introduction - Filosofia.it

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INTRODUCTION
« que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions
où être ne dure qu'un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l'oubli d'avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s'engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l'amour
sans ce ciel qui s'élève
sur la poussière de ses lests
que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd'hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi »1
Pendant le parcours académique d'une personne, ou plus généralement, pendant sa
formation – entendue dans le sens le plus large possible du terme, et non seulement
dans son acception scolaire – plusieurs propositions viennent, comme les pièces d'un
puzzle, consteller un cortège électif d'intuitions diverses. Parfois elles nous surprennent
par leur provenance, n'appartenant pas aux milieux et aux domaines dans lesquels nous
avons l'habitude de placer notre participation au monde, mais leur force reste, malgré
l'étrangeté de leur forme, totalement intacte. Ces propositions, dont la portée s'impose
vite par intuition, pendant un certain temps – variable – demeurent en attente d'une
1 S. Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades, éditions de Minuit, 1978, p. 23
1
véritable actualisation, autrement dit, elles restent en une sorte de stand-by, dans un
liquide amniotique mental. La variabilité de l'attente dépend en fait du temps employé
par une nouvelle pièce de ce puzzle, dont l'a priori est de n'être jamais établi à l'avance,
pour apparaître à l'horizon et sortir les autres de leur stand-by, réactivant ce qui, dans
leur isolement, restait en latence. De la qualité de simples intuitions, ces propositions
commencent alors à articuler un discours et une pensée plus complexe et structurée, ne
se contentant plus d'être seulement des idées qui, quoique intéressantes, dans cet état
souffrent d'inactualisation. Elles commencent alors à ''verber'', elles métamorphosent
finalement en agere.
Une des premières pièces qui ont permis de composer cette étude à été une proposition
désarmante pour la simplicité avec laquelle elle annonçait sa vérité – loin d'ici toute
lettre majuscule. Sans lui attribuer forcément une paternité, elle avançait l'idée qu'au
théâtre les écritures les plus révolutionnaires sont celles qui initialement apparaissent
comme les plus impraticables, les moins immédiates et qui, exactement par le défi
qu'elles posent à leur même réalisation sur scène, poussent toujours plus loin les limites
de cet art. Elles se posent de toute urgence comme des interrogations et non comme des
réponses de confection, faites sur mesure, elles demandent des solutions scéniques aussi
extra-ordinaires et aussi riches. Elles inventent des solutions.
Il m'était assez évident que l'œuvre de Beckett avait tous les éléments pour ''accaparer''
l'adjectif révolutionnaire et que nombre d'écritures de la dramaturgie contemporaine,
toujours à l'affiche, lui était largement redevable. Son héritage est de fait différemment
partagé sur la scène théâtrale d'aujourd'hui, bien qu'une étiquette, telle que « théâtre de
l'absurde », puisse le rendre le plus ''encore méconnu'' parmi les écrivains les plus
connus.
La responsabilité des écrits qui le concernent – les archives à lui consacrées sont
régulièrement approvisionnées – est à attribuer à la capacité assez distincte de
réinterroger les limites du théâtre, en les déplaçant, et de mettre en cause ses
fondements. Pourtant la question qui est traitée dans ces pages, à savoir la notion de la
« présence » chez Beckett, et en l'espèce, les formes de la présence choisies par le
visage, est née longtemps avant la rencontre avec son œuvre. Elle était apparue à la
primitive lecture d'un philosophe italien, Giorgio Agamben, et que seulement
2
l'esthétique de l'artiste irlandais a su radicaliser, en lui donnant une possible incarnation.
« L’homme est celui qui a la faculté de mourir et de parler, on a cru, mais plus
grave que l’expérience de l’apparente négativité de la mort que nous avons attribuée
à l’homme comme son patrimoine anthropologique spécifique, c’est de découvrir la
pauvreté plus radicale qui nous fonde : l’homme n’est plus nécessairement le mortel
en tant qu’il parle »2.
D'un côté Giorgio Agamben s’interroge sur la possibilité pour l’homme de ne pas être ni
le parlant, ni le mortel, sans pourtant cesser de mourir et de parler, de l'autre côté
Beckett met en scène un parlant qui échappe à sa parole, dans un passage vers la
troisième personne au dépit de la première, et un (non)vivant qui ne peut pas mourir 3.
Donc aux antipodes de ce qui fait l’homme : de la possibilité de l’impossibilité la plus
radicale, l’acte d’assumer la mort, on est convoqué à l’impossibilité de l’impossibilité,
sans pourtant parvenir à la positivité produite d’habitude par deux négations. On est à
un n’être pas né, à un n’avoir pas une nature ; on est dans un lieu où l’homme n’a pas
été amené par une naissance et où il n’a plus la figure d’un mortel.
Le lecteur est confronté à l'audace de cette formulation, aux limites d'une pensée
philosophique, en même temps que le spectateur, aussi bien que l'acteur ou l'auteur, ou
le metteur en scène, sont convoqués aux limites de l’expérience esthétique, comme si
ces deux expériences étaient les lieux où trouver ce que nous sommes.
Pris dans cette recherche, le théâtre contemporain a visité de plus en plus les situations
extrêmes, les actions les plus violentes, expérimentant surtout dans la performance le
sens de la chair, la sensation de la chair, l’exhibition d’une coulée plastique de la chair
au-delà du corps. Mon intérêt gravitait souvent aux alentours, cette forme de présence
était pour moi parlante, surtout la tentative de dénaturer le corps pour le forcer à rendre
enfin sa chair, mais le choix beckettien d'un parcours contraire, c'est-à-dire par la
2 G. Agamben, Il linguaggio e la morte. Un seminario sul luogo della negatività, Einaudi, 2008, p. 4.
La traduction est la mienne.
3 James Knowlson rapporte une anecdote très intéressante et qu'on retrouve dans Tous ceux qui
tombent. Beckett dit avoir assisté une fois à une conférence tenue par C.G.Jung et d'avoir été frappé
par la particularité d'un cas clinique. Il s'agissait d'une fille qui était en train de mourir et que les
médecins n'arrivaient pas à soigner, vu qu'elle n'était atteinte d'aucune véritable maladie. Le seul
problème était que, en réalité, elle n'était jamais vraiment née.
3
minéralisation de la chair, la ''marionnettisation'' des personnages, le délestage de leur
corps et le traitement qu'il fait subir à leurs visages, des sortes de masques sans y avoir
recours, impromptu, m'a interrogée et a aussi donné un autre sens aux mots précédents.
Si la chair (humaine), si difficile à définir, « n'est pas une substance » parce qu'elle n'est
pas toute incarnée dans un corps et toujours en cours d'une incarnation inachevée, quelle
relation peut-elle entretenir avec la chair du masque et de la marionnette ? Ces derniers
peuvent être ses incarnations transitoires ? Quelle est la présence qui sous-tend un
homme qui n'est plus ni le parlant, ni le mortel, sans pourtant cesser de mourir et de
parler ? Quelle est la présence qui sous-tend un visage qui parle sans être le parlant ?
Par la voie de la présence, la question du visage et de la chair se lie inéluctablement à la
parole et à la voix, me semble-t-il. « Dans un espace pantin//sans voix parmi les voix//
enfermées avec moi »4.
La question est comment imaginer autrement le corps et le visage en scène, un
fonctionnement autre de la figure théâtrale, en relation à un fonctionnement autre de la
parole – qui n'est pas celui de la communication ni de la signification : parler sans être
le parlant. Quels corps et quels visages sont capables d'assumer l'impossibilité de
l'impossibilité ? Le mot « figura », pour les connotations physiologiques et
phénoménologiques plutôt que psychologiques qu'il avance – il ne signifie pas a priori
et n'est pas forcément intentionnel – semblait alors s'imposer. Le fait que ce terme et la
notion qu'il recèle, réservés initialement aux arts plastiques, ont envahi ces dernières
décennies les écritures théâtrales, ne peut pas rester inobservé. Surtout pour le fait que
ce mot, désignant d'abord un endroit du corps, la face de la tête, récupère ainsi un intérêt
nouveau pour le visage5.
Voilà donc les pièces du puzzle, mes premières intuitions. Mon point de départ a été très
empirique : dans un premier moment, après avoir mieux abordé la notion de figura dans
la dramaturgie contemporaine et les raisons pour lesquelles on peut qualifier de figural
le théâtre beckettien, à l'origine de ces dernières – ma première hypothèse – j'ai cherché
à définir une possible typologie des visages beckettiens, à partir des didascalies, là où
4 S. Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades, éditions de Minuit, 1978, p. 23
5 Un des pionniers de l'introduction de ce terme a été Didier Plassard qui après lui avoir consacré
L'acteur en effigie, dans le dictionnaire encyclopédique du théâtre a curé la section ''théâtre de
figures''.
4
les détails sont importants et non seulement des raffinements pour les apprentis, et
choisissant donc une méthode qui privilégie le particulier au général. Le choix
d'assumer cette acception ''tardive''6, cette spécialisation du terme figura, loin d'être
aléatoire, dérive de l'importance que non seulement Beckett mais aussi d'autres auteurs
lui ont attribuée, étant un champ de convergences et de forces conflictuelles. La
parution croissante de textes qui intègrent déjà à partir du titre la question du visage est
assez significative7. Ce choix n'exclut pourtant pas une référence assidue au reste de la
figura, au corps. Chez Beckett il est impossible de les séparer.
L'ordre suivi pour cet inventaire a été d'abord chronologique, afin de comprendre si au
long de l'œuvre en question, il y avait eu une évolution dans la façon d'entendre la
présence scénique et le visage, vu que je connaissais l'habitude de l'écriture beckettienne
d'avancer par épuisement des possibles, ou si au contraire son articulation plutôt
qu'évoluer sur une ligne horizontale avait maintenu des solutions verticales,
simultanées, voire parallèles. Aucune possibilité n'a été écartée à l'avance, la diachronie
initiale, qui m'a permis souvent d'établir une terminologie, une fois celle-ci sédimentée,
permettait ensuite une approche synchronique.
Cette analyse n'était pas nouvelle, je l'avais amorcée pendant le M1, mais elle manquait
d'un apport plus solide. N'importe quelle typologie court le risque de devenir une simple
nomenclature, si elle n'est pas accompagnée d'une hypothèse valide de recherche.
D'autant plus que les deux autres parties dont se compose ce mémoire présentent, l'une,
un excursus linguistique – même étymologique au début – de toutes les acceptions qui
non seulement ont accompagné dans le temps le terme ''visage'', mais qui ont articulé les
différentes façons de l'appréhender, l'autre, une typologie des forces – invisibles – qui
agissent sur les visages. Il s'agit donc d'un climax décroissant du point de vue de la
visibilité, c'est-à-dire d'un parcours qui passe de ce qui est davantage visible à ce qui
l'est beaucoup moins : tout d'abord j'ai étudié les évidences du visage, celles fournies
par les didascalies, comme je l'ai dit auparavant, et par les ''supports du visible'', à
savoir les enregistrements télévisés et les photographies des différents spectacles ;
6 Aujourd'hui par contre elle est parmi les plus importantes.
7 Visages de Hubert Colas, Le Visage d'Orphée d'Olivier Py, Visage de feu de Marius von Mayenburg,
Âge et visages de Bruno Allain, Blessures au visage de Howard Barker, Le Laveur de visages de
Fabrice Melquiot, Garçons sans visage de Daniel Keene.
5
ensuite la recherche est devenue moins tangible, puisque j'ai essayé de sortir du registre
de l'évidence, les latences sédimentées dans la langue – non seulement celle française
mais sa mère, le latin, et la sœur de cette dernière, le grec – et je me suis rendue
compte que, plus j'avançais dans la superposition des différentes acceptions ''visagières''
aux traits à chaque fois passés en revue, et plus le mouvement ressortant de cette
superposition était inverse à la force appliquée, une transplantation de la troisième loi de
Newton – il ne s'agissait pas de faire violence aux visages beckettiens, de leur coller
dessus un étymon, au contraire, par un mouvement qui allait cette fois du bas vers le
haut, ils ''exhumaient'' peu à peu toutes leurs latences. L'indécidable qui habite le visage
beckettien, au-delà des lignes maîtresses, reconnues dans la première partie – même si
dans ses dernières lignes il commençait déjà à émerger – s'est rendu évident au fur et à
mesure que l'évidence visible se trouait.
Enfin, dans l'étape finale de ce climax, suivant la logique de cette pensée, j'ai envisagé
les forces qui, invisibles, s'appliquent sur le visage, et qui font de l'évidence un indice –
véritable ou non : la question reste encore ouverte. Sortant de la dialectique du visible et
de l'invisible qui appartient au registre de la visibilité, pour lui préférer le registre du
visuel, où chacun de ces termes n'exclut pas l'autre, j'ai accordé de l'importance à ce qui
ne se voit pas, mais qui ne cesse pourtant pas d'être présent.
La formulation des hypothèses à l'origine de cette étude est alors la suivante : au cours
de l'œuvre beckettienne il est possible de repérer une évolution dans le traitement du
visage, dans les formes qui articulent sa représentation, ou mieux, sa présentation. Elles
changent au fur et à mesure selon le processus d'épuisement et d' ''empirement'' 8 dont
participent toutes les composantes scéniques et dramatiques.
Mais à côté de la ''lisibilité'' de ces éléments sur une ligne syntagmatique, selon une
progression horizontale, il y a une ''lisibilité'' paradigmatique, selon une ligne verticale,
qui la croise par plusieurs fois perpendiculairement : Beckett plante des graines, des
semences comme si elles étaient de petites intuitions et au long des pièces il les fait
grandir, jusqu'à ce qu'elles se posent sur un axe rizomatique. Elles s'appellent facies,
vultus, os, prosopon, tête : elles coexistent dans leur diversité.
8 Néologisme de matrice beckettienne
6
Souvent, lorsqu'on parle de théâtre de ''figure'' et des dramaturgies contemporaines, on
fait vite référence à la théâtralité romaine – la persona – l'opposant au théâtre grec,
toutefois, même si je qualifie le théâtre beckettien de figural, il retrouve un lien fort
avec ce dernier, exactement par la notion de visage qui le fonde, le prosopon. Et à
travers l'articulation que ces deux théâtralités différentes – ces deux épistémès
distinctes – réalisent entre la parole et le visage, autrement dit, entre le visage sonore et
le visage optique, je parviens à fonder la typologie initiale, celle qui était restée
partiellement suspendue.
C'est donc le rapport avec la parole, ou mieux, avec l'énonciation et la voix, qui
structure et module le visage. La deuxième partie de mon étude voudrait réussir cette
formulation, pour ouvrir enfin la notion de rythme, nécessaire à la troisième. A la base
du visage et du phrasé, selon des relations de proportionnalité directe ou inverse – à moi
de le montrer au cours des pages – il y a une question rythmique. Sur le tempo de cette
intuition, j'avance l'idée que le visage est de moins en moins une évidence et de plus en
plus un événement : il n'est pas seulement pris dans un processus, il est lui-même un
processus, un rythme, malgré la fixité et l'immobilité apparentes de sa manifestation.
7
PREMIÈRE PARTIE. QUESTION D'ÉVIDENCE
I. FIGURAL/FIGURATIF
1. Définition
L’apparition d’un nouveau terme ou de sa nouvelle acception autant dans le théâtre que
dans d’autres domaines n’est jamais anodine, si on l’adopte ce n’est pas un hasard, c’est
qu’il apporte quelque chose d’essentiel et d’évident, qu’il faut un registre plus adapté
pour parler de quelque chose qui est apparu à la surface. Comme seulement les écritures
les plus révolutionnaires demandent à la scène une réponse innovatrice et font bouger le
théâtre, ainsi des phénomènes nouveaux demandent un langage différent et font évoluer
la langue. Voilà mon intérêt pour le mot figure et pour une scène que je voudrais
qualifier de figurale. Le mot figure fait partie intégrante des écritures contemporaines
sans pour autant avoir été vraiment défini : il apparaît pour rendre compte d'une sorte de
manque à être du personnage et des enjeux particuliers offerts aux acteurs en matière
d’incarnation. Au seuil, au passage d’un régime représentatif à un régime esthétique
déjà remarqué par Jacques Ranciere, on a bien l’intuition d’un changement d’instance
et donc d’une substitution nécessaire de vocable, sans bien comprendre ce que cela veut
dire.
Héritier de la crise de la mimesis et de la fable, le personnage bascule vers la figure
comme sous l’action d’une force de déformation, d’une énergie qui travaille à modifier
un équilibre ; elle ne le détruit pas, plutôt elle le creuse et le déjoue dans son
fonctionnement même. Le dernier quart d’heure du personnage auquel on fait souvent
allusion à propos de nouvelles écritures n’est pas à envisager en termes de disparition ou
de mort, mais par le recours à des préfixes- im/de/a- qui en relèvent le changement de
statut. Cette force intervient sur le fond de vacillement des codes usuels et attendus de la
8
représentation, son intérêt est de placer les praticiens, confrontés à ces contraintes de
mise en jeu, dans l’obligation de chercher et de trouver les formes inédites pour porter
visiblement sur le plateau ce qui se trame dans l’écriture, un autre fonctionnement du
corps théâtral. La figure est à considérer avant tout comme une force d’apparition. Elle a
pour premier intérêt de poser la question du personnage en termes d'image, de saisir
l'être théâtral comme enjeu visuel-présentatif et non plus herméneutique. C’est dans
cette voie là qu’il faut se hasarder, en commençant par Beckett qui en a été un
formidable précurseur ; c’est en effet à propos de ses personnages mis à mal dans la
trilogie romanesque que Maurice Blanchot a réinvesti pour la première fois ce mot et
cette idée de figure pour indiquer que ses créatures, dont il ne pouvait rien dire de
l’intimité, avaient la seule détermination d’être là, d’exister, surfaces à manifestations,
prises dans leur apparition.
Dans l'analyse de L'Innommable il se réfère à Worm comme à « celui qui n'est pas né
et n'a pour existence que l'oppression de son impuissance à être ; en même temps [que]
passent les anciennes figures, fantômes sans substance, images vides tournant
mécaniquement autour d'un centre vide qu'occupe le « je » sans nom »9. Nous sommes
confrontés à un être romanesque sans être qui ne peut ni vivre ni mourir, ni cesser ni
commencer, le lieu vide où parle le désœuvrement d'une parole vide et dont la présence
hantera successivement la scène théâtrale. « Il ne s'agit plus de personnages sous la
rassurante protection de leur nom personnel, il ne s'agit plus d'un récit »10.
L'innommable est précisément l'expérience vécue sous la menace de l'impersonnel,
parole neutre qui se parle seule, qui traverse celui qui l'écoute, parole sans intimité, qui
exclut toute intimité et qu'on ne peut faire taire, car incessant, interminable.
« On parle souvent de figures quand on s’en tient à ce qu’on voit du personnage, sans
aucune explication ni extrapolation, quand il ne reste de lui que ses propriétés
objectives, manifestes »11, que son être-là (pour revenir au terme de la critique
beckettienne) et les états successifs de parole qui le traversent, sans pourtant pouvoir
pénétrer dans l’ordre d’une densité intérieure. On parle de figures quand les critères
9 M. Blanchot, « Où maintenant ? Qui maintenant ? » in Le livre à venir, Folio Essais, 1987, p. 287
10 Ibid., p. 288
11 J. Sermon, « Champs imaginaires des figures », propos recueillis par Jean Pierre Han in Frictions n°8,
Paris, printemps-été 2000, pp. 52-69.
9
d’apparition, d’épiphanie du personnage, ses conditions sur scène se substituent à tout
substrat psychologique : évidés, ils n’existent que par le fait d’être vus, décrits,
entendus, d’abord dans l’ordre plus traditionnel d’une relation interpersonnelle, voir
latérale, où les figures s'adressent les unes aux autres horizontalement, progressivement
intrapersonnelle, voir frontale – les figures adressent la parole verticalement, et enfin
oblique dans une sorte de hors champ, scission extrême de la voix du corps, surtout dans
les dernières écritures contemporaines.
Le passage du personnage à l'impersonnage, ou mieux à la figure a déplacé les
attentions de l'illusion subjective autorisées par un continuum identitaire aux conditions
d'existence objectives de l'être théâtral. En reprenant les termes de Jean-François
Lyotard et de Gilles Deleuze, on parle de régime figural de la représentation chaque fois
que les écritures engagent un procès de figuration qui n'est plus figuratif, voir illustratif,
narratif, mais performatif, poétique, rythmique. Aux principes de cohérence
psychologique, d'harmonie mimétique et de rationalité qui demandent aux acteurs de
souligner des intentions, des sentiments, se substituent une exploration autre de la voix
et une habitation autre du corps : ne préexistant pas aux mots qu'elles prononcent, les
figures ne sont rien d'autre que ce qu'elles disent. Elles peuvent faire preuve
d'incohérence, car incarnation de paroles et non la personnification du sens. Elles ne
relèvent pas d'une esthétique de la plénitude, elles n'exigent pas une clôture des
significations, elles explorent et provoquent la nature du rapport entre le dit et le visible.
C'est pourquoi leur mise en jeu pose des problèmes de justesse et non de vérité.
Cette sorte de mise en situation de l’observation de l’être fictif instaure forcément un
appel au regard du spectateur, une complicité : la figure échappe à la tradition du
microcosme dramatique. Elle n’est pas autonome, mais garantie par l’inscription de ce
regard qui témoigne de son existence en même temps qu’il la suppose, même si elle le
pousse à ses limites. D’où souvent le coté marionnette12 ou vignette de la figure. Elle
demande un face-à-face.
En réduisant l’être dramatique, et surtout l’une des trois composantes fondamentales du
12 La figure désigne en France les “formes nouvelles de la marionnette”. Désignant l'ensemble de cet art
dans des pays tels que l'Allemagne ou l'Italie, l'appellation théâtre de figure ne concerne, en France,
que les créateurs qui entendent signaler la rupture avec la tradition.
10
personnage –le caractère13- on substitue à la notion traditionnelle de rôle le
fonctionnement du masque. En choisissant de cristalliser en amont des expressions, des
façons d’être, des attitudes de manière plus ou moins exagérées ou décalées, les figures
valent comme des instances dramatiques ici et maintenant, en deçà de toute
rationalisation psychologique, elles demandent à être vues et entendues, et non pas
comprises. À travers des gros plans juxtaposés, on isole et fixe des états que les
interprètes n’ont par conséquence plus à jouer, une posture leur est assignée, sans
justification ni sous-entendus, la figure est un être (sur)exposé, les acteurs sont
convoqués à une prise de parole. Le rapport de l’acteur à la parole est inversé : vu que
l’absence d’intrigue rend impossible toute construction de personnage, elle lui demande
de se laisser porter, traverser par le mouvement verbal, sans prétendre dominer la
situation. Entre pantins animés et «__»humanité14, on est en fait confronté à des « gens »
agissant et réagissant selon des modes qui ne sont plus tout à fait ceux auxquels on
pouvait s’attendre, mais qui ne nous sont pas pour autant absolument méconnus. On
assiste à un ensemble de « malgré eux », à des participants relativement indifférenciés,
prenant part à une composition qui les dépasse ; chacun compte et personne en
particulier.
Rendre visibles les figures c’est évacuer l’illusion du corps représentant, privé du
support fantasmatique qu’était le personnage agissant, l’acteur se retrouve avec un corps
désinstrumentalisé, qui ne peut plus être l’actualisation redondante d’une intention mais
qui vit dans une certaine économie de moyens – postures nettes, visages impassiblesdont l’enjeu esthétique est de trouver l’écart entre le dit et le visible. L’être-là des
figures est incompatible avec les dramaturgies du quatrième mur, elles sont à envisager
de face, elles ont toujours à voir avec la frontalité, mais sans rien de transitif.
2. Visage
Ce que mon étude vise à cerner, partant d’une notion large du théâtre de figure ou
13 Cf. Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Grasset, 1978. La question du
caractère est envisagée dans le chapitre consacré à la parole.
14 Néologisme de matrice personnelle
11
figural qui n’est pas à confondre avec un théâtre à prétention figurative et que j’espère
avoir suffisamment introduit pour le moment, est pourtant l’acception la plus spécifique
et tardive de figura, dans le sens de « forme de la face humaine »15, « apparence
momentanée de la face exprimant une attitude », donc un équivalent de visage. Ce
glissement sémantique est significatif, parce qu’il indique que l’événement qui
initialement définissait la visibilité phénoménologique du corps, le simple faire image,
en se resserrant sur le seul visage, à la fois lieu d’où l’on voit et lieu d’où l’on est vu,
« support visible de la fonction ontologique » est passé à un régime de révélation, « le
visage est de l’homme », et il s’est chargé du poids de l’âme, l’image s’est assujettie à
un sens. Cependant le retour aujourd’hui du mot figure dans le domaine théâtral invite à
dénouer cette apparente synonymie, d’où mon intérêt pour les visages chez Beckett.
La consécration du visage est née au XVIIe siècle avec l’invention philosophique du
sujet et du théâtre de caractères, elle a fait du visage de l’acteur le support privilégié du
jeu psychologique. En substituant alors au visage expressif du personnage des effets de
persona16, on fait de l’acteur un lieu d’expression neutre, en se tenant à des
manifestations du visage qui renvoient au jeu du masque. En l’absence d’affects, il n’a
plus rien à exprimer, la figure s’anime mais sans sujet.
A l’origine de ma réflexion sur le traitement du visage au long des pièces et des mises
en scène de Beckett il y a donc une étude sur l’accentuation/surexposition, sur la
figuration et la défiguration du corps sur la scène, sur les effets de persona qu’il lui fait
subir, surtout sur cette partie spécifique de l’anatomie humaine qu’est la tête, afin de
comprendre dans quels termes on peut parler à son propos de théâtre de figure.
Dans Francis Bacon logique de la sensation17 G.Deleuze affirme :
« La peinture n’a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter. (...)Elle a comme
deux voies possibles pour échapper au figuratif : vers la forme pure par abstraction,
ou bien vers le pur figural par extraction ou isolation. S’il (le peintre) prend la
seconde voie, isoler la figure sera la condition première. (...) Isoler est donc
15 Le Petit Robert, Paris, 2006 : « Partie antérieure de la tête de l’homme ; face, tête, visage ». LeRobert
dictionnaire historique, Paris 1992 : « Figure a remplacé à partir du XVIIIe visage et face dans
l’emploi usuel » ; LaRousse, Grand dictionnaire étymologique, Paris, 2005 : au XVIIIe siècle se fixe
le sens plus restreint de « forme du visage »
16 En latin, masque du théâtre
17 G. Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, éditions du Seuil, 2002, p.24.
12
nécessaire pour rompre avec la représentation, casser la narration, empêcher
l’illustration, libérer la Figure »
L’amoindrissement et la paralysie qui sont à l'œuvre dans le corps, dans les membres
des personnages beckettiens opèrent peu à peu ce isolement, cette extraction pour
atteindre peut-être les rapports non-narratifs, non-illustratifs entre figures que Bacon
aussi recherchait, et dont le philosophe parle dans son livre. Lorsque l’auteur réduit
« ses créatures » à leur seule tête, ce processus touche évidemment aussi le visage,
dernier rempart privilégié d’humanité ou de reconnaissance de l’humain, vu l’héritage
de la philosophie du sujet au XVIIe siècle; le visage semble être précisément ce que
Beckett (avec le peintre irlandais) torture, défigure et balafre le plus, le réduisant à ses
traits les plus saillants. Sous un régime qui par épuisement devient d’évidence et de
surprésence, il fait le deuil du visage et de son humanité, la défiguration et la
déformation qu’il lui fait subir semblent travailler à sa progressive désaffection, à sa
désincarnation.
Avant d’entamer l’étude sur les visages beckettiens j’estime nécessaire de revenir
brièvement à une sorte de « prologue » - que j’ai partiellement introduit vu la familiarité
des propos de Bacon – à tout discours sur son œuvre, qui est la mise en cause la plus
profonde des présupposés narratifs ou figuratifs. Ce n’est pas un hasard si la peinture et
les textes de critique picturale lui permettent de préciser ses positions esthétiques. Dans
La peinture des Van Velde ou Le Monde et le Pantalon18 et Derrière le miroir19, en se
réfèrant aux frères de l’empêchement, les Van Velde, Beckett met l’accent sur la rupture
de la peinture moderne avec les évidences de la représentation et sur l’art comme
interrogation sur l’objet de la représentation. S'il est vrai que l’histoire de la peinture,
dit-il, est l’histoire de ses rapports avec son objet, puisque l’objet de la représentation
résiste toujours à la représentation, si l’essence de l’objet est de se dérober à la
représentation, alors que reste –t-il de représentable ? Il répond « Il reste à représenter
les conditions de cette dérobade ». Peut-être alors que dans l’effondrement de la chose/
de l’objet dans l’image et dans l’effondrement de l’image elle-même, à la fin duquel on
arrive pourtant à faire l’image – j’ai fait l’image20- peut se situer le questionnement sur
18 S; Beckett, Essais, éditions Minuit, 1989.
19 S. Beckett, « Peintres de l'empêchement », Derrière le miroir, n° 11 et 12, juin 1948.
20 S. Beckett, L’image, éditions de Minuit, 1988, p.18.
13
le corps et sur le visage. Je pars de là.
En privant les gestes des personnages de toute destination objective, de toute
démonstration subjective dans le refus de la narration, de l’illustration et de
l’expression, Beckett veut que l’image épuise sa signification , qu’elle se décolle de son
objet pour devenir un processus, un événement possible. Précisément comme le sourire
sans chat de Lewis Carroll, elle n’a même plus à se réaliser dans un corps ou un objet.
Pourtant même si le sourire d’une image peut se passer d’un sujet de référence - le corps
rayé du chat par exemple- ne demande-t-il pas que soient désobscurcies21 ses limites
immanentes que sont les dents énormes telles qu’on les voit dans Alice ou les lèvres,
telles qu’on les voit apparaître si démesurées dans Pas moi ? Que produit le décollement
de l’image de son objet ou sujet de référence avec les limites immanentes du
« support humain » ?
C’est peut-être à la télévision que Beckett a réussi à donner à l’image tout le possible,
c’est-à-dire l’occasion de réaliser son essence en déployant sa nouvelle potentialité et en
consommant sa dissipation, en s’épuisant. Ce n’est pas alors une simple coïncidence que
Pas moi ait été repris aussi pour la télévision, mais la richesse de l'écriture beckettienne
réside dans l'exploration de toutes les possibilités offertes en matière de visage à travers
différentes textures : image sonore du visage dans les pièces radiophoniques, image
physique du visage sur scène – l'inéluctable volume du corps humain, image visuelle et
immatérielle dans les pièces télévisées. L'intérêt réside aussi dans la spécificité de la
parole, de l'état de la parole par rapport à chacun de ces visages.
