaison avec lesquels elle est employée, ou à l’égard desquels on projette de l’employer, ou des conditions de leur production, ou des personnes qui les produisent, ou du lieu d’origine de ces marchandises ou services ; La question de savoir si une marque est clairement descriptive ou constitue une description fausse et trompeuse doit être considérée du point de vue de l’acheteur de tous les jours des marchandises et services associés à la marque. Dès lors, la marque ne doit pas être disséquée dans ses composantes et l’emphase doit être mise sur la marque dans son ensemble et l’impression immédiate qu’elle donne50. Une décision citée constamment tant dans la doctrine que la jurisprudence relatives à cet article avait affirmé le principe suivant : “Character” means a feature, trait or characteristic of the product and “clearly” means “easy to understand, self evident or plain”.51 50. Wool Bureau of Canada Ltd. c. Canada (Registrar of Trade Marks), (1978) 40 C.P.R. (2d) 25 (C.F.P.I.) ; Atlantic Promotions Inc. c. Canada (Registrar of Trade Marks), (1984) 2 C.P.R. (3d) 183 (C.F.P.I.). 51. Drackett Co. of Canada c. American Home Products Corp., (1968) 55 C.P.R. 29 (C.d’É.). Titres professionnels et marques de commerce 683 Quant aux marques qui pourraient être considérées comme une description fausse et trompeuse des marchandises et services qu’elles couvrent, le principe est le suivant : whether the deceptively misdescriptive words ‘so dominate the applied for trade-mark as a whole such that ... the trade-mark would thereby be precluded from registration’. Selon le juge O’Keefe, il s’ensuit dès lors qu’une telle marque ne peut pas être distinctive : a purely descriptive or a deceptively misdescriptive trade-mark is necessarily not distinctive.52 Dans la mesure où elles rencontraient les conditions d’enregistrabilité prévues à l’article 12 de la Loi sur les marques, la Chambre des notaires du Québec ou le Barreau du Québec ont enregistré plusieurs marques en tant que « marques de commerce », par opposition aux « marques officielles ». C’est le cas du logo de la Chambre des notaires du Québec53 ou de celui du Barreau du Québec54. Un avocat a l’autorisation d’utiliser le symbole graphique du Barreau en relation avec son nom55. 2.2 Le Conseil canadien des ingénieurs Le Conseil canadien des ingénieurs (connu aussi comme « Ingénieurs Canada » ; ci-après le « CCI ») est l’organisation nationale regroupant douze associations provinciales et territoriales qui réglementent, par l’entremise de la loi, la profession d’ingénieur au Canada56. Les associations constituantes réglementent et accordent des permis à plus de 250 000 ingénieurs au Canada57. « Ingénieurs Canada » est le nom commercial utilisé par le CCI. Il s’agit d’une cor52. Canadian Council of Professional Engineers c. APA – The Engineered Wood Assn., (2000), 7 C.P.R. (4th) 239 (C.F.P.I.), par. 49. 53. Enregistrement 348640. 54. Enregistrement 184595. 55. Art. 6.06 du Code de déontologie des avocats, R.R.Q., c. B-1, r. 3. 56. Lettre du 26 février 2010 concernant les soumissions du Conseil canadien des ingénieurs concernant l’Énoncé de pratique proposé sur les désignations professionnelles du 2010-01-29 ; Canadian Council of Professional Engineers c. Alberta Institute of Power Engineers, (2008), 71 C.P.R. (4th) 37 (Comm. opp.), par. 8. 57. <www.ingenieurscanada.ca> et voir notamment la preuve produite dans l’affaire Canadian Council of Professional Engineers c. Alberta Institute of Power Engineers, (2008) 71 C.P.R. (4th) 37 (Comm. opp.), par. 15, commentée dans une section ultérieure de ce texte. 684 Les Cahiers de propriété intellectuelle poration sans but lucratif incorporée par une charte fédérale en 197558. Au nom de ses ordres constituants et en consultation avec ceux-ci, le CCI s’occupe des relations avec le gouvernement fédéral et avec les médias à l’échelle nationale. Le CCI agrée les programmes universitaires de premier cycle en génie et évalue l’équivalence des systèmes d’agrément dans les autres pays par rapport au système canadien59. De plus, le CCI élabore des guides nationaux ayant trait aux normes de pratique et de déontologie s’appliquant aux ingénieurs. Le génie est une profession réglementée au Canada. Tout comme d’autres professions, la réglementation de la profession d’ingénieur relève de la responsabilité des provinces et des territoires 60. Le CCI est titulaire des marques officielles suivantes : • ENGINEER ; • ENGINEERING ; • CONSULTING ENGINEER ; • ING. ; • PROFESSIONAL ENGINEER ; • INGÉNIERIE ; • INGÉNIEUR ; • INGÉNIEUR-CONSEIL ; • P. ENG. ; • GÉNIE61. 58. Association of Professional Engineers of Ontario c. Canadian Council of Professional Certification (1979), 48 C.P.R. (2d) 72 (S.C. Ont.). 59. Source : <www.ingenieurscanada.ca>. 60. Alberta Institute of Power Engineers, supra, note 56. 61. Dossiers 903673, 903677, 903678, 903675, 903680, 903676, 903674, 903679, 903681 et 904209. Titres professionnels et marques de commerce 685 Les marques officielles sont discutées dans une section ultérieure du présent texte. Seuls les membres de l’Ordre des ingénieurs du Québec et des associations d’ingénieurs provinciales et territoriales sont autorisés à employer ces marques. Le CCI a au fil des années initié de nombreuses oppositions à l’encontre de demandes d’enregistrement de marques de commerce produites par des individus ou des entités tentant d’enregistrer des marques de commerce incorporant les désignations professionnelles des ingénieurs tout en n’étant pas autorisés à pratiquer la profession de génie au Canada62. De plus, le CCI intente des recours en radiation administrative pour non-emploi de marques enregistrées comportant des expressions protégées comme « ING. » détenues par des tiers, quels que soient les marchandises et services couverts. Prenons par exemple la marque ING. LORO PIANA & DESSIN pour des laines, fils, tissus et vêtements ou la marque TOUCHE DE GÉNIE détenue par Benjamin Moore & Co. en association avec de la peinture63. On répertorie près de dix recours intentés par le CCI. Le CCI explique que ces oppositions ont été produites afin de préserver l’intégrité de la profession d’ingénieur, de protéger le public et de maintenir l’intégrité de la profession d’ingénieur au sens large en évitant que ces désignations ne soient mal employées par ceux qui ne sont pas autorisés à pratiquer la profession d’ingénieur au Canada64. On répertorie ainsi une trentaine de décisions de la Commission des oppositions ou de la Cour fédérale impliquant le CCI comme partie. L’une des décisions importantes concerne la marque LUBRICATION ENGINEERS qu’une compagnie américaine avait tenté d’enregistrer au Canada en association avec divers types de lubrifiants. 2.2.1 Affaire Lubrication Engineers, Inc.65 Le 10 janvier 1977, Lubrication Engineers, Inc. a produit une demande d’enregistrement d’une marque de commerce LUBRICATION ENGINEERS, pour l’employer en liaison avec des marchandises décrites comme « des graisses épaissies, des lubrifiants graphités pour rouleaux, des lubrifiants pour engrenages, des lubrifiants pour 62. Lettre du 23 février 2010, supra, note 56, par. 5. 63. Canadian Council of Professional Engineers c. Benjamin Moore & Co., 2007 CarswellNat 3891 (Comm. opp.). 64. Lettre du 23 février 2010, supra, note 56, par. 5. 65. (1984), 1 C.P.R. (3d) 309 (C.F.P.I.), le juge Muldoon. 686 Les Cahiers de propriété intellectuelle coussinets de roue, des graisses fibreuses, de l’huile pour moteur, du lubrifiant diesel, de l’huile frigélisée, de l’huile pour cueilleuse à coton, de l’huile à cylindre de machines à vapeur », demande fondée sur des emploi et enregistrement aux États-Unis. Le CCI s’est opposé à cette demande. En première instance, le rejet de la demande d’enregistrement fut aussi basé sur l’alinéa 9(1) d) de la Loi sur les marques. L’interdiction prévue à l’alinéa 9(1) d) vise une marque qui est susceptible de porter à croire que les services qui y sont associés ont reçu l’approbation gouvernementale ou sont exécutés sous l’autorité gouvernementale. La Cour d’appel fédérale fut cependant de l’avis ci-après au sujet de l’alinéa 9(1) d) de la Loi sur les marques : [1] We are all of the view that much of what the learned Trial Judge said in his lengthy reasons for judgment [1985] 1 F.C. 530] cannot be supported. ce texte n’a tout simplement pas pour effet, comme semble le croire le juge, de transposer dans le droit fédéral les diverses prohibitions à l’égard de l’usage de certaines appellations professionnelles contenues dans les lois provinciales réglementant les professions concernées66. That said, however, we think that the result arrived at by the Judge must be supported on other grounds. La Cour fut amenée à conclure à la lumière d’une preuve abondante, de la même façon que la Cour de l’Échiquier dans l’arrêt concernant la marque FINISHING ENGINEER, que cette marque constituait une description claire ou une description fausse et trompeuse de la nature ou de la qualité des marchandises de l’intimée et contrevenait ainsi à l’alinéa 12(1) b) de la Loi sur les marques. Ce motif de refus fut confirmé par la Cour d’appel fédérale : [2] First, we are of the view that the appellant’s trade mark “Lubrication Engineers” for use in association with greases, oils and lubricants, was not registrable under section 12 of the Act. The words “Lubrication Engineers” describe a recognized occupation or profession. Their use as a trade mark in association with wares which are themselves intimately associated with the practice of that occupation or profession fails to distinguish those wares in any way. In the words of paragraph 12(1)(b), the trade mark is «either clearly descriptive or deceptively misdescriptive ... of the character or quality of the wares ... or 66. (1992), 41 C.P.R. (3d) 243 (C.A.F.), le juge Hugessen. Titres professionnels et marques de commerce 687 the persons employed in their production. In the same way as marks such as “Pipefitters” wrenches, “Doctors” thermometers, or “Surveyor’s” theodolites, the trade mark “Lubrication Engineers” grease is prima facie unregistrable. This is the basis of the decision of the Exchequer Court in the “Finishing Engineers” case.67 La Cour d’appel fédérale en est venue à la conclusion que le juge Muldoon, dans sa décision en première instance, avait erronément transposé dans la Loi sur les marques diverses prohibitions contenues dans les lois provinciales à l’égard de l’usage de certains titres professionnels lorsqu’il avait affirmé : [2] – Thus, the word “engineer”, falling under the prohibition of provincial and territorial laws of public order, when arrogated by an unlicensed or unregistered person in such a manner as to lead to the belief that he or she is legally authorized to bear that title, equally falls under the prohibition of para. 9(1)(d) of the Trade Marks Act because it is “a word...likely to lead to the belief that the wares or services in association with which it is used have received or are produced, sold or performed under...governmental...approval or authority”. Canadians in large measure do rely, and are justly entitled to rely, upon and to believe in official acts or designations effected pursuant to governmental approval or authority. They are entitled to infer such authority from employment of the word “engineers” in a provincial professional sense as much as in a federal trade mark sense when it is officially approved for use in either circumstance.68 L’alinéa 9(1) d) de la Loi sur les marques ne pouvait pas avoir pour effet de transposer dans la législation fédérale diverses interdictions contre l’usage de désignations professionnelles contenues dans la législation provinciale réglementant les professions. La Cour fut d’avis par contre que le résultat auquel le juge Muldoon était arrivé pouvait être appuyé par d’autres motifs69. 67. Canadian Council of Professional Engineers c. Lubrication Engineers, Inc., (1992) 41 C.P.R. (3d) 243 (C.A.F.), le juge Hugessen ; Ass’n of Professional Engineers of Ontario c. Registrar of Trade Marks, (1959) 31 C.P.R. 79 (C.d’É.). 68. Supra, note 65, p. 326. 69. Supra, note 65, p. 330. 688 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.2 Affaire Krebs Engineers70 Dans cette affaire, l’agent d’audience D.J. Martin refusa une demande d’enregistrement pour la marque KREBS ENGINEERS produite en association avec de l’équipement de traitement industriel, à savoir des cyclones liquides. Bien que la demande ne décrivait aucune caractéristique ou qualité des marchandises couvertes par celle-ci, il fut d’avis que l’utilisateur typique des marchandises aurait présumé que la requérante employait des ingénieurs dans le design, la production et la vente de ces marchandises et que conséquemment, la marque était soit clairement descriptive ou donnait une description fausse et trompeuse des personnes employées dans la production des marchandises de la requérante. 2.2.3 Affaire Rothenbuhler Engineering Co.71 Le raisonnement adopté dans l’affaire Krebs Engineering fut repris dans l’affaire Rotenbuhler Engineering. Dans cette affaire, une demande d’enregistrement fut produite pour la marque de commerce ROTENBUHLER ENGINEERING, basée sur un emploi au Canada avec des services de génie depuis au moins 1958 et divers appareils tels que des transmetteurs radio et des receveurs radio. La demande fut l’objet d’une opposition par le CCI pour divers motifs. La marque fut jugée contraire à l’alinéa 12(1) b) parce qu’elle décrivait clairement ou donnait une description fausse et trompeuse des personnes employées dans la production des marchandises et services de la requérante. 2.2.4 Affaire Oyj72 La requérante Tekla Oyj tenta d’enregistrer la marque XENGINEER sur la base des enregistrement et emploi en Finlande et d’un emploi projeté au Canada en association avec un logiciel pour emploi dans les systèmes de planification de réseaux de télécommunication et divers services reliés à l’informatique. Le CCI s’opposa à la demande d’enregistrement pour plusieurs motifs, dont la ressemblance avec sa marque officielle ENGINEER, suite à un amendement à sa déclaration d’opposition. Dans sa preuve en chef, le CCI explique que le génie des logiciels (« software engineering ») est une branche du génie et que plusieurs logiciels et programmes informati70. (1996), 69 C.P.R. (3d) 267 (Comm. opp.). 71. (2005), 50 C.P.R. (4th) 115 (Comm. opp.). 72. (2008), 68 C.P.R. (4th) 228 (Comm. opp.). Titres professionnels et marques de commerce 689 ques comportent la lettre « X ». Il fut d’autre part démontré que la requérante n’était pas habilitée à pratiquer la profession d’ingénieur au Canada. L’agent d’audience ne fut pas convaincu que la lettre « X » était une abréviation commune pour des logiciels. L’opposant n’avait pas démontré que l’expression XENGINEERING était une branche reconnue du génie ou que l’expression XENGINEER décrivait une profession ou un métier reconnu. Cette affaire se différenciait ainsi de la décision rendue dans l’affaire Lubrication Engineers, où ces termes furent jugés comme décrivant une profession reconnue et par conséquent clairement descriptifs ou donnant une description fausse et trompeuse des lubrifiants. 2.2.5 Affaire APA – Engineered Wood Association73 Il s’agit d’un appel d’une décision de la Commission des oppositions sur deux oppositions formées par le CCI à l’encontre de deux demandes d’enregistrement. La requérante avait produit des demandes d’enregistrement pour les marques APA – THE ENGINEERED WOOD ASSOCIATION et THE ENGINEERED WOOD ASSOCIATION en association avec des produits lamellés et du bois laminé utilisé dans des buts structurels en construction. Le CCI prétendait que les marques n’étaient pas enregistables pour plusieurs motifs, notamment la ressemblance avec les marques officielles qu’il détient. Le juge O’Keefe de la Cour fédérale fut d’avis que le terme « engineered » fonctionnait en tant que verbe et référait au procédé qui a été utilisé sur un article, à savoir du bois, pour le transformer et ne représentait pas le nom « engineer » (ingénieur). La demande d’enregistrement pour la marque APA – THE ENGINEERED WOOD ASSOCIATION fut donc jugée enregistrable. Par contre, le juge fut d’avis que la marque THE ENGINEERED WOOD n’était pas distinctive puisque, prise dans son ensemble, il s’agissait d’une expression très générale pouvant s’appliquer à une organisation produisant des marchandises et services semblables74. 