Cours de philosophie de la religion

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Cours de philosophie de la religion
Cours de philosophie de la religion
Par
François Coppens
Première partie : présentation d'une nouvelle discipline
1. Une prétention forte
Le projet même d'élaborer une philosophie de la religion, si l'on prend les
termes rigoureusement, ne va pas de soi. Il y aurait à première vue quelque raison
de dire d'elle ce que d'aucuns disent des miracles : elle est impossible, et
pourtant elle existe.
Qu'elle est impossible, c'est ce que l'on peut être tenté de soutenir si
l'on tient que la religion, dans sa tension la plus intime, est relation à ce qui
s'absout de toute relation, relation à la transcendance ou au Dieu qui, quoi qu'il en
soit, ne se laisse pas ramener à la raison. Si l'on entend l'expression de
"philosophie de la religion" avec quelque radicalité, avec la radicalité qui sied à
l'entreprise philosophique, il ne s'agit pas seulement du projet de dire certaines
choses rationnelles ou raisonnables concernant des comportements, des faits ou
des croyances que l'on s'entend généralement à considérer comme relevant du
domaine religieux. Si les mots ont un sens, ce projet d'une philosophie de la
religion signifie la prétention forte de dire, avec les ressources de la raison, la
vérité sur ce qu'est la religion, de chercher à savoir en vérité ce qu'est la
religion. Le mot "de", dans l'expression "philosophie de la religion", signifie bien un
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génitif objectif, qui fait de la religion l'objet de l'interrogation philosophique. Le
problème serait moindre s'il s'agissait d'un génitif subjectif, comme c'est le cas
lorsqu'on tente de repérer ce qu'une tradition religieuse ou une expérience
religieuse a intégré comme notions ou comme réflexions philosophiques. Il s'agit
bien de faire de la religion l'objet d'une discipline qui, en tant qu'elle est
philosophique, prétend faire apparaître cet objet dans la lumière de la vérité. Cela
n'est-il pas, dès l'abord, contradictoire ? Comment faire de la religion un objet de
la philosophie, comment la philosophie pourrait-elle dire ce qu'est la religion,
puisque celle-ci ne peut précisément pas être comprise ou englobée par la vision
rationnelle ? N'est-ce pas d'emblée transformer la religion en ce qu'elle n'est
pas, et donc se priver d'emblée de toute possibilité d'en dire quoi que ce soit de
vrai ?
Mais à formuler cette réticence elle-même, on s'aperçoit qu'elle traduit
un problème qui s'inscrit tout à fait légitimement dans le champ de l'interrogation
philosophique : est-il vrai que la religion ne peut être comprise ou englobée par la
vision rationnelle ? Qu'est-ce que la religion ? Une interrogation philosophique sur
la religion n'évitera de se discréditer qu'à condition qu'elle assume cette question
et l'éventuelle impossibilité d'y répondre. A ne pas l'affronter, ou à y apporter
une réponse qui présuppose des affirmations qu’elle n’examinerait pas, elle se
priverait d'emblée de toute possibilité de parler vrai.
Cette difficulté inhérente à la possibilité même d'une interrogation
philosophique sur la religion peut bien sûr être évitée à bon compte. Elle est
résolue d'emblée, en effet, si l'on déchiffre de manière "soupçonneuse" cette
affirmation d'une tension ou d'une interpellation par une transcendance qui
échappe à la raison et donc à la philosophie. La religion peut se ramener alors à un
donné maîtrisable par la raison, grâce au déchiffrement, que l'on peut trouver
chez des auteurs comme Feuerbach et Marx, de ce qui n'est plus qu'une "illusion
religieuse". Mais précisément cette discipline philosophique qui aujourd'hui
existe, qu'elle soit possible ou non, prétend ne pas faire une telle lecture
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soupçonneuse qui réduit la religion à une illusion ou la dissout dans les réalités
sociales ou économiques.
A l'inverse, cette difficulté peut être rencontrée par une interrogation
philosophique comme celle de Levinas, dont il sera question plus loin. Celui-ci
examine, du sein de la raison philosophique, dans le langage philosophique,
l'ambiguïté qui fait que la philosophie ne peut pas se refermer sur elle-même : il
tente de saisir dans le langage philosophique comment la philosophie se trouve
marquée par une ambiguïté fondamentale qui à la fois provoque sa vocation à dire
ce qui est et en fait, précisément, une vocation infinie. Cependant la philosophie
de Levinas n'est pas une philosophie de la religion, et ne prétend pas l'être : il ne
prétend pas rendre compte philosophiquement de ce qu'est la religion, même si
son œuvre est importante pour ceux qui actuellement se réclament de cette
discipline.