J’ai pris en considération l’être-là des personnages tout d’abord dans le paratexte, à
travers les minutieuses didascalies données par Beckett, selon un ordre chronologique et
avec une attention particulière pour le visage pour comprendre à quelle possible
typologie nous sommes confrontés, si on peut y relever une évolution, un parcours. On
peut parler aussi d’un empirement du visage outre à celui du corps ? Le visage abritant
peu à peu dans les textes l’inhumain à mesure de son amoindrissement se constitue
comme l’avant-dernière étape avant que la tête ne se réduise qu’à un seul « trou noir
obscur au centre avant crâne » ?
21 G. Deleuze, « L’epuisé » dans Quad, Trio du Fantôme, ...Que nuages..., Nacht und Träume suivi de
L’Epuisé, éditions de Minuit, 1992, p. 70-71.
14
L’œil, la bouche, la tête, le crâne (le Golgotha, le lieu dit du crâne) remplissent trop
l’espace de leur présence et le rendent inhabitable ; mais n’est-ce-pas entre ces deux
régimes de trop présence et de trop absence que Beckett affronte d’une façon radicale le
problème de la représentation ?
Il s’agit pour mon inventaire plus d’un processus d’induction que de déduction, parce
que souvent le recours à des expressions employées trop abusivement et superposées
comme être-là ou esse est percipi a pu corrompre la réception de l'œuvre, en faisant de
Beckett l’auteur le plus méconnu malgré sa célébrité. Ma volonté est de partir des cas
concrets et après de les introduire dans un discours déjà fait par d’autres, en les faisant
dialoguer.
C’est seulement après une lecture empirique qu’il sera possible de comprendre toutes
les références à l’extériorité et à l’étrangeté du corps, à une habitation ataraxique du
corps, celle d'anti-héros proches de « traumatisés catatoniques » : une position qui
refuse l’incarnation sans croire à l’intériorité, mais qui reste matérialiste.
15
II. UNE POSSIBLE TYPOLOGIE DES VISAGES BECKETTIENS
Avant de faire l’inventaire de tous les visages beckettiens afin d’établir à quel traitement
ils ont été soumis, il faut préciser d’abord que l’''exposition'' du visage des personnages
sur scène est étroitement lié au traitement du corps. Son registre de présence est bien
lisible en effet dans les conditions de mobilité et d’action des figures, il se défigure au
fur et à mesure que le corps s’immobilise. Tout au long de son œuvre le personnage
paraît toujours plus infirme, moins capable de se déplacer, il perd progressivement
l’usage de ses membres, il n’arrive parfois même plus à se traîner, et au cas où il reste
enfermé dans un espace, ce dernier aussi subit le même sort : la chambre
progressivement se réduit à un rond ou un carré de lumière, à une jarre, à un tronc
pourrissant. C’est donc inévitable de faire toujours référence aux possibilités de
mouvement, de déplacement de l’homunculus pendant la transcription des didascalies
qui concernent le visage.
Les composantes de l’étendue scénique et de sa lente réduction définissent les
composantes de l’existence, ou ce qui en reste. A travers la réduction du champ
scénique, l'imaginaire exprime une crise de l’être : ce dernier perd progressivement sa
troisième dimension pour laisser apparaître une vision à plat des derniers repères du
corps.
Il est toutefois nécessaire de renvoyer à la fin de ce premier inventaire, vu que la
richesse et la générosité de ses exemples nous demandent un certain approvisionnement,
pour opérer une importante distinction entre les forces - telles que l'isolation, la
réduction, l'immobilisation, la rétraction, etc... - qui sont appliquées au visage en tant
que tête, donc partie du corps, anatomie du corps, et celles qui, malgré une identité
d'action, opèrent au contraire sur le visage en tant que surface qui cesse d'être codée,
régie par le corps. Dans l'étude des visages beckettiens la référence au corps reste
toutefois constante et fondamentale, qu'elle soit dans sa présence ou dans son absence:
têtes sans visage/visages sans tête.
Étant donné que la figure se qualifie pour sa force d'apparition, pour les formes de son
16
épiphanie, je préfère procéder à une sorte de nomenclature des visages et des forces qui
disposent leur manifestation, avant de leur attribuer un registre d'appartenance.
1. Un visage très typisé
La première pièce que Beckett écrit est En attendant Godot en 1948. Ce qui déjà
marque tous les personnages et qui reviendra dans d’autres textes, c’est qu’ils portent un
objet qui leur cache une portion de la tête, à savoir un chapeau melon. Le paratexte
insiste donc sur les gestes pour l’ôter et le remettre. Pozzo a en plus des lunettes mais
seulement dans l’acte I parce qu'après il devient aveugle. Dans l’acte II il est indiqué en
outre que Lucky entre coiffé d’un nouveau chapeau, et lorsqu’il l’enlève, une abondante
chevelure blanche lui tombe autour du visage, tandis que son patron Pozzo est
complètement chauve.
En ce qui concerne la mimique faciale, Vladimir et Estragon qui sont sur la
soixantaine22 - leur peau a donc perdu en élasticité- éclatent souvent dans un grand rire
auquel ils coupent toujours court. Ils crispent le visage, le fixent, le cristallisent et ils
reviennent à une expression neutre : à propos de Vladimir on lit en fait : « son visage se
fend dans un sourire maximum qui se fige, dure un moment, puis subitement
s’éteint. »23 . Et c’est toujours lui qui dans l’acte II, pendant qu’il joue avec son
compagnon et qu’il s’amuse à essayer les chapeaux, tourne coquettement la tête et
prend des attitudes de mannequin. Il y a une forte typisation des expressions, une
fixation et une exacerbation des attitudes qui ne repose absolument pas sur une
psychologie, sur des sentiments, mais plutôt sur un jeu de masque, sur la pitrerie.
Par rapport à d’autres pièces où l’auteur se soucie de donner le plus possible
d’indications sur le teint, le maquillage des personnages, les costumes et l’éclairage,
dans En Attendant Godot on est en présence plutôt de types, les didascalies indiquent
plus les déplacements et les expressions surchargées, les éclats soudains d’émotions.
C’est ce qui a sans doute inspiré la mise en scène de Roger Blin dans le choix d’une
22 Beckett donne dans ces premières pièces des indications “assez” détaillées par rapport à l’âge, après
il passera aux adjectifs génériques tels que : vieille, vieux.
23 S. Beckett, En Attendant Godot, éditions de Minuit, 1999, p. 13.
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« arène de cirque » avec des clowns à la place des clochards, et qui n’a pas cessé
d’influencer les mises en scène suivantes ou qui a fait dire à Anouilh que c’étaient les
Pensées de Pascal jouées par les Fratellini. Sa tonalité pathétique et sardonique a
suggéré ainsi une proximité du clownesque et du tragique, de gravité et légèreté
vaudevillesque. Dans cette œuvre décharnée à la lenteur surjouée, les personnages
outrepassent le naturalisme, mais ils sortent de la plus matérielle des réalités. « Si on a
souvent comparé ses duettistes à des clowns, c’est justement que déjà au cirque on ne se
soucie pas de situations (...) mais d’un inventaire immédiat, fortement physique, des
figures extrêmes de la dualité »24
L’autre marque du corps et du visage dans EAG est le devenir-animal : lorsque Vladimir
et Estragon inspectent Lucky, ils s’arrêtent d’abord au visage et remarquent qu’il n’est
pas mal, même si un peu efféminé et aux yeux saillants, qu’il bave et qu'il écume
comme un animal ; il a une corde serrée autour du cou en sorte de laisse, comme les
bêtes de somme ou comme les pantins dont les ficelles sont tirées par Pozzo. Il est le
premier hybride homme-animal de Beckett, son devenir-cheval ouvre à la
déshumanisation, à un espace entre l’humain et le non humain au même titre que le
devenir-chien de Clov en Fin de Partie, sa deuxième pièce. Il s’agit d’une sorte de
désorganisation du visage, les traits de visagéité commencent à se libérer et deviennent
aussi bien des traits d’animalité de la tête.
En 1957 Fin de partie est montée à Londres puis à Paris toujours par R.Blin. Dans les
didascalies, on retrouve presque tous les personnages coiffés d’un chapeau et leur
visage est couvert soit par un vieux drap soit par un mouchoir : les poubelles que Nagg
et Nell habitent et d’où sortent seulement leurs mains et leurs têtes sont au début de la
pièce recouvertes aussi d’un vieux drap. C’est à partir d’ici que Beckett commence à
donner des indications plus détaillées : Nagg par exemple porte un bonnet de nuit, son
visage est d’un teint très blanc, Nell est coiffé d’un bonnet de dentelle et lui aussi a un
teint très blanc. Ils sont presque sourds et aveugles, sûrement très myopes : même s'ils
sont l’un à coté de l’autre ils se voient à peine. Ils pourrissent, enfermés dans les
poubelles, culs-de-jatte après un accident de tandem, seul l’usage des bras leur est resté,
enterrés vivants dans ces deux trous ils sont pétrifiés dans l’immobilité. Ils restent en
24 A. Badiou, Beckett : l’increvable désir, Hachette, 1995, p. 73.
18
effet impassibles par moments, les yeux vagues, ou ils lancent des rires forcés et aigus
qui s'interrompent brusquement. On pourrait les considérer comme les ancêtres de H, F1
et F2 dans Comédie, exposés sur scène dans des jarres dans lesquelles ils sont enterrés
jusqu'au cou.
Quant à Hamm dans FDP, il est assis et paralysé dès les premières lignes dans un
fauteuil roulant, recouvert d’un vieux drap, immobile. En l’enlevant, Clov nous l’offre
en robe de chambre, coiffé d’une calotte en feutre avec un grand mouchoir taché de
sang étalé sur son visage, un sifflet pendu au cou et un plaid sur les genoux. Après qu'il
a ôté son mouchoir on voit son teint très rouge et ses lunettes noires. Il est aveugle. Sa
cécité est à l’origine de toutes les questions sur son corps. Clov aussi a un teint très
rouge, il est le seul à pouvoir se déplacer même si sa démarche est raide et vacillante,
mais la succession mécanique de ses gestes « [Je fais] trois petits tours » le rapproche de
la marionnette, ou du chien à trois pattes de Hamm. Comme Vladimir et Estragon
autour de l’arbre de Giacometti, Clov tourne « en rond » dans la chambre, d’une fenêtre
à l’autre, d'une fenêtre à la cuisine. La boite hermétiquement close 25 de EAG se rétrécit :
à la page dix du texte annoté par Beckett, un schéma indique le trajet de Clov dans la
pantomime du début – un cercle- et de la deuxième pantomime – un demi cercle.
A la fin de l’acte, après son « départ », l’image qui termine la scène est celle
significative de Hamm qui approche le mouchoir de son visage, peut-être comme au
début de la pièce dans les didascalies ( la fin est un commencement et vice versa) le
tableau accroché à la paroi mais retourné. Pourquoi ce voile, ce visage détourné ? Son
visage n’est pas une image mais le mouvement d’une image, la possibilité de la
figuration ?
1958. Beckett passe des duettistes drôles et hébétés de la farce à Krapp, à lui seul forme
de dualité : divisé entre voix et corps, mobilité dans l’immobilité. Le héros et seul
personnage de La Dernière Bande est ce vieil homme avachi au visage blanc qui porte
le nom de Krapp. Il apparaît assis à la table, face à la salle avec les cheveux gris en
désordre, mal rasé, le nez violacé, il porte un pantalon étroit, trop court, noir pisseux. La
description de son costume est minutieuse, il a aussi un gilet sans manches, avec quatre
25 Beckett l'écrivit à Alan Schneider en 1956
19
poches, une lourde montre d’argent, une chemise blanche crasseuse, déboutonnée au
cou, sans col et enfin des bottines pointure 48 d’un blanc sale. Quant à son état, Beckett
dit qu’il est très myope mais qu’il ne porte pas de lunettes, qu’il est dur d’oreille et que
sa voix est fêlée. Le corps toujours atteint par les troubles de la vue ou de la marche se
présente malade. Le fait d’avoir opéré une dissociation totale entre le geste/corps de
l’acteur et la voix, grâce à un nouveau support technique, le magnétophone, et donc non
seulement par la division entre l’intention du personnage, ses affirmations et ses gestes
effectifs comme dans les pièces précédentes où les (non)actions étaient déphasées par
rapport aux mots, renvoie ici davantage chaque élément de la scène à son élémentaire.
L’écoute de la bobine, de la voix coupée du corps qui l’a proférée, implique
l’immobilité du personnage, une position attentive et figée, le buste incliné en avant, le
visage face à la salle, d’où la scission entre la présence d’un acteur réduit presque à
l’immobilité, dont le corps est sorti de son instrumentalité et l’audition rendue très
présente de la voix. Au fur et à mesure que le corps perd en incarnation, la voix gagne
en matérialisation.
Toutefois il faut attendre Oh les beaux jours pour la radicalisation de ce propos. Beckett
parsème des tentatives qu’il reprend et amplifie successivement. OLBJ est la première
pièce où la claustration oblige à réduire le mouvement à partir d’un point central, où se
place insistant et fixe le regard du spectateur (dans Fin de partie les poubelles sont à
gauche et Hamm peut bouger grâce au fauteuil roulant).
Winnie, femme sur la cinquantaine est enterrée à l’acte I jusqu’au-dessus de la taille
dans un mamelon, réduite donc à un tronc, elle ne bouge que les bras et la tête; les
didascalies lui accordent la possibilité d’effectuer des tours doubles ou triples tandis
qu’elle explore le diamètre de ses limites extérieures, pour arriver à l’acte II à une stase
complète, elle est enterrée jusqu’au cou, la terre la serre comme un étau. D’elle Beckett
nous donne un portrait assez détaillé « de beaux restes, blonde de préférence,
grassouillette, bras et épaules nus, corsage très décolleté, poitrine plantureuse, collier de
perles, elle dort les bras sur le mamelon et la tête sur les bras ».
A sa droite, allongé par terre, endormi et caché par le mamelon, d’où il apparaît parfois
-ou mieux une partie de lui : la main, la tête - il y a son mari Willie, un homme sur la
soixantaine qui se déplace à peine, il se traîne maladroitement ; on sait seulement qu’il
20
est chauve et que de « la partie postérieure [de son crâne] coule un filet de sang » qu’il
couvre avec un mouchoir. Encore. Il est peu visible ou, mieux, sa visibilité est
fragmentée, parcellaire.
Le premier acte est marqué par les mouvements de Winnie, soit occupée à faire des
torsions en mesurant les limites extérieures, soit amusée à farfouiller dans son sac, elle
rejette la tête en arrière pour fixer le zénith, elle la bouge continuellement pour revenir
ensuite de face et regarder devant elle, avec une expression heureuse – un bref sourireou perplexe. Les didascalies insistent sur les yeux et les lèvres. « Elle met les lunettes »
les ôte, « elle éloigne de son visage glace et rouge et se renverse en arrière pour voir ».
Encore plus dans le II : la tête qu’elle ne peut plus tourner, ni lever, ni baisser, reste
rigoureusement immobile et de face pendant toute la durée de l’acte. Elle est piégée
complètement, captive dans l’espace de son propre visage, prise dans le carcan de ses
souvenirs. Sa toque sur la tête, elle bouge seulement les yeux : elle les ouvre, les ferme,
elle regarde à gauche, à droite; chaque petit mouvement est mis en exergue, aussi un
petit sourire, une grimace comme par exemple quand elle explore et dénombre chaque
partie de son visage : « le visage, le nez (elle louche vers le nez), les narines, les lèvres
(elle allonge les lèvres), la langue (elle tire la langue), le sourcil, la joue (elle gonfle les
joues) »26. « Tu voulais me toucher le visage encore une fois ? » demande-t-elle à son
mari.
Au début de l’acte II Willie est invisible, ensuite il apparaît à la droite de Winnie, au
pied du mamelon, il est à quatre pattes comme un animal, mais en tenue de cérémonie
« haut de forme, habit, pantalon rayé, gants blancs à la main, longue moustache blanche
et droite très fournie, il se flatte la moustache, il avance vers le centre, il s’arrête, il
tourne la tête de face, il regarde devant lui, il réajuste sa cravate, il affermit son
chapeau ». A la fin de la pièce Winnie sourit, les yeux de face, ensuite à droite sur
Willie qui est toujours à quatre pattes, le visage fixe vers elle. Fin du sourire, ils se
regardent.
Beckett aime retourner chaque chose en son contraire, du regard insistant de Winnie
face au spectateur pendant toute la durée du deuxième acte à l’empêchement du visage
26 S. Beckett, Oh les beaux jours, suivi de Pas moi, éditions de Minuit, 1975, p.63.
21
dans les pièces suivantes. Pas forcement Fragment de théâtre I mais plutôt Fragment
de théâtre II retient alors mon attention parce que le visage de C, qui est devant la
fenêtre dos à la scène, totalement muet et immobile durant toute la pièce, reste caché,
présent mais pas visible, en éveillant ainsi la curiosité de A et de B qui respectivement
aux deux tables font un rapport détaillé de sa vie comme s’il n’était pas là. La nonvisibilité devient une possible solution de la figura, de son incarnation imaginaire.
Seulement A va tout près de la fenêtre pour voir le visage de C. « Comment est-il ? »
demande B. Son visage n’est pas beau, il n’a plus son petit sourire, les yeux ne sont pas
écarquillés mais clos, A répond. « Il faudrait fixer les gens vingt-quatre heures sur
vingt-quatre, pendant une semaine sans qu’ils sachent ». A va encore à la fenêtre, il
frotte une allumette et regarde le visage de C, l’allumette se consume, appelle B afin
qu’il le puisse voir, il allume une autre allumette et regarde le visage de C, « Viens
vite » dit-il, il pousse un cri d’effroi, il sort son mouchoir et l’approche du visage de C.
En dépit de la difficulté d'établir et de tracer des divisions nettes dans l'écriture
beckettienne, vu l'état de germination dans lequel chaque texte maintient tous ces
éléments, dans cette première phase on pourrait dire alors que Beckett opte pour un
visage très chargé dans les expressions, parfois caricaturé dans les poses mais avec
tendance à se cacher, s'oblitérer derrière un drap, un mouchoir, un journal. Tous ces
personnages sont une famille de pantins qui reprennent les gestes, les automatismes et
les traits de la tradition comique du cinéma muet, mais après la grimace?
2. Vers un visage impassible, pantin
En 1963 Beckett publie Comédie qui, avec Va-et-vient, Cascando, Paroles et musique,
Dis Joe, Actes sans paroles I et II, Film, Souffle, compose le volume Comédie et actes
divers. Il s’agit de pièces pour le théâtre - des dramaticules - mais aussi pour la radio et
la télévision qui marquent un vrai changement, la toute première iconographie du
démembrement, en partie ébauchée dans Oh les beaux jours, qui conduira à la
fragmentation visuelle de Pas moi. De corps malades, perclus de douleurs et d’abcès,
maltraités, les personnages vont progressivement se désincarner avant de s’effacer de la
22
scène pour n’être plus que des récitants, des pulsations, des ombres fantomatiques.
« J’ai souvent l’impression que Beckett parle de cendres, comme si son expérience était
les restes de quelque chose d’embrasé » 27a dit D.Warrilow, et si on lit les visages dans
cette perspective, on comprend qu'ici s’ouvre la phase qui conduit vers leurs cendres.
Dans Comédie à l’avant-scène, au centre, dans un paysage presque dantesque, se
touchant, il y a trois jarres identiques, un mètre de haut environ d’où sortent trois têtes,
celles de F1 F2 et H, le cou étroitement pris dans le goulot. Il est précisé qu’elles restent
rigoureusement de face et immobiles d’un bout à l’autre de l’acte et que leurs visages
sont sans âge, comme oblitérés, à peine plus différenciés que les jarres. C’est intéressant
de rappeler à ce propos les mots de Jocelyn Hebert, décoratrice très estimée des pièces
de Beckett, à l'occasion de sa représentation londonienne en 1964 : elle dit que les
acteurs, afin de mieux oblitérer le contour de leur visage et ne pas trop se distinguer des
urnes, sous le maquillage, ont recours à la bouillie d’avoine, à la terre glaise et à des
gélatines. Même si les didascalies ne précisent rien relativement aux cheveux, je trouve
curieux que dans les différentes mises en scène ils reçoivent toujours une dénaturation
similaire au visage, soit ils sont recouverts de "boue" comme calcifiés, soit ils sont
proches de la paille. Le piège et l'être piégé ne faisaient presque plus qu'un.
L’éclairage aussi participe à la mise en exergue de la tête des trois protagonistes, la
seule portion visible du corps : « La parole leur est extorquée par un projecteur se
braquant sur les visages seuls, le transfert d’un visage à l’autre est immédiat, la réponse
à la lumière est instantanée ». On insiste effectivement à plusieurs reprises sur
l'importance et le rôle de la lumière, le quatrième personnage d'un quatuor.
Le regard du spectateur est ainsi vite (pro)je(c)té d’un visage à l’autre, c’est une pièce
de ruptures, interruptions et discontinuité, parfois la lumière coupe court aux éclats de
rire « faibles et égarés » de F1,F2 et H. Toutefois la vitesse de la parole- à « débit
rapide »- est contrebalancée par l’impassibilité des visages et par l’atonie des voix (sauf
aux endroits où une expression particulière est indiquée). Au lever du rideau il y a une
obscurité presque totale, on devine les jarres, ensuite les projecteurs sont simultanément
sur les trois visages, l’interrogatoire commence et à la fin de la pièce l’interrogation
27 Ce sont les mots de David Warrilow, en décembre 1990, au théâtre de l'Odéon, au cours d'un
passionnant débat avec les professionnels, animé par Georges Banu, et publié dans Warrilow Solos,
Collectif dirigé par C. David et J. Jouanneau, Actes Sud, 1996.
23
tombe précisément sur la vue de la face : H dit « Cherchant quelque chose sur mon
visage. Quelque vérité. Dans mes yeux. Même pas. (...) Suis-je seulement... vu ? »28.
Deux ans après apparaît Va et vient, une pièce qui opère le même morcellement du
corps : au centre du plateau, face à la salle, assises très droites, les mains jointes sur les
genoux il y a encore un trio - Flo, Vi et Ru. Elles portent des manteaux très longs,
boutonnés jusqu’au cou, qui se distinguent seulement par leur couleur – jaune, rouge et
violet sombre, elles ont des chapeaux sombres, quelconques, à bords assez larges pour
que les visages soient dans l’ombre. Leurs voix sont à la limite de l’audibilité,
détimbrées. Ici donc Beckett opère encore l’oblitération de la figura, mais plutôt que par
son impassibilité ou son indifférenciation, on peut dire par une sorte d’effacement de sa
visibilité, par ablations visuelles, premières occurrences d’une longue série de longs
manteaux et grands chapeaux. Le costume des personnages n’est fait ni pour
individualiser, ni pour créer des types. Il reste abstrait, obscur, de manière à ce que le
spectateur entre en symbiose avec des images qui deviennent les ombres d’elles-mêmes.
Les trois personnages aussi ressemblants que possible, se différencient par la seule
couleur de leur manteau (seul signe distinctif), les mains par contre sont rendues aussi
visibles que possible par le maquillage. C’est sur elles que l’éclairage et la pièce
insistent. Au début elles sont posées sur les genoux, ensuite elles conduisent les
mouvements, au contraire des pieds : les chaussures sont légères, donc le va-et-vient du
titre n’est donc pas marqué par elles, les sorties et les entrées sont soudaines mais sans
bruit, le siège aussi est si peu visible qu’on se demande sur quoi elles sont assises, en
effet on ne voit pas les personnages ni entrer ni sortir des coulisses. Les mains seules
ont visibilité, elles attirent l’attention par la réitération de « (...) met le doigt devant la
bouche », mais surtout à la fin où on assiste à une vraie composition, à leur croisement.
Bien que Paroles et musique soit une pièce radiophonique et qui n’offre pas de visibilité
au visage, je voudrais lui consacrer quelques mots parce que c'est à travers la voix qu'on
perçoit l’apparition, qu'on suit l’épiphanie d’un visage débarrassé de son inertie, de sa
matérialité. Les deux voix qui conduisent la vision sont celles de Croak et Paroles, qui
insistent dès le debout sur le visage de quelqu’un- Croak : « Pardonnez. Le visage.
Dans l’escalier. (...) Pardonnez. Dans la tour. Le visage »29, Paroles : « Venir dans les
28 S. Beckett, Comédie et actes divers, éditions de Minuit, 2006, p.33-34.
29 S. Beckett, Comédie et actes divers, éditions de Minuit, Paris, 2006, p.65,73
24
cendres comme dans cette vieille lumière ...son visage... dans les cendres.. ». Paroles
chante les vers d’un poème sur une vieille sorcière dont le visage se dessine dans les
cendres, suivis des mots de Croak répétés quatre fois : le visage, le visage, le visage, le
visage. La voix nous conduit, une tête recule de quelques pieds, les yeux s’ouvrent tout
grands, une chevelure noire en désordre apparaît comme éparse sur l’eau, le front barré
d’une ride profonde se rassérène, les cils..., les narines pincées se dilatent, les lèvres
serrées s’écartent, les joues reprennent un peu de couleur. C’est fait, l’image est-elle
faite ?
Dans Dis Joe, écrit en 1964 mais diffusé en 1966, au contraire la visibilité du visage
heurte la soutenabilité du regard. Il s’agit en fait d’une pièce écrite pour la télévision qui
montre un homme sur la cinquantaine, aux cheveux gris, Joe, reclus dans sa chambre
pendant qu'une caméra commence à le suivre à une distance constante et suffisante
pour qu’il apparaisse au début toujours en pied. Ensuite une série de neuf mouvements
se rapproche du visage, en gros plan. Il est le protagoniste. Le rétrécissement du champ
visuel est combiné à la voix d’une femme que Joe entend sans comprendre d’où elle
arrive; quand elle s'arrête, la caméra avance. Le visage est pratiquement immobile d’un
bout à l’autre, il n'a pas de cillements pendant que la voix parle, il a quelque chose de
peu naturel, il est impassible, sauf dans la mesure où il reflète la tension croissante de
l’écoute. Ici, au même titre que La Dernière Bande, Beckett vise à dissocier le corps de
la voix mais, grâce à l’utilisation de la caméra et non plus du magnétophone, insistant
sur le resserrement du visage. En ce qui concerne ce dernier, du plan général initial qui
offre toute « l'extension » de la pièce, la caméra arrive lentement à un plan très
rapproché, un gros plan où il n'y a que les yeux. Le témoignage le plus intéressant à ce
sujet est celui de Jim Lewis relatif à la difficulté de réaliser à la fin de la pièce la
suggestion d'un sourire. Pour la première fois pendant toute la séquence, Joe regarde la
caméra, regarde dans la caméra et fait un grand sourire, mais sans bouche. Beckett
voulait rendre le sourire sans bouche, il ne voulait que les coins des lèvres, que pour le
huitième d'un pouce, tout comme Bacon dans la tentative de peindre le cri à la place de
l'horreur, et de peindre au-delà du cri, le sourire.
Le deuxième visage qui apparaît dans Dis Joe, sans être pourtant visible, est celui d'une
25
femme qui s'est noyée dans l'eau, dans les grottes, dont le souvenir le hante dans la tête
et dont la voix la rend toujours présente « Maintenant imagine...le visage dans les
pierres...les lèvres sur une pierre...(...) imagine les mains...imagine les yeux...dans les
pierres...jusqu'au départ... ».
Esse est percipi. C’est la sentence de Berkeley à ouvrir Film, un tournage de quelques
minutes qui (dé)montre comme « perçu de soi subsiste l’être soustrait à toute perception
étrangère, animale, humaine, divine. La recherche du non-être par suppression de toute
perception achoppe sur l’insupprimable perception de soi. Proposition naïvement
retenue pour ses seules possibilités formelles et dramatiques». Le protagoniste est un
homme mais divisé en deux fonctions, percipere l’oeil « OE » et percipi l’objet « O ».
Il s’agit d’une autre figure de la division commencée par Krapp, poursuivie par Joe. O
porte un long manteau sombre au col relevé, un chapeau rabattu sur les yeux et la main
droite cachant le coté exposé de son visage, il a une allure clopinante qui lui donne un
aspect comique. Chaque fois que OE croise quelqu’un dans la poursuite de O – c’est-àdire un couple, une marchande de fleurs, O lui-même- il s’arrête pour le dévisager et
provoque ainsi une expression d’épouvante, celle de se voir à ce point perçu : les traits
se figent, les yeux s’écarquillent et après ils se ferment.
A la fin, dans la séquence où l'homme se précipite dans sa chambre et tente de se
débarrasser de toute possible perception organique ou inorganique de lui, il y a une
longue image du regard fixe de O, OE profite de son sommeil pour se mettre en face, il
viole volontairement l’angle d’immunité (45°) pour le fixer jusqu’à percer son sommeil
et le réveiller, il a un cache noir sur l'œil gauche. Aussi le visage de OE est montré, il y
a une longue image du regard absolument fixe, c’est celui de O mais empreint d'une
toute autre expression : ni de sévérité, ni de bienveillance mais d’attention, au contraire
de la dernière expression, celle d’épouvante de O, qui se couvre le visage avec les
mains : la perception de soi est aussi insupprimable que le face-à-face est insupportable.
Film révèle une perception de soi à laquelle on ne peut échapper, qui a pour base la
reconnaissance inévitable d'une identité mutuelle entre celui qui perçoit et celui qui est
perçu, échapper au non-être s'avère impossible.
26
Il faut de toute façon attendre Pas moi en 1972 pour s’apercevoir à quoi aboutit sur
scène le processus d’amoindrissement extrême du corps associé à la division. Le
rétrécissement du champ visuel et la focalisation sur le visage qui avaient commencé
particulièrement dans OLBJ, s'étaient poursuivis dans Comédie, Dis Joe et Film,
atteignent dans cette pièce, leur degré le plus aigu sur scène. Ce processus aboutit en
fait à une bouche qui parle à débit rapide, à trois mètres au-dessus du niveau de la scène,
faiblement éclairée de près et d’en dessous mais au contour très net, tandis que le reste
du visage est dans l’obscurité. La bouche habite, envahit presque toute seule la scène,
elle "trône" dans son isolement. Il y a seulement une autre présence près de Bouche,
c’est Auditeur (l’oreille) : il est vers l’avant-scène, une haute silhouette au sexe
indéterminé, enveloppée d’une djellaba et d’un capuchon, faiblement éclairé de tout son
long, il est debout sur un podium, figé d’un bout à l’autre, seuls quatre gestes brefs sont
perçus.