73. (2000), 7 C.P.R. (4th) 239 (C.F.P.I.). 74. Supra, note 72, par. 53. 690 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.6 Affaire John Brooks Company Ltd.75 La requérante, qui se spécialisait dans la distribution d’équipements spécialisés d’arrosage, avait produit une demande d’enregistrement pour la marque semi-figurative BROOKS BROOKS SPRAY ENGINEERING et la marque nominale SPRAY ENGINEERING. Le CCI s’opposa aux demandes pour plusieurs motifs en raison de l’emploi du mot « engineering » dans la marque alors que la requérante n’était pas une firme de génie bien que celle-ci employait des personnes détenant une formation ou des qualifications d’ingénieurs. La Cour déclara ce qui suit quant à l’emploi du mot « engineer » : [9] L’utilisation du mot « engineering » (ingénierie) dans un nom d’entreprise est réglementée et non interdite. En Ontario, par exemple, une entreprise peut utiliser le mot « engineering » dans son nom ou dans une description de services si elle possède un certificat d’autorisation à cette fin. L’entreprise qui ne possède pas ce certificat d’autorisation peut encore utiliser le mot « engineering » dans son nom, pourvu que cet emploi ne porte pas à croire qu’elle offre des services relevant de la profession d’ingénieur (Loi sur les ingénieurs, L.R.O. 1990, ch. P. 28, par. 40(3)). Selon le juge O’Reilly, la requérante pouvait cependant être satisfaite qu’au moment de déposer la marque, elle pouvait employer le terme « engineering » dans son nom d’entreprise. Cependant, le CCI produisit de la preuve additionnelle en appel sur la réglementation du terme « engineering ». Même si le « spray engineering » (technique de pulvérisation) n’est peut-être pas une spécialité reconnue dans l’exercice de la profession d’ingénieur, ces mots renvoient à une gamme de services techniques sophistiqués qui sont liés au traitement et à la distribution de fluides, soit des types de services que des ingénieurs pourraient offrir : [20] À mon avis, le fait que l’emploi du mot « engineering » soit réglementé a des incidences en l’espèce. La plupart des gens présumeraient que les entreprises utilisant ce mot dans leur nom offrent des services d’ingénierie et ont des ingénieurs à leur emploi, à moins que le contraire ne ressorte clairement du contexte. La Commission elle-même en est arrivée à une conclusion similaire lorsqu’elle a refusé d’enregistrer la marque de 75. 2004 CF 586 (C.F.). Titres professionnels et marques de commerce 691 commerce proposée de JBCL, « Spray Engineering », au motif que le client moyen de celle-ci présumerait que des ingénieurs participent à l’ensemble ou à la plupart des activités de l’entreprise : Conseil canadien des ingénieurs c. John Brooks Co., [2001] C.O.M.C. n o 218 (2001) C.P.R. (4th) 397. Comme le souligne le CCI dans ses commentaires transmis au Bureau des marques76, cette citation s’applique à toutes les désignations professionnelles. Le public prendra pour acquis que des professionnels sont impliqués alors que dans certains cas, des personnes non qualifiées et ne détenant pas de permis ont déposé des marques contenant une désignation professionnelle. Le juge O’Reilly fut d’avis qu’il fallait analyser une marque dans son ensemble pour déterminer si celle-ci pouvait ainsi être enregistrée : [21] Lorsqu’une partie d’une marque de commerce proposée est contestable, il convient de se demander s’il demeure possible d’enregistrer la totalité de la marque. Dans la présente affaire, étant donné que JBCL ne peut enregistrer les mots « Spray Engineering », peut-elle enregistrer « Brooks Brooks Spray Engineering » ? La réponse dépend de la question de savoir si la partie contestable de la marque de commerce proposée constitue un élément important de l’ensemble et fait de celui-ci une marque qui donne une description fausse et trompeuse. Les parties ne s’entendaient pas sur la question de savoir si la partie contestable de la marque de commerce doit constituer l’élément dominant de celle-ci ou simplement l’une des caractéristiques dominantes. D’après la jurisprudence, le critère applicable est la question de savoir si les mots donnant une description fausse et trompeuse [traduction] « dominent la marque de commerce visée par la demande au point ... de faire obstacle à l’enregistrement de celle-ci ... » : Chocosuisse Union des Fabricants – Suisses de Chocolate c. Hiram Walker & Sons Ltd., (1983), 77 C.P.R. (2d) 246 (C.O.M.C.), citant Lake Ontario Cement Ltd. c. Registrar of Trade Marks (1976), 31 C.P.R. (2d) 103. [22] Dans la présente affaire, les mots « spray engineering » dominent manifestement la marque de commerce proposée. Étant donné que ces mots donnent une description fausse et 76. Lettre du 23 février 2010, supra, note 56, p. 3, par. 4. 692 Les Cahiers de propriété intellectuelle trompeuse des services et du personnel de JBCL, la marque de commerce proposée « Brooks Brooks Spray Engineering » ne peut être enregistrée. Cette décision a donc établi que lorsqu’une marque consiste en une combinaison de mots, la portion faussement trompeuse doit dominer la marque pour que celle-ci soit jugée non enregistrable. L’agent d’audience fut d’avis que le CCI avait démontré que le terme « engineer » était réglementé en produisant en preuve la législation provinciale réglementant l’emploi de la désignation « engineer ». Les extraits pertinents des lois et règlements provinciaux restreignent l’usage des termes « engineer », « engineering » et « professional engineer », à moins qu’une personne ou une entreprise ne soit autorisée à employer ces termes. Dans les circonstances, la plupart des gens présumeraient que des entreprises employant le terme « ingénieur » dans leur nom offrent des services de génie et emploient des ingénieurs. Comme le requérant ne détenait pas de permis d’exercice dans aucune province ou territoire, la composante « engineer » donnait ainsi une description fausse et trompeuse. Comme ce terme dominait la marque dans son ensemble, celle-ci n’était par conséquent pas enregistrable en vertu de l’alinéa 12(1) b) de la Loi sur les marques. Quant au motif fondé sur le sous-alinéa 9(1)n)(iii) et l’alinéa 12(1) e) de la Loi sur les marques, l’agent d’audience appliqua le test de ressemblance tel qu’expliqué dans l’affaire APA – Engineered Wood. Puisque la requérante avait adopté dans son intégrité la marque officielle ENGINEER du CCI, il fut d’avis qu’une personne ayant connaissance de cette marque mais ayant un souvenir imparfait aurait tendance à confondre la marque en instance avec la marque officielle. 2.2.7 Affaire Kelly Properties Inc.77 Une demande d’enregistrement fut produite pour la marque KELLY ENGINEERING, basée sur des enregistrement et emploi aux États-Unis ainsi qu’un emploi au Canada en association avec des services de dotation en personnel. Le CCI s’opposa à cette demande d’enregistrement pour plusieurs motifs. L’agente d’audience fut d’avis que la marque ne décrivait pas clairement ou n’était pas une description fausse et trompeuse du fait 77. (2010), 89 C.P.R. (4th) 401 (Comm. opp.). Titres professionnels et marques de commerce 693 que la requérante était une firme de génie ou offrait des services de génie. La marque était plutôt suggestive du fait que Kelly offrait des ressources pour trouver de l’emploi dans le domaine du génie, faisant ainsi référence à une décision précédente concernant la marque de commerce KREBS ENGINEERING : [75] La Cour fédérale ainsi que le registraire ont eu d’autres occasions de se demander si une marque de commerce formé [sic] d’un nom de famille, suivi du terme « engineers » ou « engineering », étaient visées par l’alinéa 12(1)b) de la Loi. Dans Canadian Council of Professional Engineers c. Krebs Engineers (1996), 69 C.P.R. (3d) 267 (C.O.M.C.) [Krebs], le registraire a conclu que KREBS ENGINEERS & Dessin, utilisé en liaison avec de l’« équipement de traitement industriel, nommément cyclones humides » donnait une description claire ou fausse et trompeuse des personnes ayant produit les marchandises. Il a statué que la personne qui utilise régulièrement les marchandises de la partie requérante présumerait, en voyant ou en entendant la marque de celle-ci, que la requérante emploie des ingénieurs qui participent à la conception, à la production et à la vente des marchandises visées par la demande. L’élément « KREBS » est un patronyme et la marque de commerce serait perçue dans l’ensemble comme le nom d’une firme d’ingénieurs. Il a donc conclu que la marque donnait une description claire ou une description fausse et trompeuse des personnes qui produisent les marchandises visées par la demande. [76] La présente affaire se distingue de l’affaire Krebs, précitée, parce que la Marque vise des services et non des marchandises, et aussi parce que les services en question ne concernent pas uniquement des ingénieurs. L’élément contesté de la Marque ne décrit pas les personnes exécutant ou fournissant les services. Le simple fait que des ingénieurs puissent s’occuper de la gestion des ressources humaines du point de vue de l’efficacité de la production ne m’amène pas à conclure que les services de placement, en soi, constituent une spécialité relevant du domaine de l’ingénierie. [77] J’estime que la présente affaire se distingue aussi de l’affaire Management, précitée, [Canadian Council of Professional Engineers c. Management Engineers GmbH (2004), 37 C.P.R. (4th) 277 (C.O.M.C.)] parce que la marque, ME MANAGEMENT ENGINEERS & Dessin, jugée contrevenir à la Loi, contenait le mot ENGINEERS, et non « engineering ». Il était 694 Les Cahiers de propriété intellectuelle donc plus probable dans ces circonstances que le consommateur de services-conseils aux entreprises et de services connexes tienne pour acquis que ces services étaient fournis par des ingénieurs. 2.2.8 Affaire Continental Teves AG & Co. oHG78 Continental Teves, Inc. (la requérante initiale) produisit une demande d’enregistrement pour la marque de commerce ENGINEERING EXCELLENCE IS OUR HERITAGE, fondée sur un emploi au Canada en association avec des patins de frein et disques de frein pour véhicules terrestres. Le CCI s’opposa à l’enregistrement de la demande. S’appuyant sur les décisions rendues dans les affaires Kelly Engineering Resources, Brook Spray Engineering et Rotenbuhler Engineering discutées dans le présent texte, l’agent d’audience rejeta la demande d’enregistrement. Il fut d’avis que, compte tenu de la nature même des marchandises et de leur importance pour la sécurité, il était raisonnable de dire que le public pourrait s’attendre à ce qu’elles soient conçues, développées et mises à l’essai par des ingénieurs. L’agent d’audience fut d’avis que l’élément dominant de la marque était le mot « Engineering » et que le mot « Excellence » avait une connotation élogieuse. Ainsi, une marque comme DIGITAL NOTARY pourrait être approuvée pour des logiciels alors que des notaires ne sont pas impliqués dans la programmation et la confection du logiciel. Il en va ainsi de marques comme KREBS ENGINEERS, ROTENBUHLER ENGINEERING ou LUBRICATION ENGINEERS, dont nous discuterons dans les sections qui suivent. 2.2.9 Affaire Management Engineers GmbH79 La requérante avait produit des demandes d’enregistrement pour des marques de commerce ME MANAGEMENT ENGINEERS (et Dessin) et ME MANAGEMENT ENGINEERS INTERNATIONAL CONSULTANTS (et Dessin), demandes fondées sur les emploi et enregistrement de la marque en République fédérale d’Allemagne pour des services de conseil aux entreprises. Le CCI s’opposa à l’enregistrement de ces marques en invoquant notamment ses marques officielles. Le CCI fit valoir que la requérante n’était pas inscrite comme ingénieur professionnel au Canada. 78. (2012), 100 C.P.R. (4th) 9 (Comm. opp.). 79. (2004), 37 C.P.R. (4th) 277 (Comm. opp.). Titres professionnels et marques de commerce 695 L’agente d’audience rappela que l’article 30 de la Loi sur les marques n’avait pas pour effet de transposer, tout comme l’alinéa 9(1) d) de la Loi sur les marques, les prohibitions contenues dans la législation provinciale et territoriale, référant ainsi aux commentaires de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lubrication Engineers. Les demandes d’enregistrement furent rejetées au motif qu’elles donnaient une description fausse et trompeuse des personnes qui offraient les services de la requérante. L’élément « Management Engineers International Consultants » fut jugé dominant. La partie comportant l’élément graphique « ME » ne pouvait pas être considéré dominant. 2.2.10 Affaire Comsol AB80 COMSOL AB produisit une demande d’enregistrement pour la marque de commerce COMSOL ENGINEERING LAB en association avec « computer software for performing technical mathematical calculations for use in the field of mathematics, engineering and science, and manuals and instruction handbooks sold together as a unit ». La CCI s’opposa à la demande d’enregistrement. Il fut mis en preuve qu’une législation existe dans chaque province et territoire prévoyant l’octroi d’un permis aux individus qui pratiquent le génie (traduction : « engineering »). Chaque loi s’assure que seuls les ingénieurs détenant un permis dans une province ou un territoire donné sont autorisés à offrir des services de génie et de se désigner comme ingénieurs professionnels. La loi contient des dispositions encadrant l’emploi et le mauvais emploi des désignations suivantes : « ingénieur professionnel » ; « P.Eng. » ; « engineer » ; « engineering ». L’agente d’audience nota cependant qu’elle ne se croyait pas dans une position d’évaluer de façon appropriée l’impact de diverses lois non-fédérales sur lesquels le CCI se fondait. L’agente d’audience nota que ce n’était pas la première fois que le CCI s’opposait à des marques contenant le mot « engineer », mais rappela que chaque cas devait être décidé en fonction de ses propres faits81. Le fait que la marque contenait un mot distinctif qui n’était pas un nom de famille la distinguait de la jurisprudence antérieure. L’agente d’audience fut d’accord avec la position de la requérante à 80. 2011 C.O.M.C. 3. 81. Beverley Bedding & Upholstery Co. c. Regal Bedding & Upholstering Ltd., (1980) 47 C.P.R. (2d) 145 (C.F.P.I.). 696 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’effet que le mot « comsol » occupait la première portion de la marque et dominait celle-ci. Quant au test visant à déterminer si une marque donne une description fausse et trompeuse des marchandises et services qu’elle couvre, la juge rappela que les mots trompeurs devaient dominer la marque dans son ensemble, s’appuyant notamment sur l’affaire Brooks Spray Engineering82. Or, dans son ensemble, la marque ne pouvait pas constituer une description fausse et trompeuse83 : [39] The Applicant further submits that no part of the Mark is deceptively misdescriptive. First, the Applicant argues that “reaction engineering” is not misdescriptive of the character or quality of the Wares because that term is descriptive, unregulated and generic ; it is a defined term that accurately describes the Wares, in that the Wares are for use in the field of “reaction engineering”. Second, the Applicant points out that the Wares are intended to be used by engineers and other sophisticated individuals who would understand that the Wares are intended to assist those engaged in “reaction engineering”. It is trite to say that in order for a mark to be “deceptively misdescriptive”, the public must be misled and the Applicant argues that the nature of the Wares and the intended consumer preclude that from occurring. 2.3 Caractère trompeur d’une marque de commerce ayant la connotation d’un titre professionnel Des organisations peuvent contrevenir à la Loi sur les marques en employant une marque de commerce suggérant une désignation professionnelle à laquelle cette organisation n’a aucunement autorité pour conférer, impliquer une approbation gouvernementale de services alors qu’aucune approbation gouvernementale a été accordée, ou pouvant tromper le public quant au caractère de la marque. C’est ce qui s’est produit dans une affaire impliquant un collège de médecine traditionnelle chinoise qui a amené le Bureau des marques à revoir l’examen de marques s’apparentant à des titres professionnels. 82. Par. 37 de la décision. 