Les phobies sociales en psychiatrie : caractéristiques cliniques et
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Les phobies sociales en psychiatrie : caractéristiques cliniques et
THÉRAPEUTIQUE Les phobies sociales en psychiatrie : caractéristiques cliniques et modalités de prise en charge (étude Phœnix) A. PÉLISSOLO (1), C. HURON (2), F. FANGET (3), D. SERVANT (4), S. STITI (5), C. RICHARD-BERTHE (6), P. BOYER (7) Clinical and therapeutic characteristics of social phobia in French psychiatry (Phœnix study) Summary. Only few clinical epidemiologic studies have been conducted on social phobia in France to date. It is however a frequent disorder, with often severe alteration of social adaptation and quality of life, and for which effective treatments exist. Thus, it seems really important to further explore how these patients are nowadays identified and treated in psychiatry. It was the objective of the Phœnix study. In this observational multi-center study, 952 psychiatric in- or out-patients, with a primary diagnosis of social phobia according to DSM IV criteria, were included. Numerous diagnostic and psychometric evaluations were carried out, in order to evaluate the comorbidity (Mini International Neuropsychiatric Interview, Hospital Anxiety and Depression Scale), the intensity of social anxiety (Liebowitz Social Anxiety Scale), and various aspects of the functional and emotional impact (Various Impact of Social Anxiety scale, Sheehan Disability Scale, SF-36, Positive and Negative Emotionality scale). The patients were in majority females (57.6 %), with a mean age 37.5 years, and with a mean duration of social anxiety disorder 12.5 years. The mean scores of social anxiety on Liebowitz scale was 40.3 ± 12.6 for the fear factor, and 38.3 ± 13.6 for the avoidance factor. The generalized social anxiety subtype (anxiety in most social situations) was present in 67.8 % of the patients. A major depressive disorder was found in 47.7 % of the sample, and the prevalence of agoraphobia was even higher (49.2 %). As known in clinical practice and in other studies, the prevalence rates of current alcohol dependence and substances abuse were also important in this population (respectively 10.6 % and 12.7 %). Mean scores of the Hospital Anxiety and Depression (HAD) sub-scales were 13.9 ±3.8 for anxiety and 9.1 ±4.5 for depression. About 15 % of the patients had a history of suicide attempt, and a suicidal risk was present in nearly 40 % of the sample. The psychosocial impact and the alteration of quality of life (with especially a poor physical health perception) were very significant, in the family, educational or occupational and social domains. Mean scores of the Sheehan Disability Scale were 6.1 ± 2.6 for professional impairment, 5.0 ± 2.7 for familial impairment, and 6.6 ± 2.3 for social life impairment. In addition to the disability due to social phobia intensity, an important part of the burden was due to depressive symptoms. Approximately 60 % of the patients had already a psychiatric treatment at the time of the survey (since 1,7 years in average), but only 17 % had a cognitive behavioral therapy (CBT), and 48 % had an antidepressant treatment. These proportions increased in a significant way after the consultation during which the investigation was carried out : an antidepressant was prescribed to 72 % of the patients, and a CBT is proposed to 48 %. On the whole, this study confirmed the severity and the morbidity of social phobia in a very large sample of French psychiatric patients. The depressive disorders, suicidal risk, and social impairment associated with this condition should incite to more detect and treat it. Seeing the long duration of the disease in our sample, and the lack of specific therapies in many cases, the identification and the treatment of social phobia must be improved, and the role of the psychiatrists in this process seems very important. Key words : Comorbidity ; Epidemiology ; Impairment ; Social anxiety disorder ; Social phobia. