Octobre 2012 - vol. 24, no 3

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Octobre 2012 - vol. 24, no 3
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PRÉSENTATION
Comme beaucoup d’écrivains, j’écris pour rendre
le monde plus compréhensible, d’une certaine
manière. De ce point de vue, la fiction est parfois
supérieure au réalisme documentaire.
– Henning MANKELL, L’homme inquiet
(Paris : Seuil/Points, 2010), Postface, p. 593
Pour l’huître, la perle est un furoncle.
– Hervé BAZIN, La Mort du petit cheval
(Paris : Grasset, 1950), p. 360.
Un numéro court1 mais de sujets variés quoique ayant trait
surtout au droit des Marques2.
D’abord un article de Charles-Étienne Daniel3 et de Louise
Bernier4 portant sur les enjeux5 liés aux brevets en matière de
nanotechnologies et leur encadrement juridique6.
1. Le typographe est heureux car il n’y a pas surabondance de tableaux et d’images !
L’éditeur aussi, car le nombre de pages contractuellement convenues n’a pas été
dépassé.
2. C’est un choix éditorial : à l’automne 2012 tous distillent encore la pentalogie
« droits d’auteur » du 12 juillet 2012 de la Cour suprême du Canada et les chemises
déchirées ayant été recousues, premières conférences sur la Loi de modernisation
du droit d’auteur (L.C. 2012, c. 20), sanctionnée le 29 juin 2012.
3. Doctorant, Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.
4. Professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.
5. « Les nanotechnologies suscitent un immense intérêt, déchainent les passions [...]
alors qu’un grand flou enveloppe le concept. Comment prendre des décisions en
nageant en plein brouillard ? » Julie DUBOIS et al., « Les nanotechnologies, comment décider par temps de brouillard », (2009) 52 La Gazette de la société et des
techniques 1.
6. « Espoir, menace ou mirage » pour emprunter au sous-titre de l’ouvrage de Yan de
KERORGUEN, Les Nanotechnologies (Paris : Lignes de repère, 2006). Moi, les
NST, ça attise encore mon côté émerveillement, comme dans cette bande dessinée
où le héros Luc Bradefer (Brick Bradford) explore le monde d’une pièce de monnaie
525
526
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Ensuite, pour le praticien des marques, la nouvelle7 aventure
de la marque sonore au Canada. Cécile Deforges et Marie-Josée
Lapointe8 tracent « La grande épopée de MGM ou Comment le rugissement d’un lion a fait flancher le registraire canadien des marques
de commerce »9. Ce qui, outre un avis de pratique du Bureau des
marques de commerce10 et un projet de changement réglementaire11,
ouvre la voie à la protection des marques non traditionnelles au
Canada.
Vivianne de Kinder12 présente l’assurance « Erreurs & Omissions »13 non pas d’un point de vue théorique mais, comme elle l’écrit
elle-même, « en petits détours » empruntés à la jurisprudence et à
l’expérience.
Qui n’a pas reçu une enveloppe lui annonçant qu’il était le
gagnant (éligible) d’un sweepstake ? Certains s’y font prendre, d’autres s’en servent pour améliorer leur lancer vers la corbeille à recyclage et d’autres ne le prennent pas ! La Cour suprême du Canada ne
se prononce pas souvent sur une loi comme la Loi sur la protection
du consommateur : c’est ce qu’elle a fait dans Richard c. Time
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
(Clarence GRAY et al., Voyage In A Coin, King Features (1937-1938), ou ce film de
science-fiction Fantastic Voyage (1966) de Richard FLEISCHER où le sous-marin
Proteus nous fait découvrir le corps humain [Oscar® des Meilleurs effets spéciaux
visuels et celui des Meilleurs décors], ou encore le roman de Michael CRICHTON,
Prey (New York, HarperCollins, 2002). Et mes enfants (maintenant grands) et
mes nièces (toujours petites) de me rappeler The Magic School Bus Inside
Ralphie : A Book About Germs (1995) et The Magic School Bus In a Pickle (1998) de
Joanna Cole et de Bruce Degen dans la version livre me dit un groupe et dans la
version dessin animé me dit l’autre. Mais je m’égare et ma note de bas de page va
devoir être réduite. Je coupe.
Pas si nouvelle que cela puisque le registraire avait déjà permis le 1989-08-11 l’enregistrement 359,318 d’une marque « MUSICAL NOTES DESIGN » par Capitol
Records inc. : voir GAREAU (Richard S.), « Une grande première au Canada : la
marque « sonore » », (1991) 3:1 Cahiers de propriété intellectuelle 103.
Respectivement stagiaire et avocate chez BCF.
Metro-Goldwyn-Mayer Lion Corp. c. Attorney General of Canada, dossier T-165010, 2012-03-01. Cette marque de commerce consistant dans le rugissement d’un
lion fait maintenant l’objet de l’enregistrement canadien 828,890 du 2012-07-31.
« Marque de commerce qui consiste en un son », avis publié le 2012-03-28 :
<http://www.cipo.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr03439.
html>.
Article 28 des « Modifications proposées au Règlement sur les marques de commerce », publiées le 2012-02-23 ; <http://www.cipo.ic.gc.ca/eic/site/cipointernetinternetopic.nsf/fra/wr03416.html>.
Avocate.
L’obtention d’une telle assurance procède le plus souvent d’une exigence des
partenaires financiers du producteur (investisseurs institutionnels et privés,
diffuseurs et distributeurs mentionnés à la structure financière).
Présentation
527
Inc.14. Caroline Jonnaert et Julie Maronani15 présentent l’arrêt et
certaines des balises que ne doivent pas dépasser les entreprises
dans le cadre des représentations. Elles concluent finement que les
petits caractères ne sont pas toujours formule gagnante.
Jean-François Nadon16 traite de la protection des titres professionnels, de leur interaction avec le droit des marques et des
moyens dont disposent les ordres professionnels pour bénéficier des
avantages conférés par la Loi sur les marques de commerce.
Dans sa capsule « La protection de la marque : les obligations
du franchisé en droit québécois », Vanessa Udy17 commente le jugement Dunkin Donuts18, ce jugement en faveur de franchisés de la
chaîne de beigneries ordonnant la résiliation de leurs baux et de
leurs contrats de franchise et ordonnant le paiement de dommages
en raison du non-respect par le franchiseur de ses obligations contractuelles, notamment quant à la protection et le rehaussement de
la réputation de la marque DUNKIN DONUTS au Québec.
Enfin, un compte rendu, celui de Marie-Pier Desbiens19, sur
l’ouvrage L’archivage électronique et le droit20 où Marie Demoulin
regroupe des textes présentant divers aspects juridiques de l’archivage électronique en Belgique et en Europe.
Et pour conclure, le perlier :
• « by six-month excrements » plutôt, peut-on l’espérer, que by
six-month increments ;
• « Le présent Torson, précise dans l’affaire British Drug Houses... »
où l’auteur faisait sans doute référence au président de la Cour
d’Échiquier Joseph Thorarinn THORSON21, [sans compter que
14. Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8 (C.S.C. ; 2012-02-28), les juges Lebel et
Cromwell.
15. Avocates chez LJT avocats.
16. MBA, avocat et agent de marques de commerce chez Joli-Cœur Lacasse s.e.n.c.r.l.
17. Avocate, chez ROBIC, s.e.n.c.r.l., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et
d’agents de brevets et de marques de commerce.
18. Bertico inc. c. Dunkin’ Brands Canada Ltd., 2012 QCCS 2809 (C.S. Qué.),
2012-06-21), le juge Tingley.
19. Étudiante, chez ROBIC, s.e.n.c.r.l., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et
d’agents de brevets et de marques de commerce.
20. DEMOULIN (Marie) dir., L’archivage électronique et le droit, collection du Centre
de recherche Information Droit et Société (Bruxelles : Bruylant, 2012), 195 p. ;
ISBN 978-2-8044-5200-1.
21. Décédé en 1978 et autrement connu pour sa lutte, après sa retraite de la magistrature, pour faire déclarer inconstitutionnelle la Loi sur les langues officielles sa
528
Les Cahiers de propriété intellectuelle
lorsqu’un jugement de la Cour d’Échiquier est porté en appel, il est
préférable de l’indiquer...22] ;
• Un « mémoire de l’intimité » plutôt que le mémoire de l’intimé
(quoique, dans le contexte, cela aurait pu être aussi « le mémoire de
l’inimitié ».
Sur ce, bonne lecture !
Laurent Carrière
Rédacteur en chef
position : voir Thorson c. Canada (Procureur général), [1975] 1 R.C.S. 138 (C.S.C. ;
1974-01-22) et Jones c. Procureur général du Nouveau-Brunswick, [1975] 2 R.C.S.
182 (C.S.C. : 1974-04-02) où il agissait également comme procureur de l’appelant.
À la réflexion, son frère Charles Gustav Thorson, « dessinateur de bandes dessinées politisées, concepteur de personnages, auteur et illustrateur de livres pour
enfants » nous enseigne l’Encyclopédie canadienne, aura sans doute laissé une
empreinte plus amusante avec ses créations Bugs Bunny, Sniffles la souris et
Elmer Fudd !
22. Battle Pharmaceuticals c. The British Drug Houses Ltd., [1944] R.C.É. 239
(C. d’É. ; 1943-05-07) ; confirmé [1946] R.C.S. 50 (C.S.C. ; 1945-12-21).
CAHIERS DE PROPRIÉTÉ
INTELLECTUELLE INC.
CONSEIL D’ADMINISTRATION
Georges AZZARIA, professeur
Faculté de droit
Université Laval, Ste-Foy
Florence LUCAS, avocate
Gowling Lafleur Henderson
Montréal
Louise BERNIER, professeure
Responsable du Programme
Droit et Biotechnologies
Faculté de droit
Université de Sherbrooke
Ejan MACKAAY,
professeur retraité
Faculté de droit,
Université de Montréal,
Montréal
Laurent CARRIÈRE, avocat
Robic, Montréal
Hélène MESSIER, avocate
directrice générale COPIBEC
Montréal
Vivianne DE KINDER, avocate
Montréal
Hilal EL-AYOUBI, avocat
Fasken Martineau Dumoulin
Montréal
Mistrale GOUDREAU, professeure
vice-présidente
Faculté de droit, droit civil,
Université d’Ottawa, Ottawa
Marie-Josée LAPOINTE, avocate
secrétaire trésorière
BCF, Montréal
Annie MORIN, avocate
ArtistI
Montréal
Daniel PAUL, avocat
Vice-président – Affaires
juridiques CGI
Montréal
Ghislain ROUSSEL, avocat
président
Montréal
Daniel URBAS, avocat
Borden Ladner Gervais,
Montréal
Rédacteur en chef
Laurent CARRIÈRE
Comité de rédaction et comité de lecture
Georges AZZARIA, professeur
Faculté de droit
Université Laval, Ste-Foy
Florence LUCAS, avocate
Gowling Lafleur Henderson
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Louise BERNIER, professeure
Responsable du Programme
Droit et Biotechnologies
Faculté de droit
Université de Sherbrooke
Ejan MACKAAY,
professeur retraité
Faculté de droit,
Université de Montréal,
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Laurent CARRIÈRE, avocat
Robic, Montréal
Hélène MESSIER, avocate
directrice générale COPIBEC
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Hilal EL-AYOUBI, avocat
Fasken Martineau Dumoulin
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BCF, Montréal
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juridiques CGI
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Daniel URBAS, avocat
Borden Ladner Gervais,
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Comité exécutif de rédaction
Louise BERNIER
Laurent CARRIÈRE
Mistrale GOUDREAU
Ghislain ROUSSEL
Comité éditorial international
Bassem AWAD, Ph.D.
Chef magistrat, ministère
égyptien de la Justice
consultant, Département
de la Justice de Abu Dhabi
Al Ain, Emirates of Abu Dhabi
Valérie Laure BENABOU,
professeure agrégée
Directrice du Laboratoire DANTE
Université de Versailles en
Saint-Quentin-en-Yvelines
France
Jacques DE WERRA, professeur
Faculté de droit,
Université de Genève
Genève, Suisse
Paul Edward GELLER
Attorney at law
Los Angeles, USA
Jane C. GINSBURG
Professeure
Columbia University
School of Law
New York, USA
Teresa GRZESZAK, professeure
Faculté de droit
Université de Varsovie, Pologne
Lucie GUIBAULT, avocate
Assistant professeure
en propriété intellectuelle
Instituut voor Informatierecht,
Amsterdam, Pays-Bas
Jacques LABRUNIE, avocat
Gusmao Labrunie
Sao Paulo, Brésil
Dr Fransumo LEE
Conseil en propriété intellectuelle
Cabinet ORIGIN
Séoul, Corée du Sud
André LUCAS
Professeur de droit
Université de Nantes
France
Victor NABHAN, Président
de l’ALAI Internationale,
professeur étranger OMPI
Paris
GianLuca POJAGHI, avocat
Studio Legale Pojaghi
Milan, Italie
Antoon A. QUAEDVLIEG,
avocat et professeur
Faculté de droit
Université catholique de Nimègue
Nijmegem, Pays-Bas
Alain STROWEL
Avocat et professeur de droit
Facultés universitaires Saint-Louis
Avocat Covington & Burling LLP
Bruxelles, Belgique
Paul Leo Carl TORREMANS,
professeur, School of Law,
University of Nottingham
Nottingham, Grande Bretagne
Silke von LEWINSKI, chercheure
Chef de département
Max-Planck Institute for
Intellectual Property
Münich, Allemagne
Ghislain ROUSSEL
Secrétaire du Comité
Avocat conseil
Montréal
Stefan MARTIN, membre
Première et cinquième
chambre de recours
Office de l’harmonisation
dans le marché intérieur
Alicante, Espagne
TABLE DES MATIÈRES
Articles
Nanotechnologies et droit des brevets : une incompatibilité
de taille ?
Charles-Étienne Daniel et Louise Bernier . . . . . . . . . 535
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
Vivianne de Kinder . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 575
La grande épopée de MGM ou comment le rugissement
d’un lion a fait flancher le registraire canadien des
marques de commerce
Cécile Deforges et Marie-Josée Lapointe . . . . . . . . . . 605
L’arrêt Richard c. Time Inc. ou quand les petits caractères
ne sont pas la formule gagnante
Caroline Jonnaert et Julie Maronani. . . . . . . . . . . . 641
Titres professionnels et marques de commerce
Jean-François Nadon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 667
Capsule
La protection de la marque : les obligations du franchisé
en droit québécois
Vanessa Udy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 731
533
534
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Compte rendu
L’archivage électronique et le droit
Marie-Pier Desbiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 737
Vol. 24, no 3
Nanotechnologies et droit
des brevets : une incompatibilité
de taille ?
Charles-Étienne Daniel* et Louise Bernier**
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 537
1. Particularités juridiques liées à l’examen
d’un nanobrevet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 541
1.1 Particularités juridiques et enjeux liés à la genèse
du développement des nanotechnologies . . . . . . . . 541
1.2 Particularités juridiques liées à l’octroi
de nanobrevets. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 551
1.2.1 Formation très ciblée des examinateurs
et défis liés à la recherche d’art antérieur . . . 551
1.2.2 Évaluation des critères de nouveauté
et de non-évidence . . . . . . . . . . . . . . . . 554
© Charles-Étienne Daniel et Louise Bernier, 2012.
* Avocat, doctorant, Faculté de Droit, Université de Sherbrooke, membre étudiant
du groupe InterNE3LS.
** Professeure agrégée, Faculté de Droit, Université de Sherbrooke, membre chercheure du groupe InterNE3LS.
Le présent article a été réalisé dans le cadre du projet de recherche sous la direction
de Johane Patenaude (chercheure principale), intitulé Développement d’un cadre
de référence interdisciplinaire de l’analyse d’impacts des nanotechnologies en santé
et de leur acceptabilité sociale. Ce projet de recherche est financé par les Instituts
de recherche en santé du Canada (43854).
535
536
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2. Pistes de solutions pour un développement
technologique plus efficace des nanosciences . . . . . . . . 556
2.1 Création d’une nouvelle catégorie pour
la classification des nanobrevets au Canada. . . . . . 557
2.1.1 Historique de la création de la
Classification 977 de l’USTOP. . . . . . . . . . 557
2.1.2 La situation canadienne et la création
d’une classe spécialisée . . . . . . . . . . . . . 561
2.2 Repenser la coopération entre les détenteurs
de brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 564
2.2.1 Le modèle de l’Open Source . . . . . . . . . . . 564
2.2.2 Les pools de nanobrevets . . . . . . . . . . . . 568
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 572
INTRODUCTION
Depuis quelques années, le développement des nanotechnologies prend de l’ampleur. Cette nouvelle technoscience, bien
qu’encore méconnue par plusieurs, constitue en soi une véritable
révolution qui touchera une foule d’environnements nous concernant de près ou de loin. C’est que l’infiniment petit a de quoi
surprendre : les nouvelles propriétés qu’acquièrent les agrégats
de matière à l’ordre du nanomètre bouleversent complètement les
phénomènes physiques et chimiques auxquels nous nous sommes
habitués. L’un des exemples les plus prometteurs, vu son extrême
polyvalence, est le nanotube de carbone. Composés d’une multitude
d’atomes de carbone réunis dans une structure cylindrée en forme de
« broche à poule », ces nanotubes possèdent une impressionnante
conductivité électrique et thermique1, une meilleure robustesse que
l’acier2 et la capacité d’être fonctionnalisés3. Ses applications peuvent donc être multiples : ils peuvent être employés dans divers plastiques, alliages, transistors et composés électroniques, céramiques
et textiles4. Une foule d’autres molécules possèdent de nouvelles
propriétés physico-chimiques qui leur permettent de se distinguer
par leur comportement micro et macrométrique comme, par
exemple, les nanobilles d’or permettant de cibler et de détruire uniquement des cellules cancéreuses5, les nanoparticules d’argent bac1. Nanowerk, « Introduction to Nanotechnology : Carbon Nanotubes 101 », en ligne :
<http://www.nanowerk.com/nanotechnology/introduction/introduction_to_nanotechnology_26.php>.
2. Ibid.
3. La fonctionnalisation d’un nanotube de carbone permet à celui-ci de pouvoir interagir dans un milieu donné. Voir GENEST (Jonathan) et BEAUVAIS (Jacques),
« Nanosciences et nanotechnologies » dans BÉLAND (Jean-Pierre) et PATENAUDE
(Johane), dir., Les nanotechnologies, développement, enjeux sociaux et défis éthiques (Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2009), p. 30. Voir aussi HIRSCH
(Andreas) et VOSTROWSKY (Otto), « Functionalization of Carbon Nanotubes »,
(2005) 245 Topics in Current Chemistry 193, 196.
4. Supra, note 1.
5. À titre d’exemples, voir les articles scientifiques suivants : HUANG (Keyang) et al.,
« Size-Dependant Localization and Penetration of Ultrasmall Gold Nanoparticles
in Cancer Cells, Multicellular Spheroids, and Tumors in Vivo », (2012) 6:5 ACS
Nano 4483 à 4493 ; LETFULLIN (Renat) et al., « Laser-induced Explosion of
Gold Nanoparticles: Potential Role for Nanophotothermolysis of Cancer », (2006)
537
538
Les Cahiers de propriété intellectuelle
téricides6 ou les nanoparticules de dioxyde de titane employées dans
les crèmes solaires afin d’en augmenter la pénétration dans la peau7.
Plus de 1000 produits commerciaux incorporent, à l’heure actuelle, une
application provenant directement des nanotechnologies8. Il y a donc
lieu de qualifier ce développement technologique de véritable révolution industrielle du XXIe siècle9.
La notion même de nanotechnologies implique que ses ramifications peuvent s’étendre dans différents champs d’application et de
disciplines10. Certains auteurs intègrent au sein même de la notion
de multidisciplinarité le concept de convergence NBIC, c’est-à-dire la
1:4 Nanomedicine 473 et s. en ligne : <http://www.futuremedicine.com/doi/pdf/
10.2217/17435889.1.4.473>. Pour une vulgarisation des différentes percées
scientifiques de certains traitements utilisant des nanoparticules d’or, voir aussi
WALKEY (Carl), « Ultra small nanoparticles show promise as anti-cancer agents »
(28 mai 2012), en ligne : Nanowerk Spotlight <http://www.nanowerk. com/spotlight/spotid=25393.php> ; BERGER (Michael), « Medical Nanotechnology: Killing Cancer with Gold Nanobullets and Nanobombs » (12 janvier 2007), en ligne :
Nanowerk Spotlight <http://www.nanowerk.com/spotlight/spotid= 1247.php>.
6. LOHER (Stefan) et al., « Micro-Organism-Triggered Release of Silver Nanoparticles from Biodegradable Oxide Carriers Allows Preparation of Self-Sterilizing
Polymer Surfaces », (2008) 4:6 Small 824.
7. Voir notamment LEE (Wilson A.) et al., « Multi Component Polymer Coating to
Block Photocatalytic Activity of TiO2 Nanoparticles », (2007) 45 Chemical
Communications 4815 à 4817, en ligne : <http://pubs.rsc.org/en/Content/Article
Landing/2007/CC/b709449c> ; BERGER (Michael) et GARBER (Cathy), « Does
Coating Nanoparticles Make Them Safe(r) for Cosmetics ? » (30 octobre 2007),
en ligne : Nanowerk Spotlight <http://www.nanowerk.com/spotlight/spotid=
3096.php>.
8. Pour obtenir une liste de ces produits de consommation, il est possible de consulter le site internet du Project on Emerging Nanotechnologies qui en dresse un
inventaire plutôt exhaustif : Project on Emerging Nanotechnologies, « Inventories » (2012), en ligne : Nanotechproject.org <http://www.nanotechproject.org/
inventories/>.
9.
CONSEIL DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNOLOGIE, Les nanotechnologies :
la maîtrise de l’infiniment petit (avis), 2001, CEST, p. 20. Voir aussi également le
rapport de la COMMISSION DE L’ÉTHIQUE DE LA SCIENCE ET DE LA
TECHNOLOGIE, Éthique et nanotechnologies : se donner les moyens d’agir
(avis), 2006, CEST, p. 5. [ci-après CEST].
10. Voir la définition proposée pour le terme « nanotechnologie » par l’Office québécois de la langue française : « Domaine multidisciplinaire qui concerne la conception et la fabrication, à l’échelle des atomes et des molécules, de structures
moléculaires qui comportent au moins une dimension mesurant entre 1 et 100
nanomètres, qui possèdent des propriétés physicochimiques particulières exploitables et qui peuvent faire l’objet de manipulations et d’opérations de contrôle. »
Dictionnaire panlatin de la nanotechnologie, 2009, s.v. « nanotechnologie ».
Voir aussi SCHELLEKENS (Maurice), « Patenting Nanotechnology in Europe:
Making a Good Start? An Analysis of Issues in Law and Regulation » (2010), 13:1
Journal of World Intellectual Property 54 ; LACOUR (Stéphanie), « A Legal Version of the Nanoworld », (2011) 12 Comptes Rendus Physique 693, 700.
Nanotechnologies et droit des brevets
539
réunion des connaissances provenant de quatre disciplines d’importance dans le développement des nanosciences, soit la nanotechnologie, la biotechnologie, les technologies de l’information et les
sciences cognitives11. De plus, une vaste revue de la littérature scientifique, entreprise en 2008 par Porter et Youtie, a justement démontré que cette idée de convergence intégrant des notions de diverses
disciplines, est de plus en plus utilisée12. Ils affirment de même que
le concept de « travail en silo » ne peut plus s’appliquer à ce nouveau
modèle de recherche scientifique13. Les chercheurs ont besoin d’avoir
accès aux différents savoirs propres à leurs disciplines et de promouvoir la diffusion des connaissances, en prenant soin d’accorder une
attention particulière au jargon employé14.
Le développement technoscientifique des nanotechnologies
entraîne donc d’importants défis en ce qui concerne la communication et les échanges entre les chercheurs de différentes disciplines et
les acteurs impliqués comme les universités, industries, gouvernements, bailleurs de fonds et de capitaux de risque, associations
citoyennes et environnementales, etc.
Compte tenu des promesses de retombées économiques des
nanotechnologies anticipées par plusieurs15 et afin de s’assurer
de garder un certain contrôle sur le développement fulgurant de
cette nouvelle technoscience et d’en garantir un accès aux marchés,
plusieurs sont d’avis que l’obtention de brevets reliés aux
nanosciences (ci-après désignés « nanobrevets ») représente une
stratégie gagnante16. Il n’est donc pas surprenant de constater que
11. Le but ultime de la convergence NBIC résulte dans l’augmentation des performances humaines et sous-tend généralement une philosophie transhumaniste.
Voir à cet effet ROCCO (Mihail C.), « Progress in Governance of Converging Technologies Integrated from the Nanoscale », (2006) 1093 Annals of the New York
Academy of Science 1, 2 ; ROCCO (Mihail C.) et BAINBRIDGE (William S.), Converging Technologies for Improving Human Performances, Dordrecht (Pays-Bas :
Springer, 2003), p. 1.
12. PORTER (Alan L.) et YOUTIE (Jan), « How Interdisciplinary is Nanotechnology ? », (2009) 11 Journal of Nanoparticle Research 1023, 1039.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. GENEST et BEAUVAIS, supra, note 3.
16. LACOUR (Stéphanie), « Les nanotechnologies et le droit des brevets d’invention », dans Nanotechnologies : quelles promesses, quelles réalités ?, Éditions
Techniques de l’Ingénieur, mars 2010 ; SHAPIRA (Philip), YOUTIE (Jan) et
KAY (Luciano), « National Innovation Systems and the Globalization of Nanotechnology Innovation », (2011) 36 Journal of Technology Transfer 587, la p. 588 ;
THURSBY (Jerry) et THURSBY (Marie), « University-industry Linkages in
Nanotechnology and Biotechnology: Evidence on Collaborative Patterns for New
Methods of Inventing », (2011) 36 Journal of Technology Transfer 605, 606.
540
Les Cahiers de propriété intellectuelle
nombre d’acteurs du secteur économique utilisent différentes stratégies afin de remporter la course aux brevets. En effet, depuis la création du National Nanotechnology Initiative (NNI) aux États-Unis en
2000, près de 14 milliards de dollars US des fonds publics américains
ont été dépensés afin de soutenir la R&D dans ce secteur de pointe17.
De plus, les retombées économiques mondiales se chiffraient à 200
milliards de dollars US en 2008 et pourraient atteindre 1000 milliards de dollars US d’ici 201518.
Or, l’application du système normatif des brevets au « nanomonde » comporte des particularités qui peuvent engendrer plusieurs impacts juridiques et administratifs et ainsi affecter le
développement des nanosciences. De plus, les défis susmentionnés
liés à la communication, la vulgarisation de concepts et au jargon
employé par les scientifiques provenant de disciplines diverses viennent compliquer la donne. Cet article vise donc à examiner ces
particularités lorsqu’elles sont confrontées au système normatif des
brevets et à identifier des pistes de solutions pour viser un développement technologique plus efficace des nanosciences.
Dans la première partie de ce texte, nous présenterons et analyserons donc les impacts juridiques des particularités liées aux nanotechnologies dans un contexte d’octroi de brevets. Pour ce faire, nous
aborderons dans un premier temps les enjeux relatifs au dépôt
de brevets sur les principales « briques de base »19 et outils de
recherche, de même que l’implication marquée des universités dans
la course aux nanobrevets. Dans un second temps, nous analyserons
les particularités juridiques des nanosciences en lien avec le dépôt et
l’examen de demandes de nanobrevet.
Dans la deuxième partie de l’article, nous proposerons des
pistes de solutions afin de tendre vers un sain développement technologique des nanosciences. Ainsi, la création d’une catégorie particulière créée pour les nanotechnologies à l’OPIC, la pertinence
d’organiser la création d’un pool de nanobrevets et d’un regroupement de type Creative Commons seront, tour à tour, analysées.
17. SHAPIRA (Philip) et YOUTIE (Jan), « Introduction to the Symposium Issue:
Nanotechnology Innovation and Policy – current strategies and future trajectories », (2011) 36 Journal of Technology Transfer 581, 581.
18. ROCCO (Mihail C.), The Long View of Nanotechnology Development: the National
Nanotechnology Initiative at Ten Years, 2010, p. 3.
19. Cette expression, traduite du terme anglais building blocks, est empruntée du
texte de Stéphanie Lacour. Voir à cet effet LACOUR, supra, note 16, p. 9.
Nanotechnologies et droit des brevets
541
1. PARTICULARITÉS JURIDIQUES LIÉES
À L’EXAMEN D’UN NANOBREVET
L’octroi d’un brevet dépend, entre autres, de la rencontre de
trois critères qui requièrent un examen approfondi par un examinateur compétent dans le domaine visé par la demande. Le domaine
des nanotechnologies comporte son lot de spécificités qui peuvent
complexifier le contexte et le processus d’examen et d’octroi de
brevets. Cette première partie vise donc à faire la lumière sur
les principaux enjeux juridiques ayant été générés dès les débuts
de l’innovation nanotechnologique et sur les particularités pouvant influencer le processus d’examen de demandes de nanobrevets.
Cette analyse en deux temps permettra de porter un regard critique
sur les principales questions pouvant survenir dans le contexte de
demande et d’octroi d’un nanobrevet.
1.1 Particularités juridiques et enjeux liés à la genèse
du développement des nanotechnologies
Les débuts du développement nanotechnologique ont été marqués par l’octroi massif de brevets sur les outils de recherche et les
« briques de base » mêmes des nanosciences20. En effet, les inventions revendiquées par ces premiers brevets concernent les principaux outils de recherche nécessaires au développement des
nanotechnologies, soit le microscope à force atomique21 et le microscope à effet tunnel22. De plus, certains brevets ont également été
déposés sur des nanoparticules à multiples applications (nanotubes
de carbone et nanooxydes métalliques principalement23) considérées
20. LEMLEY (Mark A.), « Patenting Nanotechnology », (2005) 58:2 Stanford Law
Review 601 ; LACOUR, supra, note 16 ; BARPUJARI (Indrani), « The Patent
Regime and Nanotechnology: Issues and Challenges », (2010) 15 Journal of Intellectual Property Rights 206, 208 ; D’SILVA (Joel), « Pools, Thickets and Open
Source Nanotechnology », (2009) 31:6 European Intellectual Property Review
300 ; SCHELLEKENS, supra, note 10.
21. « Scanning Tunneling Microscope », É.-U. Brevet no 4,343,993 (12 septembre
1980).
22. « Atomic Force Microscope and Method for Imaging Surfaces with Atomic Resolution », É.-U. Brevet no 4,724,318 (4 août 1986). D’ailleurs, comme le rapporte
D’SILVA, depuis que le microscope à force atomique a été breveté en 1988, plus
de 3818 brevets comportant des améliorations pour ce dernier ont été délivrés,
dont le tiers provenait des États-Unis. Voir à cet effet D’SILVA, supra, note 20,
p. 301.
23. « Metal Oxide Nanorods », É-U. Brevet no 5,897,945 (27 avril 1999) [ci-après
« Metal Oxide Nanorods »].
542
Les Cahiers de propriété intellectuelle
comme étant les « briques de base » des nanosciences24, vu leurs propriétés nanométriques particulières auxquelles nous avons référé
ci-haut ; ainsi, lorsqu’un brevet est déposé sur l’une de ces « briques
de base », ce sont toutes les applications subséquentes de ces nanoparticules qui sont à risque d’être englobées par la protection juridique conférée par l’octroi du brevet25. Afin d’illustrer les conséquences pouvant découler de cette pratique, examinons plus en détail
quelques exemples de brevets à portée très large ayant été octroyés
pour des nanotubes de carbone.
L’un des brevets à très large portée est détenu par IBM et le
California Institute of Technology (IBM/Cal Tech)26 et contient vraisemblablement l’une des revendications les plus étendues du secteur
des nanotechnologies qui vise toute forme de nanotubes de carbone à
simple paroi (SWNTC) :
3. A hollow carbon fiber having a wall consisting essentially of
a single layer of carbon atoms.27
Bien que ce brevet expirera en 2013, pour le moment, la portée
très large et sans restriction de cette revendication permet théoriquement aux détenteurs IBM/Cal Tech de faire valoir leur brevet
contre quiconque utilise ou inclut des SWNTC dans ses activités de
recherche sans détenir de licence ou d’autorisation à cet effet. De
plus, bien que le procédé de fabrication de tels nanotubes, également
contenu dans les revendications du brevet, ne vise que l’utilisation
de vapeurs de cobalt et leur obtention grâce à un chauffage via un arc
électrique28, il n’en demeure pas moins que tous les nanotubes
de carbone à simple paroi, peu importe leur procédé d’obtention,
demeurent protégés par ce nanobrevet29.
24. À cet effet, voir LEMLEY, supra, note 20, p. 606 et s. ; BARPUJARI, supra,
note 20, p. 208 ; D’SILVA, supra, note 20, p. 305 ; SCHELLEKENS, supra, note
10, p. 107.
25. Voir supra, Introduction. Voir également LEMLEY, supra, note 20, p. 613 et s. ;
LACOUR, supra, note 16, p. 4 et s.
26. HEINES (Henry), « Carbon Nanotubes: Identifying and Confronting the Blocking Patents », (2010) 7 Nanotechnology Law and Business 330, 333.Voir également LEMLEY, supra, note 20.
27. « Carbon Fibers and Method for Their Production », É.-U. Brevet no 5,424,054
(21 mai 1993).
28. Ibid. Voir les revendications 1 et 2 : « 1. A process for producing hollow carbon
fiber having a wall consisting essentially of a single layer of carbon atoms comprising the step of contacting carbon vapor and recovering the fiber product under
conditions effective to produce the hollow fiber with cobalt vapor. »
« 2. The process of claim 1 wherein the carbon vapor and cobalt vapor are formed
by electric-arc heating. »
29. HEINES, supra, note 26, p. 333.
Nanotechnologies et droit des brevets
543
Comme il est également possible de synthétiser et d’obtenir
des nanotubes de carbones à multiples parois (MWNTC), le brevet
détenu par la société Hyperion Catalysis International Inc. comporte, lui aussi, une portée susceptible de freiner de futures applications :
1. An essentially cylindrical discrete carbon fibril characterized
by a substantially constant diameter between about 3.5 and
about 70 nanometers, a length greater than about 102 times
the diameter, an outer region of multiple essentially continuous layers of ordered carbon atoms and a distinct inner core
region, each of the layers and core disposed substantially concentrically about the cylindrical axis of the fibril.30
En examinant la portée de cette revendication la plus large du
brevet, on constate de prime abord qu’aucune mention de nanotubes
n’y apparaît31. Toutefois, l’emploi des termes « carbon fibril » et la
spécificité du diamètre de ces fibres y réfèrent directement32. Bien
que ce brevet soit échu depuis 2004, sa portée très large aurait
pu avoir d’énormes conséquences sur le développement des nanosciences en donnant à son détenteur un monopole très large sur les
activités de recherche et développement utilisant les nanotubes à
multiples parois33. Fort heureusement, Hyperion Catalysis International n’a pas fait valoir son monopole sur les MWNTC de façon
agressive, permettant ainsi à la recherche et au développement de
prendre leur essor dans ce secteur34.
Comme dans plusieurs autres secteurs technologiques, une
seule innovation nanotechnologique peut facilement engendrer une
foule d’applications industrielles dans de multiples créneaux. Le
détenteur d’un nanobrevet peut se retrouver à contrôler l’accès à des
secteurs importants du marché des nanotechnologies35. Bien qu’il
30. « Carbon Fibrils, Method for Producing Same and Compositions Containing
Same », É.-U. Brevet no 4,663,230 (6 décembre 1984).
31. HEINES, supra, note 26, p. 332.
32. Ibid.
33. Ibid.
34. PRENDERGAST (William F.) et SCHAFFER (Heather N.), « Nanocrystalline
Pharmaceutical Patent Litigation: The First Case », (2008) 5:2 Nanotechnology
Law & Business 157, p. 157 et PARADISE (Jordan), « Claiming Nanotechnology:
Improving USPTO Efforts at Classification of Emerging Nano-Enabled Pharmaceutical Technologies », (2012) 10:3 Northwestern Journal of Technology and
Intellectual Property 169, 191.
35. BEAUDRY (Catherine) et SCHIFFAUEROVA (Andrea), « Is Canadian Intellectual Property Leaving Canada? A Study of Nanotechnology Patenting »,
(2011) 36 Journal of Technology Transfer 665, 668 ; SHAND (Hope) et WETTER
544
Les Cahiers de propriété intellectuelle
soit normal qu’au début du développement d’une technologie donnée
les brevets octroyés soient plus larges étant donné que les applications précises des inventions revendiquées n’ont pas nécessairement été identifiées, il n’en demeure pas moins que quelques-uns
de ces brevets de « première génération »36 sont encore en vigueur et
pourraient avoir d’importantes conséquences sur le développement
des nanosciences.
Les brevets dits de « seconde » et « troisième » générations comportent une portée beaucoup moins étendue et réfèrent davantage à
des applications plus spécifiques, comme la conductivité thermique
ou électrique plutôt qu’aux nanotubes de carbone directement37. Par
exemple, un brevet de « seconde génération » détenu par l’Université
d’Arizona énonce la revendication suivante :
1. A thermal composite comprising : a semiconductor component and a heat sink substrate ; andan adhesive layer adhering
said semiconductor component to said heat sink substrate,
wherein said adhesive layer contains an adhesive and closed
carbon nanotubes ; wherein said closed carbon nanotubes provide a thermal bridge between said semiconductor component
and said heat sink substrate.38
Ce brevet, en vigueur jusqu’en 201539, couvre ainsi la conductivité thermique inhérente aux nanotubes de carbone afin d’évacuer la
chaleur générée par un semiconducteur. Bien que ces nanotubes doivent être fermés à leurs extrémités, aucune restriction n’est précisée
quant à la structure (simples parois ou multiparois), la concentration
36.
37.
38.
39.
(Kathy Jo), « Trends in Intellectual Property and Nanotechnology: Implications
for the Global South », (2007) 12 Journal of Intellectual Property Rights 111, 111.
La terminologie dite de « première », « deuxième » et « troisième génération » est
traduite librement et provient de l’article de HEINES. Le choix d’une telle définition est expliqué comme suit par l’auteur : « The patents explored herein are divided into generations that are defined by the scopes of their claims. The first
generation contains the patents that are broadest and thereby have the greatest
potential blocking effect, since they claim the carbon nanotubes themselves as
compositions of matter. The second generation is defined as consisting of patents
claiming compositions or components that expressly reflect particular nanotube
properties. The third generation includes patents in which the properties reflected in the second generation are claimed in advanced contexts. » Voir à cet effet
HEINES, supra, note 26, p. 330.
Ibid., p. 331.
« Method for producing encapsulated nanoparticles and carbone nanotubes using
catalytic disproportionation of carbon monoxide and the nanoencapsulates and
nanotubes formed thereby », É.-U. Brevet no 5,965,267 (17 février 1995).
HEINES, supra, note 26, p. 331.
Nanotechnologies et droit des brevets
545
ou l’emplacement des nanotubes utilisés40 ce qui le rend vulnérable à
des contestations de la part de détenteurs de brevets de première
génération. En effet, au moment de déposer un brevet pour une
application particulière des nanotubes de carbone, le risque qu’il soit
visé par un brevet protégeant les nanotubes eux-mêmes doit être
évalué. Le potentiel de blocage engendré par la portée de la protection juridique conférée par certains brevets de première génération
s’avère être un obstacle important pour les applications plus ciblées
des nanotechnologies.
Ce potentiel de blocage d’un brevet de première génération envers
un autre a été illustré notamment en 2008 lors du procès opposant deux
compagnies pharmaceutiques41 et au cours duquel Elan Pharma a allégué que la molécule brevetée d’Abraxis Bioscience, l’Abraxane, violait
deux de ses brevets42. En fait, les brevets accordés aux deux compagnies concernent tous deux les interactions nanométriques entre le
taxol (paclitaxel), une molécule hydrophobique comportant des effets
anticancéreux, et l’albumine, un surfactant utilisé en tant que modificateur de surface pour augmenter la solubilité et l’efficacité du taxol43.
Le brevet no 5,399,363 obtenu par Elan Pharma en 1995 était rédigé de
manière très large et revendiquait toute particule d’une taille inférieure à 1000 nm composée d’un des multiples agents anticancéreux
décrits dans une liste d’exemples44. De plus, la revendication 1245 de ce
brevet était également très large, puisqu’elle incluait tout surfactant
pouvant être utilisé avec la molécule anticancéreuse de la première
revendication, l’albumine étant spécifiquement prévue dans la revendication 1546. Le brevet obtenu en 2005 par Abraxis Bioscience,
lui, revendiquait l’unique utilisation du paclitaxel de la manière suivante :
1. A pharmaceutical composition for injection comprising
paclitaxel and a pharmaceutically acceptable carrier, wherein
40. Ibid., p. 339.
41. Elan Pharma Int’l Ltd. v. Abraxis Bioscience Inc., No. 06-438 GMS, 2007 WL
6382930 (D. Del. Dec. 17, 2007). Voir également PRENDERGAST et
SCHAFFER, supra, note 34, p. 157 et PARADISE, supra, note 34, p. 191.
42. PRENDERGAST et SCHAFFER, supra, note 34, p. 159 ; PARADISE, supra,
note 34, p. 192.
43. PARADISE, supra, note 34, p. 194.
44. « Surface modified anticancer nanoparticles », É.-U. Brevet no 5,399,363 (21 mars
1995), rev. 1. [ci-après « Surface modified anticancer nanoparticles »]. Voir également PARADISE, supra, note 34, p. 194.
45. « Surface modified anticancer nanoparticles », supra, note 44, rev. 12.
46. « Surface modified anticancer nanoparticles », supra note 44, rev. 15 :« 15. The
particle of claim 1 wherein said surface modifier is selected from the group consisting of [...] bovine serum albumin [...]. »
546
Les Cahiers de propriété intellectuelle
the pharmaceutically acceptable carrier comprises albumin,
wherein the albumin and the paclitaxel in the composition are
formulated as particles, wherein the particles have a particle
size of less than about 200 nm, and wherein the weight ratio of
albumin to paclitaxel in the composition is about 1:1 to about
9:1.47
Ainsi, à la lecture des revendications de ces deux brevets, il est
possible de voir que la taille des nanoparticules et l’utilisation du
médicament et du surfactant se retrouvent dans les revendications
des deux brevets. Le débat s’étant principalement orienté sur la
forme moléculaire de l’Abraxane et les surfactants utilisés, le jury a
décrété que l’Abraxane était majoritairement composé de nanoparticules cristallines préalablement revendiquées par Elan Pharma et a
donc condamné Abraxis Bioscience à lui verser une compensation
monétaire de 55,2 millions de dollars US48.
Étant donné que plusieurs de ces brevets très larges ont été
octroyés au début du développement des nanosciences et sont encore
en vigueur49, ils peuvent représenter de sérieux défis pour les inventeurs subséquents qui souhaitent déposer des demandes de brevets
pour des applications ciblées comportant des nanotubes de carbone
ou autres nanoparticules de base.
Ainsi, dans le domaine des nanotechnologies, comme dans plusieurs autres secteurs, de nombreux brevets empiètent les uns sur
les autres et se trouvent inextricablement liés. L’octroi de brevets
s’étant intensifié depuis les dernières années, ces enchevêtrements
se sont complexifiés, générant de véritables nanopatent thickets50.
47. « Compositions and Methods of Delivery of Pharmacological Agents » É.-U. Brevet no 7,820,788 (26 octobre 2006), rev. 1. Voir également PARADISE, supra,
note 34, p. 195.
48. PARADISE, supra, note 34, p. 193 ; PRENDERGAST et SCHAFFER, supra,
note 34, p. 161.
49. À titre d’illustration, voir les brevets américains suivants : « Short Carbon Nanotubes », É.-U. Brevet no 7,244,408 (30 septembre 2002) PCT/GB02/04404 ;
« Uncapped and Thinned Carbon Nanotubes and Process », É.-U. Brevet no 5,346,683
(26 mars 1993) ; « Carbon Fibers Formed from Single-wall Carbon Nanotubes »,
É.-U. Brevet no 6,683,783 (6 mars 1998) PCT/US98/04513 ; « Ropes of Single-wall
Carbon Nanotubes and Composition Thereof », É.-U. Brevet no 7,338,915 (27 novembre 2000) ; « Graphite Filaments Having Tubular Structure and Method of Forming the Same », É.-U. Brevet no 5,747,161 (22 octobre 1996) ; « nanoparticle
Delivery System », É.-U. Brevet no 7,195,780 (21 octobre 2002), tels que cités par
HEINES, supra, note 26, p. 332 à 336.
50. À noter que ce terme pourrait littéralement se traduire par « buissons de
nanobrevets ». Toutefois, pour fins de cohérence, nous utiliserons tout au long de
Nanotechnologies et droit des brevets
547
Une compagnie, désireuse de commercialiser un produit donné, peut
être contrainte d’obtenir plusieurs licences au préalable, son produit
pouvant être visé directement ou indirectement par plusieurs brevets51. Selon un rapport de la firme Lux Research produit en 2005,
les principaux champs de recherche touchés sont : les nanotubes de
carbone, les dendrimères et les puits quantiques52. Le domaine des
fullerènes et des nanofils serait également touché, mais de façon
moins importante53. Plus précisément, dans un second rapport daté
de 2006, la firme énonce qu’elle aurait recensé 446 brevets sur des
nanotubes de carbone, avec 420 revendications qui référaient directement aux « briques de base » des nanotechnologies54.
Le problème est d’autant plus sérieux, car les conséquences
généralement engendrées par l’implantation des nanopatent thickets sont multiples. La création de véritables barrières économiques
et légales à la recherche et au développement, la violation potentielle
de multiples brevets et les coûts liés aux litiges et aux indemnités
constituent des obstacles de taille qui peuvent affecter le développement technologique des secteurs concernés55.
51.
52.
53.
54.
55.
l’article le terme anglais original. Les auteurs expliquent le phénomène comme
suit : « A patent does not guarantee the right to make or do anything. Instead, a
patent gives the patent owner the right to exclude others from making, using, or
selling anything that embodies the technology covered by the patent. When a
given organization has all of the necessary patents to develop a given technology,
it can proceed without intellectual property entanglements. When multiple organizations each own individual patents that are collectively necessary for a particular technology, however, their competing intellectual property rights form a
« patent thicket » (Clarkson 2005). » Sur ce phénomène, voir : CLARKSON
(Gavin) et DEKORTE (David), « The Problem of Patent Thickets in Convergent
Technologies », (2006) 1093 Annals of the New York Academy of Sciences 180, 181.
Ibid.
LUX RESEARCH, The Nanotech Intellectual Property Landscape, (New York :
Lux Research Inc., 2005) [ci-après Lux Research 2005] ; LUX RESEARCH, Nanotech Battles Worth Fighting, (New York : Lux Research Inc., 2006) [ci-après
Lux Research 2006]. Voir également le rapport de ETC GROUP, Nanotech’s
‘Second Nature’ Patents: Implications for the Global South, (Ottawa : ETC Group,
Ottawa, 2005) ; CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 188 ; D’SILVA,
supra, note 20, p. 301.
Lux Research 2005, supra, note 53 ; CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50,
p. 188 ; D’SILVA, supra, note 20, p. 301.
Lux Research 2006, supra, note 52. Voir également HARRIS (Drew L.), « Carbon
Nanotube Patent Thickets », dans ALLHOFF (Fritz) et LIN (Patrick), dir. Nanotechnology & Society: Current and Emerging Ethical Issues, (Columbus :Springer
Science, 2008), p. 168.
HARRIS, supra, note 54, p. 177 à 179 ; CLARKSON et DEKORTE, supra,
note 50, p. 182 ; D’SILVA, supra, note 20, p. 301 et 302.
548
Les Cahiers de propriété intellectuelle
D’ailleurs, ces éléments rappellent le débat entourant la brevetabilité des gènes, où des critiques similaires avaient été soulevées56.
En effet, dans les deux cas, l’appropriation des outils de recherche
et des « briques de base » se produit à des étapes de plus en
plus précoces de la chaîne de valorisation d’une technologie donnée.
Cette situation n’est pas nouvelle et ces défis ne sont pas exclusifs
aux nanotechnologies, mais demeurent très préoccupants dans ce
domaine puisqu’il appert que peu de ces « briques de base » et autres
éléments fondamentaux de recherche font partie du domaine de la
connaissance publique57. Cela signifie donc un risque certain de litiges similaires à l’affaire Elan Pharma v. Abraxis Bioscience alors que
la technologie n’en est encore qu’à ses débuts.
Les nombreux brevets octroyés sur des « briques de base » et
autres outils de recherche émergent aussi dans un contexte caractérisé par une présence marquée des universités. Leur implication dans la course à l’appropriation a souvent préoccupé plusieurs
auteurs, leur position de force en matière de recherche fondamentale
leur donnant un avantage stratégique au moment de breveter le
fruit de leurs travaux. Le développement technologique des nanosciences ne fait pas exception à ce chapitre58. En effet, les généreux
investissements publics dont les universités disposent dans ce secteur les poussent, et ce, depuis le tout début du développement des
nanotechnologies, à s’impliquer très activement dans la course aux
brevets59.
Le domaine des nanotechnologies est ainsi caractérisé par un
nombre important d’universités détentrices de brevets sur le fruit de
travaux provenant du champ de la recherche fondamentale60. Déjà
en 2005, Lemley remarquait que les universités américaines, habituellement détentrices d’environ 1 % des brevets octroyés par année,
56. HELLER (Michael A.) et EISENBERG (Rebecca S.), « Can Patents Deter Innovation? The Anticommons in Biomedical Research », (1998) 280:5364 Science 698 ;
GOLD (Richard E.) et al., « The Unexamined Assumptions of Intellectual Property: Adopting an Evaluative Approach to Patenting Biotechnological Innovation », (2004) 18 Public Affairs Quarterly 273 ; GOLD (Richard E.), « Finding
Common Cause in the Patent Debate », (2000) 18 Nature Biotechnology 1217.
57. LEMLEY, supra, note 20, p. 613.
58. GANGULI (Prabuddha) et JABADE (Siddharth), Nanotechnology Intellectual
Property Rights: Research, Design and Commercialization, (Boca Raton, FL :
CRC Press, 2012), p. 92.
59. SYLVESTER (Douglas J.) et BOWMAN (Diana M.), « English Garden or Tangled
Grounds? Navigating the Nanotechnology Patent Landscape », (2010) 726
Methods in Molecular Biology 359, 368.
60. LEMLEY, supra, note 20, p. 615 ; SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59,
p. 369.
Nanotechnologies et droit des brevets
549
en possédaient douze fois plus dans le secteur des nanotechnologies61. À l’heure actuelle, ce chiffre représenterait environ 20 %62.
Wong et al. résument d’ailleurs très bien la situation :
Finally, similar to what happened in biotechnology, university
and public sector institutions played a much more significant
role in nanotechnology than in general patenting. However,
while the role of public sector has declined slightly over time,
the role of university is still on the increase in nano-patenting,
whereas the share of university patenting has stabilized in the
case of biotechnology in recent years.63
Ainsi, les universités s’impliquent d’une façon beaucoup plus
marquée dans la course aux nanobrevets que dans d’autres secteurs
technologiques. D’ailleurs, cette forte présence universitaire dans le
secteur nanotechnologique découlerait directement de la mise en
œuvre du Bayh-Dole Act de 1980, visant à encourager les universités
à déposer davantage de brevets64. Bien que l’on soit tenté de comparer l’importance de cette présence à celle qui a prévalu dans le développement des biotechnologies, les universités semblent encore plus
intéressées qu’auparavant à déposer et posséder des nanobrevets65.
Cette situation attise la crainte qu’une détention de brevets provenant directement de la recherche fondamentale66 puisse elle aussi
61. LEMLEY, supra, note 20, p. 615. Voir également LEMLEY (Mark A.), « Are Universities Patent Trolls ? », (2008) 18 Fordham Intellectual Property, Media and
Entertainment Law Journal 611, 615. Les propos de MOWERY décrivent particulièrement bien cette forte présence, surtout en ce qui concerne les universités
américaines : « The rapid growth in nanotechnology patenting has been driven in
part by US universities, another characteristic of nanotechnology R&D that is
both novel and potentially challenging for the US national innovation system. US
universities, which accounted for less than 2 % of all US patents during 19752002, hold more than 15 % of all US patents in nanotechnology. Conversely, US
corporations’ share of nanotechnology patents is smaller than their share of
overall US patents. » Voir MOWERY (David C.), « Nanotechnology and the US
National Innovation System : Continuity and Change », (2011) 36 Journal of
Technology Transfer 697, 702.
62. GANGULI et JABADE, supra, note 58, p. 92.
63. WONG (Poh Kam), HO (Yuen Ping) et CHAN (Casey K.), « Internationalization
and Evolution of Application Areas of an Emerging Technology : the Case of
Nanotechnology », (2007) 70:3 Scientometrics 715, 735.
64. MOWERY, supra, note 61, p. 702 ; GUELLEC (Dominique), MADIÈS (Thierry) et
PRAGER (Jean-Claude), Les marchés de brevets dans l’économie de la connaissance (Rapport), (Paris : Conseil d’Analyse Économique, 2010), p. 24.
65. Ibid.
66. SCHELLEKENS, supra, note 10, p. 68 et s.
550
Les Cahiers de propriété intellectuelle
substantiellement bloquer le transfert de connaissances dès la première étape de la chaîne de valorisation67.
En effet, vu leur implication très tôt dans le développement
technologique, les universités sont en position de demander des brevets pour des outils de recherche et percées scientifiques relevant de
la recherche fondamentale, ce qui peut leur permettre, dans certains
cas, de s’assurer une mainmise sur l’ensemble des applications et
produits en découlant68 et donc, accentue le risque d’un blocage de la
recherche69. À titre d’exemple, mentionnons le brevet no 7,195,780
détenu par l’Université de Floride, au sein duquel est revendiqué
tout type de nanotubes de carbone de moins de 100 μm comportant
une extrémité encapsulée, ceux-ci étant notamment utilisés pour la
fabrication de vecteurs médicamenteux biocompatibles70. Ce brevet
donne un immense contrôle à l’Université de Floride, non seulement
sur la nature et la portée de la recherche et du développement effectués dans un secteur extrêmement prometteur en santé, mais également sur les activités d’autres chercheurs qui voudraient s’intéresser
aux vecteurs médicamenteux biocompatibles. Un autre exemple de ce
type de brevet est le brevet no 5,897,945 détenu par Harvard College
et qui revendique des nanotiges d’oxydes métalliques desquels la
structure moléculaire peut inclure n’importe quel atome métallique
du tableau périodique, lanthanides inclus71. Ces nanotiges possèdent notamment d’étonnantes facultés piézoélectriques, isolantes,
supraconductrices, optiques et magnétiques et peuvent ainsi être
utilisées dans une foule d’applications, dont la purification de l’eau
contaminée72.
67. Ibid. Voir également LEMLEY, supra, note 20, p. 615 et s. Voir également
LACOUR, supra, note 16, p. 701. Voir aussi BARPUJARI, supra, note 20, p. 209.
68. Comme le remarquent GANGULI et JABADE : « Another notable observation is
the unusually large stake that universities have in nanotechnology. It is estimated that approximately 20 % of nanotechnology patents are owned by universities. As patents resulting from upstream research generally have the potential
to claim broad patents covering core building blocks needed to implement downstream nanotechnology applications, they have significant ramifications on the
development and commercialization of nanotechnology-enabled products, devices, systems and manufacturing processes. » Voir supra, note 58, p. 92.
69. Ibid. ; LEMLEY, supra, note 20, p. 618 et s.
70. « Nanoparticle Delivery System », É.-U. Brevet no 7,195,780 (21 octobre 2002) et
HEINES, supra, note 26, p. 336. En ce qui concerne l’utilisation de vecteurs médicamenteux, voir BERGER (Michael), « Nanoparticle-corked Carbon Nanotubes
as Drug Delivery Vehicles » (2 août 2012), en ligne : Nanowerk Spotlight <http://
www.nanowerk.com/spotlight/spotid=26177.php>.
71. « Metal Oxide Nanorods », supra, note 23.
72. En effet, des nanotiges d’oxyde de zinc, une fois excités par le spectre visible lumineux, possèdent des capacités antibactériennes afin de purifier l’eau contaminée.
Voir « Exposing ZnO nanorods to visible light removes microbes » (12 mai 2011),
Nanotechnologies et droit des brevets
551
Ainsi, l’octroi de brevets sur des « briques de base » et autres
outils de recherche, la multiplication des nanopatent thickets de
même que l’implication plus marquée des universités dans le dépôt
de nanobrevets représentent, actuellement, des défis importants
pour les scientifiques et industriels œuvrant dans le secteur des
nanosciences.
En plus de ces particularités liées au contexte du développement des nanosciences, les critères légaux régissant l’examen et
l’octroi des nanobrevets doivent aussi être analysés. Dans la prochaine section, nous nous proposons donc de nous pencher sur la formation très ciblée des examinateurs de brevets, sur les difficultés
liées à la recherche d’art antérieur, de même que sur l’application
des critères juridiques de nouveauté et de non-évidence.
1.2 Particularités juridiques liées à l’octroi de nanobrevets
La multitude et la complexité des notions propres à chaque
discipline demeurent un enjeu de taille dans le domaine des nanosciences73. Cette multidisciplinarité vient directement influencer
l’examen des demandes de nanobrevets en différents aspects.