83. Par. 38 de la décision. Titres professionnels et marques de commerce 697 2.3.1 College of Traditional Chinese Medicine Practitioners and Acupuncturists of British Columbia c. Council of Natural Medicine College of Canada84 L’acupuncture est l’une des branches de la médecine chinoise traditionnelle85. Au Canada, le statut de l’acupuncture varie, selon les provinces, d’une reconnaissance officielle à l’absence complète de législation. Un traitement d’acupuncture est administré après avoir posé un bilan énergétique selon les règles de la médecine traditionnelle chinoise. Au Québec, les acupuncteurs doivent obligatoirement appartenir à l’Ordre professionnel des acupuncteurs du Québec et avoir obtenu leur diplôme dans un établissement reconnu par l’Ordre. Cette profession est à exercice exclusif et à titre réservé. En Colombie-Britannique, elle fait aussi l’objet d’un encadrement législatif. Cela s’explique certes par le fait qu’il s’agit de soins prodigués à des personnes. Le demandeur (ci-après désigné « le CTCMA ») est l’ordre professionnel régissant la pratique de la médecine chinoise traditionnelle en Colombie-Britannique. Il délivre ainsi des titres professionnels, notamment les titres de « Doctor of Traditional Chinese Medicine » (« Dr. TCM ») et de « Registered Acupuncturist » (« R.Ac. ») et en contrôle l’usage. Le défendeur (ci-après désigné « le CNMCC ») établit des programmes éducatifs et des examens dans le domaine de la médecine chinoise traditionnelle et de l’acupuncture depuis 2002. Il ne dispense pas ces programmes. Sa pratique ne consiste pas à délivrer des grades mais plutôt à délivrer aux étudiants ayant terminé ces programmes éducatifs un certificat attestant le parachèvement de leurs études. Le CTCMA présenta à la Cour fédérale une requête en jugement sommaire se basant sur les articles 213 et 216 des Règles des Cours fédérales86 de même que les alinéas 7 d), 12(1) b) et 12(1) e) et les articles 9 et 10 de la Loi sur les marques. Des articles de la Health Professions Act87 et du Traditional Medicine Practitioners and Acupuncturists Regulations88 de la Colombie-Britannique furent aussi invoqués. 84. 2009 CF 1110. 85. <www.passeportsante.net> – Rubrique : Acupuncture – <http://www.cpmdq. com/htm/definitioacuponcture.htm>. 86. DORS/98-106. 87. R.C.B.C. 1996. 88. B.C. Reg. 385/2000. 698 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le CTCMA gouverne la pratique de la médecine traditionnelle chinoise en Colombie-Britannique. Depuis 2000, le Collège de médecine est responsable du contrôle des titres « Dr. TCM » (« Doctor of Traditional Chinese Medicine »), « R.TCM.H. » (« Registered TCM Herbalist »), « R.TCM.P. » (« Registered TCM Practitioner ») et « R.AC. » (« Registered Acupuncturist »). Les diplômés de ces programmes obtenaient un certificat incluant une désignation correspondant à l’une de ces marques de commerce sans un droit de pratique de la médecine chinoise. Le CTCMA demanda la radiation des marques de commerce enregistrées du CNMCC • D.T.C.M. (Doctor of Traditional Chinese Medicine) ; • D.P.C.M. (Doctorate of Philosophy in Chinese Medicine) ; • D.P.O.M. (Doctorate of Philosophy in Oriental Medicine) ; • R.AC. (Registered Acupuncturists). ainsi que les demandes d’enregistrement en instance • Registered D.T.C.M. ; • DR.TCM ; • D.T.C.M. (Doctor of Traditional Chinese Medicine) ; • Registered D.P.C.M. ; • P.D.T.C.M. (Post Diploma of Traditional Chinese Medicine). Le CTCMA demanda également qu’une injonction permanente soit émise contre le CNMCC et les personnes liées à celui-ci, interdisant d’employer ces abréviations et ces mots. De plus, le CTCMA demandait une ordonnance enjoignant au CNMCC de remettre ou détruire le matériel allant à l’encontre de l’injonction recherchée prévoyant la radiation des marques ci-haut mentionnées et demandant un renvoi au sujet des dommages-intérêts. Le CTCMA alléguait que le CNMCC avait accordé des licences à de nombreuses personnes pour l’emploi, en association avec l’exploitation d’une clinique de médecine chinoise traditionnelle, d’une Titres professionnels et marques de commerce 699 appellation créant de la confusion, de telle sorte que des membres du public et des membres du CTCMA avaient présenté des plaintes et des demandes de renseignements au CTCMA au sujet de ces personnes89. Le public pourrait donc conclure que les services associés aux marques étaient offerts par un professionnel titulaire de cette appellation et que lesdites appellations donnaient donc une « description claire ou [...] une description fausse et trompeuse » des personnes offrant les services aux marques, ce qui est contraire à l’alinéa 12(1)b) de la Loi sur les marques90. Sur la question du caractère descriptif, la Cour fédérale fut d’avis que la question devait être appréciée du point de vue de l’utilisateur moyen des biens ou des services et référa à l’arrêt Lubrication Engineers, au paragraphe 2. Les marques « Dr. TCM » et « Registered D.P.C.M » ont été traditionnellement employées de manière interchangeable dans la profession pour désigner un docteur en médecine chinoise traditionnelle. La Cour fut d’avis que les marques D.T.C.M. et R.AC. avaient été commercialement utilisées, la preuve telle que la publicité parue dans les annuaires PAGES JAUNES démontrant que ces marques constituaient une pratique commerciale employée pour décrire la médecine traditionnelle chinoise et les acupuncteurs et que l’utilisateur de tous les jours serait familier avec une telle terminologie91. Par conséquent, la marque REGISTERED D.P.C.M. du CNMCC fut jugée descriptive et similaire à la marque D.T.C.M., malgré le changement d’une lettre. Le terme « registered » fut jugé comme suggérant au public qu’un praticien était habilité à pratiquer, rendant ainsi l’abréviation plus descriptive. Ainsi, la Cour a refusé la prétention du CNMCC que les acronymes de ses marques avaient pour effet de les rendre distinctives. Le CTCMA rappela le principe que « dans le cas où une expression descriptive entre parenthèses est l’élément prédominant de la marque, les initiales ne contribuent en rien à distinguer l’expression descriptive ». La Cour fédérale s’est appuyée sur la décision de la Commission des oppositions rendue dans Canadian Council of Professional Engineers c. Management Engineers GmbH92 : [218] J’estime que les acronymes ne sont pas distinctifs en raison du genre d’expression descriptive qui prédomine dans 89. 90. 91. 92. Par. 8. Par. 9. Par. 230. (2004), 37 C.P.R. (4th) 277 (Comm. opp.). 700 Les Cahiers de propriété intellectuelle la marque. Je citerai la décision du Conseil canadien des ingénieurs c. Management Engineers GmbH, [2004] C.O.M.C. no 119 : ... La marque de commerce faisant l’objet de la demande ne doit pas être analysée avec soin et décomposée en ses éléments constitutifs, mais plutôt considérée dans son ensemble et en fonction de la première impression : voir Wool Bureau of Canada Ltd. c. Registraire des marques de commerce (1978), 40 C.P.R. (2d) 25 (C.F. 1re inst.), p. 27-28, et Atlantic Promotions inc. c. Registraire des marques de commerce (1984), 2 C.P.R. (3d) 183 (C.F. 1re inst.). Une marque de commerce doit être jugée dans son ensemble, tel qu’expliqué précédemment. Il s’agit d’un principe important et connu en droit des marques expliqué ci-haut et il en va ainsi pour les marques incluant des initiales. La Cour fédérale a appliqué ce raisonnement à toutes les marques de commerce du CNMCC. Quant aux marques de commerce D.T.C.M. (Doctor of Traditional Chinese Medicine) et P.D.T.C.M. (Post Diploma of Traditional Chinese Medicine) celles-ci furent jugées descriptives et, par conséquent, aucunement distinctives des marchandises et services du CNMCC. La validité des marques visées était le principal aspect de l’action du CTMCA. Quant aux marques de commerce D.T.C.M., D.P.C.M., D.T.C.M. (Doctor of Traditional Chinese Medicine), R.AC. et DR.TCM, cellesci furent jugées contraires à l’interdiction prévue à l’article 10 de la Loi. Conformément à l’approche adoptée dans l’arrêt Lubrication Engineers, Inc. par la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale rejeta l’allégation s’appuyant sur l’alinéa 9(1) d) de la Loi sur les marques, étant d’avis que cela équivalait à une tentative d’interdire l’emploi de titres professionnels simplement parce que ces titres sont interdits par des lois provinciales réglementant des professions. Cependant, la Cour fut d’avis que l’analyse sous l’alinéa 7 d) de la Loi sur les marques ne se limitait pas aux marques en cause mais plutôt sur la façon dont des personnes employaient ces marques. Une preuve abondante démontrait que le CNMCC avait trompé le public en l’amenant à croire que ses licences n’étaient pas des licences de marques mais des versions d’une réglementation fédérale dans le domaine de la médecine chinoise, contrevenant ainsi à l’alinéa 7 d) Titres professionnels et marques de commerce 701 de la Loi sur les marques93. La preuve la plus compromettante fut la publicité diffusée en Ontario qui référait au CNMCC en tant qu’autorité gouvernementale. Les marques enregistrées CNMCC furent radiées, étant jugées descriptives au sens de l’alinéa 12(1) b) et non distinctives au sens de l’alinéa 18 b) et l’article 8(1) in fine de la Loi sur les marques. Une injonction permanente fut accordée contre le CNMCC. L’emploi de certains titres comme des marques de commerce par le CNMCC a été jugé comme contrevenant à la Loi sur les marques parce que cela induisait le public en erreur, étant donné que cela donnait l’impression que les membres du CNMCC étaient membres du CTCMA. La Cour a ordonné la destruction de matériel contrevenant et ordonné la reddition de profits ou l’octroi de dommages, en plus d’accorder des dépens au demandeur. Il n’est donc pas possible pour quiconque de monopoliser des mots ou des acronymes suggérant une accréditation professionnelle émanant du gouvernement. C’est ce qui ressort des paragraphes 34 à 53 et 212 à 238 de cette décision94. Suite à cette décision, le Bureau des marques publia en janvier 2010 une mise à jour de son Énoncé de pratique portant sur les désignations professionnelles et leurs initiales, dont il importe de discuter ici. 2.4 Énoncé de pratique portant sur les désignations professionnelles et leurs initiales Le 13 juin 2007, le Bureau des marques de commerce adoptait un énoncé de pratique portant sur les titres professionnels et leurs initiales95. Rappelons que les énoncés de pratique visent à permettre au Bureau des marques de préciser ses pratiques, son interprétation de la Loi sur les marques, d’émettre des lignes directrices et de préciser des procédures. Le Bureau des marques voulut rappeler qu’une marque de commerce qui semble être le nom d’une profession fera l’objet d’un examen pour déterminer si c’est le cas. Dans le cas où un examinateur serait convaincu qu’un consommateur aurait immédiatement l’impression que les marchandises ou les services sont offerts par les membres de la profession en question, la marque serait considérée comme non enregistrable. En soi, la marque NADON, CA ne serait pas enregistrable. Or, avec un tel énoncé, quel objectif le 93. Par. 244 et 245 de la décision. 94. Supra, note 20, p. 652. 95. <http://www.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr02278.html>. 702 Les Cahiers de propriété intellectuelle Bureau des marques souhaitait-il atteindre ? Que souhaitait-il ainsi accomplir ? Consacrer une jurisprudence plutôt bien établie sur le sujet ? Démontrer son intention de protéger le public ? Or, des dizaines de marques comportent des titres ou des noms de discipline. Pensons aux mots « acupuncture » ou « pharmacie » par exemple. Suite à l’affaire du CNMMC discutée ci-haut, une mise à jour fut initiée. En janvier 2010, une consultation publique fut organisée par le Bureau des marques. Des commentaires furent reçus dans le cadre de ce processus de consultation et une version finale de l’énoncé de pratique fut adoptée et publiée96. Un individu, plusieurs associations professionnelles et l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada (IPIC) soumirent des commentaires. Le CCI soumit ses représentations par sa lettre du 23 février 2010. Le CCI endossa très favorablement l’énoncé de pratique, jugeant que celui-ci élevait la vigilance par rapport à l’importance du potentiel de mauvais emploi des désignations professionnelles, réduisant l’approbation et la publication de demandes d’enregistrement de marques de commerce contenant des désignations professionnelles. Cela éviterait que des individus qui ne sont pas qualifiés pour exercer une profession donnée déposent une demande d’enregistrement de marque de commerce qui pourrait tromper le public parce que comportant une désignation se rapportant à cette profession qui ne serait pas la leur. Des objections à l’enregistrement d’une marque auraient donc un effet dissuasif sur des requérants et les obligeraient à expliquer et argumenter leur statut professionnel, réduisant ainsi le nombre d’oppositions sur ces questions. Le CCI reprit le paragraphe 9 cité ci-haut dans l’affaire John Brooks Co. pour suggérer qu’il aurait fallu permettre à l’examinateur de pencher aussi sur la possibilité qu’une marque soit une description fausse et trompeuse des marchandises et services qu’elle couvre. D’autre part, le CCI aurait souhaité que l’énoncé fasse aussi référence aux marques incluant des titres professionnels pour éviter que des marques incorporant une désignation professionnelle et un domaine d’expertise (comme SOFTWARE ENGINEERING) ou un nom de famille (comme ROTHENBUELER ENGINEERING ou KREBS ENGINEERS) qui suggèrent ainsi fortement le nom d’une firme de génie ne soient pas sujettes à l’attention de l’examinateur ou permettent au requérant d’insister sur le fait que la marque ne consiste pas uniquement en une désignation professionnelle. 96. <http://www.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr02277.html>. Titres professionnels et marques de commerce 703 L’Ordre des Comptables Agréés du Québec voulut s’assurer que l’énoncé de pratique n’aurait pas d’incidence sur la publication des marques officielles par une autorité publique. Il fut d’avis que la conséquence pratique serait d’empêcher dorénavant l’enregistrement de marques graphiques comportant un titre professionnel et donna comme exemples les marques enregistrées CA & Dessin numéro LMC728,660 et la marque de certification CA & Dessin numéro LMC734,311. L’IPIC s’inquiéta aussi du message d’ensemble émanant de l’énoncé de pratique qui suggérerait qu’une marque de commerce qui consiste en une désignation professionnelle ou des initiales ne soit par conséquent aucunement enregistrable. Or, toutes les marques doivent être examinées en fonction du même critère à l’alinéa 12(1)b) de la Loi sur les marques. La marche à suivre de l’examinateur voulant que celui-ci fasse une recherche afin de déterminer si une marque constitue bel et bien une désignation professionnelle ou des initiales est centrale tout en se basant sur un consommateur potentiel. L’IPIC aurait souhaité que, pour maintenir une objection, la désignation professionnelle doive initialement posséder un certain niveau de reconnaissance aux yeux des consommateurs en plus de s’assurer que les examinateurs prennent en compte toutes les circonstances en l’espèce. Il aurait de plus fallu s’assurer de déterminer si une marque constitue une description fausse et trompeuse des biens et services qu’elle couvre. L’Association médicale canadienne fut d’avis qu’en plus d’être clairement descriptives des personnes employées dans la production de marchandises et services, les désignations professionnelles et leurs initiales peuvent aussi donner une description fausse et trompeuse des personnes employées dans la production de marchandises et services avec lesquels elles sont employées97. C’est d’ailleurs à son avis ce qui ressort clairement du paragraphe 220 de la décision rendue dans l’affaire CNMCC et du paragraphe 2 de l’arrêt Lubrication Engineers. Le conseil interprofessionnel du Québec, organisme chargé de conseiller le gouvernement du Québec en matière de professions, souligna que le succès de la procédure dépendrait de la possibilité pour l’examinateur d’avoir un accès à des outils d’information complets et performants en encourageant l’OPIC à se doter d’une liste 97. Commentaire formulé par l’Association médicale canadienne dans sa lettre du 26 février 2010. 