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) Service de Psychiatrie adulte et CNRS UMR 7593, Hôpital Pitié-Salpêtrière (AP-HP), Paris, France. INSERM E117, CH Sainte-Anne, Paris, France. Psychiatre, 2, place Jules Ferry, 69006 Lyon, France. Unité Stress et Anxiété, CHU de Lille, France. Psychiatre, 3, rue de Rémusat 31000 Toulouse, France. Laboratoires GlaxoSmithKline, 100, route de Versailles, 78163 Marly le Roi Cedex. Unité de Recherche en Schizophrénie, Institut de Recherche en Santé Mentale de l’Université d’Ottawa, Canada. Travail reçu le 19 septembre 2005 et accepté le 5 décembre 2005. Tirés à part : A. Pélissolo (à l’adresse ci-dessus). 106 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 106-12, cahier 1 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 106-12, cahier 1 Les phobies sociales en psychiatrie : caractéristiques cliniques et modalités de prise en charge Résumé. Peu d’études d’épidémiologie clinique sur la phobie sociale ont été réalisées en France. Il s’agit pourtant d’une pathologie fréquente, s’accompagnant d’une altération souvent franche de l’adaptation sociale et de la qualité de vie, et pour laquelle des traitements efficaces existent. Notre étude a porté sur un échantillon de 952 patients suivis ou hospitalisés en psychiatrie pour un diagnostic principal de phobie sociale d’après les critères du DSM IV. Différentes évaluations diagnostiques et psychométriques ont été effectuées, afin d’explorer la comorbidité, l’intensité du trouble, et différents aspects du retentissement fonctionnel et émotionnel. Les patients inclus sont en majorité des femmes (57,6 %), leur moyenne d’âge s’élève à 37,5 ans, et leur phobie sociale évolue en moyenne depuis 12,5 années. Les niveaux d’anxiété sociale à l’échelle de Liebowitz s’élèvent à 40,3 ± 12,6 pour le score de peur et à 38,3 ±13,6 pour le score d’évitement. Il s’agit de formes généralisées dans 67,8 % des cas. Un épisode dépressif majeur est retrouvé associé à la phobie sociale dans près de la moitié des cas, et la prévalence de l’agoraphobie est également élevée. Un antécédent de tentative de suicide est retrouvé chez 15,4 % des patients, et le risque suicidaire est considéré comme présent chez près de 40 %. Le retentissement psychosocial et en terme de qualité de vie est important, que ce soit dans les domaines familiaux, professionnels ou de loisirs. En plus de la sévérité de l’anxiété sociale, la symptomatologie dépressive rentre, pour une part importante, dans la gêne ressentie. Environ 60 % des patients bénéficiaient déjà d’une prise en charge psychiatrique au moment de l’enquête, mais seulement 17 % avec une thérapie comportementale et cognitive et 48 % avec un antidépresseur. Ces proportions augmentent de manière sensible après la consultation au cours de laquelle l’enquête a été réalisée. Au total, cette étude permet surtout d’insister sur la sévérité et la morbidité de la phobie sociale dans ce très large échantillon de patients français. Les troubles dépressifs, les risques suicidaires, et les indices de retentissement constituent autant de facteurs incitant à un dépistage large et précis de cette affection. Au vu des durées moyennes d’évolution, il paraît clair que le dépistage et le traitement de la phobie sociale doivent être optimisés, et le rôle des psychiatres dans ce processus apparaît très important. Mots clés : Anxiété sociale ; Comorbidité ; Épidémiologie ; Phobie sociale ; Retentissement. INTRODUCTION La phobie sociale est une pathologie fréquente, même si les données de prévalence sont très hétérogènes puisque variant, par exemple, entre 1 et 16 % en population générale (6, 17). Une étude française publiée par Lépine et Lellouch en 1995 retrouvait une prévalence de 3,8 % (7), tandis qu’une étude réalisée par Pélissolo et al. (10) mentionnait des taux variant entre 1,9 et 7,3 % selon les niveaux de retentissement minimum choisis sur la base des critères du DSM IV. Une analyse récente de toutes les études épidémiologiques européennes utilisant les critères diagnostiques du DSM III-R ou du DSM IV a conclu à des taux de prévalence médians de 6,65 % sur la vie