A la télévision, n'ayant pas le contrepoint de l'obscurité environnante, Bouche remplit
l'écran tout entier, elle est là, pas seulement au sens où elle envahit de façon radicale
l'écran pendant les quinze minutes que dure Pas Moi, mais elle est là d'une façon
phénoménologique, elle acquiert une immanence extraordinaire : ces lèvres, ces dents,
cette langue, cette salive, presque obscènes à cause de leur présence pressante, leur
mobilité frénétique, physiquement insoutenables pour la vue, paralysants et
insupportables en même temps. La version en couleurs a dû être abandonnée en faveur
du noir et blanc, pour la cruauté du rouge et du blanc. Ils touchaient aux nerfs.
Bouche : « (...) que la bouche...la face...rien que la face...la bouche...lèvres...joues...
mâchoire... langue...le visage dans l’herbe ». La décomposition des entités visuelles est
à son comble, presque seule sur scène la bouche acquiert une telle puissance
d’illocalisation qui fait de tout le corps une tête sans visage, où elle disparaît en tant
qu'organe particulier et devient le trou par lequel s’échappe et descend la voix, un trou
pris dans toute sa matiericité30 même si illocalisée. Le corps est pulvérisé de manière
moléculaire, en étant un corps sans organe ou un organe sans corps, on ne comprend
plus. C’est ici que, par des chemins différents, Bacon et Beckett se croisent à nouveau ;
le projet de Bacon est de défaire aussi le visage, de retrouver ou de faire surgir la tête
30 Néologisme et italianisme : il intensifie le mot matière. Qualité matiérique de la matière.
27
sous le visage. Dans Pas moi la bouche insiste au-delà du visage et sous le visage
comme l’insistance du cri baconien qui subsiste à la bouche, « instance d’un corps qui
subsiste à l’organisme, insistance des organes transitoires qui subsistent aux organes
qualifiés. »31. Présence excessive qui rend impossible la mise en place ou à distance
d’une représentation parce qu’il ne s’agit pas de rendre le visible mais de rendre visible,
et surtout de rendre visible l’invisible. Bacon peint les forces qui font le cri et qui
convulsent le corps jusqu’à la bouche sans confondre le spectacle visible devant lequel
on crie, l’horreur. Quelles forces peint Beckett sans rendre forcément le visible ? Quelle
place accorderait-on alors à Souffle ?
Choix pareil et questions pareilles pour Cette fois, au point que Beckett avait précisé
l'interdiction de les jouer au cours de la même représentation. Elle repousse à l’extrême
limite les possibilités théâtrales dans la continuité de Pas moi. La pièce est basée sur une
seule image visuelle, absolument immobile, celle d'une tête. La scène est dans
l’obscurité au début, peu à peu l’éclairage monte sur le visage à trois mètres de hauteur,
le seul visible, il est vieux, blême, la tête est légèrement inclinée en arrière, encadrée par
de longs cheveux blancs, « dressés comme vus de haut, étalés sur un oreiller », se
détachant sur le noir comme suspendue dans le vide. Il s'agit du Souvenant, il est
cadavérique, spectral, la didascalie finale suggère en fait une préférence pour un sourire
édenté. Des voix enregistrées sortant de trois haut-parleurs s’enchaînent sans
interruption, elles sont les bribes rhapsodes d’une même voix fluctuante qui harcèle le
visage, dont les yeux qui s’ouvrent et se ferment représentent les seuls mouvements
possibles. Le sujet de l'énonciation est mis hors fonction, la parole se déroule sans lui. A
est la voix cognitive, B celle mentale et C affective, elles se déroulent hors de lui, le
clouant sur place par des souvenirs. C en particulier se réfère au musée des Portraits où
il avait trouvé un abri, un jour de pluie, lorsque « ayant hissé la tête rouvert les yeux
une vaste huile noire d'antiquité et de crasse (...) homme ou femme voire enfant (...)
derrière le verre où peu à peu devant tes yeux écarquillés à vouloir y voir clair peu à peu
un visage pas moins qui te fait pivoter pour voir qui c'est là à tes côtés », il continue «
quand tu t'es mis à ne plus te connaître ni d'Ève ni d'Adam à essayer de voir ce que ça
31 G. Deleuze, Francis Bacon La logique de la sensation, éditions du Seuil, 2002, p. 53.
28
donnerait pour changer, ne plus te connaître ni d'Ève ni d'Adam aucune idée qui disait
ce que tu disais à qui le crâne où tu moisissais de qui les misères qui t'avaient rendu tel
ou est-ce que c'était ça une autre fois cette fois seul avec les portraits des morts noirs de
crasse et d'antiquité et les dates sur les cadres pour pas qu'on se trompe de siècle ne
pouvant croire que c'était toi jusqu'à ce qu'on te flanque dehors sous la pluie » , ou B «
cette dernière fois (...) plus de moyens plus de mots pour contenir le vide (...) le laisser
venir et pas plus mal qu'avant vaste suaire venu t'ensevelir et pas plus mal qu'avant ou
guère ». L'immobilité blanche du visage, l'obstination visuelle de cette tête suspendue
sont le contrepoint à l'instabilité et l'invasion, à l'apparition à travers les voix de visages
de cendres, de poussière, de temps, de reflets, de suaires.
Pas en 1976 est une pièce où l’image sonore – le bruit des pas sur un parquet- se double
d’une image visuelle, May, silhouette fantomatique aux cheveux blancs en désordre. On
pourrait dire encore un visage de cendres. Elle porte un peignoir gris dépenaillé, cachant
les pieds, traînant sur le sol. L’éclairage qui n’est jamais insignifiant, même s'il est
faible, insiste plus sur le sol que sur le corps, plus sur le corps que sur le visage. Il y a
juste un faible spot sur le visage le temps des haltes de May, après ses neufs pas, à
droite et à gauche, le reste de la pièce il est dans l'ombre. « Le va-et-vient est l'image
centrale »32, le va-et-vient du visage du noir (ou mieux du gris) à la lumière, mais
surtout le va-et-vient des pas qui sont pour May la preuve de sa propre existence- elle
qui n'est jamais vraiment née.
Une autre présence spectrale est celle de Solo qui a été écrite à la demande de l’acteur
David Warrilow, lequel disait avoir en tête l’image d’un homme seul, éclairé de manière
à ne pas voir ses traits, son visage. C’est pour cela qu’il se retrouvera à l’avant-scène,
les cheveux blancs en désordre, longue chemise de nuit blanche, exactement comme
pour le début de Impromptu d’Ohio où il y a deux personnages, E et L, « aussi
semblables que possible » autour d’une longue table de bois blanc, cette fois tout de noir
vêtus, avec une perruque blanche qui leur cache le visage. E, qui est assis de face vers le
bout du côté long de la table, à droite, a la tête penchée sur la main droite, longs
cheveux blancs, long manteau, la main gauche sur la table qui tape pour que L répète la
32 A. Mc Mullan, « La forme en mouvement. Les notes de mise en scène de Beckett pour deux mises en
scène de Pas » in Revue d'Esthétique, Hors série, éditions Jean-Marie Place, 1990, p. 337.
29
phrase qu’il est en train de lire. L, assis de profil, au milieu du côté court, a lui aussi la
tête penchée, appuyée sur la main droite, la main gauche sur la table et lit dans un livre
l’histoire de l’autre. A la fin, tous deux relèvent la tête et croisent leurs regards, tous
deux semblables, comme la même personne dans un miroir, deux moitiés d’un moi
dédoublé aux traits fantomatiques.
Dans Berceuse une femme vieillie avant l’heure, de noir vêtue « robe du soir, manches
longues, dentelles, paillettes que le balancement fait scintiller, bibi incongru, posé de
guingois » est assise dans un rocking-chair, bercée par sa voix enregistrée, blanche,
sourde et monotone. L’éclairage monte sur la femme, F, qui est à l’avant-scène, de face,
pendant que la berceuse est immobile ; un spot est toujours sur son visage, soit constant
et large pour comprendre les limites du faible balancement, le va-et-vient, soit concentré
sur le visage au repos, puis l’éclairage s’amortit sur la berceuse et à la fin s’éteint, de
même le spot sur le visage : la tête s’affaisse, et s’immobilise.
Il y a une attention particulière pour le visage de la femme, qui non seulement est vieux
mais aussi blanc et sans expression, neutre, encadré comme souvent dans les dernières
pièces par des cheveux gris en désordre, des grands yeux tantôt ouverts tantôt fermés,
presque figés puisqu'il est précisé qu’ils n’ont jamais de cillements, de plus en plus
fermés au long des quatre sections. Les seules altérations du visage sont celles qui
interviennent au début de chaque section, lorsque F prononce « Encore » et le
balancement de l'autre voix et de la berceuse recommencent. Son attitude est proche de
celle du pantin ou d’une vieille poupée, enfermée sur un fauteuil, les mains blanches
(comme le visage) serrant les bouts des accoudoirs. F est « figée jusqu’au lent
affaissement de la tête à la seule lumière du spot ». Comme dans Pas, le visage est pris
dans un mouvement d'épiphanie et d'aphanisis33, il tombe et ressort rythmiquement du
noir, ses traits disparaissent complètement, pour laisser seulement l'intuition d'une tête
et réapparaissent à la surface de la lumière, identiques et immuables, impassibles, avec
la seule exception du gros plan scandé sur le visage « altéré ».
La catastrophe au sens de la tragédie, c’est le dernier et principal événement d’une pièce
mais dans une dramaturgie où paradoxalement la catastrophe a déjà été accomplie, donc
de l’après-catastrophe, ce mot appelle beaucoup de questions. Catastrophe en 1981
33 Je renvoie à la lecture de G. Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l'apparition, éditions de Minuit,
1998, p.99.
30
montre M metteur en scène assis à son fauteuil, dont âge et physique sont indifférents,
aidé par l’assistante A, tête nue, âge et physique indifférents aussi, qui manipule le
corps de P, le protagoniste (le héros de la tragédie) réduit à un pur objet, debout au
centre de la scène sur un cube noir, avec un chapeau noir à larges bords pour lui cacher
la face, une robe de chambre noire jusqu’aux chevilles, pieds nus, tête basse, mains dans
les poches, âge et physique indifférents. Pendant qu'ils lui impriment des poses
improbables et humiliantes, P se laisse faire inerte, ils découvrent son crâne couleur
cendre, déplumé, juste avec quelques touffes, ils décident de lui blanchir le crâne, les
mains, les jambes, les chairs donc, il lui baissent la tête. Est-il un mannequin ? La
catastrophe prévue par M : « éclairage seulement sur la tête, lève la tête, rien que la
face : on la tient notre catastrophe » n’est pas celle de P qui retrouve à la fin la force de
relever la tête, pour fixer la salle. Les applaudissements faiblissent, silence, la tête rentre
dans le noir.
Ce qui marque toutes ces pièces, lorsque Beckett réduit les personnages à leur seule tête,
c’est qu’il vise à rendre in/essentiel le visage même sous un régime d’évidence et de
surprésence de la tête; outre à subir l’équivalent amoindrissement du corps, elle est
privée de sa puissance expressive, le visage ne peut donc pas être le vecteur d’une
intention, désapproprié il n’est plus amarré à une conscience quelconque. Ses spectacles
semblent faire le deuil du visage et de son humanité.
Le processus de réduction et la force d'isolement s'extrémisent jusqu'à provoquer une
désorganisation du visage, il devient bouche et la bouche perd sa localisation et devient
chair et os. Il devient peau cadavérique, os, crâne. L'isolement et l'immobilité trouvent
leur contrepoint dans la fluctuation de la/les voix hors-champ. L'autre force invisible,
qui s'introduit et qui prendra vite une place importante, est celle qui coordonne le va-etvient du visage dans le champ visuel de la scène. Elle assume un poids incisif par le
choix de l'alterner avec le registre de la fixité.
3. Un visage en dissipation ?
31
Jusqu’ici on a vu à l'œuvre sur les visages plusieurs forces : celles d’isolation par
enfermement, qui avaient souvent pour supports des fauteuils roulants, des jarres, des
berceuses, des poubelles, des mamelons, afin de réduire l’espace d’action des
personnages, mais aussi de longs manteaux ou de grands chapeaux pour en isoler les
traits ; ensuite celles de déformation qui étaient visibles chaque fois que le visage se
réduisait dans l’immobilité à un de ses éléments et dont les mouvements même si
d’habitude presque imperceptibles – cillements, sourires...- gagnaient de cette façon un
poids différent, une force déformante dans l’équilibre du visage. Les troisièmes forces
qui agissent sur les traits du visage sont-elles enfin celles de dissipation ? Est-ce
qu’elles feront estomper la figura? Si Bacon voulait peindre les forces qui agissent sur
les choses et pas les choses mêmes, si Cézanne voulait peindre plus l’être pommesque
de la pomme que celle-ci, si Beckett voulait poursuivre moins la chose que sa
''choséité'', moins l’objet que la condition d’être de
l’objet, où aboutissent leurs
tentatives ? Pour Beckett, je crois au mouvement qui fait l’image et non à l’image
même.
Voilà enfin/en fait entre 1976 et 1984 Quad I et II, Que nuages..., Trio du fantôme,
Nacht und Träume, et Quoi où, pièces pour la télévision où il a réussi à donner à
l’image tout le possible, c’est-à-dire l’occasion de réaliser son essence en déployant sa
nouvelle potentialité et en consommant sa dissipation. Image qui par l’effondrement
même de ses anciens supports, par l’arrachement des adhérences héritées, devient enfin
une langue non disante et non référentielle, non entachée, « rien qu’une image, en
atteignant au point où elle surgit dans toute sa singularité sans rien garder de personnel
(…) en accédant à l’indéfini comme à un état céleste »34.
Quel est-il le poids du visage et quel est-il son traitement dans cette dernière phase ?
Dans Trio du Fantôme (Ghost Trio)il y a un vieil homme penché en avant, le visage
caché, tenant un objet difficile à identifier, on découvrira un magnétophone, et dont on
aperçoit nettement les traits seulement deux fois, lorsqu’il se dirige vers un miroir :
l'image quitte son support et se fait flottante, un gros plan insiste sur ses traits hagards.
Mais à ce moment-là on entend frapper à la porte, c’est un garçon au sexe difficilement
reconnaissable, avec un capuchon, qui « fait un bref mouvement de la tête, visage levé,
34 G. Deleuze, L’Epuisé dans Quad et autres pièces pour la télévision, éditions de Minuit, p. 71.
32
5 secondes, immobile » et il s’en va. La pièce se termine avec l’image du vieil homme
qui lève la tête et pour la deuxième fois son visage ravagé apparaît en gros plan. « Le
gros plan c’est l’évanouissement de toute représentation »35, les traits grossis,
démesurés, déshabités de toute signification, ne renvoient plus au hors-cadre du visage
mais uniquement à eux-mêmes. La parole ne participe plus à l'action, elle introduit
initialement l'image pour la laisser se dérouler toute seule.
Dans Quad il y a quatre êtres, des players (il ne dit pas quatre hommes) en tuniques
longues à capuchon, tombant jusqu’au sol, les visages cachés complètement par le
capuchon, aussi semblables que possible par la stature, petits36 et maigres, au sexe
indifférent, seule la couleur de la tunique qui correspond à une des quatre sources de
lumière les distingue. Ils accomplissent un trajet fixe dans un quadrilatère fermé, sans
jamais parler, un pas à la seconde, dans un mouvement interrompu, jusqu’à épuisement
des séries des parcours. Quad II est la version en noir et blanc, beaucoup plus lente et
sans l'accompagnement de la percussion, le seul son étant les bruissements des pas
trainants des quatre silhouettes.
Que nuages... la plus mystérieuse de ces pièces, s’articule autour d’un homme, H - plan
de son dos - qui raconte la quête de l’image d’une femme, F, dont il lui est donné
d’apercevoir par instants, quelques secondes, les yeux et la bouche : « gros plan d’un
visage de femme limité autant que possible aux yeux et à la bouche ». Cette fois on est
confronté à un visage sans tête ? Sa face est suspendue dans le vide, sans aucun
support. Jim Lewis à propos de la femme : « Il y a un fondu-enchaîné sur un visage qui
n'a presque pas de tête. C'est difficile à décrire : un visage sans tête. ». Histoire de la
saisie d’une dissolution, de la capture infiniment risquée de ce qui va, ce qui doit
disparaître, à la manière de ces « nuages passant dans le ciel » évoqués dans un poème
de Yeats auquel Beckett fait référence au début de la pièce.
Pour cette étude des visages je considère très intéressant le choix d'articuler les quatre
variations possibles de ce qui pourrait se produire en réponse à la supplique de l'homme
pour que l'image de la femme lui apparaisse : elle pourrait apparaître puis disparaître
presque immédiatement ; elle pourrait apparaître et s'attarder un moment ; elle pourrait
apparaître et remuer les lèvres sans prononcer une parole ; ou même elle pourrait ne pas
35 P. Bonitzer, « Le grain du réel » in Décadrages, Cahiers du cinéma, 1985, p.21.
36 Dans les didascalies quant aux interprètes Beckett indique une préférence pour des adolescents.
33
apparaître du tout, le cas qui s'avère le plus fréquent. La dernière séquence se déroule en
silence, l'image du visage de la femme apparaît en superposition sur l'écran et nous
voyons ses lèvres remuer.
L’avant-dernière pièce, Nacht und Träume (Nuits et Rêves) nous introduit dans le rêve
d’un rêveur, un Homme, penché sur une table, et dont on ne voit nettement que la tête,
les cheveux blancs en désordre et les mains, son visage est invisible. La pièce très
obscure est éclairée seulement par une lumière oblique. Le rêve de cet homme est habité
d’un double : il apparaît dans une position identique dans le quart supérieur droit de
l'écran. Deux mains "compatissantes" flottant dans l’air lui offrent des gestes de
douceur, elles portent une tasse à ses lèvres, elles essuient le front avec un linge37, elles
se posent sur sa tête ou se serrent aux autres mains. Très forte est l'image du « soi-même
rêvé » levant la tête pour contempler le visage invisible. Le rêve se déplace pour
occuper l'écran entier, la série des mouvements est répétée en gros plan et plus
lentement, après quoi l'image du rêve disparaît d'abord, puis celle du rêveur.
Beckett ouvre ici le visage à un écart dans le jeu des deux images, auxquelles peut
s’ajouter l’image décalquée sur le linge, l’écran devient un prisme déformant : l’homme
n’est plus ni dans sa propre image, ni dans l’image de son double, puisque l’une après
l’autre, les deux se défont. C’est une vraie poésie visuelle qui résulte de la confrontation
de la perception du perçu par celui qui perçoit dans le rêve; le regard impitoyable est
tourné vers l’intérieur, dans la boîte crânienne. Le visage s’absenterait-il pour devenir
plutôt un crâne, au contraire de la pièce précédente, où les traits du visage apparaissaient
sans le support de la tête?
Enfin Quoi où en 1984. Cette pièce a été écrite initialement pour le théâtre mais puisque
trop extérieure et localisée, elle a été adaptée successivement pour la télévision. Si le
plateau s’ouvrait sur quatre personnages- Bam, Bem, Bim et Bom- vêtus de l’habituelle
longue robe grise et coiffés de longs cheveux gris, quatre silhouettes encapuchonnées
qui entraient et sortaient silencieusement comme les souvenirs, dans la version
télévisuelle le Bam souvenant a/est seulement un grand visage aux contours assez flous,
les yeux fermés, il est situé à gauche de l’écran, et le Bam dont il se souvient, plus Bem
Bim et Bom sont des têtes aux contours très nets qui apparaissent et disparaissent du
37 Une sorte de Saint Suaire
34
côté droit de l’écran. Les dimensions des visages ne sont point casuelles, la tête de Bam
qui se souvient est beaucoup plus grande que les autres, environ six ou huit fois plus,
car elle a un degré supérieur d’existence. L’apparition des personnages est limitée à
l’ovale du visage uniquement, sans cheveux, sans oreilles ni chapeau, sans aucune
intrusion, de sorte que leur matérialisation, lorsqu’il le faut, gagne très nettement en
force dramatique par rapport, par exemple, à l’apparence floue de la grande tête de
Bam. Les têtes se matérialisent tout simplement lorsque Bam s'en souvient et
disparaissent lorsqu'elles quittent ses souvenirs. La lumière indiquant la distance de son
souvenir. En clôture « Comprenne qui pourra » / « J'éteins », Bam s'éteint littéralement.
Poèmes visuels qui explorent toutes les possibilités de faire image.
Beckett à la fin des années 70 et au début des années 80 supportait de moins en moins
les mots et connaissait très bien la raison de cette mauvaise tolérance, la difficulté
particulière de « forer de trous à la surface du langage pour que paraisse enfin ce qui est
tapi derrière » et c’est dans son œuvre de télévision qu’il arrive à épuiser deux fois
l’espace, deux fois l’image. « L’image est ce qui s’éteint, se consume, une chute » et ce
que font entrevoir ces dernières pièces à travers un regard porté à sa juste distance, ni de
trop près ni de trop loin, c’est un espace de glissements, de mouvances,
d’évanouissements perpétuels, formes d’épuisement par l’effondrement même de
l’image, non plus donc par des séries exhaustives de choses, par les flux de voix ou
l’exténuation des potentialités de l’espace mais par la dissipation de la puissance de
l’image. Ce qui se préparait dans les romans et dans le théâtre comme à la radio
s’accomplit avec la télévision, elle va vers le lieu le plus neutre et le plus anonyme de
l’image, sous forme d’un rêve insomniaque, où elle devient presque purement mentale,
en laissant tout juste la trace qui lui permet d’être à la fois rien, moins que rien, plus que
rien, rien plutôt que rien, une silhouette assise.
L’image naît sur le deuil des images, dans son arrachement aux images réifiées. « Il est
très difficile de déchirer toutes ces adhérences de l’image pour atteindre au point
Imagination Morte Imaginez » affirme Deleuze38. L’image présente ainsi le processus
d’une disparition, d’un effondrement qui vise d’abord le reliquat des images anciennes
38 G. Deleuze, L’Epuisé dans Quad et autres pièces pour la télévision, éditions de Minuit, p. 71.
35
et puis elle-même, mais de manière non définitive puisqu’elle se maintient par ce
mouvement qui lui confère sa singularité et la préserve dans l’indéfini. Si la
composition imaginaire déploie un espace à partir de ce processus, qu’il soit scénique
ou plastique, elle en propose alors une version trouée qui dispose de son propre
espacement. Les images doivent y tomber, y glisser, sans plus être retenues par les
bords d’un lieu désormais résiduel et incertain. De la sorte, l'œuvre se perd sans
disparaître et oblige le regard à durer dans ce devenir-image. L’évidement qui menace la
scène et l’image, qui les troue incessamment sans jamais les faire disparaître, nourrit la
tension déréalisante sans l’achever, la conservant au contraire, dans un régime
indécidable, indiscernable de présence et absence. Il semble impossible d’en finir
définitivement avec l'œil. Beckett met en scène les règles de cette suppression et
présente une image théâtrale affectée d’un trou de vidange à partir duquel se produit un
évidemment systématique. Avec une rigueur géométrique, l’espace scénique met en acte
cette hémorragie constitutive.
4. (Re)définition
La figure serait-elle alors ce lieu de passage de tous les visages beckettiens, de tous les
masques qui font la vie d’un homme, qui font la vie de tout homme, le jedermann, cet
espace hybride entre homme-animal-minéral où rôde l’angoisse de déshumanisation
depuis la lente décomposition des corps putréfiés et vieillis des premières pièces, corps
et visages comiques travaillés par réminiscences de music-hall et cirque, jusqu’à leur
minéralisation esthétisée dans les écrits de la fin, êtres sans visage, visages sans visage,
aux cheveux blancs, ni homme ni femme, au sexe indifférent, vêtu d’un long manteau ?
« Que ferais-je sans ce monde sans visage/ sans questions/ où être ne dure qu’un
instant...sans cette onde où à la fin/ corps et ombre ensemble s’engloutissent/ (...) dans
un espace pantin, sans voix parmi les voix enfermées avec moi »39.
Après le début où Beckett dans la plus intense drôlerie et « clownerie » jouait et déjouait
en même temps la variété constante des types théâtraux hérités, le visage a commencé à
devenir par défiguration une sorte d’effigie avant de s’effacer. Pour s’en rendre compte
39 S. Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades, éditions de Minuit, 1978, p. 23.
36
il faut penser par exemple aux didascalies méticuleuses de Comédie où les visages de
F1, F2 et H sont décrits peu différenciés du matériau des trois jarres grises et identiques,
ou au mouchoir posé sur le visage de Hamm dans Fin de Partie, de C dans Fragment de
théâtre II . La forme et son contenu, le piège et l’être piégé ne faisaient presque qu’un.
Francis Ponge le dit mieux :
« Le rapport de l’homme à l’objet n’est du tout seulement de possession ou d’usage.
Non, ce serait trop simple. C’est bien pire. Les objets sont en-dehors de l’âme bien
sûr ; pourtant ils sont aussi notre plomb dans la tête. Il s’agit d’un rapport à
l’accusatif.
L’homme est un double de corps, qui n’a pas son centre de gravité en lui-même.
Notre âme est transitive. Il lui faut un objet qui l’affecte, comme son complément
direct, aussitôt. Il s’agit du rapport le plus grave (non du tout de l’avoir, mais de
l’être) »40
L’effigie qui a envahi le visage ne pourrait-elle pas être alors autre chose que cet objet ?
Un passage nécessaire pour atteindre une impersonnalisation finale, une dimension
indéterminée, parce que peut-être c’est là qu’il y a le plus irréductible de l’homme, là où
comme disait Deleuze l’image ne garderait plus rien de personnel. Dans cette
déstructuration de l’image où la représentation vient se défaire, où l’image s’exténue,
cet élément semble pourtant résister : la scène ne l’évacue pas complètement.
40 F. Ponge, “L'Objet c'est la poétique” in Nouveau recueil, Gallimard, coll. « nrf », 1967, p.146.
37
DEUXIÈME PARTIE. QUESTION DE LANGUE
I. LES DÉNOMINATIONS DU VISAGE
1. Le latin
Avant d'entamer un excursus étymologique du mot visage dans la langue française afin
de connaître l'éventail sémantique dont ce mot se charge, j'estime nécessaire de
parcourir brièvement son évolution le long de siècles : du latin classique au latin
vulgaire, en passant par le latin biblique et pour finir par le latin médiéval.
Le latin classique possédait trois mots pour désigner le visage : vultus, facies et os.
Vultus était, semble-t-il, le plus ancien terme pour désigner le visage, et c’était là son
sens premier, ce qui n’était pas le cas de facies et de os. Un texte41 de Cicéron précise le
sens de ce mot, d'où la phrase universellement connue « imago animi vultus est, indices
oculi ». Sur les attestations que Jean Renson a relevées dans son étude sémantique et
onomasiologique du mot visage, dans la plupart des occurrences vultus signifie « face
de l’homme », la face étant considérée soit comme partie du corps, soit comme « miroir
de l’âme », expression, expressivité du visage. Pourtant le mot était parfois employé
pour désigner l’aspect extérieur d’animaux et d’objets inanimés. Vultus était souvent
employé au pluriel, ce qui correspond aux multiples expressions mobiles qui se
succèdent sur un visage. Les philologues anciens ont expliqué le sens du mot vultus par
le biais du verbe volo, vouloir, à savoir les expressions des volontés du sujet.
En ce qui concerne le deuxième terme il faut dire qu'on attribuait à facies un sens
premier de « façon, forme », même s'il était difficile de distinguer le sens de « aspect »
de celui de « forme », vu le sens voisin de ces deux acceptions. Quand le visage était
41 “ Nam et oculi nimis arguti, quemadmodum affecti sumus, loquontur, et is qui appellatur voltus, qui
nullo in animante esse praeter hominem potest, indicat mores ; cuius uim Graeci norunt, nomen
omnino non habent. ” cf. Cicerone, De Legibus, 1, 9, 27.
38
perçu comme identité singulière, se limitant à ses traits immobiles, à une face
inexpressive, muette, insignifiante on utilisait faciès. Le mot s’appliquait à la fois à des
êtres inanimés, et à des êtres vivants. Le passage de facies « aspect » à facies « visage »
le long de siècles, n'est pas trop étonnant, le visage étant la partie du corps où se marque
le plus nettement ce qui caractérise un homme, mais cette acception est apparue
tardivement, au cours du temps. L'étymologie de facies, qui le rattache à la fabrication42,
montre la valeur plastique de ce visage, valeur que l'on retrouve dans deux autres termes
aux emplois synonymes, effigies et forma. Ce que donne à voir le facies c'est le modèle
du visage dont on peut prendre et reproduire l'empreinte dans la cire, forma. Il renvoie à
un usage romain qui consiste à prendre l'empreinte du visage des morts illustres et à
fabriquer un masque funèbre, imago.43
Os signifiait « la bouche qui parle », l'organe de la parole. Il était donc facile de passer
par synecdoque de os « bouche » à os « visage ». A mon avis, os, pris dans cette
dernière acception, se ressent même de sa signification première. Cette opinion est
étayée par le fait que les sens de os contiennent tous l’idée d’ouverture, d’orifice ou
celle de la parole articulée. Os « visage » n’était pas exactement synonyme de facies ou
de vultus. Parmi les occurrences les plus intéressantes je voudrais signaler celle de os
Gorgonis pour indiquer la tête de Méduse et celle de son diminutif oscillum traduit
souvent par masque, même si son sens est plutôt celui de « figurine de cire » qu'on
laisser osciller au vent, sur les arbres.44
Les épithètes qui accompagnaient généralement faciès incitent à donner à ce mot le sens
de « partie du corps, aspect physique du visage », contrairement à vultus, qui avant de
désigner le visage, traduisait plutôt « mine, physionomie, air du visage ». Aussi les
adjectifs qui le déterminent expriment-ils des sentiments, des mouvements de l’âme,
d’où le choix téméraire de réserver à vultus l’acception précise et restreinte de « haut de
42 Faciō, is, feci, factum, facere : est représenté avec le sens de “faire” dans toutes les langues romanes.
43 Cette technique qui introduit une conception particulière de l'image qui revient à détacher sa forme de
l'objet et à l'isoler, présente une familiarité avec les tentatives beckettiennes.