1.2.1 Formation très ciblée des examinateurs et défis liés
à la recherche d’art antérieur
La multidisciplinarité qui caractérise le développement des
nanosciences implique qu’une multitude de chercheurs et d’inventeurs puissent avoir contribué à l’invention visée par une demande
de nanobrevet74. Comme les équipes multidisciplinaires et internationales sont nombreuses, des conflits juridictionnels et normatifs
peuvent survenir entre les divers organismes régissant l’octroi de
nanobrevets, d’autant plus que la nomenclature et la métrologie ne
sont pas encore uniformisées75.
en ligne : Nanowerk News <http://www.nanowerk.com/news/newsid=21335.
php>.
73. ROCCO et BAINBRIDGE, supra, note 11, p. 68. Voir aussi LACOUR, supra,
note 16, p. 700 et KALLINGER (Christian) et al., « Patenting Nanotechnology: A
European Patent Office Perspective », (2008) 5 Nanotechnology Law and Business 96, 96. Consulter aussi à ce sujet BAINBRIDGE (William S.), « Governing
Nanotechnology: Social, Ethical, and Human Issues », dans BHUSHAN (Bharat), éd., Springer Handbook of Nanotechnology, 3e éd., (Columbus : Springer,
2010), p. 1830 et 1831.
74. SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 367.
75. SCHELLEKENS, supra, note 10, p. 68 et s.
552
Les Cahiers de propriété intellectuelle
De plus, les examinateurs de brevets sont, rappelons-le, des
personnes hautement qualifiées qui disposent de compétences adaptées pour un domaine d’expertise76. Toutefois, comme le précise
Stéphanie Lacour : « les demandes de brevets en matière de nanotechnologie embrassant généralement une multitude de domaines
de la science et de l’ingénierie, il est peu probable qu’un seul examinateur jouisse de toute l’expertise nécessaire pour évaluer correctement la brevetabilité d’une invention de ce type »77. En effet, il peut
être extrêmement difficile de composer avec la littérature scientifique et les connaissances nécessaires à l’examen couvrant l’ensemble des disciplines visées par une invention provenant des nanotechnologies78. De même, les ramifications des disciplines reliées à
l’invention pouvant être multiples, les recherches effectuées dans les
différentes bases de données pour établir l’art antérieur peuvent
ne pas être très efficaces et adéquates79. De surcroit, l’échange de
connaissances et la coopération entre les examinateurs n’étant pas
toujours optimales, les chances qu’un examinateur ne soit pas au fait
de toutes les ramifications possibles pour une invention donnée sont
importantes80. La collaboration entre les examinateurs de brevets
constitue, selon nous, l’une des pierres angulaires pour s’assurer
d’examiner, avec le plus d’exactitude possible, une demande de nanobrevet81. Un groupe formé de plusieurs examinateurs de divers
champs d’expertise examinant de concert une demande de nano76. WATAL (Aparna) et FAUNCE (Thomas A.), « Patenting Nanotechnology: Exploring the Challenges », (2011) 2 WIPO Magazine 25, 25.
77. LACOUR, supra, note 16, p. 6. Voir également WATAL et FAUNCE, supra, note
76, à la p. 25.
78. « Habituellement composé en référence à l’état du marché et des brevets d’ores et
déjà déposés ou délivrés, l’état de la technique dans le domaine des nanotechnologies doit en effet prendre en considération des éléments nettement plus académiques, et se fonder, à titre principal, sur la littérature scientifique. Une telle
composition ne peut, en outre, manquer de s’avérer compliquée encore par le fait
que, les nanosciences et nanotechnologies étant intrinsèquement interdisciplinaires, les connaissances requises des examinateurs pour évaluer la nouveauté
et l’activité inventive dans ces demandes spécifiques sont également très larges,
allant de la biologie à la physique des matériaux, de l’électronique à la mécanique
quantique. » LACOUR, supra, note 16, p. 5.
79. WATAL et FAUNCE, supra, note 76, p. 26.
80. NATIONAL CANCER INSTITUTE, « NCI Alliance for Nanotechnology in Cancer », Octobre 2006, en ligne : <http://nano.cancer.gov/action/news/featuresto
ries/monthly_feature_2006_oct.pdf>. Voir également PARADISE, supra, note 34,
p. 186.
81. « The patentability of inventions can only be adequately ascertained by somebody
having good knowledge of the academic discussion and literature in the field
of nanotechnology. » SCHELLEKENS, supra, note 10, p. 62. Voir également
WILLIAMSON (Mark) et CARPENTER (James), « Traversing Art Rejections in
Nanotechnology Patent Applications », (2010) 7 Nanotechnology Law and Business 131, 133.
Nanotechnologies et droit des brevets
553
brevet pourrait, à cet égard, être une avenue intéressante à explorer.
Nous y reviendrons en deuxième partie d’article.
L’absence d’une « nanoterminologie » uniforme et adaptée au
régime des brevets est un autre défi important avec lequel tous doivent composer, notamment lors de recherche d’art antérieur82. En
effet, à l’heure actuelle, nous assistons à l’emploi de différents termes, parfois synonymes, afin de décrire le plus largement possible
les inventions83. Par exemple, certains peuvent employer le terme
nanotubes, alors que d’autres utiliseront plutôt les termes nanofils
ou nanofibres, pour décrire une invention qui, somme toute, réfère à
la même nanostructure84. D’autres n’hésitent pas non plus à utiliser
des termes de façon interchangeable : le terme « puits quantiques »,
introduit par le brevet no 6,500,622, a été revendiqué dans le brevet comme interchangeable avec le terme « nanocristaux semiconducteurs »85. Par ailleurs, bien que certains bureaux de brevets
(américain86, européen87 et japonais88) aient amorcé un travail de
développement d’une nomenclature propre aux nanotechnologies
afin de guider le travail des examinateurs, ces efforts doivent être
soutenus afin de poursuivre le travail d’uniformatisation89. Ainsi,
82. STILES (Amber Rose), « Hacking Through the Thicket: A Proposed Patent Pooling Solution to the Nanotechnology ‘Building Block’ Patent Thicket Problem »,
(2012) 4 Drexel Law Review 555, 562.
83. Ibid.
84. Ibid.
85. « Methods of Using Semiconductor Nanocrystals in Bead-based Nucleic Acid
Assays », É.-U. Brevet no 6,500,622 (22 mars 2001), tels que cités par STILES,
supra, note 82, p. 562.
86. Voir à ce sujet le site web de l’USPTO : United States Patent and Trademark
Office, « Class 977 Nanotechnology Cross-Reference Art Collection » (25 avril
2012), en ligne : USPTO.gov <http://www.uspto.gov/patents/resources/classification/class_977_nanotechnology_cross-ref_art_collection.jsp>. Pour une analyse
approfondie des différents brevets octroyés en 2010 par cet organisme, consulter
CASTRO (Francisco), « An Overview of USPTO’s Class 977-Nanotechnology in
2010 », (2011) 8 Nanotechnology Law and Business 18. Ce sujet sera plus amplement expliqué en seconde partie, voir infra.
87. EUROPEAN PATENT OFFICE, « Nanotechnology and patents » (Rapport),
en ligne : <http://documents.epo.org/projects/babylon/eponet.nsf/0/623ECBB1A0
FC13E1C12575AD0035EFE6/$File/nanotech_brochure_en.pdf> ; WONGEL (Heiko)
et FARASSOPOULOS (Antonios), « Changes to the IPC Effective from January
2011 », (2012) 34:1 World Patent Information 4 ; SCHEU (Manfred) et al., « Mapping Nanotechnology Patents: the Epo Approach », (2006) 26:3 World Patent
Information 204.
88. Japan Patent Office, en ligne : JPO.go <http://www.jpo.go.jp/index.htm>. Voir
aussi ESCOFFIER (Luca), « A Brief Review of Nanotechnology Funding and
Patenting in Japan », (2007) 4 Nanotechnology Law and Business 101.
89. La question de la classification sera par ailleurs plus amplement étudiée dans la
seconde partie. À cet égard, un bref historique de l’élaboration de la Classification
554
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ces défis linguistiques et terminologiques viennent certainement
contribuer à la confusion et à la difficulté d’évaluer une demande de
nanobrevet90.
En plus de l’hyper-spécialisation des examinateurs de brevets
et de la terminologie complexe et non uniforme avec laquelle ils doivent composer, il convient de dire quelques mots sur les critères de
brevetabilité même afin de souligner certaines autres difficultés qui
peuvent être rencontrées par les examinateurs de brevets en matière
de nanotechnologies.
1.2.2 Évaluation des critères de nouveauté
et de non-évidence
Des trois critères de brevetabilité, la nouveauté et la non-évidence sont les deux qui peuvent parfois poser problème, l’utilité
étant bien souvent au rendez-vous vu l’aspect très technique et
appliqué propre aux nanotechnologies91. Bien entendu, l’invention
visée par la demande de brevet doit être davantage qu’une simple
miniaturisation, l’unique réduction de taille n’étant pas susceptible
de satisfaire le critère de nouveauté92. Les nouvelles propriétés
qu’acquiert la matière à l’échelle nanométrique doivent donc se distinguer de celles observées à l’état macrométrique, voire micrométrique dans l’art antérieur. Le critère de nouveauté est donc rempli
avec l’apparition de propriétés inhérentes à l’échelle atomique93.
90.
91.
92.
93.
977 de l’USPTO sera présenté afin d’examiner la pertinence de créer une classification canadienne pour les nanobrevets. Voir Infra ; BARPUJARI, supra,
note 20, p. 210 ; SCHELLEKENS, supra, note 20.
SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 371 ; LACOUR, supra, note 16,
p. 700.
Pour une référence plus précise en droit canadien sur le critère de nouveauté,
consulter les articles 2 et 28.2 de la Loi sur les brevets (L.R.C., c. P-4). Voir également PARADISE, supra, note 34, p. 175 et ZEKOS (Georgios I.), « Patenting
Abstract Ideas in Nanotechnology », (2006) 9:1 Journal of World Intellectual Property 113, 124.
Voir l’affaire In re Rose, 220 F.2d 459, 464, 105 USPQ 237, CCPA 1955. Comme
l’explique BARPUJARI, « claims directed to a lumber package of ‘appreciable size
and weight requiring handling by a lift truck’ were held unpatentable over prior
art lumber packages which could be lifted by hand because ‘the elements and features perform, in combination, the same function as set forth in said prior art
without giving an unobvious and unexpected result’. » BARPUJARI, supra, note
20, p. 210. Voir également BERNIER (Louise), DANIEL (Charles-Étienne) et
LAPALME (Joanie), « Nanotechnologies, droit des brevets et principe de précaution », dans LEGAULT (Georges A.) et al., Nanotechnologies et principe de précaution : forces et limites de l’appel au principe, (Québec : Presses de l’Université
Laval, 2012), p. 174.
PARADISE, supra, note 34, p. 175. Voir également BERNIER, DANIEL et
LAPALME, supra, note 92, p. 174.
Nanotechnologies et droit des brevets
555
En ce qui a trait au critère de la non-évidence, l’un des principaux enjeux concerne aussi la miniaturisation de l’invention revendiquée à l’échelle nanométrique, alors que son pendant micrométrique ou macrométrique existe déjà94. Plus particulièrement, il
est possible que l’invention décrite par la demande du nanobrevet
puisse être « anticipée » dans une description plus générale contenue
dans un brevet préexistant95. Ceci engendrerait comme conséquence
directe le fait que la nanoparticule visée par le nanobrevet aurait
déjà été « inventée », par la seule mise en œuvre d’un brevet préexistant, qui concerne toutefois des particules beaucoup plus grosses.
Des examinateurs n’ayant pas les outils pour effectuer une recherche méticuleuse auraient alors le réflexe d’affirmer que la nanoparticule est évidente et pourraient rejeter la demande de brevet 96.
Afin d’éviter qu’une demande de brevet sur une nanoparticule
ne soit rejetée pour manque de nouveauté ou évidence au seul motif
qu’il s’agit d’une réduction de taille d’une invention préexistante,
l’USPTO a indiqué dans un communiqué qu’il était préférable de
spécifier qu’aucun avantage relié à la miniaturisation de l’invention
préexistante n’avait été répertorié dans l’art antérieur97. En d’autres
termes, pour éviter un tel rejet, il vaut mieux indiquer que le nanobrevet comporte de nouvelles propriétés basées sur la taille et que de
telles propriétés n’existaient pas dans l’art antérieur pour des molécules semblables, mais de taille différente98. Ce faisant, cela permet
d’indiquer plus clairement aux examinateurs que la nanoparticule
revendiquée ne découle pas d’une simple réduction de taille et qu’elle
est une nouvelle invention non évidente. De même, selon certains, il
serait également préférable de mentionner que les procédés de fabri-
94. SCHELLEKENS, supra, note 10, p. 51 et s. ; BERNIER, DANIEL et LAPALME,
supra, note 92, p. 175.
95. PARADISE, supra, note 34, p. 178.
96. Ibid.
97. « The USPTO has indicated that patent applicants would be more likely to avoid
rejection on obviousness grounds if they affirmatively provide both a statement
that the prior art did not recognize that the reduction of the disclosed invention to
nanoparticle size would have specific benefits and recite a standard deviation
from average particle size. » Voir à cet effet PARADISE, supra, note 34, p. 177
et s. Voir également, tel que cité par cet auteur, MOAZZAM LATIMER LLP,
« USPTO Holds Second Nanotechnology Customer Partnership Meeting » (Mai
2004), 1 :1 USPTO Connection, en ligne : <http://www.moazzamlaw.com/dev/
Vol1-Issue1.pdf>.
98. BERNIER, DANIEL et LAPALME, supra, note 92, p. 175.
556
Les Cahiers de propriété intellectuelle
cation de la nanoparticule visée par la demande de brevet n’avaient
pas encore été créés à la date d’invention99.
Cette première partie nous a permis d’identifier plusieurs facteurs qui peuvent influencer l’octroi de brevets dans le secteur des
nanotechnologies, que ce soit d’une manière directe ou indirecte. En
effet, compte tenu du contexte de développement et de l’incertitude provoquée par certaines particularités des nanotechnologies au
moment de l’examen d’une demande de nanobrevet, plusieurs peuvent comporter des revendications très larges ou qui empiètent les
unes sur les autres. Ceci peut ralentir le développement technologique et économique des nanosciences100. Si l’on ajoute les particularités liées à la multidisciplinarité des nanotechnologies, à l’absence
de nomenclature uniformisée, à la formation très ciblée des examinateurs et aux difficultés liées à l’évaluation des critères de brevetabilité, on réalise que le contexte même de la recherche technoscientifique peut générer certains obstacles pour le développement adéquat
des nanotechnologies. Ainsi, le fossé entre la réalité du développement technologique des nanosciences et le fonctionnement du système traditionnel des brevets est donc de taille et les choses risquent
de se complexifier compte tenu de la frénésie avec laquelle on dépose
des demandes de brevets dans ce domaine.
Il nous apparaît dès lors important de réfléchir à certaines avenues et pistes de solutions qui permettraient un développement
technologique plus efficace et un encadrement juridique plus adapté
des nanosciences.
2. PISTES DE SOLUTIONS POUR UN
DÉVELOPPEMENT TECHNOLOGIQUE PLUS
EFFICACE DES NANOSCIENCES
Les particularités examinées en première partie d’article influencent non seulement la recherche et le développement, mais aussi
l’appropriation des connaissances, leur accès et leur utilisation dans
un domaine de pointe hautement prometteur. Il est donc nécessaire,
99.
100.
PARADISE, supra, note 34, p. 178. Voir également STIPKALA (Jeremy M.),
« Overcoming Obviousness When Patenting Nanotechnology Inventions »,
(2005) 23 Nature Biotechnology 677, 677 où l’auteur affirme qu’un « product is
not obvious as a matter of law unless a process for making that product is also
obvious. »
CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 181 et 182. Voir également
LACOUR, supra, note 16, p. 10 ; SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59,
p. 377 et 378 ; HARRIS, supra, note 54, p. 177 et s. ; D’SILVA, supra, note 20,
p. 302.
Nanotechnologies et droit des brevets
557
pour cette deuxième partie, de réfléchir à des alternatives et des
solutions adaptées pour assurer un accompagnement adéquat du
développement nanotechnologique. Bien qu’il existe plusieurs alternatives pour encourager les industries et les autres acteurs impliqués dans le développement des nanotechnologies à s’investir dans
cet accompagnement101, deux propositions seront plus amplement
étudiées au cours de cette seconde partie. La première suggère la
création d’une catégorisation spécifique aux nanotechnologies à l’OPIC.
La seconde explore quant à elle la possibilité de favoriser la coopération entre les divers acteurs en examinant la pertinence de créer un
regroupement de type Creative Commons et d’organiser un pool de
nanobrevets.
2.1 Création d’une nouvelle catégorie pour la
classification des nanobrevets au Canada
L’une des principales causes de la formation des patent thickets
et de l’existence de brevets sur les « briques de base » et outils de
recherche est, indubitablement, l’octroi de brevets comportant une
application ou des revendications très larges. Ceci a comme conséquence directe de générer des enchevêtrements de droits de propriété intellectuelle au sein de plusieurs secteurs technologiques et
de compliquer la recherche d’art antérieur pour les examinateurs102.
Il est, plus que jamais, important de tenter de briser ce cycle et
d’apporter des solutions susceptibles de contribuer à régler cette
situation. À cet effet, la création d’une catégorie spécialisée à l’Office
de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) pour les nanotechnologies constituerait certainement un pas important dans cette direction.
2.1.1 Historique de la création de la Classification 977
de l’USPTO
D’abord, examinons brièvement le fil des évènements qui ont
mené à la création de la classe 977 de l’USPTO en 2005. La pertinence d’une telle référence s’explique par le fait que 79 % des collaborations internationales auxquelles participent les scientifiques
101.
102.
MAKKER (Amit), « The Nanotechnology Patent Thicket and the Path to Commercialization », (2010-2011) 84 Southern California Law Review 1163, 1185 à
1202 ; HARRIS, supra, note 54, p. 177 à 179.
CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 182.
558
Les Cahiers de propriété intellectuelle
canadiens proviennent des États-Unis103. Une recension des brevets
octroyés par l’USPTO entre 2001 et 2003 a démontré que près de
3700 d’entre eux comprenaient au moins un terme faisant référence
aux nanotechnologies104. Ces derniers relevaient de près de 200
classes de brevets différentes selon le système de classification de
l’USPTO et furent examinés par 794 examinateurs provenant d’une
pluralité de secteurs, ce qui représente environ le quart de tous les
examinateurs travaillant pour l’office américain105.
Face aux inquiétudes que plusieurs ont exprimées quant au
nombre impressionnant de nanobrevets déposés et à la méconnaissance par les examinateurs de l’ensemble des concepts scientifiques reliés aux différentes sphères des nanotechnologies, l’USPTO
a amorcé, en novembre 2001, la mise en œuvre du projet pour
l’élaboration de la Classification 977, qui s’est concrétisée en octobre
2005106. Dans un premier temps, afin de définir et de préciser la
portée des nanotechnologies, l’office américain a déterminé qu’une
nanostructure serait : « an atomic, molecular, or macromolecular
structure that : (a) [h]as at least one physical dimension of approximately 1-100 nanometers ; and (b) [p]ossesses a special property,
provides a specialfunction, or produces a special effect that is uniquely attributable to the structure’s nanoscale physical size107 ».
Par la suite, l’USPTO a établi cinq catégories d’invention pouvant référer aux nanotechnologies : « (i) nanostructures and chemical compositions of nanostructure ; (ii) devices that include at
least one nanostructure ; (iii) mathematical algorithms (e.g., compu103.
104.
105.
106.
107.
SCHIFFAUEROVA (Andrea) et BEAUDRY (Catherine), « Canadian Nanotechnology Innovation Networks : Intra-cluster, Inter-cluster and Foreign Collaboration », (2009) 2:4 Journal of Innovation Economics 119, 134.
SAMPAT (Bhaven), Examining Patent Examination: an Analysis of Examiner
and Applicant Generated Prior Art, National Bureau of Economics, Cambridge
(MA), Summer Institute, 2004, tel que cité par CLARKSON et DEKORTE,
supra, note 50, p. 182. À noter toutefois que ces estimations peuvent varier énormément selon les différentes analyses effectuées. Une recherche effectuée dans
NanoBank, une librairie digitale publique d’articles, de brevets et de bourses
fédérales des Etats-Unis, par SCHIFFAUEROVA et BEAUDRY pour recenser
les nanobrevets déposés à l’USPTO entre 1976 et 2005 aurait donné près de
240 000 résultats. Voir à cet effet SCHIFFAUEROVA et BEAUDRY, supra, note
103, p. 121.
CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 182.
PARADISE, supra, note 34, p. 184.
U.S. PATENT & TRADEMARK OFFICE, Classifications Definitions: Class 977
Nanotechnology, octobre 2010, en ligne : USPTO.gov <http://www.uspto.gov/
web/patents/classification/uspc977/defs977.htm> [ci-après USPTO Class 977]
et PARADISE, supra, note 34, p. 188.
Nanotechnologies et droit des brevets
559
ter software, etc. specifically adapted for modeling configurations
or properties of nanostructure ; (iv) methods or apparatuses for
making,detecting, analyzing, or treating nanostructure ; and (v) specified particular uses of nanostructure108 ».
L’office américain a ensuite mis en place un comité spécial
composé de 25 experts de l’USPTO, chargé de dresser une liste des
termes les plus fréquemment utilisés dans la rédaction d’une revendication de nanobrevet, ce qui a permis d’identifier les publications
reliées aux nanotechnologies dans la base de données109. Parallèlement à ces travaux, plusieurs forums publics ont eu lieu, au cours
desquels les utilisateurs de la base de données de l’USPTO étaient
invités à partager leurs expériences et idées110. L’USPTO a également collaboré étroitement avec l’Office européen des brevets (EPO)
et l’Office japonais des brevets (JPO) aux fins de cette initiative111.
En août 2004, l’USPTO a déposé une première ébauche, soit le
résumé de ce qui allait devenir sa nouvelle classification112. Les
objectifs poursuivis étaient ainsi de faciliter les recherches d’art
antérieur relié aux nanotechnologies et de centraliser tous les brevets émis et les demandes de dépôt de brevets en une grande collection prévue à cet effet113. Avant cette première ébauche de la
Classification 977, une recherche avec un mot-clé comportant le
préfixe « nano » pouvait comporter des milliers de résultats, la plupart de ceux-ci ne référant pas directement aux nanotechnologies114.
108.
109.
110.
111.
112.
113.
114.
USPTO Class 977, supra, note 107 et PARADISE, supra, note 34, p. 188.
PARADISE, supra, note 34, p. 184.
Ibid.
Ibid. Il est également intéressant de constater que l’élaboration de la classification européenne des nanotechnologies de l’EPO s’est également déroulée dans
les mêmes circonstances : « The identification of nanotechnology patents requires elaborate work. In the EPO case (Scheu et al, 2006), a nanotechnology working group (NTWG) was created in 2003. At first, the NTWG worked on the
definition of nanotechnology, referred to in section 2.1, for watching trends
in nanotechnology patents. After that, the NTWG identified nanotechnology
patents through keyword searches, consultations with nanotechnology experts
in the EPO, and peer reviews by external experts. Patent applications from 15
countries or organisations4 were analysed. As a consequence of these endeavours, about 90 000 patent or non patent literature documents out of 20 million
documents were tagged to class Y01N. » Voir à cet effet : ORGANISATION DE
COOPÉRATION ET DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUES (OCDE), Capturing Nanotechnology’s Current State of Development via Analysis of Patents
(STI working paper 2007/4), 2007, p. 12.
PARADISE, supra, note 34, p. 185.
Ibid.
Ibid.
560
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le principal avantage de cette nouvelle classification était donc,
comme l’explique Paradise :
[...] to weed out prior art that was not actually developed by
nanotechnology or did not actually contain nano-sized materials.
For a variety of reasons, including the massive federal funding
initiative supporting nanotechnology research and development
as well as misunderstandings about nanotechnology, many inventors, scientists, and companies (often inaccurately) describe their
research, inventions, or resulting products as involving or containing nanotechnology.115
La Classification 977 a été officialisée un an plus tard, en
novembre 2005, et comporte 263 sous-classes, chacune permettant d’organiser et de classifier les inventions appartenant à l’une
de cinq catégories d’inventions mentionnées ci-haut selon différentes
caractéristiques énoncées pour chacune des sous-classes116. Toutefois, tel que le remarque Paradise, aucun groupe d’examinateurs spécifiquement dédié à la tâche d’examiner des demandes de
nanobrevets n’a été formé à ce jour117. Les demandes continuent
donc d’être réparties entre les examinateurs selon la principale discipline visée par les revendications de la demande, ce qui est loin d’être
idéal118.
Ainsi, prenons l’exemple du brevet no 5,629,021 portant sur des
nanoparticules micellaires, qui permettent notamment d’optimiser
le transport de certains médicaments de façon topique, c’est-à-dire
en un site très spécifique et localisé119. Dans la section « Current U.S.
Class », il est d’abord classé dans la catégorie 424/489120. Toutefois, il
est également classifié sous les mentions suivantes : 977/773121,
115.
116.
117.
118.
119.
120.
121.
Ibid.
Ibid. Voir également CLARKSON et DEKORTE, supra, note 50, p. 182 ;
BARPUJARI, supra, note 20, p. 210.
PARADISE, supra, note 34, p. 185.
Ibid.
« Micellar Nanoparticles », É.-U. Brevet no5,629,021 (31 janvier 1995). Cet
exemple est tiré du texte de PARADISE, supra, note 34, p. 188.
« Drug, Bio-affecting and Body Treating Compositions; Preparations Characterized by Physical Form; Particulate Form » ; PARADISE, supra, note 34, p. 188.
« Nanoparticle (Structure Having Three Dimensions of 100 nm or Less): This
Subclass Is Indented under Subclass 700. Subject Matter Wherein All Three of
the Nanostructure’s Physical Dimensions are of 100 nm or Less ». Voir USPTO
Class 977, supra, note 107. Voir également PARADISE, supra, note 34, p. 188.
Nanotechnologies et droit des brevets
561
977/915122 et 977/926123. Ce faisant, le brevet sur les nanoparticules
micellaires est répertorié en fonction de la taille nanométrique de
celles-ci, mais également en fonction des usages projetés. Ce sont
donc les caractéristiques principales propres à l’invention nanotechnologique qui sont répertoriées dans la Classification 977, ce qui permet de simplifier énormément les recherches effectuées par les
examinateurs.
Mentionnons également qu’en 2009, la Classification 977 regroupait 4815 nanobrevets124. En octobre 2011, ce nombre s’élevait à
7304, dont 3439 octroyés pour l’année 2011 seulement125. En date
du 5 juillet 2012, le nombre de brevets octroyés depuis le début de
l’année s’élevait à 2137126. Le nombre de brevets octroyés sous la
nouvelle classification augmente donc d’année en année. L’avantage
de la classification est indéniable : la création de ces catégories spécifiques aux nanotechnologies apporte une piste de solution concrète
au problème de la multiplication de brevets et permet de diminuer
les enchevêtrements de droits de propriété intellectuelle et de faciliter la tâche des examinateurs.
2.1.2 La situation canadienne et la création
d’une classe spécialisée
Au Canada, la situation est différente. À l’heure actuelle, bien
que le Canada soit un joueur d’importance en matière de recherches
en nanosciences, peu de nanobrevets canadiens ont été déposés
122.
123.
124.
125.
126.
« Therapeutic or Pharmaceutical Composition: this Subclass Is Indented under
Subclass 904. Subject Matter Comprising a Chemical Compound Constructed to
Treat an Affliction or a Disease of a Body », USPTO Class 977, supra, note 115 et
PARADISE, supra, note 34, p. 188.
« Topical Chemical (E.g., Cosmetic or Sunscreen, etc.): this Subclass Is Indented under Subclass 904. Subject Matter Wherein the Nanostructure Is Used
for Exterior Surface of the Body », USPTO Class 977, supra, note 115 et
PARADISE, supra, note 34, p. 188.
SCHIFFAUEROVA et BEAUDRY, supra, note 103, p. 122.
RUTT (J. Steven), « Carbon Nanotube Industry and Patents – Ten Years Later »
(22 octobre 2011), Cleantech & Nano, en ligne :<http://www.nanocleantechblog.com/2011/10/22/carbon-nanotube-industry-and-patents-ten-years-later/
#more-> ; RUTT (J. Steven), « 2011 finishes with record number of nanotech 977
patent publications » (31 décembre 2011), Lexology, en ligne : <http://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=c4007d55-be22-43a3-b134-de213cf50101>.
RUTT (J. Steven), « United States: USPTO Has Now Published Over 2,000
Nanotechnology Patent Applications in 2012: The Explosion Continues »,
(16 juillet 2012), Mondaq, en ligne : <http://www.mondaq.com/unitedstates/x/
186794/Patent/USPTO+Has+Now+Published+Over+2000+Nanotechnology+
Patent+Applications+in+2012+The+Explosion+Continues>.
562
Les Cahiers de propriété intellectuelle
uniquement au Bureau des brevets de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC). En 2008, une étude réalisée par Yegul et
al. dans la base de données de Derwent Innovation Index a démontré
que le Canada se classait au 16e rang des inventions nanotechnologiques brevetées dans un pays, loin derrière les États-Unis, le Japon,
la Chine, l’Allemagne, la Corée du Sud, la France et le Royaume-Uni,
pour la période se situant entre 1998 et 2004, avec seulement une
centaine de nanobrevets octroyés par le Bureau des brevets de
l’OPIC contre 6770 octroyés par l’USPTO127. Néanmoins, la contribution canadienne est bien plus significative lorsque les recherches
sont effectuées dans les bases de données de l’USPTO128. En effet,
dans une étude réalisée en 2009 par Schiffauerova et Beaudry, 1443
nanobrevets comportant au moins un inventeur résidant au Canada
ont été recensés dans la base de données NanoBank, une librairie
virtuelle contenant diverses informations reliées aux nanotechnologies et extraites des bases de données de l’USPTO129. De plus, il
appert d’une seconde étude des bases de données de l’USPTO produite en 2011 que le Canada est 5e producteur en importance de brevets en nanotechnologie130.
Ainsi, les apparences peuvent être trompeuses : le Canada est
un joueur très important dans le secteur des nanobrevets, mais
comme les autres marchés possèdent une attraction importante, très
peu de brevets sont déposés uniquement à l’OPIC131. Comme l’expliquent Beaudry et Schiffauerova : « Canadian inventors usually
patent both in Canada and in the US. Canadian companies generally
choose to protect their intellectual property in the US, where market
127.
128.
129.
130.
131.
YEGUL (M. Fatih), YAVUZ (Mustafa) et GUILD (Paul), « Nanotechnology:
Canada’s Position in Scientific Publications and Patents », (2008) PICMET 2008
Proceedings, Le Cap, Afrique du Sud, 27-31 juillet 2008, p. 709.
Ibid., p. 712 : « Another interesting finding is that Canada is not that successful
in terms of patents when other patent databases than USPTO are taken as data
source (such as Derwent, EPO or JPO). Even searching the CIPO database give
a very small number of patents. »
SCHIFFAUEROVA et BEAUDRY, supra, note 103, p. 124.
BEAUDRY et SCHIFFAUEROVA, supra, note 35, p. 666 : « Canada Seems to be
More Successful in Nanotechnology Patenting : LI et al. (2007) place Canadian
patent assignees to the 5th rank. Wong et al. (2007) make a distinction between
assignees and inventors in their study. Based on their results, Canada ranks 6th
when the total number of patents assigned is counted, but improves its position
to the 5th rank when the patents invented are counted. » Voir également les conclusions de YEGUL, YAVUZ et GUILD, supra, note 127, p. 712 : « While Canada
ranks between 10th and 13th place in publications in various studies, for ranking of patents it goes up to 5th place especially when USPTO is used as the
patent database. »
BEAUDRY et SCHIFFAUEROVA, supra, note 35, p. 666.
Nanotechnologies et droit des brevets
563
opportunities are greater and still easily accessible »132. Le potentiel
canadien en nanotechnologies reste donc, malgré tout, bien présent.
Compte tenu de l’importance de la collaboration canado-américaine énoncée ci-haut, il nous apparaît plus que jamais essentiel
de développer, au sein de l’OPIC, une catégorie spécifiquement
réservée aux nanotechnologies, calquée sur celle de l’USPTO. En
effet, la situation engendrée par le dépôt massif de nanobrevets à
l’USPTO entre les années 1990 et 2004 peut certainement être
évitée, vu le nombre beaucoup plus limité de nanobrevets canadiens déposés et octroyés à l’heure actuelle. Comme nous pensons
que la mise en œuvre de cette classification puisse s’effectuer sans
trop compromettre le fonctionnement de l’OPIC, il semble opportun
d’adopter une position de prévention et commencer à élaborer les
balises structurant une catégorie à part entière, similaire à la Classification 977. Ainsi, comme la majorité des nanobrevets émergeant
du Canada sont déposés à la fois au Canada et aux États-Unis,
l’utilisation d’une catégorisation semblable de sous-classes permettrait de conserver une certaine uniformité entre les deux bureaux
de propriété intellectuelle. De plus, compte tenu de l’importance
de la collaboration canado-américaine, cette classification uniforme
encouragerait les inventeurs canadiens et américains à déposer
leurs brevets à la fois aux États-Unis et au Canada. Aux fins de la
mise en place de cette nouvelle classification canadienne, il serait
également intéressant de prévoir un mode d’examen des demandes
de nanobrevets en équipes multidisciplinaires. Ceci permettrait de
pallier aux problèmes ci-haut mentionnés et souvent rencontrés
par les examinateurs qui possèdent des formations très ciblées qui
ne leur permettent pas toujours une compréhension adéquate des
inventions nanotechnologiques qui font intervenir une multitude de
disciplines133. Un tel travail d’équipe permettrait également de meilleures recherches d’art antérieur, compte tenu de la spécialisation
respective de chacun des membres. Notons également que puisque
cette coopération multidisciplinaire dans l’évaluation de nanobrevets se fait toujours attendre au sein de l’USPTO, le Canada
pourrait être pionnier en la matière en coordonnant sa mise en
œuvre au sein de l’OPIC.
En somme, l’élaboration d’une classification propre aux nanotechnologies représente une des solutions pour faciliter les recherches adéquates d’art antérieur et ainsi limiter l’octroi de brevets à
132.
133.
Ibid.
Voir notamment supra, section 1.2.1, où sont analysés les problèmes rencontrés
par les examinateurs.
564
Les Cahiers de propriété intellectuelle
large portée et la formation de patent thickets. Toutefois, cette proposition doit s’inscrire dans un cadre plus global d’accompagnement
du développement des nanotechnologies. C’est pourquoi la mise en
place de mesures favorisant un meilleur échange entre les détenteurs de brevets afin de permettre d’augmenter le dialogue et la collaboration entre ces derniers constitue une autre avenue à explorer.
2.2 Repenser la coopération entre les détenteurs
de brevets
À l’heure actuelle, le dialogue entre les divers acteurs impliqués dans le secteur des nanotechnologies n’est pas optimal et les
échanges ne sont pas toujours très faciles. La négociation et l’octroi
de conventions de licences ou les recours devant les cours de justice,
selon le degré de coopération des cocontractants, peuvent entraîner
des coûts non négligeables pour les acteurs impliqués134. De plus,
bien que les conventions de licences, qu’elles soient croisées ou non,
puissent représenter des choix intéressants pour éviter des recours
judiciaires, la multitude, la diversité, la nature et la vocation des
acteurs impliqués peuvent sérieusement compliquer le processus de
négociation. Les coûts et les obstacles liés à la communication et à la
prévention des différends sont, pour l’instant, importants. Le modèle
traditionnel doit donc être remanié de façon à ce que ces intervenants puissent trouver un terrain d’entente davantage accessible et
approprié et ainsi permettre un échange accru de connaissances, une
meilleure circulation d’idées et la promotion du développement technologique. Parmi les différents moyens pouvant favoriser les échanges, deux avenues seront explorées au cours de la prochaine section.
D’abord, nous analyserons la faisabilité d’appliquer le modèle de
l’Open Source, soit la mise en commun et le partage public d’un certain bagage défini de connaissances135, au domaine des nanotechnologies. Par la suite, une avenue un peu plus connue en droit des
brevets, soit les pools de brevets, sera également abordée en lien avec
les nanotechnologies.
2.2.1 Le modèle de l’Open Source
Le modèle de l’Open Source est un modèle de mise en commun
des ressources impliquant un partage gratuit des connaissances sur
134.
135.
D’SILVA, supra, note 20, p. 306.
Cette méthode non-traditionnelle s’est illustrée notamment grâce à l’internet et
le logiciel libre Linux représente l’une de ses meilleures réussites. « What is
Linux », en ligne : Linux.org <http://www.linux.org/article/view/what-is-linux>.
Voir également D’SILVA, supra, note 20, p. 306.
Nanotechnologies et droit des brevets
565
un produit ou une technologie et permettant que des modifications libres de droits y soient apportées par la communauté, sans
qu’aucune discrimination en lien avec une autre technologie, produit
ou groupe quelconque de personnes soit autorisée136. Ce partage a
l’avantage d’être très rapide, efficace et d’encourager plus facilement
la diffusion des connaissances et donc, le développement technologique lui-même137. Tel que le précise Lounsbury et al., une approche
basée sur ce modèle
[...] provides an alternative model and set of mechanisms that
emphasizes collective benefits and goals. At a very basic level,
open source models reward re-use – they reward people whose
ideas and technologies are most widely used by distributing
credit and attribution to the individuals who create and contribute. This re-distribution of social capital and reputation is
often sufficient incentive to participate, and the widespread
use of an idea is seen as a metric of its success (Weber, 2005 ;
Feller, Fitzgerald, Hissam, &Lakhani, 2005).138
Le modèle Open Source a été popularisé dans le domaine de
l’informatique et des logiciels139 et l’idée de l’appliquer aux nanotechnologies est de plus en plus discutée140. Les différences entre le
monde des nanotechnologies et le monde des logiciels sont multiples ; parmi les plus importantes, citons la multidisciplinarité, la
variété des applications, les coûts et capitaux requis et la multiplicité des acteurs qui gravitent autour des nanotechnologies141.
Malgré ces différences, l’Open Source n’est certainement pas incompatible avec le domaine des nanotechnologies 142.
136.
137.
138.
139.
140.
141.
142.
« The Open Source Definition », en ligne : Open Source Initiative <http://opensource.org/docs/osd>.
BRUNS (Bryan), « Open Sourcing Nanotechnology Research and Development:
Issues and Opportunities », (2001) 12 Nanotechnology 198.
LOUNSBURY (Michael) et al., « Toward Open Source Nano: Arsenic Removal
and Alternative Models of Technology Transfer », dans Measuring the Social
Value of Innovation: A Link in the University Technology Transfer and Entrepreneurship Equation, Gary D. LIBECAP, éd., (2009) 19 Advances in the Study of
Entrepreneurship, Innovation and Economic Growth 57.
D’SILVA, supra, note 20, p. 306.
BRUNS supra, note 137 ; SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 379 ;
Joel D’SILVA, supra, note 20, p. 306. Voir également LEMLEY, supra, note 58,
p. 626 et 627.
Ibid.
Cette citation l’explique d’ailleurs très bien : « Open source possibilities are
important in the context of nanotechnology because such an approach can help
focus more directly on goals such as regional economic growth or innovativeness,
as well as use value of technology by peoples near and far. This is in contrast
to exchange value metrics such as patents awarded, start-ups created, and
566
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Il s’agit donc de repenser différemment la valorisation de l’innovation et de prioriser, dans certains cas, la collaboration et l’entraide, plutôt que la confrontation monopolistique propre au modèle
des brevets. De façon plus concrète, le modèle de l’Open Source
nano toucherait plusieurs aspects des nanotechnologies comme les
designs, schémas, synthèse ou code source d’un logiciel pour l’élaboration d’un nanomatériau particulier, etc.143. Quel que soit le
médium employé, les critères de tout modèle Open Source doivent
être les suivants : il doit être facile à divulguer, les modifications doivent être légales et faciles à effectuer et il devrait encourager la contribution réciproque de nouvelles idées d’apprentissage collectif144.
Si ces critères ne sont pas rencontrés, aussi bien qualifier le tout de
simple publication statique, car c’est grâce à l’échange dynamique
que de nouvelles idées viennent encourager l’évolution des connaissances145.
À titre d’exemple d’Open Source nano, un premier projet a été
publié sur le site d’OSNano.net, où la synthèse complète de nanocristaux de magnétite a été publiée intégralement146. Ces nanocristaux
magnétisés permettent la décontamination de l’eau en se liant à
l’arsenic avec l’aide d’un aimant147. La fabrication de ces nanocristaux ne requiert aucun équipement spécialisé et peut très bien
s’effectuer avec des outils et ingrédients de cuisine, tels que du
Drano™, de l’huile d’olive et du vinaigre148. Il est intéressant de
noter que les étapes à suivre pour réaliser ce projet ont été reprises,
adaptées et publiées par plusieurs auteurs, ceux-ci faisant explicitement la promotion de l’Open Source nano149. Leur plaidoyer est
d’ailleurs particulièrement digne d’intérêt à cet égard :
143.
144.
145.
146.
147.
148.
149.
revenues generated that dominate current university TTO [technology transfer
offices] thinking and are rooted in the inventor – entrepreneur model of profit
maximization (see Mars, Slaughter, & Rhoades, Forthcoming). While the profit-maximization model can also contribute to the achievement of collective outcomes, it is unclear if it is the best model, or at least whether it is the only model
that should be utilized. In fact, it may be that a stringent IP focus may be appropriate for the development of some innovations, while open source approaches
may be more efficacious for others » : LOUNSBURY et al., supra, note 138, p. 57.
Ibid., p. 59 à 60.
Ibid.
Ibid.
OS Nano, « Make Magnetite Nanocrystals », en ligne : OpenSourceNano.net
<http://opensourcenano.net/projects/project1/>.
Ibid.
Ibid.
YAVUZ (Cafer T.) et al., « Pollution Magnet: Nano-magnetite for Arsenic Removal from Drinking Water », (2010) 32:4 Environmental Geochemistry and Health
327.
Nanotechnologies et droit des brevets
567
Open source software beneWts from the contributions of individuals that are not the original authors of that software, thereby leading to a dynamic optimization that is well-suited to
the speciWc application for which they are intended. If freely
licensed, free and open source software (FOSS) puts underdeveloped countries on an equal footing with the developed
world in terms of innovating new technologies (Weber 2004 ;
Kelty 2008). This concept could also be employed to disseminate life-saving technologies, such as diagnostic tools, sustainable energy sources, and in our case, arsenic remediation
(Lounsbury et al. 2009).150
Cet exemple illustre bien la volonté de certains de disséminer
gratuitement les connaissances en nanotechnologies afin de les rendre plus accessibles aux autres chercheurs et au grand public. De
plus, cette volonté est parfois également partagée par des acteurs du
secteur privé, tels que Nanorex Inc.151 ou NanoCAD152, qui ont proposé la mise en place de programmes informatiques basés sur le
modèle Open Source afin d’aider les chercheurs à mieux visualiser les interactions et structures nanoscopiques, notamment avec
150.
151.
152.
Ibid.
« The growing SDN community has developed many software tools, and will
develop many more in the years to come. Nanorex is developing open-source software that provides tools for visualization, modeling, and manipulation of DNA
structures, and that provides interfaces for integrating these capabilities with
existing and future software tools developed within the SDN community. [...]
Researchers will want to keep control of the tools they create, both to ensure
their quality and to get proper credit when they are used. These tools can be treated as distinct open-source projects, giving researchers full control of the content
of software that appears under their names. User interface conventions in
NanoEngineer-1 will give clear credit to the creator of a tool when it is used.
Rather than absorbing contributions and making them invisible, the project will
offer researchers a new distribution channel that can make their work better
known, better supported, and more widely used. » Voir « An open-source framework will enable collaborative development of software tools », en ligne :
Nanorex Inc. : <http://www.nanoengineer-1.com/content/>. Cette idée de programmes informatiques basés sur l’Open Source est également proposé par
D’SILVA, supra, note 20, p. 306.
« nanoCAD is easy-to-use CAD [Computer-Aided Design] application delivering
great user experience by providing classic interface and native .dwg support.
Being ultimate 2D design tool nanoCAD has been built to deliver design and project documentation regardless of the industry an enterprise is operating at.
nanoCAD includes all necessary tools required for basic design and allows creating and editing 2D and 3D vector objects. nanoCAD provides innovative, collaborative and customizable features to enhance your efficiency. nanoCAD is also
free CAD platform with several API’s serving different goals from routine task
automation to complex CAD application development. » Voir le site internet de
nanoCAD, en ligne : <http://nanocad.com/>. Voir également D’SILVA, supra,
note 20, p. 306.
568
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’ADN153. Le but visé par de tels logiciels est de rendre disponibles
gratuitement et rapidement des programmes informatiques pour les
chercheurs en permettant leur optimisation constante par la communauté informatique et scientifique154.
Bien qu’il diffère des idéologies économiques basées sur le profit, l’exclusivité et le monopole, le modèle de l’Open Source peut certainement coexister avec le système des brevets155. En effet, un
modèle hybride pourrait ainsi s’implanter : certains aspects pouvant
être régis par le modèle de l’Open Source, tels les schémas, designs et
logiciels de modélisation énoncés ci-haut, et d’autres, par le système
des brevets. Le recours à l’Open Source pourrait ainsi constituer une
alternative intéressante à l’appropriation et représenter une piste de
solution à certains problèmes d’accès et de monopole identifiés en
première partie d’article.
Un autre type de collaboration, encore une fois à visée multidisciplinaire, pourrait aussi être très intéressant : les pools de nanobrevets.
2.2.2 Les pools de nanobrevets
L’un des modes les plus couramment utilisés dans l’échange de
droits de propriété intellectuelle est l’octroi de licences. Toutefois,
comme nous l’avons vu dans la première partie, la pluralité et la multidisciplinarité des acteurs, de même que les brevets déjà octroyés
sur des « briques de base » et outils de recherche compliquent sérieu153.
154.
155.
Voir le site web de Nanorex Inc., supra, note 151.
L’un des meilleurs moyens pour rendre le tout davantage accessible au grand
public, tout en se préoccupant de protéger les droits de propriété intellectuelle en
étant issus réside dans l’utilisation de licences Creative Commons. Ces licences
peuvent s’avérer être des outils efficaces qui viennent optimiser la diffusion
publique sur deux plans. D’abord, en facilitant l’application des droits d’auteur
relatifs au contenu et aux données lorsque les scientifiques publient leurs
recherches dans un article et que celui-ci est accessible au grand public. De plus,
des modèles de licence d’exploitation à titre gratuit, libre de redevances, (Creative Commons Public Patent Licence) peuvent également être adaptés et signés
par les détenteurs d’un nanobrevet afin d’en permettre son utilisation publique.Voir à ce sujet LOUNSBURY et al., supra, note 138, à la p. 62 et les sites
internet suivants : Creative Commons – Science, en ligne : <http://creativecom
mons.org/science> ; CC Public Patent Licence, en ligne : <http://wiki.creative
commons.org/CC_Public_Patent_License>.
LOUNSBURY et al., supra, note 138, p. 62 : « It is unlikely that open source strategies will completely supersede traditional patent and licencing approaches ;
they will however complement the existing system and in certain cases offer a
more conducive alternative. »
Nanotechnologies et droit des brevets
569
sement les choses156. Le jargon utilisé et l’absence de nomenclature
uniformisée complexifient les dialogues et les pratiques de recherche
et autres manipulations effectuées en laboratoire peuvent différer
selon les secteurs technologiques, ce qui peut amener une foule de
contraintes différentes d’une industrie à une autre. Ainsi, le mode
classique de négociation de licences, ou même de licences croisées,
s’en trouve affecté et justifie la recherche d’idées nouvelles pour permettre d’impliquer ces acteurs dans un véritable dialogue multidisciplinaire157.
De façon générale, un pool de brevets se définit comme étant
« [...] a single entity, in some cases a newly formed entity, licencing
the patents of multiple companies as a package among the members
of the pool and to third parties »158. Comme les brevets sont tous
regroupés et négociés ensemble, la diminution du nombre d’ententes
à négocier et d’intervenants impliqués réduit, de façon importante,
les coûts de transaction, normalement associés aux licences croisées159. La plupart des licences croisées habituellement négociées
impliquent que seules les parties au contrat aient accès aux connaissances brevetées sans que des tiers puissent en bénéficier ; grâce aux
pools de brevets, les compagnies peuvent, au contraire, bénéficier
d’un accès centralisé à toutes les licences nécessaires à leurs activités industrielles en échange d’une contribution monétaire, ce qui
facilite le développement technologique dans son ensemble160. Ces
pools de brevets favorisent le dépôt de brevets d’amélioration sur des
applications pouvant être déjà visées par un brevet161. De même, ils
contribuent à diminuer les risques de litige et les coûts y étant associés162. La formation de tels pools de brevets permet ainsi d’encourager l’innovation et d’échapper à l’immobilisme parfois engendré par les enchevêtrements des droits de propriété intellectuelle163.
Enfin, certains facteurs doivent être analysés minutieusement au
moment de la formation de ces pools de nanobrevets, notamment les
différentes normes sur la concurrence émises par les autorités antitrust, la pluralité des brevets détenus pour un secteur donné, la
volonté des acteurs de s’investir dans le pool, la volonté de ceux-ci de
156.
157.
158.
159.
160.
161.
162.
163.
SYLVESTER et BOWMAN, supra, note 59, p. 378.
Ibid.
MAKKER, supra, note 101, p. 1190.
Ibid. Voir également D’SILVA, supra, note 20, p. 303 ; SYLVESTER et
BOWMAN, supra, note 59, p. 379.
Voir STILES, supra, note 82, p. 576. Voir également Joel D’SILVA, supra, note
20, p. 303.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
570
Les Cahiers de propriété intellectuelle
négocier les brevets détenus au sein du pool et la validité légale des
titres de propriété intellectuelle détenus 164.
L’idée de la création de pools de nanobrevets commence à être
de plus en plus populaire165. En effet, ceux-ci pourraient constituer
une solution appropriée pour encourager la coopération entre les
divers acteurs et dénouer l’impasse créée par l’enchevêtrement de
brevets sur les « briques de base » et outils de recherche166. Comme
nous l’avons soulevé ci-haut, les patent thickets les plus importants
concernent trois des cinq divisions principales des nanotechnologies : les dendrimères, les nanotubes de carbone et les puits quantiques167. Des pools spécifiques à ces divisions pourraient donc être
créés selon certains secteurs technologiques : par exemple, un pool
réunissant les principaux brevets sur les « briques de base » des
nanotubes de carbone et des nanofils serait accessible aux acteurs
œuvrant dans le domaine de la fabrication de circuits électroniques168. De la même manière, un autre pool pourrait être créé uniquement avec des brevets relatifs aux nanotubes de carbone et pourrait concerner davantage l’industrie des cosmétiques ou encore des
revêtements169. Ces pools deviendraient alors des options intéressantes économiquement aux yeux des détenteurs de brevets ayant
investi un important capital humain, technique et monétaire pour
obtenir des brevets sur leurs inventions et se retrouvant tantôt paralysés, tantôt désavantagés par la multiplication des nanobrevets
dans leur secteur d’activité170. En tant que participants, les déten164.
165.
166.
167.
168.
169.
170.
DELAGE (Jean-Nicolas), DUFOUR (Lucie) et LAPALME (Joanie), « Les pools
de brevets dans l’industrie pharmaceutique : la pertinence d’une utilisation
ciblée », (2010) 22:2 Cahiers de propriété intellectuelle 219 ; HARRIS, supra,
note 54, p. 203 et D’SILVA, supra, note 20, p. 305.
« Patent pooling is an ideal means for untangling the nanotechnology patent
thicket because it can dissolve the barriers preventing further innovation and
commercialization of nanotechnology, while still yielding revenue for the patent
holders. » STILES, supra, note 82, p. 557. Consulter également SYLVESTER et
BOWMAN, supra, note 59, p. 377 et s. ; GUELLEC, MADIÈS et PRAGER,
supra, note 68, p. 221 ; HARRIS, supra, note 54, p. 203 ; MAKKER, supra,
note 101, p. 1190 et s. ; D’SILVA, supra, note 20, p. 3 à 7.
Ibid.
Voir supra, 1.1 Particularités juridiques et enjeux reliés à la genèse du développement des nanotechnologies.
STILES, supra, note 82, p. 585.
Ibid.
Ibid., p. 586. Ainsi, « [n]anotechnology ‘building block’ patent holders have
invested large amounts of money and human capital into obtaining patents on
their nanotechnology discoveries and inventions, which the nanotechnology
patent thicket has essentially rendered as sunk costs, creating an economic
incentive for patent holders to collaborate in order to recoup some of those costs
by joining the pool voluntarily. As pool participants, members will benefit from
Nanotechnologies et droit des brevets
571
teurs souhaitant volontairement se joindre à ces groupes pourraient
bénéficier de tarifs avantageux pour l’obtention des différentes licences nécessaires à la commercialisation des produits découlant des
nanobrevets inclus dans les pools171. Comme le propose Stiles, deux
catégories de licences pourraient être disponibles au sein du même
pool :
By packaging technologically-related pool IP into one nonexclusive, non-discriminatory license, licensees will obtain
access to all of the necessary IP and not have to worry about
infringement ; a non-exclusive licensing strategy stimulates
innovation and enables competition.213 Yet not everyone seeks
access to an entire pool of patents. A nanotechnology patent
pool proposal should also permit independent licensing, where
a licensee has the option to negotiate the terms of an independent license with the individual patent owner of interest.214
A proposal for a nanotechnology patent pool should therefore
prescribe a ‘mixed bundle’215 licensing arrangement because it
facilitates increased competition and innovation. 172
Les intéressés pourraient alors y trouver leur compte en fonction des licences nécessaires pour développer et commercialiser leur
produit. Par ailleurs, le gouvernement pourrait également encourager les acteurs impliqués à s’entendre sur la mise en œuvre des pools
de nanobrevets si nécessaire. Par exemple, certains proposent, dans
l’éventualité où les négociations entre les détenteurs de brevets
s’avèreraient infructueuses, la création d’un Nanoforum173 axé sur
la négociation et la mise en place de règles sous l’égide gouvernementale. Ce forum permettrait d’établir une médiation entre les parties
afin de s’assurer que les conditions préalablement énoncées soient
présentes au sein du pool174. La création d’un système dans lequel
171.
172.
173.
174.
reduced transaction costs and license negotiation costs, and will also gain access
to a multitude of relevant IP that will enable them to introduce new marketable
products. » Voir également SABETY (Ted), « Nanotechnology Innovation and
the Patent Thicket : Which IP Policies Promote Growth ? », (2005) 15 Albany
Law Journal of Science and Technology 477, 484 et MAKKER, supra, note 101,
p. 1197.
STILES, supra, note 82, p. 587.
Ibid.
HARRIS, supra, note 54, p. 180. À noter que l’auteur propose plutôt la création
d’un forum spécialisé afin de remplacer les pools de nanobrevets, car ce dernier
est loin d’être convaincu que la viabilité de ces pool est assurée. Bien que nous
respections cette position, nous sommes d’avis qu’il s’agit d’une excellente initiative qui gagnerait plutôt à être complémentaire à l’implantation d’un pool de
nanobrevets, tel qu’exposé ci-haut.
Ibid.
572
Les Cahiers de propriété intellectuelle
seraient impliqués gros et petits joueurs de l’industrie et du milieu
académique en provenance de différents secteurs, pourrait favoriser
les échanges autour d’un cadre défini par certaines règles établies
par le gouvernement175. Enfin, notons que ce genre de pool de brevets supervisé par le gouvernement a déjà existé aux États-Unis
dans le domaine de l’aviation et des machines à coudre, à un moment
où les enchevêtrements de droits de propriété intellectuelle étaient
tels que le développement technologique était pratiquement paralysé176. L’intervention du gouvernement avait permis au développement technologique de reprendre son essor.
La problématique de l’enchevêtrement de nanobrevets demeure
préoccupante et les pools de brevets représentent une alternative
intéressante grâce à leurs coûts de transaction avantageux. Les
bénéfices associés à la négociation et à l’obtention de licences sur des
« briques de base » pourraient certainement motiver les acteurs à
trouver un terrain d’entente à partir duquel la commercialisation de
produits incorporant des nanotechnologies pourrait s’effectuer beaucoup plus facilement. Conséquemment, les détails quant à la mise en
œuvre de ces pools devraient être élaborés au cas par cas et négociés
dès le départ par les acteurs intéressés, avec ou sans intermédiaires177. Il est essentiel de garder à l’esprit que ces propositions
s’inscrivent dans un cadre général visant à promouvoir les échanges
entre les divers acteurs et à réduire le travail « en silo » trop fréquemment observé dans le domaine des nanotechnologies.
CONCLUSION
Le rythme du développement des nanotechnologies est fulgurant. On s’intéresse notamment de plus en plus aux usages des
applications intégrant une ou plusieurs propriétés provenant des
nanotubes de carbone ou des nanoparticules dans le domaine de
la nanomédecine178 : système nanobioélectronique déclenchant une
activité enzymatique précise179, rétine artificielle intégrée aux tissus
175.
176.
177.
178.
179.
Ibid.
MAKKER, supra, note 101, p. 1190.
STILES, supra, note 82, p. 592.
BERGER (Michael), « The Future of Nanotechnology Electronics in Nanomedicine » (16 août 2012), en ligne : Nanowerk.com <http://www.nanowerk.com/spotlight/spotid=26366.php>.