entière et de 2 % sur les 12 derniers mois (2). Malgré sa fréquence, ce trouble est souvent méconnu, et, en conséquence, n’est pas suffisamment pris en charge. Son retentissement est pourtant majeur. La phobie sociale perturbe considérablement la qualité de vie des patients et les handicape dans leur vie relationnelle et professionnelle (18). L’identifier et la traiter de façon appropriée est donc indispensable. Des études en consultation de psychiatrie en France décrivent des taux de 10 à 20 % (9, 13). Ces taux sont plus élevés que ceux observés dans la population générale. Ils sont révélateurs du rôle majeur que les psychiatres ont à jouer dans le dépistage et la prise en charge de la phobie sociale. Si des travaux existent sur les troubles anxieux en général, à notre connaissance, aucune étude ne porte spécifiquement sur le trouble phobie sociale tel qu’il est caractérisé et pris en charge par les psychiatres en France. Les objectifs de l’étude PHŒNIX étaient donc : – de préciser les caractéristiques cliniques du trouble phobie sociale des patients qui consultent en psychiatrie et d’en évaluer le retentissement ; – de décrire les modalités de prises en charge mises en place par les psychiatres. MÉTHODES Cinq cent dix psychiatres, répartis sur l’ensemble du territoire français, ont participé en tant qu’investigateur à cette étude. Chaque investigateur avait reçu pour consigne de recruter deux patients souffrant de phobie sociale nécessitant une prise en charge thérapeutique et de les traiter selon la stratégie de leur choix. Les patients devaient remplir les critères suivants : hommes ou femmes, âgés de 18 ans ou plus, souffrant de phobie sociale (critères DSM IV) non traitée et considérée par l’investigateur comme le trouble actuel principal. Les patients souffrant de schizophrénie, psychose chronique, démence, ou de pathologie somatique sévère, les patients ayant reçu un traitement antidépresseur au cours des trois mois précédant le début de l’étude ou bénéficiant d’une psychothérapie spécifique ne pouvaient pas être inclus. Tous les patients ont donné un consentement écrit à leur participation à l’étude après avoir reçu une information détaillée sur ses modalités et ses objectifs. OUTILS Après avoir été sélectionnés, les patients ont été évalués à l’aide d’un entretien diagnostique structuré, le Mini International Neuropsychiatric Interview (MINI) dans sa version 5.0.0 (5). Les diagnostics explorés étaient la phobie sociale, l’épisode dépressif majeur, le risque suicidaire, le trouble panique, l’agoraphobie, la dépendance alcoolique et l’abus de substance. Un entretien standardisé a permis de recueillir des données concernant les caractéristiques sociodémographi107 A. Pélissolo et al. ques des patients, leurs antécédents psychiatriques, les caractéristiques de la maladie (âge de début, nombre de médecins consultés), les pathologies associées. Par ailleurs, les psychiatres ont rempli l’échelle VISA (Various Impact of Social Anxiety scale) évaluant en 31 items le retentissement de la phobie sociale sur le fonctionnement professionnel, social, et familial, ainsi que différentes complications somatiques et psychiques éventuelles (12). Les patients ont rempli les questionnaires suivants : – l’échelle d’anxiété sociale de Liebowitz (19) qui soumet au patient une série de 24 situations : 12 situations d’anxiété de performance (par exemple, passer un examen), 12 situations d’anxiété sociale (par exemple, rencontrer des inconnus). Pour chacune des situations, le patient doit évaluer l’intensité de son anxiété et la fréquence avec laquelle il évite cette situation (entre 0 et 3). Cette échelle fournit un score global d’anxiété sociale qui varie de 0 (absence d’anxiété et d’évitement) à 144 (anxiété et évitement d’intensité sévère) ; – l’échelle HAD (Hospital Anxiety and Depression Scale) de Zigmond et Snaith (20) qui permet de dépister et d’évaluer les manifestations les plus communes des troubles anxieux et dépressifs. Elle comporte 14 questions (7 pour l’anxiété et 7 pour la dépression) et permet d’aboutir à deux