704 Les Cahiers de propriété intellectuelle complète de titres professionnels réservés au Canada98. Une liste de titres professionnels, de leurs abréviations et de leurs initiales en vigueur selon le Code des professions du Québec fut ainsi soumise en annexe pour aider les examinateurs dans leur tâche. La version finale de cet énoncé de pratique est entrée en vigueur le 26 octobre 2010. Cet énoncé est reproduit en annexe de cet article. 2.5 Recours en vertu de la Loi sur les marques : un outil stratégique pour les ordres professionnels Ce dossier illustre les moyens avec lesquels les ordres professionnels peuvent protéger des titres et des actes réservés en ayant recours à des injonctions. La Loi sur les marques offre de puissants remèdes en cas de violation comme l’injonction, la reddition de profits obtenus par une conduite fautive et des dommages. L’article 53.2 de la Loi sur les marques prévoit que la Cour peut rendre les ordonnances qu’elle juge indiquées dans les circonstances pour une contravention à la Loi sur les marques de commerce, notamment des ordonnances, des injonctions, des dommages-intérêts, la restitution des bénéfices et la destruction du matériel contrevenant : 53.2 Lorsqu’il est convaincu, sur demande de toute personne intéressée, qu’un acte a été accompli contrairement à la présente loi, le tribunal peut rendre les ordonnances qu’il juge indiquées, notamment pour réparation par voie d’injonction ou par recouvrement de dommages-intérêts ou de profits, pour l’imposition de dommages punitifs, ou encore pour la disposition par destruction, exportation ou autrement des marchandises, colis, étiquettes et matériel publicitaire contrevenant à la présente loi et de toutes matrices employées à leur égard. Sur la question de la juridiction, la Cour fédérale fut d’avis dans l’affaire CNMCC que l’action devant la Cour en vertu de l’article 20 de la Loi sur la Cour fédérale était fondée, étant d’avis que le CTCMA ne tentait pas de contourner la législation provinciale réglementant les professions de la santé par une action en justice fédérale. Les ordres professionnels ont tout intérêt à surveiller les registres de marques de commerce en plus d’être vigilants face à des imposteurs qui s’adonneraient à l’exercice illégal d’une profession. 98. Lettre du 26 février 2010, supra, note 96, p. 2, par. 4. Titres professionnels et marques de commerce 705 Tel qu’expliqué précédemment, la surveillance de l’utilisation d’un titre professionnel est une responsabilité confiée aux ordres professionnels99. Ainsi, le CCI s’est donné pour politique de s’opposer aux marques de commerce qui consistent en ou incluent le terme « engineering » dans le but à la fois de protéger l’intégrité du titre des membres de la profession d’ingénieur au Canada et de protéger le public, tel qu’il appert de certaines décisions impliquant le CCI. 3. MARQUES DE CERTIFICATION 3.1 Définition L’article 2 de la Loi sur les marques définit comme suit la marque de certification : Marque employée pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises ou services qui sont d’une norme définie par rapport à ceux qui ne le sont pas, en ce qui concerne : a) soit la nature ou qualité des marchandises ou services ; b) soit les conditions de travail dans lesquelles les marchandises ont été produites ou les services exécutés ; c) soit la catégorie de personnes qui a produit les marchandises ou exécuté les services ; d) soit la région à l’intérieur de laquelle les marchandises ont été produites ou les services exécutés. Il s’agit ainsi d’un type spécial de marques de commerce devant répondre à une norme définie quant à l’un des éléments ci-haut mentionnés par rapport à des biens et services qui ne rencontrent pas cette norme. Une telle marque ne peut être adoptée et enregistrée que par une personne qui n’est pas engagée dans la production, la vente, la location ou l’embauche de produits ou la prestation de services autres que ceux en association avec lesquels la marque de certification est employée100. La norme définie doit être décrite et expliquée dans la demande d’enregistrement pour une marque de 99. 100. Lettre du 26 février 2010 du Conseil interprofessionnel du Québec, supra, note 56, p. 1, par. 4. Par. 23(1) de la Loi sur les marques. 706 Les Cahiers de propriété intellectuelle certification101. L’article 23 de la Loi sur les marques prévoit qu’une marque de certification ne peut être enregistrée que par une personne qui ne se livre pas à la fabrication de marchandises ou à l’exécution des services en cause. Son propriétaire peut y autoriser d’autres personnes à employer la marque en liaison avec ses marchandises ou services. Il peut empêcher son emploi par des personnes non autorisées. Le CFA Institute a ainsi enregistré à titre de marque de certification la marque CFA/CHARTERED FINANCIAL ANALYST Design102 en plus d’avoir enregistré l’appellation CFA à titre de marque de commerce. Pourtant, à la lumière de la position du Bureau des marques et de la Cour fédérale sur l’enregistrabilité des titres professionnels à titre de marques de commerce, il n’est pas certain que cela serait possible dans le contexte actuel. L’Association canadienne des optométristes (Canadian Association of Optometrists) a pour sa part obtenu l’enregistrement de la marque CCOA pour identifier les assistants d’optométristes comme marque de certification103. Quant au CCI, il a récemment déposé la marque de certification FIC qui vient tout juste de faire l’objet d’un rapport d’examen au moment de rédiger ce texte104. 3.2 Titres professionnels : un moyen de distinguer des personnes 3.2.1 Canadian Council of Professional Engineers c. Alberta Institute of Power Engineers105 Le 15 octobre 2002, l’Alberta Institute of Power Engineers (« AIPE ») a produit une demande d’enregistrement pour la marque de certification PE (la « Marque PE ») en liaison avec des services professionnels de génie en matière d’énergie depuis juillet 2001. Les normes spécifiques pour l’utilisation de la Marque PE sont les suivantes : Une catégorie de personnes qui i) détiennent un certificat d’aptitude professionnelle d’ingénieur électricien valide dans toutes les compétences du Canada ou une certification équivalente émise par l’organisme de réglementation gouvernemental approprié et ii) sont membres en règle de l’Institute of Power Engineers (Canada). 101. 102. 103. 104. 105. Al. 30 f) de la Loi sur les marques. Enregistrement 589842. Enregistrement 711761. Demande 1553353. (2008), 71 C.P.R. (4th) 37 (Comm. opp.). Titres professionnels et marques de commerce 707 Le CCI s’est opposé à cette demande d’enregistrement pour plusieurs motifs. Elle mit notamment en preuve que l’acronyme PE désigne dans plusieurs pays une personne qui détient un permis d’exercice du génie, notamment aux États-Unis106. L’agente d’audience, C.R. Folz fut persuadée que PE pouvait être une abréviation de « power engineer » et de « professional engineer » et que la preuve de l’AIPE donnait à penser que PE était utilisé comme titre professionnel plutôt que comme marque de certification107. Or, le CCI soutenait justement qu’un titre professionnel ne peut servir de marque de certification, s’appuyant sur la décision de première instance dans l’affaire Association des Assureurs-vie du Canada discutée un peu plus loin. À la page 9 de sa décision, le juge Dubé avait affirmé ce qui suit : Pour sa part, la Provinciale soutient, dans un premier temps, que les titres en litige sont des titres professionnels et non des marques de certification et ne peuvent donc être enregistrés. En effet, la preuve documentaire déposée par la Nationale indique à multiples reprises qu’elle-même considère les assureurs-vie agréés comme des professionnels et les désignations en question comme des titres professionnels. Étant des titres professionnels, ils sont utilisés en association avec des personnes et non en association avec des marchandises ou des services. Dans la même mesure ou l’on ne pourrait pas enregistrer les mots « avocats », « notaires », « médecins », « ingénieurs », etc. comme marques de certification, l’on ne peut non plus considérer le titre « assureur-vie agréé » comme étant une marque de certification. A mon sens, le nom même d’une profession ne peut être utilisé comme un standard, une norme définie, un cachet de distinction apposable (sic) à des marchandises ou des services.108 L’AIPE avait toutefois mis en preuve que plusieurs titres professionnels avaient fait l’objet d’enregistrements à titre de certification. Cependant, l’agente d’audience fut d’avis que cela ne suffisait pas à la convaincre que l’acronyme du titre professionnel soit autorisé. À son avis, l’AIPE n’a pas démontré un emploi de l’acronyme à 106. 107. 108. Par. 16 et 27. Par. 32, 43 et 46 de la décision. (1988), 22 C.P.R. (3d) 1 (C.F.P.I.). 708 Les Cahiers de propriété intellectuelle titre de marque de commerce au sens de l’article 4(2) de la Loi sur les marques109. 3.2.2 Association des Assureurs-vie du Canada c. Association provinciale des Assureurs-vie du Québec110 L’Association des Assureurs-vie du Canada (ci-après « l’Association Nationale ») fut incorporée en 1924 par une loi spéciale du Parlement fédéral pour faire la promotion de l’assurance-vie au Canada. L’association provinciale des Assureurs-vie du Québec (ci-après « l’Association Provinciale ») avait été constituée en 1962 en vertu de la Partie III de la Loi sur les compagnies du Québec. Elle avait adopté une résolution offrant un cours universitaire à l’issue duquel serait décerné le titre d’« Assureur-vie agréé » (« Chartered Life Underwriter »). L’Association Nationale révoqua la reconnaissance de l’Association Provinciale comme association provinciale autonome. Celle-ci avait constitué un Institut des assureurs-vie agréés du Canada. L’Association Nationale avait enregistré les désignations suivantes en décembre 1987 en tant que marques de certification : • CLU, numéro d’enregistrement 335,823 ; • AVA, numéro d’enregistrement LMC335,977 ; • Chartered Life Underwriter et dessin (comportant une feuille d’érable), numéro d’enregistrement LMC335,724 ; • Assureur-vie agréé et dessin (comportant une feuille d’érable), numéro d’enregistrement LMC335,464. L’Association Provinciale attaqua la validité de ces marques au motif qu’elles n’étaient pas enregistrables à la date d’enregistrement en vertu de l’alinéa 18(1)a) de la Loi sur les marques, qu’elles n’étaient pas distinctives au sens de l’alinéa 18(1) b) et que l’Association Nationale n’était pas la personne ayant droit d’obtenir ces enregistrements en vertu du paragraphe 18(1) in fine. 109. 110. Par. 47 de la décision. Supra, note 108. Titres professionnels et marques de commerce 709 L’Association Nationale tenta de soutenir que, même lorsque les marques ne sont pas enregistrées, le droit d’une association professionnelle de conférer des désignations à certains de ses membres a été reconnu et protégé par la Cour. Dans Canadian Board for Certification of Prosthetists and Orthotists c. Canadian Pharmaceutical Association111, le juge Anderson de la Haute Cour de justice de l’Ontario a accordé une injonction interlocutoire interdisant au conseil défendeur d’utiliser les désignations « Certified Orthotist » et« C.O. » ou « CO » comme désignations professionnelles. Or, le Conseil canadien de la certification des prothésistes et orthésistes (CCCPO) obtenait en 1988 l’enregistrement de plusieurs titres professionnels à titre de marques de certification : • ORTHÉSISTE CERTIFIÉ, O.C. (c) ; • PROTHÉSISTE CERTIFIÉ, P.C. (c) ; • PROTHÉSISTE/ORTHÉSISTE CERTIFIÉ, P.O.C. (c) ; • TECHNICIEN INSCRIT EN PROTHÉTIQUE, T.I.P. (c) ; • TECHNICIEN INSCRIT EN ORTHÉTIQUE, T.I.O (c) ; • TECHNICIEN INSCRIT EN PROTHÉTIQUE/ORTHÉTIQUE, T.I.P.O. (c)112. Notons qu’il s’agit d’une association professionnelle et non d’un ordre professionnel. La certification d’un praticien et l’inscription d’un technicien sont des désignations octroyées aux personnes qui ont répondu aux vastes exigences du CCCPO en matière d’enseignement et de formation ou qui ont passé des examens de nature spécifique fondés sur l’analyse d’une pratique étendue de la profession d’orthésiste ou de prothésiste. La Cour fut d’avis que les expressions « CLU » et « AVA » n’avaient justement pas été employées en tant que marques de commerce, étant donné qu’elles n’avaient pas été employées en association avec des marchandises et des services mais plutôt en associa111. 112. (1985), 5 C.P.R. (3d) 236 (H.C. Ont.). Enregistrements 327278, 327626, 327570, 464508, 464509 et 464510. 710 Les Cahiers de propriété intellectuelle tion avec des personnes. Les titres « Chartered Life Underwriter » et « Assureur-vie Agréé » étaient descriptifs alors que la marque de cerfication CLU et AVA n’étaient que des sigles représentant ces deux titres. Les expressions « Chartered Life Underwriter » et « Assureur-vie Agréé » étaient purement génériques et descriptives, en raison de l’usage fait par l’Association Nationale elle-même de ces expressions. La documentation de celle-ci foisonnait d’expressions généricides telles « l’assureur-vie agréé a la compétence » ou l’« AVA est un professionnel »113. La Cour d’appel fédérale accueillit l’appel mais seulement sur la question du partage des compétences. La décision de la Cour d’appel fédérale fut renversée par la Cour suprême du Canada en autant qu’elle déclarait inconstitutionnel l’alinéa 2e) de la Loi constituant en corporation The Life Underwriters’ Association of Canada, S.C. 1924, ch. 104. D’autre part, la législation fédérale comme la Loi sur les marques ne pouvait pas avoir pour effet d’empiéter sur la loi provinciale sur les Assurances. Sur la question de la possibilité ou l’impossibilité de protéger un titre professionnel par une marque de certification, la décision du juge Dubé fut appliquée dans plusieurs autres instances. 3.2.3 Groupe Conseil Parisella Vincelli Associés c. CPSA Sales Institute114 Dans Groupe Conseil Parisella Vincelli Associés c. CPSA Sales Institute, CPSA Sales Institute avait produit une demande d’enregistrement de la marque de certification PVA en association avec des services d’une personne professionnelle en vente. PVA est un acronyme pour « professionnel de la vente agréé ». L’opposition alléguait notamment comme motif que la marque n’était pas distinctive au sens de l’article 2. La Commission des oppositions fut d’avis que cette affaire présentait des similitudes avec l’affaire Flowers Canada Fleurs Canada Inc. c. Maple Ridge Florist Ltd., (1998) 86 C.P.R. (3d) 110 (Comm. opp.) dans laquelle la requérante avait tenté d’obtenir l’enregistrement de la marque de certification MASTER FLORIST en association des « wholesale and retail florist services ». Ce titre était octroyé à des individus réussissant des examens dans le cadre d’un programme d’accréditation. L’agent d’audience cita l’ancien prési113. 114. Par. 41. (2003), 21 C.P.R. (4th) 308 2003 (Comm. opp.). Titres professionnels et marques de commerce 711 dent de la Commission des oppositions qui s’était lui-même fondé sur le raisonnement adopté par la Cour fédérale dans la décision Assureurs-vie agréés du Canada115. L’agent d’audience fut d’avis que la marque de certification sous opposition PVA n’était pas utilisée comme marque de commerce au sens des articles 2, 4 et 23 de la Loi sur les marques lorsqu’apposée à la suite du nom d’une personne sur des cartes d’affaires, des en-têtes de lettres ou des certificats d’accréditation. Or, le juge Dubé de la Cour fédérale en était venu à la conclusion dans l’affaire des Assureurs-vie agréés du Canada qu’un titre professionnel ne pouvait être utilisé comme un standard ou une norme définie116. Dans Association dentaire canadienne c. Ontario Dental Assistants Association, la Commission des oppositions confirme que la jurisprudence antérieure sur la possibilité – ou non – d’enregistrer un titre professionnel en tant que marque de certification est toujours en vigueur117. Cette affaire portait sur la demande d’enregistrement pour la marque CDA. Dans la preuve de la requérante, il était allégué que CDA est le signe qui désigne les assistants dentaires certifiés, lequel est un titre professionnel. Puisqu’il semble difficile de protéger les titres professionnels à titre de marques de commerce mais possible de s’y opposer en invoquant leur caractère descriptif ou trompeur, les ordres professionnels peuvent certes envisager de recourir à la protection avantageuse conférée par les marques officielles. 