BERGER (Michael), « Nanobioelectronic System Triggers Enzyme Activity »,
(6 décembre 2007), en ligne : Nanowerk.com <http://www.nanowerk.com/spotlight/spotid=3577.php> ; LAOCHAROENSUK (Rawiwan) et al., « Adaptative
Nanowire-nanotube Bioelectronic System for On-demand Bioelectrocatalytic
Transformations », (2007) 32 Chemical Communications 3362 à 3364.
Nanotechnologies et droit des brevets
573
oculaires180, processeurs d’ordinateurs intégrés aux cellules vivantes181. Cette quête vers la mixité entre la biologie, la médecine et les
nanotechnologies a même mené au développement d’une matrice
dans laquelle des cellules et des électrodes biocompatibles se sont
inextricablement liées ensemble, ouvrant ainsi véritablement la voie
de la bionanoingénierie182. Ces applications promettent de révolutionner la médecine moderne, tout en soulevant de nombreux enjeux
éthiques et juridiques, dont certains touchent directement au système normatif des brevets.
Dans ce texte, nous avons démontré que l’application du régime
traditionnel des brevets aux nanotechnologies suscitait d’importants
défis. L’examen de spécificités de ce domaine de pointe dans un
contexte d’octroi de brevets nous a permis d’identifier certaines
incompatibilités et d’envisager des pistes de solutions pour assurer un développement technologique plus efficace et coordonné des
nanosciences.
Plus généralement, l’innovation responsable et une intégration
plus marquée des sciences sociales à toutes les étapes représentent
des solutions de plus en plus invoquées en réponse aux enjeux éthiques et juridiques soulevés par le développement technoscientifique.
À cet égard, l’idée de travailler au décloisonnement du travail des
chercheurs et à la mise en place de nouveaux canaux de communication entre ces derniers et différents acteurs de la société fait son
chemin. Il est donc plus que jamais pertinent de réfléchir à l’accompagnement du développement technologique par une nouvelle forme
de gouvernance axée sur la coopération et la communication entre
les acteurs.
180.
181.
182.
BERGER (Michael), « Towards an Artificial Retina for Color Vision » (26 janvier
2011), en ligne : Nanowerk.com <http://www.nanowerk.com/spotlight/spotid=
19863.php> ; GHEZZI (Diego) et al., « A Hybrid Bioorganic Interface for Neuronal Photoactivation », (2011) 2:166 Nature Communications.
BERGER (Michael), « Future Bio-nanotechnology Will Use Computer Chips
Inside Living Cells », (15 mars 2010), Nanowerk.com, en ligne : <http://www.
nanowerk.com/spotlight/spotid=15292.php> ; GÓMEZ-MARTINEZ (Rodrigo) et
al., « Intracellular Silicon Chips in Living Cells », 6:4 Small 499 à 502.
« Harvard Scientists Create Cyborg Tissue That Merges The Biologic and Electronic » (26 août 2012), en ligne : 33rdsquare.com <http://www. 33rdsquare.
com/2012/08/harvard-scientists-create-cyborg-tissue.html> ; TIAN (Bozhi) et
al., « Macroporous Nanowire Nanoelectronic Scaffolds for Synthetic Tissues »,
(2012) Nature Materials doi :10.1038/nmat3404.
Vol. 24, no 3
L’assurance « Erreurs &
Omissions » en petits détours...
Vivianne de Kinder*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 577
1. À PROPOS DU TITRE DE L’ŒUVRE
AUDIOVISUELLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 579
1.1 Quand le titre réfère au nom d’un personnage
de fiction notoirement connu . . . . . . . . . . . . . . 580
2. DE QUELQUES DÉFENSES ET EXCEPTIONS
STATUTAIRES EN DROIT D’AUTEUR. . . . . . . . . . . 582
2.1 L’autorisation non écrite ou « licence implicite » . . . 583
2.1.1 La nature de la permission . . . . . . . . . . . 584
2.1.2 Sa portée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 584
2.1.3 Le producteur de série peut-il transférer
la permission ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 584
2.1.4 Exception . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 585
2.2 Quand le titulaire est introuvable . . . . . . . . . . . 585
2.2.1 Exclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 585
© Vivianne de Kinder, 2012.
* Avocate.
575
576
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.2.2 Conditions d’émission de la licence . . . . . . . 587
2.3 Incorporation incidente et non délibérée . . . . . . . . 587
2.4 Reproduction d’immeubles et sculpture érigée
en permanence sur une place publique ou dans
un édifice public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 588
2.5 Utilisation équitable à des fins de « critique et
de compte rendu et de communications » ou
de « communication de nouvelles » . . . . . . . . . . . 590
2.5.1 Les fins desservies par l’utilisation . . . . . . . 591
2.5.2 Caractère « équitable » de l’utilisation . . . . . 596
3. DU PLACEMENT DE PRODUITS. . . . . . . . . . . . . . 597
3.1 Des contraintes de la Loi sur la protection du
consommateur et des productions audiovisuelles
destinées aux tout-petits ou à toute la famille . . . . . 597
3.1.1 Nature et destination du bien annoncé . . . . . 598
3.1.2 Manière dont le message est présenté . . . . . 598
3.1.3 Du moment ou de l’endroit où il apparaît. . . . 599
3.1.4 Quatrième critère non mentionné dans
la LPC mais considéré par l’Office de la
protection du consommateur . . . . . . . . . . 599
3.2 Du respect des droits moraux des créateurs . . . . . . 599
3.3 Du droit à l’image des artistes-interprètes. . . . . . . 601
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 604
INTRODUCTION
Une assurance « Erreurs et Omissions », (ci-après « E&O »), est
habituellement requise du producteur d’une d’œuvre audiovisuelle
destinée initialement aux marchés de la télévision, du cinéma et,
selon les circonstances, de l’Internet et des jeux vidéos. Ceci prévaut
du moins au Canada.
L’obtention d’une telle assurance procède le plus souvent d’une
exigence des partenaires financiers du producteur (investisseurs
institutionnels et privés, diffuseurs et distributeurs mentionnés à la
structure financière du film).
Ce type de police d’assurance, comme son nom l’indique, vise
les risques de poursuites résultant d’erreurs et d’omissions pouvant
subsister dans la chaîne de droits que le producteur détient sur
l’œuvre audiovisuelle et les diverses composantes de celle-ci.
Ces risques de poursuites ont trait principalement aux atteintes suivantes :
• Violation des droits d’auteur d’autrui – Utilisation non autorisée
de matériel protégé par le droit d’auteur, (œuvres, prestations
d’artiste, enregistrements sonores et signaux de communication),
dans le scénario, le décor, les accessoires, les costumes, la musique, la trame sonore et visuelle de la production ou encore, en
documentaire, dans les références visuelles et sonores (extraits
d’archives). Il s’agirait de matériel préexistant et non créé pour la
production.
• Atteinte au droit au respect de la vie privée d’autrui – Confusion
avec des personnes réelles et emprunts non autorisés du nom, de
l’image, de la signature et autres attributs du droit de la personnalité, de faits et données appartenant à la sphère privée d’autrui.
• Atteinte à la réputation et au droit au respect de la dignité ou
de l’honneur d’autrui – Diffamation, commentaire déloyal, appro577
578
Les Cahiers de propriété intellectuelle
priation commerciale de l’image et des autres attributs de la personnalité d’autrui, divulgation de faits véridiques mais non d’intérêt public.
• Délit de substitution ou « passing off » – Confusion avec le titre de
productions préexistantes ou avec les noms de personnages de fiction préexistants et, le cas échéant, avec le nom d’entreprises
réelles.
Il appartient au producteur d’établir une chaîne claire de droits
sur les diverses composantes de la production et ainsi démontrer à
l’assureur qu’il a pris tous les moyens nécessaires pour assurer à
la production une libre et paisible exploitation. Cet exercice est en
général confié à l’avocat du producteur et circonscrit aux étapes suivantes :
• Examen du scénario.
• Identification des œuvres, prestations et autres éléments concourant ou devant concourir à l’expression de la production.
• Définition de la nature et de l’étendue des droits à libérer pour
l’utilisation de ce contenu.
• Examen des ententes ou arrangements souscrits par le producteur aux fins de cette libération.
Je ne parlerai pas, dans cet article, de la demande comme telle
d’une assurance E&O, mais ferai plutôt état de certaines contraintes
en création audiovisuelle à partir de détours vers des questionnements sur les aspects suivants :
1. Titre d’une œuvre audiovisuelle.
2. De quelques défenses et exceptions statutaires en droit d’auteur.
3. Du placement de produits, des droits moraux des créateurs, du
droit à l’image des artistes-interprètes et des contraintes de la
Loi sur la protection du consommateur en matière de publicités
destinées aux enfants.
Aucun volet ne sera consacré à la protection de l’image d’autrui
dont l’application ne fait aucun doute en audiovisuel. Le présent
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
579
document se décline en petits détours qui échappent de par leur
genre à l’article de fond. Et le traitement d’un sujet aussi vaste et
complexe que l’examen du droit au respect de la vie privée et de la
réputation d’autrui ne saurait être circonscrit à un détour. Au sujet
des problèmes de cette protection en audiovisuel, la littérature juridique fait état d’un article de fond fort intéressant1.
1. À PROPOS DU TITRE DE L’ŒUVRE AUDIOVISUELLE
Le titre d’une œuvre audiovisuelle n’est pas en principe admissible à la protection du droit d’auteur à moins qu’il ne soit original et
distinctif, tel qu’il apparaît de la définition d’ « œuvre » à l’article 2 de
la Loi sur le droit d’auteur2, (ci-après « LDA ») :
« œuvre » Est assimilé à une œuvre le titre de l’œuvre lorsque
celui-ci est original et distinctif.
Le producteur ne saurait toutefois utiliser un titre susceptible
de créer de la confusion avec celui d’une œuvre notoirement connue.
L’adoption d’un tel titre exposerait le producteur à un recours pour
délit de substitution ou « passing off », en vertu du droit commun. Un
tel recours est distinct de ceux pour une atteinte au droit d’auteur ou
pour la violation d’une marque de commerce enregistrée. Pour le
réussir, l’on doit démontrer :
• L’existence d’un droit à préserver et qu’un tiers tente de s’approprier – la réputation du requérant, et l’achalandage lié à la
notoriété du titre d’une œuvre audiovisuelle ou du nom d’un personnage de fiction tiré de cette œuvre.
• La probabilité de confusion avec cette production, laquelle serait
susceptible d’induire le public à croire que le produit du défendeur
ferait partie de ceux du demandeur ou procéderait d’une activité
approuvée par celui-ci.
• L’existence d’un préjudice.
1. LAMOTHE-SAMSON (Madeleine), « Le « docudrame » et le droit, les frontières du
droit au respect de la vie privée dans le cadre de la mise à l’écran de « faits vécus »,
dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, Développements
récents en matière de divertissement 2006, vol. 249, (Cowansville : Blais, 2006),
p. 233.
2. (1985) L.R.C., ch. C-42.
580
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.1 Quand le titre réfère au nom d’un personnage
de fiction notoirement connu
En soi, l’utilisation d’un prénom comme titre ne poserait aucun
problème à moins que celui-ci ne réfère à un personnage de fiction
jouissant d’une grande notoriété.
Ainsi, dans l’arrêt Henson Associates Inc. c. 119201 Canada
Inc. et Gabriel Richard3 (ci-après « Henson »), la Cour a ordonné une
injonction pour empêcher la production, la distribution, la publicité
et la promotion, sous forme de vidéocassettes, d’un projet de série
de spectacles pour adultes intitulée « Miss Piggy goes Porno » ou
« The Sex Life of Miss Piggy », devant représenter une action entre
« humains » et non entre marionnettes.
« Miss Piggy » désigne l’un des principaux personnages de la
série de télévision « The Muppet Show ». Cette série, destinée à toute
la famille, a été diffusée sur une base hebdomadaire pendant cinq
années, de 1976 à 1981, dans 100 pays, dont les États-Unis et le
Canada. Elle aurait joui d’un audimat de 250 millions de téléspectateurs par semaine.
Selon la Cour, l’utilisation du nom « Miss Piggy » en liaison avec
le projet des intimés était susceptible de ternir l’image du personnage « Miss Piggy », de la série « The Muppet Show » et des créateurs
de ceux-ci et d’induire le public en général à croire que la carrière de
« Miss Piggy » avait pris une autre direction pour désormais se poursuivre dans le marché des productions pour adultes :
Les intimés prétendent aussi que leur œuvre sera destinée à un
public différent. Alors que la marionnette de Henson est la
vedette d’un divertissement destiné à tous les membres de
la famille, leur spectacle pornographique ne vise et n’intéressera qu’un consommateur adulte. D’abord, cela reste à voir et
deuxièmement, ici ce n’est pas le contenu de l’œuvre « qui
gêne », c’est son titre. Que pensera le consommateur ordinaire
[...] lorsqu’il verra une annonce dans une publication
quelconque introduisant par exemple des vidéo-cassettes
« MISS PIGGY GOES PORNO » ou « THE SEX LIFE OF MISS
PIGGY » ? Ou encore lorsqu’il verra dans un établissement
offrant en vente ou en location des vidéo-cassettes à l’emballage
portant le même titre ? Est-il probable que ce consommateur
3. 500-05-005340-847, J. Flynn, décision du 31 mai 1985 (C.S.).
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
581
établira une relation entre cette vidéo-cassette et la marionnette de Henson et partant, entre une œuvre pornographique et
la requérante Henson ?4
Vu la probabilité de confusion, vu que la requérante a amplement prouvé son intérêt à conserver à « MISS PIGGY » la bonne
réputation qui lui a permis l’accès dans les foyers et dans les
cinémas, ou sous différentes formes dans les étalages des magasins, le TRIBUNAL conclut à la nécessité du remède demandé.
[...]5
Par ailleurs, les personnages de fiction feraient l’objet d’un
droit d’auteur dès que leurs attributs psychologiques ou dramatiques et, le cas échéant, visuels seraient suffisamment élaborés ou
« particularisés ». C’est ce qui ressort de l’opinion du juge Gendreau
de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Productions Avanti CinéVidéo Inc. c. Favreau6 :
La Petite Vie est une œuvre drôle, originale et unique en son
genre au Québec. Elle met en scène des personnages qui, tout
au moins pour les deux plus importants, n’ont pas de comparable dans la vie courante. Ils se meuvent dans un décor caractéristique qui s’ajuste à l’absurdité du texte lui-même.7
[...] Ces personnages sont aussi typés par leurs manies, leurs
tics et les expressions de langage. [...]8
Je retiens donc du dossier que Meunier a littéralement conçu
des personnages autonomes, parfaitement caractérisés tant
par leur allure extérieure que par leurs tics, leur conduite et
leur langage et à qui il a confié un texte absurde et drôle. Ce qui
définit l’œuvre, c’est à la fois l’individualité des composantes
parfaitement identifiables et leur intégration dans un tout. Il
est incontestable qu’au Québec, les personnages de La Petite
Vie sont aussi singularisés que ceux de Tintin, d’Astérix le Gaulois ou de Garfield. [...]9
4.
5.
6.
7.
8.
9.
Ibid., p. 14 in fine et 15.
Ibid., p. 15 in fine et 16.
[1999] R.J.Q. 1939 (C.A.).
Ibid., par. 33.
Ibid., par. 34.
Ibid., par. 37.
582
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Dans le dossier se rapportant à la série pour la télévision
« Robinson Sucroé » par Films Cinar, la Cour supérieure10 et la Cour
d’appel du Québec11 ont suivi cette position :
En l’espèce, l’auteur Claude Robinson a suffisamment typé ses
personnages, leur caractère, leurs relations et leur environnement pour qu’il ait droit à la protection de la LDA.12
La protection du droit d’auteur sur un personnage de fiction
aussi singularisé que ceux de la P’tite Vie prévaudrait-elle à l’égard
du nom seulement ? Ce nom ferait certes partie des caractéristiques
ou attributs de la personnalité du personnage. L’atteinte dépendrait
toutefois du contexte de l’utilisation. Je retiens pour l’instant que la
décision rendue par le juge Flynn dans l’arrêt Henson porte sur un
délit de substitution et nullement sur une atteinte au droit d’auteur.
2. DE QUELQUES DÉFENSES ET EXCEPTIONS
STATUTAIRES EN DROIT D’AUTEUR
À l’examen d’une chaîne de droits sur une œuvre audiovisuelle,
l’on peut constater l’existence de matériel protégé à l’égard duquel le
producteur n’a obtenu aucune autorisation écrite ou dont l’utilisation non autorisée serait licite en vertu de l’une quelconque des
exceptions prévues à la LDA. Le présent volet fera état des cas suivants :
• Théorie de la « licence implicite ».
• Titulaire introuvable.
• Incorporation incident et non délibérée.
• Images d’immeubles et de sculptures érigées en permanence sur
la place publique.
• Utilisation équitable à des fins de critique ou de compte rendu ou
de communication de nouvelles.
10. Robinson c. Films Cinar inc., [2009] R.J.Q. 2261 (C.S.).
11. France Animation, s.a. c. Robinson, 2011 QCCA 1361.
12. Ibid., par. 54.
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
583
2.1 L’autorisation non écrite ou « licence implicite »
La reproduction ou insertion de matériel protégé (ou d’une
partie importante de celui-ci) dans une œuvre audiovisuelle serait
attentatoire au droit d’auteur à moins d’avoir été autorisée par le
titulaire du droit d’auteur concerné, tel qu’il apparaît du paragraphe
27(1) LDA :
27(1) Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte
qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté
d’accomplir.
Ce consentement n’est dans la LDA assujetti à aucune condition de forme et ne confère aucun intérêt, titre ou droit dans la propriété du droit d’auteur sur le matériel concerné. Il n’en résulte
aucun tel transfert. Évidemment, l’écrit demeure la meilleure preuve.
Mais le consentement pourrait s’inférer de la conduite des parties,
selon la doctrine et la jurisprudence canadiennes et britanniques, en
vertu de la théorie de la licence ou permission « implicite ». L’on
retrouve maintes applications de cette théorie en des instances
concernant des plans d’architecte et d’ingénieur.
Pour fins d’illustration, considérons le cas d’une commande
ayant pour objet la création de logos devant identifier deux équipes
de hockey qui seraient les protagonistes d’une série de fiction pour la
télévision. Il ne subsiste entre le producteur de cette série et le créateur des logos aucune entente mais uniquement des échanges de
courriel faisant mention de la commande (logos), des consignes du
producteur, des honoraires et frais de l’artiste et de la série.
Après avoir exécuté la commande et reçu paiement du prix
convenu, l’artiste ne pourrait pas s’objecter à l’utilisation des logos
dans la production, la communication au public par télécommunication (ci-après « diffusion »), la distribution, la publicité ou promotion
de la série. Une telle utilisation desservirait les fins assignées par la
commande et serait en cela effectuée avec la permission implicite de
l’artiste13.
13. Netupsky c. Dominion Bridge Co., [1972] R.C.S. 368. Il convient de citer l’extrait
suivant du jugement rendu par le juge Judson :
« [20] La jurisprudence sur le point précis en litige ici est limitée. Je fais mienne
la déclaration de principe de la Cour suprême de New South Wales dans Beck v.
Montana Constructions Pty. Ltd. (1963), 5 F.L.R. 298, p. 304-5 :
[TRADUCTION] ...que l’engagement que prend une personne de produire moyennant rémunération une chose susceptible de faire l’objet d’un droit d’auteur
584
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Quelles sont la nature et la portée d’une telle permission ?
2.1.1 La nature de la permission
Elle ne peut être que non exclusive en l’absence d’une déclaration à l’effet contraire et écrite par l’artiste. Par ailleurs, si la commande est acceptée à titre gratuit ou sans contrepartie, l’artiste
pourrait, selon la doctrine, révoquer en tout temps son consentement14. La permission implicite serait donc irrévocable, sous réserve
du parfait paiement à l’artiste de la rémunération convenue15.
2.1.2 Sa portée
L’autorisation ne prévaudrait qu’à l’égard des actes plus haut
mentionnés, en l’occurrence la production, la diffusion, la distribution et la publicité ou promotion de la série. En d’autres termes,
l’utilisation des logos ne sera autorisée que pour les fins agréées au
moment de la commande ou arrangement d’affaires entre l’artiste et
le producteur. Serait-elle valable pour des adaptations de la série
sous forme de long métrage, de « spin off » ou de « prequels » ou pour
l’exploitation de droits de camelotage (« merchandising rights ») ?
Il semble que non à moins que ces futures utilisations aient été mentionnées et agréées par les parties dans leurs échanges écrits ou
électroniques. En l’absence d’une telle mention, ces utilisations constitueraient des applications nouvelles dont les parties n’auraient pas
pu convenir au moment de leur arrangement d’affaires16.
2.1.3 Le producteur de la série peut-il transférer
la permission ?
Le transfert de la licence ou permission aux fins de la production de la série ne poserait aucun problème17.
14.
15.
16.
17.
implique l’utilisation de la chose avec la permission ou le consentement ou la
licence de celui qui a pris cet engagement, en la manière et pour les fins qu’au
moment de l’engagement les parties avaient à l’esprit au sujet de son utilisation. »
FOX (Harold G.), Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 2e éd.
(Toronto : Carswell, 1967), pp. 339-340 :
« If the consent is given without consideration, it can be withdrawn at any time
but if it is given for valuable consideration, it will be irrevocable and will convey
an equitable interest in the copyright. »
Katz c. Cytrynbaum, 1983 CanLII 557 (C.A. C.B.).
Bemben & Kuzych Architects c. Greenhaven-Carnagy Developments Ltd. (1992),
45 C.P.R. (3d) 488 (C.S. C.B.).
Supra, note 13, p. 379.
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
585
2.1.4 Exception
La licence implicite ne saurait prévaloir que si l’artiste est
le titulaire des droits correspondant aux utilisations projetées ou
convenues.
2.2 Quand le titulaire est introuvable
S’il lui est impossible de retracer le titulaire du droit d’auteur,
le producteur de l’œuvre audiovisuelle peut s’adresser à la Commission du droit d’auteur, (ci-après « Commission ») pour obtenir une
licence, en vertu de l’article 77 LDA18.
Aux fins de sa demande de licence auprès de la Commission, il
appartient au requérant d’établir chacun des éléments suivants :
• Le titulaire du droit d’auteur est introuvable.
• Le requérant a fait son possible dans les circonstances pour le
retrouver.
• La demande se rattache à l’ensemble ou l’un quelconque des objets
suivants :
Description du matériel
Actes visés
Œuvre publiée
Actes mentionnés à l’article 3
Enregistrement sonore publié
Actes mentionnés à l’article 18
Fixation d’une prestation
Actes mentionnés à l’article 15
Fixation d’un signal de
communication
Actes mentionnés à l’article 21
2.2.1 Exclusions
La Commission n’aurait pas compétence pour agir dans les cas
suivants :
i)
Une œuvre ayant fait seulement l’objet d’une représentation en
public ou d’une communication au public par télécommunication
18. BOUCHARD (Mario), « Le régime canadien des titulaires de droit d’auteur
introuvables » (2010), 22:3 Cahiers de propriété intellectuelle 483.
586
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ou s’il s’agit d’une œuvre artistique, d’une exposition en public,
seraient exclues de la compétence de la Commission au motif que
ces actes ne sauraient constituer une publication au sens de la
LDA19.
ii) Une œuvre ou un enregistrement sonore dont la publication a été
faite sans le consentement du titulaire de ce droit20.
iii) Une œuvre faisant du domaine public ou dont l’expression n’est
pas admissible à la protection du droit d’auteur.
iv) Une demande de licence ayant pour objet :
• l’une quelconque des utilisations équitables prévues aux articles 29. 29.1 et 29.2 de la Loi ;
• la reproduction d’une partie non importante d’une œuvre, d’une
prestation, d’un enregistrement sonore ou d’un signal de communication ;
• l’exercice d’un acte afférent aux droits moraux ;
• l’exclusivité à l’égard d’un acte visé aux articles 3, 15, 18 et 21
de la LDA21.
19. Article 2.2 LDA :
«2.2 (1) Pour l’application de la présente loi, « publication » s’entend :
a) à l’égard d’une œuvre, de la mise à la disposition du public d’exemplaires de
l’œuvre, de l’édification d’une œuvre architecturale ou de l’incorporation d’une
œuvre artistique à celle-ci ;
b) à l’égard d’un enregistrement sonore, de la mise à la disposition du public
d’exemplaires de celui-ci.
Sont exclues de la publication la représentation ou l’exécution en public d’une
œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique ou d’un enregistrement
sonore, leur communication au public par télécommunication ou l’exposition en
public d’une œuvre artistique. »
20. Article 2.3 LDA :
«2.2 (3) Pour l’application de la présente loi – sauf relativement à la violation du
droit d’auteur –, une œuvre ou un autre objet du droit d’auteur n’est pas réputé
publié, représenté en public ou communiqué au public par télécommunication si
le consentement du titulaire du droit d’auteur n’a pas été obtenu. »
21. Paragraphe 77(2) LDA :
« 77(2) La licence, qui n’est pas exclusive, est délivrée selon les modalités établies
par la Commission. »
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
587
2.2.2 Conditions d’émission de la licence
Toute licence que la Commission peut accorder sera non exclusive. Le prix, le territoire, la durée et les autres modalités d’exercice
pour chaque licence sont décidés au regard des particularités de chacun des cas soumis à la Commission (utilisation projetée, nombre
d’exemplaires projeté, statut du demandeur, sans que cette énumération soit limitative). Par ailleurs, toute licence accordée par celle-ci
serait limitée, de par son territoire, au Canada. En effet, l’article 77
ne contient rien qui puisse conférer à la Commission le pouvoir de
décider autrement. Enfin, si le titulaire « mystère » venait à se manifester, le seul recours de celui-ci serait celui prévu au paragraphe 77(3), soit percevoir les redevances fixées pour la licence ou en
poursuivre le recouvrement jusqu’à cinq ans après l’expiration de
celle-ci. Il semble qu’il ne pourrait pas en demander la résiliation en
l’absence d’indication à l’effet contraire dans la licence.
2.3 Incorporation incidente et non délibérée
L’article 30.7 LDA fait état de deux actes distincts : l’incorporation comme telle et l’utilisation subséquente de celle-ci dans et en
liaison avec l’exploitation du matériel d’origine où elle apparaît.
30.7 Ne constituent pas des violations du droit d’auteur, s’ils
sont accomplis de façon incidente et non délibérée :
a) l’incorporation d’une œuvre ou de tout autre objet du droit
d’auteur dans une autre œuvre ou un autre objet du droit
d’auteur ;
b) un acte quelconque en ce qui a trait à l’œuvre ou l’autre
objet du droit d’auteur ainsi incorporés.
Il n’existe actuellement aucune décision au sujet de l’application de cet article.
Prenons donc pour exemple la réalisation d’un reportage pour la
télévision au sujet d’un festival à Montréal. Le réalisateur est à parfaire
le tournage d’une courte entrevue avec un spectateur. Au cours de cette
entrevue qui se déroule sur la place publique, se joue tout au loin une
chanson connue exécutée par un artiste-promeneur qui passe là, dans
un périple sur sa planche à roulettes ou skateboard.
La présence dans ce reportage de cette prestation furtive procéderait-elle d’une « incorporation incidente et non délibérée » de matériel protégé ?
588
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Il s’agirait de composantes dont le réalisateur ne pouvait au
préalable prévoir l’existence ni en contrôler la présence ou incorporation dans le reportage. En cela, l’insertion de ces composantes ne
constituerait pas une atteinte aux droits d’auteur respectifs sur
la prestation et la chanson concernées. Il en va de même pour l’utilisation de l’insertion aux fins de la reproduction, la communication
au public par télécommunication, la représentation en public et la
traduction du reportage.
Qu’en est-il maintenant d’entrevues réalisées au cours de bals
de graduation pour les fins d’un film documentaire sur ces manifestations étudiantes ? La musique sera certes omniprésente et son
insertion inévitable et prévisible.
Dans ce contexte, il serait difficile de faire valoir une incorporation « incidente » et « non délibérée » de la musique. L’insertion de
celle-ci au documentaire obligerait le producteur à obtenir les autorisations nécessaires à l’utilisation du matériel suivant :
• Chacune des œuvres musicales incorporées aux scènes de bals
et, selon que ces œuvres sont exécutées par un orchestre :
• Chacune des prestations de musiciens, interprètes et chefs
d’orchestre visés par ces exécutions ;
ou qu’elles le sont à partir d’enregistrements sonores :
• Chacun de ces enregistrements
Un tel exercice pourrait s’avérer complexe, long et coûteux.
Par ailleurs, il serait loisible au producteur et au réalisateur du
documentaire de ne montrer des bals que des images et au montage
final, de juxtaposer à ces images une musique originale créée pour
la production et en résonance avec le mouvement des participants
apparaissant à l’écran.
2.4 Reproduction d’immeubles et sculpture érigée
en permanence sur une place publique ou
dans un édifice public
Selon l’alinéa 32.2(1)b) LDA, la reproduction non autorisée
de telles œuvres dans une peinture, un dessin, une gravure, une
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
589
photographie ou une œuvre cinématographique échapperait à l’application de la LDA :
32.2(1) Ne constituent pas des violations du droit d’auteur : [...]
b) la reproduction dans une peinture, un dessin, une gravure, une photographie ou une œuvre cinématographique :
(i) d’une œuvre architecturale, à la condition de ne pas
avoir le caractère de dessins ou plans architecturaux ;
(ii) d’une sculpture ou d’une œuvre artistique due à des
artisans, ou d’un moule ou modèle de celles-ci, érigées
en permanence sur une place publique ou dans un édifice public.
Toutefois, cette exception statutaire s’arrête à la confection de
la reproduction et ne prévaut à l’égard d’aucune utilisation de celleci. Par ailleurs, en sont exclus les plans ou dessins des œuvres architecturales.
Cette exception ne servirait à rien en ce que la copie des œuvres
concernées serait licite mais interdite d’utilisation22.
Elle vise des œuvres qui font partie de l’espace public et concourent de par leur présence à l’identité visuelle d’une ville ou région
donnée.
Dans le cas d’un documentaire en matière d’architecture
urbaine ou d’art public en milieu urbain, la défense statutaire d’« utilisation équitable à des fins de compte rendu » pourrait peut-être
prévaloir à l’encontre d’une action en violation du droit d’auteur. En
effet, comment rendre compte de telles réalités visuelles sans représentation de celles-ci ? Évidemment, la question ne se pose pas à
l’égard d’immeubles tombés dans le domaine public. Pour ceux faisant l’objet d’un droit d’auteur, la défense évoquée ne serait pas
acquise. Cette question sera abordée au titre suivant.
Par ailleurs, la portée même de l’alinéa 32.1(1)b) soulève plusieurs autres questions.
22. DANIEL (Johanne), « L’utilisation non autorisée de l’image d’un immeuble dans
un contexte commercial : est-ce permis ou interdit ? », dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, Développements récents en matière de divertissement 2006, (Cowansville : Blais, 2006), p. 3.
590
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Les sculptures exposées dans les galeries ou faisant l’objet
d’une exposition temporaire en un lieu public seraient exclues de cet
alinéa. Par « place publique » ou « édifice public », doit-on entendre
des lieux appartenant aux gouvernements ou à des organismes
publics ou parapublics (municipalités, ministères, établissements de
santé, de services sociaux et d’enseignement, Loto-Québec, HydroQuébec, SAQ, la Grande Bibliothèque, etc.) ou de lieux accessibles au
public ? Le stationnement du HEC Montréal aurait-il qualité de
« lieux public » aux fins de la LDA ? Il ne subsiste à ce jour aucune
décision sur cette question et celle-ci demeure entière.
Pour les immeubles, l’exception viserait nécessairement l’image
de l’œuvre en sa totalité ou d’une partie importante de celle-ci. Que
serait une telle image ? Une représentation de fenêtres situées au
17e étage d’un immeuble de 43 étages ? Le toit de celui-ci dans une
image « en plongée » ? Les marches de son entrée ? La réponse serait
à parfaire au regard d’un examen des caractéristiques de chacun des
éléments ainsi captés pour déterminer l’existence ou non d’emprunts
à du matériel protégé ou d’expressions non admissibles à la protection du droit d’auteur.
2.5 Utilisation équitable à des fins de « critique et
de compte rendu et de communications »23 ou
de « communication de nouvelles »24
Ce titre réfère à deux défenses distinctes dont l’application
s’avère intéressante en matière d’œuvres audiovisuelles à vocation
23. Art. 29.1 LDA :
« 29.1 L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur
aux fins de critique ou de compte rendu ne constitue pas une violation du droit
d’auteur à la condition que soient mentionnés :
a) d’une part, la source ;
b) d’autre part, si ces renseignements figurent dans la source :
(i) dans le cas d’une œuvre, le nom de l’auteur ;
(ii) dans le cas d’une prestation, le nom de l’artiste-interprète ;
(iii) dans le cas d’un enregistrement sonore, le nom du producteur ;
(iv) dans le cas d’un signal de communication, le nom du radiodiffuseur. »
24. Ibid., art. 29.2 :
« 29.2 L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur
pour la communication des nouvelles ne constitue pas une violation du droit d’auteur à la condition que soient mentionnés :
a) d’une part, la source ;
b) d’autre part, si ces renseignements figurent dans la source :
(i) dans le cas d’une œuvre, le nom de l’auteur ;
(ii) dans le cas d’une prestation, le nom de l’artiste-interprète ;
(iii) dans le cas d’un enregistrement sonore, le nom du producteur ;
(iv) dans le cas d’un signal de communication, le nom du radiodiffuseur. »
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
591
documentaire ou d’un reportage réalisé pour un service de nouvelles
ou un magazine audiovisuel d’informations.
Pour décider de l’application de chacune de ces défenses, le
tribunal se doit d’examiner les faits particuliers de l’utilisation
concernée à partir des deux questions suivantes :
• L’utilisation concernée dessert-elle l’une des fins limitativement assignées par la Loi ; et, dans l’affirmative
• Est-elle dans les circonstances, équitable ?
2.5.1 Les fins desservies par l’utilisation
Les expressions « critique », « compte rendu » et « communication de nouvelles », [« news reporting »], sont des termes clés que l’on
devrait définir et interpréter de façon large. Il convient de citer à cet
effet l’extrait suivant de la décision rendue par la Cour suprême du
Canada dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du HautCanada25 :
[54] Au Canada, l’utilisation ne sera manifestement pas équitable si la fin poursuivie n’est pas de celles que prévoit la Loi
sur le droit d’auteur, savoir la recherche, l’étude privée, la critique, le compte rendu ou la communication de nouvelles : voir
les articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur le droit d’auteur. Je le
répète, il ne faut pas interpréter ces fins restrictivement, sinon
les droits des utilisateurs pourraient être indûment restreints.
Cela dit, les tribunaux doivent s’efforcer d’évaluer objectivement le but ou le motif réel de l’utilisation de l’œuvre protégée.
Voir McKEOWN, op. cit., p. 23-6. Voir également Associated
Newspapers Group plc c. News Group Newspapers Ltd., [1986]
R.P.C. 515 (Div. Chanc.). De plus, comme la Cour d’appel l’a
expliqué, certaines utilisations, même à l’une des fins énumérées, peuvent être plus ou moins équitables que d’autres ; la
recherche effectuée à des fins commerciales peut ne pas être
aussi équitable que celle effectuée à des fins de bienfaisance.
C’est ainsi que la critique d’une œuvre pourrait avoir pour propos le style, les idées d’une œuvre donnée, le traitement de ces idées
ou leurs répercussions sur le plan social ou moral.
25. [2004] CSC 13.
592
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En documentaire, il n’y a au Canada qu’un exemple jurisprudentiel d’application de la défense d’utilisation équitable à des fins
de compte rendu ou de critique26. Il s’agit d’une décision rendue le
8 mai 2008 par la Cour du Québec, division des petites créances, au
sujet de l’utilisation dans un reportage diffusé sur les ondes de TVA
d’un extrait de onze secondes tiré d’un film publicitaire sur l’entreprise de la demanderesse27. La diffusion de ce reportage a eu lieu
dans le cadre de l’émission d’affaires publiques JE. Le tribunal a jugé
que l’utilisation reprochée desservait les fins décrites aux articles
29.1 et 29.2 LDA et qu’elle était dans les circonstances équitable. Ce
jugement ne contient aucune indication sur le traitement et le propos du reportage ainsi diffusé.
La loi britannique sur le droit d’auteur prévoit des défenses
similaires à celles plus haut exposées de la LDA. La jurisprudence du
Royaume-Uni comprend plusieurs décisions en cette matière, dont
les trois plus bas exposées.
La première de ces décisions rendue dans l’affaire Time Warner
c. Channel 4 Television28 concerne un documentaire produit par la
défenderesse au sujet du film « A Clockwork Orange » réalisé par
Stanley Kubrick, (ci-après « Film »), et du retrait de cette œuvre, en
1974, de salles de cinéma au Royaume-Uni.
Ce retrait, Stanley Kubrick l’avait demandé à Time Warner en
raison d’incidents violents que la sortie du film semblait avoir inspirés en sol britannique et de menaces de mort qu’il avait alors reçues,
en grand nombre. Certaines de ces menaces visaient également
son épouse. Time Warner fit suite à cette demande. C’est ainsi que le
Film fut interdit de projection au Royaume-Uni jusqu’à la mort de
Stanley Kubrick, en 2002.
Le documentaire de Channel 4 Television, intitulé « A Clockwork Orange » rend compte du Film, de la controverse entourant la
sortie de celui-ci, de ses répercussions dans la société britannique et
du climat politique et social qui prévalait alors dans celle-ci. Il incorpore aussi des extraits du Film. La durée totale de ces extraits représentait, selon la preuve, huit pour cent (8 %) de celle du Film et
quarante pour cent (40 %) de celle du documentaire. La Cour d’appel
26. À consulter : Warman c. Fournier, 2012 FC 803 (C.F. ; 2012-06-21), le juge Rennie
(affichage sur un site Internet d’extraits d’œuvres protégées).
27. Clinique de lecture et d’écriture de La Mauricie inc. c. Groupe TVA inc., 2008
QCCQ 4097, juge De Michele.
28. [1994] EMLR 1.
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
593
d’Angleterre a conclu que ces utilisations étaient équitables et pertinentes pour les fins recherchées, en l’occurrence la critique, en ce
qu’elles illustraient les qualités soit positives soit négatives du film
de Stanley Kubrick et permettait au public de se faire une opinion au
sujet de l’impact de cette œuvre sur la société britannique et de la
décision du réalisateur quant au retrait de son film.
L’arrêt Pro Sieben Media AG c. Carlton UK Television Ltd.29
porte sur une émission ayant pour propos le « chequebook journalism », pratique qui consiste à payer des gens pour l’obtention
d’entrevues exclusives au sujet de faits saillants ou triviaux les
concernant.
L’émission de la défenderesse incorporait un extrait de trente
et une secondes tiré d’un reportage télévisuel au sujet de « A », une
femme enceinte de huit embryons ayant pris les services d’un consultant en relations publiques, pour l’obtention d’entrevues liées au
« chequebook journalism ».
La durée totale de ce reportage produit par la demanderesse
était de neuf minutes. Pour la Cour d’appel d’Angleterre, l’utilisation
de l’emprunt concerné s’inscrivait dans une critique de cette œuvre
et de la pratique journalistique ayant présidé à sa création.
Il convient de noter que la loi du Royaume-Uni, tout comme
la LDA, prévoit l’obligation de mentionner la source de l’emprunt.
Il s’agit d’une condition pour l’application de la défense d’« utilisation
équitable ». À ce sujet, la Cour a jugé que la transmission télévisuelle
du logo de Pro Sieben au soutien de celle de l’extrait utilisé était
suffisante.
Enfin, l’arrêt Fraser–Woodward Ltd. c. BBC & Brighter Pictures Ltd.30 se rattache à l’utilisation de photographies de Jason Fraser
dans la production d’une émission de la série « Tabloid Tales »
diffusée par la BBC et animée entre autres par Piers Morgan31.
Jason Fraser est un illustre photographe qui s’adonne à la
photographie de célébrités.
29. [1999] 1 WLR 605.
30. [2005] EWHC 472 (Ch. D.).
31. Cet animateur est sans doute connu du public canadien pour sa participation, en
qualité de juge, à la série américaine « America’s Got Talent ».
594
Les Cahiers de propriété intellectuelle
L’émission en litige, surnommée dans la décision « Beckham
Programme », incorporait 13 œuvres de ce photographe et une quatorzième à l’égard de laquelle celui-ci détenait le droit d’auteur. Ces
œuvres avaient pour sujet des scènes apparemment croquées sur le
vif, représentant deux ou plusieurs des membres de la famille Beckham affairés à quelques activités dans l’espace public. L’une de ces
photographies (désignée dans le jugement comme « Beckham 14 »)
fait exception en ce qu’elle ne représente que Madame Beckham. Le
matériel ainsi utilisé par les défenderesses provenait d’articles ou
coupures de revues ou journaux à qui Jason Fraser avait vendu des
droits de publication. L’émission faisait référence à ces publications
dans le traitement des œuvres concernées.
La famille Beckham désigne bien entendu David Beckham, un
joueur vedette de football du fameux club Manchester United, son
épouse Victoria Beckham, membre du groupe musical « Spice Girls »,
et leurs enfants.
La série « Tabloid Tales » se voulait une critique ou un examen
de la presse people – ou presse à sensation – et des méthodes que
celle-ci et, le cas échéant, les célébrités dont elle fait état, utilisent
pour construire ou exploiter une nouvelle à leur avantage.
Le « Beckham Programme » comprend diverses séquences où
l’on traite de la couverture médiatique accordée à divers traits et
faits personnels de Victoria Beckham, des relations entre la presse et
celle-ci pour l’octroi d’entrevues ou reportages exclusifs, du contrôle
exercé par elle sur la sélection du contenu visuel de ces articles et des
recettes résultant de la vente des revues ou journaux dont les Beckham font les grands titres.
Il contient une entrevue avec Jason Fraser. Cette entrevue est,
dans l’émission, précédée d’une page de journal apparaissant à
l’écran où sont publiées quelques-unes des œuvres du photographe
avec le crédit suivant : « Pictures : JASON FRASER ». Ce crédit
apparaît en gros plan dans l’émission. Le déroulement de cette
séquence visuelle comprend une déclaration « off camera » de Piers
Morgan à l’effet que ces photographies sont l’œuvre de Jason Fraser.
Il appartenait à la Cour de décider des questions suivantes :
• L’utilisation reprochée avait-elle pour objet une critique ou
compte rendu au sujet des œuvres de Jason Fraser ?
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
595
• Dans l’affirmative, était-elle excessive ?
• Faisait-elle mention de la source des œuvres ainsi utilisées ?
À la première question, la Cour conclut qu’à l’exception de la
photographie « Beckham 14 », l’insertion des emprunts concernés et
le traitement accordé à ceux-ci dans l’émission s’inscrivaient dans un
compte rendu ou critique au sujet des photographies de Jason Fraser.
Cette critique incluait certes un portrait de la presse à sensation. Ce
portrait servait à décrire le contexte dans lequel les œuvres étaient
exploitées et permettait une réflexion au sujet de l’importance accordée aux faits et gestes personnels ou publics et triviaux des célébrités, de l’attrait du public pour ce genre d’informations et des
répercussions d’une telle presse sur l’actualité32 :
When judging whether what has happened is a sufficient criticism or review there is no requirement of any particular degree
of specificity. There has to be sufficient content to amount to
criticism of whatever is being criticised (the copyright work or
another work). In the present case there is sufficient content in
the programme to amount to a criticism of other works (the tabloid newspapers and magazines), and in most cases the photographs themselves.33
Y avait-il eu utilisation excessive des œuvres du photographe ?
La Cour devait déterminer l’étendue des emprunts ou du temps
d’exposition de ceux-ci dans le montage de l’émission. La preuve à ce
sujet n’a pas démontré l’existence d’une telle utilisation ni un saupoudrage pour créer du contenu. Au contraire, la durée d’exposition
de chaque insertion était d’au plus trois secondes et en cela, rien qui
puisse servir de « rating booster » :
[59] [...] There was, for example, no suggestion that the programme was trailed by alerting viewers to the fact that it would
contain these photographs, or even photographs of a similar
nature which would have the viewers switching on to see them.
Nor is it plausible that was the motive when one looks at the
programme itself. The photographs were deployed briefly at
various points in the programme, amidst a lot of other visual
material. There is no way in which it can sensibly be said that
these photographs were somehow intended as a rating booster,
32. Ibid., par. 45.
33. Ibid., par. 53 in fine.
596
Les Cahiers de propriété intellectuelle
and no evidence which would begin to justify such an assertion
(let alone a finding) to that effect.
Au sujet de la source des emprunts, l’émission en fait état dans
la majorité des insertions. Il convient de rappeler que plusieurs de
ces emprunts proviennent d’articles de journaux où les œuvres ont
été publiées. À plusieurs reprises dans le documentaire il est fait
mention du photographe, soit par un zoom sur le crédit inscrit dans
les images d’extraits de journaux, soit verbalement par un commentaire de l’animateur à cet effet. Selon la Cour, la manière dont il était
fait référence au créateur permettait d’associer les œuvres concernées à celui-ci.
2.5.2 Caractère « équitable » de l’utilisation
Il est difficile, en termes clairs, de définir ce qu’il faut entendre
par « équitable ». La LDA ne le précise pas. Il s’agit d’une question
qui doit être tranchée au regard du contexte et des faits particuliers
de chaque cas d’utilisation.
La jurisprudence du Royaume-Uni et des États-Unis fait état
de plusieurs facteurs pouvant servir dans l’appréciation du caractère
« équitable », lesquels ne sont pas exhaustifs ni pertinents dans tous
les cas. Dans l’affaire CCH, la Cour suprême fait état de ces facteurs
que le juge Linden de la Cour d’appel avait répertoriés comme suit34 :
• Le but de l’utilisation – En documentaire, l’utilisation doit desservir les fins stipulées aux articles 29.1 et 29.2 LDA.
• La nature de l’utilisation – Ce facteur soulève la manière dont
l’œuvre est utilisée. Quel rôle lui fait-on jouer ? Par exemple, dans
le cas d’un compte rendu composé entièrement ou en majeure
partie d’extraits de matériel protégé, il serait difficile de conclure
à une utilisation équitable, voire même à un compte rendu. Il
s’agit en somme de déterminer, au regard des faits particuliers de
chaque cas d’utilisation, si les emprunts effectués servent à illustrer ou à étayer le propos de la critique ou du compte rendu ou s’ils
en constituent le principal attrait ou contenu.
• L’ampleur de l’utilisation – Sur cette question, il conviendrait
d’examiner le nombre et l’importance des emprunts par rapport
au propos et au contenu de la critique ou du compte rendu.
34. Ibid., note 25, par. 53-60.
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
597
• Les solutions de rechange à l’utilisation – Les emprunts sont-ils en
l’espèce justifiés ou nécessaires ou en l’espèce incontournables ?
Ou existe-t-il des solutions de rechange à leur utilisation ?
• La nature de l’œuvre – S’agit-il d’une œuvre inédite ? Dans l’affirmative, le caractère inédit pourrait faire obstacle à l’application
des défenses concernées.
• L’effet « concurrent » de l’utilisation – Le compte rendu ou la critique seraient-ils susceptibles de faire concurrence aux œuvres
dont ils reproduisent des extraits ?
3. DU PLACEMENT DE PRODUITS
Dans ce présent volet, il sera question des répercussions que le
placement de produits en une œuvre audiovisuelle pourrait avoir sur
les droits respectifs des créateurs et des artistes-interprètes dont les
œuvres et les prestations seraient associées ou en lien direct avec ce
placement.
Mais tout d’abord, commençons par un détour en matière de
publicités destinées aux enfants.
3.1 Des contraintes de la Loi sur la protection du
consommateur et des productions audiovisuelles
destinées aux tout-petits ou à toute la famille
Le placement de produits serait, aux fins de la Loi sur la protection du consommateur35 (ci-après « LPC »), assimilé à un message
publicitaire, lequel est défini à l’article 1 h) dans les termes suivants :
« message publicitaire » : un message destiné à promouvoir un
bien, un service ou un organisme au Québec [mes italiques]
Les dispositions de la LPC en matière de publicité destinée aux
enfants prévaudraient à l’égard des placements de produits en des
productions audiovisuelles destinées aux enfants de moins de 13 ans
tel qu’il apparaît de l’article 248 :
248. Sous réserve de ce qui est prévu par règlement, nul ne peut
faire de la publicité à but commercial destinée à des personnes
de moins de 13 ans.
35. L.R.Q., c. P-40.1.
598
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Il serait permis d’inférer du dernier alinéa de l’article 249 LPC
l’élargissement de cette interdiction de placements de produits à des
productions destinées à toute la famille ou diffusées « lors d’une
période d’écoute destinée à des personnes de 13 ans et plus ou destinée à la fois à des personnes de moins de 13 ans et à des personnes
de 13 ans et plus [...] ».
Comment savoir si un message publicitaire contrevient aux dispositions plus haut mentionnées ? Pour répondre à cette question,
l’on doit se référer aux critères énoncés à l’article 24936 :
249. Pour déterminer si un message publicitaire est ou non destiné à des personnes de moins de 13 ans, on doit tenir compte du
contexte de sa présentation et notamment :
a) de la nature et de la destination du bien annoncé ;
b) de la manière de présenter ce message publicitaire ;
c) du moment ou de l’endroit où il apparaît.
3.1.1 Nature et destination du bien annoncé
Le message poserait problème si le produit « placé » est exclusivement destiné aux enfants (jouets, jeux, outils comme crayons de
couleurs, etc.) ou présente un attrait marqué pour eux (produits dits
« familiaux », comme certaines friandises, céréales, certains desserts
et gâteaux, parcs d’amusement, restauration rapide, certains produits destinés aux adolescents, sans que cette énumération soit limitative).
3.1.2 Manière dont le message est présenté
Le message pourrait avoir pour objet un produit ou bien qui, en
soi, ne serait pas susceptible d’intéresser les enfants ou de constituer
un attrait pour eux (comme La Capitale, Caisse Desjardins ou Téléfilm Canada), mais dont la présentation serait susceptible de créer
un attrait auprès des enfants.
36. Voir le Guide d’application des articles 248 et 249 (Publicité aux moins de
13 ans), Office de la protection du consommateur, septembre1980, réimprimé
en novembre 1996.
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
599
En guise d’illustration, citons le cas suivant d’une publicité du
Mouvement Desjardins : celui-ci avait offert aux écoles un cahier
d’activités destiné à l’enseignement au niveau primaire de l’épargne
et du fonctionnement des finances. Ce document incorporait une
insertion des logos de cette institution financière et de son emblème
ou mascotte, lequel est une abeille. Suite à une plainte, l’Office de la
protection du consommateur est intervenu et a conclu que, par ce
cahier, le Mouvement Desjardins faisait de la publicité en contravention avec la LPC37.
3.1.3 Du moment ou de l’endroit où il apparaît
Ce critère n’est en général retenu que si le message rencontre
les deux premiers critères plus haut mentionnés.
3.1.4 Quatrième critère non mentionné dans la LPC
mais considéré par l’Office de la protection
du consommateur
L’« impression générale » est liée au contexte dans lequel le
produit est présenté.
3.2 Du respect des droits moraux des créateurs
Il s’agit de droits prévus aux articles 14.1 et 28.1 et 28.2 LDA,
subsistant en faveur de tous les auteurs, qu’ils soient salariés ou
non. Ils se rattachent de par leur objet à ce qui suit :
• Paternité de l’œuvre (« authorship ») ou le droit pour l’auteur de
revendiquer la création de celle-ci sous son nom ou un pseudonyme.
• Intégrité de l’œuvre ou le droit au respect de celle-ci, étant précisé que ce droit réfère à toute modification dans l’expression de
l’œuvre et à toute utilisation de celle-ci en liaison avec un produit,
une cause, un service ou une institution. Il ne subsiste que si l’acte
ainsi exécuté est d’une manière générale préjudiciable à l’honneur
ou à la réputation de l’auteur. Il appartient à l’auteur de démontrer cette atteinte, à moins que l’œuvre ne soit une peinture,
une sculpture ou une gravure. Pour ces œuvres, l’atteinte sera
37. ALLARD (Marie), « Desjardins a fait de la pub dans les écoles », [2012-02-03]
La Presse.
600
Les Cahiers de propriété intellectuelle
présumée du seul fait de la modification, en vertu de l’article 28.2
LDA38.
Le terme « auteur » est un terme générique dont le sens englobe
les créateurs d’œuvres protégées de toutes catégories (scénariste,
réalisateur, illustrateur, compositeur de musique, peintre, sans que
cette énumération soit limitative).
Il va sans dire que le droit d’auteur sur une œuvre audiovisuelle
est distinct de celui qui subsiste sur chacune des œuvres utilisées
dans sa production et ne saurait l’occulter. Ceci prévaut évidemment pour les adaptations d’œuvres préexistantes (romans, pièces
de théâtre, opéras, ballets, comédies musicales, etc.).
Quant aux droits moraux des auteurs respectifs de ces composantes, ceux-ci seraient, au regard des paragraphes 14.1(3) et (4)
LDA, nécessairement exclus des licences ou cessions de droits consenties par ces créateurs. En effet, les droits moraux sont réputés
incessibles mais susceptibles de renonciation :
(3) La cession du droit d’auteur n’emporte pas renonciation
automatique aux droits moraux.
(4) La renonciation au bénéfice du titulaire du droit d’auteur ou
du détenteur d’une licence peut, à moins d’une stipulation contraire, être invoquée par quiconque est autorisé par l’un ou
l’autre à utiliser l’œuvre.
En l’absence d’une telle renonciation ou du consentement de
l’auteur de l’œuvre concernée, l’insertion en une œuvre audiovisuelle
d’un placement de produits pourrait être attentatoire aux droits
moraux, à la condition de démontrer qu’il en résulte une véritable
association de l’œuvre39 avec le produit, le service ou l’institution visé
par le placement et que cette utilisation est préjudiciable à l’honneur
ou à la réputation de l’auteur.
38. Nature du droit à l’intégrité
(1) Il n’y a violation du droit à l’intégrité que si l’œuvre est, d’une manière préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur, déformée, mutilée ou autrement
modifiée, ou utilisée en liaison avec un produit, une cause, un service ou une
institution.
Présomption de préjudice
(2) Toute déformation, mutilation ou autre modification d’une peinture, d’une
sculpture ou d’une gravure est réputée préjudiciable au sens du paragraphe (1).
39. Supra, note 34, p. 227.
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
601
La preuve d’un tel préjudice serait difficile à établir. En effet,
comment l’évaluer ? En tenant compte de critères objectifs (opinion
du public et avis d’experts), ou subjectifs (réactions ou sentiments de
l’auteur), ou de ces deux critères ? La jurisprudence peu nombreuse
ne contient à ce jour aucune indication claire à ce sujet.
Pour un auteur de scénario ou de personnages écrits ou créés
dans le cadre d’un contrat régi par l’une quelconque des ententes collectives entre l’APFTQ40 et la SARTEC41 (ci-après « Conventions
Collectives »), les dispositions de ces ententes pourraient peut-être
servir à l’encontre d’un placement de produits non autorisé par eux
et associé à leurs œuvres.
Les droits conférés au producteur sur les textes et personnages
ainsi créés procéderaient de licences dont la portée est définie aux
Conventions Collectives. En l’absence d’arrangements écrits et distincts à l’effet contraire entre le producteur et l’auteur, l’utilisation
de ces textes et personnages ne serait permise qu’aux seules fins suivantes :
• La production d’une seule œuvre audiovisuelle, en l’occurrence
celle mentionnée au contrat de l’auteur.
• Sa distribution dans les marchés de la télévision, des salles commerciales et non commerciales, des droits DVD/vidéo (« home
video ») et de l’Internet (pour diffusion intégrale de l’œuvre)42.
L’auteur pourrait-il faire valoir qu’il résulterait du placement
de produits la production d’un message publicitaire et de ce fait,
l’utilisation de son œuvre aux fins d’une « nouvelle » production ?
Dans l’affirmative, l’insertion serait attentatoire aux droits d’auteur
sur son œuvre. Enfin, il s’agit d’une hypothèse dont la validité n’est
pas acquise.
3.3 Du droit à l’image des artistes-interprètes
Toute personne a droit, en vertu du droit commun, à la protection de sa dignité et de sa réputation43. L’appropriation non auto40. Association des producteurs de films et de télévision du Québec.
41. Société des auteurs de radio, télévision et cinéma.
42. Voir articles 8.05 et 8.12 à 8.14 inclusivement de la Convention Collective
APFTQ-SARTEC section cinéma et articles 9.05, 9.09 et 9.12 à 9.15 inclusivement de la Convention Collective APFTQ-SARTEC section télévision.
43. Voir articles 35 et 36 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64.
602
Les Cahiers de propriété intellectuelle
risée de l’image d’autrui à des fins commerciales porterait atteinte à
cette protection ou « droit à l’image »44.
En matière de production audiovisuelle, l’utilisation de l’image
d’un artiste-interprète aux fins d’un placement de produit est régie
par l’article 7.12 et l’Annexe G de l’Entente Collective entre l’APFTQ
et l’Union des Artistes (2008-2012) :
7-12.01 Les clauses 7-12.01 à 7-12.03 s’appliquent à toutes les
fonctions couvertes par l’Entente collective à l’exception des
figurants. Toutefois, pour que les tarifs qu’elle prévoit soient
payables, il doit y avoir :
– un apport financier du commanditaire ;
– une relation directe entre l’artiste et le produit, le service ou
la marque de commerce.