sous-scores anxiété et dépression, chacun variant entre 0 et 21. Un score de 8 est considéré comme le seuil d’une pathologie possible, un score de 10 comme celui d’une pathologie probable ; – l’échelle de qualité de vie SF-36 qui comporte 36 items (8). Elle permet aux patients d’évaluer le retentissement de leur état physique et psychique sur les activités de la vie quotidienne, sur leur vie relationnelle, leur fatigue, leur état de santé, leurs capacités physiques, leurs douleurs. Huit sous-scores pouvant varier de 0 à 100 sont calculés. Un sous-score de 50 à 70 reflète une perturbation modérée de la qualité de vie et un score inférieur à 50 révèle une réduction importante de la qualité de vie, – l’échelle de Sheehan qui évalue le retentissement du trouble sur la vie sociale, familiale et professionnelle (15). Chacun de ces domaines est évalué par le patient sur une échelle de 0 à 10 selon leur niveau d’atteinte. Les scores de 1 à 3 représentent une atteinte légère, les scores de 4 à 6 une atteinte moyenne, et les scores de 7 à 9 une atteinte sévère ; – un questionnaire conçu par André et Légeron sur les contextes sociaux anxiogènes qui évalue l’intensité de l’anxiété des sujets dans quatre types de contextes sociaux : les situations de performance (prise de parole dans un groupe ou face à un public, tête à tête avec des personnes intimidantes…), les situations d’affirmation (faire valoir son point de vue dans une discussion, dire qu’on n’est pas d’accord, réclamer, refuser…), les situations d’intimité (bavarder avec des voisins, des commerçants…) et les situations d’observation (être au point de mire des regards, être observé pendant que l’on fait quelque chose…). Le sujet évalue son anxiété face à chaque type de situation sur une échelle à 4 points allant de 0 (absence) à 3 (extrême). Ce questionnaire permet de distinguer les phobies sociales généralisées dans lesquelles 108 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 106-12, cahier 1 au moins 3 situations sur 4 sont associées à une anxiété forte ou extrême, des phobies sociales focalisées dans lesquelles une situation au maximum est associée à une anxiété extrême ; – l’échelle EPN-31 (Émotionalité Positive et Négative à 31 items) évaluant la fréquence des affects positifs et des affects négatifs au cours du dernier mois (11). Enfin, la prise en charge thérapeutique au moment de la consultation puis les modifications éventuelles de cette prise en charge proposées à l’issue de la consultation ont été détaillées dans le cahier d’observation. RÉSULTATS Dans un premier temps, 986 patients ont été initialement inclus. L’échantillon étudié est finalement de 952 patients, 34 patients ayant été exclus après examen des dossiers d’investigation. Parmi ces 34 patients, 10 avaient des dossiers trop incomplets pour être analysables, 7 ne remplissaient pas les critères du DSM IV de la phobie sociale, et 17 présentaient un diagnostic de schizophrénie. Selon le protocole, les patients recrutés pour l’enquête ne devaient pas être traités pour la phobie sociale. Ce critère de sélection a fait l’objet de déviations car beaucoup des patients consultant en psychiatrie sont préalablement traités pour des pathologies comorbides (dépression, trouble panique, troubles obsessionnels-compulsifs) justifiant la prescription d’un antidépresseur. La population étudiée comporte légèrement plus de femmes que d’hommes (tableau I). Plus de la moitié des patients vivent seuls. Près des deux tiers ont un niveau d’études supérieur ou égal au bac et sont encore en activité. Les patients en activité travaillent en équipe pour 75,3 % d’entre eux. Parmi les patients sans activité, TABLEAU I. — Caractéristiques sociodémographiques des 952 patients. Sexe Féminin Masculin 404 (57,6 %) 548 (42,4 %) Âge moyen 35,7 ± 11,2 ans Situation familiale Vie maritale Divorcé Célibataire Veuf 413 (43,4 %) 74 (7,8 %) 454 (47,7 %) 11 (1,1 %) Niveau d’études CAP Niveau BEPC Niveau Bac Études supérieures 111 (11,9 %) 158 (16,9 %) 262 (28,0 %) 405 (43,2 %) Situation professionnelle Actifs Non actifs 693 (73,6 %) 