4. MARQUES OFFICIELLES 4.1 Statut et définitions Les marques officielles continuent de demeurer de véritables marques « V.I.P. » malgré les restrictions que les tribunaux ont imposées au cours des dix dernières années118. Une marque officielle est 115. 116. 117. 118. (1988), 22 C.P.R. (3d) 1 (C.F.P.I.) ; infirmé en partie par 40 C.P.R. (3d) 449 (C.A.F.). Page 581 de la décision. LAROSE (François), « Marque de commerce : cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions en 2011 », (2012) 24:2 Cahiers de propriété intellectuelle 444. NADON (Jean-François), « Marques officielles : de véritables marques « V.I.P. ». Survol de décisions marquantes des cinq dernières années » dans Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (2005), Service de formation permanente du Barreau du Québec (Cowansville : Blais, 2005). 712 Les Cahiers de propriété intellectuelle une marque adoptée et employée par une autorité publique au Canada dont le registraire a donné un avis public d’adoption et emploi. La Loi sur les marques ne comporte pas de définition en soi de la marque officielle. On retrouve cette expression au sous-alinéa 9(1)n)(iii) de celle-ci qui énonce : 9.(1) No person shall adopt in connection with a business, as a trade-mark or otherwise, any mark consisting of, or so nearly resembling as to be likely to be mistaken for, 9.(1) Nul ne peut adopter à l’égard d’une entreprise, comme marque de commerce ou autrement, une marque composée de ce qui suit, ou dont la ressemblance est telle qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec ce qui suit : (n) any badge, crest, emblem or mark n) tout insigne, écusson, marque ou emblème : (i) adopted or used by any of Her Majesty’s Forces as defined in the National Defences Act, (i) adopté ou employé par l’une des forces de Sa Majesté telles que définit la Loi sur la défense nationale, (ii) of any university, or (ii) d’une université, (iii) adopted and used by any public authority, in Canada as an official mark for wares or services, (iii) adopté et employé par une autorité publique au Canada comme marque officielle pour des marchandises ou services, in respect of which the Registrar has, at the request of Her Majesty or of the university or public authority, as the case may be, given public notice of its adoption and use ; or à l’égard duquel le registraire, sur la demande de Sa Majesté ou de l’université ou autorité publique, selon le cas, a donné un avis public d’adoption et emploi ; Il n’est pas nécessaire que la marque ait une connotation à caractère officiel119. Seule l’autorité publique peut obtenir l’enregistrement d’une marque officielle120. Nous discuterons un peu plus loin 119. 120. Insurance Corp. of British Columbia c. Registraire des marques de commerce, [1980] 1 C.F. 669 (C.F.P.I.). Ordre des Architectes de l’Ontario c. Association of Architectural Technologists, [2003] 1 C.F. 331 (C.F.), p. 332. Titres professionnels et marques de commerce 713 des critères à démontrer pour se qualifier comme autorité publique. À titre d’exemples connus de marques officielles, pensons à LOTOQUÉBEC ou GRC. L’intention initiale de l’article 9 de la Loi sur les marques fut sans doute d’accorder une protection aux gouvernements, la royauté et des organisations internationales telle que la Croix-Rouge et de retirer les marques officielles des gouvernements et des institutions publiques du commerce et des affaires, les autorités publiques ayant plutôt adopté des marques officielles pour justement s’en servir directement dans le commerce et les affaires. C’est justement le cas d’une société d’État comme Loto-Québec avec LOTO-QUÉBEC ou Postes Canada avec SPECIAL DELIVERY. Les autorités publiques ne devraient pas être en mesure de monopoliser des expressions communes pour un emploi dans un contexte commercial121. Or, les marques officielles sont justement utilisées par des associations professionnelles. Voici un inventaire non exhaustif de marques officielles publiées conformément au sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques, soit des marques officielles adoptées et employées par des autorités publiques au Canada : Marque officielle No de demande Titulaire Gestionnaire de Patrimoine Privé 914937 Ordre professionnel des administrateurs agréés du Québec Fellow de l’Ordre des comptables agréés du Québec 916610 Ordre des comptables professionnels agréés du Québec Avocat émérite 918411 Barreau du Québec Advocatus Emeritus 918412 Barreau du Québec PHYSIOTHÉRAPEUTE 910266 The Canadian Alliance of Physiotherapy Regulators, Alliance canadienne des organismes de réglementation de la physiothérapie Massage Therapist 910671 The College of Massage Therapists of Ontario PHYSIOTHERAPIST 910263 The Canadian Alliance of Physiotherapy Regulators, Alliance canadienne des organismes de réglementation de la physiothérapie 121. GILL (Kelly) et al., Fox on Canadian Law of Trademarks and Unfair Competition, 4e éd. sur feuilles mobiles, (Toronto : Carswell, 2002), p. 5-61. 714 Les Cahiers de propriété intellectuelle Marque officielle No de demande Titulaire RESPIRATORY CARE PRACTITIONER 910980 College of Respiratory Therapists of Ontario DOCTOR 913000 Association médicale canadienne MD 908692 Association médicale canadienne CA 916613 Ordre des comptables professionnels agréés du Québec CA 916581 Institute of Chartered Accountants of Ontario C.A. 903234 Ordre des comptables professionnels agréés du Québec FCA 916582 Ordre des comptables professionnels agréés du Québec CRHA 919214 Ordre des Conseillers en Ressources Humaines et en Relations Industrielles Agréés du Québec CRIA 919277 Ordre des Conseillers en Ressources Humaines et en Relations Industrielles Agréés du Québec Voici quelques commentaires sur certaines de ces marques. La distinction « Avocat émérite » (ou Advocatus Emeritus) reconnaît l’excellence de membres du Barreau au parcours exemplaire. Chaque année, le Barreau décerne ce titre à des membres de l’Ordre qui se sont distingués par leur carrière professionnelle, leur contribution à la profession ou par leur rayonnement dans leur milieu social et communautaire. Deux titres sont réservés aux membres de l’Ordre des Conseillers en Ressources Humaines et en Relations Industrielles Agréés du Québec, soit Conseiller en ressources humaines agréé (« CRHA ») et Conseiller en relations industrielles agréé (« CRIA »). Se rapportant à la même profession, ils ont donc la même valeur et sont également protégés par le Code des professions. Il n’y a aucune distinction entre les deux catégories membres de l’Ordre. Le choix de porter l’un ou l’autre titre appartient à chaque membre. Lors de son admission à l’Ordre, il doit indiquer ce choix. Rien ne l’empêche également, au cours de sa carrière, d’opter pour l’autre titre. L’important, c’est d’en aviser l’Ordre122. 122. <http://www.portailrh.org/qui/fiche.aspx?f=28463>. Titres professionnels et marques de commerce 715 4.2 Particularités et avantages des marques officielles Le régime des marques officielles est particulièrement avantageux pour le requérant qui peut s’en prévaloir. Les marchandises et services en liaison avec lesquels la marque officielle a été adoptée et employée n’ont pas à être spécifiés. Le registraire n’a pas de discrétion pour refuser de donner un avis public d’adoption et emploi d’une marque officielle une fois que le critère de l’autorité publique discuté ci-après est rencontré123. Il ne peut ainsi que déterminer si l’autorité publique revendiquant le bénéfice de la marque officielle est véritablement une « autorité publique » selon les critères établis par la jurisprudence et adoptés par le Bureau des marques. Il n’existe aucun examen de la demande par le Registraire, si ce n’est d’assurer que le demandeur est effectivement une autorité publique et ce contrairement à une marque de commerce. La marque officielle ne fait pas l’objet d’un processus d’objection et d’opposition comme les autres marques de commerce qui font l’objet de divers obstacles à leur enregistrement124. Le moyen approprié de remettre en question la décision du registraire est une requête en révision judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. Nous ne discuterons pas en détail cet aspect puisque cela dépasserait le cadre du présent texte. Aucune liste limitative de marchandises et services n’a à être fournie en relation avec la marque. La marque n’a aucune durée limitée et ne nécessite aucun renouvellement. Les obstacles prévus à l’article 12 de la Loi sur les marques ne s’appliquent pas aux marques officielles125. Ainsi, des marques descriptives ou génériques telles le mot « Engineer » ou « Law Society of British Columbia » ont ainsi pu faire l’objet d’un avis public d’adoption et d’emploi. Par conséquent, la protection d’une marque autrement pas enregistrable à titre de marque de commerce peut être obtenue à titre de marque officielle. 123. 124. 125. Mihaljevic c. British Columbia (1988), 22 F.T.R. 59, p. 88-89 ; confirmé par (1990) 34 C.P.R. (3d) 54 (C.A.F.) et cité par le juge Evans dans Ordre des Architectes de l’Ontario, supra, note 120, par. 34. DRAPEAU (Daniel S.), « Premiers pas dans le millénaire : la jurisprudence de la Cour fédérale du Canada en matière de marques de commerce », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville : Blais, 2001), p. 34. Magnotta Winery Corporation c. Vintners Quality Alliance, (2001) 17 C.P.R. (4th) 45 (C.F.P.I.), par. 61. 716 Les Cahiers de propriété intellectuelle La seule formalité requise est d’obtenir la publication de la marque officielle dans le Journal des marques de commerce. Une section spécifique y est prévue pour ce type d’avis. La procédure consiste à transmettre un avis au Registraire. La conséquence de la publication d’un avis d’adoption et d’emploi d’une marque officielle est importante : à compter de celle-ci, nul ne peut adopter à l’égard d’une entreprise, comme marque de commerce ou autrement, une marque composée d’une marque officielle ou interdite ou dont la ressemblance est telle qu’elle pourrait vraisemblablement être confondue avec celle-ci. Les marques officielles ne peuvent pas faire l’objet de procédures en radiation sous l’article 57 de la Loi sur les marques126. Elles ont une durée illimitée et il n’est pas requis de payer une taxe de renouvellement127. Une fois que l’avis d’adoption et emploi d’une marque officielle par une autorité publique a été publié dans le Journal des marques de commerce, la marque officielle devient alors une « marque interdite » et nul ne peut enregistrer cette marque ou toute autre marque qui ressemble à la marque officielle dont la ressemblance est telle qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec une marque officielle128, à moins d’avoir le consentement du titulaire de la marque officielle129 ou à moins que l’emploi précède la publication de la marque officielle130. Les propriétaires de marques de commerce doivent en général établir s’il existe un risque vraisemblable de confusion auprès du consommateur pour réussir à faire respecter leurs droits à l’égard d’une marque, alors que les titulaires de marques officielles n’ont qu’à démontrer une ressemblance. Une fois publiée, la marque officielle demeure une marque interdite de façon indéfinie, à moins qu’elle ne soit retirée volontairement par l’autorité publique. Plusieurs autorités publiques pourraient techniquement adopter une marque similaire, voire identique, bien que cela puisse occasionner par ailleurs des conflits entre 126. 127. 128. 129. 130. Magnotta Winery Corp. c. Vintners Quality Alliance of Canada, (1999) 1 C.P.R. (4th) 68 (C.F.P.I.). Sullivan Entertainment Inc. c. Anne of Green Gables Licensing Authority Inc. (2002), 24 C.P.R. (4th) 192 (C.F.P.I.). Al. 12(1)e) de la Loi sur les marques. Par. 9(2) de la Loi sur les marques. Association Olympique Canadienne c. Allied Corp., (1989), 28 C.P.R. (3d) 161 (C.A.F.) 4 ; Royal Roads University c. Canada, (2003), 27 C.P.R. (4th) 240 (C.A.F.). Titres professionnels et marques de commerce 717 plusieurs ordres professionnels qui voudraient publier le même titre professionnel. Il n’existe pas de restrictions quant aux types de marques que l’autorité publique souhaite adopter. Il peut ainsi s’agir de mots communs ou phrases tels « Special Delivery » ou des expressions descriptives telles « Massage Therapy »131 ou « Massage Therapist »132. Il en résulte peut-être ainsi un système secondaire de réglementation mis en place par les ordres professionnels. Les auteurs Kelly Gill et Scott Joliffe jugent que bien qu’il soit compréhensible que des associations (ou ordres) professionnels veuillent s’assurer que des termes tels que des titres professionnels ne soient pas utilisés par d’autres ne possédant pas les qualifications professionnelles appropriées, l’objectif de prévenir de la publicité trompeuse peut être atteint par d’autres moyens comme la législation provinciale. Autrement, ces associations pourraient abuser de leurs marques officielles pour empêcher des individus par exemple de décrire leurs services en tant que « massage therapist » ou « massage thérapeutique ». Or, à la lumière de la jurisprudence répertoriée, nous croyons que les ordres professionnels sauront certes faire preuve de retenue en voulant s’en tenir à leur mission première qui consiste à protéger le public. Le Barreau de la Colombie-Britannique s’est fondé sur une marque officielle pour obtenir une injonction ordonnant la fermeture d’un site web dans Law Society of British Columbia c. Canada Domain Name Exchange Corp.133. 4.3 La notion d’autorité publique Le législateur fédéral aurait pu définir le terme « autorité publique » dans la Loi sur les marques mais a choisi de ne pas le faire134. Ce sont donc les tribunaux qui ont développé au fil des années les critères permettant de définir une « autorité publique ». Auparavant, les marques officielles étaient publiées à la demande de divers ordres professionnels, d’associations sportives, d’organismes de charité, de groupes religieux et d’associations communautaires. Dorénavant, plusieurs de ces titulaires de marques officielles ne 131. 132. 133. 134. Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, supra, note 121, § 5.4 (b) (VI) (B), p. 5-60. Numéro 910671. 34 C.P.R. (4th) 437 (B.C.S.C). Société ontarienne du stade Ltée c. Wagon-Wheel Concessions Ltd., (1989) 26 C.P.R. (3d) 559 (C.F.P.I.). 718 Les Cahiers de propriété intellectuelle sont vraisemblablement plus admissibles à titre d’autorité publique en fonction du nouveau critère. Puisque le registraire déroulait toujours le tapis rouge aux marques officielles sans trop questionner les requérants quant à leur statut d’autorité publique et que plusieurs types de requérants se sont prévalus – pour ne pas dire ont abusé – de ce laissez-passer, la Cour a certes senti le besoin d’établir un critère d’évaluation du statut d’autorité publique et de restreindre le nombre et le type de requérants qui le rencontrent. 4.4 Adoption d’un critère de détermination plus exigeant Dans l’affaire de l’Ordre des Architectes de l’Ontario c. Association of Architectural Technologists135, la Cour d’appel fédérale a adopté un nouveau critère à deux volets permettant de définir une autorité publique au sens de l’alinéa 9(1) n) de la Loi sur les marques. Cette affaire opposait deux regroupements de professionnels. L’Association of Architectural Technologists (ci-après « l’AATO ») est une personne morale sans but lucratif initialement constituée par lettres patentes et subséquemment prorogée par une loi privée de la législature de l’Ontario. Quant à l’Ordre des Architectes de l’Ontario (ci-après « l’OAO »), il s’agit de l’ordre professionnel réglementant l’exercice de l’architecture en Ontario et de la conduite de ses membres136. Le juge de première instance avait conclu notamment que le critère d’évaluation d’une autorité publique était rencontré puisque l’AATO avait été créée par une loi ontarienne et que cette loi habilitante pouvait être modifiée ou abrogée à tout moment par la législature ontarienne. La demande de l’OAO visant à infirmer la décision du registraire de donner un avis public d’adoption des marques officielles de l’AATO qui correspondaient à des titres professionnels avait donc été rejetée. Il s’agissait des titres suivants : « Architectural Technician », « Architecte-Technicien », « Architectural Technologist » et « Architecte-Technologue ». La décision fut portée en appel par l’OAO. La majorité de la Cour d’appel fédérale (juges Stone, Evans et Sharlow), sous la plume du juge Evans, fut d’avis que : 135. 