7-12.02 Lorsqu’un producteur demande expressément à un
artiste de manipuler ou de nommer un produit ou un service
identifiable à l’écran par son nom commercial, son logo ou sa
marque de commerce de façon à mettre ce produit ou ce service
en valeur auprès du public, il doit respecter les conditions
suivantes :
a) obtenir le consentement écrit de l’artiste ;
b) ne pas exiger l’exclusivité de l’artiste, à moins d’entente
écrite spécifique à cet effet ;
c) payer à l’artiste un supplément équivalant au tarif minimum prévu à l’Annexe A-1 selon sa fonction.
La présente clause doit être interprétée dans le respect du
Guide d’interprétation joint en Annexe G.
L’annexe G constitue un outil précieux en ce qu’il contient des
exemples de placement de produits et fait état de cas qui en seraient
exclus :
44. Laoun c. Malo, [2003] R.J.Q. 381 (C.A.Q.).
L’assurance « Erreurs & Omissions » en petits détours...
603
Annexe G
Exemples de placements de produits associés
à un artiste-interprète
– Demander à un artiste de placer un produit ou une marque de
commerce de façon évidente pour la caméra ;
– Demander à un artiste de dire ou de mentionner les mérites d’un
produit ou d’une marque de commerce dans une scène du scénario ;
– Demander à un artiste d’agir dans une scène de façon à mettre spécifiquement en évidence une marque de commerce ou un produit ;
– Modifier les répliques originales d’un scénario afin qu’un artiste
mette en évidence un produit ou une marque de commerce (Ex :
As-tu vu mon « Fido » ? plutôt que As-tu vu mon téléphone cellulaire ?).
Cas dépourvus de telle association :
– Un produit ou une marque de commerce soit présent à titre
d’élément du décor ou à titre d’accessoire.
– Le fait de mentionner un produit ou une marque de commerce lorsque cette mention est prévue au scénario original ou à la compréhension de la psychologie d’un personnage.
Exemples :
– Veux-tu un coke ? ;
– Personnage qui mange des « fruit loops » dans « Les Invincibles » ;
– Personnage de la finance qui parle de sa « BM ».
– Le fait de mentionner un commanditaire qui fournit des prix de
présence aux participants dans une émission de type quiz, jeu ou
une autre émission non-dramatique.
604
Les Cahiers de propriété intellectuelle
CONCLUSION
Un dossier d’assurances E&O peut s’avérer pour le praticien
une opportunité extraordinaire de questionnements en maints
domaines inhérents et étrangers ou externes au droit d’auteur.
Vol. 24, no 3
La grande épopée de MGM
ou comment le rugissement d’un
lion a fait flancher le registraire
canadien des marques de commerce
Cécile Deforges et Marie-Josée Lapointe*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 607
1. LA SAGA « MGM » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 608
1.1 Le registraire, campé sur ses positions. . . . . . . . . 609
1.2 Le cheval de bataille de MGM . . . . . . . . . . . . . 610
1.3 Le dénouement de la saga : la décision du
registraire et l’appel de cette décision . . . . . . . . . 614
2. CHANGEMENT DE CAP AU NIVEAU
DE LA PRATIQUE DU REGISTRAIRE . . . . . . . . . . . 618
3. VERS UNE MODIFICATION RÉGLEMENTAIRE
ET LÉGISLATIVE ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 619
4. MALGRÉ LA DÉCISION MGM, CERTAINES
QUESTIONS DEMEURENT... . . . . . . . . . . . . . . . . 621
4.1 Difficultés au niveau de l’emploi d’une
marque sonore . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621
© Cécile Deforges et Marie-Josée Lapointe, 2012.
* Respectivement stagiaire et avocate chez BCF.
605
606
Les Cahiers de propriété intellectuelle
4.2 Le caractère distinctif d’une marque sonore . . . . . . 626
4.3 La doctrine de la fonctionnalité. . . . . . . . . . . . . 630
4.4 Défis liés à la capacité de faire valoir ses droits
dans une marque sonore . . . . . . . . . . . . . . . . 633
4.5 La protection du son par le droit d’auteur . . . . . . . 637
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 639
INTRODUCTION
Le marketing d’aujourd’hui est encore plus sophistiqué qu’il ne
l’était auparavant : les compagnies sont prêtes à tout pour attirer
l’attention des consommateurs et les mener à préférer leurs produits
ou services à ceux de leurs concurrents. Les entreprises, locales ou
internationales, petites ou grosses, n’hésitent pas à recourir aux
moyens les plus variés et innovateurs pour arriver à leurs fins. C’est
dans cette optique qu’ont été développés des slogans accrocheurs,
des odeurs alléchantes, des mélodies entraînantes, des saveurs appétissantes et des tissus soyeux. Par contre, peu se doutaient alors
qu’ils pourraient un jour détenir un monopole sur ces attraits, sons,
odeurs, saveurs, textures, en obtenant l’enregistrement de ceux-ci
comme marques de commerce.
Effectivement, à l’origine, les marques de commerce concernaient uniquement les marques nominales ou graphiques. Depuis,
cette situation a évolué constamment afin de s’adapter notamment
au développement des nouvelles technologies et méthodes de communication. Certains pays, comme les États-Unis, ont été plus rapides que d’autres à reconnaître que des sons, des odeurs, des saveurs,
des animations et des textures pouvaient constituer des marques de
commerce. Aujourd’hui, les législations ont évolué et, bien qu’il reste
encore d’importants efforts d’harmonisation à accomplir afin d’arriver à une uniformité quant aux types de marques qui sont reconnues, la plupart des pays s’ouvrent à la possibilité de reconnaître ces
marques dites non traditionnelles.
Récemment, le registraire canadien des marques de commerce,
en acceptant la possibilité pour les marques sonores d’être enregistrées, a fait un pas de géant dans la reconnaissance des marques
non traditionnelles. Cet accomplissement est le fruit d’une bataille
acharnée de la part de Metro-Goldwyn-Mayer Lion Corp. (ci-après
« MGM ») pour l’enregistrement de son célèbre rugissement de lion
en tant que marque de commerce, sujet qui fera d’ailleurs l’objet de
notre analyse. Dans le cadre de notre réflexion, nous présenterons et
commenterons le déroulement de cette longue odyssée, à partir des
607
608
Les Cahiers de propriété intellectuelle
prétentions des parties jusqu’à l’aboutissement de cette histoire.
Ensuite, nous énoncerons certaines problématiques reliées aux marques sonores et à leur protection, en utilisant divers exemples tirés
de l’expérience américaine dans le domaine des marques sonores
afin d’établir des parallèles avec la manière dont celles-ci seront traitées au Canada.
1
LA SAGA « MGM »
Pendant une vingtaine d’années, la demande d’enregistrement
numéro 714314 de MGM a occupé le registraire des marques de commerce. Produite le 6 octobre 1992, la demande visait à obtenir un
enregistrement de marque de commerce pour le célèbre rugissement
de lion que nous entendons notamment au début des films de MGM1.
Or, ce n’est que le 28 mars 2012 que l’affaire fut réglée, avec la décision de la Cour fédérale2 qui ordonna la publication de la marque
dans le Journal des marques de commerce3. L’enjeu de cette longue
bataille n’était pas de moindre importance : il s’agissait de reconnaître au Canada les marques sonores comme marques de commerce.
Plus précisément, la demande de MGM visait l’enregistrement
de la marque sonore illustrée ci-après4 en liaison avec certaines marchandises, soit des films et des vidéocassettes5, ainsi qu’avec certains
services liés à l’industrie du cinéma6. Une cassette audio contenant
l’enregistrement sonore du rugissement de lion avait également été
1. Notons qu’en 1986, MGM a obtenu, aux États-Unis, l’enregistrement de ce même
rugissement de lion comme marque de commerce (enregistrement 73/553567).
2. Metro-Goldwyn-Mayer Lion Corp. c. Attorney General of Canada, dossier T-165010, 1er mars 2012.
3. La marque a été publiée le 28 mars 2012 dans le Journal des marques de commerce
(vol. 59, no 2996). Aucune opposition n’a été formulée à l’encontre de l’enregistrement de cette marque et celle-ci a été enregistrée le 31 juillet 2012 sous le numéro
828,890.
4. La description de la marque est la suivante : « the trademark is a sound mark
consisting of a lion roaring. An electronic recording of the sound has been placed on
file ».
5. Ces marchandises sont décrites dans l’enregistrement de MGM comme suit :
« Motion pictures films and pre-recorded video tapes ».
6. Les services sont décrits dans l’enregistrement de MGM comme suit : « Motion picture services ; entertainment services by distribution of motion pictures ; Entertainment services, namely, production and distribution of motion pictures and
providing film and tape entertainment for viewing through the media of television,
cinema and other media ».
La grande épopée de MGM...
609
produite par la requérante au dossier, au moment du dépôt de sa
demande d’enregistrement7.
1.1 Le registraire, campé sur ses positions
Pour le registraire, il existait plusieurs obstacles à l’enregistrement de la marque de MGM. En effet, dans les rapports d’examen
adressés à MGM, le registraire s’interroge quant à savoir si les marques sonores rencontrent la définition de « marque de commerce »
prévue à l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce8 et
demande les commentaires de la requérante sur ce point. Il requiert
également que la requérante lui démontre que la marque en cause
est effectivement distinctive.
Le registraire se demande par ailleurs si la marque faisant
l’objet de la demande d’enregistrement de MGM est véritablement
employée en liaison avec les marchandises et services décrits dans
la demande. Suivant le registraire, les spécimens produits par la
requérante ne démontrent pas l’emploi de la marque en liaison avec
les marchandises et services :
The specimens filed do not show the mark as used in association with the wares and services. Therefore, 3 specimens showing the mark as used are required (R.33). You may wish to
submit a video which would include a recording of the mark as
used in association with the wares and services.9
Sur ce point, le registraire s’appuie sur l’affaire Playboy10. Dans
cette affaire, qui date de 1987, il avait été décidé par le juge Pinard
7.
Par la suite, le registraire, dans son rapport d’examen daté du 9 mai 1995, a mentionné que le spécimen fourni ne montrait pas la marque telle qu’employée en
liaison avec les marchandises et services, et a exigé que MGM lui fournisse trois
spécimens supplémentaires montrant la marque telle qu’employée.
8. Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, ci-après la « LMC ».
9. Rapport d’examen daté du 9 mai 1995.
10. Playboy Entreprises Inc. c. Germain, (1987) 16 C.P.R. (3d) 517 (C.F.P.I.).
610
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de la Cour fédérale qu’une marque, pour rencontrer le critère de
l’emploi au sens de la LMC, devait être visible. Le juge s’exprime
comme suit :
I am of the opinion that use of verbal description is not use of
a trade mark within the meaning of the Trade-marks Act. A
« mark » must be something that can be represented visually.11
Le registraire requiert au surplus que MGM lui explique comment le dessin de la marque (tel qu’illustré précédemment) respecte
les exigences de l’alinéa 30h) de la LMC, qui énonce que la demande
d’enregistrement doit contenir :
sauf si la demande ne vise que l’enregistrement d’un mot ou de
mots non décrits en une forme spéciale, un dessin de la marque
de commerce, ainsi que le nombre, qui peut être prescrit, de
représentations exactes de cette marque ; [...]
Ainsi, selon le registraire, l’exigence qu’une marque de commerce soit susceptible de faire l’objet d’une représentation visuelle
empêchait toute reconnaissance des marques sonores au Canada12.
1.2 Le cheval de bataille de MGM
D’un autre côté, dans ses échanges avec le registraire en réponse
aux rapports d’examen, MGM plaide notamment que la LMC n’exclut pas les marques sonores de la définition de marque de commerce. En effet, selon elle, l’article 2 de la LMC ne fait qu’indiquer
qu’une marque doit être employée de manière distinctive. Or, rien
selon la requérante, ni dans l’intention du Parlement, ni dans les
définitions du dictionnaire du terme « mark », n’indique que la marque doit être d’une forme spécifique, notamment visuelle. MGM s’appuie entre autres sur le principe d’interprétation des lois dictant une
11. Ibid., par. 10. Plus loin, au paragraphe 13, le juge ajoute :
« Therefore, in order to be deemed to be used in association with wares, at the
time of the transfer of the property in or possession of such wares, the trade-mark
must be something that can be seen, whether it is marked in the wares themselves or on the packages in which they are distributed or whether it is in any other
manner so associated with the wares that notice of the association is then given
to the person to whom the property or possession is transferred. »
12. À ce titre, nous notons que l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (annexe 1 C de la Déclaration de Marrakech du
15 avril 1994, instituant l’Organisation mondiale du commerce) précise à son
article 15 que « les Membres pourront exiger, comme condition de l’enregistrement, que les signes soient perceptibles visuellement ».
La grande épopée de MGM...
611
approche large et libérale de la définition de « marque de commerce »,
laquelle est d’autant plus justifiée selon la requérante du fait de
l’évolution rapide des médias de communication qui accéléreront la
demande pour des enregistrements de marques sonores. Par ailleurs, la requérante rappelle au registraire la raison d’être de la
LMC, qui est de protéger le public et le commerce légitime. MGM
soutient en outre que la LMC fait référence au « son » à plusieurs
endroits, notamment aux alinéas 6(5)e), 12(1)b) et 5(b)ii) de la LMC.
Ainsi, la requérante soumet qu’il n’existe aucune raison de
refuser l’enregistrement de la marque en cause ou de limiter la
définition de marque de commerce aux marques qui peuvent être
représentées visuellement. La requérante ajoute qu’au moins 29
juridictions à travers le monde, dont les États-Unis et le RoyaumeUni, reconnaissent l’enregistrabilité des marques sonores13. La
requérante soumet en outre au registraire une résolution adoptée
par le conseil d’administration de l’International Trademark Association reconnaissant la protection des marques sonores14.
MGM rejette par ailleurs l’application de l’affaire Playboy à sa
marque sonore. En effet, selon la requérante, cette décision ne peut
lier le registraire puisque l’opinion du juge Pinard à l’effet qu’une
marque doit être quelque chose qui peut être représenté visuellement constituait un obiter dicta. Elle ajoute sur ce point que le registraire a constamment refusé d’appliquer des déclarations faites en
obiter dicta par la Cour fédérale15. D’autre part, la requérante soutient que la décision Playboy ne portait pas sur l’enregistrement
d’une marque sonore mais plutôt sur la question de savoir si une
description verbale d’une marque nominale constituait l’emploi de
cette marque nominale16. Elle souligne également que dans l’affaire
13. La requérante énumère d’ailleurs dans sa réponse au rapport d’examen du
3 décembre 2008 les pays qui reconnaissent, implicitement ou expressément,
l’enregistrabilité des marques sonores.
14. Request for action by the INTA Board of directors – Protectability of Sound Trade
Marks, 25 février 1997.
15. MGM donne notamment en exemple la décision Effigi inc. c. Canada (Attorney
General), (2005), 41 C.P.R. (4th) (C.A.F.), p. 5.
16. Il s’agissait de l’appel d’une décision du registraire ayant refusé de radier l’enregistrement 248.633 pour la marque PLAYBOY en liaison avec des « hair pieces ».
Le registraire avait toutefois accepté de retirer les autres marchandises de l’enregistrement, à savoir les « hair tinting preparations, hair tonics, hair sprays and
shampoos ». La marque n’était pas apposée sur les « hair pieces » au moment du
transfert de propriété ; le propriétaire se contentait d’informer verbalement ses
clients que ses marchandises étaient de la marque PLAYBOY. Or, la Cour a conclu que cela n’était pas suffisant pour constituer un emploi au sens de la LMC,
renversant ainsi la décision du registraire.
612
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Playboy, la marque n’était pas apposée sur les marchandises, alors
que c’est le cas pour sa marque sonore puisque celle-ci apparaît sur
les marchandises de MGM. En effet, MGM allègue que la marque est
encodée physiquement dans le film et forme une partie intégrante de
la trame sonore du film qui sera entendue par les consommateurs
chaque fois que le film sera joué. La requérante ajoute en outre que
puisque sa marque peut être représentée visuellement, sous la forme
d’une empreinte vocale, les commentaires du juge Pinard ne peuvent
s’appliquer. MGM souligne en dernier lieu que même les auteurs de
l’ouvrage Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition17 ont critiqué la décision Playboy, invoquant qu’il n’y a aucune
raison « that the definition of « mark » cannot include a visual symbol, such as a sound ».
Un argument supplémentaire soumis par MGM découle de la
comparaison qu’elle effectue entre la situation de sa marque sonore
et celle qui faisait l’objet de l’affaire Compuscience18. Il était alors
question d’une marque nominale qui apparaissait sur un programme
d’ordinateur, mais seulement au moment où celui-ci était ouvert.
Dans cette affaire, la Cour fédérale concluait que la marque était
effectivement employée en liaison avec les marchandises, même si la
marque en question n’apparaissait pas sur l’extérieur de la disquette
ou sur l’emballage de la disquette au moment de la vente :
The applicant had demonstrated its wares in association with
the trade mark both before and after the sale to George Weston
Limited. This is adequate trade mark usage. If this were not so,
no company would be able to sell its software and protect its
trade mark unless it delivered to the purchaser of the software
the actual software, labelled with the trade mark at the time of
giving of possession. It would, in effect, not be possible any longer for companies wishing to protect their trade marked software to install it either at the vendor’s place of business or the
purchaser’s place of business because there would be no proper
use of the trade mark and the software vendor would lose the
trade mark protection of his product. This seems not to be in
accord with sound business principles.19
Selon la Cour dans cette décision, étant donné la nature particulière des programmes d’ordinateurs, il est moins facile d’« atta17. GILL (Kelly) et al., Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, 4e éd., (Toronto : Carswell, 2002), sur feuilles mobiles.
18. BMB Compuscience Ltd. c. Bramalea Ltd. (1988), 22 C.P.R. (3d) 561 (C.F.P.I.).
19. Ibid., par. 42.
La grande épopée de MGM...
613
cher » la marque à la marchandise, contrairement par exemple à des
vêtements, où l’utilisation des étiquettes est courante :
[...] Although this could have been done, it is not to say that one
could not “attach” the label onto the program and which “label”
would only appear when the program is called upon by the user
of the computer.20
Par conséquent, pour la requérante, tant et aussi longtemps
que la marque est employée de manière à distinguer la source des
marchandises et services et qu’elle est associée à ces marchandises
et services au moment de la vente ou de la distribution au Canada, la
marque est enregistrable dans la mesure où elle rencontre les critères d’enregistrabilité prévus à l’article 12 de la LMC. À ce titre,
MGM soutient que sa marque sonore est non seulement distinctive
mais entre par surcroît dans la catégorie des marques notoires. La
requérante souligne que le registraire a semblé être satisfait de ses
arguments quant à la distinctivité de la marque puisqu’aucune
preuve visant la démonstration de la distinctivité de la marque n’a
été demandée à MGM dans les rapports du registraire émis en 1998
et 2002.
Enfin, MGM rappelle qu’une marque sonore a déjà été enregistrée au Canada en 198021. Selon MGM, puisqu’il n’y a pas d’exclusion explicite des marques sonores dans la définition de « marque de
commerce » prévue à la LMC, et vu que le registraire a lui-même
déjà accepté l’enregistrement d’une marque sonore il y a plusieurs
années, sa marque devrait elle aussi pouvoir être enregistrée.
MGM conclut en indiquant qu’une fois qu’il a été déterminé que
l’enregistrement d’une marque sonore est supporté par la LMC et
entre dans les limites de cette loi, le registraire n’a pas l’autorité de
refuser l’enregistrement de la marque.
20. Ibid., par. 38.
21. Il s’agissait de la marque « MUSICAL NOTES DESIGN » (Enregistrement
359,318) de Capitol Records inc. Le registraire a par la suite laissé savoir qu’il
considérait que le fait d’avoir accordé l’enregistrement pour cette marque était
une erreur. Pour une explication des motifs qui ont mené à l’enregistrement de
cette marque, nous vous référons à l’article suivant : GAREAU (Richard S.),
« Une grande première au Canada : la marque « sonore » », (1991) 3:1 Cahiers de
propriété intellectuelle 103.
614
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.3 Le dénouement de la saga : la décision du registraire
et l’appel de cette décision
Finalement, le 10 août 2010, après quatre rapports d’examen et
autant d’argumentations de la part de MGM, le registraire rend sa
décision finale dans laquelle il refuse la demande d’enregistrement
de MGM au motif que les exigences de l’alinéa 30h) de la LMC ne
sont pas rencontrées. La question de savoir si les enregistrements
audio et vidéo produits par MGM étaient suffisants pour se conformer aux exigences de l’alinéa 30h) n’a pas été abordée dans la lettre
de refus du registraire, pas plus que les autres points soulevés dans
les rapports d’examen précédents. Le registraire explique son refus
de la manière suivante :
[...] the applicant has filed a drawing, specifically a visual representation of sound. However, the drawing submitted is not
the trade-mark since the applicant has clearly applied for a
sound mark and not a design mark. As a result, the drawing is
not considered to be an accurate representation of the trademark, which the applicant has described as a “sound mark consisting of a lion roaring”.22
À la suite de ce refus du registraire, MGM loge un appel à la
Cour fédérale le 12 octobre 201023. Il appert alors des documents produits à la Cour que les parties acceptent de limiter le débat à
l’application de l’alinéa 30h) de la LMC au cas des marques sonores.
Ainsi, la question de savoir si une marque sonore constitue une
marque de commerce ne fait pas l’objet des questions en litige devant
la Cour fédérale, point toutefois que ne manque pas de souligner
MGM dans son Memorandum of Fact and Law (le « Memorandum »)
produit auprès de la Cour fédérale. En effet, selon MGM, le fait que
le registraire ait accepté de limiter le débat à la simple question de
22. Lettre de refus du registraire, datée du 10 août 2010, par. 4.
23. Dans le cadre d’une réunion de la Fédération Internationale des Conseils en Propriété intellectuelle, ayant eu lieu à Munich du 8 au 11 septembre 2010, Toni
Polson Ashton et David N. Katz ont offert une présentation au sujet des marques
de commerce non traditionnelles (le texte de leur présentation est disponible au :
<http://www.ficpi.org/library/10MunichFORUM/6-3_Polson_Ashton-outline.
pdf>. Après avoir constaté que de nombreuses demandes concernant des marques non traditionnelles ont été refusées par le registraire des marques de commerce au Canada et que certaines demandes ont même été volontairement
retirées par des demandeurs, l’auteur note que : « My personal view is that applicants would be better served by appealing the Examiner’s refusal to the Federal
Court. To date, no one has appealed ». Le premier appel logé à la Cour fédérale
aurait donc finalement eu raison du registraire.
La grande épopée de MGM...
615
l’alinéa 30h) sous-entend que le registraire a reconnu que les marques sonores entrent dans la définition de marque de commerce
prévue à la LMC. MGM ajoute par ailleurs que, si une marque
sonore constitue bel et bien une marque de commerce, alors l’enregistrement d’une marque sonore ne devrait pas être refusé pour de
simples technicalités.
MGM poursuit en invoquant qu’une interprétation large et
libérale doit être donnée à l’alinéa 30h) et que le matériel déposé
auprès du registraire, à savoir l’empreinte vocale, la cassette audio,
l’enregistrement vidéo et la description de la marque sonore, est suffisant pour rencontrer les critères prévus à l’alinéa 30h) de la LMC.
Notons qu’à l’appui de ses prétentions à l’effet que sa demande
d’enregistrement pour sa marque sonore respecte les exigences
de l’alinéa 30h) de la LMC, MGM fait valoir que le registraire a
approuvé certaines demandes d’enregistrement de marques non traditionnelles même si le dessin de la marque soumis avec la demande
n’était pas la marque telle qu’employée mais plutôt une représentation de la marque. Par exemple, pour la marque BLUE (COLOUR)
LOGO (535,786), qui concerne la couleur bleu telle qu’appliquée sur
la surface d’un ruban adhésif, MGM soumet que le rectangle bidimensionnel comportant des lignes horizontales constitue un dessin
de la marque de commerce, lequel en combinaison avec la description
de la marque, a rencontré, pour le registraire, les exigences de
l’alinéa 30h). Nous reproduisons ici le tableau qui a été produit par
MGM dans son Memorandum pour cette marque :
616
Les Cahiers de propriété intellectuelle
MGM allègue donc que si le dessin soumis au soutien de la
demande n’a pas posé problèmes dans le cas d’autres marques non
traditionnelles, pourquoi en serait-il un pour les marques sonores ?
Aux paragraphes 103 et 104 du Mémorandum, MGM explique sa
position de la manière suivante :
It is of no consequence that what is sought to be drawn and
accurately represented in the foregoing cases is a physical
object to begin with, as opposed to an idea.
The Registrar has previously allowed trade-marks for which
the drawing is not the trade-mark. This, in combination with
the fact that the Registrar has previously allowed a sound
mark, and an examination of the definitions of « drawing » and
« accurate representation », indicates that sound marks are
registrable and can meet the requirements of paragraph 30 (h)
of the Act.
Suivant le dépôt du Memorandum, le Procureur général du
Canada et le registraire ont déposé leurs représentations écrites.
Dans lesdites représentations, le Procureur général admet que le
registraire a erré lorsqu’il a conclu que la demande d’enregistrement
de MGM ne rencontrait pas les exigences de l’alinéa 30h) de la LMC.
En effet, suivant le Procureur général, l’alinéa 30h) ne fait qu’exiger
qu’un dessin de la marque accompagne la demande d’enregistrement
au moment de sa production. Ce paragraphe ne mentionne pas que la
marque per se doive être produite avec la demande non plus que la
marque doive être dans un format visuel avant qu’elle ne soit dessinée. Le registraire a confondu la marque elle-même, laquelle est un
son et non un mot, avec la représentation visuelle, ou le dessin de
la marque, lequel ne constitue que le moyen technique de l’entrer
au registre des marques de commerce. Suivant le Procureur, l’empreinte vocale soumise par MGM est le dessin de la marque requis à
l’alinéa 30h).
En outre, le Procureur général indique dans ses représentations que le registraire a fait défaut de considérer les enregistrements audio et vidéo de la marque produits par MGM. Pris
ensemble, l’empreinte vocale, l’enregistrement audio, l’enregistrement vidéo et la description de la marque satisfont les exigences de
l’alinéa 30h), lequel a pour objectif de s’assurer que la marque est
suffisamment définie dans la demande pour qu’un avis public soit
donné quant au monopole revendiqué par la requérante.
La grande épopée de MGM...
617
Le Procureur général conclut que, compte tenu de la raison
d’être de l’alinéa 30h), soit de s’assurer qu’un avis public suffisant
soit donné, et du fait que les marques sonores entrent dans la définition de « marque de commerce » prévue à la LMC, le registraire
aurait dû accepter la représentation visuelle de la marque sonore de
MGM, en combinaison avec le matériel déposé, comme rencontrant
les exigences de l’alinéa 30h).
Les parties ont donc produit à la Cour, le 17 février 2012, un
avis de requête pour jugement sur consentement et c’est ainsi que
la Cour fédérale a finalement rendu jugement le 28 mars 201224. De
consentement des parties, la Cour renverse la décision du registraire
du 10 août 2010 et ordonne à ce dernier d’approuver pour publication
la demande d’enregistrement de MGM. Enfin, la Cour ordonne à
MGM de fournir au registraire un fichier numérique, sous le format
MP3 ou autre, contenant le son faisant l’objet de la demande. Cette
marque sonore de MGM a ensuite été publiée au Journal des marques de commerce le 28 mars 2012 et aucune opposition n’a été formulée par une tierce partie à l’encontre de l’enregistrement de la
marque. La marque a donc été enregistrée le 31 juillet 2012.
Depuis, une dizaine de demandes d’enregistrement pour des marques sonores ont été produites auprès du registraire et il y a fort à
parier que de nombreuses autres demandes s’ajouteront à la liste25.
Signe que la décision de la Cour fédérale était très attendue, une
demande a été produite seulement deux jours après la décision de la
Cour fédérale26 ! Ces marques sonores faisant l’objet d’une demande
d’enregistrement nouvellement produite couvrent tant des marchandises que des services, et vont des services de restauration27, aux services
de téléconférence28, en passant par des machines à sous29, du matériel
24. Metro-Goldwyn-Mayer Lion Corp. c. Attorney General of Canada and the Registrar of Trade-marks, préc., note 2.
25. L’Office de la Propriété intellectuelle du Canada a créé un lien direct permettant
d’avoir accès aux demandes de marques de commerce sonores. Pour chaque
demande, un lien nous permet d’écouter le son de la marque : <http://www.
opic.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr03433.html>.
26. Il s’agit de la demande d’enregistrement 1,572,000 pour la marque Work.Rest.
Play Jingle produite par Mars Canada inc.
27. Demandes d’enregistrement 1,574,816 et 1,574,817 pour les marques sonores
Yumm et Red Robin Yumm produites par Red Robin International Inc.
28. Demandes d’enregistrement 1,580,577 et 1,580,578 pour les marques sonores
Telepresence End et Telepresence Start, produites par Cisco Technology inc.
29. Demande d’enregistrement 1,578,741 pour la marque Tarzan Yell produite par
Edgar Rice Burroughs inc.
618
Les Cahiers de propriété intellectuelle
informatique30, des sacs à provisions31, des vêtements32, des services de
vente au détail33, des systèmes de téléconférence34 et des tablettes de
chocolat35 ! Il sera intéressant de voir au cours des prochains mois la
manière dont seront traitées ces marques, notamment si le registraire
émettra certaines objections quant à l’enregistrement de ces marques,
entre autres sur la base de l’alinéa 12(1)b) de la LMC, ou encore si des
oppositions seront formulées par des tiers à l’encontre de l’enregistrement de celles-ci.
2. CHANGEMENT DE CAP AU NIVEAU DE LA
PRATIQUE DU REGISTRAIRE
Le jour même de la décision de la Cour fédérale, soit le 28 mars
2012, le registraire a émis un énoncé de pratique au sujet des marques de commerce sonores36, lequel reprend exactement les termes
du paragraphe 28(10) du Projet de modification du Règlement sur
les marques de commerce37. Établissant les normes régissant les
demandes d’enregistrement de marques sonores, l’énoncé de pratique indique que la demande d’enregistrement d’une marque de
commerce qui consiste en un son devrait :
a. indiquer que la demande vise l’enregistrement d’une marque
sonore ;
b. contenir un dessin qui représente graphiquement le son ;
c.
contenir une description du son ;
d. contenir un enregistrement électronique du son.
30. Demande d’enregistrement 1,579,541 pour la marque Intel Corporation produite
par Intel Corporation.
31. Demande d’enregistrement 1,586,405 pour la marque Steam Whistle produite
par Steam Whistle Brewing inc.
32. Demande d’enregistrement 1,575,748 pour la marque Toys « R » Us Jingle produite par Toys « R » Us Canada Ltd.
33. Demande d’enregistrement 1,578,741 pour la marque Tarzan Yell produite par
Edgar Rice Burroughs inc.
34. Demande d’enregistrement 1,580,579 pour la marque Webex produite par Cisco
Technology inc.
35. Demande d’enregistrement 1,572,000 pour la marque Work.Rest.Play Jingle produite par Mars Canada inc.
36. Accessible sur le site de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada :
<http://www.cipo.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr03439.
html>.
37. Accessible sur le site de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada :
<http://www.cipo.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr03416.
html>.
La grande épopée de MGM...
619
Mention importante, l’énoncé de pratique stipule que lorsqu’une marque sonore sera considérée comme étant fonctionnelle,
clairement descriptive ou fausse et trompeuse, une objection sera
soulevée conformément aux dispositions de l’alinéa 12(1)b) de la
LMC. L’énoncé ajoute que dans de tels cas, la marque pourrait être
enregistrée conformément aux dispositions du paragraphe 12(2) ou
de l’article 14 de la LMC.
L’énoncé de pratique mentionne également que les nouvelles
demandes d’enregistrement pour des marques sonores peuvent seulement être soumises par voie d’une demande sur papier, et non par
le système de dépôt en ligne de l’Office de la propriété intellectuelle
du Canada (OPIC). Enfin, seuls certains enregistrements électroniques seront acceptés, soit ceux en format MP3 ou WAVE, limité à
5 méga-octets, et enregistrés sur un CD ou un DVD ; tout autre type
d’enregistrement sera refusé.
Il importe de se rappeler qu’un énoncé de pratique a uniquement pour but de préciser les pratiques du registraire des marques
de commerce et l’interprétation que fait le registraire de certaines
dispositions de la LMC. Toutefois, en cas de divergence entre cet
énoncé et la loi applicable, c’est la loi qui prévaudra. Par conséquent,
puisque la Cour fédérale n’a jamais eu à se prononcer sur le fond
dans l’affaire MGM, il reste à voir comment les tribunaux percevront les marques sonores et interpréteront l’affaire Playboy dans
les années à venir s’ils étaient amenés à se pencher sur une affaire
impliquant une marque sonore, à moins qu’un amendement législatif ou réglementaire à la LMC ne vienne éclaircir avant le débat.
3. VERS UNE MODIFICATION RÉGLEMENTAIRE
ET LÉGISLATIVE ?
En dernier lieu, soulignons que la décision du registraire des
marques de commerce est en conformité avec le Projet de modifications au Règlement sur les marques de commerce. Ce projet de loi est
en lien direct avec l’intention du Canada d’adhérer au Traité de
Singapour sur le droit des marques, lequel prévoit expressément la
possibilité d’enregistrer une marque sonore38. En effet, ledit projet,
38. Traité de Singapour sur le droit des marques, 27 mars 2006. Le paragraphe 3(9)
du règlement d’exécution de ce Traité prévoit ce qui suit : « Lorsque la demande
contient une déclaration indiquant que la marque est une marque sonore, la
représentation de la marque doit, au choix de l’office, consister en une notation
musicale sur une portée, en une description du son constituant la marque, en un
enregistrement analogique ou numérique du son ou en toute combinaison de ces
éléments. »
620
Les Cahiers de propriété intellectuelle
présenté au début de l’année 2012, propose entre autres que le paragraphe suivant soit ajouté à l’article 28 du Règlement sur les marques
de commerce39 :
La demande d’enregistrement d’une marque de commerce qui
consiste en une marque sonore :
a. doit indiquer que la demande vise l’enregistrement d’une
marque sonore ;
b. doit contenir un dessin qui représente graphiquement le
son ;
c.
doit contenir une description du son ;
d. doit contenir un enregistrement électronique du son.
La période de consultation à l’égard de ce projet de modification
s’est tenue entre le 23 février et le 23 avril 2012. La majorité des commentaires40 obtenus portaient sur la clarté du langage utilisé et
visaient à s’assurer que les termes soient harmonisés tout au long du
Règlement. Pour ce qui est de la modification proposée à l’article 28,
elle a été accueillie positivement par les répondants. La prochaine
étape sera de soumettre le projet de modification du Règlement au
Parlement, pour qu’il suive le processus habituel d’adoption des lois
et règlements et d’attendre la publication du texte dans la Gazette
du Canada, ce qui pourrait se faire dès l’automne 2012. Les modifications proposées entreraient possiblement en vigueur à l’été 201341.
Nous notons qu’à partir du moment où le Règlement sur les
marques de commerce prévoit la possibilité d’enregistrer une marque
sonore, il deviendra difficile pour les tribunaux de prétendre que ce
type de marque n’entre pas dans la définition de « marque de commerce » prévue à la LMC, si elle rencontre les exigences propres au
droit des marques de commerce. À ce titre d’ailleurs, selon des informations fournies par un représentant de l’OPIC chargé du projet de
modification du Règlement, nous pouvons également nous attendre
à ce que la définition de « marque de commerce » prévue à la LMC
39. Règlement sur les marques de commerce, DORS/96-195 (ci-après le « Règlement »).
40. Les commentaires recueillis proviennent du International Trademark Association (INTA), de Smart & Biggar, de l’Institut de la Propriété Intellectuelle du
Canada (IPIC), de la Fédération Internationale des Conseils en Propriété Industrielle (FICPI) et de Gowling Lafleur Henderson LLP.
41. Selon une représentante de l’Office de la propriété intellectuelle.
La grande épopée de MGM...
621
soit amendée de manière à ce que certaines marques non traditionnelles, dont les marques sonores, y soient expressément mentionnées. Toutefois, de tels changements risquent de ne pas voir le jour
avant plusieurs années.
4. MALGRÉ LA DÉCISION MGM, CERTAINES
QUESTIONS DEMEURENT...
Même s’il est maintenant possible d’enregistrer une marque
sonore, plusieurs incertitudes demeurent au sujet de ces marques
non traditionnelles. En effet, tel que mentionné précédemment, la
Cour fédérale n’a pas eu à se prononcer sur le fond dans l’affaire
MGM, les parties ayant consenti à jugement. Ainsi, malgré
l’ouverture du registraire à l’enregistrement des marques sonores,
cela ne veut pas dire que celles-ci rencontreront les exigences du
droit des marques de commerce, dont notamment la question de
savoir si de telles marques rencontrent les critères d’emploi prévus à
l’article 4 de la LMC.
4.1 Difficultés au niveau de l’emploi d’une marque sonore
Premièrement, rappelons que l’exigence qu’une marque de commerce soit employée en liaison avec des marchandises ou services est
prévue à l’article 4 de la LMC :
4. (1) Une marque de commerce
est réputée employée en liaison
avec des marchandises si, lors du
transfert de la propriété ou de la
possession de ces marchandises,
dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les
marchandises mêmes ou sur
les colis dans lesquels ces marchandises sont distribuées, ou si
elle est, de toute autre manière,
liée aux marchandises à tel point
qu’avis de liaison est alors donné
à la personne à qui la propriété
ou possession est transférée.
4. (1) A trade-mark is deemed
to be used in association with
wares if, at the time of the transfer of the property in or possession of the wares, in the normal
course of trade, it is marked
on the wares themselves or on
the packages in which they are
distributed or it is in any other
manner so associated with the
wares that notice of the association is then given to the person to
whom the property or possession
is transferred.
(2) Une marque de commerce est
réputée employée en liaison avec
(2) A trade-mark is deemed to be
used in association with services
622
Les Cahiers de propriété intellectuelle
des services si elle est employée
ou montrée dans l’exécution ou
l’annonce de ces services.
if it is used or displayed in the
performance or advertising of those
services.
[Les italiques sont nôtres.]
Or, comment l’emploi d’une marque sonore telle que celle de
MGM, qui ne peut être entendue par les consommateurs que lorsque
le film est mis dans lecteur DVD, et donc subséquemment à l’achat
ou au transfert de propriété dudit film, pourrait-il être conforme aux
exigences de l’article 4 de la LMC ?
Un argument intéressant sur ce point est celui formulé par
MGM à l’effet que le raisonnement dans l’affaire Compuscience42
s’appliquerait aux marques sonores. Rappelons que la marque dont
il était question dans cette affaire n’avait jamais été apposée sur des
marchandises ni sur les emballages de ces marchandises, mais apparaissait sur l’écran d’ordinateur une fois le logiciel informatique téléchargé. La marque était accessible dans un premier temps lorsque le
marchand faisait une démonstration de son logiciel à des acheteurs
potentiels, puis par la suite lorsque les acheteurs utilisaient le logiciel. Or, dans un tel cas, la Cour a conclu qu’il y avait effectivement
emploi de la marque en liaison avec les marchandises, et ce, bien que
la marque n’était pas visible sur les marchandises en tant que telles
au moment du transfert de propriété.
De même, dans une autre cause, l’affaire Info Touch Technologies43, la Commission des oppositions a reconnu que la marque
NETLOCK, en liaison avec un programme informatique et des brochures et manuels d’instructions, était employée au sens de la LMC
bien qu’elle ne soit démontrée qu’après l’achat de la marchandise.
En s’appuyant sur la décision Compuscience, la Cour estime que
« l’affichage de la marque de commerce au moment où le programme
est téléchargé depuis le site web de l’opposante équivaut à un emploi
42. BMB Compuscience Ltd. c. Bramalea Ltd., préc., note 19.
43. Info Touch Technologies Corp. c. HE Holdings Inc., [2005] C.O.M.C. 183. Dans
cette affaire, Info Touch Technologies s’était opposée à l’enregistrement de la
marque NETLOCK & N Design (Demande 0817848) notamment au motif que
ladite marque créait de la confusion avec la marque de commerce NETLOCK
de l’opposante que cette dernière ou son prédécesseur en titre alléguait avoir
employée antérieurement à la production de la demande d’enregistrement de la
requérante. La Commission des oppositions devait notamment dans le cadre de
ce motif déterminer si l’opposante était justifiée de prétendre que sa marque
avait été effectivement employée avant celle de la requérante.
La grande épopée de MGM...
623
en liaison avec les marchandises de la façon exigée par le paragraphe
4(1) de la Loi »44.
Également, dans l’affaire Degrémont45, visant une procédure
instituée en vertu de l’article 45 de la LMC, il était question de
l’emploi d’une marque consistant en un dessin d’oiseau, en liaison
avec des appareils pour traitement biologique d’eaux résiduaires
et des appareils de traitement industriel d’ordures ménagères. La
marque était portée à l’attention des clients par le biais de brochures, puis par la suite lors de l’installation des appareils en question.
Les clients ne pouvaient donc percevoir la marque sur les appareils
avant de les avoir achetés et installés. Le registraire note que « la
nature des marchandises est un facteur important à considérer
dans cette affaire »46, puis conclut que la marque était effectivement
employée en liaison avec les marchandises :
Ce que la preuve démontre, c’est que la marque de commerce
et les marchandises auraient été portées à l’attention de l’acheteur grâce à la brochure que la titulaire distribue à ses clients
actuels ou éventuels. De plus, les clients de la titulaire auraient
probablement remarqué la marque de commerce imprimée au
haut des factures, et verraient la marque telle qu’affichée sur
une enseigne une fois les marchandises installées. Compte tenu
de ces considérations, je suis prête à conclure que la marque de
commerce était liée aux marchandises à tel point que l’avis de
liaison prévu au paragraphe 4 (1) de la Loi a été donné.47
Par contre, des nuances quant à ce qui constituerait l’emploi
d’une marque conformément aux principes de Compuscience ont été
apportées dans certaines décisions canadiennes subséquentes. Par
exemple, dans l’affaire récente Alloy Rods48, portant sur une procédure instituée en vertu de l’article 45 de la LMC, le registraire distingue la situation dont il est saisi, où la marque n’est visible
qu’après l’achat, soit à l’ouverture de l’emballage des fils de soudure
à la maison, de celle dans Compuscience où la marque était montrée
tant avant qu’après l’achat. Elle est d’avis que le fait que la marque
ne soit disponible qu’après l’achat des marchandises n’est pas suffisant pour rencontrer les exigences du paragraphe 4(1) de la LMC.
44. Ibid., p. 11.
45. Degrémont-Infilco Ltée (Re), [2000] C.O.M.C. 44. Il était question de l’enregistrement 149,098 pour la marque BIRD & DESIGN.
46. Ibid., par. 10.
47. Ibid., par. 11.
48. Alloy Rods Global, Inc. (Re), [2012] C.O.M.C. 5053.
624
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Un raisonnement similaire a été présenté par la Cour, dans l’affaire
McGaw49, où elle souligne que, contrairement à la situation dans
Compuscience, dans le cas de la marque dont la Cour était saisie :
There is no evidence that the program was shown or demonstrated to customers prior to them purchasing the product
and therefore no evidence that the registrant’s customers
would have been aware that they were purchasing a computer
program associated with the trade-mark “CAP”.50
Ainsi, les propriétaires de marques sonores auront à user d’ingéniosité pour réussir à rencontrer le critère d’emploi prévu à la
LMC en ce qui concerne leurs marchandises. En effet, pour que ces
marques puissent être employées en liaison avec des marchandises,
il semble que la jurisprudence ait confirmé que la marque doit être
perçue par le consommateur avant ou au moment du transfert de
propriété mais non uniquement de manière subséquente à celui-ci.
Afin de rencontrer ce critère, certains ont suggéré que l’emballage ou
la marchandise elle-même pourrait contenir l’empreinte vocale du
son en question, comme celui du rugissement du lion de MGM. Ou
alors, la marchandise pourrait contenir une puce à compression qui,
lorsqu’elle est enfoncée, permet que le son de la marque soit entendu.
Aussi, certains considèrent que le critère d’emploi pourrait être
satisfait par le biais de la présentation de publicités sur le point de
vente des marchandises ou en permettant autrement que le son de la
marque soit entendu au moment de l’achat des marchandises51.
Par exemple, dans l’affaire Syprotec Inc. (Re)52, le propriétaire
inscrit de l’enregistrement d’une marque nominale devait démontrer
que sa marque avait été employée au cours des trois années précédant l’émission de l’avis en vertu de l’article 45 de la LMC en liaison
avec des analyseurs d’hydrogène dissous, de liquide diélectrique et
des services de réparation de ces marchandises. Afin de faire sa
preuve, le propriétaire de la marque a fourni diverses brochures et
autres documents transmis à des clients, relatifs à ses marchandises
et services. S’appuyant sur l’affaire Compuscience, la Cour conclut de
la manière suivante :
49. McGaw (Re), [2000] C.O.M.C. 6.
50. Ibid., par. 9.
51. McGINNIS (Katharine), « Whether Sound Marks Can and/or Should Be Registered as Trade-marks in Canada », (2005) 19:1 Intellectual Property Journal 117, 5.
52. Syprotec Inc. (Re), [2001] T.M.O.B. No. 60. Il était question de la marque
« ENGINEERED CARE » faisant l’objet de la demande d’enregistrement numéro
409746 produite par Syprotec inc.
La grande épopée de MGM...
625
In my view, notice of the association between the trade-mark
and the wares would have been brought to the attention of the
purchaser by way of the brochures provided at the time sales
calls were made and when proposals for the supply of the wares
were made. Further, as the trade-mark clearly appears on the
invoices, notice of the association would have continued at the
time of transfer of the wares. [...] Consequently, when taking
into consideration all of the above, I conclude that the trademark ENGINEREED CARE was so associated with the wares
as to give the notice specified under Section 4 (1).53
Quant à l’emploi d’une marque sonore en liaison avec des services, dans la mesure où la marque sonore est employée ou montrée
lors de l’annonce ou l’exécution des services, le critère d’emploi prévu
au paragraphe 4(2) de la LMC sera rencontré. Il est plus facile dans
le contexte des services de voir comment une marque sonore pourra
être employée. À titre illustratif, aux États-Unis, NBC a été l’une
des premières compagnies à obtenir l’enregistrement d’une marque
sonore pour le son de carillons en liaison avec des services de radiodiffusion54. Dans le cas de cette marque, celle-ci était périodiquement jouée sur les ondes de la radio, notamment pour annoncer
le début d’une pause publicitaire. Un autre exemple concerne la
marque sonore consistant en la chanson thème « Sweet Georgia
Brown » des Harlem Globetrotters pour des services de divertissement dans le domaine du basketball55. Dans ce cas, la marque, soit la
chanson thème, était jouée et diffusée à certains moments au cours
des spectacles de basketball.
Comme le note Me Laurent Carrière, « il n’y aura que rarement
avis de liaison dans le cas des marques sonores pour les marchandises. Il pourra cependant en être plus facilement autrement dans le
cas de marques sonores visant les services »56. En effet, « the natural
way in which sound marks would be used would be through advertising or performance »57.
53.
54.
55.
56.
Ibid., par. 10.
La marque a été enregistrée aux États-Unis sous le numéro 0916522.
La marque a été enregistrée aux États-Unis sous le numéro 1700895.
Laurent CARRIÈRE, « La protection statutaire des marques non traditionnelles
au Canada. Quelques réflexions sur leur enregistrabilité et leur distinctivité »,
dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements
récents en droit de la propriété intellectuelle 1999, (Cowansville : Blais), 1999,
p. 108.
57. McGINNIS, préc., note 51, p. 5.
626
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En plus des exigences mentionnées précédemment, encore
faut-il que la marque sonore soit employée à titre de marque de
commerce. À cet effet, certaines décisions sont notamment venues
établir que l’emploi d’une marque de manière « ornementale » ou
« esthétique » ne constituait pas un emploi à titre de marque de commerce puisque cet emploi n’est pas fait par son propriétaire de
manière à distinguer ses marchandises ou services de ceux des
autres58. On peut facilement s’imaginer, dans le cas d’une marque
sonore, une situation où le consommateur se procurera une marchandise en raison uniquement du son attrayant, voire envoûtant
émis par celle-ci et non parce qu’elle provient d’une source particulière.
Vu ce qui précède, un débat pourrait donc survenir quant à
l’emploi de la marque sonore de MGM en liaison avec les marchandises décrites dans son enregistrement. En effet, ce n’est pas au registraire à soulever au stade de l’examen la conformité de la demande
d’enregistrement à l’article 4 de la LMC. Un tiers pourrait donc
notamment s’opposer à l’enregistrement d’une marque sonore sur la
base que celle-ci ne rencontre pas les exigences prévues à l’article 4
de la LMC ou requérir qu’un enregistrement pour une marque
sonore soit modifié, biffé ou radié pour défaut d’emploi.
4.2 Le caractère distinctif d’une marque sonore
L’aspect fondamental du droit des marques de commerce est le
caractère distinctif d’une marque ; en effet, pour pouvoir être une
« marque de commerce », la marque doit être en mesure de distinguer les marchandises et services en liaison avec lesquels elle est
employée de ceux offerts par une autre personne. Ainsi, les sons,
pour pouvoir être catégorisés comme marques de commerce, doivent
posséder un caractère distinctif inhérent ou avoir acquis, de par
l’usage, un caractère distinctif. Un son donnant une description
claire de la nature des marchandises ou services, par exemple, ne
pourra constituer une marque de commerce et ne pourra être enregistré que lorsque celui-ci aura acquis une signification secondaire.
Récemment, dans l’affaire Drolet59, la Cour fédérale était saisie
d’une demande visant à faire radier des enregistrements de marques
58. Voir notamment les décisions Knitting Ltd. c. Tetra Music Ltd. (1992), 43 C.P.R.
(3d) 154 (Com. Opp. et Caricline Ventures Ltd. c. ZZTY Holdings Ltd. (2001),
16 C.P.R. (4th) 484 (C.F.P.I.) – confirmé (2002), 22 C.P.R. (4th) 321 (C.A.F.).
59. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, [2010] 1 R.C.F. 492 (C.F.).
La grande épopée de MGM...
627
de commerce, conformément à l’article 57 de la LMC. Celle-ci devait
d’abord vérifier si les marques de commerce de l’appelante constituant le titre d’un livre et un logo consistant en la lettre A entourée
d’un serpent qui se mord la queue, étaient distinctives. La Cour a
profité de cette occasion pour rappeler les principes généraux relatifs
à l’exigence qu’une marque soit distinctive :
Pour être distinctive, une marque de commerce doit remplir
trois conditions : 1) la marque doit être associée à un produit ;
2) le propriétaire doit utiliser cette association entre la marque
et son produit et vendre ce produit ou ce service ; et 3) cette
association doit permettre au propriétaire de la marque de distinguer son produit de ceux des autres propriétaires : [...].
La jurisprudence a établi que le caractère distinctif d’une marque pouvait être inhérent ou acquis. Une marque sera intrinsèquement distinctive lorsqu’elle ne réfère pas les consommateurs à une multitude de sources possibles, mais à une seule ; il
en ira ainsi, notamment, lorsque la marque est constituée d’un
nom fictif et inventé. D’autre part, une marque pourra acquérir
un caractère distinctif qu’elle n’avait pas au départ suite à son
utilisation continue.60
Nous examinerons ci-après de quelle manière la distinctivité a
été évaluée dans le contexte des marques sonores, en présentant des
exemples tirés de la jurisprudence américaine où les marques sonores ont été considérées comme n’étant pas distinctives.
Tout d’abord, dans l’affaire In Re General Electric Broadcasting61, le Trademark Trial and Appeal Board (le « TTAB ») était
saisi de l’appel d’une décision du registraire américain ayant refusé
d’enregistrer le son d’un « ship’s bell clock » en liaison avec des services de radiodiffusion. Le TTAB commence par expliquer que les sons
qui sont uniques ou différents peuvent être enregistrés sans qu’il y
ait besoin de faire la preuve d’une signification secondaire. Par
contre, pour les sons communs (« commonplace sounds »), afin qu’ils
puissent être enregistrés, le TTAB indique qu’ils doivent être accompagnés d’une preuve à l’effet que les consommateurs et acheteurs
reconnaissent le son et l’associent à une source (de marchandises ou
de services) précise. Tel qu’indiqué dans la décision, « sound marks
60. Ibid., par. 169-170.
61. Re General Electric Broadcasting, (1978), 199 USPQ 560 (TTAB), ci-après
« General Electric ».
628
Les Cahiers de propriété intellectuelle
function as source indicators when they “assume a definitive shape
or arrangement” and “create in the hearer’s mind an association of
the sound” with a good or service »62.
Le Manuel d’examen américain explique à ce titre que les
« commonplace sounds », qui sont des sons auxquels les consommateurs ont été exposés sous des circonstances différentes, comme des
sons produits par des marchandises dans le cours normal de leur
opération, tels les alarmes de réveille-matins ou les sonneries de
téléphone63, pourront difficilement être enregistrables à titre de
marques de commerce, à moins d’avoir acquis une signification
secondaire64.
Dans le cas de la marque dont le TTAB était saisi dans General
Electric, étant donné qu’il s’agissait d’un son commun, il était nécessaire de prouver que les consommateurs identifiaient le son des cloches avec la station de radio. Or, étant donné l’absence d’une preuve
suffisante à cet effet, le TTAB a conclu que la marque n’était pas
enregistrable65.
Ainsi, en droit américain, les marques sonores peuvent être
enregistrées lorsqu’elles sont « arbitrary, unique or distinctive and
can be used in a manner so as to attach to the mind of the listener
and be awakened on later hearing in a way that would indicate for
the listener that a particular product or service was coming from a
particular, even if anonymous, source »66.
Également, dans l’affaire Ride the Ducks67, où il était question d’une demande d’injonction pour contrefaçon d’une marque de
commerce et pour concurrence déloyale, la Cour devait évaluer le
caractère distinctif d’une marque consistant en le son d’un canard,
en relation avec des services de tour de bateaux68. La Cour, dans le
62. Ibid., par. 563 – tiré du Manuel d’examen américain, §1202.15.
63. Dans l’affaire Nextel Commc’ns, Inc. c. Motorola, Inc., (2009), 91 USPQ2d 1393
(TTAB), le TTAB a statué que les téléphones cellulaires produisant des sons de
« chirp » tombaient dans la catégorie des biens émettant des sons dans le cours
normal de leur opération.
64. Tiré de la section 1202.02(a)(viii) du manuel d’examen américain.
65. La décision est expliquée par ROTH (Melissa E.), « Something Old, Something
New, Something Borrowed, Something Blue: A New Tradition in Nontraditional
Trademark Registrations », (2006) 27 Cardozo Law Review 457, 484 et s.
66. In re Vertex Group (2009), 89 USPQ 2d 1694 (TTAB), ci-après l’affaire « Vertex »,
tiré du Manuel d’examen américain, section 1202.15.
67. Ride the Ducks, LLC c. Duck Boat Tours Inc., 2005 US App LEXIS 13554 (3rd
Cir.), ci-après « Ride the Ducks ».
68. Enregistrement 2484276.
La grande épopée de MGM...
629
cadre de son évaluation du caractère distinctif dudit son, conclut
qu’une preuve de l’acquisition du caractère distinctif quant à ce son
est requise :
Plaintiff’s mark is not inherently distinctive. Quacking is the
kind of familiar noise that would not, in this Court’s opinion,
qualify as so inherently distinctive that proof of secondary
meaning is not necessary to link the noise to Plaintiff’s provision of an amphibious tour on a World War II DUKW. In order
to show a reasonable probability of success on its trademark
infringement claim, therefore, Plaintiffs need to produce evidence that the quacking noise produced by its Wacky Quackers
has acquired secondary meaning.69
Or, étant donné que l’acquisition d’une signification secondaire
n’avait pas été démontrée, notamment puisque les publicités faites
relativement aux services ne mettaient pas en évidence le son du
canard, la Cour a rejeté la demande d’injonction.
Finalement, dans l’affaire Vertex70, les tribunaux américains
ont évalué le caractère distinctif du son produit par les bracelets
« Amberwatch » visant à contrer l’enlèvement d’enfants et ont décidé,
comme nous le verrons plus loin, qu’en plus d’être fonctionnel, le son
de l’alarme n’était pas distinctif. À cet effet, la Cour se prononce de la
manière suivante :
We conclude that the applicant’s sound is the type that General
Electric instructs may be registered only if “supported by evidence to show that purchasers, prospective purchasers and
listeners do recognize and associate the sound with services
offered and/or rendered exclusively with a single, albeit anonymous, source.” [...] The record in these cases does not include
such a showing and certainly does not show how the sound of
applicant’s alarms to be so distinctive that it can be registered
on the Principal Register without a showing of acquired distinctiveness.71
Tout comme dans les affaires Ride the Ducks et General Electric
précitées, la Cour a exigé la preuve de l’acquisition d’une signification secondaire et a conclu que la preuve présentée à cet effet n’était
69. Ride the Ducks, préc., note 67, p. 14.
70. Vertex, préc., note 66.
71. Ibid., p. 25.
630
Les Cahiers de propriété intellectuelle
pas suffisante, malgré les prétentions de l’appelant à l’effet que la
marque était utilisée dans des publicités du bracelet diffusées à la
télévision et à la radio.