249 (26,4 %) L’Encéphale, 2006 ; 32 : 106-12, cahier 1 Les phobies sociales en psychiatrie : caractéristiques cliniques et modalités de prise en charge 40,4 % ont été licenciés, 34,8 % ont démissionné, 6,4 % sont en invalidité, et 13,5 % sont retraités. La durée moyenne de cette absence d’activité professionnelle est de 5,6 ans. Caractéristiques cliniques L’âge moyen d’apparition de la phobie sociale est de 23,3 ± 10,7 ans. Au moment de la consultation, la durée d’évolution de la maladie est en moyenne de 12,5 ±10,2 ans, avec un premier diagnostic de phobie sociale porté en moyenne à 28,2 ± 9,6 ans. Le nombre de médecins consultés pour des symptômes imputables à la phobie sociale est en moyenne de 1,86. L’échelle d’anxiété sociale de Liebowitz indique les scores moyens suivants : – score de peur : 40,3 ± 12,6 (situations de performance 22,1 ± 6,5 et situations d’interaction 18,2 ± 6,5) ; – score d’évitement : 38,3 ± 13,6 (situations de performance 20,5 ± 7,6 et situations d’interaction 17,7 ± 6,9). Ces résultats reflètent un niveau d’intensité symptomatique élevé, puisque le total des deux scores peur et évitement atteint 78,6 en moyenne (un seuil de 50 pour définir une phobie sociale est généralement admis), qui concerne aussi bien l’anxiété que les conduites d’évitement, et cela dans les deux types de situations évaluées : performances et interactions sociales. En se basant sur le questionnaire sur les contextes sociaux anxiogènes d’André et Légeron, on constate que 67,8 % des patients présentent une phobie généralisée, c’est-à-dire que leur anxiété dans au moins trois des quatre types de situations est forte ou extrême. On observe une anxiété forte dans les situations de performance telle que la prise de parole dans un groupe ou face à un public (score moyen = 2,41 ± 0,7), dans les situations d’affirmation telles que faire valoir son point de vue (score moyen = 1,90 ± 0,8) et dans les situations d’observation telles qu’être le point de mire des regards (score moyen = 2,04 ± 0,8). En revanche, l’anxiété provoquée par les situations d’intimité telles qu’avoir des discussions approfondies avec des proches est évaluée par les patients à un niveau moindre, c’est-à-dire intermédiaire entre léger et fort (score moyen = 1,5 ± 0,8). Les scores moyens de l’échelle HAD sont de 13,9 ± 3,8 pour l’anxiété, et de 9,1 ±4,5 pour la dépression, ce qui reflète des niveaux élevés de symptomatologie anxieuse et moyens de symptomatologie dépressive. Troubles psychiatriques associés Le tableau II résume les fréquences des troubles psychiatriques selon les critères du DSM IV évalués à l’aide du MINI (diagnostics actuels). Près de la moitié des patients présentaient un épisode dépressif majeur associé à la phobie sociale. Une agoraphobie est diagnostiquée dans la moitié des cas et un trouble panique dans un tiers des cas ; on peut penser que TABLEAU II. — Comorbidité psychiatrique évaluée à l’aide du MINI selon les critères du DSM IV (n = 952). Diagnostics Épisode dépressif majeur Agoraphobie Trouble panique Dépendance alcoolique Abus de substances Fréquence 47,7 % 49,2 % 31,1 % 10,6 % 12,7 % cette comorbidité est en partie surestimée du fait que le MINI ne prévoit pas de critères de diagnostic différentiel très précis entre phobie sociale et agoraphobie. Seulement 184 patients (19,3 %) présentent une phobie sociale isolée sans autre trouble psychiatrique associé. Risque suicidaire Le risque suicidaire a été évalué à l’aide d’une section spécifique du MINI qui prend en compte les idées suicidaires et les passages à l’acte au cours du mois écoulé et les antécédents de tentative de suicide. Sur l’ensemble de l’échantillon, 374 patients (39,3 %) présentent un risque suicidaire. Ce risque est léger pour près de la moitié de ces patients (49,7 %), et élevé pour 27 % d’entre eux. Un antécédent de passage à l’acte suicidaire a été retrouvé chez 146 patients, soit 15,3 % de l’échantillon total. Évaluation du retentissement Les patients présentent des scores moyens reflétant une perturbation majeure de la qualité de vie à 7 souséchelles (sur 