136. (2002), 19 C.P.R. (4th) 417 (C.A.F). Paragraphe 9 de la décision. Titres professionnels et marques de commerce 719 [58] Ainsi, la question essentielle est de savoir si le fait que l’AATO doive obtenir une modification législative pour changer ses objets, pouvoirs ou devoirs constitue une mesure de contrôle gouvernemental suffisamment importante pour satisfaire à cet élément du critère permettant de déterminer si un organisme est une autorité publique. À mon humble avis, le juge a commis une erreur en concluant que l’origine législative de l’AATO est en soi suffisante pour en faire une autorité publique. Cette conclusion est révisable quant à son bien-fondé parce qu’elle est susceptible d’avoir valeur de précédent dans les instances futures où la qualité qu’autorité publique d’un organisme sera contestée : voir Housen c. Nikolaisen, précité, par. 28. [59] Même si le critère du contrôle gouvernemental d’un organisme par ailleurs privé n’exige pas que ce contrôle soit exercé par le pouvoir exécutif, par opposition au contrôle exercé par la législature, il commande bel et bien une supervision gouvernementale continue des activités de l’organisme qui réclame le statut d’autorité publique aux fins du sous-alinéa 9(1)n)(iii). [60] Une comparaison avec la Loi sur les architectes met en évidence les modes de contrôle gouvernemental souvent prévus dans les lois ontariennes qui créent des organismes professionnels autonomes. Par exemple, l’article 6 accorde au ministre concerné le pouvoir d’examiner les activités du Conseil de l’OAO, de demander au Conseil d’entreprendre les activités que le ministre estime nécessaires et souhaitables pour réaliser l’objet de la Loi, et de conseiller le Conseil relativement à l’application de la Loi. De plus, le Conseil a le pouvoir d’établir des règlements avec l’approbation du lieutenant-gouverneur en conseil : paragraphe 7(1). Le lieutenant-gouverneur en conseil a aussi le pouvoir de nommer trois à cinq membres du Conseil (alinéa 3(2)b)), un membre du comité des plaintes (alinéa 29(1)b)) et du comité de discipline (alinéa 33(1)b)), ainsi que le conseiller médiateur (alinéa 31(1)). [61] Des dispositions semblables figurent dans la Loi de 1991 sur les professions de la santé réglementées, 1991, L.O. 1991, ch. 18, articles 2, 3, 5 et 6, et les lois réglementant les diverses disciplines de la santé. [62] À mon avis, c’est à ce type de surveillance gouvernementale qu’un organisme professionnel autonome doit être soumis pour qu’on puisse conclure à une mesure importante de con- 720 Les Cahiers de propriété intellectuelle trôle gouvernemental aux fins du sous-alinéa 9(1)n)iii). L’avocat de l’AATO a reconnu que la seule forme de contrôle gouvernemental qu’il pouvait invoquer était celle que le législateur pouvait exercer par le biais de son pouvoir exclusif de modifier les objets, pouvoirs et devoirs de l’AATO. C’est insuffisant pour satisfaire au critère du contrôle gouvernemental parce que ce n’est pas un pouvoir qui permet au gouvernement, directement ou par l’intermédiaire des membres qu’il désigne, d’exercer sur la gouvernance et la prise de décision de l’organisme une influence continue semblable à celle qu’on retrouve souvent dans les lois portant sur les organismes qui régissent une profession en en contrôlant l’exercice par la délivrance de permis, comme l’architecture et le droit. [63] Pour arriver à cette conclusion, j’ai gardé à l’esprit le contexte législatif dans lequel se pose la question, à savoir le sous-alinéa 9(1)n)iii) de la Loi sur les marques de commerce. Cette disposition, rappelons-le, confère des avantages très importants dont ne jouissent pas les titulaires de marques de commerce, ce qui la rend susceptible de léser tant les titulaires existants de marques de commerce que le public. Une marque officielle n’a pas à distinguer des marchandises ou des services, elle peut être simplement descriptive et elle peut créer de la confusion avec la marque d’un tiers. Une fois qu’avis public de son adoption et emploi a été donné, une marque officielle est [Traduction] « résistante et pratiquement ineffaçable » : (Mihaljevic c. British Columbia, précité, à la p. 89) et, une fois que le registraire a donné avis public en vertu du sous-alinéa 9(1)n)iii), aucune marque susceptible d’être confondue avec une marque officielle ne peut être employée. La jurisprudence avait auparavant établi qu’afin d’être reconnu en tant qu’autorité publique, l’organisme devait avoir une obligation envers le public en général et devait être assujetti, dans une mesure importante, à un contrôle gouvernemental sans toutefois élaborer cet aspect. De plus, les bénéfices ne devaient pas servir un intérêt privé, mais devaient profiter à l’ensemble du public137. 4.4.1 Contrôle gouvernemental important L’arrêt Ordre des Architectes de l’Ontario a donc eu pour effet de hausser le degré d’influence que le gouvernement doit exercer. 137. Registraire des marques de commerce c. Association olympique canadienne, [1983] 1 C.F. 692 (C.A.). Titres professionnels et marques de commerce 721 Ce critère a eu pour effet d’exiger dorénavant que le gouvernement soit habilité, directement ou par l’intermédiaire des personnes qu’il désigne, à exercer une influence continue sur la gouvernance ou le processus décisionnel de l’organisme. La Cour d’appel fédérale exige ainsi l’exercice d’une supervision gouvernementale continue des activités de l’organisme réclamant le statut d’autorité publique. Le gouvernement doit exercer un contrôle important sur l’organisme et les activités de l’organisme doivent servir l’intérêt public. Suite à cette décision, le Bureau des marques de commerce a adopté le 2 octobre 2002 un nouvel énoncé de pratique remplaçant celui du 10 mars 1999, retenant alors le critère de la supervision gouvernementale continue. Cet énoncé fut révisé et mis à jour. Le plus récent fut publié le 22 août 2007. 4.4.2 Intérêt public Afin de déterminer si les fonctions d’une partie requérant la publication d’un avis public d’adoption et d’emploi d’une marque officielle rencontrent le critère du bénéfice public, il importe de prendre en considération sa mission, ses objectifs, responsabilités de même que la répartition de son actif. L’obligation de faire quelque chose qui profite à la population peut être considérée comme un facteur d’« intérêt public », même si elle ne constitue pas une « obligation publique », dans le sens qu’elle n’est pas exécutoire conformément à un redressement prévu par le droit public138. Des exemples d’activités ayant un bénéfice public incluent justement la réglementation d’une profession en imposant et en sanctionnant des règles de compétence professionnelle et la conduite éthique des membres et le fait de maintenir un registre à jour des membres et de rendre ce registre disponible au public. Le fait que les décisions d’un organisme statutaire de réglementation concernant les membres soient sujettes à un appel devant un tribunal tend à indiquer que la population tire profit de l’exercice approprié des fonctions de l’organisme139. Dans les circonstances, il ne fait pas de doute que les ordres professionnels rencontrent ce critère. Nous pourrions nous interroger sur la question de savoir si une marque officielle peut faire l’objet d’une licence. Les ordres professionnels ou associations nationales détenant des marques officielles peuvent-elles ainsi octroyer des licences à leurs membres ? Or, dans 138. 139. Ordre des Architectes de l’Ontario, précité, note 120. Énoncé de pratique du 12 octobre 2002 du Bureau des marques de commerce. 722 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’affaire de l’Ordre des Architectes de l’Ontario, le juge McKeown en première instance fut d’avis que le registraire avait à juste titre considéré que l’autorité publique avait adopté et employé ses marques officielles par l’entremise de ses membres en tant que licenciés. 4.4.3 Application du critère dans l’arrêt concernant l’Ordre des podologues de l’Ontario Dans l’affaire Ordre des podologues de l’Ontario c. Canadian Podiatric Medical Association, l’Ordre des podologues de l’Ontario (ci-après l’OPO), qui réglemente les podologues et les podiatres en Ontario, demanda la révision judiciaire de la décision du registraire de donner un avis public d’adoption et d’emploi de la marque « PODIATRIST ». Cette demande de publication avait été produite par l’intimée, l’Association Médicale Podiatrique Canadienne (« Canadian Podiatric Medical Association », ci-après la « CPMA »). La CPMA est une organisation privée nationale sans but lucratif représentant les intérêts de la profession médicale podiatrique, régie par des statuts entérinés par les membres, sans participation gouvernementale. La CPMA est indépendante de l’OPO. Il s’agit d’un organisme national ayant des membres dans plusieurs provinces. L’adhésion à la CPMA est facultative dans certaines provinces. Selon la loi ontarienne, la podiatrie avait une portée plus large que la podologie puisque les podiatres sont autorisés à transmettre un diagnostic et à effectuer des incisions dans des tissus sous-cutanés et osseux en vertu de la loi ontarienne. Puisque le terme « podiatre » était défini de façon plus large dans la loi ontarienne, l’OPO voulait s’assurer que ceux qui n’étaient pas autorisés à utiliser ce terme cessent de le faire, d’autant plus que ce terme est limité en Ontario aux personnes qui détenaient cette désignation avant 1993. L’OPO encadrait le recours au terme « podiatre » par l’envoi de mise en demeure, alors que la CPMA encourageait ses membres à utiliser le terme « podiatre ». Le 21 février 2001, la CPMA avait demandé au Registraire la publication d’un avis public d’emploi et d’adoption de l’expression « PODIATRIST » (traduction : podiatre) en tant que marque officielle. L’Examinateur fut initialement d’avis que le CPMA ne se qualifiait pas à titre d’« autorité publique » puisqu’elle comportait un degré de contrôle gouvernemental insuffisant. En réponse au refus initial du registraire, la CPMA avait fourni des renseignements supplémentaires sur les relations entre elle-même, en tant qu’association professionnelle, et les organismes provinciaux de réglemen- Titres professionnels et marques de commerce 723 tation. Ainsi, le registraire publia la marque PODIATRIST en tant que marque officielle. L’OPO demanda une révision judiciaire de la décision du registraire et fit valoir que la CPMA était une association professionnelle vouée à la protection des intérêts uniquement de ses membres et non un ordre professionnel de réglementation. Par conséquent, elle ne comportait pas les éléments requis de contrôle gouvernemental et d’intérêt public caractérisant une autorité publique sous la loi. La Cour appliqua le critère à deux volets élaboré par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ordre des architectes de l’Ontario, ajoutant les commentaires suivants qui sont fort pertinents pour plusieurs associations professionnelles nationales : [68] À mon avis, une exigence d’adhésion à une « association » provinciale de podiatrie qui peut exercer ou ne pas exercer de pouvoir de réglementation ne permet pas de conclure que la CPMA est une autorité publique. Il se dégage de l’examen de l’affidavit du Dr Chelin et de la transcription de son contreinterrogatoire que la CPMA s’acquitte plutôt du rôle d’une association professionnelle qui fait la promotion des intérêts de ses membres ou qui fait des démarches dans l’intérêt de ses membres sans être assujettie à un contrôle gouvernemental. [71] Il n’existe aucun élément de preuve selon lequel le gouvernement du Canada peut procéder à un contrôle ou « intervenir » dans les activités de la CPMA. Les biens de la CPMA ne sont pas à la disposition du public advenant sa liquidation conformément à la législation applicable. Les affaires de la CPMA ne sont pas assujetties à un règlement ou à un contrôle prévu par une loi. [...] [91] À mon avis, reconnaître la CPMA en tant qu’autorité publique en se fondant sur ses activités décrites dans les éléments de preuve présentés, en particulier le contre-interrogatoire du Dr Chelin, serait donner un sens extensif à la notion d’« autorité publique ». La CPMA est une association professionnelle, faisant des démarches auprès de divers organismes, dont le gouvernement fédéral, au nom de ses membres. Il ne s’agit pas d’un organisme de réglementation. La simple présence en son conseil exécutif de personnes employées par des organismes provinciaux de réglementation ne peut pas donner et ne donne effectivement pas de pouvoir de réglementation à la 724 Les Cahiers de propriété intellectuelle CPMA. Les associations provinciales sont assujetties aux lois provinciales et exercent leur autorité dans les limites des provinces. [Les italiques sont nôtres.] La décision du registraire quant à la marque officielle PODIATRIST fut donc annulée. Les ordres professionnels pourront être reconnus comme autorité publique puisqu’ils font l’objet d’une supervision gouvernementale continue. Pensons à la Chambre des notaires du Québec, au Barreau du Québec, à l’Ordre des ingénieurs du Québec ou au Collège des Médecins. Cependant, à la lumière des propos ci-haut reproduits et de la décision rendue à l’encontre de la CPMA, il importe de nous demander si le CCI pourrait actuellement, dans ce contexte, réussir à obtenir la publication de marques officielles supplémentaires puisque, tout comme la CPMA, il s’agit d’un organisme national regroupant des ordres provinciaux. Bien qu’il puisse rencontrer le critère de l’intérêt public, en raison des diverses actions qu’il pose, qu’il s’agisse des programmes nationaux touchant à la fois la formation en génie, les compétences professionnelles et l’exercice de la profession ou des relations avec le gouvernement fédéral140, il n’en demeure pas moins qu’il ne semble pas faire l’objet d’une supervision gouvernementale continue. Dans son ouvrage Hughes on Trade-Marks, l’auteur Roger Hughes soulève cette question en affirmant qu’une organisation professionnelle faisant du lobby pour ses membres et qui n’est pas une autorité réglementaire n’est pas une autorité publique ; la présence dans son comité exécutif de personnes provenant d’ordres professionnels ne lui confère pas de pouvoir réglementaire141. Cette question fut abordée brièvement dans l’affaire Canadian Council of Professional Engineers c. Memorial University of Newfoundland142. La Cour fut toutefois d’avis qu’il fallait tenir pour avéré que le CCI était une autorité publique. Il en va de même d’organismes nationaux comme l’Association du Barreau canadien ou l’Association médicale canadienne (ci-après identifiée comme « AMC ») qui avait pu obtenir la publication des marques officielles DOCTEUR143 et DOCTOR qui servent de fondements à des oppositions à l’encontre de demandes d’enregistrement. Par exemple, le conseil d’administration est composé principalement de médecins. Le gouvernement n’y nomme personne. L’AMC fait des représentations au gouvernement au nom des médecins à travers le 140. 141. 142. 143. Les rôles du CCI sont discutés dans une section précédente du présent texte. Supra, note 20, page 640 qui s’appuie par ailleurs sur l’affaire ci-haut commentée de l’Ordre des Podologues de l’Ontario. (1997), 75 C.P.R. (3d) 289 (C.F.P.I.). Dossier 913000. Titres professionnels et marques de commerce 725 Canada. Elle est en quelque sorte le porte-parole officiel de la profession médicale au Canada. Cela dit, voyons comment l’AMC a pu recourir, avec ou sans succès, à ses marques officielles. 