Si la philosophie de la religion est dans un statut précaire, c'est qu'elle
prétend se distinguer, comme une discipline propre, à la fois de la théologie, de la
philosophie religieuse et des sciences religieuses (ou sciences des religions).
Voyons cela plus précisément.
2. Quelques autres disciplines
2a. La théologie
La philosophie de la religion se distingue de la théologie, discours sur Dieu
ou science du divin. Il était question plus haut de la religion comme relation à ce
qui échappe à toute saisie, à ce qui s'absout de toute relation et qui échappe ainsi
à tout possibilité d'emprise par la raison. Cette formulation va-t-elle de soi ? Elle
semble se heurter à l'existence de la théologie, ou au fait qu'une religion peut
contenir une théologie ou un discours sur Dieu, un discours qui prétend déployer
ou présenter une connaissance de ce qu'est Dieu.
Ce discours peut se déployer sur la base d'un fondement tenu pour révélé.
La révélation peut être comprise comme cette grâce que ferait Dieu de se révéler
à l'homme : celui-ci ne pourrait pas Le connaître par ses seules moyens, Il est au-
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delà de ce que l'homme peut saisir par la raison ou par la connaissance naturelle,
par cette faculté de connaissance qui est inhérente à sa nature. Mais Il se donne
à connaître, Il se manifeste, en quelque sorte, spontanément ou par grâce : Il est
au-delà du champ qu'atteint la lumière de la connaissance humaine, mais il accepte
gracieusement, ou par son propre mouvement, d'y apparaître. Dans cette
perspective, quelques références bibliques jouent un rôle clé, comme par exemple
l'épisode du Buisson ardent (Exode 3) où Dieu se manifeste à Moïse dans le
désert. Cette perspective peut aussi s'appuyer sur l'ensemble de la Bible, comme
Parole de Dieu ou comme manifestation de Dieu, ou sur le Christ comme Verbe de
Dieu, en particulier le prologue de l'Evangile de Jean. Mais la toute simple
formulation de ces références montre que la présentation qui vient d'être faite
de la théologie n'est qu'une caricature : sitôt que l'on se penche sur ces
références, qui semblent légitimer cette prétention de connaître Dieu sur base
de la révélation, on voit que les choses ne sont pas si simples. Dans le Buisson
ardent se manifeste "l'Ange de Dieu" ; Moïse "se voile la face" ; et le moins que
l'on puisse dire est que le nœud de cet épisode, la révélation du Nom divin ("je
serai qui je serai") ne correspond pas exactement à la présentation d'une carte
d'identité ou d'une autobiographie divine ou d'une connaissance de ce qu'est Dieu.
Quant à la Bible dans son ensemble, considérée comme Parole de Dieu, elle est une
manifestation particulière et bien problématique, celle-là même qui est signifiée
par l'expression de "Parole de Dieu". Toute théologie qui se fonde sur la parole
des Ecritures doit s'accompagner de l'indice de prudence qui s'exprime dans
cette devise chère aux rabbins lecteurs de la Bible : la Bible parle le langage des
hommes. Si le Christ, enfin, est le Verbe de Dieu, l'indice de prudence qui doit
accompagner toute théologie fondée sur la révélation peut se formuler ainsi :
même si le Christ est la manifestation de Dieu, le Père ne se fait jamais évident,
le Christ est toujours le Fils qui renvoie au Père.
Ces remarques ridiculement sommaires n'ont d'autre but que de signaler
que même dans la perspective selon laquelle une théologie est possible, même là où
cette perspective est la plus sûre d'elle-même, les choses ne sont jamais aussi
simples que pourrait le laisser croire la caricature évoquée plus haut : c'est
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d'ailleurs ce qui fait la richesse de toute la pensée théologique et des questions
qu'elle examine.