Ce débat quant à la distinctivité des marques sonores risque de
devenir également une réalité en droit canadien. En effet, il sera
intéressant de voir si le registraire exigera de certains requérants,
ayant nouvellement produit une demande d’enregistrement pour
leurs marques sonores, la démonstration de l’acquisition de caractère distinctif quant à des marques de son dit « commun ».
4.3 La doctrine de la fonctionnalité
Tel que le rappelle le registraire dans son énoncé de pratique,
une marque sonore ne pourra constituer une marque de commerce si
celle-ci est fonctionnelle. Cette doctrine, qui s’applique également
aux marques traditionnelles, a d’ailleurs été illustrée dans l’affaire
Lego72, où la Cour suprême du Canada explique que « le droit des
marques de commerce ne vise pas à empêcher l’utilisation concurrentielle des particularités utilitaires d’un produit, mais sert plutôt à
distinguer les sources des produits. Le principe de la fonctionnalité
touche ainsi à l’essence même des marques de commerce »73.
Quant à la manière dont cette doctrine s’applique aux marques
sonores, nous pouvons nous inspirer d’une décision américaine sur
ce point. En effet, puisqu’aux États-Unis les marques sonores sont
reconnues depuis déjà plusieurs années, les tribunaux ont eu la possibilité de se prononcer sur cette question74. D’abord, au sujet de
cette doctrine, la Cour suprême des États-Unis a établi qu’il existe
au moins deux façons de conclure qu’une marque est fonctionnelle :
72. Kirkbi AG c. Gestion Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302.
73. Ibid., par. 43. Une vision identique de l’objectif de la fonctionnalité a été adoptée
par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Qualitex Co. v. Jacobson Prod.
Co. Inc., (1995), 54 U.S. 159, 169. Dans cette affaire, la Cour avait statué
qu’une couleur pouvait satisfaire aux critères d’enregistrabilité des marques de
commerce du moment qu’une preuve à l’effet que cette couleur avait acquis une
signification secondaire était produite PORT (Kenneth L.), « On nontraditional
trademarks », (2001) 38 North Kentucky Law Review 1, 2.
74. En 2011, il y avait aux États-Unis 336 demandes d’enregistrement de marques
sonores, dont 295 avaient été déposées après l’affaire Qualitex, et 171 marques
sonores enregistrées. Parmi les 336 demandes déposées, il y avait seulement 52
demandes pendantes pour des marques sonores, et 112 demandes abandonnées
(statistiques fournies dans PORT, préc., note 73, p. 50 et s.). Ce même auteur
explique que « these applications are often refused for being functional or failing
to function as a trademark that can be used to identify and distinguish applicant’s goods from others and to identify source ».
La grande épopée de MGM...
631
First, if the product feature is essential to the use or purpose of
the article it may be found functional. [...] Second, if the product
feature affects the cost or quality of the article, so that exclusive
right to use it would put a competitor at a disadvantage, this,
too, may support a conclusion that the product feature is functional.75
L’évaluation de la fonctionnalité d’une marque se fait, tant au
Canada qu’aux États-Unis, au moment de l’examen de la demande
d’enregistrement par le registraire. Au Canada, le Manuel d’examen
des marques de commerce mentionne d’ailleurs qu’une marque fonctionnelle ne peut être enregistrée76. Aux États-Unis, le fait qu’une
marque fonctionnelle ne puisse être enregistrée est codifié à l’alinéa
1052(e)5) du Lanham Act77.
En appliquant cet article, les tribunaux américains ont d’ailleurs confirmé que la fonctionnalité pouvait constituer l’un des
obstacles aux « marques sonores », tel qu’il appert notamment de
la décision Vertex78. Dans cette cause discutée précédemment, nous
rappelons qu’il était question d’une marque sonore consistant en
une alarme émise par un bracelet pour enfant de marque « Amberwatch ». Le TTAB examine dans cette affaire le caractère fonctionnel
du son émis par le bracelet et à ce sujet, elle est d’avis que le son est
effectivement fonctionnel puisqu’il constitue un aspect essentiel de
l’utilisation du produit :
In the cases at hand, we conclude that the sound proposed for
registration is functional and not entitled to registration under
either view of functionality. Quite simply, the use of an audible
alarm is essential to the use or purpose of the applicant’s products. [...] Moreover, it is clear from the record that applicant’s
alarm emits a loud sound and that the loudness of the sound is
an essential feature of the product. [...] In short, the ability of
applicant’s products to emit a loud, pulsing sound is essential to
their use or purpose. For that reason alone, the functionality
refusal must be affirmed in regard to each application.79
75. Vertex, préc., note 66.
76. Manuel d’examen des marques de commerce, septembre 1996, en ligne : <http://
www.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr00060.html>.
77. Lanham Act, 15 U.S.C., §1051 et s. : « No trademark by which the goods of the
applicant may be distinguished from the goods of others shall be refused registration on the principal register on account of its nature unless it [...] (5) comprises
any matter that, as a whole, is functional. »
78. Vertex, préc., note 66.
79. Ibid., p. 28-29.
632
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Une autre cause qui aurait été particulièrement intéressante
sur la question de l’application de la doctrine de la fonctionnalité aux
marques sonores, si elle avait été entendue par les tribunaux, est
celle de la demande d’enregistrement de Harley-Davidson pour le
son des moteurs de ses motocyclettes80. En effet, pour plusieurs, le
son produit par le moteur de la moto Harley Davidson est fonctionnel, comme l’explique Jacey McGrath : « although the sound of a Harley Davidson motorcycle may well be distinctive and even unique, it
is simply the natural sound of a V-twin, common crankpin motorcycle engine »81. Ainsi, si la marque sonore de Harley Davidson avait
été enregistrée, celle-ci aurait empêché toutes les autres compagnies
de moto de faire un moteur de la même façon puisque le bruit produit
par le moteur serait alors le même que celui de la moto Harley :
« the registration of such a sound as a trade mark would preclude
any future competition in maufacturing motorcycles with V-twin
common crankpin engines »82. Par contre, suite à l’opposition de
plusieurs manufacturiers de moto, Harley-Davidson a abandonné,
au mois de juin 2000, sa demande d’enregistrement de marque
sonore et la question de la fonctionnalité n’a donc pu être abordée.
Il est donc clair de ce qui précède que les marques sonores
devront donc, tout comme il est exigé pour les marques de commerce traditionnelles, satisfaire le critère de la fonctionnalité. Une
auteure, Katharine McGinnis, souligne toutefois que la doctrine de
la fonctionnalité pourrait constituer un obstacle plus important pour
les marques sonores que pour les marques de commerce traditionnelles. Selon cette auteure, l’application de la fonctionnalité dans le
contexte des marques sonores pourrait dans certaines circonstances
empêcher l’enregistrement de certaines marques sonores alors que
l’équivalent visuel aurait été en droit d’être enregistré :
The functionality doctrine does not impose any unique barriers
to registration of sound marks in general. However, in adopting
sound marks, traders should be aware that functionality may
prevent the registration of certain sound marks despite the fact
that the visual equivalent would be capable of registration. 83
80. La demande a été enregistrée sous le numéro 74485223.
81. McGRATH (Jacey K.), « The New Breed of Trade Marks: Sounds, Smells and
Tastes », (2001) 32 Victoria University Wellington Law Review 277, 299.
82. Ibid.
83. McGINNIS, préc., note 51, p. 9.
La grande épopée de MGM...
633
4.4 Défis liés à la capacité de faire valoir ses droits
dans une marque sonore
Dans un autre ordre d’idée, il est légitime de s’interroger sur la
possibilité pour un propriétaire d’une marque sonore de faire respecter et de protéger ses droits dans son enregistrement. Notons d’abord
que les mêmes recours que ceux offerts aux propriétaires de marques traditionnelles enregistrées sont offerts aux propriétaires de
marques sonores enregistrées, dont les recours en violation d’une
marque de commerce prévus aux articles 19 et 20 de la LMC, en
concurrence déloyale prévus à l’article 7 de la LMC et à l’article 1457
du Code civil du Québec84 et en dépréciation de l’achalandage prévu
à l’article 22 de la LMC.
Bien que les tribunaux canadiens n’aient pas encore eu la
chance d’évaluer la confusion entre deux marques sonores, nous pouvons imaginer que la confusion s’évaluera en comparant les marques
sonores en fonction des ressemblances sonores entre celles-ci plutôt
qu’en fonction de leurs ressemblances visuelles85. La LMC prévoit
d’ailleurs déjà que la confusion entre des marques peut découler du
degré de ressemblance entre les marques, dans le son. En effet,
l’alinéa 6(5) e) de la LMC énonce que :
(5) En décidant si des marques de
commerce ou des noms commerciaux créent de la confusion, le tribunal ou le registraire, selon le
cas, tient compte de toutes les circonstances de l’espèce, y compris :
(5) In determining whether trademarks or trade-names are confusing, the court or the Registrar, as
the case may be, shall have regard
to all the surrounding circumstances including:
e) le degré de ressemblance entre
les marques de commerce ou les
noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les
idées qu’ils suggèrent.
(e) the degree of resemblance
between the trade-marks or tradenames in appearance or sound or
in the ideas suggested by them.
[Les italiques sont nôtres.]
84. Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64.
85. J. McGRATH, préc., note 81 , p. 39.
634
Les Cahiers de propriété intellectuelle
À ce titre, certains notent que :
In an infringement case, sound marks will fare just as regular
word or logo marks. Courts will likely find the highly distinctive ones to be stronger and the more commonplace ones to be
weaker [...]. Courts should be able to categorize and compare
sound marks just as they do for more traditional marks.86
À titre illustratif uniquement, dans l’affaire CTV87, CTV avait
produit une opposition à l’encontre de l’enregistrement de certaines
marques de commerce de Trinity Christian Center of Santa Ana Inc.,
notamment au motif que ces marques créaient de la confusion avec
diverses marques de CTV enregistrées en liaison avec des programmes télévisés, films, disques, etc. Alors que la Commission des oppositions évalue le degré de ressemblance entre les marques, aux fins
de l’analyse de la confusion, elle note que les marques ont un fort
niveau de ressemblance d’un point de vue visuel et d’un point de vue
sonore :
Il y a un degré de ressemblance visuelle assez élevé entre la
Marque JC-TV et la Marque de commerce CTV et un fort
niveau de ressemblance sonore étant donné que la seule différence entre des marques est la lettre J et le trait d’union figurant dans la Marque JT-TV. Bien que le trait d’union aidera le
consommateur à faire une distinction entre les deux marques
au niveau visuel, la ressemblance entre elles au niveau sonore
demeure très grande vu que le trait d’union est muet et que le
sens commun veut que la prononciation de la Marque JC-TV
soit rendue par JCTV.88
Or, selon la Commission, cette « ressemblance phonétique pourrait être la cause de confusion entre les marques »89 ; elle conclut
donc que ce motif d’opposition est bien fondé. Cette décision n’est
qu’un exemple parmi d’autres qui démontre que les tribunaux évaluent régulièrement les ressemblances sonores entre des marques
pour conclure sur la question de la confusion entre celles-ci. Ainsi,
lorsque les tribunaux seront amenés à évaluer la confusion entre des
86. GILSON (Jerome) et al., « Cinnamon Buns, Marching Ducks and Cherry-scented
Race Car Exhaust: Protecting Nontraditional Trademarks », (2005) 96 Trademark Reporter 773.
87. CTV Inc. c. Trinity Christian Center of Santa Ana, Inc., 2011 COMC 225.
88. Ibid., par. 31.
89. Ibid.
La grande épopée de MGM...
635
marques sonores, ils procéderont et analyseront vraisemblablement
la question d’une manière similaire.
C’est d’ailleurs exactement ce qui a été énoncé par le International Trademark Association dans sa résolution du 25 février 1997, qui
bien que reconnaissant les difficultés dans l’évaluation de la confusion entre deux marques sonores ou entre une marque sonore et une
marque visuelle, indique que ces difficultés ne sont pas insurmontables et peuvent être gérées en appliquant les principes propres aux
marques traditionnelles :
Difficulties in assessing confusion between two sound marks,
or between a sound mark and a visual mark, can be dealt with
using the reasoning and logic presently applied to other types
of marks. Judging the aural impact of a mark and phonetic similarity in word marks already forms part of the assessment of
trademark confusion and registrability in most jurisdictions
and, in the case of sounds, is not confounded by language
barriers. By applying fundamental principles, any vagueness
or undo breadth in the description which renders the scope
unclear, would render the mark unregistrable or the registration invalid or unenforceable. The onus would be on the
applicant to ensure that the mark is graphically represented
sufficiently to enable the sound to be clearly articulated. Competitors would have means to oppose or invalidate a registration for sound on the same grounds as other trademarks, e.g.
functionality.
Il reste quand même que l’évaluation de la confusion entre deux
marques sonores pourrait être plus difficile à faire que dans le cas de
marques nominales, étant donné la nature volatile du son :
Confusion may be relatively straightforward to determine in
the case of a sound mark consisting of music, because both the
mark and the alleged infringing sign may be able to be compared in terms of the melodic and rhythmic aspects of their
notation. [...] However, sounds will be more difficult to compare
than traditional word or design marks. A sound does not leave a
lasting visual impression on those exposed to it, unlike the
more conventional marks.90
90. McGRATH, préc., note 81, p. 314.
636
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En outre, lorsqu’il s’agira d’évaluer le risque de confusion entre
une marque sonore et une marque visuelle, les tribunaux seront
confrontés à des marques ayant des caractéristiques différentes,
complexifiant encore davantage l’analyse. Peut-être tiendront-ils
compte du fait que la marque sonore emploie les mots faisant l’objet
de la marque nominale (et vice-versa) le cas échéant ? Ou alors,
peut-être étudieront-ils le rythme du son faisant l’objet de la marque
sonore, en comparaison avec le rythme obtenu lors la prononciation
de la marque sonore ?
À ce jour, et bien que les marques sonores aient été reconnues
aux États-Unis il y a déjà de nombreuses années, force est de constater qu’il existe encore bien peu d’exemples de recours intentés par
des détenteurs de marques de commerce sonores. Un auteur américain, constatant justement l’absence de décisions sur ce point,
s’exprime ainsi : « in fact, nontraditional trademark protection is
extremely limited, very rare and almost never enforced »91 et ajoute
que :
The protection of non-traditional trademarks is further rendered suspect in the United States by the fact that there has
been such a spike in trademark applications for non-traditional
trademarks post-Qualitex but the rate of litigation has remained nearly static. That is, trademark owners are interested in
applying to register non-traditional marks, but they are not
interested in enforcing them. That raises the question of why?
If trademark holders are interested in registering non-traditional marks, why are they not enforcing them? When they do,
they only succeed 1/3 of the time.92
Il sera intéressant de voir si au cours des prochaines années, les
propriétaires de marques sonores enregistrées veilleront à protéger
leurs marques à l’encontre de l’emploi non-autorisé par des tiers et si
certains recours à cet égard seront intentés devant les tribunaux. En
effet, même si l’enregistrement d’une marque sonore peut avoir un
impact positif sur la valeur associée à celle-ci et un effet dissuasif à
l’égard des tiers, il reste que bien souvent les propriétaires décident d’enregistrer leurs marques afin de venir simplifier le débat
advenant une violation de leurs marques de commerce. Il s’agit donc
d’une histoire à suivre.
91. PORT, préc., note 73, p. 1.
92. Ibid., p. 49.
La grande épopée de MGM...
637
4.5 La protection du son par le droit d’auteur
Il va sans dire que cette nouvelle possibilité qu’un son puisse
bénéficier de la protection par marque de commerce constitue une
arme additionnelle pour son propriétaire, qui bénéficiait déjà dans
certaines circonstances d’une protection par droit d’auteur pour ce
même son. En effet, on sait qu’un son « original » peut être protégé
par le droit d’auteur.
Pour savoir ce que constitue un son original, il faut se référer à
la jurisprudence interprétant la notion d’originalité dans le contexte
du droit d’auteur. À ce sujet, la Cour suprême du Canada a défini
l’originalité d’une œuvre de la manière suivante :
Pour être « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur93,
une œuvre doit être davantage qu’une copie d’une autre œuvre.
Point n’est besoin toutefois qu’elle soit créative, c’est-à-dire
novatrice ou unique. L’élément essentiel à la protection de
l’expression d’une idée par le droit d’auteur est l’exercice du
talent et du jugement. [...] L’exercice du talent et du jugement
que requiert la production de l’œuvre ne doit pas être négligeable au point de pouvoir être assimilé à une entreprise purement mécanique.94
Un son sera donc original s’il résulte de l’exercice du talent et
du jugement de son auteur.
Ainsi, non seulement les propriétaires des marques sonores
pourront protéger leur son original en ayant recours aux actions en
contrefaçon et autres recours présentés ci-haut, spécifiques aux marques de commerce, mais aussi pourront-ils protéger leur son grâce à
la protection offerte par la LDA. À ce titre, il faut noter que le recours
relatif aux marques de commerce et celui relatif au droit d’auteur
n’offrent pas nécessairement les mêmes réparations :
Note that enforcement of musical sound marks may also raise a
copyright infringement claim along with the trademark or service mark infringement claim, and that copyright claims carry
statutory penalties that trademark law (except for counterfeiting) does not have.95
93. Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, ci-après « LDA ».
94. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, par. 16.
95. GILSON, préc., note 86, p. 805.
638
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Toutefois, bien qu’un son puisse être protégé par marque de
commerce et par droit d’auteur, il pourrait y avoir certains avantages pour le propriétaire d’un son original protégé par droit d’auteur à
obtenir un enregistrement de marque de commerce sur ce son. En
effet, pour conclure à la contrefaçon d’une marque de commerce,
il faut démontrer qu’il existe un « risque de confusion » entre les
marques en cause. Dans le cas d’un recours en violation d’un droit
d’auteur, il s’agit plutôt de déterminer si un tiers a effectué une
« reproduction substantielle » du son original. Ainsi, selon un auteur,
la protection par marque de commerce d’un son pourrait être plus
avantageuse pour son propriétaire que la protection par droit d’auteur, le critère pour déterminer s’il y a violation d’un son original
étant moins contraignant en marque de commerce qu’en droit d’auteur :
[...] sound marks for sounds within records might often confer
far greater protection than is afforded under copyright law
because sounds which would be uncopyrightable under the
“substantial similarity” test could, nonetheless, be monopolized
if another’s use of those sounds might create a “likelihood of
confusion”.96
Notons également que le propriétaire d’un son original pourrait
avoir un autre incitatif à vouloir enregistrer son « son original » à
titre de marque de commerce. En effet, alors que la durée d’un droit
d’auteur est de cinquante ans suivant la mort de son auteur, une
marque de commerce subsiste tant qu’elle est employée de manière
distinctive et son enregistrement peut être renouvelé indéfiniment.
Ainsi, la possibilité qui s’offre maintenant aux propriétaires
d’enregistrer leur son original à titre de marque de commerce vient
octroyer, dans certaines circonstances, un recours additionnel et souvent plus avantageux à ces propriétaires, lesquels ne pouvaient
jusque-là bénéficier que de la protection par droit d’auteur. Par ailleurs, il importe de noter que toute recherche quant à la disponibilité
d’une marque sonore devrait être combinée à une recherche au
registre des droits d’auteur.
96. BARONI (Michael L.) « The Sound Marks the Song: the Dilemmas of Digital
Sound Sampling and Inadequate Remedies under Trademark Law », (1993) 6
Hofstra Property Law Journal 187, 208.
La grande épopée de MGM...
639
CONCLUSION
Plusieurs ont salué la décision de la Cour fédérale, qui était
attendue il faut le dire depuis longtemps. La même impression se
dégage des commentaires faits au sujet du Projet de modification du
Règlement sur les marques de commerce. La manière par laquelle les
marques sonores ont été reconnues est tout de même particulière : on
ne s’attendait pas à ce que cela résulte du consentement du registraire des marques de commerce, qui s’y opposait vigoureusement
depuis plusieurs années. Il faut toutefois souligner l’argumentation
solide des procureurs de MGM qui ont soulevé les failles dans le raisonnement du registraire. Il faut mentionner également que la
volonté avouée de l’OPIC d’harmoniser la législation canadienne
avec les normes internationales a probablement joué un rôle important dans le déroulement de cette saga.
Aussi, malgré que les partisans des marques sonores soient
nombreux, certains se font plus prudents quant à la protection de
celles-ci. Beaucoup ont fait remarquer que, malgré le fait que dans
certains pays, dont les États-Unis, les marques sonores soient reconnues depuis plusieurs années, elles représentent toujours une fraction du nombre de marques de commerce enregistrées. Ce faible
taux s’explique peut-être par la difficulté d’obtenir un enregistrement pour ce type de marque de commerce dont le caractère distinctif est sans doute le talon d’Achille, par le manque d’intérêt pour
celles-ci ou par la difficulté potentielle de protéger ses droits dans
une marque sonore une fois celle-ci enregistrée. Dans tous les cas,
malgré la reconnaissance de ces marques, il reste à voir l’impact
qu’aura cette décision sur le droit des marques et la manière dont les
propriétaires feront valoir leurs droits à l’encontre de contrefacteurs.
Mais il faut se rappeler qu’autant l’enregistrement de ce type de
marque peut paraître alléchant, si son propriétaire ne prend pas les
moyens requis afin de faire cesser tout emploi illégal de sa marque,
la valeur de cette marque et l’utilité de son enregistrement en seront
grandement diminuées.
À présent que les marques sonores sont reconnues au Canada
comme étant enregistrables, qu’en sera-t-il pour les autres marques
non traditionnelles, telles les marques olfactives, les marques gustatives, les hologrammes, les marques animées et les textures : la décision de la Cour fédérale dans l’affaire MGM a-t-elle ouvert la porte à
la reconnaissance de ces autres marques ? Il appert déjà que le Projet
de modifications au Règlement sur les marques de commerce vient
640
Les Cahiers de propriété intellectuelle
reconnaître la possibilité d’obtenir un enregistrement pour les hologrammes et les marques formées par le mouvement d’un objet97.
Le Canada semble donc, lentement mais sûrement, s’enligner avec
la communauté internationale et délaisser son traditionalisme au
profit de la modernité.
97. Voir les paragraphes 27(7) et (8) dudit Projet de modifications.
Vol. 24, no 3
L’arrêt Richard c. Time Inc. ou
quand les petits caractères ne
sont pas la formule gagnante
Caroline Jonnaert et Julie Maronani*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 643
1. RAPPEL DES FAITS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 643
1.1 Facture visuelle !... et contenu du document. . . . . . 643
1.2 Et le grand gagnant est... . . . . . . . . . . . . . . . . 644
1.3 Quand le gros lot se fait attendre. . . . . . . . . . . . 645
2. HISTORIQUE JUDICIAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . 645
2.1 Cour supérieure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 645
2.1.1 Volet contractuel . . . . . . . . . . . . . . . . . 646
2.1.2 Pratiques de commerce interdites . . . . . . . . 646
2.1.3 Dommages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 647
2.2 Cour d’appel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 648
2.2.1 Appel incident . . . . . . . . . . . . . . . . . . 648
© Caroline Jonnaert et Julie Maronani, 2012.
* Avocates chez LJT avocats.
641
642
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.2.2 Appel principal . . . . . . . . . . . . . . . . . . 648
3. DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA . . . . 650
3.1 Représentation fausse ou trompeuse :
méthode d’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 650
3.1.1 Objectifs généraux du droit
de la consommation . . . . . . . . . . . . . . . 651
3.1.2 Évaluation de l’impression générale et
du sens littéral des termes employés . . . . . . 651
3.1.3 Perspective du « consommateur moyen » . . . . 653
3.1.4 Application des principes au pourvoi . . . . . . 655
3.2 Recours prévus à l’article 272 L.p.c. : conditions
d’ouverture. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 656
3.2.1 Article 272 L.p.c. et pratiques interdites
visées par le titre II de la L.p.c. . . . . . . . . . 656
3.2.2 Intérêt juridique pour agir. . . . . . . . . . . . 658
3.3 Mesures de réparation disponibles en vertu
de l’article 272 L.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 659
3.3.1 Mesures de réparation contractuelles. . . . . . 659
3.3.2 Dommages-intérêts compensatoires . . . . . . 660
3.3.3 Application des principes au pourvoi . . . . . . 661
3.4 Dommages-intérêts punitifs . . . . . . . . . . . . . . 662
3.4.1 Autonomie des dommages-intérêts
punitifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 662
3.4.2 Critères encadrant l’octroi de
dommages-intérêts punitifs . . . . . . . . . . . 663
3.4.3 Application des principes au pourvoi . . . . . . 663
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 664
INTRODUCTION
Nombreuses sont les publicités dont les titres accrocheurs nous
suggèrent de prendre le volant d’un véhicule automobile primé, de
céder au confort d’un ameublement flambant neuf ou, encore, de
s’envoler pour séjourner dans une destination paradisiaque. Mais
dans quelle mesure ces publicités sont-elles légales ? Quelles sont les
limites, s’il en est, à ne pas franchir dans la promotion de ces offres ?
Le 28 février 2012, la Cour suprême du Canada a rendu une
décision d’importance en la matière, dans l’affaire Richard c. Time
Inc.1. Dans cette décision, l’une des rares où le plus haut tribunal
du pays décortique des dispositions de la Loi sur la protection du
consommateur2 (la « L.p.c. »), la Cour a établi certaines balises dans
le cadre des représentations effectuées par les entreprises.
Pour les fins de cet exposé, nous récapitulerons les faits à
l’origine de cette affaire, les décisions des instances inférieures, ainsi
que les enseignements de la Cour suprême du Canada.
1. RAPPEL DES FAITS
Les faits à l’origine du litige remontent à 1999. À l’époque,
l’appelant, Jean-Marc Richard (« Richard »), dont la langue maternelle est le français, avait reçu par courrier un « Avis officiel du
concours Sweepstakes » rédigé en anglais (le « Document ») de la part
de Time Inc. et Time Consumer Marketing Inc. (collectivement
« Time »).
1.1 Facture visuelle ! ... et contenu du document
Le Document reçu par Richard prenait la forme d’une lettre
signée par une certaine Elizabeth Matthews, laquelle était identifiée
comme la directrice du programme « Sweepstakes » de Time.
1. Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8.
2. Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., ch. P 40.1 (ci-après la « L.p.c. »).
643
644
Les Cahiers de propriété intellectuelle
De manière générale, le Document combinait des phrases personnalisées écrites en majuscules et caractères gras, rédigées sous
forme exclamative, à des phrases rédigées en caractères plus petits
sous forme conditionnelle. Aux fins d’illustration, voici un extrait du
Document :
[Traduction] Si vous détenez le coupon de participation gagnant
du Gros Lot et le retournez à temps, et si vous répondez correctement à une question de connaissances générales, nous confirmerons que
NOUS AVONS EU L’AUTORISATION DE REMETTRE
À M. JEAN-MARC RICHARD LA SOMME DE 833 337 $
EN ARGENT COMPTANT !3
Le Document attribuait également à Richard un « numéro de
réclamation du prix », lequel devait servir à des fins d’identification
lors de la validation des inscriptions au concours. En effet, au verso du
Document étaient indiqués en caractères gras et en majuscules divers
avantages dont pourrait bénéficier Richard s’il validait son inscription
ou s’abonnait au magazine Time, lesquels avantages incluaient un
prix additionnel de 100 000 $, un appareil et un album photo.
En sus du Document, Richard avait également reçu un coupon
de participation ainsi qu’une enveloppe de retour, sur laquelle figurait le règlement du concours en petits caractères. Le coupon de participation offrait aussi la possibilité de s’abonner au magazine Time
pour une période de sept mois à deux ans. Le règlement du concours
indiquait quant à lui qu’un numéro gagnant avait été présélectionné
par ordinateur et que son détenteur ne pourrait toucher le gros lot
que s’il retournait le coupon de participation dans le délai fixé, en
plus de répondre à une question de connaissances générales. Dans
l’éventualité où le détenteur du numéro gagnant présélectionné ne
retournerait pas le coupon de participation dans ce délai, alors le
gros lot serait tiré aléatoirement parmi toutes les personnes ayant
retourné le coupon de participation et chaque participant aurait
alors une chance de gagner sur 120 millions.
1.2 Et le grand gagnant est...
Lors de la réception du Document, Richard l’a lu deux fois
attentivement afin de s’assurer de bien en comprendre la teneur. Au
3. Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 7.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
645
terme de ces lectures, Richard en est venu à la conclusion qu’il venait
de gagner la somme de 833 337 $. Toutefois, par mesure de précaution, Richard a présenté le Document à un collègue de travail dont la
langue maternelle était l’anglais, afin que celui-ci lui en valide la
signification. Après lecture du Document, le collègue de Richard lui a
confirmé qu’il venait de gagner le grand prix.
Ainsi, persuadé qu’il était sur le point de toucher la coquette
somme de 833 337 $, Richard a aussitôt retourné le coupon de participation et, ce faisant, s’est abonné pour deux ans au magazine Time.
À noter que cet abonnement donnait également le droit de recevoir
gratuitement un appareil et un album photo, comme mentionné au
verso du Document.
1.3 Quand le gros lot se fait attendre
Quelque temps plus tard, Richard a reçu l’appareil et l’album
photo, ainsi que des numéros du magazine Time à intervalles réguliers, mais non le chèque tant attendu de 833 337 $.
De ce fait, Richard a décidé de contacter la signataire du Document, Elizabeth Matthews, mais en vain. Finalement, après plusieurs tentatives, Richard a réussi à parler avec un représentant de
Time, qui lui a appris qu’il ne recevrait aucun chèque, puisque le
Document constituait une simple invitation à participer au concours
et qu’au surplus, il ne portait pas le numéro gagnant du tirage. Par la
même occasion, Richard a appris qu’Elizabeth Matthews n’existait
pas ; il s’agissait plutôt d’un nom de plume utilisé à des fins publicitaires.
2. HISTORIQUE JUDICIAIRE
Dans ces circonstances, Richard a intenté un recours à l’encontre de Time.
2.1 Cour supérieure4
Le 29 septembre 2010, Richard a déposé une requête introductive d’instance auprès de la Cour supérieure du Québec.
4. Richard c. Time Inc., 2007 QCCS 3390.
646
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.1.1 Volet contractuel
D’abord, Richard demandait à la Cour supérieure du Québec de
le déclarer gagnant du prix de 833 337 $. Selon lui, le Document
constituait une offre de contracter au sens du Code civil du Québec5
(ci-après le « C.c.Q. »), offre qu’il avait acceptée en retournant le coupon de participation. En conséquence, Richard demandait à la Cour
supérieure d’ordonner à Time de lui fournir la question de connaissances générales et de lui verser le montant du gros lot.
La Cour supérieure, sous la plume de la juge Carol Cohen, a
toutefois conclu qu’aucun contrat n’était intervenu entre les parties
et, de ce fait, a refusé d’ordonner le paiement du prix réclamé6.
2.1.2 Pratiques de commerce interdites
À titre subsidiaire, Richard demandait à la Cour supérieure de
condamner Time à des dommages-intérêts compensatoires et punitifs correspondant à la valeur du gros lot, laquelle réclamation était
fondée sur des violations des articles 219, 228 et 238 L.p.c., lesquels
se lisent comme suit :
219. Aucun commerçant, fabricant ou publicitaire ne peut, par
quelque moyen que ce soit, faire une représentation fausse ou
trompeuse à un consommateur. [...].
228. Aucun commerçant, fabricant ou publicitaire ne peut,
dans une représentation qu’il fait à un consommateur, passer
sous silence un fait important. [...].
238. Aucun commerçant, fabricant ou publicitaire ne peut faussement, par quelque moyen que ce soit :
a) prétendre qu’il est agréé, recommandé, parrainé,
approuvé par un tiers, ou affilié ou associé à ce dernier ;
5. Art. 1338, Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (ci-après le « C.c.Q. »).
6. « The document contains no clear contractual obligations by Time to pay the
$833 337 – it is neither an unconditional offer to contract nor an unconditional promise to pay $833,337. On the contrary, each time the document states (or rather,
shouts in bold, black letters) that Mr. Richard has won a cash prize of $833 337,
this statement is somewhere made conditional, in much smaller letters and with
ambiguous wording, upon him “having and returning” the Grand Prize winning
“entry”. » Richard c. Time Inc., précitée, note 4, par. 30.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
647
b) prétendre qu’un tiers recommande, approuve, agrée ou
parraine un bien ou un service ;
c)
déclarer comme sien un statut ou une identité.7 [Les italiques sont nôtres.]
Selon la Cour supérieure, la facture générale du Document donnait l’impression que Richard avait gagné le gros lot, ce qui constituait une représentation fausse ou trompeuse au sens de la L.p.c. De
plus, de l’avis de la Cour, le Document contenait deux fausses représentations, à savoir : i) le fait que Time n’avait pas dévoilé à Richard
qu’il se pouvait qu’il ne soit pas le gagnant du gros lot ou, à tout le
moins, cette information était « [Traduction] submergée dans une
mer de renseignements »8 et ii) l’identité de la signataire du Document.
Fait important, la Cour a précisé qu’elle n’avait pas à déterminer si le contenu du Document avait bel et bien trompé Richard ;
pour conclure qu’une représentation commerciale constitue une pratique interdite par la L.p.c., il suffit que le tribunal constate que le
consommateur moyen, c’est-à-dire un consommateur crédule et inexpérimenté, peut être induit en erreur.
Ainsi, selon la juge Cohen, la stratégie publicitaire de Time
comprenait des pratiques interdites au sens de la L.p.c., ce qui donnait ouverture aux sanctions civiles prévues à l’article 272 de cette
même loi.
2.1.3 Dommages
La juge Cohen a d’abord estimé que la preuve au dossier
démontrait que Richard avait subi des dommages moraux (troubles
de sommeil et embarras auprès de son entourage), à la suite du refus
de Time de lui verser le gros lot. La juge Cohen a alors fixé à 1 000 $
la valeur des dommages moraux subis par Richard.
La juge Cohen a ensuite affirmé qu’il était opportun dans la
présente affaire de condamner Time à des dommages-intérêts punitifs en sus des dommages-intérêts compensatoires. Sur la question du quantum des dommages-intérêts punitifs, la Cour a ajouté
que l’article 1621 C.c.Q. prescrit de tenir compte de l’ensemble des
7. Art. 219, 228 et 238 L.p.c.
8. Richard c. Time Inc., précitée, note 4, par. 39.
648
Les Cahiers de propriété intellectuelle
circonstances, incluant la situation patrimoniale du débiteur et la
gravité de la faute commise9. Sur la base de ces principes, la Cour
supérieure, exerçant sa discrétion judiciaire, a fixé à 100 000 $ le
quantum des dommages-intérêts punitifs, montant correspondant à
la valeur du « prix additionnel » auquel Richard aurait eu droit s’il
avait détenu le numéro gagnant et retourné le coupon de participation à l’intérieur d’un délai prescrit.
2.2 Cour d’appel10
Insatisfaite du jugement, Time a porté la cause en appel, demandant la réformation complète du jugement de première instance et le
rejet de l’action. Richard s’est quant à lui porté appelant incident,
plaidant que les parties étaient liées par contrat et que Time avait
l’obligation de lui verser le plein montant du prix promis ou, à tout le
moins, un montant équivalent à titre de dommages moraux et punitifs.
2.2.1 Appel incident
La Cour d’appel, sous la plume du juge Jacques Chamberland,
a d’abord rejeté le pourvoi incident de l’appelant quant au paiement
du prix, estimant que le Document ne constituait qu’une invitation à
participer au concours et qu’aucun contrat n’avait été conclu entre
les parties.
2.2.2 Appel principal
La Cour d’appel du Québec a ensuite accueilli l’appel principal
formé par Time.
En premier lieu, la Cour d’appel a précisé que la L.p.c. était
applicable en l’espèce, puisque, selon elle, la commission d’une pratique interdite n’est pas subordonnée à la conclusion d’un contrat.
9.
Quant au premier aspect, à savoir la valeur patrimoniale du débiteur, la juge
Cohen a affirmé que la méthode publicitaire préconisée par Time lui était fort
lucrative. Quant au second aspect, la juge Cohen a estimé que Time avait violé les
obligations que lui imposaient non seulement la L.p.c., mais également la Charte
de la langue française, L.R.Q., ch. C-11. Or, selon la Cour supérieure, une telle
contravention à la Charte de la langue française pouvait être prise en considération dans l’évaluation du quantum des dommages-intérêts punitifs octroyés en
vertu de la L.p.c. Voir Richard c. Time Inc., précitée, note 4, par. 63 et s.
10. Time inc. c. Richard, 2009 QCCA 2378.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
649
Ensuite, la Cour d’appel a jugé que le Document ne contrevenait pas aux dispositions de la L.p.c.
D’abord, selon le juge Chamberland, Time n’avait pas violé
l’article 228 L.p.c. en omettant d’écrire clairement sur le Document
que Richard pouvait ne pas être le gagnant du gros lot :
[i]l s’agit d’un sweepstake où, par définition, il n’y a que quelques numéros gagnants, tous les autres étant par conséquent
des numéros perdants sans qu’il soit nécessaire, selon moi, de le
préciser davantage. [...]. Si ce message est clair [...] on ne peut
pas, selon moi, reprocher aux appelantes d’avoir passé sous
silence un fait important en ne mentionnant pas la possibilité
que le numéro détenu par le destinataire de la documentation ne
soit pas le numéro gagnant.11 [Les italiques sont nôtres.]
De plus, selon la Cour d’appel, l’utilisation du nom d’une personne fictive comme signataire du Document, en l’occurrence Elizabeth Matthews, ne violait pas l’article 238 L.p.c. :
[i]l est interdit au commerçant de se présenter, faussement,
sous une identité qui n’est pas la sienne. Ici, la documentation
émane des appelantes, elle est transmise aux consommateurs
par les appelantes, et le sweepstake est le leur. Personne n’est
induit en erreur. Le fait que les appelantes utilisent un nom de
plume pour « personnaliser » leur envoi postal ne contrevient
pas, selon moi, à la L.p.c.12 [Les italiques sont nôtres.]
Finalement, le juge Chamberland a exprimé son désaccord avec
l’opinion de la juge Cohen selon laquelle le Document contenait des
représentations fausses ou trompeuses, contrairement aux prescriptions de l’article 219 L.p.c. La Cour d’appel s’est en effet dite incapable de conclure que le Document était susceptible de laisser, chez
le consommateur « moyennement intelligent, moyennement sceptique et moyennement curieux »13, l’impression générale que le destinataire était le gagnant du gros lot mentionné :
[i]l me semble que le consommateur moyen, peu importe sa
langue, sait que l’argent ne tombe pas du ciel. Qui croirait avoir
gagné près d’un million de dollars américains à une loterie dont
11. Ibid., par. 28.
12. Time inc. c. Richard, précitée, note 10, par. 29.
13. Ibid., par. 50.
650
Les Cahiers de propriété intellectuelle
il ignorait jusqu’alors l’existence et pour laquelle il n’a pas
acheté de billet ?14
Certes, les titres accrocheurs du Document pouvaient initialement donner l’impression que Richard venait de gagner le gros lot,
mais, de l’avis de la Cour d’appel, une lecture attentive du Document
suffisait pour dissiper cette impression.
Pour ces motifs, la Cour d’appel a cassé la condamnation de
Time à des dommages-intérêts compensatoires et punitifs. Insatisfait de cette conclusion, Richard a porté ce jugement en appel, devant
le plus haut tribunal du pays.
3. DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA15
En Cour suprême, Richard demandait de déterminer si les intimées, en lui envoyant le Document, s’étaient livrées à une pratique
interdite par la L.p.c. et, dans l’affirmative, si Richard avait le droit
d’obtenir des dommages-intérêts compensatoires et punitifs en vertu
de l’article 272 L.p.c. Pour statuer sur ces questions, le plus haut tribunal du pays a dû préciser les paramètres qui permettent d’évaluer
le caractère faux ou trompeur d’une représentation commerciale et
les conditions d’ouverture des recours prévus à l’article 272 L.p.c. La
Cour suprême s’est également penchée sur la possibilité de réclamer
des mesures de réparation contractuelles, ainsi que des dommagesintérêts compensatoires et des dommages-intérêts punitifs, en
pareilles circonstances.
3.1 Représentation fausse ou trompeuse :
méthode d’analyse
Avant d’exposer la méthode appropriée pour évaluer le caractère faux ou trompeur d’une représentation, la Cour suprême du
Canada a jeté les bases de son analyse en rappelant les objectifs
généraux du droit de la consommation moderne et ses origines, au
Québec et au Canada16.
14. Ibid., par. 41.
15. Richard c. Time Inc., précitée, note 1.
16. Ibid., par. 34 et s.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
651
3.1.1 Objectifs généraux du droit de la consommation
Soulignant les inquiétudes apparues au sujet de la vulnérabilité du consommateur, la Cour suprême a rappelé que l’intervention
du législateur québécois dans ce domaine a initialement été inspirée
par la recherche d’un modèle fondé sur un régime d’ordre public
dérogeant aux règles traditionnelles du droit commun17. Quant à la
publicité fausse ou trompeuse, plus particulièrement, la Cour a
affirmé que les mesures destinées à protéger le consommateur contre ces pratiques constituent l’une des manifestations de la volonté
des corps législatifs de se distancier de la maxime caveat emptor,
qui signifie « que l’acheteur prenne garde », et d’adopter plutôt
la maxime caveat venditor (« que le vendeur prenne garde »)18. Ainsi,
il appartiendrait au commerçant, au fabricant ou au publicitaire de
s’assurer de la véracité de l’information transmise au consommateur.
3.1.2 Évaluation de l’impression générale et du sens
littéral des termes employés
La Cour a ensuite décortiqué le libellé de l’article 218 L.p.c.,
lequel précise la manière d’évaluer si une représentation est fausse
ou trompeuse :
[p]our déterminer si une représentation constitue une pratique
interdite, il faut tenir compte de l’impression générale qu’elle
donne et, s’il y a lieu, du sens littéral des termes qui y sont
employés.19 [Les italiques sont nôtres.]
Eu égard à la signification de l’expression « sens littéral des
mots qui y sont employés », ceci ne pose pas de problème d’interprétation, selon la Cour :
[cette expression] reconnaît simplement que chaque mot contenu dans une représentation doit être interprété selon son
sens ordinaire. Cette partie du texte de l’article 218 L.p.c. vise à
interdire aux commerçants de soulever une défense basée sur
une signification subtile, technique ou alambiquée d’un mot
utilisé dans une représentation.20
17.
18.
19.
20.
Ibid., par. 39.
Ibid., par. 43.
Art. 218 L.p.c.
Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 47.
652
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Quant à la notion d’« impression générale », elle requiert davantage d’explications selon la Cour. Dégageant l’interprétation dominante en jurisprudence21 et confirmant sur ce point les jugements
rendus par les tribunaux inférieurs dans ce litige, la Cour a confirmé le caractère in abstracto de l’analyse qui doit être effectuée.
Autrement dit, il faut faire abstraction des attributs personnels du
consommateur dans l’analyse d’une représentation, et le fait qu’elle
ait causé ou non un préjudice à un ou plusieurs consommateurs n’est
pas pertinent22.
La Cour a également examiné la manière dont les tribunaux
doivent apprécier l’impression générale donnée par une représentation. Elle a notamment analysé le poids respectif qui doit être
accordé au texte de la représentation, à sa facture visuelle et au
contexte général. À cet égard, la Cour a davantage adopté la position
soutenue par Richard à l’effet qu’il faut attacher une importance au
contexte d’une représentation :
[l]’analyse requise par cette disposition doit prendre en considération l’ensemble de la publicité plutôt que de simples bribes
de son contenu. Toutefois, la méthode d’analyse prescrite par
l’article 218 L.p.c. s’oppose tout autant à un décorticage minutieux du texte d’une publicité aux fins de déterminer si l’impression générale qu’elle donne est fausse ou trompeuse. En
effet, les tribunaux ne doivent pas aborder une publicité écrite
comme un contrat commercial, c’est-à-dire la lire plusieurs fois,
en s’attachant à tous ses détails pour en comprendre toutes les
subtilités. Une seule lecture d’ensemble devrait suffire pour
apprécier l’impression générale donnée par une publicité écrite.
Cette impression générale permettra alors de déterminer si
une représentation faite par un commerçant constitue une
pratique interdite.
En somme, à notre avis, l’article 218 L.p.c. pose le critère de la
première impression. En ce qui concerne la publicité fausse ou
trompeuse, l’impression générale est celle qui se dégage après un
premier contact complet avec la publicité, et ce, à l’égard tant de
21. Voir Québec (Procureur général) c. Distribution Canovex Inc., [1996] J.Q. no 5302 ;
Option Consommateurs c. Brick Warehouse, l.p., 2011 QCCS 569 ; Tremblay c.
Ameublements Tanguay inc., 2011 QCCS 3078, cités dans ibid., par. 49.
22. Ibid., par. 50. Cette approche serait notamment justifiée par le fait que la L.p.c.
vise non seulement à réparer le tort causé à un consommateur, mais également à
prévenir la diffusion de messages publicitaires faux ou trompeurs.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
653
sa facture visuelle que de la signification des mots employés.
[...].23 [Les italiques sont nôtres.]
Selon la Cour, cette méthode d’analyse ressemble à celle qui
doit être appliquée en vertu de la Loi sur les marques de commerce24
afin de déterminer si une marque crée de la confusion25.
Ces principes étant posés, la Cour a donc infirmé l’approche
adoptée par la Cour d’appel du Québec dans l’analyse du Document.
La Cour d’appel aurait en effet privilégié une approche qui substitue
à la recherche de l’impression générale celle d’une « opinion après
analyse » ; elle aurait ainsi erronément accordé une importance
démesurée à certains extraits des représentations contenues dans le
Document, se rapprochant davantage de la méthode classique d’analyse des contrats de droit civil.
3.1.3 Perspective du « consommateur moyen »
La Cour suprême s’est ensuite penchée sur la perspective que
les tribunaux doivent adopter pour évaluer l’impression générale
donnée par une représentation. Comme l’a mentionné la Cour, la
jurisprudence renvoie couramment au concept du « consommateur
moyen », mais la question consiste à déterminer quel est exactement
son degré de discernement.
À ce sujet, la Cour a souligné qu’un faible degré de discernement est généralement accordé au consommateur moyen afin de respecter l’objectif des lois visant sa protection26. Se référant à nouveau
au droit des marques de commerce, la Cour a souligné l’approche
adoptée dans l’arrêt Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc.27, selon
laquelle le consommateur moyen est « l’acheteur ordinaire pressé qui
ne prête rien de plus qu’une attention ordinaire à ce qui lui saute aux
yeux », et non celui « qui ne [remarque] jamais rien »28. Selon la Cour
23. Ibid., par. 56 et 57.
24. Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13.
25. « Le critère applicable est celui de la première impression que laisse dans l’esprit
du consommateur ordinaire plutôt pressé la vue [de la marque], alors qu’il n’a
qu’un vague souvenir des marques de commerce [antérieures] et qu’il ne s’arrête
pas pour réfléchir à la question en profondeur, pas plus que pour examiner de
près les ressemblances et les différences entre les marques. », Veuve Clicquot
Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, par. 20.
26. Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 65.
27. Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22.
28. Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 56.
654
Les Cahiers de propriété intellectuelle
suprême, le critère de l’impression générale prévu à l’article 218
L.p.c. doit être appliqué dans une perspective similaire, c’est-à-dire
« celle d’un consommateur qui ne prête rien de plus qu’une attention
ordinaire à ce qui lui saute aux yeux lors d’un premier contact avec
une publicité »29.
La Cour a ensuite effectué un survol de la jurisprudence québécoise concernant l’application du critère de l’impression générale30.
Elle a souligné que le critère traditionnellement appliqué est celui de
la personne « crédule » et « inexpérimentée », et ce, surtout depuis la
décision Turgeon c. Germain Pelletier ltée31 :
[l]es qualificatifs « crédule et inexpérimenté » expriment donc
la conception du consommateur moyen qu’adopte la L.p.c. Cette
description du consommateur moyen respecte la volonté législative de protéger les personnes vulnérables contre les dangers
de certaines méthodes publicitaires. Le terme « crédule » reconnaît que le consommateur moyen est disposé à faire confiance
à un commerçant sur la base de l’impression générale que la
publicité qu’il reçoit lui donne. Cependant, il ne suggère pas
que le consommateur moyen est incapable de comprendre le
sens littéral des termes employés dans une publicité, pourvu
que la facture générale de celle-ci ne vienne pas brouiller
l’intelligibilité des termes employés.32
Sur la base de ces principes, la Cour a donc estimé que la Cour
d’appel avait modifié à tort la norme du « consommateur moyen » et
n’avait donc pas respecté l’objectif de protection de la L.p.c.
En résumé, la Cour a défini la méthode appropriée pour évaluer
le caractère faux ou trompeur d’une représentation comme suit :
[a]insi, les tribunaux appelés à évaluer la véracité d’une représentation commerciale devraient procéder, selon l’article 218
L.p.c., à une analyse en deux étapes, en tenant compte, si la
nature de la représentation se prête à une telle analyse, du sens
29. Ibid., par. 58.
30. Voir notamment P.G. du Québec c. Louis Bédard Inc., 1986 CarswellQue 981 ;
Riendeau c. Brault & Martineau inc., [2010] R.J.Q. 507 ; Adams c. Amex Bank of
Canada, [2009] R.J.Q. 1746 ; Marcotte c. Banque de Montréal, 2009 QCCS 2764 ;
Marcotte c. Fédération des caisses Desjardins du Québec, 2009 QCCS 2743, cités
dans ibid., par. 69 et 70.
31. Turgeon c. Germain Pelletier Ltée, [2001] R.J.Q. 291.
32. Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 71 et 72.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
655
littéral des mots employés par le commerçant : (1) décrire
d’abord l’impression générale que la représentation est susceptible de donner chez le consommateur crédule et inexpérimenté ;
(2) déterminer ensuite si cette impression générale est conforme
à la réalité.33 [Les italiques sont nôtres.]
3.1.4 Application des principes au pourvoi
Ces principes posés, la Cour a confirmé les conclusions de la
juge de première instance à l’effet que le Document reçu par Richard
contenait des représentations qui contrevenaient aux articles 219
(représentations fausses ou trompeuses) et 228 (omission d’un fait
important) L.p.c. :
[...] il est déraisonnable de présumer que le consommateur
moyen connaît le langage particulier ou les règles du jeu d’un
tel concours sur le bout de ses doigts et qu’il saisirait bien tous
les éléments essentiels de la proposition faite à l’appelant en
l’espèce. Le curieux assemblage d’affirmations et de restrictions que contient le Document n’est pas suffisamment clair et
intelligible pour dissiper l’impression générale donnée par ses
phrases prédominantes. Au contraire, il est hautement probable que le consommateur moyen conclurait que l’appelant
détient le numéro gagnant et qu’il lui suffit de retourner le coupon-réponse pour que la procédure de réclamation puisse s’enclencher. D’ailleurs, le Document n’indique nulle part qu’un
gagnant a été présélectionné et que l’appelant n’a reçu qu’un
numéro de participation. Cette information se retrouve plutôt
sur l’enveloppe de retour accompagnant le Document, qui définit très vaguement, en petits caractères, les modalités du tirage
aléatoire.34
La Cour a toutefois confirmé les conclusions de la Cour d’appel
à l’effet que le Document ne contenait aucune représentation fausse
quant au statut ou à l’identité de Time et a considéré que le fait
d’utiliser une personne fictive comme signataire du Document ne
contrevenait pas à l’article 238 L.p.c.
33. Ibid., par. 78.
34. Ibid., par. 85.
656
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3.2 Recours prévus à l’article 272 L.p.c. :
conditions d’ouverture
Cette conclusion que le Document contient des représentations
qui contreviennent aux articles 219 et 228 L.p.c. a amené la Cour
suprême à déterminer quelle était la réparation appropriée en l’espèce, en vertu de l’article 272 L.p.c. :
272. Si le commerçant ou le fabricant manque à une obligation
que lui impose la présente loi, un règlement ou un engagement
volontaire souscrit en vertu de l’article 314 ou dont l’application
a été étendue par un décret pris en vertu de l’article 315.1, le
consommateur, sous réserve des autres recours prévus par la
présente loi, peut demander, selon le cas :
a) l’exécution de l’obligation ;
b) l’autorisation de la faire exécuter aux frais du commerçant ou du fabricant ;
c)
la réduction de son obligation ;
d) la résiliation du contrat ;
e) la résolution du contrat ; ou
f)
la nullité du contrat.
sans préjudice de sa demande en dommages-intérêts dans tous
les cas. Il peut également demander des dommages-intérêts
punitifs.35
L’application de cette disposition a soulevé plusieurs questions
devant la Cour suprême ; un résumé de ces éléments s’impose donc.
3.2.1 Article 272 L.p.c. et pratiques interdites visées
par le titre II de la L.p.c.
Avant toute chose, il convient de rappeler que l’article 272
L.p.c. vise essentiellement à sanctionner la violation de deux types
d’obligations :
35. Art. 272 L.p.c.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
i.
657
Les obligations contractuelles de source légale (principalement
visées par le titre I de la L.p.c.) ; et
ii. Les obligations précontractuelles de source légale liées aux pratiques interdites (visées par le titre II de la L.p.c.)36.
Or, Time soutenait que l’article 272 L.p.c. ne s’appliquait pas
aux contraventions des prescriptions du titre II de la L.p.c., et ce,
en dépit des récentes conclusions de la Cour d’appel du Québec37.
En d’autres termes, Time soutenait que l’article 272 L.p.c. ne s’appliquait pas en l’espèce, puisque les articles 219 et 228 L.p.c. auxquels elle avait contrevenu tombaient sous le titre II de la Lp.c.
Après une analyse de la doctrine en la matière38 et en particulier des propos de la professeure Pauline Roy39, la Cour suprême a
rejeté la prétention de Time. Selon le plus haut tribunal du pays, une
lecture textuelle de l’article 272 L.p.c. commande la prise en compte
de toutes les obligations qui incombent aux commerçants ou aux
fabricants en vertu de cette loi ; « cela comprend sans aucun doute les
obligations contenues au titre II de la loi qui portent sur les pratiques de commerce »40.
Ayant répondu à cette première question, le plus haut tribunal
du pays s’est ensuite penché sur les conditions d’application des
sanctions prévues à l’article 272 L.p.c., et plus particulièrement sur
l’intérêt juridique pour agir en vertu de cette disposition.
36. Contrairement aux obligations imposées en vertu du titre I de la loi, qui régissent
la phase contractuelle, les interdictions relatives à certaines pratiques de commerce réglementent la phase précontractuelle en imposant aux commerçants et
aux fabricants un devoir de loyauté et une obligation d’information au cours de la
période précédant la formation du contrat, Richard c. Time Inc., précitée, note 1,
par. 114.
37. Brault & Martineau inc. c. Riendeau, 2010 QCCA 366.
38. Voir notamment LEBEAU (François), « La publicité et la protection des consommateurs », (1981) 41 Revue du Barreau 1016, 1039 ; DUMAIS (Claude-René),
« Une étude des tenants et aboutissants des articles 271 et 272 de la Loi sur la
protection du consommateur », (1985) 26 Cahiers de droit 763, cités dans Richard
c. Time Inc., précitée, note 1, par. 95.
39. ROY (Pauline), « Les dommages exemplaires en droit québécois : instrument de
revalorisation de la responsabilité civile », thèse de doctorat (1995), citée dans
ibid., par. 96.
40. Ibid., par. 98.
658
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3.2.2 Intérêt juridique pour agir
L’article 272 L.p.c. prévoit que « le consommateur, sous réserve
des autres recours prévus par la présente loi, peut demander [...] »41.
Mais qui est le consommateur visé par cet article ? Ce consommateur
est-il nécessairement une personne physique engagée dans une relation contractuelle avec un commerçant ou un fabricant ?
En fait, la L.p.c. ne définit pas expressément le consommateur
comme étant une personne physique ayant conclu un contrat régi
par la loi. Tout au plus, la L.p.c. prévoit-elle que le consommateur est
« une personne physique, sauf un commerçant qui se procure un bien
ou un service pour les fins de son commerce »42.
Dans ces circonstances, et selon une interprétation large et
libérale de la L.p.c., Richard soutenait qu’un lien contractuel n’est
pas nécessaire pour reconnaître l’intérêt juridique du consommateur
aux fins d’une réclamation basée sur l’article 272 L.p.c. Toutefois,
selon la Cour suprême, « même un principe d’interprétation large et
libérale de la L.p.c. ne saurait justifier l’oubli des règles qu’elle
édicte, afin d’encadrer son application »43. L’une de ces règles est
contenue à l’article 2 L.p.c., lequel prévoit que « [l]a présente loi
s’applique à tout contrat conclu entre un consommateur et un commerçant dans le cours des activités de son commerce et ayant pour
objet un bien ou un service »44 [les italiques sont nôtres]. Selon le plus
haut tribunal du pays, cette disposition « pose le principe fondamental que l’existence d’un contrat de consommation représente la condition nécessaire à l’application de la loi [...] »45.
En l’espèce, la Cour suprême a précisé qu’il s’était à tout le
moins conclu un contrat d’abonnement à la revue Time, lequel était
un contrat régi par la L.p.c. Dans ces circonstances, Richard avait
l’intérêt requis pour intenter des procédures contre les intimées en
vertu de l’article 272 L.p.c. Il est permis de se demander si les conclusions de la Cour auraient été au même effet en l’absence d’un contrat
d’abonnement et si Richard avait uniquement participé au concours.