4.4.4 Association médicale canadienne Dans une affaire impliquant l’AMC144 comme opposante, une demande d’enregistrement fut produite pour la marque de commerce DOCTOR’S CHOICE en association avec des vitamines, des minéraux et des suppléments diététiques. L’AMC se fonda sur sa marque officielle DOCTOR au motif qu’il y avait une ressemblance telle que la marque de commerce pouvait être confondue avec celle-ci. La Commission accueillit ce motif d’opposition et la demande d’enregistrement fut rejetée. Cependant, dans une seconde affaire impliquant l’AMC, la Commission des oppositions fut d’avis qu’il n’y avait pas suffisamment de ressemblance entre la marque DR.BERMAN et la marque officielle DR. de l’opposante lorsque considérée dans son ensemble145. Dans la décision Canadian Council of Professional Engineers c. APA – Engineered Wood Association146, le juge O’Keefe a eu à se pencher sur l’étendue de protection des marques officielles et le test de ressemblance entre une marque de commerce et une marque officielle : [69] Après avoir expliqué la protection dont jouissent les marques officielles, d’après les dispositions de la Loi, il faut maintenant déterminer quelle est l’étendue des marques interdites : c’est-à-dire plus spécifiquement le sens de l’expression « composé de ». Par suite de l’explication qui précède, qui démontre clairement la position privilégiée dont jouissent les marques officielles, je rejette l’interprétation que l’appelant propose du sous-alinéa 9(1)n)(iii) et déclare que l’interprétation donnée par le registraire est correcte. Pour contrevenir au sous-alinéa 9(1)n)(iii), et ne pas être enregistrable en vertu de l’alinéa 12(1)e), la marque projetée doit soit être identique à la marque officielle, soit avoir avec elle une ressemblance telle qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec elle. Les 144. 145. 146. Canadian Medical Association c. Enzymatic Therapy, Inc., 24 C.P.R. (4th) 552 (Comm. opp.). Canadian Medical Association c. Enrich Corp., 2004 CarswellNat 5264 (Comm. opp.). Supra, note 52. 726 Les Cahiers de propriété intellectuelle mots « composé de » utilisés au paragraphe de la Loi doivent être interprétés comme signifiant « identique à » , conclusion à laquelle en est apparemment venu le registraire. [70] Cette interprétation maintient la large portée de la protection offerte aux marques officielles, sans pour autant conférer une protection déraisonnablement grande aux marques officielles, ce que le législateur ne peut raisonnablement avoir envisagé de faire. Il est inconcevable que le législateur ait eu l’intention de donner une telle portée à la protection offerte aux marques officielles en adoptant l’article 9 de la Loi. Si la proposition avancée par l’appelant était correcte et que toutes les marques qui renfermaient, sous quelque forme que ce soit, la marque officielle ne pouvaient subséquemment être adoptées et seraient donc non-enregistrables, il s’ensuivrait que l’emploi de « ING » serait interdit. Cela signifierait que personne ne pourrait utiliser l’expression « shopping.com » , ou toute autre marque se terminant par « ING » , suivie par « .com » . Il n’est pas raisonnable de déclarer que ces marques sont interdites. C’est pourtant ce qui arrive si l’on pousse la logique de l’argument de l’appelant et le résultat de cet exercice donne lieu à un monopole beaucoup trop vaste et à une protection beaucoup trop grande. Tel n’est pas le but de la protection accordée aux marques officielles. [71] L’interprétation que j’ai adoptée conserve la large portée de la protection accordée aux marques officielles ce qui, je crois, est compatible avec le régime de la Loi dans son ensemble, avec les articles connexes de la Loi, de même qu’avec l’intention du législateur. Personne ne peut enregistrer ou employer une marque de commerce « ENGINEER » (ou une autre des marques officielles) en liaison avec toute marchandise ou service, malgré le fait qu’une telle marque de commerce ne puisse prêter à confusion avec les marques de l’appelant. Et personne ne peut enregistrer ou employer une marque de commerce qui est semblable aux marques officielles de l’appelant de sorte qu’on puisse les confondre avec elles (mistaken for), encore une fois malgré que l’on puisse chercher à employer la marque en liaison avec des marchandises ou des services qui peuvent fort bien ne pas « créer de la confusion » (confusing with) avec les marques officielles dans le sens où ce terme est utilisé à l’article 6 de la Loi. Les expressions anglaises « mistaken therefor » et « confusing with » ne sont pas synonymes. Titres professionnels et marques de commerce 727 C’est donc aussi pour ce motif que la demande d’enregistrement pour la marque ENGINEERED WOOD fut rejetée alors que la demande pour la marque APA – THE ENGINEERED WOOD fut accueillie. Avant de conclure notre étude, examinons un autre groupe de professionnels et son interaction récente avec le droit des marques : les comptables. 4.4.5 Le cas des comptables La Loi sur les comptables professionnels agréés est entrée en vigueur le 16 mai 2012, instituant ainsi l’Ordre des comptables professionnels agréés (CPA) du Québec qui réunit dorénavant les comptables faisant auparavant partie de l’Ordre des CA, de l’Ordre des CGA et de l’Ordre des CMA. Il s’agit d’une cinquième tentative d’unification de la profession comptable québécoise en près de 40 ans. Un nouveau titre unique pour les comptables a ainsi été instauré. Cet ordre regroupe plus de 35000 membres. L’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec, avec l’assentiment de l’ICCA a donc adopté diverses marques officielles, dont CPA, COMPTABLE PROFESSIONNEL AGRÉÉ et CHARTERED PROFESSIONAL ACCOUNTANT. Cette unification est en réponse à l’émergence de titres comptables mondiaux et vise à mettre en place un titre canadien uniformisé en cas d’un éventuel regroupement des deux titres mondiaux principaux que sont ceux de CA dans les pays du Commonweatlh et CPA dans des pays comme les États-Unis ou le Japon. Les membres conserveront leur titre actuel et y ajouteront le titre de comptable professionnel agréé (CPA), qui deviendra le nouveau titre. Une action pendante en Cour fédérale porte sur un différend entre les parties quant à l’emploi que leurs membres, lesquels exercent la profession comptable font de certains termes, dont celui de CA147. La première demanderesse affirme être une société constituée par charte royale en Angleterre et au pays de Galles et la seconde, une société canadienne affiliée à la première demanderesse. 147. Association of Chartered Certified Accountants c. Institut canadien des comptables agréés, 2011 CF 1516. 728 Les Cahiers de propriété intellectuelle Quatre des défendeurs sont des ordres professionnels créés en vertu d’une loi provinciale de l’Ontario, du Québec, de la ColombieBritannique et de l’Alberta. Les demanderesses ont choisi de constituer cinq défendeurs distincts dans une seule action. Dans cette action, elles sollicitent un jugement déclaratoire i) constatant la non-validité de plusieurs marques officielles, pour lesquelles certains des défendeurs ont donné un avis public – ou prévoient le faire – ; ii) constatant la non-validité de plusieurs marques de commerce déposées qui appartiennent à certains des défendeurs ; et iii) portant que les membres des demanderesses ne violent pas certains droits de marque de commerce appartenant à quelques défendeurs ainsi que de nombreuses autres réparations. Tous les défendeurs ont présenté une défense et chacun des défendeurs provinciaux a déposé une demande reconventionnelle afin d’obtenir des injonctions empêchant les demanderesses et les personnes qu’elles contrôlent d’employer certaines de ces marques de commerce, ainsi que de nombreuses autres réparations. CONCLUSION Il sera par ailleurs difficile pour des organisations œuvrant dans un domaine donné de s’arroger le concept descriptif d’une activité, même par l’adoption d’une marque officielle. Plusieurs organisations, notamment des ordres professionnels, tenteront en effet de monopoliser des mots descriptifs mais en raison du test de ressemblance, de telles marques sont tout de même diluées et le monopole limité. Ainsi, est-ce que le Collège des massothérapeutes de l’Ontario (College of Massage Therapists of Ontario) pourrait faire cesser l’emploi du mot « massage » sur la vitrine des nombreux salons de massage que l’on trouve un peu partout dans des villes ontariennes en invoquant ses marques officielles ? Probablement pas. D’autre part, cela mène à des disputes entre plusieurs organisations professionnelles, comme dans le cas des comptables dont il sera intéressant de suivre le dénouement. Enregistrer une marque officielle comporte des avantages importants pour les organisations qui en font la demande. Pour ce faire, une organisation doit demander qu’un avis public d’adoption et emploi de la marque soit donné. Une fois publiée au Journal des marques de commerce, la marque officielle devient une marque prohibée en vertu de l’article 9 de la Loi sur les marques et elle ne peut plus être adoptée par quiconque, comme marque de commerce ou autrement. Titres professionnels et marques de commerce 729 Les ordres professionnels sont-ils éligibles à bénéficier de tous les avantages que procurent les marques officielles ? Le terme « autorité publique » n’est pas défini par la Loi sur les marques. Pour déterminer si une organisation est une autorité publique, il faut s’en remettre à l’énoncé de pratique du Bureau des marques de commerce qui reprend par ailleurs le critère de détermination à deux volets élaboré par la Cour fédérale. Les associations professionnelles ne rencontrent plus nécessairement ce critère. Cela dit, la Loi sur les marques offre aux ordres professionnels plusieurs moyens stratégiques additionnels de protéger le public en plus des lois provinciales comme le Code des professions et de protéger efficacement les titres professionnels malgré les restrictions de cette loi. 730 Les Cahiers de propriété intellectuelle Annexe Énoncé de pratique du Bureau des marques de commerce Titres professionnels et leurs initiales – Alinéa 12(1)b) de la Loi sur les marques de commerce Date de publication : 2010-10-26 Le présent énoncé a pour but de préciser la pratique du Bureau des marques de commerce en ce qui concerne l’application des dispositions de l’alinéa 12(1)(b) de la Loi sur les marques de commerce (ci-après la « Loi ») aux titres professionnels. Lorsqu’il se heurte à une marque, ou une partie de celle-ci, qui semble être le nom d’une profession, l’examinateur effectue une recherche afin de déterminer si la marque, ou une partie de celle-ci, s’agit d’un titre professionnel. Si la recherche révèle que la marque, ou une partie de celle-ci, visée par la demande est effectivement composée d’un titre professionnel, l’examinateur doit appliquer le critère de la première impression eu égard aux marchandises et/ou services du requérant [voir Wool Bureau of Canada Ltd. v. Registrar of Trade Marks, (1978) 40 C.P.R. (2d) 25 ; Mitel Corp. v. Registrar of Trade Marks, (1984) 79 C.P.R. (2d) 202]. S’il est jugé que le consommateur éventuel, au vu de la marque visée par la demande, aurait immédiatement l’impression que les marchandises ou services sont produits par un membre de cette profession, la marque sera considérée comme donnant une description claire ou une description fausse et trompeuse des personnes ayant produit les marchandises et services et donc non enregistrable conformément aux dispositions de l’alinéa 12(1)(b) de la Loi [voir Life Underwriters Assn. of Canada v. Provincial Assn. of Québec Life Underwriters, (1988 22 C.P.R. 93D) 1 et Lubrication Engineers, Inc. v. Canadian Council of Professional Engineers, (1992) 41 C.P.R. (3d) 243]. Le Bureau considère que l’ajout d’une abréviation, d’un acronyme ou d’initiales représentant le titre professionnel compris dans la marque de commerce ne rendra pas une marque enregistrable [voir Life Underwriters Assn ci-dessus et College of Traditional Chinese Medicine Practitioners and Acupuncturists of British Columbia v. Council of Natural Medicine College of Canada, (2009) 80 C.P.R. (4th) 265]. Capsule La protection de la marque : les obligations du franchisé en droit québécois Vanessa Udy* Le 21 juin 2012, le juge Tingley de la Cour supérieure du Québec a rendu jugement en faveur de 21 franchisés de la chaîne de beigneries Dunkin Donuts faisant affaires au Québec (les « Franchisés »), ordonnant la résiliation de leurs baux et de leurs contrats de franchise avec Les entreprises Dunkin’ Brands Canada ltée (successeur de Vente au détail Allied Domecq International Canada ltée) (« VDADIC ») et ordonnant le paiement par VDADIC de dommages d’un montant total de plus de 16,4 millions $ en raison du non respect par cette dernière de ses obligations contractuelles, plus particulièrement en lien avec la protection et le rehaussement de la réputation de la marque DUNKIN DONUTS au Québec1. Cet arrêt est d’intérêt particulier, car il confirme l’existence en droit québécois d’une obligation de la part d’un franchiseur de protéger sa marque. Si un franchiseur y fait défaut, il commet une faute civile qui pourrait résulter en paiement de dommages à ses franchisés. Dunkin Donuts a déjà été un leader dans l’industrie de la restauration rapide (« fast food ») au Québec, plus particulièrement dans le marché du café et des beignes2. La dispute entre VDADIC et ses Franchisés découle du déclin de la position de la marque © CIPS, 2012. * Avocate chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 1. Bertico inc. c. Dunkin’ Brands Canada Ltd., 2012 QCCS 2809, (C.S. Qué.), 21 juin 2012, le juge Tingley, par. 1 [Dunkin Donuts]. 2. Ibid., par. 29. 731 732 Les Cahiers de propriété intellectuelle DUNKIN DONUTS dans le marché local, un phénomène causé en partie par la compétition agressive de la chaîne Tim Hortons. En 1996, les Franchisés avisèrent VDADIC de leurs inquiétudes concernant l’écroulement de la réputation de la marque DUNKIN DONUTS au Québec et la croissance fulgurante de son compétiteur principal, Tim Hortons, sur le marché3. Malgré cette mise en garde, VDADIC ne prit virtuellement aucune démarche pour combattre ce que le juge Tingley présente comme le « phénomène Tim Hortons ». Le 15 février 2000, les Franchisés exigèrent encore de VDADIC la mise sur pied d’un plan d’action pour assurer la reprise de la marque sur le marché4. Ce ne fut que suite aux demandes répétées des Franchisés que VDADIC introduisit au Québec un programme d’incitation pour rénovations à la fin de l’an 2000. Le programme avait pour but d’encourager les franchisés québécois à rénover au moins 75 restaurants afin de rendre la franchise plus attrayante aux consommateurs québécois5. VDADIC fit certaines représentations aux Franchisés à l’effet que les restaurants rénovés conformément au plan verraient une hausse de ventes de 15 %, un profit qui ne s’est jamais matérialisé pour les participants6. De plus, VDADIC s’est engagée à contribuer une somme de 20 millions $ de ses propres fonds pour le rehaussement de la marque au Québec, autre promesse qui ne fut pas tenue7. Certains Franchisés ont engagé les services de comptables pour évaluer le programme. Ceuxci en sont venus à la conclusion que le programme exigerait des dépenses significatives de la part des Franchisés participants, mais n’offrirait que peu de bénéfices à moyen terme8. Le juge Tingley décrit le déclin soudain de la franchise qui eut lieu au cours d’une décennie : entre les années 1998 et 2008, le nombre de restaurants Dunkin Donuts opérant dans la province de Québec a réduit brusquement de 210 à 419. Au moment du jugement en 2012, ce nombre avait encore baissé à 1310. D’autre part, les restaurants Tim Hortons se sont multipliés à travers la province, passant de 60 restaurants en 1995 à 308 en 200311. Tandis que la part du 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. Ibid., par. 32. Ibid. Ibid., par. 20. Ibid., par. 34. Ibid., par. 67. Ibid., par. 33. Ibid., par. 26 et 29. Ibid., par. 36. Ibid., par. 38. La protection de la marque 733 marché de Dunkin Donuts’ a diminué de 12,5 % en 1995 à 4,6 % en 2003, Tim Hortons a augmenté sa part du marché de 21 % entre les années 1995 et 200512. En raison du déclin soudain de la valeur de la marque DUNKIN DONUTS dans le territoire, les Franchisés perdirent leurs profits et la chance de récupérer leurs pertes en vendant leurs restaurants pour leur valeur d’origine13. La question principale à laquelle le juge Tingley a eu à répondre a été de savoir si VDADIC avait commis une faute contractuelle. Il conclut que VDADIC avait manqué à ses obligations contractuelles explicites autant qu’implicites. Les contrats de franchise entre VDADIC et les Franchisés contenaient une clause selon laquelle VDADIC devait assumer l’obligation suivante : continue its efforts to maintain high and uniform standards of quality, cleanliness, appearance and service at all DUNKIN DONUTS SHOPS, thus protecting and enhancing the reputation of DUNKIN DONUTS CANADA, DUNKIN DONUTS OF AMERICA INC. and the demand for the products of the DUNKIN DONUTS SYSTEM and, to that end, to make reasonable efforts to disseminate its standards and specifications to potential suppliers of the FRANCHISEE upon the written request of the FRANCHISEE.14 La Cour a conclu que la lenteur de VDADIC à réagir à la menace que posait Tim Hortons, l’écroulement de la réputation de la marque DUNKIN DONUTS ainsi que l’échec des mesures enfin prises par VDADIC constituaient, dans l’ensemble, un manquement à une obligation contractuelle qu’avait expressément assumée VDADIC dans les contrats de franchise15. Toutefois, la Cour rappelle que les contrats de franchise, de par leur nature même, contiennent des obligations implicites qui ont pour effet de lier les franchiseurs16. Plus particulièrement, les franchiseurs ont une obligation d’agir avec bonne foi et loyauté envers leurs franchisés17. Au soutien de cette affirmation, le juge Tingley 12. 