Il existe aussi une autre perspective théologique, ou un autre sens du mot
"théologie" : la théologie philosophique. Selon cette perspective, l'homme peut,
par les ressources naturelles de sa raison, tenter de dire le divin ou le plus haut
degré de la perfection, ou encore tenter de penser le Tout et donc aussi l'être
divin ou les êtres divins. A côté de la théologie révélée existe donc ce que l'on
appelle alors la théologie philosophique ou naturelle. Dans la philosophie antique,
chez les présocratiques ou chez Platon, Aristote et leurs successeurs ; chez les
auteurs qui, après la rencontre entre la philosophie grecque et le monothéisme
biblique, pensaient que la raison humaine peut connaître par elle-même ce Dieu qui
par ailleurs se révèle dans les Ecritures ; ou encore chez les auteurs modernes qui
considèrent que rien n'est au-delà des capacités de la raison humaine, la raison
humaine peut prétendre être capable de penser le divin, de rendre compte de ce
qu'est l'être absolu, suprême ou premier que désigne ce mot de "divin". Elle peut
ainsi élaborer une métaphysique, dans une entreprise qui doit depuis Kant faire
face à l'objection critique selon laquelle une telle prétention à connaître l'essence
des réalités, et en particulier du divin, est au-delà des limites ou des possibilités
de la raison.
2b. La philosophie religieuse
La philosophie de la religion se distingue également de la philosophie
religieuse. Pour faire simple, disons que celle-ci désigne le recours qui sera fait à
la philosophie par un penseur religieux : du sein de son être religieux, et non à
partir d'une mise à distance de sa foi ou de son appartenance religieuse, il
utilisera la philosophie non pas nécessairement dans une perspective apologétique,
ou pour défendre sa religion ou sa foi, mais aussi bien pour approfondir sa
compréhension de sa foi ou de la religion. Cette démarche d'approfondissement
de la foi peut aussi être essentielle à une religion qui ne se comprend pas
seulement comme fidéisme.
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2c. Les sciences religieuses
Enfin, la philosophie de la religion se distingue des sciences religieuses ou
sciences des religions. Comme toutes les sciences humaines qui ont pris leur essor
à la toute fin du XIXème siècle et surtout au XXème siècle, les sciences
religieuses prétendent respecter les contraintes de l'objectivité scientifique tout
en s'appliquant à la connaissance du donné humain – c'est-à-dire à la connaissance
d'un donné qui en tant que tel ne peut pas se réduire à un objet, puisque la réalité
examinée est précisément celle du sujet qui examine. Cette étude scientifique du
fait religieux peut se déployer dans une perspective strictement positiviste : elle
est alors tout entière déterminée par l'affirmation que la réalité de la chose
étudiée se limite aux faits connaissables empiriquement. Mais elle peut aussi se
déployer dans une perspective plus compréhensive que positiviste : la réalité
étudiée ne se limite pas aux faits connaissables empiriquement, ceux-ci doivent
être interprétés sans autre base qu'eux-mêmes.
3. La philosophie de la religion, une discipline nouvelle
A côté de tout cela il existe une discipline propre qui fait l'objet de ce
cours, ou qui en tout cas en définit le cadre et les contraintes. La spécificité en
même temps que la prétention forte de cette discipline sont présentées dans les
ouvrages récents de Jean GREISCH, Le Buisson ardent et les Lumières de la
raison. l'invention de la philosophie de la religion, Paris, Cerf, 2002-2004. Il s'agit
pour cette discipline de penser la religion avec les ressources de la raison. Penser
la religion, et non plus élaborer rationnellement les contenus de foi ou de
révélation qu'une religion pourrait contenir, comme le faisait la théologie
philosophique : penser la religion dans toute sa complexité, et non plus de se
focaliser directement sur l'idée de Dieu (Cfr l'introduction au tome 1, dont ces
termes sont repris, et en particulier les tâches définies à la page 33).
Remarquons que la formulation propre de cet objet, et donc du champ de
cette discipline, n'est pas sans poser problème. Sans doute y aurait-il une erreur
à réduire totalement la religion à des mécanismes psychologiques, économiques et
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sociaux qui lui retireraient finalement toute réalité, qui la dissoudraient
finalement et en feraient un épiphénomène illusoire. Pour autant, peut-on en faire
un objet séparé, objet d'une discipline propre ? Cette question n'est qu'évoquée
ici, pour que nous l'ayons à l'esprit tout au long du parcours exploratoire engagé
dans ce cours. Greisch signale lui-même (p.16) qu'il n'est pas sans risque de
prétendre rassembler sous ce vocable de "religion" des réalités qui peuvent
appartenir à des ordres très différents, voire hétérogènes : il est des traditions,
il est aussi des moments de l’expérience et de la pensée humaines où ce
rassemblement n'a pas de légitimité. Cette constitution de l'objet "religion" ou de
la "réalité religieuse" n'est pas seulement un problème épistémologique, un
problème de compétence des différentes disciplines : c'est aussi notamment, on
le sait, un problème politique.