44 L'histoire à l'origine de ce mot raconte que Bacchus descendu parmi les hommes pour leur apprendre
la viticulture, fut hébergé par Icario et Erigone qui firent boire du vin aux concitoyens. En se croyant
empoisonnés, ils tuèrent Icario et Erigone, de chagrin se pendit à l'arbre. Bacchus lança alors une
malédiction aux filles de la ville. Elles se pendirent aux arbres. L'oracle connu les athéniens tuèrent les
responsables et instituèrent une fête, où ils pendirent des disques peints avec des visages humains, les
oscilla.
39
visage, avec le front et les yeux ». Par contre au mot os nous attribuons le sens de « bas
du visage ».
Vultus, facies et os n'étaient pas des synonymes parfaits et dans la comparaison
diachronique des chiffres de fréquence conduite par J.Renson, il apparaît que
l’importance de os a décru considérablement au cours des quatre siècles envisagés (du
IIe siècle avant J.C au IIe siècle après J.C), que celle de vultus est restée relativement
constante et que dans la même période, facies « visage » a été employée de plus en plus
souvent dans les textes.
Dans le latin vulgaire leur évolution sémantique n’est pas troublée. L’événement le plus
important à considérer est la disparition de os, facies par contre est devenu de plus en
plus fréquent et d’une façon générale il a envahi l’aire notionnelle de « visage » au
détriment de os et même de vultus, quoiqu’il soit resté un mot important. A coté de
facies est attestée la forme facia, qui représente l’étape intermédiaire dans l’évolution de
facies à face français.
La Bible a exercé une influence considérable dans la langue française, surtout en ce qui
concerne la fréquence de facies et toutes les acceptions symboliques dont ce mot s’est
chargé, à l’imitation de l’hébreu et des usages linguistiques orientaux, au détriment de
vultus et de os. L’emploi de facies « visage » dans la Bible était plus nuancé et plus
riche que chez les Classiques, où il avait un sens plus matériel. Nombreux étaient les cas
où facies prenait la valeur de présence, le visage personnifiant Dieu lui-même. Il y avait
en fait des formules bibliques qu’il était impossible de ne pas interpréter par présence.
C'étaient celles où il y avait une préposition : hébreu mipenei ou lipenei, correspondant
au latin classique in conspectu, ante, coram et au français devant, en présence de. Si on
y réfléchit, la face de Dieu est nommée quand on veut parler de la présence de Dieu.
D’ailleurs, c’est souvent par suite de leur emploi métaphorique que les mots changent
de sens.
A coté de facies « visage » et de son dérivé sémantique « présence », je tiens à signaler
à notre attention, vu la pratique beckettienne du visage, que la Bible offrait aussi des cas
de facies « surface ».
En ce qui concerne le latin médiéval, on n'assiste pas à des changements importants,
celui-ci s'est contenté de reprendre à la langue classique deux des trois mots qu'elle
40
possédait, facies et vultus et de manifester une certaine préférence pour facies.
Avant de suivre l'évolution sémantique du visage dans la langue française, je voudrais
résumer brièvement les significations que le latin pendant les siècles a su repérer et
articuler :
« La répartition des fonctions du visage entre face-identitaire, immobile et
inimitable, et le visage-expression, mobile et imitable, s'explique par le déroulement
du face-à-face social (...). Le facies correspond à l'étape de l'identification, crée
l'attente dans un moment de fixité quasi abstraite, puis cette facies s'anime, devient
un vultus, donne à voir l'état d'esprit relationnel, puis ce vultus en tant qu'os produit
une parole qui confirme et prolonge le vultus. Ensuite le discours va ainsi aller de
vultus en vultus, découpé en séquences précédées chacune d'une introduction
visuelle, accompagnée de la posture corporelle correspondante. »45
Les ponctuations du visible, les inscriptions visibles du visage déclenchent l'audible.
Elles trouvent leur prolongement, leur agere dans la parole. La posture corporelle
mentionnée, la présence visible du corps et du visage deviennent production verbale,
pas dans une logique de superposition mais dans celle de prolongement. L'intérêt de
cette citation touche forcément la particulière relation entre le visible et l'audible du
visage chez Beckett, les traits et la parole qu'il articule, notamment yeux et bouche.
« Imago animi vultus, indices oculi ». Les yeux étant par un jeu de mots les porte-parole
actifs de l'animus, mais avec l'avantage de ne pas être le siège de l'identité mais
seulement de son expressivité.
2. La langue française
La langue française disposait de différents mots pour désigner le visage : chère, vis,
visage, face, vout, viaire, façon et figure. Chère, dont l'étymologie reste mystérieuse
bien que phonétiquement on y repère la forme latine cara, était employée dans le sens
de « visage », considéré comme une partie du corps mais dès le XIIe s. il a pris
45 F. Dupont, L'orateur sans visage. Essai sur l'acteur romain et son masque, Presses universitaires de
France, 2000, p. 125.
41
l'acception de « mine, air du visage, physionomie » pour se spécialiser selon des
expressions où il intervenait, parmi lesquelles la plus fréquente était faire bonne chère.
La disparition de son premier sens est dû au manque de dérivés pour le soutenir et à
l'expansion du groupe de mots susmentionné.
Autre histoire que celle de chère, visage restera tel quel du XIIe s. au XXe s.
L’étymologie de visage ne pose apparemment aucun problème. Si l’on ne possède pas
l’original latin que la forme du mot nous oblige à supposer, VISATICU(M), il semble
bien que l’évolution soit normalement celle-ci : VISATICU = VISADIGU (VI s.) =
VISADYU = VISADJE = visage » : c’est ainsi que les phonéticiens traditionnels
présenteraient les choses.
Si on pense que le suffixe –age a été attaché à plusieurs centaines de mots, il faut
admettre que visage est un dérivé du français vis, créé à l’aide du suffixe français -age,
fort vivant au XIIe siècle. Dérivé du latin VISUS « regard, vue, aspect, vision » vis est,
avec visage et chère, un des trois mots qui apparaissent dès le XIe siècle. Il désigne le
visage en tant que partie du corps, sous son aspect matériel. Malgré l’importance des
attestations au Moyen Âge, le mot ne se prévaut pas d’une sémantique variée et il
n’entre pas dans des expressions diverses et intéressantes (de sorte que les poètes
médiévaux ont compensé cette absence de nuance psychologique des groupes lexicaux
qui dépeignaient des attitudes révélatrices de l’âme).
Pour revenir au suffixe, -age est encore vivant à notre époque et il sert surtout à créer
des déverbaux qui expriment une action, mais visage n’a pas la valeur que l’on attribue
habituellement aux autres substantifs à suffixe –age. Du XIIe siècle au XVe siècle ce
mot mène une vie calme, d’abord accompagné d’adjectifs à sens physique uniquement,
il sera après considéré comme le miroir de l’âme et la vogue des traités de
physiognomonie aiguillera l’intérêt vers les traits de caractère que le visage est à même
d’exprimer. Dès le XIIIe siècle, le registre des adjectifs accolés à visage s’étend, il est
indice de la valeur morale ou un signe des sentiments qui animent le personnage, et en
même temps que le vocabulaire général du français s’enrichit, la variété des épithètes à
sens physiques se fait de plus en plus grande. Mais si on compare visage à face et
42
surtout à vis, l’on constate que son intégration dans différentes expressions ne lui a pas
fait perdre son sens propre. Dans le cas de face au contraire, l’explication est donnée par
la polysémie qui caractérise le mot dès son origine et qui affaiblit, par là même, sa
puissance linguistique dans le sens de « visage ». La disparition sémantique de vis, pris
isolément, se justifie dans la fortune du composé vis-à-vis. Visage est toujours vivant et
il n’a qu’un seul sens, bien déterminé. Visage est donc tel qu’il semble impossible de le
vider de son contenu.
Je voudrais citer quelques-uns des nombreux exemples que J.Renson atteste dans sa
méticuleuse étude du mot visage et que je trouve intéressants pour les visages
beckettiens : (fin XVe s.) une expression mort-née « perdre corps et visage » utilisée
dans le sens de perdre son nom, et « défacer la face du visage » qui a été interprétée
comme « blesser l’ensemble des traits [=face] de cette partie du corps [=visage]
Plus qu'une autre partie du corps, le visage accorde en effet beaucoup d’importance aux
yeux de l’homme. Il est censé représenter sa personnalité propre et une blessure au
visage est plus grave qu’ailleurs, moins parce qu'elle atteint la beauté qu’en raison de
l’altération qu’elle provoque dans ce qui est le miroir de l’âme. C’est l’ensemble des
traits, c’est la physionomie qui, avec une sincérité parfaite, exprime tous les sentiments
du cœur, les mouvements de l’esprit et le caractère de l’homme.
Dès lors, pour dire l’hypocrisie ou la superficialité d’un homme, plusieurs solutions
étaient possibles, mais à partir du XIVe siècle deux expressions « faux visage » et « à
double visage » et un néologisme, « masque », viennent rendre encore mieux cette idée
de fausseté. Faux-visage et masque désignent également une pièce de cuir, de carton ou
de velours, percée de trous, que l’on met sur le visage pour le dérober aux regards ou
pour préserver le teint. Dès le début du XVIIe siècle, masque s’étant imposé, faux visage
disparaît.
En outre, pour bien comprendre l’évolution sémantique de « trouver visage de bois » ou
« trouver visage de pierre » , il est nécessaire d’étudier un des sens principaux de
visage : « coté plan d’un objet, façade d’une maison ». Le passage du sens propre au
sens figuré est très clair, l’idée de déception ayant oblitéré l’acception première de
43
l’expression.
Il est aussi intéressant d’étudier les expressions qui impliquent la notion de frontalité et
qui signifient avec certaines nuances, « résister, s’opposer à » : faire visage, dans le
sens de « se placer en face de l’ennemi et s’apprêter à lui résister, même si celui de « se
présenter » est également attesté, tenir visage et barbe d’homme, montrer visage, bien
que la signification de « faire voir, donner à entendre » soit également attesté.
Aux XVIe et XVIIe siècles le lexique et l’évolution sémantique de visage portent
témoignage de la « spiritualisation » de ce mot et de l’emploi figuré que Montaigne a pu
en faire. Le phénomène de spiritualisation du visage consiste dans le passage de nombre
d’épithètes et de verbes exprimant un mouvement de l’âme à la sémantique du visage,
« Tous les mouvements de l’âme se peignent sur le visage ». En effet ce ne sont pas les
mots eux-mêmes qui ont évolué mais la façon dont on scrute le visage, l’intérêt qu’on
lui porte.
Du XVIIIe siècle à nos jours le visage vit une vie stable et sans heurts mais il est peutêtre intéressant de signaler des emplois spéciaux du mot visage : visage dans le sens d'
image, portrait ; visage comme personne - dans l’expression « malgré son visage » on
entend « malgré lui », car on a tendance à identifier l’être avec une de ses parties, il
s’agit donc d’une adjonction d’une valeur stylistique particulière. Visage garde toujours
son sens de partie antérieure de la tête ; visage comme « côté plan d’un objet, façade
d’une maison » ; enfin visage comme façon, manière.
Le français face suppose un latin vulgaire FACIA. Le latin classique FACIES est
l’étymon d’où procèdent les mots dans les autres langues romaines. On relève face dans
des œuvres du XIIe siècle. Il semble résulter que la charge sémantique du latin vulgaire
facia se réduisait au sens unique de « visage ». Il était normal que, chargé de cette seule
acception, le mot face fût utilisé principalement dans les descriptions de la beauté
physique. Les auteurs du Moyen Âge lui ont attribué deux valeurs : la face était
considérée principalement comme la partie du corps, mais prise comme miroir de l’âme
elle servait en outre à caractériser la physionomie morale du héros, les dispositions
naturelles de son être intérieur ou encore les sentiments fugaces, les impressions
particulières qu’il éprouvait à un moment donné. Au XVe siècle l’évolution de face était
44
manifeste dans toute la littérature de cette époque (il faudrait parcourir les épithètes, le
domaine des comparaisons et les verbes : les groupes qu’ils formaient avec face
désignaient presque toujours un mouvement, un geste).
Au sens principal de « visage, physionomie » il faudra toujours rappeler celui spécial de
présence et l'acception de surface, héritage des expressions bibliques, empruntées à
l’hébreu.
Parmi les expressions d’origine médiévale les plus significatives : « de pleine face »
pour signifier : à visage découvert, en parlant d’un mort ; « de prime face » qui vient du
latin classique prima facie, au sens figuré de ouvertement ; « face à face » était fréquent
dans les textes d’inspiration religieuse, tandis que « en la face » était usité dans les
œuvres profanes. La locution « en la face » pouvait s’employer dans le sens de « dans le
visage ». Cette expression a disparu au XVe siècle pour donner naissance à « en face »
et « en face de », que l'on peut traduire par « au visage de, devant le visage de ».
Le XVIe siècle a été une époque glorieuse dans l’histoire du mot face, mais une époque
glorieuse précède souvent des grandes catastrophes. Le XVIIe siècle voit s’opérer un
changement profond dans la destinée de ce mot. A cause d’une expression burlesque et
considérée malséante à l’époque, le mot face fut frappé d’interdit dans son sens premier
de visage. On a gardé le mot dans les phrases consacrées et aussi pour les personnes, là
où le style sublime le protégeait contre tout équivoque ( regarder en face, reprocher en
face, résister en face, mais toujours sans l’article la ). Pourtant le mot visage était là
pour le remplacer dans son rôle principal.
Les expressions créées depuis le XVIe siècle sont les suivantes : « homme à deux
faces » valait pour faux, perfide, trompeur ; « changer de face » pour changer de
visage ; « perdre, sauver la face » pour perdre ou sauver son prestige, face désignant la
dignité d’une personne ; « face à » pour en face de.
Les sens spéciaux et techniques étaient aussi face comme visage dans la terminologie
médicale, face comme joues ou comme tempes ou les cheveux qui couvrent les tempes,
face comme partie antérieure de la tête des animaux ou comme longueur du visage
humain, servant d’unité de mesure, face surface, face aspect, face façade.
45
Vout dérivé de l'étymon voltu, a une histoire très brève, à partir du moment où il
apparait dans les textes français, au XIIe s. Vidé de sa substance et de sa vitalité
première il se charge d'un sens nouveau : « représentation figurée, image ». Ayant
désigné la crucifixion du Christ à Lucca46, en Italie, il servit à dénommer toute image,
toute représentation figurée. A cette acception il faut aussi ajouter celle de « figurine de
cire servant à l'envoûtement », image de cire.
Viaire « visage » a une histoire sémantique encore plus simple. Apparu vers le XIIe s. il
disparaît de l'usage au XVe s. probablement pour des raisons extérieures au mot même.
Façon à coté du sens général de « manière d'être, de se tenir, contenance, allure »
désignait aussi l'aspect du corps humain dans sa partie supérieure, tête et haut du buste
et quelquefois physionomie du visage. Les seules occurrences de façon dans le sens de
visage, à une époque où les poètes disposaient de plusieurs mots pour indiquer cette
partie du corps, dépendaient de la versification.
Enfin, figure : le français figure est un mot à la sémantique complexe, le sens de ce
terme est difficile à définir, ses emplois techniques sont nombreux. Renson conduit son
étude seulement dans le sens de visage.
Mot savant emprunté au latin FIGURA, figure n’est employé durant tout le Moyen Âge
que dans des acceptions particulières, techniques et littéraires. Cela explique son
introduction et extension tardives dans la langue parlée, mais dès le moment où il fut
employé, il fut un concurrent dangereux des autres dénominations du visage. À partir de
certains exemples, il ressort que le sens de visage attribué plus tard à figure se rapproche
très fort de l’acception de « aspect, forme extérieure » et de celle de « forme
représentée, image ». Il y a des cas isolés où figure possède le sens de visage.
Sur le plan philosophique on avait besoin au Moyen Âge du mot figure au sens
étymologique, le mot forme étant encore pris dans son sens métaphysique et
aristotélique. L’abandon de la scolastique, en faisant perdre à ce dernier sa valeur
technique, lui a permis de se substituer à figure. La transition parait avoir été faite par
l’usage du mot forme pour désigner la figure extérieure des êtres vivants, considérée
comme exprimant leur forme essentielle.
46 Crocifissione del Cristo, dans l'église de Saint-Michel, Lucques.
46
Sur le plan littéraire on constate que souvent, dans les textes du XVIIIe siècle surtout,
figure désigne l’extérieur d’un être, s’opposant à esprit et mérite qui marquent sa valeur
intellectuelle et morale. Dans le sens de « aspect extérieur d’une personne » elle était
donc bien nécessaire et ça explique pourquoi figure soit demeuré si stable au cours des
siècles et ait tardé à prendre le sens de « visage », ce qu’il fit seulement dans la langue
commune et même populaire.
C’est vers le milieu du XVIIe siècle que figure a pris l’acception de « forme du visage »
et au cours du XVIIIe siècle le sens « visage » a été attribué à figure, même si avec peu
de récurrences ; en tout cas, au XIXe les exemples sont nombreux et ne présentent
aucune ambiguïté.
Ce que les dictionnaires disent de figure « visage » : le témoignage des dictionnaires
confirme que peu de textes au XVIIIe attestent à coup sûr l’emploi de figure-visage mais
la langue parlée semblait bien le connaître.
Pomey en 1671 la définit ainsi : « la figure d’un homme. Hominis species, imago,
figura, habitus. Forma humana. Formae humanae species, figura. » -Richelet en 1680
relève l’existence d’un grand nombre de sens techniques mais il ne fait aucune mention
de celui de visage. C'est Boiste qui en 1800 note le premier cas de figure-visage. Ce
sens vient après ceux de « forme extérieure d’un corps », « représentation » et
« symbole ». Pour Bescherelle en 1845 visage est encore un sens particulier de figure,
l’acception première restant « forme extérieure des êtres, des choses matérielles ». Il est
significatif que D'Hautel en 1808 déjà signale figure-visage dans le bas-langage, ainsi
d'ailleurs que figurement, qui a le même sens.
Je voudrais dresser ici une brève liste des locutions où entre le mot figure dans son sens
de visage : figure à claques pour visage déplaisant, casser ou paumer la figure à
quelqu'un pour donner un coup de poing sur le visage de quelqu'un, figure
d'enterrement pour visage triste, figure à l'envers pour visage bouleversé, figure de
déterré pour visage pâle.
Avant de passer en revue les mots utilisés dans d'autres langues romanes pour parler du
visage j'attarde brièvement mes réflexions sur un des termes étudiés par Renson dans le
chapitre consacré à son entourage. Il s'agit du mot masque : dans son sens premier de
47
« faux visage dont on se couvre la figure » il est attesté depuis 1511, cependant très tôt
masque a été employé dans le sens de « expression que l'on donne volontairement à son
visage ». On repère le premier stade de son évolution chez Montaigne, Diderot mais ce
n'est qu'au XIXe s. que le mot en arrive à designer l'expression du visage et le visage luimême. Il faut remarquer cependant que le terme, même pris dans ce sens, ajoute à
l'acception « visage » une nuance de fixité, d'immobilité qu'il doit à son sens premier.
D'après ses dépouillements, masque visage apparaît pour la première fois dans un texte
de Balzac en 1833. Pour en terminer avec son évolution, ce mot a pris le sens de
« aspect anormal du visage, caractéristique d'un état physiologique ou pathologique »
pour un emploi médical.
3. Les autres langues romanes
Le champ sémantique du visage en italien est occupé presque entièrement par faccia,
viso et volto. Ce sont les trois seuls mots importants et en même temps permanents,
apparus tous les trois au XIIIe siècle et encore bien vivants dans la littérature moderne.
Faccia est très employé dans les textes littéraires même s’il vient en troisième position
après viso et volto : attesté depuis le XIIIe siècle et chez Dante, ce terme désigne le
visage en tant que partie du corps. Dès cette époque il signifie aussi « traits, expression
du visage, physionomie », mais il s’agit d’une façon de considérer le visage plus qu’une
évolution sémantique : simple partie du corps ou miroir de l’âme. Par rapport à
l’importante influence biblique dans l’histoire du fr. face, il faut signaler que la langue
italienne ne l’enregistre pas. L’italien faccia représente le latin vulgaire *FACIA et n’a
guère été influencé par le latin biblique FACIES. Faccia parait être le mot le plus
« populaire » parmi les trois, celui qui domine dans la langue parlée.
Viso est la plus importante des dénominations italiennes du visage. Venant du latin
VISUS, il est dès le XIVe siècle le mot préféré des écrivains pour désigner le visage,
très vivant à toutes les époques de la langue cultivée, peut-être moins au XXe siècle
qu’il ne l’a été autrefois.
Il jouit en effet d’une égale faveur dans tous les langages et dans tous les styles, sauf
48
dans la langue familière et dans les dialectes.
Volto, totalement absent des patois, est un mot très usité dans la littérature. Représentant
du latin VULTUS, il est moins fréquent que viso mais employé souvent dans les textes,
même au XXe siècle. Plus dans le sens de « traits, expression de la physionomie » que
de « visage (physique) ». C’est un mot à la sémantique stable.
En espagnol quatre termes importants, à des titres divers, se partagent le champ
sémantique du visage. Le plus ancien, faz, est le moins fréquemment attesté dans les
textes : FACIES> face> fâče et fâč au XIIe s.> haz en 1330, ils désignent
essentiellement le visage, partie du corps; rostro et cara apparus vers 1140 sont le
mieux représentés dans la littérature : le latin ROSTRUM qui avait le sens de « bec,
museau », a été gardé dans l’espagnol rostro avec cette acception, ainsi que celles de
« lèvre » et « bouche » dans la signification de visage. Sans occuper la première place, il
est un terme important pour indiquer la partie du corps. Cara a par contre une
sémantique extrêmement riche, les expressions où il est employé sont nombreuses et
très variées. Gesto enfin est beaucoup moins souvent utilisé, parce que ce n’est
qu’accessoirement que ce mot a le sens de visage. Il désigne « l’expression fugitive de
la figure », « mine que prend le visage », mais la plupart du temps il indique les gestes
et les attitudes d’une personne.
En portugais : rosto, dérivé du latin ROSTRUM, est le mieux attesté des noms portugais
du visage. Comme pour l’espagnol, au début il était empreint d’une valeur péjorative
qui n’apparaît cependant plus dans les premières attestations littéraires ; face dérivé de
l’étymon latin, désigne surtout le visage considéré comme partie du corps. Les
dictionnaires n’attribuent d’ailleurs pas à ce mot le sens de « physionomie ». Vulto au
contraire est employé dans le sens de « mine, physionomie » et il est encore vivant dans
la langue portugaise ; cara même si peu usité dans la littérature a une sémantique assez
variée et employé dans des expressions aussi nombreuses qu'en français, bien
qu'inconnu avant le XVe s. Il a le sens de « visage », plus rarement celui de « mine,
physionomie », mais aussi « apparence », « présence » et au pluriel « mines, grimaces ».
Gesto indique le geste, le mouvement des membres et ne prend le sens de visage que
49
chez les "classiques"47
4. Les langues germaniques
Après les langues romanes il serait aussi intéressant d'étudier la sémantique du visage
dans le groupe germanique, particulièrement en anglais et en allemand, langues dans
lesquelles Beckett a vécu ou au moins écrit, et de comparer surtout la traduction
anglaise à la traduction française - de l'auteur - vu que le choix d'écrire dans telle ou
telle langue était significatif. Mes compétences en la matière ne me permettant pas cette
étude et Renson ne reportant que sommairement les emprunts linguistiques des
dénominations françaises du visage, je me limite à attester que l'anglais depuis le
Moyen Age connait les termes face et visage et à une date plus récente les mots
physiognomy, mien et figure, tous encore employés en anglais moderne. Je laisse
ouverte ici une possible future piste de recherche qui pourrait apporter des éléments
intéressants de réflexion, convaincue que toutes les écritures les plus révolutionnaires
réactivent aussi bien la force sédimentée dans l'histoire d'une langue.
5. La ''langue beckettienne''
Je pense que Beckett réactive l'extension de la sémantique du visage, qu'il ré-arpente
l'éventail des acceptions et des occurrences, en déjouant en même temps celui qui
pourrait être une facile attribution d'un terme à tel ou tel autre visage.
Les possibilités sont très riches : on passe des visages qui assument et gardent très
clairement une de ses acceptions à ceux qui à l'intérieur du même terme hésitent entre
ses différentes acceptions, de ceux qui transitent entre deux termes, avec une alternance
assez nette, à ceux qui déjouent l'acception qu'ils présument manifester.
Dans les premières pièces, telles que En Attendant Godot ou Fin de partie les visages
sont des figures, ils suggèrent plutôt une forme extérieure, détachée de toute intention
47 J. Renson l'a relevé dans les Lusiades.
50
intimiste, ils suggèrent l'aspect général du personnage : ils sont ornés d'accessoires, de
chapeaux et lunettes qui se combinent avec leur allure boiteuse ou traînante. Si
l'attention est portée sur leurs expressions, c'est seulement dans le sens d'une surface
crispée, des impressions fugaces passent sur leurs faciès et se fixent dans l'exagération
pour quelques secondes, comme des gestes-grimaces transitoires. Parfois, comme dans
le cas de Nagg et Nell ou de Lucky on a l'impression que leur faciès transite vers un
devenir-animal48 : un devenir-ver, un devenir-chien ou cheval. Hamm au contraire
semble réactiver un faciès présence, ou son contraire. Je me réfère au drap qui au début
de la pièce lui couvre le visage, au même titre que le mouchoir taché de sang qui la
conclut. Le drap revient comme une ritournelle dans l'œuvre beckettienne, une sorte de
Saint Suaire qui présentifie le visage dans son absence.
Un choix totalement différent est celui de Pas moi, un visage-os. Il représente l'organe
de la parole, la bouche, mais aussi la faculté même de la parole ; la phonation et
l'articulation deviennent tellement présentes, trop présentes que os se charge aussi de
sa deuxième acception. L'invasion et l'illocabilité de la bouche font perdre la perception
du visage derrière, il disparaît sous le débordement de ce trou, "l'insupportabilité" de sa
vision la transforment en un os (Gorgonis) insoutenable.
Un visage-vout est représenté par May dans Pas. Au-delà de la visibilité réduite qui le
marque, la plupart du temps étant caché dans le noir de ses neuf pas, dans le son de ces
pas, seul aux deux demi-tours du va-et-vient un faible spot l'éclaire, il est une sorte de
crucifixion féminine, il fonctionne comme le vout dans la crucifixion de Lucca ou dans
les représentations sacrées. A la Galerie Nationale of Ireland, que Beckett fréquentait
assidument, est conservée une "Assomption de Sainte Marie Madeleine" de
Don
Silvestro dei Gherarducci49 qui rappelle Billie Whitelaw50 dans Pas. On connait
l'attention méticuleuse portée aux détails les plus infimes, aux mouvements du bras, de
la main, du coude, de la tête liés à la partition musicale et rythmique du texte.
Une autre référence picturale importante est celle relative au XXXIIè chant de l'Enfer51
48 Faciès comme partie antérieure de la tête des animaux
49 Illustrations n° 19 et 20
50 D. McMillam et M. Fehsenfeld soulignent comme Beckett dams Pas a apporté un soin particulier au
développement du schéma de l'iconographie chrétienne, spécialement en ce qui concerne l'image de la
crucifixion et de la Passion. Il dédiait une méticuleuse attention à la pose et à l'allure que May devait
garder.
51 “Come noi fummo giù nel pozzo scuro / sotto i piè del gigante assai più bassi, / e io mirava ancora a
51
dans la Divina Commedia, le cercle des traîtres à la patrie et aux parents proches. Ici les
damnés sont maintenus jusqu'au cou dans une mer glacée, seulement la tête (res)sort de
l'eau. Cette image revient dans Comédie, les trois personnages étant prisonniers jusqu'au
cou dans des jarres : on devine leurs têtes lorsque le projecteur n'est pas dressé sur eux,
on aperçoit seulement la masse de la jarre et de la tête, contrairement aux moments où la
lumière leur extorque la parole. Les mots débités à grande vitesse combinés à une
expression impassible, figée et rigide, là aussi où des tics, des sanglots font surface et
des rires éclatent, vont plutôt dans la direction d'un faciès, bien que l'identité que la
fixité serait censée soutenir devienne abolie. Les trois faciès sont quasiment identiques
dans leur indifférenciation. Autrement dit, leur identité n'est pas humaine mais c'est la
mineralité de la pierre, de la terre glaise des jarres qui les incorporent.
Dans Film si réticent à la perception et dans Dis Joe si impassible qu'il soit, le visage
fait preuve d'un vultus. Il semblerait être une contradiction dans les termes, du moment
que cette acception renvoie aux émotions, aux sentiments de l'âme, et au siège de leur
expression, le haut du visage, les yeux. Bien qu'on ne puisse pas parler de sentiments,
les yeux deviennent toutefois le lieu des états passagers de Joe et O, pour le premier il
s'agit de la tension croissante provoquée par la présence/écoute de la voix hors-champ à
chaque fois que cette voix se rapproche, alternée avec la détente lors de sa disparition
présumée – le silence – pour le deuxième il s'agit de la surprise et de l'horreur ressenties
lorsque Œ dépasse l'angle d'immunité, 45°, O entre en percipi.
Cette fois et Quad I+II nous présentent au contraire des têtes, des volumes et des
cavités. Le Souvenant semble n'avoir pas de visage, légèrement incliné en arrière , de
longs cheveux blancs dressés comme vus du haut sur un oreiller, il est comme oblitéré
dans le ''rigor mortis'' mais en vertical, on aperçoit le poids et la forme de sa tête,
détachée pourtant du reste du corps. Le regard semble ne pas pouvoir s'arrêter sur ses
traits.
Les quatre silhouettes mouvantes nous suggèrent la présence d'une tête, voir d'un crâne.
Ici le corps quoique caché sous une tunique reste présent, l'étoffe nous laisse deviner ses
volumes. Le visage est donc réhabilité dans l'acception de ''partie haute'', plutôt que
l’alto muro, / dicere udi’mi: «Guarda come passi: / va sì, che tu non calchi con le piante / le teste de’
fratei miseri lassi». Inferno XXXII, v. 16-21.
52
antérieure voir frontale, du corps. Il appartient au corps.
Même en supposant que le suffixe -age se soit ajouté à vis pour former visage ait été
écarté au profit d'autres explications, j'en tiens compte pour l'application qu'elle trouve
dans Berceuse, par exemple. Je m'explique : -age encore vivant à notre époque est pour
moi intéressant par sa fonction de créer des déverbaux qui expriment une action, l'action
dont il s'agit est celle du vis avec toute la sémantique de la vision qu'il dérive52. Je
dirais : l'action de faire visage. Le bercement régulier du noir à la lumière et vice-versa
de la lumière au noir suggère l'acte de se faire d'un visage, le passage d'un substantif à
ce qui n'est pas encore un verbe mais garde par le moyen de ce suffixe la notion de
déroulement, de fabrication, qui l'accompagne.