13. 14. 15. 16. 17. Ibid., par. 37 et 38. Ibid., par. 70 et 73. Ibid., par. 15. Ibid., par. 54-58. Ibid., par. 53. Ibid. 734 Les Cahiers de propriété intellectuelle cite une décision de la Cour d’appel, Provigo Distribution Inc. c. Supermarché A.R.G. Inc.18, à savoir qu’un franchiseur a le devoir : de travailler de concert avec son franchisé, de lui fournir les outils nécessaires, sinon pour empêcher qu’un préjudice économique ne lui soit causé, du moins pour en minimiser l’impact. [...] [Le franchiseur] devait, de concert avec [ses franchisés], mettre sur pied une réplique commerciale adéquate qui permettait à ces derniers de minimiser leurs pertes et de se repositionner dans un marché en évolution.19 Le juge Tingley insiste, cependant, qu’un franchiseur ne doit pas être traité comme garantissant le succès des franchisés20. Le contrat de franchise ne doit pas être lu comme une police d’assurance. Mais, en dépit de cette mise en garde, il conclut que VDADIC est tout de même responsable pour les dommages causés aux Franchisés en raison de ses manquements à la protection de sa marque, une obligation « continue » et « successive »21. Pour sa défense, VDADIC prétendit que les Franchisés ne maintenaient pas leurs restaurants dans un état propre et conforme aux standards de VDADIC. Selon ce dernier, ceux-ci étaient de mauvais franchisés et étaient de ce fait responsables pour leur perte de profits et de l’échec de la marque DUNKIN DONUTS au Québec22. Toutefois, VDADIC fut incapable de prouver cette affirmation. Le juge Tingley considéra que les Franchisés étaient des franchisés modèles, opérant des restaurants qui étaient parmi les plus rentables de la franchise dans le territoire, conformément aux standards imposés par le franchiseur23. La Cour conclut que VDADIC était plutôt la cause des dommages en raison de sa réaction tardive aux mises en garde et aux plaintes de ses Franchisés et de l’inefficacité des mesures prises pour contrer la compétition et rehausser la réputation de la marque. Même si le contrat ne contenait aucune clause expresse créant une obligation de VDADIC de protéger et de créer une demande pour la marque, il est peu probable que la décision de la Cour aurait été 18. 19. 20. 21. [1998] R.J.Q.47 [Provigo]. Ibid., par. 61. Dunkin Donuts, supra, note 1, par. 62. Ibid., par. 59 : « Brand protection is an ongoing, continuing and “successive” obligation ». 22. Ibid., par. 60. 23. Ibid., par. 61. La protection de la marque 735 différente. Il ne s’agit pas de droit nouveau : dans l’arrêt Provigo, bien que le contrat de franchise analysé par la cour ne contenait aucune obligation expresse à cet effet, cette dernière était d’opinion qu’il existait une obligation implicite du franchiseur de fournir à son franchisé les outils et le support nécessaires pour réagir à la compétition et au marché changeant24. Toutefois, aucun de ces deux arrêts ne précise ce en quoi constitue l’obligation de protéger et de rehausser la marque. Il est difficile de juger quels types d’actions pourraient constituer un manquement à cette obligation. Bien que l’arrêt Dunkin Donuts serve à illustrer certains faits ou manquements qui, dans l’ensemble, constituent un manquement à l’obligation contractuelle du franchiseur25 (par exemple, la perte d’une part importante du marché, l’inaction face aux mises en demeure des franchisés, la promesse non tenue de financer les efforts de ravitaillement de la franchise avec son propre argent, l’imposition d’un projet de rénovation comportant d’importants risques pécuniaires, etc.), la Cour ne donne pas d’autres exemples de manquements potentiels et ne précise pas l’importance individuelle des facteurs différents considérés, la fréquence à laquelle un acte (ou un manquement) doit se manifester pour constituer un manquement à l’obligation contractuelle ou la pertinence de considérer les conséquences des actes (ou de l’inaction) du franchiseur pour conclure à un manquement. Elle ne précise pas non plus si une seule action ou inaction pourrait constituer en elle-même un manquement à l’obligation de protection du franchiseur. L’arrêt nous donne peu d’indices relativement à ce qu’un franchiseur peut faire pour s’assurer qu’il respecte son obligation de protéger et de rehausser sa marque. Un franchiseur doit-il prendre des mesures agressives afin de vaincre la compétition ? Ou est-il obligé de ne prendre que des mesures raisonnables pour répondre à la concurrence ? Le juge Tingley ne répond pas à cette question, en grande partie à cause du caractère tardif et inapproprié des mesures prises par VDADIC. Si VDADIC avait proposé son projet de rénovation en 1995, par exemple, la Cour l’aurait-elle déclarée responsable pour les dommages subis par les Franchisés ? VDADIC aurait-elle commis une faute si elle avait pris des démarches opportunes, mais ultimement infructueuses, de bonne foi afin de rehausser la réputation de sa marque au Québec ? La Cour stipule clairement que la loi n’impose pas une obligation au franchiseur de démolir la compétition 24. Provigo, supra, note 18, par. 61. 25. Dunkin Donuts, supra, note 1, par. 59. 736 Les Cahiers de propriété intellectuelle ou de maintenir ses franchisés à flot à tout prix : après tout, il n’est pas le « garant » du succès des franchisés. Mais existe-t-il maintenant un risque qu’un franchiseur puisse être tenu responsable pour de mauvaises décisions faites de bonne foi ou de bons efforts infructueux afin d’augmenter l’intérêt des consommateurs pour sa marque ? Dunkin Donuts a indiqué son intention d’en appeler. Si la décision du juge Tingley est maintenue par la Cour d’appel, peut-être celle-ci profitera-t-elle de cette occasion pour répondre à ces questions. Compte rendu L’archivage électronique et le droit* Marie-Pier Desbiens** Dans l’ouvrage L’archivage électronique et le droit, Marie Demoulin regroupe des textes de Cédric Burton, Caroline Colin, François Coppens, Myriam Gufflet, Sandrine Hallemans, Romain Robert et Sébastien Soyez, ainsi que ses propres textes pour présenter divers aspects juridiques de l’archivage électronique en Belgique et en Europe. Qu’ils soient juristes, archivistes ou chercheurs, ces auteurs discutent du rôle que peut jouer l’archivage électronique dans le domaine juridique, notamment en ce qui concerne la preuve. Ils soulèvent d’importantes questions quant à la protection des données archivées et à leur utilisation en preuve lors d’une instance. Les auteurs donnent également plusieurs conseils judicieux aux entreprises et aux organismes qui veulent archiver leurs données pour que leur projet d’archivage soit bien implémenté et bien géré. L’ouvrage de Marie Demoulin se divise en six chapitres, chacun abordant un aspect particulier de cette opération complexe qu’est l’archivage électronique et les enjeux qui y sont liés. © CIPS, 2012. * DEMOULIN (Marie) dir., L’archivage électronique et le droit, collection du Centre de recherche Information Droit et Société (Bruxelles : Bruylant, 2012), 195 p. ; ISBN 978-2-8044-5200-1. ** Étudiante, chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 737 738 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le premier chapitre sert d’introduction générale aux aspects juridiques de l’archivage électronique, englobant les secteurs public et privé. L’auteure Marie Demoulin décrit tout d’abord les règles générales du droit de la preuve prévues au code civil belge, en mettant l’emphase sur la règle de l’écrit signé. Puis elle considère ces règles dans un cadre plus pratique, en présentant divers éléments à garder en tête lors de l’archivage d’un document pour assurer qu’il conserve sa valeur juridique et qu’il puisse être admissible en preuve lors d’instances judiciaires. L’auteure aborde notamment la durée et les modalités de conservation du document archivé, puis se penche sur le cas des documents numérisés, où il y a destruction de l’original une fois la numérisation complétée, et sur les données périphériques à conserver pour la preuve électronique. Le deuxième chapitre est dédié à l’archivage électronique dans le secteur public. Marie Demoulin et Sébastien Soyez y présentent le cadre juridique de l’archivage électronique, considérant la Loi du 24 juin 1955 sur les archives et les arrêtés royaux qui encadrent la conservation et la gestion des Archives de l’État en Belgique. Les auteurs traitent ensuite des nombreux problèmes qui peuvent survenir en raison de cette législation variée, imprécise et quelquefois contradictoire, particulièrement lorsque vient le temps de la mettre en place dans un projet d’archivage. Ils offrent ensuite quelques pistes de solution, plus pragmatiques que miraculeuses, pour aider les organismes gouvernementaux à implémenter une politique globale d’archivage électronique. Avec cette analyse de la législation fédérale, les auteurs démontrent le besoin pressant de mettre sur pied un cadre juridique précis et dépourvu de contradictions pour faciliter la bonne implémentation et la bonne gestion des projets d’archivage du secteur public. Le chapitre suivant traite de l’archivage des courriels à des fins de conservation et des questions que cela peut soulever en matière de protection de la vie privée des auteurs de ces courriels. L’auteur Romain Robert met le lecteur en contexte en survolant brièvement la notion de courriel et en comparant l’archivage de courriels et l’archivage de courrier papier. Il présente ensuite les dispositions importantes du droit européen et du droit belge en matière de protection de la vie privée des personnes, ainsi que des exceptions à ces dispositions. L’auteur se tourne ensuite vers l’application de ces dispositions aux courriels en survolant les arrêts Antigone et Manon, qui traitent de la recevabilité de la preuve, puis en abordant l’externalisation des données archivées, qui peut s’avérer problématique en matière de protection de la vie privée. L’auteur démontre ainsi qu’en L’archivage électronique et le droit 739 ce qui a trait à l’archivage, il est crucial que le législateur belge réforme sa législation, adoptée à l’ère du papier, pour qu’elle se conforme mieux à la réalité de l’ère du numérique. Cédric Burton et Myriam Gufflet examinent ensuite, dans le quatrième chapitre, le conflit de droit auquel font face les entreprises internationales opérant en Europe et aux États-Unis, qui oppose d’une part la procédure de discovery américaine et, d’autre part, le droit à la protection des données personnelles en Europe. Les auteurs abordent en premier lieu les règles d’e-discovery applicables lors de procédures judiciaires aux États-Unis, puis soulèvent les problèmes que pose l’application de telles règles en droit européen en ce qui concerne la protection des données personnelles, et tentent finalement de réconcilier ces deux règles. Dans la dernière section du chapitre, les auteurs font d’excellentes recommandations pouvant être implémentées par ces grandes entreprises internationales pour qu’elles évitent d’être coincées « entre l’arbre et l’écorce » lors de procédures judiciaires aux États-Unis. Cédric Burton et Myriam Gufflet concluent leur chapitre dans la même optique, en dressant une liste qui regroupe des recommandations du GT29, un groupe incluant les autorités de protection des données personnelles des pays membres de l’Union européenne. Le cinquième chapitre porte sur le contrat d’archivage électronique entre un prestataire de services informatiques, le tiers archiveur, et son client qui veut effectuer un projet d’archivage. Dans un premier temps, les auteurs François Coppens et Marie Demoulin présentent le droit commun qui régit ce contrat en l’absence d’un régime juridique qui lui est propre, puis se tournent vers la qualification de ce type de contrat avant d’aborder les obligations légales du tiers archiveur. L’analyse des auteurs démontre l’insuffisance du droit commun et la nécessité d’un cadre légal spécifique pour encadrer le contrat de services informatiques avec le tiers archiveur. En raison de cette insuffisance législative, les auteurs suggèrent qu’il est préférable, voire essentiel, que le tiers archiveur et son client fassent un contrat sur mesure qui sera mieux adapté à leur situation spécifique que le cadre juridique imprécis qui la régit à présent. Soucieux de la rédaction d’un tel contrat, les auteurs donnent de précieux conseils sur les types de clauses qu’il est important d’y inclure. Ils abordent notamment les clauses qui formulent les obligations du tiers archiveur, limitent sa responsabilité, traitent des cas de force majeure, prévoient à qui reviendront les droits de propriété intellectuelle sur les données archivées, déterminent le traitement des données personnelles, et encadrent la fin du contrat. 740 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le dernier chapitre de l’ouvrage traite des projets de numérisation en masse effectués par des bibliothèques et des services d’archives pour conserver et diffuser des œuvres, par exemple le projet Gutenberg qui donne accès via Internet à des milliers de livres du domaine public. Dans ce chapitre, Caroline Colin et Sandrine Hallemans traitent de questions très intéressantes concernant le respect du droit d’auteur dans le cadre de ce type de projet et survolent le droit belge, le droit européen ainsi que la Convention de Berne en matière de droit d’auteur. Elles amorcent leur analyse en considérant les textes qui font partie du domaine public et se demandent si les bibliothèques acquièrent un nouveau droit sur l’œuvre numérisée. Les auteures abordent ensuite les textes protégés par droit d’auteur et considèrent si les bibliothèques doivent obtenir le consentement du titulaire de droit d’auteur pour chaque œuvre ou si elles peuvent bénéficier d’une exception prévue à la Loi du 30 juin 1994 relative au droit d’auteur et aux droits voisins en droit belge. Finalement, les auteures considèrent le cas plus complexe de la numérisation des œuvres orphelines, pour lesquelles un consentement est impossible à obtenir, dans le but de déterminer si ces œuvres peuvent être numérisées. Il ressort de cette analyse rigoureuse qu’il est essentiel d’établir une réglementation visant les projets de numérisation en masse pour que ces projets, et particulièrement ceux qui visent la conservation du patrimoine culturel, aient une bonne chance de réussite. En somme, cet ouvrage démontre le besoin d’un cadre législatif précis, spécifique à l’archivage électronique, pour mieux encadrer les divers aspects de cette opération complexe en droit belge et en droit européen. Entre-temps, les auteurs offrent plusieurs recommandations et donnent de judicieux conseils à titre de solutions de rechange pour éviter les problèmes que peut poser la législation actuelle. Cet ouvrage est donc un atout précieux pour tous ceux qui veulent mieux cerner les enjeux que pose l’archivage dans l’ère du numérique, qu’ils soient juristes, archivistes, chercheurs ou autres, considérant que ces enjeux risquent de surgir dans plusieurs juridictions et dans plusieurs organisations, tant publiques que privées.