L'apparition de cette discipline ou son « invention », sa constitution en
discipline propre, remonterait à la fin du XVIIIème siècle : elle s’est déployée au
cours des 2 derniers siècles dans des directions qui sont variées mais qui
constituent, malgré cette diversité, une démarche suffisamment cohérente pour
que cette discipline revendique aujourd’hui un champ propre et une démarche
spécifique.
Si l’on en croit le portrait qu’elle donne d’elle-même, à travers la
présentation qu’en fait Jean Greisch, la philosophie de la religion se distingue
- de la théologie, qu’il s’agisse de la théologie révélée ou croyante (qui se
fonde sur la révélation) ou de la théologie philosophique ou rationnelle (qui se
fonde sur la seule raison naturelle de l’homme). La philosophie de la religion s’en
distingue en ceci qu’elle ne se focalise pas directement sur l’idée de Dieu, sur une
tentative de dire Dieu ou le divin. Elle porte sur la religion dans toute sa
complexité, dans la pluralité et la diversité des dimensions qui font l’épaisseur de
la réalité religieuse.
- Elle se distingue de la philosophie religieuse, en ce qu’à la différence de
celle-ci elle repose sur une mise à distance, ou entre parenthèses, de
l’appartenance à une religion, une mise à distance de l’adhésion à une foi religieuse
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particulière : ce que dit la philosophie de la religion doit valoir, par définition,
pour tout être rationnel qui interroge la réalité du phénomène religieux pour le
comprendre ou, comme dit Greisch, pour en élucider le sens.
- Elle se distingue enfin des sciences de la religion, en ce qu’elle se veut
une démarche philosophique, ne se réduisant donc pas à une connaissance des
faits religieux dans leur positivité.
Voilà une présentation brève de la discipline qui définit le cadre de ce
cours. Je vous ai en quelque sorte montré brièvement la fiche technique, telle
qu’elle se définit chez Jean Greisch, ou plutôt je vous ai indiqué où vous pourrez
en trouver une description plus précise si vous voulez en savoir plus sur cette
discipline dans son ensemble.
4. Quelques questions
Formulons à cela quelques remarques. Cette typologie des disciplines dans
laquelle s’inscrit la philosophie de la religion est problématique. Cela explique que
l’autonomie ou l’existence même de cette discipline soit une question disputée.
Nous pouvons cependant prendre cette typologie comme repère, dans la mesure
où l’examen même de sa légitimité oblige à examiner un certain nombre de
questions intéressantes .
Question 1 :
Est-il vrai, d'abord, que la théologie se focalise directement sur l’idée de Dieu ou
sur "ce que vise la conscience religieuse" ? Cette question se pose aussi bien pour
la théologie révélée ou croyante que pour la théologie philosophique. Pour ce qui
concerne cette dernière : est-il vrai que les philosophes qui avant la fin du
XVIIIème siècle s’intéressaient au divin ou au religieux ne s’y intéressaient que
du point de vue de l’objet que vise la conscience religieuse ? Est-ce que même ils
posaient que la conscience religieuse vise un objet distinct ? Ne faisaient-ils
qu’essayer de penser cet objet, d’élaborer conceptuellement l’idée de Dieu ? C’est
vrai indéniablement de certains philosophes : mais n’y a-t-il vraiment que cela
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comme interrogation philosophique sur la réalité religieuse avant la fin du
XVIIIème siècle ? Il faudrait aussi examiner, à l’inverse, comment la philosophie
de la religion opère, elle aussi, une interrogation sur le divin, ou sur l’objet que
vise la conscience religieuse si elle vise un objet, ou comment la philosophie de la
religion intègre cette interrogation, qu’elle attribue à la théologie.
Bref : il faut examiner s’il est vrai que la conscience religieuse vise un objet ; il
faut examiner si vraiment la théologie, en dehors de la philosophie de la religion,
se focalise sur cet objet.
Question 2 :
Nous devons aussi nous demander si l'on peut poser aussi clairement que le
suggère Greisch la spécificité de la philosophie de la religion par rapport à la
philosophie religieuse en fonction du critère de la mise à distance, ou entre
parenthèses, de "l’appartenance à une religion" ou de "l’adhésion à une foi". La
question se pose même indépendamment de la difficulté qu’il y a à mettre à l’écart
ses croyances les plus fondamentales. Elle se pose aussi dans la définition même
de ce critère : ce que signifie "être religieux" peut-il vraiment, toujours, être
identifié à l’appartenance à une religion ou à l’adhésion à une foi particulière ?