9) de la SF-36 : perte d’énergie/fatigue (32,8 ± 17,1), sentiment d’être en mauvaise santé (48,0 ± 20,8), retentissement sur la vie relationnelle (34,8 ± 19,4), retentissement de la santé physique (48,5 ± 40,9) et psychique (34,9 ± 16,3) sur la vie quotidienne, retentissement sur l’état émotionnel (34,9 ± 6,3), évolution défavorable de l’état de santé (43,9 ± 23,6). Le retentissement est plus modéré sur la qualité de vie liée à l’intensité des douleurs physiques (67,9 ± 26,7). En revanche, les patients ne se sentent pas ou peu limités (83,9 ± 19,7) dans les activités physiques. Les patients évaluent, par l’échelle de handicap de Sheehan, leur vie professionnelle et leur vie familiale comme moyennement perturbées (score moyen = 6,1 ± 2,6 et 5,0 ± 2,7, pour le travail et la vie familiale, respectivement) et considèrent leur vie sociale comme moyennement à sévèrement perturbée (score moyen = 6,6 ± 2,3). Pour la majeure partie des patients, l’échelle VISA signale également un retentissement important de la phobie sociale sur la vie familiale, sociale, et professionnelle (tableau III). Le seul domaine qui semble moins touché est la capacité à acquérir une autonomie financière. Le score total moyen de l’échelle VISA est de 16,6 ± 5,6 (2 à 32). 109 A. Pélissolo et al. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 106-12, cahier 1 TABLEAU III. — Résultats de l’échelle VISA sur le retentissement de la phobie sociale sur la vie familiale, sociale et professionnelle (évaluation clinique du psychiatre, basé sur son appréciation de l’impact spécifique de l’anxiété sociale sur les différents domaines du fonctionnement). Réseau relationnel Vie affective Vie familiale Autonomie financière Réussite dans les études Choix d’un métier Vie professionnelle Progression professionnelle Vie quotidienne Activités de loisirs Activités sociales Prises de médicaments non prescrits Consommation de soins Troubles alcooliques Troubles somatiques Aucun impact Impact modéré Impact certain 62 (6,6 %) 118 (12,7 %) 170 (18,3 %) 527 (57,1 %) 207 (22,9 %) 155 (17,5 %) 45 (5,0 %) 103 (11,6 %) 174 (18,6 %) 150 (16,2 %) 109 (11,9 %) 527 (59,3 %) 429 (47,9 %) 662 (73,6 %) 361 (39,9 %) 272 (29,1 %) 289 (31,0 %) 378 (40,6 %) 221 (23,9 %) 355 (39,2 %) 306 (34,5 %) 315 (34,7 %) 275 (31,1 %) 467 (49,9 %) 373 (40,2 %) 283 (31,0 %) 257 (28,9 %) 322 (36 %) 119 (13,2 %) 333 (36,8 %) 602 (64,3 %) 525 (56,3 %) 383 (41,1 %) 175 (19 %) 343 (37,9 %) 427 (48,1 %) 548 (60,4 %) 507 (57,3 %) 294 (31,4 %) 405 (43,6 %) 521 (57,1 %) 104 (11,7 %) 144 (16,1 %) 118 (13,1 %) 211 (23,3 %) Facteurs associés au handicap fonctionnel Une analyse de régression logistique multivariée a été effectuée afin de déterminer quels étaient les facteurs associés à un niveau de gêne important (scores SDS supérieur ou égal à 7), et cela dans les trois domaines explorés par l’échelle SDS. Ont été incluses dans cette analyse toutes les variables retrouvées comme significativement corrélées aux scores SDS dans les analyses univariées. En ce qui concerne la gêne dans le domaine professionnel, les variables associées à un score SDS élevé sont : un niveau élevé à l’échelle HAD dépression (p < 0,0001), l’absence d’emploi au moment de l’enquête (p < 0,0001), un niveau élevé du score d’évitement de l’échelle de Liebowitz (p = 0,009), une ou plusieurs consultations antérieures pour la phobie sociale (p = 0,01), et l’absence d’antécédent d’autres troubles anxieux (p = 0,01). La conjonction de ces variables indépendantes a une valeur explicative de 68,1 % vis-à-vis du score SDStravail. Dans le domaine des loisirs, un niveau élevé de gêne d’après la SDS est associé à : un sous-score de peur élevé à l’échelle de Liebowitz (p < 0,0001), un niveau élevé à l’échelle HAD dépression (p < 0,0001), le fait de ne pas être marié (p = 0,0005), à des niveaux élevés d’émotions négatives et d’émotions de surprise à l’échelle EPN-31 (p = 0,007). La valeur explicative de ce modèle vis-à-vis du sous-score SDS-loisirs est de 75,5 %. Enfin, dans le domaine familial, les variables associées à un score SDS élevé sont : un