...Que nuages...déplace cette action plutôt dans les mots, elle devient une action
d'invocation du visage désiré, de sorte que plutôt que l'apparition et la formation d'un
visage, il s'agit de se mettre en présence d'une face, qui de biblique a seulement
l'acception justement de présence et la dévotion qu'on lui rend.
Mais il serait assez stérile d'entamer un repérage détaillé de toutes les occurrences du
visage beckettien, de réduire tout à une nomenclature établie, l'enjeu est plutôt d'ouvrir
et de découvrir la richesse des différentes solutions, sans pourtant en rester à une simple
suggestion. Sauf quelques cas isolés où l'accès au visage est manifeste et la poursuite
d'une forme est conduite jusqu'à son épuisement, Beckett réactive sur une même surface
visagière des acceptions diverses. Le résultat est une articulation polyvoque du visage,
moins statique que ce qu'on avait soupçonné, que ce qu'il semblait en apparence. Si on
revient par exemple à un des derniers cas mentionnés, précisément celui de F dans
Berceuse, sur scène on voit se succéder à un faciès immobile et impassible dans ces
traits, une sorte de imago funéraire, un vultus, mais juste le temps de prononcer le mot
''Encore'', le temps que l'os se donne. Il s'anime d'une forte expression lorsque
l'énonciation est re-centrée dans un corps. Pourtant le mouvement qui accompagne non
seulement le rythme des mots de V mais aussi ce visage, rend un vis + -age, c'est-à-dire
un visage qui se fait et défait.
On l'aura bien compris, la richesse et la polysémie des images scéniques s'articulent à
52 Je me permets ici d'utiliser transitivement un verbe intransitif.
53
celles des textes et de la voix qui nourrit ces derniers. Les images possèdent cette
ouverture parce que déjà l'écriture contient la question du visage, et pas seulement
l'écriture théâtrale. Dès les Nouvelles et Textes pour rien (1950) : « on serait dans une
tête [...] je cherche à être comme celui que cherche, dans ma tête, que ma tête cherche,
les yeux exorbités derrière mes paupières »53, jusque dans Cap au pire (1983) où on
retrouvera la tête inclinée sur les mains atrophiées. Ne pas citer L'innommable serait un
délit « Moi je sais que j'ai les yeux ouverts (...) il y a la façon de couler des larmes, qui
me coulent sur toute la figure, des yeux aux mâchoires, et jusque dans le cou (...) il me
semble, sur un visage penché, sur un visage renversé. Mais je ne dois pas confondre la
droiture de la tête avec celle du regard ».
53 S. Beckett, Nouvelles et Textes pour rien, éditions de Minuit, 1955, p.125 et 145-146.
54
II. VISAGE ET MASQUE
Le grand absent de la famille linguistique du visage que, finalement, on convoque dans
ces lignes est le masque, mais le fait que son apparition ait été si retardée, à l'exception
d'une brève allusion précédemment, dépend moins d'un choix de méthodologie que de
l'importance qu'il recouvre au sein de cette étude, raison pour laquelle je lui ai réservé
tout un chapitre. Sous le même mot français, masque, deux différentes épistémès – au
sens foucauldien du terme – se mettent en place. Une dramaturgie contemporaine telle
que Beckett l'offre et celles de la figure qui, comme le fil rouge d'Ariane, la suivent, par
le retrait qu'elles font de la subjectivité intentionnelle et par le décollement qu'elles
opèrent de l'énoncé et de son énonciateur, ouvrent des articulations évidentes avec la
théâtralité romaine, avec la persona et en même temps, au moins en ce qui concerne la
spécificité de mon étude, gardent un fort héritage grec, à savoir l'a priori visuel du
visage.
Deux réalités pour nous bien distinctes et parfois complémentaires sinon opposées, sont
fondues dans la culture grecque sous une même dénomination, appréhendées l’une et
l’autre sous la notion globale de « face » : le terme le plus fréquemment employé pour
designer le masque est celui-là même qui sert à dire le visage. Prosopon.
Contrairement à nos habitudes linguistiques et mentales, latinophones, où le masque,
persona, n’a aucun lien étymologique avec le visage, vultus ou facies, et ne découle pas
de la notion de vision parce qu’il a été compris par les Romains eux-mêmes par ses
qualités sonores, c'est-à-dire un porte-voix, « ce à travers quoi le son est émis »54,
puissance surgie du séjour des ténèbres, de l’invisible et de l’informe, du monde des
morts où il n’y a plus de visages, les masques des Grecs aussi visuels et visibles que les
visages avec lesquels ils se confondent, n’ont d’existence que sous la lumière du jour, et
ne se définissent que par rapport à un regard. Leurs significations et leurs valeurs
symboliques ne peuvent être comprises qu’à travers celles du visage, le prosopon
précisément.
54 F. Dupont, L'orateur sans visage. Essai sur l'acteur romain et son masque, Puf, 2000, p. 156.
55
1. Prosopon-visage
Le visage s’ancre dans le visuel, dans le champ sémantique de la vue, il est « ce que l’on
présente à la vue » : ce qui se trouve sous le metopon -la partie supérieure de la tête, le
front- ou selon Aristote la partie comprise entre la tête et le cou, et qui, sauf peu
d'exceptions, lui refusent une attribution exclusive à la face humaine, doit son nom à la
fonction qu'il exerce, l'homme étant le seul être à se tenir droit et, par suite, à regarder
de face et à émettre sa voix en face. Ce parallélisme entre la voix, le regard et le devant
lui est essentiel, le visage est ce qui « voit en avant ». Au contraire de metopon qui se
compose de meta « parmi, avec » et de ops « œil, visage », et qui donc indique l'espace
entre les deux yeux, prosopon formé par le préfixe pros «vers, en face »55 qui signifie
« ce qui est face aux yeux », devant les yeux de celui qui regarde, ne se définit pas alors
par sa situation/position dans la totalité d'un corps mais par les éléments offerts à la vue.
Conséquence de cette objectivation, le prosopon, substantif neutre, ne possède pas de
nominatif. Pas de marque d'un sujet distinct de l'objet. De fait il occupe dans la structure
syntaxique de la phrase, la position d'un complément. La représentation de soi-même
s'opère du dehors et exige un spectateur externe, que le sujet se fabrique en se dissociant
de ses propres regards : « vous, mes yeux » sont invoqués à se faire sujets du voir. La
valeur passive est toutefois soumise à un principe de réversibilité, du seul fait qu'il est
vu le prosopon devient ce qui voit, l'œil étant un organe à la fois actif et passif, le voir
n'étant séparé de l'être vu56.
La réciprocité visuelle est à la base de la conception grecque de l'identité, la
connaissance de soi passe par l'autre. Le prosopon que chacun présente à la vue d'autrui,
inaccessible à la vision directe, est accessible grâce à l'autre, à son visage, à ses yeux.
C'est pour cette raison que les Grecs refusent d'appeler visage les traits rigides du
défunt, pour eux les morts n'ont plus de visage ni de regard et ils ont recours par
conséquence à un autre mot pour le nominer, tête. Le face-à-face qui règle les relations
55 Une valeur d'orientation.
56 L'accusatif qui sous-tend à cette conception du visage nous lie directement à Film. Le visage ou l'œil
qui dans le vis-à-vis permettent à l'homme de se voir, de se percevoir et que le recours à l'accusatif ou
au vocatif « les yeux, regardez-moi » résume bien, trouve dans cette pellicule le même traitement.
L'œil qui est dans percipere et l'œil qui est dans percipi, sauf le refus de ce dernier d'être vu. Cette
question était déjà bien présente dans Comédie lorsque H demande « Est-ce que je suis seulement
vu? ».
56
humaines est dans ce cas incomplet et inégal, un hiatus sépare ceux qui voient et ont
encore un visage de ceux dont la vue s'est éteinte et dont la face est soustraite aux
regards des vivants. Les morts perdent leur visage et deviennent des têtes sans forces,
des têtes qui n'impliquent nullement le regard d'autrui. La mort entraîne une disjonction
et une incompatibilité entre la tête et le visage57, ne rencontrant que de rares
exceptions58. Exemplaires à ce propos sont les images de Cyrène, une divinité funéraire
dont la face totalement lisse est offerte habituellement dans l'encadrement d'une
chevelure minutieusement travaillée, en évident contraste avec l'absence monstrueuse
des traits et des organes59, ou autre solution, elle est esquissée sous les plis transparents
d'un voile de pierre60 qui s'interpose entre le regard des vivants et sa tête.
Suivant au contraire les coutumes latines, à Rome lors des funérailles d’importance, il
était d'usage de porter les imagines majorum : il s'agissait de masques modelés et peints
à partir de l’empreinte du visage du mort prise dans la cire, donc des faces aveugles aux
yeux fermés, aux paupières cousues.
Ces images étaient portées, peritithentes, dans le convoi funéraire par des figurants qui
ressemblaient quant à la taille, l’allure et aux vêtements, au défunt. Ce participe décrit
très bien ce port du masque, il signifie « porter autour de soi », soulignant de ce fait que
le masque ne se réduisait pas à une simple face, souvent le masque comportait une
calotte avec perruque. Le porteur en effet introduisait, enfilait la tête entière dans le
masque. Le mort dans la culture romaine possédait donc encore un visage.
2. Prosopon-masque
Si le terme grec qui désigne le masque est le même que celui qui désigne le visage, ce
n'est pas que ce dernier soit conçu comme un masque ; le prosopon-masque ne masque
pas, il donne à voir. Au même titre que son homonyme, il ne s'aborde que de l'extérieur,
par un mode tout externe de présence à soi. Il n'a pas pour fonction de cacher le visage
57 Au contraire chez les vivants le visage et la tête peuvent être équivalents.
58 Œdipe devant les cadavres des fils d'Antigone, en raison de sa cécité appelle leurs traits visage, pour
lui encore concevables et dicibles. De même, dans la bataille d'Arbèles, les têtes des soldats morts sont
encore dotées de prosopon en raison de leurs yeux encore ouverts sur le monde.
59 Le personnage de May dans Pas
60 Dans Dis Joe, le visage de pierre de la femme.
57
qu'il recouvre, à l'opposé, il l'abolit et le remplace complètement. « Occulté par un
nouveau prosopon [masque], il [visage] fait l'objet d'une scotomisation aussi verbale
que mentale »61 ou pour utiliser les mots de Marie-José Mondzain, il incarne un autre
visage au lieu de l'incorporer/ le personnifier.
Au théâtre donc, sous le masque dramatique le visage de l'acteur grec n'existe pas, son
identité n'est pas prise en considération, à l'exception de la seule voix : c'est l'acteur qui
grâce à ses qualités vocales redonne vie et voix aux différentes figures. Et à côté de la
performance vocale, les pieds62 aussi jouent un rôle important, le reste de la gestualité
étant très limité et codifié. Visage, voix, pieds.
Les peintures des vases attiques témoignent que lorsqu'un masque était mis, il n'était
plus représenté comme tel : sauf la bouche, qui pouvait être représentée ouverte ou
fermée selon les cas, les yeux étaient toujours rigoureusement pleins, avec iris et
prunelles peintes. Les Grecs attribuaient au masque les mêmes yeux qu'au visage, ils le
traitaient rarement comme une face artificielle, vu leur difficulté à chosifier ce qui porte
le nom de ce qu'il y a de plus vivant en l'homme – le visage et son regard.
Au théâtre la fascination propre au prosopon réside dans la cohabitation du prosopon
optique, le masque rigide, avec le prosopon textuel, le visage, à savoir la fixité de
l'expression faciale des masques et la mouvance des visages évoqués par le texte, la
rigidité impassible des uns et l'émouvante sensibilité des autres, le visage vivant et le
masque inanimé mais réel et matériel. Ce contraste est également (remis) à l'œuvre dans
les visages beckettiens, sur une même surface ils absorbent ces deux instances et ces
deux acceptions de prosopon, originairement identiques. Mais née dans une culture
latine je ne peux que m'exprimer par les registres qu'elle m'a appris : Beckett superpose
dans l'extension faciale le visage et le masque. L'image de Cette fois vient en premier à
l'esprit, la face fixe-neutre-inexpressive-impassible-pétrifiée-rigide comme un masque
du Souvenant, élevée à trois mètres au milieu de la scène, dévorée par le flux
pluridirectionnel des voix souvenantes autour de lui, animée à l'improviste par
l'ouverture successive et répétée, à des endroits précis, des yeux. Elle renvoie soudain à
61 F. Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l'identité en Grèce ancienne, Flammarion,
1995, p. 49.
62 Ibid., p.41. A l'occasion de la mise en scène de Pas moi à la Maison du Japon, à Paris, pendant le
festival consacré à Beckett en 2007, Pierre Chabert suggérait l'importance des pieds dans les pièces de
l'auteur.
58
celle de Berceuse - une sorte de oscillum63- qui au-delà de l'intervention externe du
mouvement mécanique de la chaise reste immobile dans sa posture la plupart du temps,
« visage blanc sans expression », à l'exclusion des cinq moments où sa surface s'anime,
les yeux grands ouverts elle prononce le mot bien connu.
3. Prosopon/persona et la parole
Mais tentons une autre approche. L'écart repéré précédemment entre la culture romaine
et celle grecque en ce qui concerne l'attitude visagière à l'égard des morts vaut et pour la
perception des visages des vivants et pour les acteurs. Si les Grecs ont du mal à penser
une inéquation faciale entre l'être et le paraître, vu qu'une dissimulation faciale est peu
compatible avec la notion toute extérieure64 du visage - c'est au logos qu'ils remettent
cette fonction. La parole par une superposition au prosopon devient un véritable
masque, dans l'acception latine et courante du terme, une persona verbale. La parole
romaine au contraire ne pourrait jamais se superposer à la personne et assumer la
fonction de masque, puisque elle est conçue comme son prolongement. Une éventuelle
discordance entre le sujet et sa parole n'est concevable que dans les termes d'une
dialectique du présent et de l'absent, et non du caché/dévoilé. Je m'explique. Si la
présence physique est le mode sur lequel la coïncidence entre sujet/parole est étayée, le
modèle à lui contraire – celui du mensonge et de la discordance – est l'absence,
autrement dit, un énoncé sans corps, un énoncé sans visage et sans voix comme celui
oralisé par un messager, puisque la parole mensongère est oralisée par la bouche d'un
autre, dont le corps ne peut être qu'un porte-voix. Il ne peut faire voir sur son visage et
par ses gestes ni faire entendre par sa voix la véracité de ses mots. Dès que le corps du
sujet d'une énonciation mensongère est présent, la discordance se fait voir et entendre
dans une actio65 inadéquate, incongrue. Gestes et parole ne coïncident pas, l'énonciation
63 Visages de cire qui dérivent leur nom du mouvement oscillatoire.
64 Une éventuelle opposition se lit toute en surface, à fleur de peau, comme un contraste entre le bas et le
haut du visage, entre par exemple dans l'Iliade les lèvres d'Héra qui se forcent à sourire et le front qui
trahit une inquiétude. Tout comme celui qui modifie perpétuellement son visage, l'hypocrite, est
condamné à perdre son identité pour toujours : la surface artificiellement modifiée devient son
indissociable peau.
65 Elle vient du verbe agere
59
ne correspond pas à l'énoncé. Même s'il n'est pas pertinent d'avoir recours au terme
« vérité » aux alentours de Beckett, je voudrais emprunter les mots de Florence Dupont :
« la vérité ne s'énonce pas d'une voix neutre, le visage inexpressif, le corps figé »66
parce qu'elle anime le sujet parlant, le logos est son prolongement, il est agere et non
représentation, l'énonciation s'élabore de la présentation de soi, de la présence visible et
audible du corps.
Cela dit, la performance théâtrale romaine est vue comme un dispositif de machines
parlantes produites par des corps éloquents sans sujet, le texte théâtral est une
composition de paroles sans sujet réel. Sur le plateau on coupe la tête de l'orateur et la
façon de lui couper la tête sans lui ôter la vie consiste à recouvrir son visage d'un
masque. Si on supprime le visage d'un homme, imago animi, pour le remplacer par un
masque, on le prive de son autonomie de sujet. Suite à cette soustraction, l'acteur se
disloque et se recompose à partir du masque-persona qui va fonctionner à la place du
visage, mais d'un visage qui n'est pas le miroir d'une âme. Le jeu du comédien est créé
alors à partir des deux constituants de l'actio de l'orateur, le geste et la voix, mais isolés
et divisés. L'homme éloquent se défait et se fragmente en voix, mots, gestes dont
s'empare chaque artiste de la scène pour en faire chacun sa spécialité. Même répartition
des composantes est repérable dans les pièces beckettiennes qui court-circuitent
progressivement la voix du corps des personnages, d'une initiale opération
d'incongruence entre « intentions » et actions ou, d'un agencement parallèle mais différé
des deux, tel que La dernière bande offre, à une définitive scission, Cette fois par
exemple.
La décomposition de l'orateur que je viens de décrire s'explique par le fait que, à la
différence du prosopon grec qui, qualifiant le masque théâtral de visage, substitue le
visage du personnage au visage de l'acteur, de sorte que dans les représentations
figurées, comme précédemment dit, ce masque n'est jamais visible quand il est porté, la
persona romaine n'est pas un visage, elle masque le visage de l'acteur sans lui substituer
un autre visage, sur les représentations le visage de celui-ci est bien présent sous le
masque. Le mot persona n'est jamais employé à Rome pour indiquer le visage, il
désigne, en dehors de la scène, la personne juridique ou grammaticale ; son étymologie67
66 F. Dupont, L'orateur sans visage. Essai sur l'acteur romain et son masque, Puf, 2000, p. 132.
67 Les Romains lui ont donné cette étymologie que les linguistes contemporains au contraire ne partagent
60
le reconduit au verbe personare « faire résonner à travers », lieu de passage de la voix
de l'acteur. L'unité voix-visage qu'implique le terme latin os, qui est à la fois bouche,
visage et regard, est brisée, la voix isolée du visage. Cependant, même si la persona
n'est pas un autre visage comme dans le théâtre grec, elle organise une visibilité
spectaculaire, elle est de fait un vultus sans faciès, une expression isolée de l'identité,
sans identité, ce qui ne correspond à aucune expérience humaine possible, sinon - mais
inversement- à l'isolation des traits du défunt par l'imago, c'est-à-dire un faciès sans
vultus. L'acteur romain, avant de jouer, contemplait le vultus figé du masque, il avait un
premier face-à-face technique avec ce qu'il porterait, sans passer donc par le texte, et
pendant le jeu il assumait aussi des poses statiques entre un mouvement et l'autre. Le jeu
de tête, déterminé par le masque et l'absence de visage, devait être alors très important,
en lui permettant de passer d'un mode affectif au suivant.
4. Les avatars du prosopon
Parmi les significations supplémentaires, accessoires, dont le prosopon s'enrichit
pendant son évolution sémantique – personnage, à partir du IIe s. avant notre ère, et
individu dans les questions platoniciennes- personne en tant que personne grammaticale
retient toute mon attention, là où l'exhibition du visage et de la figure est parallèle au
logos. Le prosopon devient à la fois personnage agissant, c'est-à-dire parlant tout en
montrant son visage, et personne verbale. Pas moi peut se lire comme la pièce de la
personne verbale qui s'acharne à se débarrasser de ''je'' pour atteindre ''elle'', pendant
qu'un ''tu'', l'Auditeur, écoute.
5. L'anti-prosopon
Dans la culture grecque on a quand même attribué une place au correspondant « orateur
sans visage » romain. De fait à côté du prosopon se dresse Gorgo, le paradigme du nonprosopon, du non-visage. Elle ne prétend pas au droit d'appellation traditionnelle, elle
pas.
61
en forge une autre, face à l'interdiction qui la hante.
Le mot gorgoneion, exigé par son incompatibilité et sa radicale diversité, dérive
exactement du nom de Gorgo, appelé aussi Méduse, qui contrairement à ses sœurs
Sthéno et Euryale avait le malheur d’être mortelle et fut décapitée par Persée. Le nom
qui désigne cette face grimaçante, cette vision effroyable qui provoquait la pétrification
et la mort de celui qui la regardait n’est pas visuel, mais tout d'abord c'est un terme
d’origine auditive, ( voir gorge, l’arrière-gorge) il évoque les bruits divers qui escortent
ces créatures mythiques, et en particulier tous les sons qui éclatent au moment de la
mort de Méduse : gargouillis du sang, grincements de dents, gémissements et
grondements furieux, claquements de mâchoires, sifflements des serpents de sa
chevelure. Les mortels qui croisent son regard sont statufiés, fixés, paralysés dans la
pierre pour toujours.
Face interdite parce que mortifère, sa frontalité la rendait inévitable aux regards, elle
interpellait et interpelle toujours celui qui la voit, en rendant canonique celle qui était
une exception à la norme figurative grecque. L'antiface n'est représentée en peinture et
par l'art plastique que de face, dans un inéluctable affrontement des regards, elle ne
possède pas de profil. Le contour de sa tête est humanoïde mais les éléments humains
s'y conjuguent avec des parties animales telles que serpents, bœuf, lion, sanglier cheval et oiseau pour le corps - l'hybridation fournit une solution à la représentation du
non-visible, en lui substituant le jamais-vu. Sa bouche souvent est présentée distendue,
aux dents alignées, aux crocs acérés, la langue bien exorbitée, ou mieux, tirée et les
yeux écarquillés.
Par le fait de ne pas pouvoir être regardée directement en face, Gorgo acquiert un statut
avant tout iconique, elle ne peut être accessible aux humains que sous forme de eikon, la
seule façon de la voir est l'image, l'image expurgée de toute sa nocivité. Le gorgoneion
fixe en les rendant visibles les traits impossibles de Gorgo, paralysant ses serpents,
immobilisant les regards funestes et neutralisant ses pouvoirs mortels. En donnant un
miroir à Persée pour réussir à vaincre son visage insoutenable, Athena invente l'image.
C'est pourquoi l'on dit que la face interdite de Gorgo est au centre d'un mythe de
naissance de l'image ; de l'eikon d'un original non-visible on a fini par multiplier les
représentations - gorgoneion- pour installer une image apprivoisée de la mort.
62
Au-delà de l'importance revêtue par ce non-prosopon et par la notion d'anti-visage et de
tête qui l'accompagne, ainsi que la riche réflexion offerte à l'univers beckettien, la
particularité de cette image eikon réside dans sa frontalité assidue. La représentation du
visage par le profil dans la céramique grecque était canonique et fonctionnelle, le profil
étant à la fois dans l'ordre de la narration de l'image et de la composition des relations
visuelles entre les personnages représentés. Trois modes, le détournement, l'occultation
et la frontalité68 du visage, marquaient l'interruption et la modification par infraction de
cet ordre. L'autonomie de l'image était ainsi troublée à la faveur d'une apostrophè. Le
recours à la frontalité n'intervenait que dans des circonstances déterminées, voire
exceptionnelles : pendant le sommeil, la où le dormeur était présenté ailleurs et sa
facialité marquait son retrait, signe de l'absence dans l'apparente présence ; pendant la
mort, du trépas héroïque du guerrier à la fin désolante des victimes, là où la face du
mourant n'était jamais un prosopon actif, les yeux fermés ; enfin pendant l'ivresse et la
folie. On pourrait les appeler les circonstances de l'altérité.
En ce qui concerne la frontalité, condition souvent exploitée par Beckett, je voudrais
remarquer de quelle manière elle est présente dans son écriture, même si un public n'est
pas forcement présumé être là. A coté de la frontalité rendue sur scène il y a la
frontalité comme condition. Ici l'innommable rejoint Marguerite Renaud dans la
coercition progressive à ne regarder que fixe, face à elle-même.
« ici je ne peux compter strictement que sur mon corps, mon corps incapable du
moindre mouvement et dont les yeux eux-mêmes ne peuvent plus se fermer comme
ils faisaient autrefois (...) pour me reposer de voir et de ne pouvoir voir (...) ni se
détourner, ni se baisser, ni se lever au ciel, tout en restant ouverts, mais sont
contraints, centrés et écarquillés, de fixer sans arrêt le court couloir devant eux, où il
ne se passe rien »69
6. Le prosopon figural et la voix
L'intérêt pour l'apparition du terme figure ne réside pas seulement dans la sémantique du
68 Ces trois modes reviennent constamment chez Beckett.
69 S. Beckett, L'Innommable, éditions de Minuit, 2004, p.23.
63
visible, étant définissable comme « forme envisagée par l'extérieur » et pour cette raison
en parenté avec le mode tout externe d'appréhender le visage dans la culture grecque,
mais aussi dans le croisement d'une sémantique verbale, le personare. On l'a vu, une des
significations accessoires de prosopon est celle de personne verbale, personne
grammaticale. Parler de figure dans ce contexte c'est pointer également la question du
langage, à savoir de la voix. L'étude d'un théâtre figural demande alors une analyse
attentive de la parole attribuée aux personnages, de la nature de cette parole et
évidemment du rapport qui existe entre l'acte d'énonciation et le responsable de cette
énonciation. Toutefois le terme responsable dans ce lieu risque de se charger d'un sens
qui ne lui appartient pas, on lui préfère énonciateur ou émetteur, ils sont plus appropriés.
Traditionnellement la parole s'analyse dans un rapport étroit à l'action ou à la situation,
insérant le personnage dans l'une ou l'autre, et si parfois on ne peut pas repérer une
adresse claire de cette parole, au moins on peut détecter un principe logique établi entre
le pôle d'émission du discours et le discours même, alors que chez Beckett il faut
redéfinir les façons dont le personnage continue à exister à travers les mots qu'il
prononce, ceux-ci n'étant plus étalés sur le mode de la cohérence et de l'intention,
encore moins de la logique. Il s'agit d'une parole « qui n'a pas d'origine subjective et pas
de but objectif »70, en d'autres termes elle ne se prolonge dans aucune action.
En opposant à une dramaturgie de l'action et de la fable une dramaturgie des actes de
parole – qu'elle soit laconique, anémique, loquace, logorrhéique – on substitue au
personnage construit et confirmé au fil du dialogue, une poétique d'identités
performatives. Leur principe de caractérisation - on est autorisé à utiliser ce registre
avec prudence – se confond avec le mouvement propre à leur énonciation. Ce dernier
n'étant plus vectorisé par une action à mener, n'apparaît plus nécessairement ni
intentionnel ni orienté. Cet affaiblissement du sujet derrière la parole n'a fait que croître
à mesure que les surfaces de langage ont gagné en autonomie, il n'est désormais plus
indispensable qu'une cohérence soit repérable entre celui qui parle et ce qui est parlé. La
coupure s'est faite plus profonde, les écarts se sont aggravés. Il ne s'agit plus d'un théâtre
70 “Cette voix qui parle sort de moi, elle me remplit, elle clame contre mes murs, elle n'est pas la mienne,
je ne peux pas l'arrêter, je ne peux pas l'empêcher de me déchirer, de me secouer, de m'assiéger. Elle
n'est pas la mienne, je n'en ai pas, je n'ai pas de voix et je dois parler, c'est tout ce que je sais ».
L'innommable, p.34.
64
de conversation, qui déjà à son tour avait décalé le périmètre d'action de la parole,
l'intérêt semble s'être déplacé vers une parole qui se déploie indépendante, sans qu'il soit
plus indispensable de l'attribuer à qui que ce soit. La question qui surgit immédiate est
alors : quel visage peut-il avoir l'(im)personnage auquel la parole traditionnelle a été
retirée à la faveur d'une parole qui ne lui appartient pas ? Quel rapport s'instaure-t-il
entre la voix qu'on entend et le visage qu'on voit ?
Les pièces les plus datées, celles où survit encore une toute petite caractérisation des
personnages, proposent une parole qui, malgré le constat d'être émise par les figures
présentes sur scène - ce que j'appelle une coïncidence minimale – est privée de toute
intention, ou mieux une parole qui non seulement n'est pas supportée ou confirmée par
l'action mais niée et trahie par elle-même. L'intention, qui habituellement sous-tend une
énonciation, déserte ici les gestes, lesquels au lieu de la prolonger dans une action, en
réalité la discréditent, la démentent.
ESTRAGON – Sauvé de quoi ?
VLADIMIR – De l'enfer
ESTRAGON – Je m'en vais (Il ne bouge pas)
VLADIMIR – Et cependant... (Un temps). Comment se fait-il que... Je t'ennuie pas,
j'espère ?
ESTRAGON – Je n'écoute pas
VLADIMIR (froissé, froidement ) – Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ?
(...)ESTRAGON ( Sans geste ).- Par là
VLADIMIR – Alors on y va?
ESTRAGON – Allons-y.
Ils ne bougent pas.71
Ce décalage s'étend aussi à d'autres langages, celui pictural par exemple, la langue
verbale ne détenant pas de droits d'exclusivité. Dans Fin de partie les didascalies
informent le lecteur que sur scène il y a un tableau accroché au mur, mais la face
71 S. Beckett, En attendant Godot, éditions de Minuit, 1952, p.15, 10, 79, 138.
65
tournée vers le mur, il n'y a aucun moyen de voir ce qu'il représente, même à la fin de la
pièce lorsque Clov le descend.
Une des conséquences dérivées de cette séparation est la circularité de la parole. Si elle
n'est plus censée suivre un vecteur de direction, elle se recentre sur elle-même, Clov le
dit bien « Toute la vie, les mêmes questions, les mêmes réponses »72 avec Winnie « On
s'abstient – on se retient – de hisser [ l'ombrelle 73] – crainte de hisser – trop tôt – et le
jour passe – sans retour – sans qu'on ait hissé – le moins de monde »74. Il s'agit de
visages de/dans l'attente, visages qui ne sont dans aucune action sinon celle d'attendre,
la parole alors entasse l'action, vu l'économie des actions possibles sur scène. Winnie
explore avec la tête le peu de mouvements que sa position lui accorde, « il y a si peu
qu'on puisse faire (...) on fait tout (...) tout ce qu'on peut », dans son visage il y a encore
quelque chose d'humain, au contraire de l'impassibilité de H, F1 et F2 de Comédie où
l'intention langagière est supplantée par une coercition à la parole – le seul espace
d'action possible - opérée par le projecteur. C'est lui qui leur extorque les mots, il ouvre
et arrête le flux de parole des personnages, de sorte que les visages expulsés de toute
leur volonté restent inexpressifs, oblitérés, immobiles et la voix atone, neutre.