Est-ce que l’on peut ainsi poser de part et d’autre la raison, d’un côté, et de l’autre
la religion que l’on identifie à une croyance religieuse déterminée ? Toute religion
est-elle essentiellement croyance ? On peut penser qu’il y a là une manière de
penser le religieux qui est surdéterminée par la distinction entre le savoir et la
foi, ou par une compréhension particulière, historiquement et culturellement
déterminée, du religieux comme foi. Cette distinction vaut-elle pour toute
compréhension du religieux ? Cela doit aussi être examiné.
Question 3 :
Enfin, il faut aussi se demander comment poser une distinction claire avec les
sciences de la religion, à partir du moment où celles-ci peuvent se comprendre
dans une perspective qui n’est pas seulement positiviste. Cela a été dit plus haut :
les sciences de la religion de type plus compréhensif que positiviste ne réduisent
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pas la réalité de la religion, qu’elles veulent comprendre, aux faits empiriques, sur
lesquels elles se basent. Elles affirment au contraire qu’il faut comprendre ces
faits : là aussi la frontière peut s’avérer difficile à repérer et à maintenir. Il faut
examiner en quoi les principes de compréhension diffèrent, étant entendu que les
uns et les autres se veulent exclusivement rationnels.
Question 4 :
Plus encore que les limites de cette discipline, c’est cependant son objet même qui
pose problème, c’est la constitution même de l’objet de cette discipline qui doit
être interrogée. C’est Greisch lui-même, nous l'avons vu, qui attire notre
attention sur les risques qu’il y a à rassembler sous le même vocable "la religion" donc à rassembler comme un même objet ou une même réalité - des phénomènes
ou des réalités qui en d’autres lieux ou en d’autres temps sont hétérogènes.
Cet avertissement doit être plus qu’une précaution oratoire ou une
remarque initiale. Ce problème conditionne l’entreprise dans son ensemble, et la
légitimité même qu’il y a à constituer la philosophie de la religion comme une
discipline propre. Il ne va pas de soi, en réalité, que la philosophie de la religion
soit la discipline la plus apte à penser les réalités qui sont rassemblées sous le
vocable de "religion". Il ne va pas de soi que la philosophie de la religion soit la
discipline la plus apte à faire apparaître dans la lumière de la raison, ce qui est
l’objet de la philosophie, le sens de ces réalités. De plus, la question se pose de
savoir où se saisit la chose religieuse, même pour ce qui concerne les religions
positives : dans l’expérience religieuse telle qu’elle se dit elle-même, ou telle
qu’elle est reconnue par les autres ? Dans l’exposé doctrinal qu’une religion peut
faire d’elle-même ? Dans le texte sur lequel se fonde une religion, si elle se fonde
sur un texte ? Dans l’objectivité du vécu religieux ? Dans l’idée construite par la
raison ? On ne peut même pas répondre "dans tout cela à la fois" : car chacun de
ces "domaines" peut être compris de manières différentes et contradictoires ou
irréconciliables.
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Voilà, en guise d'introduction, le cadre dans lequel s'inscrit ce cours de
philosophie de la religion : à la fois le portrait qu'en donne Jean Greisch, et les
questions que pose ce portrait ou cette présentation de cette discipline et qu’il
est sans doute dans ses tâches d’assumer.
Cela étant, nous allons nous attacher à formuler un problème, à suivre un
fil d'enquête qui nous permettra de commencer à découvrir l’une ou l’autre
ressource, à retrouver certains moments clés de l'histoire de la pensée : des
ressources et des moments qui jouent, que nous le sachions ou non, un rôle
important dans la manière dont nous comprenons certains problèmes.
Deuxième partie : reprise d'une vieille question
1. Retrouver la possibilité d'entendre cette question
L'enquête qui guidera la suite du cours portera sur la question suivante :
les prophètes sont-ils philosophes ?
De prime abord, cette question est idiote. Dans l'imaginaire le plus
courant, les mots de "prophète" et de prophétie désignent une expérience qui n'a
rien à voir avec la philosophie.
Une prophétie semble être une anticipation de l'avenir, une prédiction qui
peut être liée à un sentiment religieux, mais qui peut aussi en être tout à fait
détachée. Cela n'a rien à voir avec la philosophie – même si la philosophie peut
évidemment s'y intéresser comme elle s'intéresse à n'importe quelle réalité ou
n'importe quelle expérience humaine.
En allant un petit peu plus loin, on peut faire de la prophétie le symbole
même de ce qui résiste à l'ordre, de ce qui refuse de s'inscrire dans l'ordre trop
bien réglé de la raison : on pourra désigner comme prophète celui qui, s'opposant à
toutes les "bonnes" raisons, tient ferme et lance son message à la face du monde.