41.
42.
43.
44.
45.
Art. 272 L.p.c.
Ibid., al. 1e).
Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 104.
Art. 2 L.p.c.
Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 104.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
659
3.3 Mesures de réparation disponibles en vertu
de l’article 272 L.p.c.
Les mesures de réparation prévues à l’article 272 L.p.c. sont de
deux ordres, à savoir : i) les mesures de réparation contractuelles,
ainsi que ii) les dommages-intérêts compensatoires et punitifs. La
question des dommages-intérêts punitifs a néanmoins fait l’objet
d’une analyse distincte de celle des mesures de réparation contractuelles et des dommages-intérêts compensatoires ; nous aborderons
donc ces aspects en suivant cette structure du jugement de la Cour
suprême dans les prochains développements.
3.3.1 Mesures de réparation contractuelles
Comme mentionné plus haut, la nature des obligations dont la
violation peut être sanctionnée par le biais de l’article 272 L.p.c. est
essentiellement de deux ordres :
i.
Les obligations contractuelles de source légale (principalement
visées par le titre I de la L.p.c.) ; et
ii. Les obligations précontractuelles de source légale liées aux pratiques interdites (visées par le titre II de la L.p.c.).
En principe, la preuve de la violation de l’une de ces obligations
permet au consommateur, sans exigence additionnelle, d’obtenir
l’une des mesures de réparation contractuelles prévues à l’article
272 L.p.c. Le recours prévu à l’article 272 L.p.c. est ainsi fondé sur la
prémisse que toute violation d’une obligation imposée par la loi
entraîne l’application d’une présomption absolue de préjudice pour le
consommateur.
Toutefois, se basant sur un certain courant jurisprudentiel46,
Time affirmait que les mesures de réparation contractuelles prévues
à l’article 272 L.p.c., en ce qui a trait aux pratiques interdites visées
par le titre II de la L.p.c., ne sont ouvertes au consommateur que s’il
démontre l’effet dolosif d’une illégalité. Ainsi, suivant cette approche, le tribunal ne pourrait pas accorder au consommateur l’une des
mesures de réparation contractuelles prévues à l’article 272 L.p.c.
si un commerçant, après avoir diffusé une publicité trompeuse au
cours de la phase précontractuelle, corrige l’information auprès du
46. Voir Ata c. 9118-8169 Québec inc., 2006 QCCS 3777, citée dans ibid., par. 115.
660
Les Cahiers de propriété intellectuelle
consommateur dans les instants précédant la conclusion du contrat47.
Le plus haut tribunal du pays a toutefois rejeté cette position,
notamment parce qu’elle « sous-estime l’influence possible des publicités trompeuses sur la décision du consommateur de s’engager dans
une relation contractuelle avec un commerçant »48. De l’avis de la
Cour, cette conception de l’« effet dolosif » est trop restrictive pour
permettre au recours prévu à l’article 272 L.p.c. d’atteindre ses objectifs, « car elle ne traduit pas fidèlement la façon dont les consommateurs sont souvent invités à donner leur consentement en cette
matière »49.
Par conséquent, pour avoir accès aux mesures de réparation
contractuelles prévues à l’article 272 L.p.c. en matière de pratiques
interdites, le consommateur n’a pas à prouver le dol et ses conséquences selon les règles ordinaires du droit civil50. De ce fait, tout
manquement à une obligation imposée par la loi entraîne l’application d’une présomption absolue de préjudice pour le consommateur.
3.3.2 Dommages-intérêts compensatoires
Par ailleurs, en cas de contravention par un commerçant ou un
fabricant à une obligation visée par l’article 272 L.p.c., le consommateur peut demander au tribunal de lui accorder des dommagesintérêts compensatoires.
Time soutenait que ce recours en dommages-intérêts compensatoires est accessoire à l’octroi de l’une des mesures de réparation contractuelles prévues à l’article 272 L.p.c. La Cour suprême
a cependant rejeté cet argument, puisque le texte de cet article
47.
48.
49.
50.
Ibid., par. 116.
Ibid., par. 117.
Ibid.
La Cour suprême s’est brièvement penchée sur l’interaction entre les articles 272
et 253 L.p.c. Plus particulièrement, le plus haut tribunal du pays s’est penché sur
la portée de la présomption de dol établie par l’article 253 L.p.c. et de son incidence sur l’article 272 L.p.c. De l’avis de la Cour, il n’existe pas de relation directe
entre ces deux dispositions législatives : « chacune d’entre elles joue son rôle
propre dans la réalisation des objectifs sociaux et juridiques visés par le législateur ». La présomption de dol établie par l’article 253 L.p.c. accorde une protection additionnelle au consommateur dans des situations où il ne souhaite pas ou
ne peut pas exercer un recours en vertu de l’article 272 L.p.c. Voir ibid., par. 132.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
661
précise explicitement ce qui suit : « sans préjudice de sa demande en
dommages-intérêts dans tous les cas ». De l’avis de la Cour :
[c]ette expression, qui ne souffre d’aucune ambiguïté, signifie
que le recours en dommages-intérêts, qu’il soit de nature contractuelle ou extracontractuelle, est autonome par rapport aux
mesures de réparation contractuelles [...] de l’article 272 [de la
L.p.c.].51
3.3.3 Application des principes au pourvoi
En l’espèce, Richard n’avait demandé aucune mesure de réparation contractuelle en vertu de l’article 272 L.p.c. Son recours visait
plutôt à obtenir l’équivalent de 1 000 000 $ en dommages-intérêts ;
cette somme englobait essentiellement des dommages-intérêts punitifs et, de façon accessoire, une réclamation en dommages-intérêts
compensatoires de nature extracontractuelle (fondée sur les pratiques interdites visées par le titre II de la L.p.c.).
Dans ces circonstances, la Cour suprême a d’abord déterminé
si, conformément aux principes dégagés ci-dessus, Richard avait
démontré la responsabilité extracontractuelle des intimées :
[p]our établir la responsabilité extracontractuelle des intimées,
l’appelant doit démontrer qu’elles ont commis une pratique
interdite. Il lui faut ensuite prouver qu’il a pris connaissance de
la représentation constituant une pratique interdite avant la
formation, la modification ou l’exécution du contrat et qu’il
existe une proximité suffisante entre la représentation et le
bien ou le service visé par le contrat. La présomption absolue de
préjudice découlera de la preuve de ces éléments et la responsabilité extracontractuelle des intimées se trouvera alors engagée
pour l’application de l’article 272 L.p.c.52
Selon le plus haut tribunal du pays, la preuve de ces éléments
avait été établie :
i.
Commission d’une pratique interdite : les intimées ont contrevenu aux articles 219 et 228 L.p.c. ;
51. Ibid., par. 125.
52. Ibid., par. 141.
662
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ii. Prise de connaissance de la représentation constituant une pratique interdite : l’appelant s’est abonné au magazine Time après
avoir lu le Document ;
iii. Proximité suffisante entre la représentation et le bien ou le service
visé par le contrat : il existe une proximité entre le contenu
du Document et le magazine Time. Le Document en fait directement la promotion et Richard ne se serait pas abonné au
magazine Time s’il n’avait pas lu le Document renfermant des
représentations fausses et trompeuses.
La Cour suprême a ensuite précisé qu’aux fins de l’application
de l’article 272 L.p.c., cette conclusion signifie que le Document est
réputé avoir eu un effet dolosif sur la décision de Richard de s’abonner au magazine Time et, conséquemment, le comportement de Time
constitue une faute civile. Aussi, puisque Time n’a pas su démontrer
que la juge de première instance avait erré dans son appréciation de
la preuve ou dans l’application des principes juridiques à l’égard de
sa responsabilité et du quantum des dommages, la Cour suprême a
accueilli l’appel afin de rétablir ce volet du jugement de première instance. Richard s’est donc vu accorder la somme de 1 000 $ à titre de
dommages-intérêts compensatoires.
3.4 Dommages-intérêts punitifs
En dernière analyse, la Cour suprême a précisé les principes
relatifs à la recevabilité d’un recours en dommages-intérêts punitifs
intenté en vertu de l’article 272 L.p.c. et à la fixation du montant de
ces dommages-intérêts.
3.4.1 Autonomie des dommages-intérêts punitifs
D’emblée, la Cour suprême a précisé qu’à l’instar des conclusions relatives aux dommages-intérêts compensatoires, une demande
en dommages-intérêts punitifs formulée en vertu de l’article 272
L.p.c. comporte également un caractère autonome. La Cour a indiqué
que « le consommateur qui exerce un recours prévu à l’article 272 de
la L.p.c. a le choix de demander à la fois des réparations contractuelles, des dommages-intérêts compensatoires et des dommagesintérêts punitifs ou de ne réclamer que l’une de ces mesures »53.
53. Ibid., par. 145.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
663
3.4.2 Critères encadrant l’octroi de dommages-intérêts
punitifs
Ceci étant dit, puisque l’article 272 L.p.c. n’établit aucune règle
encadrant l’attribution de tels dommages hormis la preuve d’une
contravention à la loi, la Cour s’est rapportée à l’article 1621 C.c.Q.
À la lumière des objectifs de la L.p.c. et des comportements que
cette loi vise à dissuader, la Cour suprême a ensuite mentionné que
la L.p.c. vise, entre autres choses, à rétablir l’équilibre dans les relations contractuelles entre les commerçants et les consommateurs, en
plus d’éliminer les pratiques déloyales et trompeuses susceptibles de
fausser l’information dont dispose le consommateur.
Aux fins de la détermination d’un critère d’évaluation, la Cour
a analysé les divergences jurisprudentielles au sujet des critères
d’octroi de dommages-intérêts punitifs sous le régime de la L.p.c. et
l’incertitude qui règne à cet égard54. D’une part, la Cour a constaté
que la démonstration d’une conduite intentionnelle, empreinte de
mauvaise foi, d’une faute lourde ou de comportements similaires
impose un fardeau trop lourd aux consommateurs et ne respecte pas
les objectifs de la L.p.c. D’autre part, le simple constat d’un manquement à une obligation imposée par la L.p.c. constitue, de l’avis de la
Cour, une application trop stricte et automatique de la L.p.c. Sur la
base de ces principes, la Cour a décidé de fixer le critère suivant,
dans le cadre de la L.p.c. :
[l]e tribunal appelé à décider s’il y a lieu d’octroyer des dommages-intérêts punitifs devrait apprécier non seulement le comportement du commerçant avant la violation, mais également
le changement (s’il en est) de son attitude envers le consommateur, et les consommateurs en général, après cette violation.55
3.4.3 Application des principes au pourvoi
En l’espèce, la Cour a conclu que le Document avait été conçu
expressément de manière à tromper son destinataire et qu’il s’agissait
« de violations intentionnelles et calculées »56. De plus, rien dans la
preuve n’indiquait que Time avait pris des mesures correctives afin de
rendre ses publicités claires ou conformes aux exigences de la L.p.c.
54. Ibid., par. 163 et s.
55. Ibid., par. 178.
56. Ibid., par. 183.
664
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La Cour suprême a néanmoins estimé que la juge de première
instance avait commis des erreurs sérieuses dans l’évaluation du
quantum des dommages-intérêts punitifs57. Considérant, d’une part,
la conduite grave et délibérée de Time, l’absence de mesures correctives et le caractère minime de la condamnation à des dommages-intérêts compensatoires, mais également, d’autre part, l’impact limité de
la faute de Time et l’attitude qu’avait adoptée Richard dans le cadre
de ce litige58, la Cour a révisé le montant des dommages-intérêts
punitifs à 15 000 $.
CONCLUSION
La décision de la Cour suprême dans l’arrêt Richard c. Times
a confirmé que les commerçants, fabricants et publicitaires ne peuvent, au moyen de petits caractères ou d’un autre texte semblable,
limiter leur responsabilité en infirmant l’impression générale qui se
dégage d’une représentation commerciale non conforme à la réalité.
La première impression qui s’en dégage doit être véridique, même si
certains éléments peuvent tout de même faire l’objet de précisions.
À la lecture de cet arrêt, force est de constater que le degré de
discernement qui a été imputé au consommateur moyen par la
Cour suprême n’est pas très élevé. On peut certes voir dans cette
approche la volonté de respecter l’intention du législateur de protéger les consommateurs et de favoriser leur confiance à l’égard de la
publicité.
Suite à l’arrêt Richard c. Times, les entreprises devront plus
que jamais faire preuve de prudence et éviter de faire miroiter de
faux avantages ou occulter des faits importants concernant leurs
offres. De telles pratiques comportent le risque de se voir condamné
au paiement de dommages-intérêts punitifs, même en l’absence de
dommages-intérêts compensatoires et dont le montant pourrait être
substantiel advenant des recours collectifs.
57. Entre autres choses, de l’avis de la Cour suprême, la juge Cohen avait considéré à
tort les violations de Time à la Charte de la langue française, alors qu’il s’agit
d’une loi distincte qui possède des objectifs législatifs distincts et dont les violations sont sanctionnées par ses propres recours.
58. « L’attitude de l’appelant n’est donc pas étrangère aux dimensions que ce litige a
fini par prendre », Richard c. Time Inc., précitée, note 1, par. 211.
L’arrêt Richard c. Time Inc.
665
Bien que la Cour suprême ait uniquement examiné la L.p.c.
dans le cadre de cet arrêt, il y a lieu de croire que celui-ci aura une
incidence au-delà des frontières du Québec en ce qui concerne la
manière d’apprécier les représentations commerciales effectuées par
les entreprises, notamment en vertu de la Loi sur la concurrence59,
laquelle comporte des dispositions similaires en matière de représentations fausses ou trompeuses.
59. Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), c. C-34.
Vol. 24, no 3
Titres professionnels et
marques de commerce
Jean-François Nadon*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 671
1. LE SYSTÈME PROFESSIONNEL. . . . . . . . . . . . . . 672
1.1 Réglementation des professions . . . . . . . . . . . . 672
1.2 Les ordres professionnels . . . . . . . . . . . . . . . . 673
1.3 Le titre professionnel et les notions de
droit professionnel qui s’y rattachent . . . . . . . . . 674
1.4 Exercice illégal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 678
1.5 Vigilance des ordres professionnels . . . . . . . . . . 680
2. ENREGISTRABILITÉ D’UN TITRE PROFESSIONNEL
EN TANT QUE MARQUE DE COMMERCE . . . . . . . . 681
2.1 Conditions d’enregistrabilité . . . . . . . . . . . . . . 681
2.2 Le Conseil canadien des ingénieurs . . . . . . . . . . 683
2.2.1 Affaire Lubrication Engineers, Inc. . . . . . . . 685
© Jean-François Nadon, 2012.
* MBA, avocat et agent de marques de commerce chez Joli-Cœur Lacasse S.E.N.C.R.L.
667
668
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.2.2 Affaire Krebs Engineers . . . . . . . . . . . . . 688
2.2.3 Affaire Rothenbuhler Engineering Co. . . . . . 688
2.2.4 Affaire Oyj . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 688
2.2.5 Affaire APA – Engineered Wood
Association . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 689
2.2.6 Affaire John Brooks Company Ltd. . . . . . . . 690
2.2.7 Affaire Kelly Properties Inc. . . . . . . . . . . . 692
2.2.8 Affaire Continental Teves AG & Co. oHG . . . . 694
2.2.9 Affaire Management Engineers GmbH . . . . . 694
2.2.10 Affaire COMSOL AB. . . . . . . . . . . . . . . 695
2.3 Caractère trompeur d’une marque de commerce
ayant la connotation d’un titre professionnel . . . . . 696
2.3.1 College of Traditional Chinese Medical
Practitioners and Acupuncturists
of British Columbia c. Council of Natural
Medicine College of Canada . . . . . . . . . . . 697
2.4 Énoncé de pratique portant sur les désignations
professionnelles et leurs initiales. . . . . . . . . . . . 701
2.5 Recours en vertu de la Loi sur les marques :
un outil stratégique pour les ordres
professionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 704
3. MARQUES DE CERTIFICATION . . . . . . . . . . . . . . 705
3.1 Définition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 705
3.2 Titres professionnels : un moyen de distinguer
des personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 706
3.2.1 Canadian Council of Professional Engineers
c. Alberta Institute of Power Engineers . . . . . 706
Titres professionnels et marques de commerce
669
3.2.2 Association des Assureurs-vie du Canada
c. Association provinciale des Assureurs-vie
du Québec. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 708
3.2.3 Groupe Conseil Parisella Vincelli Associés
c. CPSA Sales Institute . . . . . . . . . . . . . 710
4. MARQUES OFFICIELLES. . . . . . . . . . . . . . . . . . 711
4.1 Statut et définitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 711
4.2 Particularités et avantages des marques
officielles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 715
4.3 Notion d’autorité publique . . . . . . . . . . . . . . . 717
4.4 Adoption d’un critère de détermination
plus exigeant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 718
4.4.1 Contrôle gouvernemental important . . . . . . 720
4.4.2 Intérêt public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 721
4.4.3 Application du critère dans l’arrêt concernant
l’Ordre des podologues de l’Ontario . . . . . . . 722
4.4.4 Association médicale canadienne . . . . . . . . 725
4.4.5 Le cas des comptables . . . . . . . . . . . . . . 727
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 728
Annexe : Énoncé de pratique portant sur les désignations
professionnelles et leurs initiales . . . . . . . . . . . 730
INTRODUCTION
Le présent article porte sur la protection des titres professionnels, leur interaction avec le droit des marques et des moyens dont
disposent les ordres professionnels pour bénéficier des avantages
conférés par la Loi sur les marques de commerce. Dans quelle mesure
est-il possible de protéger un titre professionnel ou une abréviation
en ayant recours à la Loi sur les marques de commerce1 ?
Cet article n’a aucunement pour but de présenter une étude
exhaustive des diplômes qui peuvent être octroyés par des institutions d’éducation menant à une profession ou des titres émis par des
ordres ou des associations professionnelles. Le lecteur peut notamment consulter la Classification nationale des professions ou les sites
élaborés des universités et institutions d’enseignement. Nous ne
nous demanderons pas pourquoi les chefs fidjiens portent le titre de
ratu si ce sont des hommes, et adi si ce sont des femmes, pas plus que
nous nous demanderons pourquoi les avocats portent le nom de
« Docteur » (Dr.) en Allemagne alors qu’ils sont désigné comme
« Maître » en France ou au Québec. Nous aurions pu nous interroger
sur les raisons pour lesquelles Maestro, un terme italien (en français « maître » ou « professeur »), est employé dans le domaine de
la musique classique pour désigner un chef d’orchestre ou les raisons pour lesquelles une personne qui dirige les travaux d’une loge
maçonnique s’appelle un Vénérable Maître.
Nous ferons plutôt un bref survol du système professionnel
dont l’objectif principal est la protection du public. Nous nous interrogerons sur le traitement réservé aux titres professionnels et aux
abréviations en droits des marques canadien, analysant diverses
décisions de la Commission des oppositions et des Cours fédérales.
Les titres de profession et leurs initiales sont en soi considérés non
enregistrables par le Bureau des marques de commerce et ne peuvent en soi être protégés par une marque de certification. Les marques officielles retiendront notre attention puisqu’elles permettent
1. L.R.C. (1985), ch. T-13 ; (ci-après désignée Loi sur les marques).
671
672
Les Cahiers de propriété intellectuelle
aux ordres professionnels de protéger ainsi les titres professionnels.
Nous examinerons comment les ordres professionnels peuvent se
qualifier en tant qu’autorités publiques et ainsi bénéficier des avantages importants que procurent les marques officielles.
Nous constaterons comment les ordres professionnels ont justement recours au droit des marques pour faire valoir leurs droits,
particulièrement le Conseil canadien des ingénieurs en raison de
nombreuses décisions qui impliquent cette association professionnelle. Mais il importe d’abord de comprendre sommairement le fonctionnement du système professionnel au Canada et au Québec.
1. LE SYSTÈME PROFESSIONNEL
Au Canada, les professions sont réglementées par des législations territoriales et provinciales en vertu de l’article 92(13) de la Loi
constitutionnelle de 18672. Dès 1907, la Cour suprême du Canada
statuait qu’il revenait aux provinces, dans le champ traditionnel des
pouvoirs qui leur sont accordés, de réglementer la pratique de la
médecine, du droit et d’autres professions, d’interdire à la pratique
d’une profession ceux qui ne sont pas qualifiés et de créer les collèges ou corporations professionnelles nécessaires3. Cette législation
contient des dispositions concernant l’emploi de désignations professionnelles comme celles d’ingénieur, avocat ou médecin et leurs versions anglaises.
1.1 Réglementation des professions
Le système professionnel se compose des institutions qui encadrent l’exercice d’une profession. Le droit de la discipline professionnelle (ou droit professionnel) est un domaine qui se distingue par ses
règles et ses structures, empruntant tantôt à un secteur du droit,
tantôt à un autre. En soi, ce domaine se caractérise par une réglementation très abondante et une bibliographie peu abondante 4.
Le système professionnel québécois est régi par une loi cadre, le
Code des professions5, ainsi que 25 lois particulières6 et un peu plus
2. 30 & 31 Vict, R.-U., c.31.
3. Lafferty c. Lincoln, (1907) 38 R.C.S. 620 répertorié dans CASEY (James T.), The
Regulation of Professions in Canada, (Toronto : Carswell, 2000), p. 2-2.
4. POIRIER (Sylvie), La discipline professionnelle au Québec : principes législatifs,
jurisprudentiels et aspects pratiques, (Cowansville : Blais, 1998).
5. L.R.Q., c. C-26.
6. Index disponible sur le site web <www.professions-quebec.org>.
Titres professionnels et marques de commerce
673
de 1100 règlements afférents7. Au Québec, on compte 46 ordres professionnels qui réglementent la profession de plus de 347 000 membres. Ces ordres sont tous constitués conformément au Code des
professions et doivent donc répondre aux exigences de cette loi-cadre.
Le Code des professions impose comme objectif principal au système et à ses acteurs la protection du public8 à l’égard de certaines
activités comportant des risques de préjudice à l’intégrité physique,
psychologique et patrimoniale. Ses acteurs principaux sont l’Office
des professions du Québec, le Conseil interprofessionnel du Québec,
le Tribunal des professions, le ministre responsable de l’application
des lois professionnelles9 et les ordres professionnels.
Pendant longtemps, l’État habilita des individus directement à
l’exercice d’une profession en accordant des permissions. Les corporations professionnelles furent ensuite chargées par délégation d’attester du savoir et de la moralité professionnelle. Elles furent établies pour garantir la réputation d’une profession contre les imposteurs. En 1973, l’Assemblée nationale du Québec adopta le Code des
professions. Cette loi circonscrivait dorénavant le champ des actes
réservés aux titulaires de certains titres professionnels. Des ordres
professionnels furent ainsi constitués. Par ailleurs, d’autres structures semblables à celle des ordres professionnels furent établies
par des lois particulières, particulièrement dans le domaine de la
finance. Nous ne nous pencherons pas sur les titres dans les domaines de la finance, de l’immobilier et des assurances.
1.2 Les ordres professionnels
Les ordres professionnels sont des organismes parapublics10.
Chaque ordre est formé de professionnels qui en sont membres et
constitue une personne morale de droit public au sens du Code civil
du Québec. Les ordres professionnels font partie, par extension, de
l’administration publique décentralisée en ce que, en vertu d’une loi
générale ou d’une loi spéciale, ils reçoivent la mission de régir une
profession pour le compte de l’État dans l’intérêt général11. Chaque
7.
Consulter les sites web <www.opq.gouv.qc.ca/systeme-professionnel>, <www.2.
publicationsdquebec.gouv.qc.ca> et <www.canlii.org>.
8. Art. 23 et Comité administratif de l’Ordre des comptables agréés c. Schwarz,
[2001] R.J.Q. 920 (C.A.).
9. Il s’agit du ministre de la Justice. L’Office des professions relève de l’autorité de
celui-ci.
10. Annexe A de la Charte de la Langue française.
11. Corriveau c. Avocat, 2008 QCTP 46 cité dans Code des professions annoté, 2e éd.,
(Cowansville : Blais, 2009), p. 24.
674
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ordre a pour principale fonction la protection du public12. Ils sont
délégataires de pouvoirs réglementaires13 qui leur sont octroyés
ainsi qu’à leurs constituantes. Même si l’administration des ordres
est autonome, c’est l’État qui leur a confié le mandat de réglementer
et de surveiller les activités professionnelles qui peuvent comporter
des risques pour le public. La mission principale d’un ordre est de
protéger le public, soit toutes les personnes qui utilisent des services
professionnels dans les différentes sphères d’activités réglementées.
L’ordre protège le public en s’acquittant adéquatement de son rôle
et de ses responsabilités comme par exemple l’inspection professionnelle, la mise en place d’un fonds d’assurance-responsabilité, de
normes d’exercice par l’adoption d’un code de déontologie ou de règlements sur la radiation, la limitation, la suspension ou la cessation
d’exercice ainsi que le contrôle de l’utilisation illégale de titres professionnels.
L’ordre, en conformité avec le Code des professions et les lois
professionnelles, adopte et applique divers règlements. Ces règlements ont donc pour but de régir l’exercice de la profession. Par la
suite, c’est l’ordre qui doit veiller au respect des dispositions législatives et réglementaires.
Évidemment, les ordres jouent un certain rôle, bien que secondaire, dans la promotion de ses membres qui offrent des services au
grand public, notamment par des campagnes publicitaires. Ils développent dans ce contexte divers slogans ou logos afin de faire la promotion de la profession exercée par ses membres.
1.3 Le titre professionnel et les notions de droit
professionnel qui s’y rattachent
Un titre professionnel transmet le message dominant concernant les qualifications des personnes offrant ces services ou produisant ces produits14. Comme l’Ordre des ergothérapeutes de l’Ontario
le souligne de façon juste, un titre professionnel constitue une façon
efficace de se représenter et de s’identifier15 :
12. Art. 23, Code des professions.
13. Système professionnel, Document du Conseil interprofessionnel du Québec,
p. 14.
14. C’est d’ailleurs une affirmation contenue dans un affidavit produit par le Conseil
canadien des ingénieurs dans plusieurs affaires.
15. Énoncés de principes : Utilisation du titre, Ordre des ergothérapeutes de
l’Ontario, mars 2001.
Titres professionnels et marques de commerce
675
L’utilisation d’un titre ou d’une désignation constitue une façon
efficace de fournir d’importants renseignements sur le porteur
du titre. Il permet à l’interlocuteur de connaître immédiatement les activités et les caractéristiques associées à ce titre. Le
titre constitue donc un moyen de se représenter. Les titres peuvent être attribués par le biais de divers mécanismes, certains
étant acquis par la formation (par exemple, les titres professionnels) alors que d’autres sont associés au poste occupé (par
exemple, un gestionnaire de cas).
L’application du Code des professions aux activités qui comportent des risques de préjudice a pour effet d’établir, pour l’ensemble
des professions qui y sont énumérées, le contrôle du titre professionnel associé à l’exercice de ces activités. C’est ce qu’on appelle la
réserve de titre. On trouve ainsi dans le Code et les lois particulières
une liste de titres qui sont réservés aux seuls membres des ordres
professionnels.
Un ordre professionnel s’acquitte notamment de son mandat de
protection du public en contrôlant le titre et le droit d’exercice d’une
profession16 :
La fonction première d’un titre professionnel est d’informer le
public sur la nature des services offerts par le professionnel. Le
public est en mesure d’identifier le professionnel qui répond le
plus précisément à ses besoins17. Le titre réservé est aussi un
signe de compétence car il permet au public de distinguer les
praticiens qui sont susceptibles de répondre adéquatement à
ces mêmes besoins de ceux qui affirment l’être.
La protection des titres protège le public en limitant l’usage
de ces titres aux personnes convenablement qualifiées. Le public doit
avoir confiance en la capacité qu’ont les professionnels autorisés
à exercer au Canada – qu’ils aient été formés au Canada ou à
l’étranger – d’accomplir leur travail de façon fiable18 et doit être en
mesure d’identifier le professionnel qui répond le plus précisément à
ses besoins19.
16. Système professionnel, supra, note 13, p. 10.
17. Système professionnel, supra, note 13, p. 5.
18. <http://www.cnnar.ca/French/communication.html> – Réseau canadien d’organisations nationales dont les membres sont les organismes de réglementation
provinciaux et territoriaux responsables de l’autoréglementation des professions
et des métiers.
19. <www.professions-quebec.org>.
676
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La législation provinciale peut interdire à des personnes ne faisant pas partie d’un ordre professionnel donné d’employer des désignations, qu’il s’agisse de titres ou abréviations en lien avec une
profession20. Ainsi, le Code des professions et les lois particulières
comportent une liste de titres professionnels réservés aux seuls
membres des ordres professionnels.
La surveillance de l’utilisation d’un titre professionnel est donc
une responsabilité confiée aux ordres professionnels. Ce contrôle du
titre et du droit d’exercice, nommé « réserve de titre », s’effectue par
l’octroi du permis professionnel par les ordres professionnels. Le
détenteur d’un permis d’exercice délivré par un ordre est autorisé à
porter un titre professionnel21. Quiconque n’est pas membre d’un
ordre professionnel mais utilise des titres ou des abréviations, ou
associe son nom à un mot ou à une expression couverte par le Code
des professions commet une infraction.
Les articles 32 et 36 du Code des professions énumèrent les
titres, initiales et abréviations des professions réglementées au
Québec. Des lois particulières, comme la Loi sur le Barreau22 par
exemple, énumèrent aussi des titres, initiales et abréviations. Ainsi,
seuls les médecins, les médecins vétérinaires et les dentistes peuvent porter sans restriction le titre de Docteur ou une abréviation de
ce titre en vertu de l’article 58.1 du Code des professions. Un professionnel dont le diplôme de doctorat donne accès au permis de son
ordre peut porter le titre de Docteur devant son nom en autant qu’il
indique un titre réservé aux membres de l’ordre. Dans le cas où le
diplôme de doctorat ne donne pas accès à un titre réservé, son détenteur peut quand même porter le titre de « Docteur » après son nom,
en ajoutant la discipline dans laquelle ce professionnel détient un
doctorat. Cela est prévu au Règlement sur les diplômes délivrés par
les établissements d’enseignement désignés qui donnent droit aux
permis et aux certificats de spécialistes des ordres professionnels23.
Il importe de mentionner que certains membres d’ordres
professionnels utilisent parfois une abréviation plutôt qu’un titre
professionnel. Prenons pour exemple les ingénieurs qui utilisent
l’abréviation « ing. » en français et « eng. » en anglais, les administra20. HUGHES (Roger T.) et al., Hughes on Trade-Marks, 2e éd. sur feuilles mobiles,
(Toronto : LexisNexis, 2005), p. 643, s’appuyant sur la décision College of Physicians and Surgeons of Ontario c. Larsen, (1987) 19 C.P.R. (3d) 295 (H.C. Ont.).
21. Système professionnel, préc., note 13.
22. L.R.Q., c. B-1.
23. C. C-26, r. 2.
Titres professionnels et marques de commerce
677
teurs agréés qui se servent de l’abréviation « Adm. A. » ou des comptables qui se servaient jusqu’à tout récemment de l’abréviation
« CA » tant en anglais qu’en français mais qui se servent dorénavant
de l’abréviation « CPA » pour des raisons qui seront expliquées plus
loin dans le texte. Dans le cas des avocats, l’abréviation peut précéder le nom du professionnel : « Me » ou « Mtre », qui signifie
« Maître »24. Précisons qu’au Québec, seuls les avocats et les notaires
peuvent faire précéder leur nom d’une telle désignation en vertu de
la Loi sur le Barreau et la Loi sur le Notariat25. Dans d’autres cas, le
nom d’un professionnel sera suivi d’initiales du diplôme détenu. Prenons le cas des vétérinaires qui ont recours aux lettres « D.M.V. »
(doctorat en médecine vétérinaire) ou les optométristes qui ont
recours aux lettres « O.D. » (doctorat en optométrie).
Au Québec, les lois particulières constituent des ordres professionnels d’exercice exclusif. Dans un tel cas, le professionnel détenant un permis d’exercice est autorisé à poser en exclusivité les actes
s’y rattachant. Ainsi, on retrouve dans le Code des professions26 et les
lois particulières une liste de titres professionnels qui sont réservés
aux seuls membres des ordres professionnels. Une personne qui n’est
pas membre d’un ordre ne peut porter l’un de ces titres ou laisser
croire qu’elle est membre de cet ordre en s’attribuant un titre ou une
abréviation similaire27. Les membres des ordres professionnels ont
tous un titre réservé.
Le Code des professions circonscrit le champ des actes réservés
aux titulaires de certains titres professionnels et établit les critères
servant à qualifier les attributs de certains champs d’activité pour
déterminer l’octroi de statut de profession et les privilèges s’y rattachant28.
Le Code des professions a établi qu’à l’égard des actes caractéristiques de certaines professions réglementées, seuls les membres
de l’Ordre concerné peuvent poser de tels actes en plus de porter un
titre qui leur est réservé. Il définit ainsi deux types de professions :
les professions d’exercice exclusif et les professions à titre réservé29.
Les professions à titre réservé30 sont actuellement regroupées en
24. Articles 32 du Code des professions et alinéas 136 a) et 136 b) de la Loi sur le
Barreau.
25. L.R.Q., c. N-2.
26. L.Q. 1973, c. 43.
27. Supra, note 13, p. 5.
28. Supra, note 4, p. 30.
29. Supra, note 4, p. 5.
30. Art. 36 du Code des professions.
678
Les Cahiers de propriété intellectuelle
vingt-et-un ordres professionnels. Il s’agit par exemple des administrateurs agréés, des conseillers en ressources humaines et en relations industrielles agréés ou des physiothérapeutes.
Seule l’utilisation des titres énumérés à l’article 36 du Code des
professions est réservée à l’usage exclusif des professionnels autorisés par les ordres concernés. Dans un tel cas, l’exercice des activités
d’une telle profession n’est pas réservé aux membres de l’ordre qui en
octroie le titre. Ce qui est interdit, c’est de faire usage de l’un de ces
titres sans en être le titulaire autorisé ou de laisser croire faussement que l’on est autorisé à le porter31.
Les professions à exercice exclusif32 sont actuellement regroupées en vingt-cinq ordres professionnels. Il s’agit par exemple des
avocats, des comptables professionnels agréés, des ingénieurs ou
des médecins. Selon l’article 32 du Code des professions, nulle autre
personne ne peut, sans y être autorisée, prétendre être un tel professionnel ou en utiliser le titre ni ne peut exercer une activité professionnelle réservée aux membres de cette profession33. À l’exception des conseillers en immigration ou des agents de marques dans
des domaines restreints, la représentation de tiers et la plaidoirie
sont exclusivement réservées à l’avocat.
1.4 Exercice illégal
La législation gouvernant les professions interdit habituellement la pratique d’une profession donnée à moins qu’un individu ne
détienne un permis d’exercice en vertu de celle-ci. Le contrôle de
l’exercice illégal d’une profession (actes réservés) est octroyé aux
ordres professionnels. Tel qu’expliqué précédemment, la loi restreint
donc l’emploi de désignations professionnelles telles « médecin »,
« docteur », « doctor » ou « physician »34. De plus, un professionnel doit
s’abstenir d’utiliser un titre de spécialiste sans être titulaire du certificat de spécialiste approprié35. Le but de telles dispositions législatives est de s’assurer que le public soit protégé de ceux qui ne sont pas
habilités à pratiquer une profession36. Autrement, il serait difficile
31.
32.
33.
34.
Supra, note 4, p. 5.
L’article 32 du Code des professions énumère ces professions.
Supra, note 4, p. 5.
Art. 58.1 du Code des professions et article 33(1), Loi de 1991 sur les professions
de la santé réglementées, L.O. 1991, c. 18.
35. Art. 58 du Code des professions.
36. Code de déontologie professionnel de l’Association du Barreau canadien, XVII, 1.
Titres professionnels et marques de commerce
679
au public de déterminer si une personne est membre d’une profession donnée37.
Une infraction quasi-criminelle est ainsi créée pour l’exercice
illégal d’une profession. Il s’agit d’une infraction pénale et non disciplinaire. Généralement, les peines consistent en des amendes.
D’autre part, la loi prévoit la possibilité de demander des injonctions. Un contrevenant pourra ainsi, en plus de poursuites pénales,
faire l’objet d’une injonction interlocutoire. Des ordres professionnels ont en effet des pouvoirs expressément délégués de la législature d’obtenir des injonctions contre des non-membres afin de faire
cesser l’exercice illégal38. Dans d’autres cas, la loi ne prévoit pas
expressément le droit pour un ordre professionnel de procéder par
injonction39.
La pratique d’une profession est définie par la loi. D’importantes différences subsistent d’une province à l’autre au niveau de la
définition de la pratique de diverses professions. Il a été jugé qu’il y
avait exercice illégal de la profession d’ingénieur lorsqu’on s’affichait
d’une manière qui suggérait que l’on était un ingénieur détenant un
permis d’exercice40. Par contre, il a été jugé que l’emploi du terme
« system engineer » n’empiétait pas sur la législation sur le génie de
la province de l’Alberta41.
Le fait pour un avocat radié continuant d’afficher sur sa porte
« Sollicitor and barrister »42, le fait pour une personne détenant un
doctorat en podiatrie d’utiliser le préfixe « Dr. » devant son nom sans
indication supplémentaire43 ou le fait pour une personne ayant
obtenu un doctorat en ostéopathie de se décrire comme « Dr. Peacock,
osthéopathe »44 sont autant d’exemples qui ont été jugés comme des
cas d’exercice illégal d’une profession.
37.
38.
39.
40.
41.
42.
43.
44.
<www.cmto.com/regulations/titles_and_cred.htm>.
Legal Professions Act, S.A., c. L-9.1, art. 108.
Supra, note 3, p. 17-2.
Assn. of Professional Engineers (Ontario) c. Canadian Council of Professional
Certification, (1979), 48 C.P.R. (2d) 72 (H.C. Ont.).
Association of Professional Engineers, Geologists & Geophysicists (Alberta) c.
Merhej, 2001 A.J. 1657 (B.R.A.B.) ; confirmé 2003 ABCA 360 (C.A.).
Supra, note 3, p.17-9 – Re Meir, (1949) O.W.N. 109 (H.C.).
Supra, note 20.
R. c. Pocock (1928), 62 O.L.R. 113 (C.A.).
680
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.5 Vigilance des ordres professionnels
Plusieurs ordres prennent au sérieux la notoriété, la valeur et
la crédibilité des titres professionnels. C’est le cas du Conseil canadien de la certification des prothésistes et orthésistes (« CCCPO »)
qui explique sur son site web les certifications des praticiens au
Canada et qui affiche une mise en garde visant l’utilisation de titres
professionnels : « Toute utilisation frauduleuse de ces titres et de
leurs acronymes entraînera une action en justice par le Conseil canadien de la certification des prothésistes et orthésistes ». Les ordres
professionnels doivent protéger le public contre les personnes qui
exercent illégalement la profession ou en usurpent le titre45 et
n’hésitent donc pas à inclure une section sur leur site web portant
sur la protection des titres professionnels. Il s’agit parfois de règles
et normes s’adressant à ses membres. C’est le cas du College of Massage Therapists of Ontario par exemple46 ou de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés47.
Ainsi, l’Ordre des ingénieurs encourage aussi ses membres à
utiliser le plus souvent possible le titre réservé ou son abréviation,
lorsque approprié, à l’exercice de la profession, notamment sur leur
carte professionnelle ou sur toute correspondance officielle. L’Ordre
fournit ainsi des recommandations sur la façon d’écrire les titres.
Conformément à la Loi sur les ingénieurs48, l’usage correct consiste à
n’utiliser des termes descriptifs comprenant le mot « ingénieur » que
si le porteur est inscrit à titre d’ingénieur au tableau de l’Ordre des
ingénieurs du Québec49. Toute personne qui, sans être membre de
l’Ordre des ingénieurs du Québec, utilise un de ces titres réservés ou
leurs abréviations correspondantes s’expose à une poursuite pénale,
en vertu de l’article 22 de la Loi sur les ingénieurs ainsi que des articles 32 et 188.1 du Code des professions. Ces articles de loi indiquent
que nul ne peut, de quelque façon, prétendre être ingénieur ni utiliser ce titre ou s’attribuer des initiales pouvant laisser croire qu’il
l’est, s’il n’est pas titulaire d’un permis valide et approprié et s’il n’est
pas inscrit au tableau de l’Ordre.
Certains titres sont attribués par des associations professionnelles actives hors du Québec. Il s’agit du titre « Professional Engineer » et des abréviations « P. Eng. » dans les autres provinces
45.
46.
47.
48.
49.
Lessard c. Ordre des acupuncteurs du Québec, EYB 2005-94969 (C.A. Qué.).
<www.cmto.com/regulations/titles_and_cred.htm>.
<www.portailrh.org/services/professionnel/fiche.aspx?p=411226>.
L.R.Q., c. I-9.
Titres professionnels – <http://gpp.oiq.qc.ca/titres_professionnels.htm>.
Titres professionnels et marques de commerce
681
canadiennes et « P. E. » aux États-Unis. Ce titre ainsi que ces abréviations sont différents de ceux qui sont réservés aux membres de
l’Ordre des ingénieurs du Québec. Les abréviations « P. Eng. » et
« P. E. » ne peuvent donc être utilisées que par les ingénieurs qui
détiennent un permis d’exercer ailleurs qu’au Québec. Inversement,
l’article 32 du Code des professions interdit aux personnes reconnues
par une association professionnelle située en dehors du Québec (par
exemple, Professional Engineers Ontario, PEO) d’exercer la profession au Québec ou de se présenter comme ingénieur si elles ne sont
pas également membres de l’Ordre, ou détentrices d’une autorisation spéciale. D’autre part, la Loi sur les ingénieurs prévoit l’usage
exclusif de certains mots relatifs à l’ingénierie. L’article 26 de cette
Loi prévoit notamment ce qui suit :
26. Nul ne peut exercer une activité au Québec ou s’y annoncer
sous un nom collectif ou constitutif qui comprend l’un ou l’autre
des mots « ingénieur », « génie »,« ingénierie », « engineer » ou
« engineering », sous les peines prévues à l’article 22.
Nous verrons plus loin comment ces expressions ont été protégées en vertu de la Loi sur les marques.
Les ordres professionnels savent à quel point la société accorde
de l’importance à l’éthique et la déontologie. C’est dans le souci de
protéger à la fois le public et ses membres que les ordres feront valoir
leurs droits. Cela rejoint certes l’un des objectifs de la Loi sur les
marques qui vise à protéger le public en prévoyant notamment des
conditions d’enregistrabilité d’une marque de commerce.
2. ENREGISTRABILITÉ D’UN TITRE PROFESSIONNEL
EN TANT QUE MARQUE DE COMMERCE
2.1 Conditions d’enregistrabilité
L’article 12 de la Loi sur les marques énumère en effet diverses
conditions d’enregistrabilité. Il n’est pas possible d’obtenir en soi
l’enregistrement d’une marque clairement descriptive ou d’une marque créant de la confusion avec d’autres marques enregistrées.
Un mot qui est clairement descriptif ou faussement trompeur
n’est pas enregistrable. En soi, l’objectif de ce principe est d’éviter de
retirer des mots communs du vocabulaire disponibles à tous pour
682
Les Cahiers de propriété intellectuelle
décrire des marchandises ou services. C’est ce qui ressort de l’alinéa
12(1) b) de la Loi sur les marques qui prévoit :
12. (1) Subject to section 13, a
trade-mark is registrable if it is
not
12. (1) Sous réserve de l’article
13, une marque de commerce est
enregistrable sauf dans l’un ou
l’autre des cas suivants :
(b) whether depicted, written or
sounded, either clearly descriptive or deceptively misdescriptive
in the English or French language
of the character or quality of the
wares or services in association
with which it is used or proposed
to be used or of the conditions of or
the persons employed in their production or of their place of origin ;
b) qu’elle soit sous forme graphique, écrite ou sonore, elle donne
une description claire ou donne
une description fausse et trompeuse, en langue française ou
anglaise, de la nature ou de la
qualité des marchandises ou services en liaison avec lesquels
elle est employée, ou à l’égard desquels on projette de l’employer, ou
des conditions de leur production,
ou des personnes qui les produisent, ou du lieu d’origine de ces
marchandises ou services ;
La question de savoir si une marque est clairement descriptive
ou constitue une description fausse et trompeuse doit être considérée
du point de vue de l’acheteur de tous les jours des marchandises et
services associés à la marque. Dès lors, la marque ne doit pas être
disséquée dans ses composantes et l’emphase doit être mise sur
la marque dans son ensemble et l’impression immédiate qu’elle
donne50. Une décision citée constamment tant dans la doctrine que la
jurisprudence relatives à cet article avait affirmé le principe suivant :
“Character” means a feature, trait or characteristic of the product and “clearly” means “easy to understand, self evident or
plain”.51
50. Wool Bureau of Canada Ltd. c. Canada (Registrar of Trade Marks), (1978) 40
C.P.R. (2d) 25 (C.F.P.I.) ; Atlantic Promotions Inc. c. Canada (Registrar of Trade
Marks), (1984) 2 C.P.R. (3d) 183 (C.F.P.I.).
51. Drackett Co. of Canada c. American Home Products Corp., (1968) 55 C.P.R. 29
(C.d’É.).
Titres professionnels et marques de commerce
683
Quant aux marques qui pourraient être considérées comme
une description fausse et trompeuse des marchandises et services
qu’elles couvrent, le principe est le suivant :
whether the deceptively misdescriptive words ‘so dominate the
applied for trade-mark as a whole such that ... the trade-mark
would thereby be precluded from registration’.
Selon le juge O’Keefe, il s’ensuit dès lors qu’une telle marque ne
peut pas être distinctive :
a purely descriptive or a deceptively misdescriptive trade-mark
is necessarily not distinctive.52
Dans la mesure où elles rencontraient les conditions d’enregistrabilité prévues à l’article 12 de la Loi sur les marques, la
Chambre des notaires du Québec ou le Barreau du Québec ont enregistré plusieurs marques en tant que « marques de commerce »,
par opposition aux « marques officielles ». C’est le cas du logo de la
Chambre des notaires du Québec53 ou de celui du Barreau du Québec54. Un avocat a l’autorisation d’utiliser le symbole graphique du
Barreau en relation avec son nom55.
2.2 Le Conseil canadien des ingénieurs
Le Conseil canadien des ingénieurs (connu aussi comme « Ingénieurs Canada » ; ci-après le « CCI ») est l’organisation nationale
regroupant douze associations provinciales et territoriales qui réglementent, par l’entremise de la loi, la profession d’ingénieur au
Canada56. Les associations constituantes réglementent et accordent
des permis à plus de 250 000 ingénieurs au Canada57. « Ingénieurs
Canada » est le nom commercial utilisé par le CCI. Il s’agit d’une cor52. Canadian Council of Professional Engineers c. APA – The Engineered Wood
Assn., (2000), 7 C.P.R. (4th) 239 (C.F.P.I.), par. 49.
53. Enregistrement 348640.
54. Enregistrement 184595.
55. Art. 6.06 du Code de déontologie des avocats, R.R.Q., c. B-1, r. 3.
56. Lettre du 26 février 2010 concernant les soumissions du Conseil canadien des
ingénieurs concernant l’Énoncé de pratique proposé sur les désignations professionnelles du 2010-01-29 ; Canadian Council of Professional Engineers c. Alberta
Institute of Power Engineers, (2008), 71 C.P.R. (4th) 37 (Comm. opp.), par. 8.
57. <www.ingenieurscanada.ca> et voir notamment la preuve produite dans l’affaire
Canadian Council of Professional Engineers c. Alberta Institute of Power Engineers, (2008) 71 C.P.R. (4th) 37 (Comm. opp.), par. 15, commentée dans une section ultérieure de ce texte.
684
Les Cahiers de propriété intellectuelle
poration sans but lucratif incorporée par une charte fédérale en
197558.
Au nom de ses ordres constituants et en consultation avec
ceux-ci, le CCI s’occupe des relations avec le gouvernement fédéral et
avec les médias à l’échelle nationale. Le CCI agrée les programmes
universitaires de premier cycle en génie et évalue l’équivalence des
systèmes d’agrément dans les autres pays par rapport au système
canadien59. De plus, le CCI élabore des guides nationaux ayant trait
aux normes de pratique et de déontologie s’appliquant aux ingénieurs.
Le génie est une profession réglementée au Canada. Tout comme
d’autres professions, la réglementation de la profession d’ingénieur
relève de la responsabilité des provinces et des territoires 60.
Le CCI est titulaire des marques officielles suivantes :
• ENGINEER ;
• ENGINEERING ;
• CONSULTING ENGINEER ;
• ING. ;
• PROFESSIONAL ENGINEER ;
• INGÉNIERIE ;
• INGÉNIEUR ;
• INGÉNIEUR-CONSEIL ;
• P. ENG. ;
• GÉNIE61.
58. Association of Professional Engineers of Ontario c. Canadian Council of Professional Certification (1979), 48 C.P.R. (2d) 72 (S.C. Ont.).
59. Source : <www.ingenieurscanada.ca>.
60. Alberta Institute of Power Engineers, supra, note 56.
61. Dossiers 903673, 903677, 903678, 903675, 903680, 903676, 903674, 903679,
903681 et 904209.
Titres professionnels et marques de commerce
685
Les marques officielles sont discutées dans une section ultérieure du présent texte. Seuls les membres de l’Ordre des ingénieurs
du Québec et des associations d’ingénieurs provinciales et territoriales sont autorisés à employer ces marques.
Le CCI a au fil des années initié de nombreuses oppositions à
l’encontre de demandes d’enregistrement de marques de commerce
produites par des individus ou des entités tentant d’enregistrer des
marques de commerce incorporant les désignations professionnelles
des ingénieurs tout en n’étant pas autorisés à pratiquer la profession
de génie au Canada62. De plus, le CCI intente des recours en radiation administrative pour non-emploi de marques enregistrées comportant des expressions protégées comme « ING. » détenues par des
tiers, quels que soient les marchandises et services couverts. Prenons par exemple la marque ING. LORO PIANA & DESSIN pour des
laines, fils, tissus et vêtements ou la marque TOUCHE DE GÉNIE
détenue par Benjamin Moore & Co. en association avec de la peinture63. On répertorie près de dix recours intentés par le CCI.
Le CCI explique que ces oppositions ont été produites afin de
préserver l’intégrité de la profession d’ingénieur, de protéger le
public et de maintenir l’intégrité de la profession d’ingénieur au sens
large en évitant que ces désignations ne soient mal employées par
ceux qui ne sont pas autorisés à pratiquer la profession d’ingénieur
au Canada64. On répertorie ainsi une trentaine de décisions de la
Commission des oppositions ou de la Cour fédérale impliquant le
CCI comme partie. L’une des décisions importantes concerne la
marque LUBRICATION ENGINEERS qu’une compagnie américaine
avait tenté d’enregistrer au Canada en association avec divers types
de lubrifiants.
2.2.1 Affaire Lubrication Engineers, Inc.65
Le 10 janvier 1977, Lubrication Engineers, Inc. a produit une
demande d’enregistrement d’une marque de commerce LUBRICATION ENGINEERS, pour l’employer en liaison avec des marchandises décrites comme « des graisses épaissies, des lubrifiants graphités
pour rouleaux, des lubrifiants pour engrenages, des lubrifiants pour
62. Lettre du 23 février 2010, supra, note 56, par. 5.
63. Canadian Council of Professional Engineers c. Benjamin Moore & Co., 2007 CarswellNat 3891 (Comm. opp.).
64. Lettre du 23 février 2010, supra, note 56, par. 5.
65. (1984), 1 C.P.R. (3d) 309 (C.F.P.I.), le juge Muldoon.
686
Les Cahiers de propriété intellectuelle
coussinets de roue, des graisses fibreuses, de l’huile pour moteur,
du lubrifiant diesel, de l’huile frigélisée, de l’huile pour cueilleuse
à coton, de l’huile à cylindre de machines à vapeur », demande
fondée sur des emploi et enregistrement aux États-Unis. Le CCI s’est
opposé à cette demande.
En première instance, le rejet de la demande d’enregistrement
fut aussi basé sur l’alinéa 9(1) d) de la Loi sur les marques. L’interdiction prévue à l’alinéa 9(1) d) vise une marque qui est susceptible de porter à croire que les services qui y sont associés ont
reçu l’approbation gouvernementale ou sont exécutés sous l’autorité
gouvernementale. La Cour d’appel fédérale fut cependant de l’avis
ci-après au sujet de l’alinéa 9(1) d) de la Loi sur les marques :
[1] We are all of the view that much of what the learned Trial
Judge said in his lengthy reasons for judgment [1985] 1 F.C.
530] cannot be supported. ce texte n’a tout simplement pas pour
effet, comme semble le croire le juge, de transposer dans le
droit fédéral les diverses prohibitions à l’égard de l’usage de
certaines appellations professionnelles contenues dans les lois
provinciales réglementant les professions concernées66. That
said, however, we think that the result arrived at by the Judge
must be supported on other grounds.
La Cour fut amenée à conclure à la lumière d’une preuve abondante, de la même façon que la Cour de l’Échiquier dans l’arrêt
concernant la marque FINISHING ENGINEER, que cette marque
constituait une description claire ou une description fausse et trompeuse de la nature ou de la qualité des marchandises de l’intimée
et contrevenait ainsi à l’alinéa 12(1) b) de la Loi sur les marques.
Ce motif de refus fut confirmé par la Cour d’appel fédérale :
[2] First, we are of the view that the appellant’s trade mark
“Lubrication Engineers” for use in association with greases, oils
and lubricants, was not registrable under section 12 of the Act.
The words “Lubrication Engineers” describe a recognized occupation or profession. Their use as a trade mark in association
with wares which are themselves intimately associated with
the practice of that occupation or profession fails to distinguish
those wares in any way. In the words of paragraph 12(1)(b),
the trade mark is «either clearly descriptive or deceptively
misdescriptive ... of the character or quality of the wares ... or
66. (1992), 41 C.P.R. (3d) 243 (C.A.F.), le juge Hugessen.
Titres professionnels et marques de commerce
687
the persons employed in their production. In the same way as
marks such as “Pipefitters” wrenches, “Doctors” thermometers,
or “Surveyor’s” theodolites, the trade mark “Lubrication Engineers” grease is prima facie unregistrable. This is the basis of
the decision of the Exchequer Court in the “Finishing Engineers” case.67
La Cour d’appel fédérale en est venue à la conclusion que le
juge Muldoon, dans sa décision en première instance, avait erronément transposé dans la Loi sur les marques diverses prohibitions
contenues dans les lois provinciales à l’égard de l’usage de certains
titres professionnels lorsqu’il avait affirmé :
[2] – Thus, the word “engineer”, falling under the prohibition of
provincial and territorial laws of public order, when arrogated
by an unlicensed or unregistered person in such a manner as to
lead to the belief that he or she is legally authorized to bear that
title, equally falls under the prohibition of para. 9(1)(d) of the
Trade Marks Act because it is “a word...likely to lead to the
belief that the wares or services in association with which
it is used have received or are produced, sold or performed
under...governmental...approval or authority”. Canadians in
large measure do rely, and are justly entitled to rely, upon and
to believe in official acts or designations effected pursuant to
governmental approval or authority. They are entitled to infer
such authority from employment of the word “engineers” in a
provincial professional sense as much as in a federal trade
mark sense when it is officially approved for use in either circumstance.68
L’alinéa 9(1) d) de la Loi sur les marques ne pouvait pas avoir
pour effet de transposer dans la législation fédérale diverses interdictions contre l’usage de désignations professionnelles contenues
dans la législation provinciale réglementant les professions. La Cour
fut d’avis par contre que le résultat auquel le juge Muldoon était
arrivé pouvait être appuyé par d’autres motifs69.
67. Canadian Council of Professional Engineers c. Lubrication Engineers, Inc., (1992)
41 C.P.R. (3d) 243 (C.A.F.), le juge Hugessen ; Ass’n of Professional Engineers of
Ontario c. Registrar of Trade Marks, (1959) 31 C.P.R. 79 (C.d’É.).
68. Supra, note 65, p. 326.
69. Supra, note 65, p. 330.
688
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.2.2 Affaire Krebs Engineers70
Dans cette affaire, l’agent d’audience D.J. Martin refusa une
demande d’enregistrement pour la marque KREBS ENGINEERS
produite en association avec de l’équipement de traitement industriel, à savoir des cyclones liquides. Bien que la demande ne décrivait aucune caractéristique ou qualité des marchandises couvertes
par celle-ci, il fut d’avis que l’utilisateur typique des marchandises
aurait présumé que la requérante employait des ingénieurs dans le
design, la production et la vente de ces marchandises et que conséquemment, la marque était soit clairement descriptive ou donnait
une description fausse et trompeuse des personnes employées dans
la production des marchandises de la requérante.
2.2.3 Affaire Rothenbuhler Engineering Co.71
Le raisonnement adopté dans l’affaire Krebs Engineering fut
repris dans l’affaire Rotenbuhler Engineering. Dans cette affaire,
une demande d’enregistrement fut produite pour la marque de commerce ROTENBUHLER ENGINEERING, basée sur un emploi au
Canada avec des services de génie depuis au moins 1958 et divers
appareils tels que des transmetteurs radio et des receveurs radio. La
demande fut l’objet d’une opposition par le CCI pour divers motifs.
La marque fut jugée contraire à l’alinéa 12(1) b) parce qu’elle décrivait clairement ou donnait une description fausse et trompeuse des
personnes employées dans la production des marchandises et services de la requérante.