niveau élevé à l’échelle HAD dépression (p < 0,0001), un sous-score de peur élevé à l’échelle de Liebowitz (p < 0,0001), un score élevé d’émotions négatives à l’échelle EPN-31 (p = 0,0001), une prise en charge en psychothérapie différente des TCC 110 dans le passé (p = 0,02), et une longue durée d’évolution du trouble (p = 0,04). La valeur explicative de ce modèle vis-à-vis du sous-score SDS-famille est de 52,1 %. Prise en charge Au moment de la consultation initiale, 564 patients (59,4 %) étaient déjà pris en charge sur le plan psychiatrique ou psychologique, et ce, depuis 1,7 ± 3,8 ans en moyenne. Parmi ces patients, 17 % étaient traités par une thérapie cognitive et comportementale, 61 % suivaient une psychothérapie autre, 48 % recevaient un antidépresseur et 42 % recevaient un anxiolytique. L’antidépresseur était dans 80 % des cas un inhibiteur de recapture de la sérotonine (IRS), et dans 11 % des cas un tricyclique. Les anxiolytiques étaient pour la majeure partie des patients (82 %) une benzodiazépine. La prise en charge du patient est modifiée à l’issue de la consultation dans 683 cas (72 %). En particulier, une prise en charge est proposée à tous les patients (sauf un) qui n’étaient pas pris en charge jusqu’à présent. Sur les 564 patients qui bénéficiaient déjà d’une prise en charge, celle-ci est modifiée dans la moitié des cas (n = 298, 52,8 %). À l’issue de la consultation, 526 (77 %) patients reçoivent une prescription médicamenteuse (un antidépresseur dans 94 % des cas) et une indication de psychothérapie est posée chez 620 patients (91 %). La psychothérapie proposée est de type cognitive et comportementale dans 53 % des cas, et de type psychanalytique dans 16 % des cas. Cette prise en charge psychothérapique est réalisée par le psychiatre lui-même dans 73,6 % des cas, par un autre psychiatre dans 16 % des cas et par un psychologue dans 7 % des cas. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 106-12, cahier 1 Les phobies sociales en psychiatrie : caractéristiques cliniques et modalités de prise en charge Un arrêt de travail est prescrit à 150 patients (16 %). La durée moyenne de cet arrêt de travail était de 1,9 ± 2,8 mois. DISCUSSION Cette étude multicentrique porte sur un échantillon important de patients consultant pour phobie sociale en psychiatrie ambulatoire et sélectionnés selon des critères rigoureux à l’aide d’outils standardisés. Les informations recueillies au cours de ce travail fournissent un grand nombre d’indications sur les caractéristiques cliniques, le retentissement, et la prise en charge de la phobie sociale en psychiatrie ambulatoire en France. Sur le plan clinique et évolutif, nos résultats sont globalement concordants avec les données de la littérature. Néanmoins, l’âge de début moyen que nous observons (23 ans) est plutôt plus élevé que celui décrit habituellement (17). Ce point pourrait s’expliquer par la difficulté de la définition précise de l’âge de début du trouble (à différencier des premiers symptômes, des premières répercussions, etc.), et par l’absence de méthodologie précise pour ce faire dans notre étude. La sévérité des troubles que nous observons est importante comme en témoignent les scores élevés de l’échelle de Liebowitz, de même que ceux de l’échelle HADanxiété. La comorbidité avec la dépression (proche de 50 %) est élevée comme dans toutes les études épidémiologiques (3, 7, 14, 16). Le taux de 48 % d’épisode dépressif majeur associé diagnostiqué par le MINI est strictement identique à celui observé chez les 300 patients présentant une phobie sociale diagnostiquée par le MINI dans l’étude DELTA, réalisée en psychiatrie libérale française en 1999-2000 sur l’épidémiologie de l’ensemble des troubles anxieux (9). Le score moyen retrouvé ici avec l’échelle HAD-dépression situe la majorité des patients à un niveau significatif de symptômes dysthymiques ou dépressifs. Les chiffres de comorbidité avec l’agoraphobie sont également relativement similaires à ceux de l’étude DELTA (49 % versus 42 %). Ils rejoignent les résultats d’autres études qui retrouvent une