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Ainsi on dira de celui qui mène sans cesse un combat pour telle ou telle valeur,
seul, qu'il est un prophète.
On peut enfin faire de la prophétie le symbole même de ce qui s'oppose à
la philosophie, comme la foi s'oppose à la raison, la religion à la science, l'amour
enfin à la loi. De ce mot, enfin, on retient le plus souvent les éléments soit de la
prédiction soit de l'opposition à l'ordre et à la raison : en tout cas, ce qui s'oppose
à la philosophie.
Question idiote, donc, opposée à tous les sens que l'on peut donner au mot
de prophète ou de prophétie.
Parmi ceux qui habitent cet imaginaire occidental contemporain, seuls
peut-être les lecteurs attentifs de Nietzsche ne trouveront-ils pas cette
question tout à fait idiote.
Ils sont habitués à distinguer les philosophes qui ne sont que des
théoriciens et les philosophes-législateurs : les premiers, les hommes théoriques,
substituent au tragique de la vie le regard contemplatif, dégagé, du gardien de
musée, ils rassemblent les faits, c'est-à-dire le passé, dans le savoir comme dans
un musée. Les seconds, les philosophes législateurs, ne font pas que contempler le
monde, ils le créent, ils créent un univers par la puissance de leur raison ou plus
précisément de leur volonté de puissance. Ainsi en va-t-il, selon Nietzsche, des
fondateurs de religion : cfr notamment La Volonté de puissance, aph. 972, où
Nietzsche cite dans le même souffle Platon et Mahomet.
Les lecteurs attentifs de Nietzsche sont ainsi amenés à rencontrer un
second imaginaire, très différent de celui qui réduit la prophétie à la prédiction
ou à l'opposition à l'ordre, à la raison ou à la loi.
Dans ce second imaginaire, le prophète est au contraire celui qui énonce la
loi divine. Il ne symbolise pas l'anarchiste, mais le législateur. Le prophète Moïse
est celui qui reçoit le Décalogue et le transmet aux hommes. Il est posé comme
celui de qui les hommes ont reçu la Torah, c'est-à-dire le Pentateuque ou les cinq
premiers livres de la Bible. Le prophète Mahomet est celui par qui les hommes ont
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reçu le Coran, la révélation et en particulier la loi divine : loin de symboliser la
transgression de l'ordre, il est au contraire la bouche par laquelle s'énonce
l'ordre de la loi divine. Mais dans ce second imaginaire aussi la question que nous
avons reprise, "les prophètes sont-ils philosophes ?", semble déplacée, soit
ridicule soit irrespectueuse de la religion. Le prophète y est porteur d'une
révélation qui est précisément supérieure et transcendante par rapport à l'ordre
de la raison humaine, et comme telle irréductible à la philosophie.
Et pourtant. Cette question n’est pas si idiote que cela : d’autres plus
savants que nous l’ont posée et, en l’examinant, ont fait apparaître bien des
choses intéressantes tant à propos de la prophétie qu’à propos de la philosophie.
Mais il faut, pour l’examiner, aller au-delà des images les plus immédiates que l’on
confond avec le sens précis de ces notions de prophétie et de philosophie.
Revenons au premier imaginaire, ou à notre usage courant du mot de
« prophétie » qui entend directement ce mot au sens de la prédiction ou de
l’opposition à l’ordre. Si l’on se penche un peu plus précisément sur le phénomène
de la prophétie, tel qu’il se produit dans son domaine propre, c'est-à-dire le
religieux, on voit que les éléments de prédiction et d’opposition à l’ordre sont loin
d’être essentiels à ce phénomène.
2. Retrouver le sens d'un mot
De manière très superficielle, nous pouvons traduire de la manière
suivante deux significations qui sont essentielles à ce mot dans son contexte
propre : non pas la prédiction et l’opposition à l’ordre, mais l’inspiration et la
communication.
Par inspiration, il ne faut pas entendre d'emblée une réception passive,
comme si le prophète était seulement un instrument passif, un réceptacle ou un
transmetteur transparent qui ne joue lui-même aucun rôle dans la prophétie. Ce
qui se révèle au prophète, ce dont il a ou reçoit une connaissance, il en a,
précisément, une compréhension ou une connaissance : cette connaissance, quelle
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qu’elle soit, doit en quelque sorte se rétracter aux dimensions du psychisme du
prophète dans lequel elle se produit.