L'incohérence entre parole et corps, entre voix et visage s'accentue progressivement
pour atteindre enfin une complète scission de la voix de son lieu d'émission. Pionnière
est la pièce La dernière bande qui, en 1958, par le moyen du magnétophone, dont
l'invention était récente, alterne la prise directe de parole par Krapp et la voix différée,
celle enregistrée sur la bande. L'acteur est seul sur la scène, mais il est en fait confronté
à un autre qui n'est matérialisé que par la voix enregistrée, un corps vocal. La plupart du
temps Krapp est réduit au mutisme, car il écoute l'autre voix, la sienne trente ans
auparavant, ses réactions demeurent discrètes, au moyen d'un langage souvent non
articulé – mimiques ou grognements. L'écoute tendue et intense implique l'immobilité
du personnage, d’où la scission entre la présence physique d’un acteur immobile et
l’audition d’une voix, rendue plus présente encore par l’attention qui lui est portée. Le
phénomène de la voix, d’une voix isolée, coupée du vieux corps qui la profère (ou
72 S. Beckett, Fin de partie, éditions de Minuit, 1989, p.19.
73 Dans la traduction italienne ''hisser l'ombrelle'' est rendu par l'action en général : Winnie dit donc
qu'elle diffère continuellement son action , par crainte de l'accomplir trop tôt, mais à la fin le jour
passe et elle n'a rien fait sinon l'acte de différer l'action.
74 S. Beckett, Oh les beaux jours, suivi de Pas, éditions de Minuit, 1975, p.42.
66
plutôt qui l’a proférée), prend ainsi toute son ampleur. D’autant plus que c’est d'une
voix de la mémoire qu'il s'agit. Cohabitent alors sur scène un corps ''actuel'' vieilli et
alourdi et sa voix désincarnée, c'est-à-dire une voix qui n'a pas un corps émetteur, sinon
le magnétophone, et qui ne lui appartient plus.
Cette extériorité ou extimité75 est repérable, même si par d'autres choix formels, dans
Dis Joe. L'effet d'étrangeté est cette fois augmenté par le décalage de la voix féminineémettrice-externe, une voix-off, et le mutisme ininterrompu, voir la fixité du visage de
Joe. La voix qu'on entend n'est plus un enregistrement vocal, elle n'appartient en aucune
manière à Joe. C'est la voix, qui alternée aux neuf mouvements de la caméra, produit à
partir du cadrage exclusif sur le visage, les seuls mouvements de la pièce, ici
l'immobilité et l'impassibilité dominent les traits, même les cillements sont éliminés,
seule la tension émerge, le temps que la voix parle.
Dans cette direction Beckett écrit Cette fois et Berceuse. Bien qu'il s'agisse encore d'une
voix de la mémoire comme dans La Dernière bande, on assiste toujours, dans un régime
d'extériorité et – il est important de le rappeler – de frontalité, à une mise en plusieurs 76
de cette voix. Les trois voix émises des haut-parleurs exécutent dans Cette fois une
complexe partition musicale, pendant que le visage muet, vu son progressif isolement,
est toujours plus proche de l'imago, du masque rigide et imperturbable.
Quoique Pas moi soit pris dans la contrainte visuelle d'une évidente émission de la
parole, de cette bouche émettrice trop présente, l'excessive attention portée sur la
production même de la parole empêche toute attribution possible, toute localisation
possible. Il ne s'agit plus d'une voix-off, Beckett ne recourt pas à une voix externe mais
l'extériorité est maintenue par l'absence d'un visage et par la tentative de délester la
première personne de ce qui reste du visage, le résidu obstiné. Est-ce une bouche ou la
bouche ?
Dans les pièces les plus récentes enfin, celles télévisées, la parole se fait plus abstraite et
off, les visages disparaissent. Elle semble s'intégrer de plus en plus au rang des
didascalies77 et se détacher complètement de l'image. Dis-adhérence. Silence.
75 J.P Sarrazac invente ce mot.
76 Dans Fin de partie Hamm dit : “ Puis parler, vite, des mots, comme l'enfant solitaire qui se met en
plusieurs, deux, trois, peut-être ensemble, et parler ensemble, dans la nuit”, p. 92.
77 L'émergence de la notion d'image dans les commentaires de ces œuvres est due au retranchement de la
langue au registre paratextuel.
67
Les inventaires et les répertoires des visages traités le long de ces pages n'auraient
aucune ambition si considérés isolément, ils n'auraient qu'une application relative,
maigre. C'est la tentative de les mettre en relation avec la parole, avec la voix qui les
rend ''rentables''. L'efficacité scénique du masque repérée par F. Frontisi-Ducroux
« Le contraste entre la rigidité impassible des masques et l'émouvante sensibilité
des visages, évoquée par le texte, constitue l'un de ces effets de tension qui
caractérisent la tragédie grecque (...) Mais si le prosopon scénique possède cette
force de distanciation, c'est dans la mesure où il se démarque, par sa fixité, des
valeurs habituelles du visage que le texte tragique rappelle constamment. C'est
parce qu'il est indissociable du prosopon textuel qu'ils nous semble impossible
d'isoler le prosopon scénique. »78
est aussi l'efficacité de Beckett. La superposition de ces deux registres – visuel et
textuel, même si je préfère dire, visuel et auditif – et les interférences produites par leur
simultanéité compose l'originalité de cette écriture. Pour reprendre les termes de la
''primitive'' typologie des visages, à un masque très typisé, traversé de temps en temps
par fortes expressions, un masque-vultus, on a vu attribuer une parole qui, soit lui fait
échec et mat, le déjoue, en le laissant dans un isolément comique, soit dans son
mouvement circulaire le jette dans la redondance. A un masque impassible, pantin, un
facies, on a vu appliquer une expulsion, une expropriation de la parole, une mise en
deux ou en plusieurs, toujours externe, de la voix. Une habitation presque exclusive de
la parole dans la tête, s'absentant momentanément du visage. Pour arriver enfin à un
masque en dissipation.
En concomitance avec ces deux registres est intervenue également la superposition sur
la même surface des différentes valeurs du visage : vultus-facies-os et masque.
78 F. Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l'identité en Grèce ancienne, Flammarion,
1995, p. 60.
68
III. TETES ET VISAGES
L'analyse linguistique envisagée dans les précédents paragraphes manque d'un apport
assez considérable. Après le visage et le masque, il est inévitable de considérer la
fonction accomplie par la tête. J'utilise le terme inévitable puisque la tête faisant partie
du corps – contrairement à la majeure autonomie dont dispose le visage – et en même
temps, le visage étant défini comme « la partie antérieure de la tête », sans pourtant lui
appartenir, on est confronté à un champ conflictuel, autrement dit de tension. Il s'agit en
effet d'une portion et d'une extension anatomique dans laquelle cohabitent deux
''systèmes'' si différents. Leur proximité est plus spatiale que conceptuelle ou
fonctionnelle. La tête est une extension du corps, le visage non.
Un indice de leur ''incompatibilité'' présumée est donné par Cette fois. Par rapport aux
visages de H, F1 et F2 qui, bien que impassibles et fixes, par l'acte d'énonciation, bien
que privés de toute intention, accèdent au-delà de tous ces ''concessifs'' à telle
appellation, le Souvenant n'a pas ce droit. Pendant qu'il écoute dans sa tête les trois voix
externes, il n'est que tête en totale absence de visage ; une fois les voix interrompues il
revient alors au visage, non pas par un acte de parole mais par un acte de perception
visuelle. Il ouvre les yeux quelques secondes, pour les fermer de nouveau à leur reprise
de parole.
A part cet exemple, afin de traiter au mieux un sujet si délicat je m'en remets
initialement aux mots de deux philosophes qui ont beaucoup réfléchi et sur la notion de
visage, et sur la notion de tête et pas par hasard non plus sur l'œuvre de Beckett.
1. Vers un Corps sans Organes
Dans Mille Plateaux Gilles Deleuze et Felix Guattari dédient un chapitre au Corps sans
Organes. Au-delà d'une éventuelle attribution (ou non) aux corps et aux têtes/visages
beckettiens d'une telle « marque », le choix de rapporter leurs réflexions réside dans le
fait que les interrogations menées se sont avérées très fructueuses pour mon analyse.
69
Antonin Artaud a été le premier à utiliser cette formule poétique pour parler d'un corpsacte, n'autorisant pas son enfermement biologique-social dans un corps anatomique. On
pourrait le définir comme un champ de possibilités, de forces, voir un processus.
Ils en font un concept philosophique et énoncent avec insistance que le Corps sans
Organes n'est pas une donnée, qu'au CsO79 on ne peut pas y arriver parce qu'il est plutôt
une limite et on n'a jamais fini d'y accéder. Ils égrènent différentes typologies de CsO,
du corps hypocondriaque, au corps paranoïaque, en passant par le corps
schizophrénique et le corps drogué ou le masochiste. Au croisement de tel ou tel corps
ils considèrent nécessaire de se demander d'abord de quel type il s'agit, comment est-il
fabriqué, c'est-à-dire par quels procédés et moyens, deuxièmement quels sont ses
modes, qu'est-ce qui se passe sur lui, avec quelles variantes, quelles surprises par
rapport à l'attente. Pour tout corps il y a un rapport très particulier de synthèse ou
d'analyse : synthèse à priori là où quelque chose va être nécessairement produit sur tel
mode et analyse infinie où ce qui est produit sur ce CsO fait déjà partie de la production
de ce corps, est déjà compris en lui, sur lui, mais par une multiplicité de passages.
Au croisement de tel ou tel visage beckettien je me suis demandé de quel type il était, de
quels éléments il se composait pour arriver enfin à en extraire une typologie, celle qui
occupe la première partie de cette étude. J'ai réservé par contre l'analyse des modes qui
le qualifient, des procédés qui travaillent à son apparition, de ce qui se passe sur lui en
partie à cette section, mais principalement à la prochaine.
Un CsO est fait de telle manière qu'il ne peut être occupé uniquement que par des
intensités, seules les intensités passent et circulent. Il fait passer des intensités, il les
produit et les distribue dans un spatium lui-même intensif, inétendu. Il n'est pas espace
ni dans l'espace, il est matière qui occupera l'espace à tel ou tel degré- au degré qui
correspond aux intensités produites. Il est la matière intense et non formée, non
stratifiée, matrice intensive. Le CsO est immanence, limite immanente, continuum
ininterrompu d'intensités.
Un avertissement est pourtant impératif à ces quelques lignes. Un corps sans organes
n'est nullement le contraire des organes, ils ne sont pas des ennemis, leur vrai ennemi
est l'organisme : le CsO ne s'oppose pas aux organes mais à l'organisation organique
79 Dorénavant ''Corps sans Organes'' sera abrégé en CsO.
70
des organes qu'on appelle organisme. Le corps, à l'avis des deux penseurs, n'est jamais
un organisme, il s'oppose à cette organisation, à cette sorte de strate qui se pose sur
celui-ci. L'organisme est un phénomène d'accumulation, de coagulation, de
sédimentation qui lui impose des formes, des fonctions, des liaisons, des organisations
dominantes
et
hiérarchisées,
des
transcendances
organisées.
On
distingue
sommairement la strate physico-chimique qui concerne la matière, la strate organique-le
corps et la strate anthropomorphique-les devenirs non humains de l'homme. Les
sédimentations, les stratifications, les rabattements qui se forment sur le CsO structurent
ce que nous appelons habituellement un organisme, une signification, un sujet.
Et si le CsO a été dit une limite et que l'on n'a jamais fini d'y accéder, c'est parce qu'il y
a toujours une strate derrière une autre strate, encastrée dans une autre. Les trois grandes
strates, les strates-mères, sont celles que je viens d'énumérer, à savoir la surface
d'organisme : « tu seras organisé, tu seras un organisme, tu articuleras ton corps »80 ; la
signifiance : « tu seras signifiant et signifié, interprète et interprété »81 et la
subjectivisation : « tu seras sujet et fixé comme tel, sujet d'énonciation rabattu sur un
sujet d'énoncé »82.
On comprend bien comment ces trois strates d'organisation du corps agissent en
symbiose et comment, par voie de conséquence, défaire un organisme est une opération
complexe ; la désorganisation83 beckettienne du visage implique forcement un courtcircuit de sa signification et une in-habitation du visage de la part d'un sujet, ou mieux,
une difficile habitation.
A l'ensemble des strates, le CsO oppose une action de désarticulation sur le plan de la
consistance, d'expérimentation comme opération active sur ce plan, au lieu de
l'interprétation, et le nomadisme comme mouvement de désubjectivation. Désarticuler,
défaire un organisme, cesser d'être un organisme, arracher le corps à l'organisme, tout
comme arracher la conscience au sujet et l'inconscient à la signifiance, ne signifie pas se
tuer, se donner la mort mais « ouvrir le corps à des connections qui supposent des
80 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizofrenie 2, éditions de Minuit, 2006,
p.197.
81 Ibid.
82 Ibid.
83 Par désorganisation, je n'entends pas une simple défiguration, un travail de soustraction, par via
negativa mais aussi une interférence de différents visages sur le même périmètre ''visagier''.
71
conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des distributions d'intensité,
des territoires et des déterritorialisations »84 . Le pire n'est pas de rester organisé,
signifié, assujetti mais de précipiter les strates dans un effondrement suicidaire ou
dément, qui les ferait retomber sur le corps, plus lourdes que jamais. Il faut au contraire
s'installer sur une strate et y chercher des mouvements de déterritorialisation éventuels,
des lignes de fuite possibles. Beckett semble exacerber les contraintes des personnages à
s'installer dans un organisme pour, au contraire, n'en pas finir d'explorer les
déterritorialisations possibles.
Difficilement on détecte sur leurs visages une identité sociale, économique, spatiale,
psychologique quelle qu'elle soit, quelque signification. Bien que les paragraphes
précédents nous aient appris les différentes valeurs sémantiques dont le visage a disposé
et dispose encore, et que Beckett réactive – valeurs qui correspondent aux diverses
exigences d'appréhender le long des siècles le visage – cette attribution n'implique pas
que les susdits visages signifient quelque chose. Difficilement les trois impératifs
identitaires – « tu seras organisé, tu seras un organisme, tu articuleras ton corps », « tu
seras signifiant et signifié, interprète et interprété » et « tu seras sujet et fixé comme tel,
sujet d'énonciation rabattu sur un sujet d'énoncé » – s'y affichent. Les corps malades,
perclus de douleurs et d’abcès, maltraités, paralysés, clopinants, boiteux, amputés, les
visages aveugles et sourds sont les strates initiales sur lesquelles il tente des
déterritorialisations. Le choix du corps ''malade'', dès les premières pièces, est très
significatif : ce qui d'abord pourrait apparaître un organisme, vu la mise en exergue
obtenue par son isolement, sa réduction et aussi son alourdissement, en réalité est un
corps qui contraint au paroxysme l'organisme pour lui échapper. Il n'est pas question de
suicide, Beckett choisit l'épuisement. « Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal
que pis encore. Jusqu'à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore. Dire pour soit
dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit. Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au
moins »85. On a presque l'impression que la répétition de « encore » donne la mesure de
cette lente mais assidue déterritorialisation.
Dans l'écriture beckettiene tous les
éléments entrent peu à peu en collimation, le déterritorialisation de l'organisme est celle
aussi du sujet, est celle aussi de la parole. Aux visages on peut attribuer des valeurs sans
84 Ibid., p.198
85 S. Beckett, Cap au pire, éditions de Minuit, 1991, p. 7
72
pourtant les faire signifier. Leur ''lutte'' est de sortir de toute signification et de toute
subjectivisation.
« Hors des strates ou sans les strates, nous n'avons plus ni formes ni substances, ni
organisation ni développement, ni contenu ni expression. Nous sommes désarticulés,
nous ne semblons même plus soutenus par des rythmes. Comment la matière non
formée, la vie anorganique, le devenir non humain seraient-ils autre chose qu'un pur et
simple chaos? »86. Tout déstratification brutale et suicidaire est une fausse et stérile
solution, mais il ne faut même pas croire remonter à une mythique origine, le CsO n'est
pas avant l'organisme, il est adjacent à l'organisme et il ne cesse pas de se faire. Il n'est
pas l'enfant avant l'adulte, la mère avant l'enfant, il est la stricte contemporanéité de
l'adulte, de l'enfant et de l'adulte, « leur carte de densités et d'intensités comparées »,
d'où parfois la difficulté dans les pièces de Beckett de déterminer l'état du corps. On est
confronté autant à des larves, des embryons, des "fœtus"déjà morts et vieillis avant de
naître, qu'à des devenirs animaux, à des devenirs pierre, minéral.
Si, bien que le corps sans organes ne soit jamais le mien, le tien..., c'est toujours un
corps. Il n'est pas plus projectif que régressif, c'est une involution mais créatrice et
toujours contemporaine. Les organes se distribuent sur le CsO mais ils y distribuent
indépendamment de la forme d'organisme, les formes deviennent contingentes, les
organes ne sont plus que des intensités, des flux, des seuils. Un ventre, un œil, une
bouche, un visage ; l'article indéfini ne manque de rien, il n'est pas indéterminé ou
indifférencié, mais exprime la pure détermination d'intensité. Il ne s'agit pas du tout d'un
corps morcelé, éclaté ou d'organes sans corps (OsC). Il n'y a pas du tout d'organes
morcelés par rapport à une unité perdue, ni retour à l'indifférencié par rapport à une
totalité différenciable, ce serait rester dans la logique d'un organisme.
2. Le visage, visagéité et visagéification
Se pose alors ''urgente'' la question : qu'est-ce qu'un visage? « Large visage aux joues
86 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizofrenie 2, éditions de Minuit, 2006, p.
201.
73
blanches, visage de craie percé des yeux comme trou noir. Tête de clown, clown blanc,
pierrot lunaire, ange de la mort, saint suaire »87...ce défilé deleuzien, quoique sommaire
surprend par la possibilité qu'il offre d'y repérer les quelques expérimentations de
Beckett. Mais les deux penseurs continuent : « le visage n'est pas une enveloppe
extérieure à celui qui parle, qui pense (...) la forme du signifiant dans le langage resterait
indéterminée si l'auditeur éventuel ne guidait ses choix sur le visage (...) les traits
signifiants d'une langue sont indexés sur des traits de visagéité spécifiques »88. Ici
s'ouvrent un autre questionnement, une autre faille : s'il est vrai que le visage n'est pas
extérieur à celui qui parle, où conduit-elle la tentative de différer, de décaler de plus en
plus la voix du corps, voire du visage ?. Contentons-nous pour le moment de répondre à
la première question. Pour les deux philosophes un visage est un système mur blanc et
trou noir, il commencerait à se dessiner vaguement sur le mur blanc, à apparaître
vaguement dans le trou noir. « Suggestive blancheur, trou capturant, le visage »89. Le
trou noir sans dimensions, le mur blanc sans forme seraient déjà là : le visage construit
le mur dont le signifiant a besoin pour rebondir, il constitue le mur blanc du signifiant,
le cadre ; le visage creuse le trou dont la subjectivisation a besoin pour percer, il
constitue le trou noir de la subjectivité.
Il est certain que le signifiant ne construit pas tout seul le mur qui lui est nécessaire, il
est certain que la subjectivité ne creuse pas toute seule son trou : les visages concrets
naissent d'une machine abstraite de visagéité qui va les produire en même temps qu'elle
donne au signifiant son mur blanc et à la subjectivité son trou noir. Plutôt que "déjà un
visage" on pourrait mieux définir le système mur blanc-trou noir à l'instar d'une
machine abstraite qui en produit, d'après les combinaisons déformables de ses rouages.
Si le CsO s'opposait à l'organisme, le visage s'oppose également aux sémiotiques
signifiantes de la visagéité qui le travaillent et le contrôlent constamment, défaire un
visage signifie sortir du régime de la signification et de la subjectivisation. Sur les
visages se définissent en fait des zones de fréquence et de probabilité, se délimite un
champ qui neutralise d'avance les expressions rebelles aux significations conformes. Il
87 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizofrenie 2, éditions de Minuit, 2006,
p.205.
88 Ibid., p.206
89 Ibid., p.206.
74
est spontané de penser par exemple à l'os Gorgonis, la face ou mieux, la tête de
Gorgone, de Méduse, qui dans la Grèce antique, on l'a vu, ne jouissait pas de
l'appellation de prosopon avec laquelle on désignait le visage, ne répondant pas du tout
aux significations qu'on lui attribuait. Bien au contraire elle était considérée le
paradigme du non-visage - sa vision était interdite, et ne pouvait être désignée que
comme tête.
3. Visage ou tête ?
Cette distinction entre visage et tête, même si elle repose sur des critères différents,
revient à la surface chez G. Deleuze et F. Guattari. Le visage mur blanc-trou noir fait
partie d'un système surface-trou, surface trouée, qui ne doit pas être confondu avec le
système volume-cavité propre au corps – au système proprioceptif.
C'est ici que
s'exerce leur insistance. La tête est comprise dans le corps, dans le système volumecavité mais pas le visage. Le visage est une surface90 : traits, lignes, rides du visage,
visage long, carré, triangulaire...etc, il est une carte même s'il s'enroule et s'applique sur
un volume ou s'il entoure et borde des cavités qui n'existent plus que comme trous.
Même humaine la tête n'est pas forcément un visage. « Le visage ne se produit que
lorsque la tête cesse d'être codée par le corps, lorsqu'elle cesse elle même d'avoir un
code corporel polyvoque, multidimensionnel - lorsque le corps, tête comprise, se trouve
décodé et doit être surcodé par quelque chose d'autre qu'on appellera Visage »91. La tête,
c'est-à-dire tous les éléments volume/cavité de la tête doivent être visagéifiés. Mais la
tête et ses éléments ne seront pas visagéifiés sans que le corps tout entier ne puisse
l'être, ne soit amené à l'être dans un processus inévitable. La bouche, le nez et d'abord
les yeux ne deviennent pas une surface trouée sans appeler tous les autres volumes et
cavités du corps.
Il ne s'agit d'aucun anthropomorphisme : on ne prend pas une partie du corps pour la
faire ressembler à un visage. La visagéification n'opère pas par ressemblance. C'est un
90 Voir dans le chapitre sur l'étymologie et la sémantique de visage, le sens que faciès et figure assument
au long des siècles : façade, surface.
91 Ibid., p.208.
75
surcodage des parties décodées. Reste à savoir dans quelles circonstances cette machine
de la visagéité est déclenchée.
Vu que ce n'est évidemment pas mon intention de renouer ici avec la vaine querelle où
s'affrontèrent jadis les tenants d'une mort supposée de l'homme et les défenseurs des
valeurs dites humanistes, je voudrais préciser seulement que l'inhumain auquel on fera
référence n'est pas la barbarie, comme de simplistes exégètes le déduisent parfois un
peu rapidement.
« Si la tête, même humaine, n'est pas forcément visage, le visage est produit dans
l'humanité, mais par une nécessité qui n'est pas celle des hommes "en général". Le
visage n'est pas animal, mais il n'est pas plus humain en général, il y a même quelque
chose d'absolument inhumain dans le visage. »92 et c'est une erreur de faire comme si le
visage ne devenait inhumain qu'à partir d'un certain seuil : gros plan, grossissement
exagéré, expression insolite, on pourrait ajouter isolement ou réduction extrêmes,
immobilité,et cætera. Inhumain dans l'homme, le visage l'est dès le début. Il est par
nature gros plan, avec des surfaces blanches inanimées, ses trous noirs brillants, son
vide et son ennui, au point que si l'homme a un destin, ce sera plutôt d'échapper au
visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir imperceptible, clandestin, non
pas par un retour à l'animalité ou à la tête mais par d'étranges devenirs qui franchiront le
mur du signifiant et sortiront des trous noirs, qui feront que les traits de visagéité même
se soustraient enfin à l'organisation du visage, ne se laissent plus subsumer par le
visage.
Le visage a donc à leur avis un grand avenir, à condition d'être détruit, défait, de se
désarticuler dans l' a-signifiant et l'a-subjectif.
Autant le CsO est adjacent et pas avant l'organisme, autant le système visage n'est pas
l'évolution du système corps-tête, il n'y a pas de stades génétiques. Il est question de
mouvements de déterritorialisation, d'intensités, de vitesses différentielles. La main
préhensive implique par exemple une déterritorialisation relative de la main
locomotrice, la tête humaine implique une déterritorialisation par rapport à l'animal et le
visage à son tour représente par rapport à la tête une déterritorialisation plus intense
quoique lente, voire absolue. Il fait sortir la tête de la strate d'organisme, humain non
92 Ibid., p.209
76
moins qu'animal, pour la connecter à celle de signifiance ou de subjectivation.
La machine abstraite de visagéité n'est pas toujours déclenchée. Si l'on considère les
sociétés primitives, peu de choses passent par le visage parce que leur sémiotique est
non signifiante et non subjective, polyvoque et corporelle. Leur polyvocité passe par le
corps, ses volumes et cavités internes. Les codes de ces sociétés portent sur les corps,
sur l'appartenance des têtes aux corps. Elles peuvent avoir les têtes les plus humaines,
les plus belles et spirituelles mais elles appartiennent à la strate d'organisme, n'ont pas
de visage et n'en ont pas besoin. Georges Bataille aussi remarquait que l'homme de la
grotte de Lascaux n'avait pas de visage, il disparaissait derrière les animaux93.
La machine abstraite s'exerce donc dans une sémiotique de signifiance et de
subjectivisation, cela signifie que le visage n'est pas un universel. « [le visage] c'est
l'Homme blanc lui-même, avec les larges joues blanches et le trou noir des yeux. Le
visage c'est le Christ, l'européen type, (...) il invente la visagéification de tout le
corps».94 La machine procède à la constitution d'une unité de visage en relation
biunivoque avec un autre : homme ou femme, adulte ou enfant, et un visage concret
étant donné, elle juge s'il passe ou non, s'il va ou ne va pas, d'après les unités de visages
élémentaires. A chaque fois elle rejette des visages non conformes : tel visage est
parcouru par des tics, tel autre se couvre d'anxiété ou il est trop poli, ou il n'est ni d'un
homme ni d'une femme. Elle est une ordinatrice des normalités. Au point que, si la
peinture a joué de toutes les ressources du Christ-visage, elle s'en est servie dans tous
les sens pour produire avec le visage du Christ toutes les unités de visage et tous les
écarts de déviance. La machine indissociable de signifiant-mur blanc et subjectivité-trou
noir est datée à l'année zéro du Christ, et c'est au long des siècles que la visagéité a pu
prendre toute son expansion et arriver à un état de mélange où la signifiance et la
subjectivisation s'étendent effectivement l'une à travers l'autre.
Puisque le visage dépend d'une machine abstraite, il ne suppose pas un sujet ni un
signifiant déjà là mais il leur est connexe et leur donne la substance nécessaire. Elle
n'est pas une annexe du signifiant et du sujet, elle en est plutôt connexe et
93 Les masques aussi, ils affirment, assurent l'appartenance de la tête au corps plutôt qu'ils n'en
exhaussent un visage. Mais vu les considérations précédentes sur la notion de masque, il serait
intéressant de savoir de quel masque, de quelle culture ils parlent.
94 Ibid., p.216.
77
conditionnante, elle procède au quadrillage préalable qui rend en effet possible la
discernabilité d'éléments signifiants et l'effectuation de choix subjectifs. Une langue est
déjà prise dans des visages. « Ce n'est pas un sujet qui choisit des visages (...) mais ce
sont les visages qui choisissent leurs sujets. Ce n'est pas un signifiant qui interprète la
figure tache noire-trou blanc comme dans le test de Rorschach, c'est cette figure qui
programme les signifiants»95.
Comment est-il possible de défaire un visage, comment sortir du trou noir de la
subjectivité, de la conscience et de la mémoire, comment percer le mur du signifiant ?
Beckett sort-il du visage ou lui "impose"-t-il d'autres déterritorialisations, opérant à
chaque fois dans des strates différentes -celle de la matière96 ou celle de l'organisme ?
Quelles conséquences se produisent sur le sujet et le signifiant?
En ce qui concerne les deux penseurs, il s'agit d'une déterritorialisation absolue qui va
vers les régions de l'a-signifiant et l'a-subjectif et du sans-visage, sans pourtant revenir
aux sémiotiques pré-signifiantes et pré-subjectives, on ne peut pas revenir en arrière.
Nous sommes nés là-dedans et c'est là-dessus qu'il faut nous débattre. Il faut inventer un
nouvel usage. Défaire le visage implique un grand courage parce que le visage est une
politique. Il est une forte organisation, « on y risque bien la folie ». Il prend dans son
rectangle-rond tout un ensemble de traits, traits de visagéité qu'il va subsumer et mettre
au service de la signifiance et de la subjectivisation. Les tics par exemple sont la lutte
toujours recommencée entre un trait de visagéité qui tente d'échapper à l'organisation
souveraine du visage et le visage qui lui réimpose son organisation. C'est seulement à
travers le mur du signifiant qu'on peut faire passer les lignes, les déterritorialisations d'asignifiance qui annulent tout souvenir, tout renvoi et toute signification possible ou
interprétation donnable, c'est dans le trou de la conscience qu'on peut découvrir les
particules où chacun se connecte aux espaces inconnus des autres sans y entrer et les
conquérir, où les lignes se composent comme des lignes brisées. C'est au sein du visage,
du fond de son trou noir et sur son mur blanc qu'on pourra libérer les traits de visagéité,
non pas revenir à une tête primitive mais inventer les combinaisons où ses traits se
connectent à des traits de paysagéité, de picturalité et de musicalité eux-mêmes libérés
de leurs codes respectifs. La machine de visagéité pourra opérer une véritable
95 Ibid., p.220.
96 Je renvoie à page 82.
78
dévisagéification, libérer en quelque sorte des têtes chercheuses qui défont sur leur
passage les strates, qui percent les murs de signifiance et jaillissent des traits de
subjectivité, libèrent des rhizomes, des lignes de déterritorialisation. « En vérité il n'y a
que des inhumanités, l'homme est seulement fait d'inhumanités, mais très différentes.
L'inhumanité primitive, celle du pré-visage, c'est toute la polyvocité d'une sémiotique
qui fait de la tête une appartenance au corps, à un corps déjà relativement
déterritorialisé, en branchement avec des devenirs spirituels-animaux. Au-delà du
visage, une toute autre inhumanité encore : non plus celle de la tête primitive mais celle
des têtes chercheuses, où les pointes de déterritorialisation deviennent opératoires,
formant des étranges devenirs nouveaux »97. Visage devenu tête chercheuse, pour la
merveille d'une vie non humaine à créer.