2.2.4 Affaire Oyj72
La requérante Tekla Oyj tenta d’enregistrer la marque
XENGINEER sur la base des enregistrement et emploi en Finlande
et d’un emploi projeté au Canada en association avec un logiciel pour
emploi dans les systèmes de planification de réseaux de télécommunication et divers services reliés à l’informatique. Le CCI s’opposa à
la demande d’enregistrement pour plusieurs motifs, dont la ressemblance avec sa marque officielle ENGINEER, suite à un amendement à sa déclaration d’opposition. Dans sa preuve en chef, le CCI
explique que le génie des logiciels (« software engineering ») est une
branche du génie et que plusieurs logiciels et programmes informati70. (1996), 69 C.P.R. (3d) 267 (Comm. opp.).
71. (2005), 50 C.P.R. (4th) 115 (Comm. opp.).
72. (2008), 68 C.P.R. (4th) 228 (Comm. opp.).
Titres professionnels et marques de commerce
689
ques comportent la lettre « X ». Il fut d’autre part démontré que la
requérante n’était pas habilitée à pratiquer la profession d’ingénieur
au Canada.
L’agent d’audience ne fut pas convaincu que la lettre « X » était
une abréviation commune pour des logiciels. L’opposant n’avait
pas démontré que l’expression XENGINEERING était une branche
reconnue du génie ou que l’expression XENGINEER décrivait une
profession ou un métier reconnu. Cette affaire se différenciait ainsi
de la décision rendue dans l’affaire Lubrication Engineers, où ces termes furent jugés comme décrivant une profession reconnue et par
conséquent clairement descriptifs ou donnant une description fausse
et trompeuse des lubrifiants.
2.2.5 Affaire APA – Engineered Wood Association73
Il s’agit d’un appel d’une décision de la Commission des oppositions sur deux oppositions formées par le CCI à l’encontre de
deux demandes d’enregistrement. La requérante avait produit
des demandes d’enregistrement pour les marques APA – THE
ENGINEERED WOOD ASSOCIATION et THE ENGINEERED
WOOD ASSOCIATION en association avec des produits lamellés et
du bois laminé utilisé dans des buts structurels en construction. Le
CCI prétendait que les marques n’étaient pas enregistables pour
plusieurs motifs, notamment la ressemblance avec les marques officielles qu’il détient.
Le juge O’Keefe de la Cour fédérale fut d’avis que le terme
« engineered » fonctionnait en tant que verbe et référait au procédé
qui a été utilisé sur un article, à savoir du bois, pour le transformer
et ne représentait pas le nom « engineer » (ingénieur). La demande
d’enregistrement pour la marque APA – THE ENGINEERED WOOD
ASSOCIATION fut donc jugée enregistrable. Par contre, le juge
fut d’avis que la marque THE ENGINEERED WOOD n’était pas
distinctive puisque, prise dans son ensemble, il s’agissait d’une
expression très générale pouvant s’appliquer à une organisation produisant des marchandises et services semblables74.
73. (2000), 7 C.P.R. (4th) 239 (C.F.P.I.).
74. Supra, note 72, par. 53.
690
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.2.6 Affaire John Brooks Company Ltd.75
La requérante, qui se spécialisait dans la distribution d’équipements spécialisés d’arrosage, avait produit une demande d’enregistrement pour la marque semi-figurative BROOKS BROOKS
SPRAY ENGINEERING et la marque nominale SPRAY
ENGINEERING. Le CCI s’opposa aux demandes pour plusieurs
motifs en raison de l’emploi du mot « engineering » dans la marque
alors que la requérante n’était pas une firme de génie bien que
celle-ci employait des personnes détenant une formation ou des qualifications d’ingénieurs. La Cour déclara ce qui suit quant à l’emploi
du mot « engineer » :
[9] L’utilisation du mot « engineering » (ingénierie) dans un
nom d’entreprise est réglementée et non interdite. En Ontario,
par exemple, une entreprise peut utiliser le mot « engineering »
dans son nom ou dans une description de services si elle possède un certificat d’autorisation à cette fin. L’entreprise qui ne
possède pas ce certificat d’autorisation peut encore utiliser le
mot « engineering » dans son nom, pourvu que cet emploi ne
porte pas à croire qu’elle offre des services relevant de la profession d’ingénieur (Loi sur les ingénieurs, L.R.O. 1990, ch. P. 28,
par. 40(3)).
Selon le juge O’Reilly, la requérante pouvait cependant être
satisfaite qu’au moment de déposer la marque, elle pouvait employer
le terme « engineering » dans son nom d’entreprise. Cependant, le
CCI produisit de la preuve additionnelle en appel sur la réglementation du terme « engineering ». Même si le « spray engineering » (technique de pulvérisation) n’est peut-être pas une spécialité reconnue
dans l’exercice de la profession d’ingénieur, ces mots renvoient à une
gamme de services techniques sophistiqués qui sont liés au traitement et à la distribution de fluides, soit des types de services que des
ingénieurs pourraient offrir :
[20] À mon avis, le fait que l’emploi du mot « engineering » soit
réglementé a des incidences en l’espèce. La plupart des gens
présumeraient que les entreprises utilisant ce mot dans leur
nom offrent des services d’ingénierie et ont des ingénieurs à
leur emploi, à moins que le contraire ne ressorte clairement du
contexte. La Commission elle-même en est arrivée à une conclusion similaire lorsqu’elle a refusé d’enregistrer la marque de
75. 2004 CF 586 (C.F.).
Titres professionnels et marques de commerce
691
commerce proposée de JBCL, « Spray Engineering », au motif
que le client moyen de celle-ci présumerait que des ingénieurs
participent à l’ensemble ou à la plupart des activités de l’entreprise : Conseil canadien des ingénieurs c. John Brooks Co.,
[2001] C.O.M.C. n o 218 (2001) C.P.R. (4th) 397.
Comme le souligne le CCI dans ses commentaires transmis au
Bureau des marques76, cette citation s’applique à toutes les désignations professionnelles. Le public prendra pour acquis que des professionnels sont impliqués alors que dans certains cas, des personnes
non qualifiées et ne détenant pas de permis ont déposé des marques
contenant une désignation professionnelle.
Le juge O’Reilly fut d’avis qu’il fallait analyser une marque
dans son ensemble pour déterminer si celle-ci pouvait ainsi être
enregistrée :
[21] Lorsqu’une partie d’une marque de commerce proposée est
contestable, il convient de se demander s’il demeure possible
d’enregistrer la totalité de la marque. Dans la présente affaire,
étant donné que JBCL ne peut enregistrer les mots « Spray
Engineering », peut-elle enregistrer « Brooks Brooks Spray
Engineering » ? La réponse dépend de la question de savoir si la
partie contestable de la marque de commerce proposée constitue un élément important de l’ensemble et fait de celui-ci une
marque qui donne une description fausse et trompeuse. Les
parties ne s’entendaient pas sur la question de savoir si la
partie contestable de la marque de commerce doit constituer
l’élément dominant de celle-ci ou simplement l’une des caractéristiques dominantes. D’après la jurisprudence, le critère
applicable est la question de savoir si les mots donnant une description fausse et trompeuse [traduction] « dominent la marque
de commerce visée par la demande au point ... de faire obstacle
à l’enregistrement de celle-ci ... » : Chocosuisse Union des Fabricants – Suisses de Chocolate c. Hiram Walker & Sons Ltd.,
(1983), 77 C.P.R. (2d) 246 (C.O.M.C.), citant Lake Ontario
Cement Ltd. c. Registrar of Trade Marks (1976), 31 C.P.R. (2d)
103.
[22] Dans la présente affaire, les mots « spray engineering »
dominent manifestement la marque de commerce proposée.
Étant donné que ces mots donnent une description fausse et
76. Lettre du 23 février 2010, supra, note 56, p. 3, par. 4.
692
Les Cahiers de propriété intellectuelle
trompeuse des services et du personnel de JBCL, la marque
de commerce proposée « Brooks Brooks Spray Engineering » ne
peut être enregistrée.
Cette décision a donc établi que lorsqu’une marque consiste en
une combinaison de mots, la portion faussement trompeuse doit
dominer la marque pour que celle-ci soit jugée non enregistrable.
L’agent d’audience fut d’avis que le CCI avait démontré que le terme
« engineer » était réglementé en produisant en preuve la législation
provinciale réglementant l’emploi de la désignation « engineer ». Les
extraits pertinents des lois et règlements provinciaux restreignent
l’usage des termes « engineer », « engineering » et « professional engineer », à moins qu’une personne ou une entreprise ne soit autorisée à
employer ces termes. Dans les circonstances, la plupart des gens présumeraient que des entreprises employant le terme « ingénieur »
dans leur nom offrent des services de génie et emploient des ingénieurs. Comme le requérant ne détenait pas de permis d’exercice
dans aucune province ou territoire, la composante « engineer » donnait ainsi une description fausse et trompeuse. Comme ce terme
dominait la marque dans son ensemble, celle-ci n’était par conséquent pas enregistrable en vertu de l’alinéa 12(1) b) de la Loi sur les
marques.
Quant au motif fondé sur le sous-alinéa 9(1)n)(iii) et l’alinéa
12(1) e) de la Loi sur les marques, l’agent d’audience appliqua le test
de ressemblance tel qu’expliqué dans l’affaire APA – Engineered
Wood. Puisque la requérante avait adopté dans son intégrité la
marque officielle ENGINEER du CCI, il fut d’avis qu’une personne
ayant connaissance de cette marque mais ayant un souvenir imparfait aurait tendance à confondre la marque en instance avec la
marque officielle.
2.2.7 Affaire Kelly Properties Inc.77
Une demande d’enregistrement fut produite pour la marque
KELLY ENGINEERING, basée sur des enregistrement et emploi
aux États-Unis ainsi qu’un emploi au Canada en association avec
des services de dotation en personnel. Le CCI s’opposa à cette
demande d’enregistrement pour plusieurs motifs.
L’agente d’audience fut d’avis que la marque ne décrivait pas
clairement ou n’était pas une description fausse et trompeuse du fait
77. (2010), 89 C.P.R. (4th) 401 (Comm. opp.).
Titres professionnels et marques de commerce
693
que la requérante était une firme de génie ou offrait des services de
génie. La marque était plutôt suggestive du fait que Kelly offrait des
ressources pour trouver de l’emploi dans le domaine du génie, faisant
ainsi référence à une décision précédente concernant la marque de
commerce KREBS ENGINEERING :
[75] La Cour fédérale ainsi que le registraire ont eu d’autres
occasions de se demander si une marque de commerce formé
[sic] d’un nom de famille, suivi du terme « engineers » ou « engineering », étaient visées par l’alinéa 12(1)b) de la Loi. Dans
Canadian Council of Professional Engineers c. Krebs Engineers
(1996), 69 C.P.R. (3d) 267 (C.O.M.C.) [Krebs], le registraire a
conclu que KREBS ENGINEERS & Dessin, utilisé en liaison
avec de l’« équipement de traitement industriel, nommément
cyclones humides » donnait une description claire ou fausse et
trompeuse des personnes ayant produit les marchandises. Il a
statué que la personne qui utilise régulièrement les marchandises de la partie requérante présumerait, en voyant ou en
entendant la marque de celle-ci, que la requérante emploie des
ingénieurs qui participent à la conception, à la production et à
la vente des marchandises visées par la demande. L’élément
« KREBS » est un patronyme et la marque de commerce serait
perçue dans l’ensemble comme le nom d’une firme d’ingénieurs.
Il a donc conclu que la marque donnait une description claire
ou une description fausse et trompeuse des personnes qui produisent les marchandises visées par la demande.
[76] La présente affaire se distingue de l’affaire Krebs, précitée,
parce que la Marque vise des services et non des marchandises,
et aussi parce que les services en question ne concernent pas
uniquement des ingénieurs. L’élément contesté de la Marque
ne décrit pas les personnes exécutant ou fournissant les services. Le simple fait que des ingénieurs puissent s’occuper de la
gestion des ressources humaines du point de vue de l’efficacité
de la production ne m’amène pas à conclure que les services
de placement, en soi, constituent une spécialité relevant du
domaine de l’ingénierie.
[77] J’estime que la présente affaire se distingue aussi de
l’affaire Management, précitée, [Canadian Council of Professional Engineers c. Management Engineers GmbH (2004), 37
C.P.R. (4th) 277 (C.O.M.C.)] parce que la marque, ME MANAGEMENT ENGINEERS & Dessin, jugée contrevenir à la Loi,
contenait le mot ENGINEERS, et non « engineering ». Il était
694
Les Cahiers de propriété intellectuelle
donc plus probable dans ces circonstances que le consommateur
de services-conseils aux entreprises et de services connexes
tienne pour acquis que ces services étaient fournis par des
ingénieurs.
2.2.8 Affaire Continental Teves AG & Co. oHG78
Continental Teves, Inc. (la requérante initiale) produisit une
demande d’enregistrement pour la marque de commerce ENGINEERING EXCELLENCE IS OUR HERITAGE, fondée sur un emploi au
Canada en association avec des patins de frein et disques de frein
pour véhicules terrestres. Le CCI s’opposa à l’enregistrement de la
demande. S’appuyant sur les décisions rendues dans les affaires
Kelly Engineering Resources, Brook Spray Engineering et Rotenbuhler Engineering discutées dans le présent texte, l’agent
d’audience rejeta la demande d’enregistrement. Il fut d’avis que,
compte tenu de la nature même des marchandises et de leur importance pour la sécurité, il était raisonnable de dire que le public pourrait s’attendre à ce qu’elles soient conçues, développées et mises à
l’essai par des ingénieurs. L’agent d’audience fut d’avis que l’élément
dominant de la marque était le mot « Engineering » et que le mot
« Excellence » avait une connotation élogieuse.
Ainsi, une marque comme DIGITAL NOTARY pourrait être
approuvée pour des logiciels alors que des notaires ne sont pas
impliqués dans la programmation et la confection du logiciel. Il en va
ainsi de marques comme KREBS ENGINEERS, ROTENBUHLER
ENGINEERING ou LUBRICATION ENGINEERS, dont nous discuterons dans les sections qui suivent.
2.2.9 Affaire Management Engineers GmbH79
La requérante avait produit des demandes d’enregistrement
pour des marques de commerce ME MANAGEMENT ENGINEERS
(et Dessin) et ME MANAGEMENT ENGINEERS INTERNATIONAL CONSULTANTS (et Dessin), demandes fondées sur les emploi
et enregistrement de la marque en République fédérale d’Allemagne
pour des services de conseil aux entreprises. Le CCI s’opposa à
l’enregistrement de ces marques en invoquant notamment ses marques officielles. Le CCI fit valoir que la requérante n’était pas inscrite comme ingénieur professionnel au Canada.
78. (2012), 100 C.P.R. (4th) 9 (Comm. opp.).
79. (2004), 37 C.P.R. (4th) 277 (Comm. opp.).
Titres professionnels et marques de commerce
695
L’agente d’audience rappela que l’article 30 de la Loi sur les
marques n’avait pas pour effet de transposer, tout comme l’alinéa
9(1) d) de la Loi sur les marques, les prohibitions contenues dans la
législation provinciale et territoriale, référant ainsi aux commentaires de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lubrication Engineers.
Les demandes d’enregistrement furent rejetées au motif qu’elles
donnaient une description fausse et trompeuse des personnes qui
offraient les services de la requérante. L’élément « Management
Engineers International Consultants » fut jugé dominant. La partie
comportant l’élément graphique « ME » ne pouvait pas être considéré
dominant.
2.2.10 Affaire Comsol AB80
COMSOL AB produisit une demande d’enregistrement pour la
marque de commerce COMSOL ENGINEERING LAB en association avec « computer software for performing technical mathematical calculations for use in the field of mathematics, engineering and
science, and manuals and instruction handbooks sold together as a
unit ». La CCI s’opposa à la demande d’enregistrement. Il fut mis en
preuve qu’une législation existe dans chaque province et territoire
prévoyant l’octroi d’un permis aux individus qui pratiquent le génie
(traduction : « engineering »). Chaque loi s’assure que seuls les ingénieurs détenant un permis dans une province ou un territoire donné
sont autorisés à offrir des services de génie et de se désigner comme
ingénieurs professionnels. La loi contient des dispositions encadrant
l’emploi et le mauvais emploi des désignations suivantes : « ingénieur professionnel » ; « P.Eng. » ; « engineer » ; « engineering ».
L’agente d’audience nota cependant qu’elle ne se croyait pas
dans une position d’évaluer de façon appropriée l’impact de diverses
lois non-fédérales sur lesquels le CCI se fondait. L’agente d’audience
nota que ce n’était pas la première fois que le CCI s’opposait à des
marques contenant le mot « engineer », mais rappela que chaque cas
devait être décidé en fonction de ses propres faits81.
Le fait que la marque contenait un mot distinctif qui n’était pas
un nom de famille la distinguait de la jurisprudence antérieure.
L’agente d’audience fut d’accord avec la position de la requérante à
80. 2011 C.O.M.C. 3.
81. Beverley Bedding & Upholstery Co. c. Regal Bedding & Upholstering Ltd., (1980)
47 C.P.R. (2d) 145 (C.F.P.I.).
696
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’effet que le mot « comsol » occupait la première portion de la marque
et dominait celle-ci. Quant au test visant à déterminer si une marque
donne une description fausse et trompeuse des marchandises et services qu’elle couvre, la juge rappela que les mots trompeurs devaient
dominer la marque dans son ensemble, s’appuyant notamment sur
l’affaire Brooks Spray Engineering82. Or, dans son ensemble, la marque ne pouvait pas constituer une description fausse et trompeuse83 :
[39] The Applicant further submits that no part of the Mark is
deceptively misdescriptive. First, the Applicant argues that
“reaction engineering” is not misdescriptive of the character or
quality of the Wares because that term is descriptive, unregulated and generic ; it is a defined term that accurately describes
the Wares, in that the Wares are for use in the field of “reaction
engineering”. Second, the Applicant points out that the Wares
are intended to be used by engineers and other sophisticated
individuals who would understand that the Wares are intended
to assist those engaged in “reaction engineering”. It is trite to
say that in order for a mark to be “deceptively misdescriptive”,
the public must be misled and the Applicant argues that the
nature of the Wares and the intended consumer preclude that
from occurring.
2.3 Caractère trompeur d’une marque de commerce
ayant la connotation d’un titre professionnel
Des organisations peuvent contrevenir à la Loi sur les marques
en employant une marque de commerce suggérant une désignation
professionnelle à laquelle cette organisation n’a aucunement autorité pour conférer, impliquer une approbation gouvernementale de
services alors qu’aucune approbation gouvernementale a été accordée, ou pouvant tromper le public quant au caractère de la marque.
C’est ce qui s’est produit dans une affaire impliquant un collège de
médecine traditionnelle chinoise qui a amené le Bureau des marques
à revoir l’examen de marques s’apparentant à des titres professionnels.
82. Par. 37 de la décision.
83. Par. 38 de la décision.
Titres professionnels et marques de commerce
697
2.3.1 College of Traditional Chinese Medicine Practitioners
and Acupuncturists of British Columbia c. Council
of Natural Medicine College of Canada84
L’acupuncture est l’une des branches de la médecine chinoise
traditionnelle85. Au Canada, le statut de l’acupuncture varie, selon
les provinces, d’une reconnaissance officielle à l’absence complète de
législation. Un traitement d’acupuncture est administré après avoir
posé un bilan énergétique selon les règles de la médecine traditionnelle chinoise. Au Québec, les acupuncteurs doivent obligatoirement
appartenir à l’Ordre professionnel des acupuncteurs du Québec et
avoir obtenu leur diplôme dans un établissement reconnu par
l’Ordre. Cette profession est à exercice exclusif et à titre réservé. En
Colombie-Britannique, elle fait aussi l’objet d’un encadrement législatif. Cela s’explique certes par le fait qu’il s’agit de soins prodigués à
des personnes.
Le demandeur (ci-après désigné « le CTCMA ») est l’ordre
professionnel régissant la pratique de la médecine chinoise traditionnelle en Colombie-Britannique. Il délivre ainsi des titres professionnels, notamment les titres de « Doctor of Traditional Chinese
Medicine » (« Dr. TCM ») et de « Registered Acupuncturist » (« R.Ac. »)
et en contrôle l’usage. Le défendeur (ci-après désigné « le CNMCC »)
établit des programmes éducatifs et des examens dans le domaine de
la médecine chinoise traditionnelle et de l’acupuncture depuis 2002.
Il ne dispense pas ces programmes. Sa pratique ne consiste pas à
délivrer des grades mais plutôt à délivrer aux étudiants ayant terminé ces programmes éducatifs un certificat attestant le parachèvement de leurs études.
Le CTCMA présenta à la Cour fédérale une requête en jugement sommaire se basant sur les articles 213 et 216 des Règles des
Cours fédérales86 de même que les alinéas 7 d), 12(1) b) et 12(1) e) et
les articles 9 et 10 de la Loi sur les marques. Des articles de la Health
Professions Act87 et du Traditional Medicine Practitioners and Acupuncturists Regulations88 de la Colombie-Britannique furent aussi
invoqués.
84. 2009 CF 1110.
85. <www.passeportsante.net> – Rubrique : Acupuncture – <http://www.cpmdq.
com/htm/definitioacuponcture.htm>.
86. DORS/98-106.
87. R.C.B.C. 1996.
88. B.C. Reg. 385/2000.
698
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le CTCMA gouverne la pratique de la médecine traditionnelle
chinoise en Colombie-Britannique. Depuis 2000, le Collège de médecine est responsable du contrôle des titres « Dr. TCM » (« Doctor of
Traditional Chinese Medicine »), « R.TCM.H. » (« Registered TCM
Herbalist »), « R.TCM.P. » (« Registered TCM Practitioner ») et
« R.AC. » (« Registered Acupuncturist »). Les diplômés de ces programmes obtenaient un certificat incluant une désignation correspondant à l’une de ces marques de commerce sans un droit de
pratique de la médecine chinoise.
Le CTCMA demanda la radiation des marques de commerce
enregistrées du CNMCC
• D.T.C.M. (Doctor of Traditional Chinese Medicine) ;
• D.P.C.M. (Doctorate of Philosophy in Chinese Medicine) ;
• D.P.O.M. (Doctorate of Philosophy in Oriental Medicine) ;
• R.AC. (Registered Acupuncturists).
ainsi que les demandes d’enregistrement en instance
• Registered D.T.C.M. ;
• DR.TCM ;
• D.T.C.M. (Doctor of Traditional Chinese Medicine) ;
• Registered D.P.C.M. ;
• P.D.T.C.M. (Post Diploma of Traditional Chinese Medicine).
Le CTCMA demanda également qu’une injonction permanente
soit émise contre le CNMCC et les personnes liées à celui-ci, interdisant d’employer ces abréviations et ces mots. De plus, le CTCMA
demandait une ordonnance enjoignant au CNMCC de remettre ou
détruire le matériel allant à l’encontre de l’injonction recherchée prévoyant la radiation des marques ci-haut mentionnées et demandant
un renvoi au sujet des dommages-intérêts.
Le CTCMA alléguait que le CNMCC avait accordé des licences
à de nombreuses personnes pour l’emploi, en association avec l’exploitation d’une clinique de médecine chinoise traditionnelle, d’une
Titres professionnels et marques de commerce
699
appellation créant de la confusion, de telle sorte que des membres du
public et des membres du CTCMA avaient présenté des plaintes et
des demandes de renseignements au CTCMA au sujet de ces personnes89. Le public pourrait donc conclure que les services associés aux
marques étaient offerts par un professionnel titulaire de cette appellation et que lesdites appellations donnaient donc une « description
claire ou [...] une description fausse et trompeuse » des personnes
offrant les services aux marques, ce qui est contraire à l’alinéa
12(1)b) de la Loi sur les marques90.
Sur la question du caractère descriptif, la Cour fédérale fut
d’avis que la question devait être appréciée du point de vue de
l’utilisateur moyen des biens ou des services et référa à l’arrêt Lubrication Engineers, au paragraphe 2. Les marques « Dr. TCM » et
« Registered D.P.C.M » ont été traditionnellement employées de
manière interchangeable dans la profession pour désigner un docteur en médecine chinoise traditionnelle. La Cour fut d’avis que les
marques D.T.C.M. et R.AC. avaient été commercialement utilisées,
la preuve telle que la publicité parue dans les annuaires PAGES
JAUNES démontrant que ces marques constituaient une pratique
commerciale employée pour décrire la médecine traditionnelle chinoise et les acupuncteurs et que l’utilisateur de tous les jours serait
familier avec une telle terminologie91. Par conséquent, la marque
REGISTERED D.P.C.M. du CNMCC fut jugée descriptive et similaire à la marque D.T.C.M., malgré le changement d’une lettre. Le
terme « registered » fut jugé comme suggérant au public qu’un praticien était habilité à pratiquer, rendant ainsi l’abréviation plus descriptive. Ainsi, la Cour a refusé la prétention du CNMCC que les
acronymes de ses marques avaient pour effet de les rendre distinctives.
Le CTCMA rappela le principe que « dans le cas où une expression descriptive entre parenthèses est l’élément prédominant de la
marque, les initiales ne contribuent en rien à distinguer l’expression
descriptive ». La Cour fédérale s’est appuyée sur la décision de la
Commission des oppositions rendue dans Canadian Council of Professional Engineers c. Management Engineers GmbH92 :
[218] J’estime que les acronymes ne sont pas distinctifs en
raison du genre d’expression descriptive qui prédomine dans
89.
90.
91.
92.
Par. 8.
Par. 9.
Par. 230.
(2004), 37 C.P.R. (4th) 277 (Comm. opp.).
700
Les Cahiers de propriété intellectuelle
la marque. Je citerai la décision du Conseil canadien des
ingénieurs c. Management Engineers GmbH, [2004] C.O.M.C.
no 119 :
... La marque de commerce faisant l’objet de la demande
ne doit pas être analysée avec soin et décomposée en
ses éléments constitutifs, mais plutôt considérée dans son
ensemble et en fonction de la première impression : voir
Wool Bureau of Canada Ltd. c. Registraire des marques de
commerce (1978), 40 C.P.R. (2d) 25 (C.F. 1re inst.), p. 27-28,
et Atlantic Promotions inc. c. Registraire des marques de
commerce (1984), 2 C.P.R. (3d) 183 (C.F. 1re inst.).
Une marque de commerce doit être jugée dans son ensemble,
tel qu’expliqué précédemment. Il s’agit d’un principe important et
connu en droit des marques expliqué ci-haut et il en va ainsi pour les
marques incluant des initiales. La Cour fédérale a appliqué ce raisonnement à toutes les marques de commerce du CNMCC.
Quant aux marques de commerce D.T.C.M. (Doctor of Traditional Chinese Medicine) et P.D.T.C.M. (Post Diploma of Traditional
Chinese Medicine) celles-ci furent jugées descriptives et, par conséquent, aucunement distinctives des marchandises et services du
CNMCC. La validité des marques visées était le principal aspect de
l’action du CTMCA.
Quant aux marques de commerce D.T.C.M., D.P.C.M., D.T.C.M.
(Doctor of Traditional Chinese Medicine), R.AC. et DR.TCM, cellesci furent jugées contraires à l’interdiction prévue à l’article 10 de la
Loi.
Conformément à l’approche adoptée dans l’arrêt Lubrication
Engineers, Inc. par la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale rejeta
l’allégation s’appuyant sur l’alinéa 9(1) d) de la Loi sur les marques,
étant d’avis que cela équivalait à une tentative d’interdire l’emploi
de titres professionnels simplement parce que ces titres sont interdits par des lois provinciales réglementant des professions. Cependant, la Cour fut d’avis que l’analyse sous l’alinéa 7 d) de la Loi sur
les marques ne se limitait pas aux marques en cause mais plutôt sur
la façon dont des personnes employaient ces marques. Une preuve
abondante démontrait que le CNMCC avait trompé le public en
l’amenant à croire que ses licences n’étaient pas des licences de
marques mais des versions d’une réglementation fédérale dans le
domaine de la médecine chinoise, contrevenant ainsi à l’alinéa 7 d)
Titres professionnels et marques de commerce
701
de la Loi sur les marques93. La preuve la plus compromettante fut
la publicité diffusée en Ontario qui référait au CNMCC en tant
qu’autorité gouvernementale.
Les marques enregistrées CNMCC furent radiées, étant jugées
descriptives au sens de l’alinéa 12(1) b) et non distinctives au sens de
l’alinéa 18 b) et l’article 8(1) in fine de la Loi sur les marques. Une
injonction permanente fut accordée contre le CNMCC. L’emploi de
certains titres comme des marques de commerce par le CNMCC a été
jugé comme contrevenant à la Loi sur les marques parce que cela
induisait le public en erreur, étant donné que cela donnait l’impression que les membres du CNMCC étaient membres du CTCMA. La
Cour a ordonné la destruction de matériel contrevenant et ordonné
la reddition de profits ou l’octroi de dommages, en plus d’accorder des
dépens au demandeur.
Il n’est donc pas possible pour quiconque de monopoliser des
mots ou des acronymes suggérant une accréditation professionnelle
émanant du gouvernement. C’est ce qui ressort des paragraphes 34 à
53 et 212 à 238 de cette décision94. Suite à cette décision, le Bureau
des marques publia en janvier 2010 une mise à jour de son Énoncé de
pratique portant sur les désignations professionnelles et leurs initiales, dont il importe de discuter ici.
2.4 Énoncé de pratique portant sur les désignations
professionnelles et leurs initiales
Le 13 juin 2007, le Bureau des marques de commerce adoptait
un énoncé de pratique portant sur les titres professionnels et leurs
initiales95. Rappelons que les énoncés de pratique visent à permettre
au Bureau des marques de préciser ses pratiques, son interprétation
de la Loi sur les marques, d’émettre des lignes directrices et de préciser des procédures. Le Bureau des marques voulut rappeler qu’une
marque de commerce qui semble être le nom d’une profession fera
l’objet d’un examen pour déterminer si c’est le cas. Dans le cas où un
examinateur serait convaincu qu’un consommateur aurait immédiatement l’impression que les marchandises ou les services sont offerts
par les membres de la profession en question, la marque serait considérée comme non enregistrable. En soi, la marque NADON, CA
ne serait pas enregistrable. Or, avec un tel énoncé, quel objectif le
93. Par. 244 et 245 de la décision.
94. Supra, note 20, p. 652.
95. <http://www.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr02278.html>.
702
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Bureau des marques souhaitait-il atteindre ? Que souhaitait-il ainsi
accomplir ? Consacrer une jurisprudence plutôt bien établie sur le
sujet ? Démontrer son intention de protéger le public ? Or, des dizaines de marques comportent des titres ou des noms de discipline. Pensons aux mots « acupuncture » ou « pharmacie » par exemple.
Suite à l’affaire du CNMMC discutée ci-haut, une mise à jour
fut initiée. En janvier 2010, une consultation publique fut organisée
par le Bureau des marques. Des commentaires furent reçus dans
le cadre de ce processus de consultation et une version finale de
l’énoncé de pratique fut adoptée et publiée96. Un individu, plusieurs
associations professionnelles et l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada (IPIC) soumirent des commentaires.
Le CCI soumit ses représentations par sa lettre du 23 février
2010. Le CCI endossa très favorablement l’énoncé de pratique,
jugeant que celui-ci élevait la vigilance par rapport à l’importance
du potentiel de mauvais emploi des désignations professionnelles,
réduisant l’approbation et la publication de demandes d’enregistrement de marques de commerce contenant des désignations professionnelles. Cela éviterait que des individus qui ne sont pas qualifiés
pour exercer une profession donnée déposent une demande d’enregistrement de marque de commerce qui pourrait tromper le public
parce que comportant une désignation se rapportant à cette profession qui ne serait pas la leur. Des objections à l’enregistrement d’une
marque auraient donc un effet dissuasif sur des requérants et les
obligeraient à expliquer et argumenter leur statut professionnel,
réduisant ainsi le nombre d’oppositions sur ces questions. Le CCI
reprit le paragraphe 9 cité ci-haut dans l’affaire John Brooks Co.
pour suggérer qu’il aurait fallu permettre à l’examinateur de pencher aussi sur la possibilité qu’une marque soit une description
fausse et trompeuse des marchandises et services qu’elle couvre.
D’autre part, le CCI aurait souhaité que l’énoncé fasse aussi référence aux marques incluant des titres professionnels pour éviter
que des marques incorporant une désignation professionnelle et
un domaine d’expertise (comme SOFTWARE ENGINEERING) ou
un nom de famille (comme ROTHENBUELER ENGINEERING ou
KREBS ENGINEERS) qui suggèrent ainsi fortement le nom d’une
firme de génie ne soient pas sujettes à l’attention de l’examinateur
ou permettent au requérant d’insister sur le fait que la marque ne
consiste pas uniquement en une désignation professionnelle.
96. <http://www.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr02277.html>.
Titres professionnels et marques de commerce
703
L’Ordre des Comptables Agréés du Québec voulut s’assurer que
l’énoncé de pratique n’aurait pas d’incidence sur la publication des
marques officielles par une autorité publique. Il fut d’avis que la
conséquence pratique serait d’empêcher dorénavant l’enregistrement de marques graphiques comportant un titre professionnel
et donna comme exemples les marques enregistrées CA & Dessin
numéro LMC728,660 et la marque de certification CA & Dessin
numéro LMC734,311.
L’IPIC s’inquiéta aussi du message d’ensemble émanant de
l’énoncé de pratique qui suggérerait qu’une marque de commerce qui
consiste en une désignation professionnelle ou des initiales ne soit
par conséquent aucunement enregistrable. Or, toutes les marques
doivent être examinées en fonction du même critère à l’alinéa 12(1)b)
de la Loi sur les marques. La marche à suivre de l’examinateur voulant que celui-ci fasse une recherche afin de déterminer si une
marque constitue bel et bien une désignation professionnelle ou des
initiales est centrale tout en se basant sur un consommateur potentiel. L’IPIC aurait souhaité que, pour maintenir une objection, la
désignation professionnelle doive initialement posséder un certain
niveau de reconnaissance aux yeux des consommateurs en plus de
s’assurer que les examinateurs prennent en compte toutes les circonstances en l’espèce. Il aurait de plus fallu s’assurer de déterminer
si une marque constitue une description fausse et trompeuse des
biens et services qu’elle couvre.
L’Association médicale canadienne fut d’avis qu’en plus d’être
clairement descriptives des personnes employées dans la production
de marchandises et services, les désignations professionnelles et
leurs initiales peuvent aussi donner une description fausse et trompeuse des personnes employées dans la production de marchandises
et services avec lesquels elles sont employées97. C’est d’ailleurs à son
avis ce qui ressort clairement du paragraphe 220 de la décision
rendue dans l’affaire CNMCC et du paragraphe 2 de l’arrêt Lubrication Engineers.
Le conseil interprofessionnel du Québec, organisme chargé de
conseiller le gouvernement du Québec en matière de professions,
souligna que le succès de la procédure dépendrait de la possibilité
pour l’examinateur d’avoir un accès à des outils d’information complets et performants en encourageant l’OPIC à se doter d’une liste
97. Commentaire formulé par l’Association médicale canadienne dans sa lettre du
26 février 2010.
704
Les Cahiers de propriété intellectuelle
complète de titres professionnels réservés au Canada98. Une liste de
titres professionnels, de leurs abréviations et de leurs initiales en
vigueur selon le Code des professions du Québec fut ainsi soumise en
annexe pour aider les examinateurs dans leur tâche.
La version finale de cet énoncé de pratique est entrée en vigueur
le 26 octobre 2010. Cet énoncé est reproduit en annexe de cet article.
2.5 Recours en vertu de la Loi sur les marques :
un outil stratégique pour les ordres professionnels
Ce dossier illustre les moyens avec lesquels les ordres professionnels peuvent protéger des titres et des actes réservés en ayant
recours à des injonctions. La Loi sur les marques offre de puissants
remèdes en cas de violation comme l’injonction, la reddition de profits obtenus par une conduite fautive et des dommages.
L’article 53.2 de la Loi sur les marques prévoit que la Cour peut
rendre les ordonnances qu’elle juge indiquées dans les circonstances
pour une contravention à la Loi sur les marques de commerce, notamment des ordonnances, des injonctions, des dommages-intérêts, la
restitution des bénéfices et la destruction du matériel contrevenant :
53.2 Lorsqu’il est convaincu, sur demande de toute personne
intéressée, qu’un acte a été accompli contrairement à la présente loi, le tribunal peut rendre les ordonnances qu’il juge indiquées, notamment pour réparation par voie d’injonction ou par
recouvrement de dommages-intérêts ou de profits, pour l’imposition de dommages punitifs, ou encore pour la disposition par
destruction, exportation ou autrement des marchandises, colis,
étiquettes et matériel publicitaire contrevenant à la présente
loi et de toutes matrices employées à leur égard.
Sur la question de la juridiction, la Cour fédérale fut d’avis dans
l’affaire CNMCC que l’action devant la Cour en vertu de l’article 20
de la Loi sur la Cour fédérale était fondée, étant d’avis que le CTCMA
ne tentait pas de contourner la législation provinciale réglementant
les professions de la santé par une action en justice fédérale.
Les ordres professionnels ont tout intérêt à surveiller les registres de marques de commerce en plus d’être vigilants face à des
imposteurs qui s’adonneraient à l’exercice illégal d’une profession.
98. Lettre du 26 février 2010, supra, note 96, p. 2, par. 4.
Titres professionnels et marques de commerce
705
Tel qu’expliqué précédemment, la surveillance de l’utilisation d’un
titre professionnel est une responsabilité confiée aux ordres professionnels99. Ainsi, le CCI s’est donné pour politique de s’opposer aux
marques de commerce qui consistent en ou incluent le terme « engineering » dans le but à la fois de protéger l’intégrité du titre des membres de la profession d’ingénieur au Canada et de protéger le public,
tel qu’il appert de certaines décisions impliquant le CCI.
3. MARQUES DE CERTIFICATION
3.1 Définition
L’article 2 de la Loi sur les marques définit comme suit la
marque de certification :
Marque employée pour distinguer, ou de façon à distinguer, les
marchandises ou services qui sont d’une norme définie par rapport à ceux qui ne le sont pas, en ce qui concerne :
a) soit la nature ou qualité des marchandises ou services ;
b) soit les conditions de travail dans lesquelles les marchandises ont été produites ou les services exécutés ;
c) soit la catégorie de personnes qui a produit les marchandises ou exécuté les services ;
d) soit la région à l’intérieur de laquelle les marchandises
ont été produites ou les services exécutés.
Il s’agit ainsi d’un type spécial de marques de commerce devant
répondre à une norme définie quant à l’un des éléments ci-haut mentionnés par rapport à des biens et services qui ne rencontrent pas
cette norme. Une telle marque ne peut être adoptée et enregistrée
que par une personne qui n’est pas engagée dans la production, la
vente, la location ou l’embauche de produits ou la prestation de services autres que ceux en association avec lesquels la marque de certification est employée100. La norme définie doit être décrite et
expliquée dans la demande d’enregistrement pour une marque de
99.
100.
Lettre du 26 février 2010 du Conseil interprofessionnel du Québec, supra,
note 56, p. 1, par. 4.
Par. 23(1) de la Loi sur les marques.
706
Les Cahiers de propriété intellectuelle
certification101. L’article 23 de la Loi sur les marques prévoit qu’une
marque de certification ne peut être enregistrée que par une personne qui ne se livre pas à la fabrication de marchandises ou à
l’exécution des services en cause. Son propriétaire peut y autoriser
d’autres personnes à employer la marque en liaison avec ses marchandises ou services. Il peut empêcher son emploi par des personnes non autorisées.
Le CFA Institute a ainsi enregistré à titre de marque de certification la marque CFA/CHARTERED FINANCIAL ANALYST
Design102 en plus d’avoir enregistré l’appellation CFA à titre de
marque de commerce. Pourtant, à la lumière de la position du
Bureau des marques et de la Cour fédérale sur l’enregistrabilité des
titres professionnels à titre de marques de commerce, il n’est pas certain que cela serait possible dans le contexte actuel. L’Association
canadienne des optométristes (Canadian Association of Optometrists) a pour sa part obtenu l’enregistrement de la marque CCOA
pour identifier les assistants d’optométristes comme marque de
certification103. Quant au CCI, il a récemment déposé la marque de
certification FIC qui vient tout juste de faire l’objet d’un rapport
d’examen au moment de rédiger ce texte104.
3.2 Titres professionnels : un moyen de distinguer
des personnes
3.2.1 Canadian Council of Professional Engineers
c. Alberta Institute of Power Engineers105
Le 15 octobre 2002, l’Alberta Institute of Power Engineers
(« AIPE ») a produit une demande d’enregistrement pour la marque
de certification PE (la « Marque PE ») en liaison avec des services
professionnels de génie en matière d’énergie depuis juillet 2001. Les
normes spécifiques pour l’utilisation de la Marque PE sont les suivantes : Une catégorie de personnes qui i) détiennent un certificat
d’aptitude professionnelle d’ingénieur électricien valide dans toutes
les compétences du Canada ou une certification équivalente émise
par l’organisme de réglementation gouvernemental approprié et
ii) sont membres en règle de l’Institute of Power Engineers (Canada).
101.
102.
103.
104.
105.
Al. 30 f) de la Loi sur les marques.
Enregistrement 589842.
Enregistrement 711761.
Demande 1553353.
(2008), 71 C.P.R. (4th) 37 (Comm. opp.).
Titres professionnels et marques de commerce
707
Le CCI s’est opposé à cette demande d’enregistrement pour plusieurs motifs. Elle mit notamment en preuve que l’acronyme PE
désigne dans plusieurs pays une personne qui détient un permis
d’exercice du génie, notamment aux États-Unis106. L’agente d’audience, C.R. Folz fut persuadée que PE pouvait être une abréviation
de « power engineer » et de « professional engineer » et que la preuve
de l’AIPE donnait à penser que PE était utilisé comme titre professionnel plutôt que comme marque de certification107. Or, le CCI soutenait justement qu’un titre professionnel ne peut servir de marque
de certification, s’appuyant sur la décision de première instance
dans l’affaire Association des Assureurs-vie du Canada discutée un
peu plus loin. À la page 9 de sa décision, le juge Dubé avait affirmé ce
qui suit :
Pour sa part, la Provinciale soutient, dans un premier temps,
que les titres en litige sont des titres professionnels et non des
marques de certification et ne peuvent donc être enregistrés.
En effet, la preuve documentaire déposée par la Nationale
indique à multiples reprises qu’elle-même considère les assureurs-vie agréés comme des professionnels et les désignations
en question comme des titres professionnels. Étant des titres
professionnels, ils sont utilisés en association avec des personnes et non en association avec des marchandises ou des services.
Dans la même mesure ou l’on ne pourrait pas enregistrer les
mots « avocats », « notaires », « médecins », « ingénieurs », etc.
comme marques de certification, l’on ne peut non plus considérer le titre « assureur-vie agréé » comme étant une marque de
certification. A mon sens, le nom même d’une profession ne
peut être utilisé comme un standard, une norme définie, un
cachet de distinction apposable (sic) à des marchandises ou des
services.108
L’AIPE avait toutefois mis en preuve que plusieurs titres professionnels avaient fait l’objet d’enregistrements à titre de certification. Cependant, l’agente d’audience fut d’avis que cela ne suffisait
pas à la convaincre que l’acronyme du titre professionnel soit autorisé. À son avis, l’AIPE n’a pas démontré un emploi de l’acronyme à
106.
107.
108.
Par. 16 et 27.
Par. 32, 43 et 46 de la décision.
(1988), 22 C.P.R. (3d) 1 (C.F.P.I.).
708
Les Cahiers de propriété intellectuelle
titre de marque de commerce au sens de l’article 4(2) de la Loi sur les
marques109.
3.2.2 Association des Assureurs-vie du Canada c.
Association provinciale des Assureurs-vie du Québec110
L’Association des Assureurs-vie du Canada (ci-après « l’Association Nationale ») fut incorporée en 1924 par une loi spéciale du
Parlement fédéral pour faire la promotion de l’assurance-vie au
Canada.
L’association provinciale des Assureurs-vie du Québec (ci-après
« l’Association Provinciale ») avait été constituée en 1962 en vertu de
la Partie III de la Loi sur les compagnies du Québec. Elle avait adopté
une résolution offrant un cours universitaire à l’issue duquel serait
décerné le titre d’« Assureur-vie agréé » (« Chartered Life Underwriter »). L’Association Nationale révoqua la reconnaissance de
l’Association Provinciale comme association provinciale autonome.
Celle-ci avait constitué un Institut des assureurs-vie agréés du
Canada.
L’Association Nationale avait enregistré les désignations suivantes en décembre 1987 en tant que marques de certification :
• CLU, numéro d’enregistrement 335,823 ;
• AVA, numéro d’enregistrement LMC335,977 ;
• Chartered Life Underwriter et dessin (comportant une feuille
d’érable), numéro d’enregistrement LMC335,724 ;
• Assureur-vie agréé et dessin (comportant une feuille d’érable),
numéro d’enregistrement LMC335,464.
L’Association Provinciale attaqua la validité de ces marques au
motif qu’elles n’étaient pas enregistrables à la date d’enregistrement
en vertu de l’alinéa 18(1)a) de la Loi sur les marques, qu’elles
n’étaient pas distinctives au sens de l’alinéa 18(1) b) et que l’Association Nationale n’était pas la personne ayant droit d’obtenir ces
enregistrements en vertu du paragraphe 18(1) in fine.
109.
110.
Par. 47 de la décision.
Supra, note 108.
Titres professionnels et marques de commerce
709
L’Association Nationale tenta de soutenir que, même lorsque
les marques ne sont pas enregistrées, le droit d’une association professionnelle de conférer des désignations à certains de ses membres
a été reconnu et protégé par la Cour.
Dans Canadian Board for Certification of Prosthetists and
Orthotists c. Canadian Pharmaceutical Association111, le juge
Anderson de la Haute Cour de justice de l’Ontario a accordé une
injonction interlocutoire interdisant au conseil défendeur d’utiliser
les désignations « Certified Orthotist » et« C.O. » ou « CO » comme
désignations professionnelles.
Or, le Conseil canadien de la certification des prothésistes et
orthésistes (CCCPO) obtenait en 1988 l’enregistrement de plusieurs
titres professionnels à titre de marques de certification :
• ORTHÉSISTE CERTIFIÉ, O.C. (c) ;
• PROTHÉSISTE CERTIFIÉ, P.C. (c) ;
• PROTHÉSISTE/ORTHÉSISTE CERTIFIÉ, P.O.C. (c) ;
• TECHNICIEN INSCRIT EN PROTHÉTIQUE, T.I.P. (c) ;
• TECHNICIEN INSCRIT EN ORTHÉTIQUE, T.I.O (c) ;
• TECHNICIEN INSCRIT EN PROTHÉTIQUE/ORTHÉTIQUE,
T.I.P.O. (c)112.
Notons qu’il s’agit d’une association professionnelle et non d’un
ordre professionnel. La certification d’un praticien et l’inscription
d’un technicien sont des désignations octroyées aux personnes qui
ont répondu aux vastes exigences du CCCPO en matière d’enseignement et de formation ou qui ont passé des examens de nature spécifique fondés sur l’analyse d’une pratique étendue de la profession
d’orthésiste ou de prothésiste.
La Cour fut d’avis que les expressions « CLU » et « AVA »
n’avaient justement pas été employées en tant que marques de commerce, étant donné qu’elles n’avaient pas été employées en association avec des marchandises et des services mais plutôt en associa111.
112.
(1985), 5 C.P.R. (3d) 236 (H.C. Ont.).
Enregistrements 327278, 327626, 327570, 464508, 464509 et 464510.
710
Les Cahiers de propriété intellectuelle
tion avec des personnes. Les titres « Chartered Life Underwriter »
et « Assureur-vie Agréé » étaient descriptifs alors que la marque
de cerfication CLU et AVA n’étaient que des sigles représentant
ces deux titres. Les expressions « Chartered Life Underwriter » et
« Assureur-vie Agréé » étaient purement génériques et descriptives,
en raison de l’usage fait par l’Association Nationale elle-même de ces
expressions. La documentation de celle-ci foisonnait d’expressions
généricides telles « l’assureur-vie agréé a la compétence » ou l’« AVA
est un professionnel »113.
La Cour d’appel fédérale accueillit l’appel mais seulement sur
la question du partage des compétences. La décision de la Cour
d’appel fédérale fut renversée par la Cour suprême du Canada en
autant qu’elle déclarait inconstitutionnel l’alinéa 2e) de la Loi constituant en corporation The Life Underwriters’ Association of Canada,
S.C. 1924, ch. 104. D’autre part, la législation fédérale comme la Loi
sur les marques ne pouvait pas avoir pour effet d’empiéter sur la loi
provinciale sur les Assurances. Sur la question de la possibilité ou
l’impossibilité de protéger un titre professionnel par une marque de
certification, la décision du juge Dubé fut appliquée dans plusieurs
autres instances.
3.2.3 Groupe Conseil Parisella Vincelli Associés c. CPSA
Sales Institute114
Dans Groupe Conseil Parisella Vincelli Associés c. CPSA Sales
Institute, CPSA Sales Institute avait produit une demande d’enregistrement de la marque de certification PVA en association avec des
services d’une personne professionnelle en vente. PVA est un acronyme pour « professionnel de la vente agréé ». L’opposition alléguait
notamment comme motif que la marque n’était pas distinctive au
sens de l’article 2.
La Commission des oppositions fut d’avis que cette affaire présentait des similitudes avec l’affaire Flowers Canada Fleurs Canada
Inc. c. Maple Ridge Florist Ltd., (1998) 86 C.P.R. (3d) 110 (Comm.
opp.) dans laquelle la requérante avait tenté d’obtenir l’enregistrement de la marque de certification MASTER FLORIST en association des « wholesale and retail florist services ». Ce titre était
octroyé à des individus réussissant des examens dans le cadre d’un
programme d’accréditation. L’agent d’audience cita l’ancien prési113.
114.
Par. 41.
(2003), 21 C.P.R. (4th) 308 2003 (Comm. opp.).
Titres professionnels et marques de commerce
711
dent de la Commission des oppositions qui s’était lui-même fondé sur
le raisonnement adopté par la Cour fédérale dans la décision Assureurs-vie agréés du Canada115.
L’agent d’audience fut d’avis que la marque de certification
sous opposition PVA n’était pas utilisée comme marque de commerce
au sens des articles 2, 4 et 23 de la Loi sur les marques lorsqu’apposée
à la suite du nom d’une personne sur des cartes d’affaires, des
en-têtes de lettres ou des certificats d’accréditation. Or, le juge Dubé
de la Cour fédérale en était venu à la conclusion dans l’affaire des
Assureurs-vie agréés du Canada qu’un titre professionnel ne pouvait
être utilisé comme un standard ou une norme définie116.
Dans Association dentaire canadienne c. Ontario Dental Assistants Association, la Commission des oppositions confirme que la
jurisprudence antérieure sur la possibilité – ou non – d’enregistrer un titre professionnel en tant que marque de certification est
toujours en vigueur117. Cette affaire portait sur la demande d’enregistrement pour la marque CDA. Dans la preuve de la requérante, il
était allégué que CDA est le signe qui désigne les assistants dentaires certifiés, lequel est un titre professionnel.
Puisqu’il semble difficile de protéger les titres professionnels
à titre de marques de commerce mais possible de s’y opposer en
invoquant leur caractère descriptif ou trompeur, les ordres professionnels peuvent certes envisager de recourir à la protection
avantageuse conférée par les marques officielles.
4. MARQUES OFFICIELLES
4.1 Statut et définitions
Les marques officielles continuent de demeurer de véritables
marques « V.I.P. » malgré les restrictions que les tribunaux ont imposées au cours des dix dernières années118. Une marque officielle est
115.
116.
117.
118.
(1988), 22 C.P.R. (3d) 1 (C.F.P.I.) ; infirmé en partie par 40 C.P.R. (3d) 449
(C.A.F.).
Page 581 de la décision.
LAROSE (François), « Marque de commerce : cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions en 2011 », (2012) 24:2 Cahiers de propriété intellectuelle
444.
NADON (Jean-François), « Marques officielles : de véritables marques « V.I.P. ».
Survol de décisions marquantes des cinq dernières années » dans Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (2005), Service de formation
permanente du Barreau du Québec (Cowansville : Blais, 2005).
712
Les Cahiers de propriété intellectuelle
une marque adoptée et employée par une autorité publique au
Canada dont le registraire a donné un avis public d’adoption et
emploi. La Loi sur les marques ne comporte pas de définition en soi
de la marque officielle. On retrouve cette expression au sous-alinéa
9(1)n)(iii) de celle-ci qui énonce :
9.(1) No person shall adopt in
connection with a business, as a
trade-mark or otherwise, any
mark consisting of, or so nearly
resembling as to be likely to be
mistaken for,
9.(1) Nul ne peut adopter à l’égard
d’une entreprise, comme marque
de commerce ou autrement, une
marque composée de ce qui suit,
ou dont la ressemblance est telle
qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec ce qui
suit :
(n) any badge, crest, emblem or
mark
n) tout insigne, écusson, marque
ou emblème :
(i) adopted or used by any of
Her Majesty’s Forces as defined
in the National Defences Act,
(i) adopté ou employé par l’une
des forces de Sa Majesté telles
que définit la Loi sur la défense
nationale,
(ii) of any university, or
(ii) d’une université,
(iii) adopted and used by any public authority, in Canada as an official mark for wares or services,
(iii) adopté et employé par une
autorité publique au Canada
comme marque officielle pour
des marchandises ou services,
in respect of which the Registrar
has, at the request of Her Majesty
or of the university or public
authority, as the case may be,
given public notice of its adoption
and use ; or
à l’égard duquel le registraire, sur
la demande de Sa Majesté ou de
l’université ou autorité publique,
selon le cas, a donné un avis public
d’adoption et emploi ;
Il n’est pas nécessaire que la marque ait une connotation à
caractère officiel119. Seule l’autorité publique peut obtenir l’enregistrement d’une marque officielle120. Nous discuterons un peu plus loin
119.
120.
Insurance Corp. of British Columbia c. Registraire des marques de commerce,
[1980] 1 C.F. 669 (C.F.P.I.).
Ordre des Architectes de l’Ontario c. Association of Architectural Technologists,
[2003] 1 C.F. 331 (C.F.), p. 332.
Titres professionnels et marques de commerce
713
des critères à démontrer pour se qualifier comme autorité publique.
À titre d’exemples connus de marques officielles, pensons à LOTOQUÉBEC ou GRC. L’intention initiale de l’article 9 de la Loi sur
les marques fut sans doute d’accorder une protection aux gouvernements, la royauté et des organisations internationales telle que la
Croix-Rouge et de retirer les marques officielles des gouvernements
et des institutions publiques du commerce et des affaires, les autorités publiques ayant plutôt adopté des marques officielles pour
justement s’en servir directement dans le commerce et les affaires.
C’est justement le cas d’une société d’État comme Loto-Québec avec
LOTO-QUÉBEC ou Postes Canada avec SPECIAL DELIVERY. Les
autorités publiques ne devraient pas être en mesure de monopoliser
des expressions communes pour un emploi dans un contexte commercial121. Or, les marques officielles sont justement utilisées par
des associations professionnelles.
Voici un inventaire non exhaustif de marques officielles publiées
conformément au sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques,
soit des marques officielles adoptées et employées par des autorités
publiques au Canada :
Marque officielle
No de demande
Titulaire
Gestionnaire de
Patrimoine Privé
914937
Ordre professionnel des administrateurs agréés du Québec
Fellow de l’Ordre
des comptables agréés
du Québec
916610
Ordre des comptables professionnels
agréés du Québec
Avocat émérite
918411
Barreau du Québec
Advocatus Emeritus
918412
Barreau du Québec
PHYSIOTHÉRAPEUTE 910266
The Canadian Alliance of Physiotherapy Regulators, Alliance
canadienne des organismes de
réglementation de la physiothérapie
Massage Therapist
910671
The College of Massage Therapists
of Ontario
PHYSIOTHERAPIST
910263
The Canadian Alliance of Physiotherapy Regulators, Alliance
canadienne des organismes de
réglementation de la physiothérapie
121.
GILL (Kelly) et al., Fox on Canadian Law of Trademarks and Unfair Competition, 4e éd. sur feuilles mobiles, (Toronto : Carswell, 2002), p. 5-61.
714
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Marque officielle
No de demande
Titulaire
RESPIRATORY
CARE PRACTITIONER
910980
College of Respiratory Therapists
of Ontario
DOCTOR
913000
Association médicale canadienne
MD
908692
Association médicale canadienne
CA
916613
Ordre des comptables professionnels
agréés du Québec
CA
916581
Institute of Chartered Accountants
of Ontario
C.A.
903234
Ordre des comptables professionnels
agréés du Québec
FCA
916582
Ordre des comptables professionnels
agréés du Québec
CRHA
919214
Ordre des Conseillers en Ressources
Humaines et en Relations Industrielles Agréés du Québec
CRIA
919277
Ordre des Conseillers en Ressources
Humaines et en Relations Industrielles Agréés du Québec
Voici quelques commentaires sur certaines de ces marques. La
distinction « Avocat émérite » (ou Advocatus Emeritus) reconnaît
l’excellence de membres du Barreau au parcours exemplaire. Chaque année, le Barreau décerne ce titre à des membres de l’Ordre qui
se sont distingués par leur carrière professionnelle, leur contribution
à la profession ou par leur rayonnement dans leur milieu social et
communautaire.