La communication est tout aussi essentielle à la prophétie. Elle n’est pas
une illumination privée, il n’y a de prophétie que s’il y a un dire aux autres. Cela
n’est pas quelque chose qui s’ajoute à la prophétie ou qui en résulte, ce dire est
constitutif de la prophétie. Comme le dit R. Draï, dans l’ouvrage renseigné en
bibliographie, le prophète "est moins préoccupé de prédire que de dire" (p. 19). Ce
qui est communiqué doit se rétracter, en quelque sorte, aux dimensions de la
parole humaine, c’est-à-dire aussi bien de la capacité de parler du locuteur que de
la capacité d’entendre des auditeurs. On s’aperçoit ainsi que le vocable grec par
lequel nous disons ce dont il s'agit ici, le mot même de "prophète", peut prêter à
confusion. On peut l’entendre au sens de "dire avant", prédire, mais sa
signification propre signifie plutôt "dire devant", qui est essentielle au phénomène
que désigne le terme religieux traduit par ce mot grec.
3. Retrouver les questions qu'ouvre ce mot
Apparemment, tout cela ne rapproche pas encore les philosophes que nous
sommes ici de la question posée, qui peut paraître toujours aussi idiote. Nous en
sommes plus proches, pourtant : la question commence à devenir sensée, si l’on
s’aperçoit que la prophétie signifie une certaine connaissance du divin, en tant qu’il
est caché, en tant qu’il n’est pas simplement une réalité connaissable
empiriquement, et la communication aux autres, la transmission de ce que le
prophète doit transmettre. Sitôt que l’on perçoit que la prophétie a cette
signification, une série de questions se posent. Qu’est-ce que le prophète
connaît ? De quel type de connaissance ou de savoir s’agit-il ? Comment
s’articulent dans cette connaissance ses capacités propres, ses qualités propres,
et ce qu’il reçoit, ce qui se montre ou plutôt se dit à lui ? En vue de quoi, ensuite,
parle-t-il aux autres ? Comment peut-il dire ce qu’il connaît ? Comment, à son tour,
ce qu’il leur dit, donc ce qu’il recevront de lui, s’articulera-t-il à leurs capacités
propres d’écoute et d’intelligence ?
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Les questions ainsi formulées croisent au plus près certaines des
questions qui ont toujours été essentielles à la philosophie. Quelle est la vérité
que connaît le philosophe ? Comment, dans la connaissance philosophique,
s’articulent les capacités propres du philosophe et la vérité qui se présente ou
s’impose à lui ? Qu’est-ce que cette raison par laquelle le philosophe atteint cette
vérité qu’il recherche ? La philosophie peut-elle être une jouissance purement
privée, ou doit-elle se dire et se répandre ? Le philosophe peut-il jouir dans son
coin de cette activité qui est la sienne, ou doit-il éduquer les autres, les amener à
philosopher - ou répandre les Lumières de la raison, autant que possible, pour
libérer les hommes des servitudes de l’illusion ou de la minorité ? Rappelons-nous
que Platon identifie la philosophie, dans le Phèdre, à une sorte de folie, et
rappelons-nous de la mission que Socrate dit avoir reçue d’aller interroger les
hommes de sa cité sur leur prétendu savoir.
La question posée, "les prophètes sont-ils des philosophes ?", devient donc
sensée, tant pour ce qui est de la prophétie que pour ce qui est de la philosophie.
Il faut être clair : il ne s’agit évidemment pas de savoir si les prophètes, Amos,
Moïse ou Mahomet étaient, historiquement, des philosophes. Il s’agit d’interroger
en quoi ces deux phénomènes, la prophétie et la philosophie (toutes deux
essentiellement constituées de ces deux dimensions problématiques que sont
l’inspiration et la communication, c'est-à-dire une connaissance qui va au-delà des
apparences et un dire ou une communication) se différencient, si elles se
différencient, et comment elles s’articulent l’une par rapport à l’autre. Se
complètent-elles ? Se contredisent-elles ? L’une des deux surpasse-t-elle l’autre
ou rend-elle l’autre inutile ?
4. Quelques enjeux de ces questions
Les différentes réponses qui peuvent être données à toutes ces questions
auront évidemment des conséquences ou des répercussions décisives sur le plan
historique, sur la manière dont sera agencée la communauté humaine, sur ce qui
sera posé comme étant le plus important. La conception du monde, de la société
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qui est la nôtre, la compréhension du politique, disons pour faire bref la
démocratie libérale, repose sur certaines réponses à ces questions. Ces réponses
sont devenues implicites, nous ne les connaissons même plus, et à vrai dire nous ne
connaissons même plus ces questions tant est forte la réponse qui leur a été
apportée. Mais nous devons savoir que cette réponse ne va pas de soi. Nous
devons savoir que si précisément nous y tenons nous devons être conscients des
autres réponses qui peuvent être apportées à la question du rapport entre la
prophétie et la philosophie. L’objet de ce cours est de raviver ces questions, et
d’examiner certaines réponses qui y ont été apportées.