Après avoir évacué le visage, Beckett est-il arrivé aux têtes chercheuses ? Il est vrai
qu'après l'expropriation visagière progressive, même de la bouche, son dernier rempart,
la tête revient souvent dans son écriture. «Tête inclinée sur mains atrophiées. Occiput au
zénith. Yeux clos. Siège de tout. Germe de tout. (...) la tête dans la tête, yeux clos
écarquillés (...) trou noir obscur au centre avant crâne »98.
« Le corps est Figure, non structure. Inversement la Figure, étant corps n'est pas
visage et n'a même pas de visage. Elle a une tête, parce que la tête est partie
intégrante du corps ; elle peut même se réduire à la tête (...). Il y a une grande
différence entre les deux. Car le visage est une organisation spatiale structurée qui
recouvre la tête, tandis que la tête est une dépendance du corps. (...) C'est donc un
projet très spécial : défaire le visage, retrouver ou faire surgir la tête sous le
visage »99.
97 Ibid., p. 233.
98 S. Beckett, Cap au pire, éditions de Minuit, 1991, p. 11, 22.
99 G. Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, éditions du Seuil, 2002, p.27.
79
TROISIÈME PARTIE. QUESTION D'INÉVIDENCE
La célèbre formule de Klee – « non pas rendre le visible, mais rendre visible » – ne
signifie autre chose que rendre visibles les forces qui ne le sont pas. Et puisque les
mouvements ou les non-mouvements apparents des Figures100 beckettiennes sont
subordonnés aux forces invisibles qui s'exercent sur elles, on peut remonter de ceux-ci à
celles-là et en faire une ''liste'' empirique. Notre fil rouge se déroule : de la typologie du
visible tentée dans la première partie – le visage typisé, le visage pantin, le visage en
dissipation – à la typologie langagière pour appréhender ce visible scénique, dans la
deuxième section – le facies, le vultus, l'os, le prosopon visage/masque et la tête – il
nous conduit enfin à cette dernière réflexion, à savoir la typologie des forces invisibles.
I. ENTRE EXTENSION ET TENSION
« J'ai fait l'image » dit Beckett. « J'ai fait l'image », notre point de départ est (le) visible.
Mais de quelle image s'agit il ? Pour répondre à cette interrogation il faudrait
recommencer le questionnement sur la notion d'image : d'un côté il y une image qui
présuppose pacifiquement la figure, fixée en objet de représentation, celle qu'on pourrait
appeler une figure figurée et figurative, de l'autre côté il y a celle qui au contraire est
(com)prise dans le processus de se faire, attentive à ce qui pourrait dans sa surface
devenir visible, c'est-à-dire une figure figurante. Le visage beckettien rouvre et creuse
cette interrogation, il se présente comme un champ de conflits puisqu'il est à la fois
revendiqué par un régime d'extension, qui fort d'une volonté identificatrice le pense et le
travaille en termes de mêmeté, d'évidence, voire de visibilité, et parallèlement par un
100 Dans le sens que nous avons établi pour les dramaturgies contemporaines, au début de la recherche.
Figure en tant que force d'apparition, dispositifs visuels et sonores.
80
régime d'intensité qui, inversement proportionnel au premier, habitant le visage en
termes de forces invisibles et non pas de périmètre, porte atteinte à sa lisibilité
immédiate, à sa visibilité – prétendue inoffensive – et ouvre sur le visuel101. Ce mot est
pensé comme alternative au visible, et il se réfère en effet au travail du négatif à l'œuvre
dans l'extension même du visage.
Il faut alors tenter devant l'image, devant ces visages, un regard qui pense les forces qui
agissent en eux, le mouvement anadyomene102 dont ils participent, l'entrelacement
indéfectible de la formation et de la déformation : à la fois, de la déformation dans la
forme (là où le suffixe -ation dénote un « en cours de », quelque chose qui dans
l'évidence de la forme est en train de se dé-rouler) et de la formation qui malgré tout,
survit et gît résiduelle dans l'informe. Une déchirure s'opère dans l'image, entre l'acte de
représenter et l'exigence de présenter, entre la visibilité et l'événement visuel, le
symptôme de la présence dans la représentation.
On assiste à l'émergence du processus même de la figurabilité du visage, à la mise en
symptômes de son être-là, de telle manière que sa représentation est pensée avec son
opacité, son incarnation avec ce qui est capable de la ruiner, partiellement ou
totalement. Il est alors nécessaire de penser au rapport entre l'élément de la
représentation en soi et les conditions de sa présentation, sa présentabilité.
Le visage plutôt qu'être le support d'expressivité d'une âme, un émetteur de signes
explicites et explicitables ou une grammaire maîtrisable, devient un lieu traversé par
focalisations et déplacements, un espace où les forces transformationnelles sont comme
des vecteurs. On regarde ces forces intervenir et s'obstiner à différents ordres, dans
l'ordre de la matière visagière, et notamment la peau, la chair, de même que dans l'ordre
de la masse, les trous noirs sur la surface blanche, ses anfractuosités.
101G. Didi-Huberman au long de sa riche réflexion sur le registre (re)présentatif, pose une nette
distinction entre ce qui est visible et évident dans sa spécificité et ce qui, au contraire, dans sa
visibilité ouvre une inquiétude, une déchirure, une latence et pour lequel il adopte le terme de visuel.
Je cite : « (...) Elle nous impose de reconnaître qu'il n'y a d'image à penser radicalement au-delà du
principe de visibilité, c'est-à-dire au-delà de l'opposition canonique – spontanée, impensée – du visible
et de l'invisible. Cet au-delà, il faudra encore le nommer visuel. » : G. Didi-Huberman, Ce que nous
voyons, ce qui nous regarde, éditions de Minuit, 2001, p.75.
102G. Didi-Huberman, Devant l'image, éditions de Minuit, 1990, p.175. Le terme « anadyomène » est
employé en référence à la «Vénus anadyomène», la déesse qui surgit des eaux. Celle-ci est en effet
toujours représentée dans le mouvement même de ce surgissement qui implique l'idée d'une absence
initiale. De la même façon, le réel se présente sons la forme d’une apparition se détachant
dialectiquement sur l'absence.
81
1. La peau
L'épiderme est beaucoup travaillé dans les mises en scène de Beckett. L'exemple le plus
immédiat et évident est celui de Pas moi, qu'il s'agisse de la version parisienne avec
Madeleine Renaud ou de celle télévisée avec Billie Whitelaw, la matière de la bouche,
les lèvres, les dents, la muqueuse, la langue et la salive produite par la rapidité et
concentration du dicté nous tirent du côté d'une matière organique qui n'est plus
exactement du visage mais d'un indécidable et matiérique extérieur-intérieur du corps.
L'ouverture de la chair est pratiquée à un tel degré que la masse du visage, comme celle
du corps, disparaît. Pas moi est en continuité avec Oh les beaux jours qui
précédemment, toujours par les traits des deux comédiennes, mais surtout ceux de M.
Renaud, avait présenté une Winnie « de beaux restes, grassouillette, [avec] bras et
épaules nus, corsage très décolleté, poitrine plantureuse » endormie, les bras sur le
mamelon et la tête sur les bras. La nudité de son corps, exceptionnelle par rapport à
tous les autres personnages beckettiens103, et le choix parallèle de suggérer son poids,
au moyen des didascalies, non seulement par les adjectifs "grassouillette" et
"plantureuse", mais aussi par l'indication méticuleuse des petits et incessants
mouvements ou l'exclamation « Moi même ne finirai-je pas par fondre, ou brûler, oh je
ne veux pas dire dans les flammes, mais simplement réduite petit à petit en cendres
noires, toute cette...(ample geste des bras) chair visible »104 , ouvre à la dimension de la
chair, surtout là où, à l'acte II, la dévoration du corps dans/par le mamelon, transfère le
poids de cette nudité exclusivement au visage et à sa ''dévoration'' langagière.
La deuxième nudité explicite dans le corpus, exposée à un traitement assez particulier,
est celle de Protagoniste dans Catastrophe. Debout, au milieu de la scène, enveloppé
dans un chapeau et une robe de chambre d'où, initialement, seuls sortent les pieds nus,
ses chairs peu à peu se déshabillent : le crâne, la face, les mains, le décolleté, les jambes
sont dénudés, exhibés et soigneusement fixés. La proposition de blanchir l'anatomie,
103 Les autres personnages portent des vêtements et des accessoires qui ne leur laissent visibles que le
visage, ou une partie du visage, et les mains.
104 S. Beckett, Oh les beaux jours, suivi de Pas moi, éditions de Minuit, 1975, p. 45.
82
rendue de cette sorte visible, fait de P une chair oblitérée, un trophée de cire.
La richesse des différentes solutions n'est pourtant pas moins intéressante. Dans
Comédie le choix de rendre les trois visages à peine plus différenciés que les jarres
oblitère la peau des acteurs et tout possible indice d'âge, comme d'identité, sous le poids
du maquillage, de l'argile et de l'avoine, une matière dont la blancheur contribue à
dénaturaliser le visage et dont la sécheresse, même si elle moins imperceptible, produit
un redressement, un rajustement des traits. Le débit rapide extorqué et les expressions
effarées qui apparaissent sporadiquement, au même titre que les hoquets imprévus, dans
la partition du texte, sont la contre force plastique à la raideur et à la rigidité induites par
le matériau, une peau pétrifiée, voire minéralisée.
Trois est aussi le nombre des visages que Va-et-vient nous propose alignés. Dans
l'ombre, sous des chapeaux à bords assez larges, ils ne sont aperçus que partiellement, le
front et les yeux cachés, seuls nez, bouche et menton sont visibles. Éclairés du haut par
la lumière, le visage et la peau assument ainsi une tenue statuaire.
Dans Fin de Partie, là où la face du tableau reste retournée contre le mur tout au long de
la pièce, les visages des personnages au début et à la fin du spectacle sont enveloppés
deux fois dans une « autre peau ». Sauf Clov, dont le teint, très rouge, lui fait pourtant
de masque, Hamm dès les premières lignes nous est présenté immobile, couvert dans
toute sa figure par un vieux drap et une fois celui-ci enlevé, c'est encore un mouchoir de
toile, taché de sang qui lui tient lieu de visage. Encore endormi, il le retire seulement
après avoir bâillé, à nous d'apercevoir le bâillement par cette surface. De la même façon
les visages de Nagg et Nell apparaissent au-dessous de plusieurs strates, celui du drap
qui recouvre les bidons et les couvercles des bidons mêmes. Étant donné que la tête et
les mains sont les seules parties du corps qui émergent de leurs poubelles, cramponnées
aux bords, le couvercle qui cache ou au contraire découvre leurs faces, très blanches, ne
reste pas si extérieur qu'on pourrait le penser.
Pour citer enfin un exemple très différent des précédents, dans la version allemande,
télévisée de Quoi où, les trois visages « sans tête »de Bam, Bom et Bim, au lieu de se
charger d'une autre matérialité, d'endosser une autre peau, comme les cas susmentionnés
viennent de l'illustrer, semblent perdre leur trame physique et organique. Il ne s'agit plus
d'une chair-viande, d'une chair-minéral, d'une chair-métal, d'une chair-suaire, d'une
83
chair-marbre. Est-elle une chair-souvenir ou simplement une chair virtuelle ? Leurs
grains deviennent immatériels.
2. La masse
En ce qui concerne leur masse, les premiers visages beckettiens en possèdent encore
une. Les cas les plus explicites sont par exemple ceux de Lucky et de Pozzo, le visage
du premier est pris par les spasmes et les efforts dus, à la fois à la corde tirée et serrée
fort au cou, et au transport des différents objets. Lorsqu'il ne peut pas employer les bras,
il serre entre les dents le fouet, le panier ou le tabouret, et son visage, alors, produit de la
bave, il écume de la salive, la respiration se fait difficile et lourde. Par la fatigue et la
douleur, la masse, aussi bien du corps que du visage, se révèle à nos yeux. Pozzo aussi,
mais cette fois par un acte de voracité, quand il mord avidement et avale le poulet.
Winnie dans OLBJ répète incessamment avec la tête des mouvements vers le haut 105, le
bas, la droite ou la gauche, malgré tout elle inspecte soigneusement tout l'espace à elle
possible, d'abord celui de sa face et de sa masse. Après sa "toilette" quotidienne aux
dents, elle les examine dans le miroir, en soulevant la lèvre, elle contrôle les incisives
supérieures, elle s'essuie les yeux, elle met/enlève plusieurs fois ses lunettes, les appuie
sur le front, une légère migraine la touche et elle boit jusqu'à la dernière goutte le peu
de médicament resté dans le flacon, renversant en arrière la tête et le buste. Au-delà de
ces actions détaillées, il y en a d'autres qui, parsemées régulièrement dans le texte, nous
font apercevoir la masse du visage : celle par exemple de l'expression heureuse qui naît
et tombe sur la face. Le verbe choisi nous donne l'indice. Pourtant le désir de citer le
moment le plus important à ce sujet, est très fort : la masse visagière est là lorsque
Winnie inspecte dans le deuxième acte sa face106, cette fois il ne s'agit pas de sa toilette.
Elle passe en revue toutes ses parties, les déformant une par une : elle commence par
sortir les lèvres, tirer la langue et finit par gonfler les joues.
Si on veut considérer la définition de masse donnée par la physique, à savoir « la
105 S. Beckett, Oh les beaux jours, suivi de Pas moi, éditions de Minuit, 1975, p. 19, 30.
106 Ibid., p. 63.
84
quantité importante d'une matière compacte, sans forme définie », Pas moi
est à
énumérer dans ce premier groupe qui, à mon avis comprend aussi Film, Dis Joe, Fin de
partie. Bien que la bouche occupe tout l'espace, elle n'a pas de volume, elle est masse,
pure masse, elle est la matière, un trou noir matiérique.
Aux antipodes Beckett choisit des têtes à masse nulle, des volumes vides. Le passage
entre la masse visagière et la tête à masse zéro n'est jamais net, les deux moments
cohabitent dans la même pièce. Je m'explique, puisque cela pourrait sembler une
contradiction dans les termes, par rapport à ce qui a été dit auparavant. La cohabitation
des deux instances ne s'affiche pas simultanément sur le visage, en fait l'une exclut
l'autre, pourtant dans un texte, même si séparément, elles sont présentes. Beckett
amorce une déterritorialisation de la tête dès le début, mais d'une façon peu évidente,
elle avance graduellement et exponentiellement. Ce mouvement
commence par
Comédie, qui garde toutefois des densités organiques, et continue par les gorgoniques
Pas et Cette fois, Catastrophe, Quad II et Quoi où. Ces visages deviennent des
anfractuosités, des trous noirs-murs blancs mais sans une véritable épaisseur, des
volumes bidimensionnels vidés de toute matière, de toute masse.
II. LES FORCES INVISIBLES
Les forces qui agissent sur le visage sont beaucoup plus qu'une transitoire déformation
grimacière ; quoiqu'il y en ait explicitement dans les didascalies, elles ne se réduisent
pas à ça, il s'agit plutôt d'effets structuraux qui opèrent, par déplacements, une
déterritorialisation, une défiguration lente et constante, ouvrant au spectateur le visage
comme un champ de conflits et de symptômes, symptômes qui, en intensité, atteignent
leur visibilité extensive.
1. Les forces d'isolation
La sidération, ou mieux la pétrification – voire la « rigidification », tout comme le
raidissement : les synonymes sont nombreux et chacun d'entre eux apporte une direction
85
d'analyse également valable –
qui progressivement donnent aux traits la fixation
typique du masque, sont les mouvements visibles qui traduisent les forces invisibles
d'isolation. Elles sont les plus impliquées dans le corps de l'œuvre, en concomitance
avec l'exigence de la frontalité. Même sans endosser un masque, les visages en
assument davantage les prérogatives. Dès les premières occurrences, à savoir les
blanchissimes aïeux Nagg et Nell, aux impassibles et "jarrifiés" H, F1 et F2 obéissant au
sévère projecteur, en passant par Joe qui subit le regard insistant de la caméra et
pétrifiant de la voix, ou encore par les ressemblants Entendeur et Lecteur d'Impromptu
d'Ohio qui « la triste histoire une dernière fois redite [ils] rest[èr]ent assis comme
devenus de pierre », levant la tête et se regardant, fixement, sans expression, tout
comme P dans Catastrophe, immobile, debout sur un cube noir, au crâne couleur de
cendre presque sans cheveux, un mannequin dont les membres M et A ajustent et
arrangent chaque fois à leur gré, en lui baissant la tête ou au contraire la relevant pour
qu'on voie la face, pour finir avec le Souvenant de Cette fois qui interrompt par trois fois
l'immobilité du visage – une sorte de masque funéraire, tel que les portraits des morts
longuement regardés et qu'une des voix lui rappelle –
juste avec l'ouverture et la
fermeture des yeux et le sourire édenté, grimacier final.
D dans Berceuse n'est pas
moins incisive, vieille poupée au visage blanc sans expression, pantin aux yeux grands,
ancré et figé107 au fauteuil à bascule, uniquement par le visage et les mains - sur les
accoudoirs. Enfin, brièvement, May dans Pas, malgré son arpentage obstiné, est d'une
fixité désarmante, témoignée d'ailleurs par un passage : « Voyez comme elle se tient, le
visage au mur. Cette fixité »108.
La deuxième force d'isolation est celle qui agit par diffraction/réduction. La portion
perceptible du visage est progressivement réduite : soit il reste illocalisé du reste du
corps, lorsqu'il est le seul exposé sur scène, comme en vidéo, en hauteur et dans le noir
ou au contraire enterré, soit il est repérable et localisable dans toute la figure, dans la
''structure'' du corps de l'acteur mais, étant éclairé ou blanchi avec peu d'autres membres,
107 Beckett emploie ce mot exact dans les didascalies.
108 S. Beckett, Pas suivi de Fragment de théâtre I et II, Pochade radiophonique, Esquisse
radiophonique, éditions de Minuit, 2004, p.11. Lire aussi “Ressasser tout ça avec Pas”, in Revue
d'Esthétique, éditions Jean Michel Place, 1990, p. 154.
86
tels que les mains ou les pieds, davantage que les parties restantes – qui restent donc
enfoncées dans la pénombre ou l'ombre – ou caché derrière un accessoire109, il participe
à un effet de diffraction. L'œil les et le perçoit distinctement, dans les deux sens du mot.
De façon distincte mais séparément ; le regard aussi est décomposé, fragmenté, d'où ce
que j'appelle diffraction. Il y a évidemment – troisième possibilité – le cas du visage
« interrompu » dans sa surface même, en d'autres mots le cas où la force s'applique à
l'intérieur de son extension, la rendant partielle, relative. La partie qui se présente alors à
nos yeux assume une extension diverse, insolite et une intensité maximale, elle envahit
et déstabilise nos repères perceptifs. Étant donné que le dernier cas n'exclut pas les deux
autres, on peut attester dans la même pièce, deux solutions parallèles. En ce qui
concerne la première possibilité, Cette fois et le deuxième acte de Oh les beaux jours,
comme Fin de partie110, Comédie et Quoi où, en sont les exemples les plus manifestes,
pour la deuxième occurrence je peux citer Va-et-vient, Berceuse, Pas et enfin, la
troisième possibilité compte parmi ses adeptes Pas moi, Dis Joe qui, par les
rapprochements de la caméra, passe de la réduction du corps au seul visage à la
réduction du visage aux yeux et au nez, le metopon. Bam dans la version télévisée de
Quoi où, participe à ce mouvement.
2. Les forces de déformation
À ces forces d'isolation s'oppose une voracité, ou mieux une force vorace qui, cruelle,
entame le visage. Cruauté de moins en moins liée à la représentation de quelque chose
d'horrible, plutôt action ou sensation nerveuse des forces sur le visage, chair toujours
plus spasmodique et excessive. Insistance du sourire au-delà de la bouche, articulation
insistante de la parole qui subsiste à la bouche, insistance des organes transitoires qui
subsistent aux organes qualifiés, là où le corps s'échappe mais s'échappant, découvre la
matérialité qui le compose, la présence dont il est fait et qu'il ne découvrirait pas sinon.
109 Chapeau, mouchoir, miroir ou lunettes.
110 Sauf pour les doigts qui apparaissent aux bords des poubelles de Nagg et Nell et qui les font rentrer
plutôt dans le deuxième cas, mais ici sans oublier l'importance que Beckett lui-même leur attribuait
dans la direction de mise en scène, je considère plus forte la force d'illocalisation créée par
l'effondrement du reste du corps.
87
De cette façon Beckett ne rend pas le visible, le visage, mais rend visible la tension qui
le traverse, une tension vorace dans ce cas. Les pièces qui le montrent le mieux sont
celles où la dissociation entre le corps et la voix n'est pas encore intervenue, où la voix
n'est pas hors-champ, mais émise directement par le corps lui-même. La première
tentative date de 1952, lors du monologue logorrhéique de Lucky, son unique acte
langagier dans tout le texte. D'une voix monotone son discours devient un dicté
précipité, phagocytaire. Suivent Winnie qui, dans Oh les beaux jours, dévorée par le
sable - complice la fixité à laquelle elle est obligée - devient une dévoratrice de mots
face au spectateur, surtout là où certaines répliques - semi monologues- sont jouées à
débit très rapide, exigeant forcément un temps pour reprendre la parole, et Comédie qui,
de plus en plus dans la frontalité et dans la fixité des formes, à la voracité induite ex
abrupto aux personnages, un par un, par le projecteur, ajoute aux visages une voracité
seconde, induite cette fois par la contemporanéité trine du dicté.
Pas moi enfin
représente le paroxysme de cette force vorace. Impossible de dire pourtant si la voix est
désormais complètement désincarnée du corps ou si au contraire, elle lui est encore
plus viscéralement incorporée en tant que matérialité et non comme anatomie. Organe
de la parole qui n'est absolument plus organe structuré.
3. Les forces de protraction et de rétraction
Aux forces d'isolation et de déformation déjà mentionnées s'ajoutent les forces de
dissipation/dissolution et de réapparition. Beckett met en œuvre une véritable
dialectique de la visibilité à travers tous les moyens dont il dispose, pas seulement dans
un régime visuel, c'est-à-dire à travers l'image visible, mais aussi par l'écriture-même111
et au niveau acoustique, par le son. Empruntant un lexique cher à G. Didi-Huberman, à
partir du point central de cette oscillation entre apparition et dissipation, lequel est
précisément point d'inquiétude et de suspension de la dialectique instaurée entre
l'évidence visible et la latence visuelle, il ouvre sur le registre de l'inévidence. Entre les
111 Dans les pièces radiophoniques – Paroles et musique, par exemple – la voix accompagne l'apparition
et la disparition du visage, mais plus en général, l'écriture elle-même intègre la question du visage et la
notion de facialité. Les romans et les nouvelles en témoignent.
88
deux termes d'une sémantique de la signifiance112, voir de la visibilité – l'un le visible et
l'autre l'invisible – s'ouvre une sémantique autre, celle du visuel.
Ce n'est pas un hasard en effet si le mot qui résume cette opération, le va-et-vient,
trouve une si large incidence dans le corpus beckettien. Ce qui est présent ou se rend
initialement présent – l'être-là dans les pages de Robert Grillet – court toujours le risque
de disparaître, et ce qui disparaît dans l'ombre n'est pas tout à fait invisible, comme
oblitéré, mais retenu par quelque chose, par le son par exemple, ou par une sorte de
ritournelle113- et de cette sorte, déjà présent dans l'image répétée de son retour. De la
même façon, ce qui réapparait n'est pas visible non plus, de toute évidence et de toute
stabilité, puisqu'il est prêt à tout instant à disparaître à nouveau. L'image, et en l'espèce
l'image "visagière", a le pouvoir d'imposer sa visualité comme une ouverture et une
déchirure, qui sont en même temps dessaisissement et perte. En tant qu'objets proches
dans leurs limites immanentes, devant nous, « ils sont là, mais ce dont ils font état
visuellement (...) revient de loin », proches d'une perte qui éloigne et fait de l'acte de
voir un acte pour envisager l'absence, en eux la perte va et vient. Ce qui "dérange" c'est
la matérialité qui reste résiduelle dans cette perte et qui fait que cette disparition ne
finisse jamais.
À ce titre, je voudrais reprendre un terme utilisé il y a quelques lignes, celui de
dessaisissement, et le lier à une des pièces les plus riches du point de vue de mon
analyse – Pas – afin de montrer comment cette dialectique est lisible, même dans les
détails les plus petits. Le dessaisissement et la perte qui préparent et composent la
présence de May, son être-là, trouvent la trace du deuxième terme de leur tension
dramatique114, dans le titre originel du texte : « [ressasser] tout ça »115. Le personnage
que nous voyons sur scène et dont nous entendons les neuf pas, pas qui sont la seule
preuve de sa propre existence et de la tentative de ressasser dans son esprit les
problèmes de l'existence, en réalité n'existe pas, il n'est pas vraiment là. L'éclairage qui
112 Cette sémantique se lie directement à l'impératif : « tu seras signifiant et signifié, interprète et
interprété » que G. Deleuze et F. Guattari mettent en cause dans Mille Plateaux.
113 G. Deleuze et Guattari ont recours souvent à cette notion de ''ritournelle'', de rythme pour argumenter
les mouvements et les instances de la déterritorialisation. De la même façon, regardant les notes de
mise en scène, on s'aperçoit que Beckett avait une conception très musicale et rythmique de ses
pièces.
114 L'apparition.
115 S. Gontarski, “Ressasser tout ça avec Pas”, in Revue d'Esthétique, éditions Jean Michel Place, 1990,
p. 151-156.
89
s'adresse plus au sol qu'au corps, plus au corps qu'au visage, le temps de la lente
marche, se pose, même s'il est faible, sur le visage le temps des haltes, aux deux
extrémités. L'habileté de Beckett est de combiner des forces si différentes telles que la
fixité dont participent le visage et le corps de May, et l'épiphanie/l'aphanisis impliquées
dans le mouvement du va-et-vient.
Sur le plateau, Berceuse ne participe pas seulement de la même dialectique mais la fait
avancer. Cette fois le mouvement, ou mieux le balancement, est réglé mécaniquement,
sans aucune aide du personnage et à une vitesse légèrement plus élevée que le va-etvient de May, le spot aussi est plus intense et, au contraire de Pas, concentré quasi
exclusivement sur le visage, produisant un effet encore plus fort, surtout si on réfléchit
que dans la version télévisée, à la fin de chaque balancement, pendant le « temps long »
le cadre de la caméra resserre exclusivement le visage. Elle prépare sa première
apparition et accompagne sa première disparition, le temps de recommencer le va-etvient avec « Encore ». Notre regard suit alors les vestiges, les traces du visage. Traces
qui ne sont pas tout à fait nouvelles, que nous avons appris à connaître et que la plume
de Beckett garde dès les premiers textes à travers
une riche articulation et une
exploration de toutes les possibilités.
De toute façon, par rapport à l'épiphanie verbale faciale de C dans Fragment de théâtre
II, offerte visuellement à A, seulement le temps que l'allumette se consume et qu'il en
frotte une deuxième, pour lui approcher à la fin le mouchoir, aussi bien qu'à l'épiphanie
sonore faciale de Paroles et musique, qui propose moins une dialectique d'évidencelatence qu'une apparition interrompue mais progressive du visage – au début Croak fait
une référence rapide et fugace au visage, après on l'apprend venir dans les cendres : la
chevelure, le front, les narines, les cils, les lèvres, et enfin les yeux s'ouvrent – c'est dans
les pièces télévisées que Beckett exploite le mieux cette tension interne au/du visage.
Quand j'écris interne, je n'entends absolument pas intime ou introspective. Pour s'en
apercevoir, il suffit de confronter les deux réalisations de Quoi où. Au théâtre chacun
des personnages s'avance, s'immobilise et s'en va de nouveau dans toute une série de
déplacements qui finit par encombrer l'espace. La technique vidéo est en revanche plus
nette, l'ovale des visages apparaît, sans cheveux ni oreilles ni chapeau tout simplement
lorsque Bam s'en souvient, et disparaît lorsqu'ils quittent son souvenir. ...que
90
nuages...opte encore plus différemment pour une seule épiphanie, il matérialise un
visage féminin « sans tête suspendu dans le vide » sans contour, lequel tantôt disparaît
aussitôt, tantôt s'attarde avant de disparaître comme l'image des nuages passant dans le
ciel et se défaisant à l'horizon.
3.1 Une nouvelle anthropologie des regards
L'événement facial se définit donc par un
acte
dialectique de protraction et de
rétraction, ou mieux, de détraction. Les visages peuvent être reconnus comme des
présences dramatiques latentes même dans une représentation actuelle et apparemment
statique. Il y a du mouvement bien au-delà de l'immobilité, même dans l'immobilité,
« le véritable acrobate est celui de l'immobilité dans le rond ».116 Beckett semble ainsi
poser de nouvelles prémisses à la vision : d'abord une technique de la vision, nouvelle,
puisqu'elle relève d'une anthropologie des regards117, et deuxièmement une nouvelle
sémiotique de la physionomie, lesquelles ensemble émancipent et évacuent les scènes
faciales du calme de l'image, de l'eidos.
Le choix de faire allusion à l'anthropologie des regards se lie en effet au vaste et ancien
mouvement de production de visages, étudié par Peter Sloterdijk et qui, de l'émergence,
ou encore mieux de l'émersion du visage à partir de l'espace inter-facial, renvoie à un
événement bien au-delà de toutes les questions de la représentation, et qui fait de la
possibilité de la visagéité un processus d'anthropogenèse.
L'approche que nous avons tentée jusqu'ici, étant essentiellement esthétique, manque
d'un apport fondamental puisque les variations scéniques opérées par Beckett sur la
présence faciale ne se limitent pas à une mise en cause et à une réinterrogation des
codes théâtraux, mais réouvrent sur le drame facial et inter-facial de la protraction,
c'est-à-dire sur la force d'extraction qui a rendu possibles les visages humains, à partir
de nos ''primitives'' faces animales, au long d'un processus facio-génétique, dont la
motivation est autant biologique que culturelle – auquel la force de protraction a
116 G. Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, éditions du Seuil, 2002, p.45.
117 L'ordre d'une image peut altérer l'ordre de préférence établi par la perception ou par les valeurs
culturelles préexistantes.
91
contribué considérablement – et qui pense l'histoire de l'être comme un événement
somatique.
« Par l'ouverture du visage – plus encore que par la cérébralisation et la création de la
main – l'homme est devenu un animal ouvert au monde (...) ouvert à son prochain »118.