association importante entre phobie sociale et agoraphobie, même si l’on peut souligner à nouveau la difficulté du diagnostic différentiel. Comme dans l’étude DELTA (9), les phobies sociales sans trouble psychiatrique associé apparaissent peu fréquentes (< 20 %). Ces résultats confirment la rareté des formes « pures » déjà décrites dans la littérature (5). La fréquence d’antécédents de tentative de suicide (15 %) retrouvée dans notre étude est proche de celle observée dans l’étude DELTA (16 %). Ce chiffre est très élevé, de même que celui de la prévalence du risque suicidaire dans l’ensemble de l’échantillon (39,3 %) d’après le MINI. Dans notre échantillon, les différentes évaluations de l’adaptation et de la gêne montrent que la phobie sociale retentit de façon marquée sur le fonctionnement familial, social, et professionnel des patients. Elle provo- que une perturbation majeure de la qualité de vie. Le retentissement sur la qualité de vie tel qu’il est évalué par le questionnaire SF-46 apparaît comme plus important que celui observé dans une étude réalisée par Wittchen et al. (18). Les deux études sont difficilement comparables puisque les patients évalués dans l’étude de Wittchen et al. étaient recrutés par petites annonces dans le but d’éviter de sélectionner uniquement des patients demandeurs d’aide. La recherche de facteurs explicatifs à la gêne ressentie dans les différents domaines de la vie sociale met en évidence, outre la sévérité du trouble lui-même, des variables dont certaines reflètent plutôt des conséquences du trouble (célibat, absence d’emploi), mais d’autres également qui participent à la morbidité générale (symptômes dépressifs que l’on retrouve comme facteur majeur dans tous les cas, longue durée d’évolution, intensité des affects négatifs). Même si nous avons volontairement inclus des patients non encore traités pour leur phobie sociale, il faut constater l’intervalle de temps important entre le début des troubles et le premier diagnostic, ce qui confirmerait que ce trouble est insuffisamment diagnostiqué et donc traité. Un peu plus de la moitié des patients prennent, avant leur consultation, des psychotropes anxiolytiques et antidépresseurs en proportion équivalente. Ces résultats semblent différents de ceux décrits dans l’étude de Pelissolo et al. (9) qui retrouvaient dans les trois mois précédant la consultation la prise de benzodiazépines chez 93 % des patients, 30 % seulement recevant des antidépresseurs. Dans notre étude, si les trois quarts des patients pris en charge suivaient une psychothérapie, celle-ci n’était de type cognitive et comportementale que dans 17 % des cas, chiffre faible compte tenu de l’efficacité des thérapies comportementales et cognitives dans le traitement des phobies sociales montrée par l’étude de Fanget par exemple (1). À l’issue de la consultation, la quasi-totalité des patients étaient pris en charge. Un traitement psychotrope, le plus souvent antidépresseur, était prescrit aux trois quarts d’entre eux et une psychothérapie était proposée dans la majorité des cas. Le type de psychothérapie choisie était le plus souvent une thérapie cognitive et comportementale. CONCLUSION Cette étude est la première à avoir été menée en France sur un grand échantillon de patients phobiques sociaux consultant en psychiatrie. Ses critères d’inclusion relativement larges permettent probablement de généraliser beaucoup des résultats obtenus aux patients reçus par les psychiatres français pour un diagnostic principal de phobie sociale. Trois résultats ressortent principalement de cette étude : la sévérité globale de la pathologie, l’importance de la comorbidité dépressive (et du risque suicidaire) et anxieuse, et l’intensité du retentissement. Par ailleurs, il apparaît que beaucoup de patients accèdent assez tardivement à une procédure de soins spécifiques, 111 A. Pélissolo et al. et que donc les psychiatres peuvent jouer un rôle encore plus important dans le dépistage et la prise en charge de ce trouble. Références 1. FANGET F. 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