Deux titres sont réservés aux membres de l’Ordre des Conseillers en Ressources Humaines et en Relations Industrielles Agréés du
Québec, soit Conseiller en ressources humaines agréé (« CRHA ») et
Conseiller en relations industrielles agréé (« CRIA »). Se rapportant
à la même profession, ils ont donc la même valeur et sont également
protégés par le Code des professions. Il n’y a aucune distinction entre
les deux catégories membres de l’Ordre. Le choix de porter l’un ou
l’autre titre appartient à chaque membre. Lors de son admission à
l’Ordre, il doit indiquer ce choix. Rien ne l’empêche également, au
cours de sa carrière, d’opter pour l’autre titre. L’important, c’est d’en
aviser l’Ordre122.
122.
<http://www.portailrh.org/qui/fiche.aspx?f=28463>.
Titres professionnels et marques de commerce
715
4.2 Particularités et avantages des marques officielles
Le régime des marques officielles est particulièrement avantageux pour le requérant qui peut s’en prévaloir. Les marchandises et
services en liaison avec lesquels la marque officielle a été adoptée et
employée n’ont pas à être spécifiés. Le registraire n’a pas de discrétion pour refuser de donner un avis public d’adoption et emploi d’une
marque officielle une fois que le critère de l’autorité publique discuté
ci-après est rencontré123. Il ne peut ainsi que déterminer si l’autorité
publique revendiquant le bénéfice de la marque officielle est véritablement une « autorité publique » selon les critères établis par la
jurisprudence et adoptés par le Bureau des marques.
Il n’existe aucun examen de la demande par le Registraire, si ce
n’est d’assurer que le demandeur est effectivement une autorité
publique et ce contrairement à une marque de commerce. La marque
officielle ne fait pas l’objet d’un processus d’objection et d’opposition
comme les autres marques de commerce qui font l’objet de divers obstacles à leur enregistrement124. Le moyen approprié de remettre en
question la décision du registraire est une requête en révision judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. Nous ne
discuterons pas en détail cet aspect puisque cela dépasserait le cadre
du présent texte.
Aucune liste limitative de marchandises et services n’a à être
fournie en relation avec la marque. La marque n’a aucune durée
limitée et ne nécessite aucun renouvellement.
Les obstacles prévus à l’article 12 de la Loi sur les marques ne
s’appliquent pas aux marques officielles125. Ainsi, des marques descriptives ou génériques telles le mot « Engineer » ou « Law Society of
British Columbia » ont ainsi pu faire l’objet d’un avis public d’adoption et d’emploi. Par conséquent, la protection d’une marque autrement pas enregistrable à titre de marque de commerce peut être
obtenue à titre de marque officielle.
123.
124.
125.
Mihaljevic c. British Columbia (1988), 22 F.T.R. 59, p. 88-89 ; confirmé par
(1990) 34 C.P.R. (3d) 54 (C.A.F.) et cité par le juge Evans dans Ordre des Architectes de l’Ontario, supra, note 120, par. 34.
DRAPEAU (Daniel S.), « Premiers pas dans le millénaire : la jurisprudence de la
Cour fédérale du Canada en matière de marques de commerce », dans Service de
la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en
droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville : Blais, 2001), p. 34.
Magnotta Winery Corporation c. Vintners Quality Alliance, (2001) 17 C.P.R.
(4th) 45 (C.F.P.I.), par. 61.
716
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La seule formalité requise est d’obtenir la publication de la
marque officielle dans le Journal des marques de commerce. Une section spécifique y est prévue pour ce type d’avis. La procédure consiste
à transmettre un avis au Registraire. La conséquence de la publication d’un avis d’adoption et d’emploi d’une marque officielle est
importante : à compter de celle-ci, nul ne peut adopter à l’égard d’une
entreprise, comme marque de commerce ou autrement, une marque
composée d’une marque officielle ou interdite ou dont la ressemblance est telle qu’elle pourrait vraisemblablement être confondue
avec celle-ci. Les marques officielles ne peuvent pas faire l’objet de
procédures en radiation sous l’article 57 de la Loi sur les marques126.
Elles ont une durée illimitée et il n’est pas requis de payer une taxe
de renouvellement127.
Une fois que l’avis d’adoption et emploi d’une marque officielle
par une autorité publique a été publié dans le Journal des marques
de commerce, la marque officielle devient alors une « marque interdite » et nul ne peut enregistrer cette marque ou toute autre marque
qui ressemble à la marque officielle dont la ressemblance est telle
qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec une marque
officielle128, à moins d’avoir le consentement du titulaire de la marque officielle129 ou à moins que l’emploi précède la publication de la
marque officielle130.
Les propriétaires de marques de commerce doivent en général
établir s’il existe un risque vraisemblable de confusion auprès du
consommateur pour réussir à faire respecter leurs droits à l’égard
d’une marque, alors que les titulaires de marques officielles n’ont
qu’à démontrer une ressemblance.
Une fois publiée, la marque officielle demeure une marque
interdite de façon indéfinie, à moins qu’elle ne soit retirée volontairement par l’autorité publique. Plusieurs autorités publiques pourraient techniquement adopter une marque similaire, voire identique, bien que cela puisse occasionner par ailleurs des conflits entre
126.
127.
128.
129.
130.
Magnotta Winery Corp. c. Vintners Quality Alliance of Canada, (1999) 1 C.P.R.
(4th) 68 (C.F.P.I.).
Sullivan Entertainment Inc. c. Anne of Green Gables Licensing Authority Inc.
(2002), 24 C.P.R. (4th) 192 (C.F.P.I.).
Al. 12(1)e) de la Loi sur les marques.
Par. 9(2) de la Loi sur les marques.
Association Olympique Canadienne c. Allied Corp., (1989), 28 C.P.R. (3d) 161
(C.A.F.) 4 ; Royal Roads University c. Canada, (2003), 27 C.P.R. (4th) 240
(C.A.F.).
Titres professionnels et marques de commerce
717
plusieurs ordres professionnels qui voudraient publier le même titre
professionnel.
Il n’existe pas de restrictions quant aux types de marques que
l’autorité publique souhaite adopter. Il peut ainsi s’agir de mots communs ou phrases tels « Special Delivery » ou des expressions descriptives telles « Massage Therapy »131 ou « Massage Therapist »132.
Il en résulte peut-être ainsi un système secondaire de réglementation mis en place par les ordres professionnels. Les auteurs
Kelly Gill et Scott Joliffe jugent que bien qu’il soit compréhensible
que des associations (ou ordres) professionnels veuillent s’assurer
que des termes tels que des titres professionnels ne soient pas utilisés par d’autres ne possédant pas les qualifications professionnelles
appropriées, l’objectif de prévenir de la publicité trompeuse peut être
atteint par d’autres moyens comme la législation provinciale. Autrement, ces associations pourraient abuser de leurs marques officielles
pour empêcher des individus par exemple de décrire leurs services
en tant que « massage therapist » ou « massage thérapeutique ». Or, à
la lumière de la jurisprudence répertoriée, nous croyons que les
ordres professionnels sauront certes faire preuve de retenue en voulant s’en tenir à leur mission première qui consiste à protéger le
public. Le Barreau de la Colombie-Britannique s’est fondé sur une
marque officielle pour obtenir une injonction ordonnant la fermeture
d’un site web dans Law Society of British Columbia c. Canada
Domain Name Exchange Corp.133.
4.3 La notion d’autorité publique
Le législateur fédéral aurait pu définir le terme « autorité
publique » dans la Loi sur les marques mais a choisi de ne pas le
faire134. Ce sont donc les tribunaux qui ont développé au fil des années
les critères permettant de définir une « autorité publique ».
Auparavant, les marques officielles étaient publiées à la demande
de divers ordres professionnels, d’associations sportives, d’organismes de charité, de groupes religieux et d’associations communautaires. Dorénavant, plusieurs de ces titulaires de marques officielles ne
131.
132.
133.
134.
Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, supra, note 121,
§ 5.4 (b) (VI) (B), p. 5-60.
Numéro 910671.
34 C.P.R. (4th) 437 (B.C.S.C).
Société ontarienne du stade Ltée c. Wagon-Wheel Concessions Ltd., (1989) 26
C.P.R. (3d) 559 (C.F.P.I.).
718
Les Cahiers de propriété intellectuelle
sont vraisemblablement plus admissibles à titre d’autorité publique
en fonction du nouveau critère.
Puisque le registraire déroulait toujours le tapis rouge aux
marques officielles sans trop questionner les requérants quant à leur
statut d’autorité publique et que plusieurs types de requérants se
sont prévalus – pour ne pas dire ont abusé – de ce laissez-passer, la
Cour a certes senti le besoin d’établir un critère d’évaluation du statut d’autorité publique et de restreindre le nombre et le type de
requérants qui le rencontrent.
4.4 Adoption d’un critère de détermination plus exigeant
Dans l’affaire de l’Ordre des Architectes de l’Ontario c. Association of Architectural Technologists135, la Cour d’appel fédérale a
adopté un nouveau critère à deux volets permettant de définir une
autorité publique au sens de l’alinéa 9(1) n) de la Loi sur les marques.
Cette affaire opposait deux regroupements de professionnels.
L’Association of Architectural Technologists (ci-après « l’AATO »)
est une personne morale sans but lucratif initialement constituée
par lettres patentes et subséquemment prorogée par une loi privée
de la législature de l’Ontario. Quant à l’Ordre des Architectes de
l’Ontario (ci-après « l’OAO »), il s’agit de l’ordre professionnel réglementant l’exercice de l’architecture en Ontario et de la conduite de
ses membres136.
Le juge de première instance avait conclu notamment que le
critère d’évaluation d’une autorité publique était rencontré puisque
l’AATO avait été créée par une loi ontarienne et que cette loi habilitante pouvait être modifiée ou abrogée à tout moment par la législature ontarienne. La demande de l’OAO visant à infirmer la décision
du registraire de donner un avis public d’adoption des marques officielles de l’AATO qui correspondaient à des titres professionnels
avait donc été rejetée. Il s’agissait des titres suivants : « Architectural Technician », « Architecte-Technicien », « Architectural Technologist » et « Architecte-Technologue ».
La décision fut portée en appel par l’OAO. La majorité de la
Cour d’appel fédérale (juges Stone, Evans et Sharlow), sous la plume
du juge Evans, fut d’avis que :
135.
136.
(2002), 19 C.P.R. (4th) 417 (C.A.F).
Paragraphe 9 de la décision.
Titres professionnels et marques de commerce
719
[58] Ainsi, la question essentielle est de savoir si le fait que
l’AATO doive obtenir une modification législative pour changer
ses objets, pouvoirs ou devoirs constitue une mesure de contrôle
gouvernemental suffisamment importante pour satisfaire à cet
élément du critère permettant de déterminer si un organisme
est une autorité publique. À mon humble avis, le juge a commis
une erreur en concluant que l’origine législative de l’AATO est
en soi suffisante pour en faire une autorité publique. Cette conclusion est révisable quant à son bien-fondé parce qu’elle est
susceptible d’avoir valeur de précédent dans les instances futures où la qualité qu’autorité publique d’un organisme sera
contestée : voir Housen c. Nikolaisen, précité, par. 28.
[59] Même si le critère du contrôle gouvernemental d’un organisme par ailleurs privé n’exige pas que ce contrôle soit exercé
par le pouvoir exécutif, par opposition au contrôle exercé par la
législature, il commande bel et bien une supervision gouvernementale continue des activités de l’organisme qui réclame le
statut d’autorité publique aux fins du sous-alinéa 9(1)n)(iii).
[60] Une comparaison avec la Loi sur les architectes met en évidence les modes de contrôle gouvernemental souvent prévus
dans les lois ontariennes qui créent des organismes professionnels autonomes. Par exemple, l’article 6 accorde au ministre
concerné le pouvoir d’examiner les activités du Conseil de
l’OAO, de demander au Conseil d’entreprendre les activités que
le ministre estime nécessaires et souhaitables pour réaliser
l’objet de la Loi, et de conseiller le Conseil relativement à
l’application de la Loi. De plus, le Conseil a le pouvoir d’établir
des règlements avec l’approbation du lieutenant-gouverneur en
conseil : paragraphe 7(1). Le lieutenant-gouverneur en conseil
a aussi le pouvoir de nommer trois à cinq membres du Conseil
(alinéa 3(2)b)), un membre du comité des plaintes (alinéa 29(1)b))
et du comité de discipline (alinéa 33(1)b)), ainsi que le conseiller médiateur (alinéa 31(1)).
[61] Des dispositions semblables figurent dans la Loi de 1991
sur les professions de la santé réglementées, 1991, L.O. 1991, ch.
18, articles 2, 3, 5 et 6, et les lois réglementant les diverses disciplines de la santé.
[62] À mon avis, c’est à ce type de surveillance gouvernementale qu’un organisme professionnel autonome doit être soumis
pour qu’on puisse conclure à une mesure importante de con-
720
Les Cahiers de propriété intellectuelle
trôle gouvernemental aux fins du sous-alinéa 9(1)n)iii). L’avocat de l’AATO a reconnu que la seule forme de contrôle gouvernemental qu’il pouvait invoquer était celle que le législateur
pouvait exercer par le biais de son pouvoir exclusif de modifier
les objets, pouvoirs et devoirs de l’AATO. C’est insuffisant pour
satisfaire au critère du contrôle gouvernemental parce que ce
n’est pas un pouvoir qui permet au gouvernement, directement
ou par l’intermédiaire des membres qu’il désigne, d’exercer
sur la gouvernance et la prise de décision de l’organisme une
influence continue semblable à celle qu’on retrouve souvent
dans les lois portant sur les organismes qui régissent une profession en en contrôlant l’exercice par la délivrance de permis,
comme l’architecture et le droit.
[63] Pour arriver à cette conclusion, j’ai gardé à l’esprit le
contexte législatif dans lequel se pose la question, à savoir
le sous-alinéa 9(1)n)iii) de la Loi sur les marques de commerce. Cette disposition, rappelons-le, confère des avantages
très importants dont ne jouissent pas les titulaires de marques
de commerce, ce qui la rend susceptible de léser tant les titulaires existants de marques de commerce que le public. Une
marque officielle n’a pas à distinguer des marchandises ou des
services, elle peut être simplement descriptive et elle peut créer
de la confusion avec la marque d’un tiers. Une fois qu’avis
public de son adoption et emploi a été donné, une marque
officielle est [Traduction] « résistante et pratiquement ineffaçable » : (Mihaljevic c. British Columbia, précité, à la p. 89) et,
une fois que le registraire a donné avis public en vertu du
sous-alinéa 9(1)n)iii), aucune marque susceptible d’être confondue avec une marque officielle ne peut être employée.
La jurisprudence avait auparavant établi qu’afin d’être reconnu
en tant qu’autorité publique, l’organisme devait avoir une obligation
envers le public en général et devait être assujetti, dans une mesure
importante, à un contrôle gouvernemental sans toutefois élaborer
cet aspect. De plus, les bénéfices ne devaient pas servir un intérêt
privé, mais devaient profiter à l’ensemble du public137.
4.4.1 Contrôle gouvernemental important
L’arrêt Ordre des Architectes de l’Ontario a donc eu pour effet
de hausser le degré d’influence que le gouvernement doit exercer.
137.
Registraire des marques de commerce c. Association olympique canadienne,
[1983] 1 C.F. 692 (C.A.).
Titres professionnels et marques de commerce
721
Ce critère a eu pour effet d’exiger dorénavant que le gouvernement
soit habilité, directement ou par l’intermédiaire des personnes qu’il
désigne, à exercer une influence continue sur la gouvernance ou
le processus décisionnel de l’organisme. La Cour d’appel fédérale
exige ainsi l’exercice d’une supervision gouvernementale continue
des activités de l’organisme réclamant le statut d’autorité publique.
Le gouvernement doit exercer un contrôle important sur l’organisme
et les activités de l’organisme doivent servir l’intérêt public. Suite à
cette décision, le Bureau des marques de commerce a adopté le
2 octobre 2002 un nouvel énoncé de pratique remplaçant celui du
10 mars 1999, retenant alors le critère de la supervision gouvernementale continue. Cet énoncé fut révisé et mis à jour. Le plus récent
fut publié le 22 août 2007.
4.4.2 Intérêt public
Afin de déterminer si les fonctions d’une partie requérant la
publication d’un avis public d’adoption et d’emploi d’une marque officielle rencontrent le critère du bénéfice public, il importe de prendre
en considération sa mission, ses objectifs, responsabilités de même
que la répartition de son actif. L’obligation de faire quelque chose
qui profite à la population peut être considérée comme un facteur
d’« intérêt public », même si elle ne constitue pas une « obligation
publique », dans le sens qu’elle n’est pas exécutoire conformément à
un redressement prévu par le droit public138.
Des exemples d’activités ayant un bénéfice public incluent justement la réglementation d’une profession en imposant et en sanctionnant des règles de compétence professionnelle et la conduite
éthique des membres et le fait de maintenir un registre à jour des
membres et de rendre ce registre disponible au public. Le fait que les
décisions d’un organisme statutaire de réglementation concernant
les membres soient sujettes à un appel devant un tribunal tend à
indiquer que la population tire profit de l’exercice approprié des fonctions de l’organisme139. Dans les circonstances, il ne fait pas de doute
que les ordres professionnels rencontrent ce critère.
Nous pourrions nous interroger sur la question de savoir si une
marque officielle peut faire l’objet d’une licence. Les ordres professionnels ou associations nationales détenant des marques officielles
peuvent-elles ainsi octroyer des licences à leurs membres ? Or, dans
138.
139.
Ordre des Architectes de l’Ontario, précité, note 120.
Énoncé de pratique du 12 octobre 2002 du Bureau des marques de commerce.
722
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’affaire de l’Ordre des Architectes de l’Ontario, le juge McKeown en
première instance fut d’avis que le registraire avait à juste titre
considéré que l’autorité publique avait adopté et employé ses marques officielles par l’entremise de ses membres en tant que licenciés.
4.4.3 Application du critère dans l’arrêt concernant
l’Ordre des podologues de l’Ontario
Dans l’affaire Ordre des podologues de l’Ontario c. Canadian
Podiatric Medical Association, l’Ordre des podologues de l’Ontario
(ci-après l’OPO), qui réglemente les podologues et les podiatres en
Ontario, demanda la révision judiciaire de la décision du registraire de donner un avis public d’adoption et d’emploi de la marque « PODIATRIST ». Cette demande de publication avait été produite par l’intimée, l’Association Médicale Podiatrique Canadienne
(« Canadian Podiatric Medical Association », ci-après la « CPMA »).
La CPMA est une organisation privée nationale sans but lucratif représentant les intérêts de la profession médicale podiatrique,
régie par des statuts entérinés par les membres, sans participation
gouvernementale. La CPMA est indépendante de l’OPO. Il s’agit
d’un organisme national ayant des membres dans plusieurs provinces. L’adhésion à la CPMA est facultative dans certaines provinces.
Selon la loi ontarienne, la podiatrie avait une portée plus large que la
podologie puisque les podiatres sont autorisés à transmettre un diagnostic et à effectuer des incisions dans des tissus sous-cutanés et
osseux en vertu de la loi ontarienne. Puisque le terme « podiatre »
était défini de façon plus large dans la loi ontarienne, l’OPO voulait
s’assurer que ceux qui n’étaient pas autorisés à utiliser ce terme cessent de le faire, d’autant plus que ce terme est limité en Ontario aux
personnes qui détenaient cette désignation avant 1993. L’OPO encadrait le recours au terme « podiatre » par l’envoi de mise en demeure,
alors que la CPMA encourageait ses membres à utiliser le terme
« podiatre ».
Le 21 février 2001, la CPMA avait demandé au Registraire la
publication d’un avis public d’emploi et d’adoption de l’expression
« PODIATRIST » (traduction : podiatre) en tant que marque officielle. L’Examinateur fut initialement d’avis que le CPMA ne se qualifiait pas à titre d’« autorité publique » puisqu’elle comportait un
degré de contrôle gouvernemental insuffisant. En réponse au refus
initial du registraire, la CPMA avait fourni des renseignements supplémentaires sur les relations entre elle-même, en tant qu’association professionnelle, et les organismes provinciaux de réglemen-
Titres professionnels et marques de commerce
723
tation. Ainsi, le registraire publia la marque PODIATRIST en tant
que marque officielle.
L’OPO demanda une révision judiciaire de la décision du registraire et fit valoir que la CPMA était une association professionnelle
vouée à la protection des intérêts uniquement de ses membres et non
un ordre professionnel de réglementation. Par conséquent, elle ne
comportait pas les éléments requis de contrôle gouvernemental et
d’intérêt public caractérisant une autorité publique sous la loi.
La Cour appliqua le critère à deux volets élaboré par la Cour
d’appel fédérale dans l’arrêt Ordre des architectes de l’Ontario, ajoutant les commentaires suivants qui sont fort pertinents pour plusieurs associations professionnelles nationales :
[68] À mon avis, une exigence d’adhésion à une « association »
provinciale de podiatrie qui peut exercer ou ne pas exercer de
pouvoir de réglementation ne permet pas de conclure que la
CPMA est une autorité publique. Il se dégage de l’examen de
l’affidavit du Dr Chelin et de la transcription de son contreinterrogatoire que la CPMA s’acquitte plutôt du rôle d’une association professionnelle qui fait la promotion des intérêts de ses
membres ou qui fait des démarches dans l’intérêt de ses membres sans être assujettie à un contrôle gouvernemental.
[71] Il n’existe aucun élément de preuve selon lequel le gouvernement du Canada peut procéder à un contrôle ou « intervenir »
dans les activités de la CPMA. Les biens de la CPMA ne sont
pas à la disposition du public advenant sa liquidation conformément à la législation applicable. Les affaires de la CPMA ne
sont pas assujetties à un règlement ou à un contrôle prévu par
une loi. [...]
[91] À mon avis, reconnaître la CPMA en tant qu’autorité
publique en se fondant sur ses activités décrites dans les éléments de preuve présentés, en particulier le contre-interrogatoire du Dr Chelin, serait donner un sens extensif à la notion
d’« autorité publique ». La CPMA est une association professionnelle, faisant des démarches auprès de divers organismes,
dont le gouvernement fédéral, au nom de ses membres. Il ne
s’agit pas d’un organisme de réglementation. La simple présence en son conseil exécutif de personnes employées par des
organismes provinciaux de réglementation ne peut pas donner
et ne donne effectivement pas de pouvoir de réglementation à la
724
Les Cahiers de propriété intellectuelle
CPMA. Les associations provinciales sont assujetties aux lois
provinciales et exercent leur autorité dans les limites des provinces. [Les italiques sont nôtres.]
La décision du registraire quant à la marque officielle PODIATRIST fut donc annulée. Les ordres professionnels pourront être
reconnus comme autorité publique puisqu’ils font l’objet d’une supervision gouvernementale continue. Pensons à la Chambre des notaires du Québec, au Barreau du Québec, à l’Ordre des ingénieurs du
Québec ou au Collège des Médecins. Cependant, à la lumière des propos ci-haut reproduits et de la décision rendue à l’encontre de la
CPMA, il importe de nous demander si le CCI pourrait actuellement,
dans ce contexte, réussir à obtenir la publication de marques officielles supplémentaires puisque, tout comme la CPMA, il s’agit d’un
organisme national regroupant des ordres provinciaux. Bien qu’il
puisse rencontrer le critère de l’intérêt public, en raison des diverses
actions qu’il pose, qu’il s’agisse des programmes nationaux touchant
à la fois la formation en génie, les compétences professionnelles et
l’exercice de la profession ou des relations avec le gouvernement
fédéral140, il n’en demeure pas moins qu’il ne semble pas faire l’objet
d’une supervision gouvernementale continue. Dans son ouvrage Hughes
on Trade-Marks, l’auteur Roger Hughes soulève cette question en
affirmant qu’une organisation professionnelle faisant du lobby pour
ses membres et qui n’est pas une autorité réglementaire n’est pas
une autorité publique ; la présence dans son comité exécutif de personnes provenant d’ordres professionnels ne lui confère pas de pouvoir réglementaire141. Cette question fut abordée brièvement dans
l’affaire Canadian Council of Professional Engineers c. Memorial
University of Newfoundland142. La Cour fut toutefois d’avis qu’il fallait tenir pour avéré que le CCI était une autorité publique.
Il en va de même d’organismes nationaux comme l’Association
du Barreau canadien ou l’Association médicale canadienne (ci-après
identifiée comme « AMC ») qui avait pu obtenir la publication des
marques officielles DOCTEUR143 et DOCTOR qui servent de fondements à des oppositions à l’encontre de demandes d’enregistrement.
Par exemple, le conseil d’administration est composé principalement
de médecins. Le gouvernement n’y nomme personne. L’AMC fait des
représentations au gouvernement au nom des médecins à travers le
140.
141.
142.
143.
Les rôles du CCI sont discutés dans une section précédente du présent texte.
Supra, note 20, page 640 qui s’appuie par ailleurs sur l’affaire ci-haut commentée de l’Ordre des Podologues de l’Ontario.
(1997), 75 C.P.R. (3d) 289 (C.F.P.I.).
Dossier 913000.
Titres professionnels et marques de commerce
725
Canada. Elle est en quelque sorte le porte-parole officiel de la profession médicale au Canada. Cela dit, voyons comment l’AMC a pu
recourir, avec ou sans succès, à ses marques officielles.
4.4.4 Association médicale canadienne
Dans une affaire impliquant l’AMC144 comme opposante, une
demande d’enregistrement fut produite pour la marque de commerce
DOCTOR’S CHOICE en association avec des vitamines, des minéraux et des suppléments diététiques. L’AMC se fonda sur sa marque
officielle DOCTOR au motif qu’il y avait une ressemblance telle
que la marque de commerce pouvait être confondue avec celle-ci.
La Commission accueillit ce motif d’opposition et la demande d’enregistrement fut rejetée. Cependant, dans une seconde affaire impliquant l’AMC, la Commission des oppositions fut d’avis qu’il n’y avait
pas suffisamment de ressemblance entre la marque DR.BERMAN et
la marque officielle DR. de l’opposante lorsque considérée dans son
ensemble145.
Dans la décision Canadian Council of Professional Engineers c.
APA – Engineered Wood Association146, le juge O’Keefe a eu à se pencher sur l’étendue de protection des marques officielles et le test de
ressemblance entre une marque de commerce et une marque officielle :
[69] Après avoir expliqué la protection dont jouissent les marques officielles, d’après les dispositions de la Loi, il faut maintenant déterminer quelle est l’étendue des marques interdites :
c’est-à-dire plus spécifiquement le sens de l’expression « composé de ». Par suite de l’explication qui précède, qui démontre
clairement la position privilégiée dont jouissent les marques
officielles, je rejette l’interprétation que l’appelant propose du
sous-alinéa 9(1)n)(iii) et déclare que l’interprétation donnée
par le registraire est correcte. Pour contrevenir au sous-alinéa 9(1)n)(iii), et ne pas être enregistrable en vertu de l’alinéa 12(1)e), la marque projetée doit soit être identique à la
marque officielle, soit avoir avec elle une ressemblance telle
qu’on pourrait vraisemblablement la confondre avec elle. Les
144.
145.
146.
Canadian Medical Association c. Enzymatic Therapy, Inc., 24 C.P.R. (4th) 552
(Comm. opp.).
Canadian Medical Association c. Enrich Corp., 2004 CarswellNat 5264 (Comm.
opp.).
Supra, note 52.
726
Les Cahiers de propriété intellectuelle
mots « composé de » utilisés au paragraphe de la Loi doivent
être interprétés comme signifiant « identique à » , conclusion à
laquelle en est apparemment venu le registraire.
[70] Cette interprétation maintient la large portée de la protection offerte aux marques officielles, sans pour autant conférer
une protection déraisonnablement grande aux marques officielles, ce que le législateur ne peut raisonnablement avoir
envisagé de faire. Il est inconcevable que le législateur ait eu
l’intention de donner une telle portée à la protection offerte aux
marques officielles en adoptant l’article 9 de la Loi. Si la proposition avancée par l’appelant était correcte et que toutes les
marques qui renfermaient, sous quelque forme que ce soit, la
marque officielle ne pouvaient subséquemment être adoptées
et seraient donc non-enregistrables, il s’ensuivrait que l’emploi
de « ING » serait interdit. Cela signifierait que personne ne
pourrait utiliser l’expression « shopping.com » , ou toute autre
marque se terminant par « ING » , suivie par « .com » . Il n’est
pas raisonnable de déclarer que ces marques sont interdites.
C’est pourtant ce qui arrive si l’on pousse la logique de l’argument de l’appelant et le résultat de cet exercice donne lieu à
un monopole beaucoup trop vaste et à une protection beaucoup
trop grande. Tel n’est pas le but de la protection accordée aux
marques officielles.
[71] L’interprétation que j’ai adoptée conserve la large portée
de la protection accordée aux marques officielles ce qui, je crois,
est compatible avec le régime de la Loi dans son ensemble, avec
les articles connexes de la Loi, de même qu’avec l’intention du
législateur. Personne ne peut enregistrer ou employer une
marque de commerce « ENGINEER » (ou une autre des marques officielles) en liaison avec toute marchandise ou service,
malgré le fait qu’une telle marque de commerce ne puisse prêter à confusion avec les marques de l’appelant. Et personne ne
peut enregistrer ou employer une marque de commerce qui est
semblable aux marques officielles de l’appelant de sorte qu’on
puisse les confondre avec elles (mistaken for), encore une fois
malgré que l’on puisse chercher à employer la marque en liaison avec des marchandises ou des services qui peuvent fort bien
ne pas « créer de la confusion » (confusing with) avec les marques officielles dans le sens où ce terme est utilisé à l’article 6
de la Loi. Les expressions anglaises « mistaken therefor » et
« confusing with » ne sont pas synonymes.
Titres professionnels et marques de commerce
727
C’est donc aussi pour ce motif que la demande d’enregistrement
pour la marque ENGINEERED WOOD fut rejetée alors que la
demande pour la marque APA – THE ENGINEERED WOOD fut
accueillie.
Avant de conclure notre étude, examinons un autre groupe de
professionnels et son interaction récente avec le droit des marques :
les comptables.
4.4.5 Le cas des comptables
La Loi sur les comptables professionnels agréés est entrée en
vigueur le 16 mai 2012, instituant ainsi l’Ordre des comptables
professionnels agréés (CPA) du Québec qui réunit dorénavant les
comptables faisant auparavant partie de l’Ordre des CA, de l’Ordre
des CGA et de l’Ordre des CMA. Il s’agit d’une cinquième tentative d’unification de la profession comptable québécoise en près de
40 ans. Un nouveau titre unique pour les comptables a ainsi été instauré. Cet ordre regroupe plus de 35000 membres. L’Ordre des
comptables professionnels agréés du Québec, avec l’assentiment
de l’ICCA a donc adopté diverses marques officielles, dont CPA,
COMPTABLE PROFESSIONNEL AGRÉÉ et CHARTERED PROFESSIONAL ACCOUNTANT. Cette unification est en réponse à
l’émergence de titres comptables mondiaux et vise à mettre en place
un titre canadien uniformisé en cas d’un éventuel regroupement des
deux titres mondiaux principaux que sont ceux de CA dans les pays
du Commonweatlh et CPA dans des pays comme les États-Unis ou le
Japon. Les membres conserveront leur titre actuel et y ajouteront le
titre de comptable professionnel agréé (CPA), qui deviendra le nouveau titre.
Une action pendante en Cour fédérale porte sur un différend
entre les parties quant à l’emploi que leurs membres, lesquels exercent la profession comptable font de certains termes, dont celui de
CA147.
La première demanderesse affirme être une société constituée
par charte royale en Angleterre et au pays de Galles et la seconde,
une société canadienne affiliée à la première demanderesse.
147.
Association of Chartered Certified Accountants c. Institut canadien des comptables agréés, 2011 CF 1516.
728
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Quatre des défendeurs sont des ordres professionnels créés en
vertu d’une loi provinciale de l’Ontario, du Québec, de la ColombieBritannique et de l’Alberta. Les demanderesses ont choisi de constituer cinq défendeurs distincts dans une seule action. Dans cette
action, elles sollicitent un jugement déclaratoire i) constatant la
non-validité de plusieurs marques officielles, pour lesquelles certains des défendeurs ont donné un avis public – ou prévoient le faire
– ; ii) constatant la non-validité de plusieurs marques de commerce
déposées qui appartiennent à certains des défendeurs ; et iii) portant
que les membres des demanderesses ne violent pas certains droits de
marque de commerce appartenant à quelques défendeurs ainsi que
de nombreuses autres réparations. Tous les défendeurs ont présenté
une défense et chacun des défendeurs provinciaux a déposé une
demande reconventionnelle afin d’obtenir des injonctions empêchant
les demanderesses et les personnes qu’elles contrôlent d’employer
certaines de ces marques de commerce, ainsi que de nombreuses
autres réparations.
CONCLUSION
Il sera par ailleurs difficile pour des organisations œuvrant
dans un domaine donné de s’arroger le concept descriptif d’une activité, même par l’adoption d’une marque officielle. Plusieurs organisations, notamment des ordres professionnels, tenteront en effet de
monopoliser des mots descriptifs mais en raison du test de ressemblance, de telles marques sont tout de même diluées et le monopole
limité. Ainsi, est-ce que le Collège des massothérapeutes de l’Ontario
(College of Massage Therapists of Ontario) pourrait faire cesser
l’emploi du mot « massage » sur la vitrine des nombreux salons de
massage que l’on trouve un peu partout dans des villes ontariennes
en invoquant ses marques officielles ? Probablement pas. D’autre
part, cela mène à des disputes entre plusieurs organisations professionnelles, comme dans le cas des comptables dont il sera intéressant
de suivre le dénouement.
Enregistrer une marque officielle comporte des avantages
importants pour les organisations qui en font la demande. Pour ce
faire, une organisation doit demander qu’un avis public d’adoption et
emploi de la marque soit donné. Une fois publiée au Journal des marques de commerce, la marque officielle devient une marque prohibée
en vertu de l’article 9 de la Loi sur les marques et elle ne peut plus
être adoptée par quiconque, comme marque de commerce ou autrement.
Titres professionnels et marques de commerce
729
Les ordres professionnels sont-ils éligibles à bénéficier de tous
les avantages que procurent les marques officielles ? Le terme « autorité publique » n’est pas défini par la Loi sur les marques. Pour déterminer si une organisation est une autorité publique, il faut s’en
remettre à l’énoncé de pratique du Bureau des marques de commerce
qui reprend par ailleurs le critère de détermination à deux volets élaboré par la Cour fédérale. Les associations professionnelles ne rencontrent plus nécessairement ce critère.
Cela dit, la Loi sur les marques offre aux ordres professionnels
plusieurs moyens stratégiques additionnels de protéger le public en
plus des lois provinciales comme le Code des professions et de protéger efficacement les titres professionnels malgré les restrictions de
cette loi.
730
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Annexe
Énoncé de pratique du Bureau des marques
de commerce
Titres professionnels et leurs initiales – Alinéa 12(1)b)
de la Loi sur les marques de commerce
Date de publication : 2010-10-26
Le présent énoncé a pour but de préciser la pratique du Bureau des
marques de commerce en ce qui concerne l’application des dispositions de l’alinéa 12(1)(b) de la Loi sur les marques de commerce
(ci-après la « Loi ») aux titres professionnels.
Lorsqu’il se heurte à une marque, ou une partie de celle-ci, qui semble
être le nom d’une profession, l’examinateur effectue une recherche
afin de déterminer si la marque, ou une partie de celle-ci, s’agit d’un
titre professionnel. Si la recherche révèle que la marque, ou une
partie de celle-ci, visée par la demande est effectivement composée
d’un titre professionnel, l’examinateur doit appliquer le critère de la
première impression eu égard aux marchandises et/ou services du
requérant [voir Wool Bureau of Canada Ltd. v. Registrar of Trade
Marks, (1978) 40 C.P.R. (2d) 25 ; Mitel Corp. v. Registrar of Trade
Marks, (1984) 79 C.P.R. (2d) 202].
S’il est jugé que le consommateur éventuel, au vu de la marque visée
par la demande, aurait immédiatement l’impression que les marchandises ou services sont produits par un membre de cette profession, la marque sera considérée comme donnant une description
claire ou une description fausse et trompeuse des personnes ayant
produit les marchandises et services et donc non enregistrable conformément aux dispositions de l’alinéa 12(1)(b) de la Loi [voir Life
Underwriters Assn. of Canada v. Provincial Assn. of Québec Life
Underwriters, (1988 22 C.P.R. 93D) 1 et Lubrication Engineers, Inc.
v. Canadian Council of Professional Engineers, (1992) 41 C.P.R. (3d)
243].
Le Bureau considère que l’ajout d’une abréviation, d’un acronyme ou
d’initiales représentant le titre professionnel compris dans la marque
de commerce ne rendra pas une marque enregistrable [voir Life
Underwriters Assn ci-dessus et College of Traditional Chinese Medicine Practitioners and Acupuncturists of British Columbia v. Council
of Natural Medicine College of Canada, (2009) 80 C.P.R. (4th) 265].
Capsule
La protection de la marque :
les obligations du franchisé
en droit québécois
Vanessa Udy*
Le 21 juin 2012, le juge Tingley de la Cour supérieure du Québec a
rendu jugement en faveur de 21 franchisés de la chaîne de beigneries
Dunkin Donuts faisant affaires au Québec (les « Franchisés »),
ordonnant la résiliation de leurs baux et de leurs contrats de franchise avec Les entreprises Dunkin’ Brands Canada ltée (successeur de Vente au détail Allied Domecq International Canada ltée)
(« VDADIC ») et ordonnant le paiement par VDADIC de dommages
d’un montant total de plus de 16,4 millions $ en raison du non respect par cette dernière de ses obligations contractuelles, plus particulièrement en lien avec la protection et le rehaussement de la
réputation de la marque DUNKIN DONUTS au Québec1. Cet arrêt
est d’intérêt particulier, car il confirme l’existence en droit québécois
d’une obligation de la part d’un franchiseur de protéger sa marque.
Si un franchiseur y fait défaut, il commet une faute civile qui pourrait résulter en paiement de dommages à ses franchisés.
Dunkin Donuts a déjà été un leader dans l’industrie de la restauration rapide (« fast food ») au Québec, plus particulièrement
dans le marché du café et des beignes2. La dispute entre VDADIC
et ses Franchisés découle du déclin de la position de la marque
© CIPS, 2012.
* Avocate chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet d’avocats et d’agents de brevets et de
marques de commerce.
1. Bertico inc. c. Dunkin’ Brands Canada Ltd., 2012 QCCS 2809, (C.S. Qué.), 21 juin
2012, le juge Tingley, par. 1 [Dunkin Donuts].
2. Ibid., par. 29.
731
732
Les Cahiers de propriété intellectuelle
DUNKIN DONUTS dans le marché local, un phénomène causé en
partie par la compétition agressive de la chaîne Tim Hortons.
En 1996, les Franchisés avisèrent VDADIC de leurs inquiétudes concernant l’écroulement de la réputation de la marque
DUNKIN DONUTS au Québec et la croissance fulgurante de son
compétiteur principal, Tim Hortons, sur le marché3. Malgré cette
mise en garde, VDADIC ne prit virtuellement aucune démarche
pour combattre ce que le juge Tingley présente comme le « phénomène Tim Hortons ». Le 15 février 2000, les Franchisés exigèrent
encore de VDADIC la mise sur pied d’un plan d’action pour assurer
la reprise de la marque sur le marché4. Ce ne fut que suite aux
demandes répétées des Franchisés que VDADIC introduisit au Québec un programme d’incitation pour rénovations à la fin de l’an 2000.
Le programme avait pour but d’encourager les franchisés québécois
à rénover au moins 75 restaurants afin de rendre la franchise plus
attrayante aux consommateurs québécois5. VDADIC fit certaines
représentations aux Franchisés à l’effet que les restaurants rénovés
conformément au plan verraient une hausse de ventes de 15 %, un
profit qui ne s’est jamais matérialisé pour les participants6. De plus,
VDADIC s’est engagée à contribuer une somme de 20 millions $ de
ses propres fonds pour le rehaussement de la marque au Québec, autre promesse qui ne fut pas tenue7. Certains Franchisés ont
engagé les services de comptables pour évaluer le programme. Ceuxci en sont venus à la conclusion que le programme exigerait des
dépenses significatives de la part des Franchisés participants, mais
n’offrirait que peu de bénéfices à moyen terme8.
Le juge Tingley décrit le déclin soudain de la franchise qui eut
lieu au cours d’une décennie : entre les années 1998 et 2008, le
nombre de restaurants Dunkin Donuts opérant dans la province de
Québec a réduit brusquement de 210 à 419. Au moment du jugement
en 2012, ce nombre avait encore baissé à 1310. D’autre part, les restaurants Tim Hortons se sont multipliés à travers la province, passant de 60 restaurants en 1995 à 308 en 200311. Tandis que la part du
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
Ibid., par. 32.
Ibid.
Ibid., par. 20.
Ibid., par. 34.
Ibid., par. 67.
Ibid., par. 33.
Ibid., par. 26 et 29.
Ibid., par. 36.
Ibid., par. 38.
La protection de la marque
733
marché de Dunkin Donuts’ a diminué de 12,5 % en 1995 à 4,6 % en
2003, Tim Hortons a augmenté sa part du marché de 21 % entre
les années 1995 et 200512.
En raison du déclin soudain de la valeur de la marque DUNKIN
DONUTS dans le territoire, les Franchisés perdirent leurs profits et
la chance de récupérer leurs pertes en vendant leurs restaurants
pour leur valeur d’origine13. La question principale à laquelle le juge
Tingley a eu à répondre a été de savoir si VDADIC avait commis une
faute contractuelle. Il conclut que VDADIC avait manqué à ses obligations contractuelles explicites autant qu’implicites.
Les contrats de franchise entre VDADIC et les Franchisés
contenaient une clause selon laquelle VDADIC devait assumer l’obligation suivante :
continue its efforts to maintain high and uniform standards of
quality, cleanliness, appearance and service at all DUNKIN
DONUTS SHOPS, thus protecting and enhancing the reputation of DUNKIN DONUTS CANADA, DUNKIN DONUTS
OF AMERICA INC. and the demand for the products of the
DUNKIN DONUTS SYSTEM and, to that end, to make reasonable efforts to disseminate its standards and specifications to
potential suppliers of the FRANCHISEE upon the written
request of the FRANCHISEE.14
La Cour a conclu que la lenteur de VDADIC à réagir à la
menace que posait Tim Hortons, l’écroulement de la réputation de
la marque DUNKIN DONUTS ainsi que l’échec des mesures enfin
prises par VDADIC constituaient, dans l’ensemble, un manquement à une obligation contractuelle qu’avait expressément assumée
VDADIC dans les contrats de franchise15.
Toutefois, la Cour rappelle que les contrats de franchise, de par
leur nature même, contiennent des obligations implicites qui ont
pour effet de lier les franchiseurs16. Plus particulièrement, les franchiseurs ont une obligation d’agir avec bonne foi et loyauté envers
leurs franchisés17. Au soutien de cette affirmation, le juge Tingley
12.
13.
14.
15.
16.
17.
Ibid., par. 37 et 38.
Ibid., par. 70 et 73.
Ibid., par. 15.
Ibid., par. 54-58.
Ibid., par. 53.
Ibid.
734
Les Cahiers de propriété intellectuelle
cite une décision de la Cour d’appel, Provigo Distribution Inc. c.
Supermarché A.R.G. Inc.18, à savoir qu’un franchiseur a le devoir :
de travailler de concert avec son franchisé, de lui fournir les
outils nécessaires, sinon pour empêcher qu’un préjudice économique ne lui soit causé, du moins pour en minimiser l’impact.
[...] [Le franchiseur] devait, de concert avec [ses franchisés],
mettre sur pied une réplique commerciale adéquate qui permettait à ces derniers de minimiser leurs pertes et de se repositionner dans un marché en évolution.19
Le juge Tingley insiste, cependant, qu’un franchiseur ne doit
pas être traité comme garantissant le succès des franchisés20. Le
contrat de franchise ne doit pas être lu comme une police d’assurance. Mais, en dépit de cette mise en garde, il conclut que VDADIC
est tout de même responsable pour les dommages causés aux Franchisés en raison de ses manquements à la protection de sa marque,
une obligation « continue » et « successive »21.
Pour sa défense, VDADIC prétendit que les Franchisés ne
maintenaient pas leurs restaurants dans un état propre et conforme
aux standards de VDADIC. Selon ce dernier, ceux-ci étaient de mauvais franchisés et étaient de ce fait responsables pour leur perte de
profits et de l’échec de la marque DUNKIN DONUTS au Québec22.
Toutefois, VDADIC fut incapable de prouver cette affirmation. Le
juge Tingley considéra que les Franchisés étaient des franchisés
modèles, opérant des restaurants qui étaient parmi les plus rentables de la franchise dans le territoire, conformément aux standards
imposés par le franchiseur23. La Cour conclut que VDADIC était plutôt la cause des dommages en raison de sa réaction tardive aux mises
en garde et aux plaintes de ses Franchisés et de l’inefficacité des
mesures prises pour contrer la compétition et rehausser la réputation de la marque.
Même si le contrat ne contenait aucune clause expresse créant
une obligation de VDADIC de protéger et de créer une demande pour
la marque, il est peu probable que la décision de la Cour aurait été
18.
19.
20.
21.
[1998] R.J.Q.47 [Provigo].
Ibid., par. 61.
Dunkin Donuts, supra, note 1, par. 62.
Ibid., par. 59 : « Brand protection is an ongoing, continuing and “successive” obligation ».
22. Ibid., par. 60.
23. Ibid., par. 61.
La protection de la marque
735
différente. Il ne s’agit pas de droit nouveau : dans l’arrêt Provigo,
bien que le contrat de franchise analysé par la cour ne contenait
aucune obligation expresse à cet effet, cette dernière était d’opinion
qu’il existait une obligation implicite du franchiseur de fournir à son
franchisé les outils et le support nécessaires pour réagir à la compétition et au marché changeant24.
Toutefois, aucun de ces deux arrêts ne précise ce en quoi
constitue l’obligation de protéger et de rehausser la marque. Il est
difficile de juger quels types d’actions pourraient constituer un manquement à cette obligation. Bien que l’arrêt Dunkin Donuts serve à
illustrer certains faits ou manquements qui, dans l’ensemble, constituent un manquement à l’obligation contractuelle du franchiseur25
(par exemple, la perte d’une part importante du marché, l’inaction
face aux mises en demeure des franchisés, la promesse non tenue de
financer les efforts de ravitaillement de la franchise avec son propre
argent, l’imposition d’un projet de rénovation comportant d’importants risques pécuniaires, etc.), la Cour ne donne pas d’autres exemples de manquements potentiels et ne précise pas l’importance individuelle des facteurs différents considérés, la fréquence à laquelle un
acte (ou un manquement) doit se manifester pour constituer un manquement à l’obligation contractuelle ou la pertinence de considérer
les conséquences des actes (ou de l’inaction) du franchiseur pour conclure à un manquement. Elle ne précise pas non plus si une seule
action ou inaction pourrait constituer en elle-même un manquement
à l’obligation de protection du franchiseur.
L’arrêt nous donne peu d’indices relativement à ce qu’un franchiseur peut faire pour s’assurer qu’il respecte son obligation de protéger et de rehausser sa marque. Un franchiseur doit-il prendre des
mesures agressives afin de vaincre la compétition ? Ou est-il obligé
de ne prendre que des mesures raisonnables pour répondre à la
concurrence ? Le juge Tingley ne répond pas à cette question, en
grande partie à cause du caractère tardif et inapproprié des mesures
prises par VDADIC. Si VDADIC avait proposé son projet de rénovation en 1995, par exemple, la Cour l’aurait-elle déclarée responsable
pour les dommages subis par les Franchisés ? VDADIC aurait-elle
commis une faute si elle avait pris des démarches opportunes, mais
ultimement infructueuses, de bonne foi afin de rehausser la réputation de sa marque au Québec ? La Cour stipule clairement que la loi
n’impose pas une obligation au franchiseur de démolir la compétition
24. Provigo, supra, note 18, par. 61.
25. Dunkin Donuts, supra, note 1, par. 59.
736
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ou de maintenir ses franchisés à flot à tout prix : après tout, il n’est
pas le « garant » du succès des franchisés. Mais existe-t-il maintenant un risque qu’un franchiseur puisse être tenu responsable
pour de mauvaises décisions faites de bonne foi ou de bons efforts
infructueux afin d’augmenter l’intérêt des consommateurs pour sa
marque ?
Dunkin Donuts a indiqué son intention d’en appeler. Si la décision du juge Tingley est maintenue par la Cour d’appel, peut-être
celle-ci profitera-t-elle de cette occasion pour répondre à ces questions.
Compte rendu
L’archivage électronique
et le droit*
Marie-Pier Desbiens**
Dans l’ouvrage L’archivage électronique et le droit, Marie
Demoulin regroupe des textes de Cédric Burton, Caroline Colin,
François Coppens, Myriam Gufflet, Sandrine Hallemans, Romain
Robert et Sébastien Soyez, ainsi que ses propres textes pour présenter divers aspects juridiques de l’archivage électronique en Belgique
et en Europe.
Qu’ils soient juristes, archivistes ou chercheurs, ces auteurs
discutent du rôle que peut jouer l’archivage électronique dans le
domaine juridique, notamment en ce qui concerne la preuve. Ils soulèvent d’importantes questions quant à la protection des données
archivées et à leur utilisation en preuve lors d’une instance. Les
auteurs donnent également plusieurs conseils judicieux aux entreprises et aux organismes qui veulent archiver leurs données pour
que leur projet d’archivage soit bien implémenté et bien géré.
L’ouvrage de Marie Demoulin se divise en six chapitres, chacun
abordant un aspect particulier de cette opération complexe qu’est
l’archivage électronique et les enjeux qui y sont liés.
© CIPS, 2012.
* DEMOULIN (Marie) dir., L’archivage électronique et le droit, collection du Centre
de recherche Information Droit et Société (Bruxelles : Bruylant, 2012), 195 p. ;
ISBN 978-2-8044-5200-1.
** Étudiante, chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et
d’agents de brevets et de marques de commerce.
737
738
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le premier chapitre sert d’introduction générale aux aspects
juridiques de l’archivage électronique, englobant les secteurs public
et privé. L’auteure Marie Demoulin décrit tout d’abord les règles
générales du droit de la preuve prévues au code civil belge, en mettant l’emphase sur la règle de l’écrit signé. Puis elle considère ces
règles dans un cadre plus pratique, en présentant divers éléments à
garder en tête lors de l’archivage d’un document pour assurer qu’il
conserve sa valeur juridique et qu’il puisse être admissible en preuve
lors d’instances judiciaires. L’auteure aborde notamment la durée et
les modalités de conservation du document archivé, puis se penche
sur le cas des documents numérisés, où il y a destruction de l’original
une fois la numérisation complétée, et sur les données périphériques
à conserver pour la preuve électronique.
Le deuxième chapitre est dédié à l’archivage électronique dans
le secteur public. Marie Demoulin et Sébastien Soyez y présentent le
cadre juridique de l’archivage électronique, considérant la Loi du
24 juin 1955 sur les archives et les arrêtés royaux qui encadrent la
conservation et la gestion des Archives de l’État en Belgique. Les
auteurs traitent ensuite des nombreux problèmes qui peuvent survenir en raison de cette législation variée, imprécise et quelquefois contradictoire, particulièrement lorsque vient le temps de la mettre en
place dans un projet d’archivage. Ils offrent ensuite quelques pistes
de solution, plus pragmatiques que miraculeuses, pour aider les
organismes gouvernementaux à implémenter une politique globale
d’archivage électronique. Avec cette analyse de la législation fédérale, les auteurs démontrent le besoin pressant de mettre sur pied un
cadre juridique précis et dépourvu de contradictions pour faciliter la
bonne implémentation et la bonne gestion des projets d’archivage du
secteur public.
Le chapitre suivant traite de l’archivage des courriels à des fins
de conservation et des questions que cela peut soulever en matière de
protection de la vie privée des auteurs de ces courriels. L’auteur
Romain Robert met le lecteur en contexte en survolant brièvement
la notion de courriel et en comparant l’archivage de courriels et
l’archivage de courrier papier. Il présente ensuite les dispositions
importantes du droit européen et du droit belge en matière de protection de la vie privée des personnes, ainsi que des exceptions à ces
dispositions. L’auteur se tourne ensuite vers l’application de ces dispositions aux courriels en survolant les arrêts Antigone et Manon,
qui traitent de la recevabilité de la preuve, puis en abordant l’externalisation des données archivées, qui peut s’avérer problématique en
matière de protection de la vie privée. L’auteur démontre ainsi qu’en
L’archivage électronique et le droit
739
ce qui a trait à l’archivage, il est crucial que le législateur belge
réforme sa législation, adoptée à l’ère du papier, pour qu’elle se
conforme mieux à la réalité de l’ère du numérique.
Cédric Burton et Myriam Gufflet examinent ensuite, dans le
quatrième chapitre, le conflit de droit auquel font face les entreprises
internationales opérant en Europe et aux États-Unis, qui oppose
d’une part la procédure de discovery américaine et, d’autre part,
le droit à la protection des données personnelles en Europe. Les
auteurs abordent en premier lieu les règles d’e-discovery applicables
lors de procédures judiciaires aux États-Unis, puis soulèvent les problèmes que pose l’application de telles règles en droit européen en ce
qui concerne la protection des données personnelles, et tentent finalement de réconcilier ces deux règles. Dans la dernière section du
chapitre, les auteurs font d’excellentes recommandations pouvant
être implémentées par ces grandes entreprises internationales pour
qu’elles évitent d’être coincées « entre l’arbre et l’écorce » lors de procédures judiciaires aux États-Unis. Cédric Burton et Myriam Gufflet
concluent leur chapitre dans la même optique, en dressant une liste
qui regroupe des recommandations du GT29, un groupe incluant les
autorités de protection des données personnelles des pays membres
de l’Union européenne.
Le cinquième chapitre porte sur le contrat d’archivage électronique entre un prestataire de services informatiques, le tiers archiveur, et son client qui veut effectuer un projet d’archivage. Dans un
premier temps, les auteurs François Coppens et Marie Demoulin
présentent le droit commun qui régit ce contrat en l’absence d’un
régime juridique qui lui est propre, puis se tournent vers la qualification de ce type de contrat avant d’aborder les obligations légales du
tiers archiveur. L’analyse des auteurs démontre l’insuffisance du
droit commun et la nécessité d’un cadre légal spécifique pour encadrer le contrat de services informatiques avec le tiers archiveur. En
raison de cette insuffisance législative, les auteurs suggèrent qu’il
est préférable, voire essentiel, que le tiers archiveur et son client fassent un contrat sur mesure qui sera mieux adapté à leur situation
spécifique que le cadre juridique imprécis qui la régit à présent.
Soucieux de la rédaction d’un tel contrat, les auteurs donnent de précieux conseils sur les types de clauses qu’il est important d’y inclure.
Ils abordent notamment les clauses qui formulent les obligations du
tiers archiveur, limitent sa responsabilité, traitent des cas de force
majeure, prévoient à qui reviendront les droits de propriété intellectuelle sur les données archivées, déterminent le traitement des
données personnelles, et encadrent la fin du contrat.
740
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le dernier chapitre de l’ouvrage traite des projets de numérisation en masse effectués par des bibliothèques et des services
d’archives pour conserver et diffuser des œuvres, par exemple le projet Gutenberg qui donne accès via Internet à des milliers de livres du
domaine public. Dans ce chapitre, Caroline Colin et Sandrine Hallemans traitent de questions très intéressantes concernant le respect
du droit d’auteur dans le cadre de ce type de projet et survolent le
droit belge, le droit européen ainsi que la Convention de Berne en
matière de droit d’auteur. Elles amorcent leur analyse en considérant les textes qui font partie du domaine public et se demandent si
les bibliothèques acquièrent un nouveau droit sur l’œuvre numérisée. Les auteures abordent ensuite les textes protégés par droit
d’auteur et considèrent si les bibliothèques doivent obtenir le consentement du titulaire de droit d’auteur pour chaque œuvre ou si elles
peuvent bénéficier d’une exception prévue à la Loi du 30 juin 1994
relative au droit d’auteur et aux droits voisins en droit belge. Finalement, les auteures considèrent le cas plus complexe de la numérisation des œuvres orphelines, pour lesquelles un consentement est
impossible à obtenir, dans le but de déterminer si ces œuvres peuvent être numérisées. Il ressort de cette analyse rigoureuse qu’il est
essentiel d’établir une réglementation visant les projets de numérisation en masse pour que ces projets, et particulièrement ceux
qui visent la conservation du patrimoine culturel, aient une bonne
chance de réussite.
En somme, cet ouvrage démontre le besoin d’un cadre législatif
précis, spécifique à l’archivage électronique, pour mieux encadrer les
divers aspects de cette opération complexe en droit belge et en droit
européen. Entre-temps, les auteurs offrent plusieurs recommandations et donnent de judicieux conseils à titre de solutions de rechange
pour éviter les problèmes que peut poser la législation actuelle. Cet
ouvrage est donc un atout précieux pour tous ceux qui veulent mieux
cerner les enjeux que pose l’archivage dans l’ère du numérique, qu’ils
soient juristes, archivistes, chercheurs ou autres, considérant que
ces enjeux risquent de surgir dans plusieurs juridictions et dans plusieurs organisations, tant publiques que privées.