Attentif à la genèse faciale, Sloterdijk repère précisément dans la sphère interfaciale,
dans "l'intimité" du face-à-face et de la rencontre optique119 avec l'autre, l'un des agents
principaux de l'évolution. La facialisation est à son avis, avant que l'inscription de la
culture et du caractère interviennent, le drame noétique-facial premier. La participation
aux visages des autres était initialement d'ordre bio-esthétique, les visages proches
étaient de fait un confort, un signe d'amabilité, de joie, plus qu'un signe d'identification
et de reconnaissance ; en effet il suffit de penser aux visages des mères et des enfants
dans la période du bonding post-natal pour s'en apercevoir 120. Au même titre, le fait que
dans l'âge de pierre on ne trouve strictement aucune représentation de visages humains,
prouve que la participation aux visages des autres s'inscrivait dans un domaine qui ne
demandait pas la représentation et l'identification, elle était exclusivement l'expression
d'un principe de joie inter-facial.
Par conséquence, dès que la représentation s'est emparée des visages, elle n'a plus
appliqué au visage – par protraction – le principe de joie, mais le pouvoir représentatif
et ses mines signifiantes. Peu de faces ont échappé à la signification 121, à son avis. La
question qui était surgie à propos des trous noirs de subjectivation et du mur blanc de
signifiance tape encore à ma tête : Beckett échappant lui aussi à cette sémiotique, a-t-il
voulu garder tout le mystère du visage, sans le traduire dans aucune signification?.
Partout où se sont établies les cultures avancées, pas nécessairement celle européenne,
la protraction a atteint un stade dans lequel les icônes directrices de la visagéité,
normatives et porteuses de signification122, ont poussé plus loin l'ancienne ouverture bioesthétique du visage. Mais l'espace inter-facial n'a pas toujours été la zone d'une histoire
118 P. Sloterdijk, « Entre les visages », ch. II de Bulles. Sphères I, Fayard, coll. Pluriel, 2002, p. 180.
119 La rencontre optique à laquelle F. Frontisi-Ducroux fait référence à propos du prosopon.
120 Voir les expérimentations avec les visages et les masques menées par René A. Spitz dans De la
naissance à la parole : La première année de la vie, PUF, 1968. Ou Ligéia. Art et frontalité, n° 81-84,
janvier-juin 2008, p.33.
121Selon P. Sloterdijk seulement les visages de la Gioconda et de Bouddha ont réussi à échapper à la
signification.
122La machine abstraite de visagéité.
92
naturelle et sociale de l'amabilité, il n'a pas toujours joui d'une vectorialité positive, lui
aussi a sa propre histoire de la catastrophe. Il y a le radicalement étranger, « c'est la
raison pour laquelle [les cultures anciennes et les cultures modernes] ont besoin du
masque, comme moyen de rencontrer l'inhumain, l'extra-humain, avec un non-visage ou
un visage de substitution qui lui correspond ». Selon le philosophe allemand, lorsque
l'art moderne montre encore des visages, il rend compte d'une sorte de catastrophe interfaciale permanente, ses visages ne relèvent plus des sphères intimes, ils sont sans
reconnaissance, stigmatisés par la force de l'évacuation et de l'altération, la protraction
elle-même s'est immobilisée, ou bien, elle a commencé à souligner dans le visage de
l'homme, l'élément inhumain, extra-humain. La détraction et l'abstraction comme forces
de modelage de la plastique faciale, ont pris le dessus sur la protraction. « Des
puissances qui déforment et qui vident le visage ont transformé le "portrait" en détrait et
en abstrait. A ce processus correspond une double tendance du mouvement de l'art
facial : d'une part, un courant menant à l'expression d'états situés au-delà de
l'expression, d'autre part la refonte du visage en prothèse post-humaine »123.
L'hypothèse que j'avance ici est que, s'il est vrai que dans l'espace interfacial s'est opéré
l'acte protractif du visage, donc dans l'espace bipolaire entre deux visages, aujourd'hui,
par contre, on peut repérer dans un espace non plus inter mais intra-facial, autrement
dit, dans l'espace bipolaire d'un seul et "même" visage, l'événement d'une possible
rencontre entre visage et non-visage, humain et extrahumain.
Si Sloterdijk repère dans le visage en explosion du pape hurlant de Francis Bacon ou
dans les autoportraits d'Andy Warhol, encore des lieux, même s'ils sont en marge, de
l'art expressif, puisque à son avis, autant le relatif déchirement (Bacon) que la
pétrification faciale (Warhol) sont malgré tout soumis au principe d'expression, c'est en
revanche dans les nouveaux procédés des arts plastiques qu'il reconnaît une dissociation
totale.
Sachant qu'il n'est pas toujours pertinent, parce qu'incorrect d'un point de vue
épistémologique, de mélanger des réflexions qui, tout en gardant quelque parenté
élective, sont inhérentes à des domaines différents, lorsque Sloterdijk fait référence à
des œuvres d'art contemporain pour témoigner de la radicale métamorphose du portrait
123P. Sloterdijk, « Entre les visages », ch. II de Bulles. Sphères I, Fayard, coll. Pluriel, 2002, p. 207.
93
en détrait, je trouve toutefois dans son discours des interrogations proches de l'univers
dramatique de Beckett. À ce titre – la parenté mentionnée auparavant – je voudrais
rappeler brièvement l'importance et la place que la dimension picturale occupait dans
son activité artistique, donc non pas seulement sur le plateau.
Les mots employés par le philosophe à propos de l'artiste Irene Andessner qui
« maintient un équilibre entre portrait, abstrait et détrait et [qui] peint avec un humour
sans rire et un désespoir sans larmes, proclamant l'attente du visage encore humain
envers son vis-à-vis adéquat et dérobé » me questionnent sur l'équilibre que Beckett
maintient entre un visage à la fois en protraction et en détraction, voire en rétraction, là
où ces forces d'invisibles deviennent visibles, véritable mouvement appliqué au visage
et non seulement dialectique latente, sous-gisante. Au-delà de son contenu même, une
image se définit par sa forme, par sa tension interne, elle n'est pas objet mais processus :
au deux actes d'intensio et de revocatio – de protraction et de rétraction- il faudrait
ajouter alors un troisième terme, fondamental, la retentio, c'est-à-dire ce qui malgré tout
se maintient de l'un et de l'autre, vestige des deux, ce qui retient la progressive
dissipation de l'image mais qui effondre/troue déjà sa pleine réapparition, la nouvelle
épiphanie du visage, et qui rend leur équilibre indécidable.
3.2 L'image-mouvement
Je voudrais m'entretenir encore quelques instants sur la question du mouvement produit
par l'articulation du registre de la visibilité et celui du visuel, par l'acte de protraction et
de rétraction et leur point d'inquiétude, la retentio, empruntant un terme clé à la pensée
deleuzienne : l'image-mouvement, même si je l'entends autrement que lui. Il s'agit plus
d'un emprunt lexical que d'un vol intellectuel. Deleuze distingue deux sortes d'images
cinématographiques, l'image en mouvement, qui correspond à un fonctionnement
uniquement représentatif de la caméra, et l'image-mouvement que je viens d'anticiper et
qui résulte inversement du fonctionnement présentatif de l'appareil. Le mouvement n'est
94
pas engendré dans ce cas par l'objet cadré, mais seulement par la caméra.
A part la plupart des pièces télévisées124, que je préfère aborder dans un deuxième
temps, vu que leur nature ''cinématographique'' s'applique mieux à cette pensée, les
pièces théâtrales retiennent davantage mon attention puisque la condition d'immobilité
qui domine leurs personnages, devient un élément intéressant par rapport à la façon de
l'auteur d'obtenir, malgré cette fixité même de l'objet, une image-mouvement, bien que
nous ne soyons pas devant un écran mais devant un plateau. Je comprends tardivement,
mais cette fois pleinement, le sens de ces mots :
« L'image [la plus défigurante] n'est pas sans ordre, mais son ordre altère l'ordre de
préférence établi par la perception ou par les valeurs culturelles préexistantes »125
Même sans une caméra mobile Beckett réussit à déjouer – par épuisement et
déterritorialisations successives – notre perception établie et à mettre le mouvement
dans nos yeux. C'est dans ce sens là alors, qu'il est question d'une nouvelle
anthropologie des regards.
Dans Comédie par exemple, la lumière, incarnée par le projecteur – le quatrième
personnage – devient une sorte de caméra qui crée l'image en mouvement, à la fois par
la superposition du prosopon optique au prosopon textuel, et par l'articulation d'un
facies/vultus lorsque le visage est envahi par la lumière, et d'une tête lorsque le
personnage retombe dans le noir. Oh les beaux jours atteint cet effet par le mouvement
du mamelon : quand il gagne en hauteur, Winnie perd au contraire en espace, en
extension et il obtient le même effet de proximité qu'une caméra, il re-cadre l'image et
nous projette davantage sur le visage. Ce n'est pas un hasard donc, si dans cette
succession, la première image mentale qui revient vite à l'esprit est celle de la bouche de
Pas moi, celle de Madeleine Renaud, celle qui lie Winnie à Bouche.
Dans Cette fois, ce sont le mouvement et la ritournelle des voix qui créent le
mouvement à l'intérieur du visage et de l'image, la fixité n'est qu'apparente : le visage124 Eh Joe, Film et Trio du Fantôme où la caméra est mobile, avec travellings et ...que nuages... où au
contraire la caméra est fixe mais il y trois points de vue et le fragment qui correspond à chaque point
de vue est tourné séparément.
125 G. Didi-Huberman, « Q comme Quad », dans Objet Beckett, sous la direction de Marianne Alphant et
Nathalie Léger, coédition Centre Pompidou/IMEC, 2007, p. 117.
95
imago alterne avec la tête, la Gorgone. Le Souvenant est de fait le direct descendant de
Krapp qui, à son tour, modulait son visage immobile, dans la tension de l'écoute, avec
la superposition de la voix enregistrée.
En ce qui concerne la télévision, bien que la caméra ne soit véritablement mobile que
dans peu de cas – Dis Joe et Film – pour la plupart des occurrences elle est fixe mais
pas continue. La caméra étant placée différemment selon le point de vue qui lui est
assigné, produit encore une image-mouvement à travers la fragmentation du tourné.
Dans ... que nuages... par exemple, on passe du plan rapproché (H)126 de la tête d'un
homme qui n'a presque pas de visage, courbé sur une table, au gros plan (F) d'un visage
féminin qui, au contraire, n'a presque pas de tête ; on revient à lui à la fin. Les deux
acceptions du visage sont donc subsumées par les différents plans.
Il y a pourtant deux exceptions : Quad I+II propose une image en mouvement, la
caméra étant fixe et continue, mais cela s'explique par la volonté de l'œuvre de rendre le
pur mouvement. Ici, cas très rare, les quatre personnages ne sont pas enfermés mais
parcourent et épuisent l'espace d'une ritournelle essentiellement motrice ; Quoi où n'a
pas besoin d'une caméra mobile ni de différents plans-séquence parce que c'est
l'utilisation de la lumière, encore une fois, qui compose véritablement les visages, celui
qui se souvient et ceux dont il se souvient.
Je termine en formulant une proportion dont les termes sont désormais clairs : l'image
en mouvement est à l'extension et à la figure figurée ce que l'image-mouvement est à la
tension de l'image et à la figure figurante. Le mouvement devient l'expression de la
tension interne à une image.
4. Les forces de proximité et de frontalité
A côté des forces d'isolation, de déformation et de dissipation-apparition que nous avons
précédemment illustrées, agissent, concomitantes, l'excessive proximité et la frontalité.
La première, qu'elle soit fixe ou aille crescendo, intensifie les effets produits à tout
instant par les susdites forces, en effet elle est moteur de fragmentation, de réduction,
126 Dans les didascalies à chaque plan est assignée une lettre.
96
mais surtout de déformation. La tentation de ne la considérer que comme une force
déformatrice a été initialement grande, mais le fait qu'elle augmente toutes les instances
avancées par les autres forces, m'a amenée à lui réserver une place indépendante. Pour
comprendre son importance, il suffit de penser, soit à la séquence qui ouvre et termine
Film, l'image de l'œil de Buster Keaton, l'invasion de son iris-pupille-paupière, soit à la
bouche énorme et dépaysante de Pas moi, ou encore, à l'ovale progressivement plus
rapproché de Joe. Les exemples pourraient continuer à l'infini. En ce qui concerne la
proximité du visage combinée à son processus d'apparition-dissolution, elle rend encore
plus indiscernable et déroutant son entre-deux.
La frontalité, comme nous l'avons vu dans le chapitre sur le prosopon intervient à des
circonstances
très
particulières,
elle
marque
l'interruption
d'une
narrativité
interrelationnelle et linéaire, ouvrant une apostrophe – qu'il faudrait interroger pour la
savoir transitive ou intransitive – où le passé sait devenir anachronique, alors même que
le présent s'y donne réminiscent sans être introspectif. Elle accroit par conséquent l'effet
d'isolation déjà en acte sur la figure et devient nécessaire à l'épiphanie du visage. Film
revient alors comme un exemple-père de cette instance.
Toutes ces forces invisibles tirées, presque extraites, par induction des mouvements et
des non-mouvements visibles sur scène, convergent vers un seul point : il s'agit moins
de défaire le visage que de le réinventer. Défaire un visage n'est pas un acte de violence
gratuite127, mais signifie lui donner une nouvelle vie, le lier à un devenir.
En employant les mots d'Artaud, ces forces structurelles transforment le visage dans un
champ d'effractions, variations scéniques sur une présence faciale dramatique, elles
opèrent un véritable déplacement, son détour ; les formes choisies pour sa
présentification répondent à la prétention d'appeler à un visage autre, ou mieux à « un
autre que visage »128. Il s'agit d'abord d'une subversion de la visibilité du faciès, c'est-àdire de l'identification visible du faciès, au nom d'un visage à exigence non
identificatrice, mais aussi l'ébranlement de toute expressivité psychologique et
physionomique du vultus, au nom d'un visage à exigence non socialisante et la
127De la même façon, derrière le mot « cruauté » d'Artaud il faut entendre la force de vie, qui est brutale
et brulante – elle brûle les planches – , et non un faible acte de méchanceté ou de haine.
128E. Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Le Livre de poche, 1990.
97
désadhérence de l'os de la parole, pour un visage à exigence non communicante –
« Parler n'est pas communiquer (...) parler n'est pas s'exprimer »129. Un autre que visage
donc.
II. DE LA SPÉCIFICITÉ À LA MISE EN PRÉSENCE
Toutes ces forces travaillent la notion de limite, en commençant par les limites
immanentes propres au corps et au visage, c'est-à-dire là où la vision se heurte à
l'inéluctable volume des corps humains, et où l'insistance de Beckett converge exprès
vers ce heurt immanent. La première question à se poser est : que serait donc un volume
– voire un corps – qui, malgré son évidence, montrerait la perte d'un corps, un volume
qui se ferait porteur de vide ? La deuxième est comment faire de cet acte une forme,
parce que « ici c’est la forme qui est le contenu, c’est le contenu qui est la forme ». À un
choix primitif de se tenir simplement à ce qui est vu, à l'attitude phénoménologique de
se ''tenir à'' et d'insister sur des objets visuels spécifiques, dont la spécificité consiste
dans la transparence sémiotique de la vision, et qui ne demanderaient donc rien d'autre
qu'à être vus pour ce qu'ils sont, suit dans un deuxième moment une mise en présence.
Il faut penser la présence en termes de présentation tout comme la forme en termes de
formation, laquelle contient déjà en soi-même une instance de déformation, son moment
dé-construction.
Le matériau scénique est présenté dans son caractère brut, sans aucune prétention
fictive, il est dénudé des affects et des valeurs de dissimulation qui normalement lui sont
confiés, le corps est délesté de son poids d’expérience, mais plus qu’un déchet/résidu
inerte, ce matériau – pendant qu'il subit une défection vers le presque rien, il est mis par
cette même défection en exergue – ouvre sans cesse et de façon exponentielle, dans ce
double mouvement dans l’immobilité et dans la spécificité130, aussi bien à la présence
qu’à l’absence. Les corps exposés dans leurs têtes, leurs visages, leurs bouches sont
129V. Novarina, Devant la parole, P.O.L., 1999, p. 6.
130Les objets dits spécifiques, sont des objets qui ne demandent rein d'autre qu'à être vus pour ce qu'ils
sont. Lire G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, éditions de Minuit, 2001.
98
exténués par cette matérialité à l’œuvre dans l’évidement. Ce processus visuel de la
présence, entre la fixation d’un ordre précaire et le creusement actif par épuisement,
n’évacue pas les corporéités humaines, au contraire, il les rend présentes grâce au
principe de l’expiration qui s’est substitué à celui de l’expression. "Objets" réduits au
premier abord à la seule formalité de leur forme, à la seule visibilité de leur
configuration, entre surface et volume, dans leur extériorité a-expressionnistes et apsychologiques, dans l'insistance de leur évidence, ils sont pourtant en défaut, ils
creusent une latence. Sur scène demeure une matérialité qui maintient une corporéité de
l’image, la latence y détient une présence physique, phénoménologique.
C'est l'événement d'un chiasme où, pour répondre à la première question, la part
construite d'un volume - la figure figurée - vacille comme atteinte par un choc visuel qui
est en même temps attendu puisqu'il s'agit de toute façon de sa part centrale.
Le visage délesté de toute exigence figurative, traversé par toutes ces forces invisibles,
décolle progressivement de son objet pour être lui-même un processus, un événement
possible qui n'a plus à se réaliser dans un corps.
Je voudrais à ce titre ouvrir une brève parenthèse sur une hypothèse formulée par Didi
Huberman et que j'estime pertinente à nos considérations, même si relative à
l'iconographie chrétienne. De toute façon, selon les témoignages réunis pendant le
tournage de Nacht und Träume, lorsqu'on essuyait les gouttes de transpiration sur le
front du personnage, Beckett a affirmé que le tissu faisait allusion au voile qu'avait
utilisé Véronique pour essuyer le front de Jésus durant le chemin de Croix et à
l'empreinte du visage du Christ sur le tissu. Et l'hypothèse de D. Huberman concerne
l'étude du visage de la Véronique (vera icona) et du Saint Suaire de Turin, mais plus
précisément le lien entre le linge même qui garde les traces du Christ et les conditions
qui font leur présentation, eux qui à l'apparence la plus littéralement effacée qui soit,
substituent la capacité d'apparition. Au lieu de voiler une présence ils l'actualisent en
tant qu'image, même si ce sont des images formées sans peinture, et malgré cette
dénégation du pictural au profit d'une revendication incarnationnelle, ils posent dans la
peinture même l'impossible objet du désir pictural d'incarnation. Chez eux cohabitent
deux désirs, celui de faire l'image et celui de sortir l'image hors d'elle même, ils
99
réussissent dans un seul objet deux registres sémiotiques hétérogènes : le registre de la
signifiance du corps, de la forme du corps mais aussi celui de l'ouverture du corps, de la
déchirure du corps. Ces images empêchent toute description exacte et laissent place à
quelque chose qui relève plutôt d'une anthropologie des regards Je garde le terme
déchirure :
« La frontalité où nous plaçait l'image se déchire tout à coup, mais la déchirure à
son tour devient frontalité, une frontalité qui nous maintient en suspens, immobiles,
nous qui, un instant, ne savons plus que voir sans le regard de cette image. Alors
nous sommes devant l'image comme devant l'exubérance inintelligible d'un
événement visuel. Nous sommes devant l'image comme devant l'obstacle et sa
creusée sans fin. Nous sommes devant comme face à ce qui se dérobe. »131
Avec Beckett le visage est cet événement visuel, ce mouvement de réinvention qui ne
succombe ni au mirage des formes ni à la mortification de l'informe, de l'indifférencié et
pour cette raison si difficile à voir. Il est pensé en déchirure, en ouverture et non en
clôture, en suture auto-satisfaisante, une déchirure constitutive et centrale qui sort le
visuel de la tyrannie du visible et la figure de la tyrannie du lisible. Visage qui, au lieu
d'être simplement regardé, analysé et résumé dans une formule exhaustive, nous
regarde, nous scrute et nous interroge sur son mystère.
131G. Didi-Huberman, Devant l'image, éditions de Minuit, 1990, p.268-269.
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CONCLUSION
« Non conclude, non conclude » dit Pirandello à la fin de son roman – Uno, nessuno e
centomila – « la vita non conclude » et moi, avec lui : « le visage ne conclut pas ». Plus
j'avance dans cette étude et plus je m'aperçois que le visage beckettien ne semble jamais
arriver à une conclusion, il continue à ouvrir des questionnements et, comme je l'ai écrit
au début, il ne cesse d'exiger des solutions scéniques aussi innovatrices qu'imprévues.
Zaven Paré, pionnier de la marionnette électronique, inventeur de nombreuses interfaces
– mécaniques, optiques, et naturellement électroniques – mais avant tout plasticien, tout
au long de son travail, qui repose en grande partie sur les répertoires d'avant-garde132 et
les nouvelles technologies, n'arrête pas de questionner la vulnérabilité entre les
dispositifs techniques et l'interface ''humaine'', entre le matériau direct et le matériau
enregistré. La tête de ses créatures dramatiques est souvent une image projetée à
l'intérieur d'un masque et le corps, un assemblage de tout un mécanisme contrôlé
électriquement. Je le ''convoque'' ici parce que son dernier travail, Presque l'intégrale
jusqu'à l'épuisement (des piles), est totalement consacré à Beckett ; il s'agit en fait d'un
montage scénique rétrospectif d'après l'auteur. C'est une étude, en même temps qu'un
survol, de sa dramaturgie, l'œuvre s'inspirant non pas des textes écrits pour les
interprètes, mais des didascalies que l'auteur a laissées à l'intention des fabricants de ses
pièces. Du paratexte à l'horstexte, les didascalies réaffirment donc leur importance.
J'apporte un deuxième exemple, celui de la mise en scène de Les Aveugles par Denis
132 Jarry, le théâtre et la musique russe, Artaud, Kagel et Novarina. Lire : V. Vallée, « Les marionnettes
électroniques, de la pédagogie à la création », in CECN mag, n° 08 03 > 09/2008, p. 32-33.
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Marleau. Ici également, le masque prédomine : six visages féminins et six visages
masculins, ceux de deux seuls acteurs, Céline Bonnier et Paul Savoie, sont projetés sur
des masques, statiques, sculptés dans le noir. Que visages. A la fin du spectacle, la
lumière se relevant un peu, fait apparaître les tuteurs qui les supportent. Pendant ce bref
instant, les spectateurs qui croyaient encore à la présence réelle des comédiens,
aperçoivent des têtes réduites, portées au bout d'une pique, des masques-effigies.
L'intérêt de cette solution est encore plus intéressant si on considère qu'elle conclut un
triptyque, dont Comédie de Beckett133 fait partie. Le cycle prévoit que chaque texte soit
présenté dans une salle différente et que le spectateur les voie successivement selon cet
ordre : Dors mon petit enfant, Comédie et Les Aveugles.
Cela dit, je veux suggérer comment le fonctionnement du masque appliqué aux visages
beckettiens, dans la mise en scène de l'auteur est conçu comme une superposition des
instances qui fondent le masque optique – expressions cristallisées, fixité, immobilité,
attitudes exagérées ou décalées – à la surface faciale, à la chair humaine, tandis que
dans ces derniers exemples, le visage humain, même s'il faut le dire, enregistré,
s'applique sur un support artificiel, le masque. Pourtant, l'indécidable est maintenu, le
mouvement entre la présence et l'absence, le visible et le latent, l'humain et l'a-humain
est un continuum. Les exemples pourraient continuer à l'infini et toucher la
photographie contemporaine, mais notre intérêt est ailleurs. Il ne reste à constater que
ces dernières années, l'art contemporain, dans toutes ses formes, a nourri une véritable
obsession pour le visage, vu l'avancée de la biotechnologie et du numérique, et a
continué à réinterroger l'œuvre de Beckett.
La question que je me pose sans interruption est s'il est légitime de parler d'un
cheminement du visage beckettien vers/''au profit de'' la tête, d'une tête chercheuse,
comme les réflexions de G.Deleuze et F.Guattari le feraient supposer ou, dans le cas
contraire, s'il est préférable de parler d'un visage qui se détache complètement de la tête,
pour rester enfin illocalisé, sans poids : une épiphanie. Ces deux extrémités se touchentelles ? Partagent-elles une réciprocité comme cela pourrait bien être le cas des mises en
scène de Z.Pavé et D.Marleau par rapport à celle proposée par Beckett lui-même ? Ces
deux possibilités radicales, même si, en apparence, diamétralement opposées, visent au
133Les masques ont une taille humaine et les corps sont emprisonnés dans des jarres.
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jedermann que J. Genet134 repérait en train, dans le visage de son voisin – à ce qui nous
fait tous semblables et par lequel, n'importe quel homme en vaut exactement n'importe
quel autre ? Il y a peut-être une équivalence impersonnelle dans le plus irréductible de
nous, au contraire de ce qu'on a l'habitude de penser. On arriverait alors à « la tête dans
la tête », à sa matrice désincarnée, à savoir le crâne, ou mieux encore, à la tête qui
perçoit le visage de l'intérieur, par dedans ? Un cas d'extimité, comme nous le suggère le
néologisme accouché par J.P Sarrazac, qui est moins une addiction d'une extériorité et
d'une intimité que leur crossing-over : le plus externe et extérieur dans le plus intime, ou
une intimité qui n'a rien d'intimiste parce qu'extérieure. Le ex- latin, qui implique une
extrapolation, une extraction, se place dans le in-. Donc, ce qu'il y avait de plus intime et
intimiste dans le visage se renverse et devient le plus externe, le plus impersonnel. Le
visage est vu par l'intérieur, c'est-à-dire qu'on le voit à l'envers : non pas deux yeux, une
bouche, le système mur blanc et trou noir mais les parois crâniennes qui le composent,
la denture qui normalement reste cachée à un regard frontal, la muqueuse qui termine
dans la bouche, la rétine et le bulbe oculaire. La tête dans la tête. La réciprocité visuelle
qui fondait le visage grec – voir et être vu, percipere et percipi – serait-elle renversée
et en même temps élevée exponentiellement ?
Visage et tête sembleraient induire aussi deux différents rapports à la temporalité,
convoquer des valences temporelles distinctes : le visage se donne dans un moment et
obéit à une temporalité épiphanique, tandis que la tête suggère une aspectualité durative,
sinon une atemporalité, « Un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même
jour, le même instant »135. Mais s'ils sont divers devant le temps, néanmoins ils
pourraient trouver un point commun dans l'espace, le regard : ils seraient les deux
termes d'une réciprocité.
« (...) ce sont avant tout les yeux, ou mieux, c'est le regard, mis en image, qui
conjugué à d'autres agencements scénographiques, réussit à produire ce simulacre :
le simulacre d'une présence »136
134 J. Genet, L'atelier d'Alberto Giacometti, L'arbalete, 2007.
135 S. Beckett, En Attendant Godot, éditions de Minuit, 1952, p.105.
136 E. Landowski, Présence de l'autre, PUF, 1997, p. 158.
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La présence d'une tête, la présence d'un visage. En ce qui concerne ce dernier, s'ouvre
une autre série d'interrogations : Si tout au long du chemin qui du personnage conduit à
l'impersonnage – sans pourtant disparaître totalement – dans un premier temps le visage
devient de moins en moins une typologie et de plus en plus une topologie, dans le sens
d'une topographie dont la seule échelle est le lieu d'énonciation, et successivement le
visage de lieu d'énonciation, déjà privé de la quasi totalité de ses attributs identitaires,
commence à décoller de l'image qui le supporte, quelle est sa destinée ?
Autrement dit, si la figure, nouvelle incarnation du personnage – sans véritablement
l'incarner – est à considérer comme une force d'apparition et si dans l'acception
beckettienne de visage-figure, le visage se pose tel un événement, c'est-à-dire non
seulement comme une forme impliquée dans un processus et par lui défaite et défigurée
mais comme un processus : dans sa forme est impliqué un processus, sa forme se donne
comme processus, sa forme est devenir, non forme-formée mais forme-formante,
formation, formeaction qui, comme on l'a dit dans la dernière partie, pour être telle
qu'elle est, doit avoir déjà assumé l'instance de dé-formation qui lui est consubstantielle,
vers quoi se précipite le devenir, où va le percepitum ? Là où il n'y a pas femmehomme-enfant-animal ? Au Dépeupleur ? Il va vers un devenir imperceptible ? Et alors
quel rapport subsiste être entre imperceptible/anorganique, indiscernable/a-signifiant et
impersonnel/a-subjectif ?
Notre recherche avait commencé sous l'égide du verbe percipere, à partir de la rupture
de l'angle d'immunité, lorsque d'un « tous les personnages doivent être montrés
s'adonnant, par le regard [ il revient une autre fois], fixé sur un objet quelconque ou
échangé entre eux, aux bonheurs du percipere et du percipi » on est passé au trop perçu,
à la fin de ce bonheur, à la mise en exergue du percepitum, d'où une typologie de
l'évidence. Ensuite, parallèlement à la soustraction progressive de toute sorte de
perception – étrangère, animale, humaine, divine – notre étude a envisagé, toujours dans
la frontalité, les inévidences, le non percepitum, le non percipi, les forces invisibles.
Avec ce verbe elle se conclut : le non percipi est-il aussi le devenir imperceptible ?
Et Valère Novarina dit :
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« L'image du visage humain que l'on croit avoir, qu'on pense porter, redemande
périodiquement à être gommée, blanchie. L'homme est le seul animal qui
redemande périodiquement à être détruit. Le visage humain veut disparaître, tomber
en poudre. Le visage humain redemande périodiquement la poussière »137
« L'acteur n'est plus que masque. Blanc, défait, vide, vide partie du corps et non
plus recto expressif de la tête posée sur le corps postiche – il montre blanc, son
visage portant la mort (...) Le personnage, ce n'est pas la figure d'une personne, qui
s'exprime, mais la face blanche et renversée de l'acteur négativement. (...) L'acteur
je veux qu'il vienne détruire et couper nos visages ».
Peut-être s'agit-il de la naissance d'une nouvelle épistémè 138 faciale. Philippe Descola a
apporté la première pierre à l'édifice. La facialité pourrait être le nouveau schéma de la
pratique. Mais comme je l'ai dit au début, le visage « non conclude, non conclude ».
137V. Novarina, Théâtre de paroles, éditions P.O.L, 1999, p.136.
138Ibid., p.24-25, 125-126.
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