Il vaut peut-être la peine de reprendre cette vieille question aujourd’hui.
Il est vrai qu’apparemment elle ne se pose plus pour nous : nous sommes trop
habitués à un partage des tâches ou des domaines entre les deux. Selon ce
partage auquel nous sommes habitués, la prophétie relève de ce qui est religieux,
éventuellement de ce qui appartient au domaine des valeurs ou des croyances – la
philosophie représente la raison, la science, la recherche de la connaissance
rationnelle du vrai. Il va de soi que nous ne confondons plus les deux, que nous
distinguons le prophète et le philosophe, la religion et la philosophie, la foi et la
raison, les valeurs enfin et la connaissance. Cette distinction a permis une solution
que l’on peut appeler libérale au problème religieux : elle est le gage d’une
coexistence
pacifique,
et
éventuellement
d’une
complémentarité
très
intéressante. Remettre en question ce partage libéral des tâches et des domaines
de compétences, cela peut facilement être ressenti comme une menace contre la
paix des esprits, voire même contre la paix de la société que ce partage tolérant
garantissait.
Mais ce partage ne va précisément plus de soi, il ne peut plus être tenu
pour une évidence. A la suite d’auteurs comme Nietzsche (dénonciation de l’homme
théorique) et Heidegger (dénonciation de la réduction de l’être à un étant), la
philosophie n’accepte plus d’être réduite au projet d’appréhender le vrai dans la
lumière de la raison. Elle renoue avec sa vocation de penser ce qui ne se donne pas
simplement à voir, de faire apparaître le caché plutôt que de simplement décrire
ce qui apparaît. Plutôt qu’une connaissance rationnelle du vrai, elle s’est d’ailleurs
16
aussi conçue comme interrogation su le sens et les valeurs. Ainsi redéfinie, elle
rencontre dans son domaine la notion de prophétie (Voir à ce propos Allan
MEGGIL, Prophets of Extremity : Nietzsche, Heidegger, Foucault, Derrida, U. of
California P., 1985 et Catherine ZUCKERT, Postmodern Platos : Nietzsche,
Heidegger, Gadamer, Strauss, Derrida, The U. of Chicago P., 1996).
Cette redéfinition de la philosophie remet en question deux clés
d’interprétation ou deux grilles de lectures qui ont permis d’évacuer la question de
la confrontation entre la philosophie et la prophétie. La séparation entre la raison
et les valeurs, d’une part, et d’autre part l’opposition entre l’intérieur et
l’extérieur. La raison ne décrit pas seulement ce qui est ; son sens ne se réduit
pas à la seule description du champ de l’immanence du cogito. Par sa propre
redéfinition, elle se porte donc à la rencontre de la religion, et en particulier de la
prophétie, qui de son côté accepte de moins en moins volontiers de se laisser
enfermer dans le champ de l’option irrationnelle pour des valeurs privées ou dans
le champ de la pure extériorité.
5. Texte "prophétie" de F. Grosmaire
Si nous lisons l’article sur la prophétie dans l’Encyclopédie philosophique
universelle, nous remarquons que cet article bref commence par insister sur les
deux dimensions qui sont essentielles au phénomène de la prophétie : l’inspiration
et la communication, bien plus que la prédiction et l’opposition à l’ordre de la
raison. Il souligne également que cette inspiration ne désigne pas un mécanisme où
le prophète serait totalement passif et ne ferait qu’être traversé par la parole de
Dieu : "il comprend", "il prête plus que sa voix", "la prophétie se resserre dans les
limites de la compréhension du prophète même, lequel n’ignore pas le sens de ses
paroles". C’est ce resserrement ou cette compréhension ou cette rétractation,
pour reprendre le mot utilisé plus haut, qu’étudie R. Draï dans l’ouvrage indiqué en
bibliographie.
L’article signale ensuite deux lieux où cette notion de prophétie s’est
inscrite, de manière importante, dans le champ de la philosophie : Levinas et
17
Spinoza. Disons un mot de cette première piste, nous explorerons davantage la
seconde dans la suite de ce cours.
6. Aujourd'hui, la philosophie de Levinas
Levinas est un philosophe français contemporain, mort en 1995. Il a joué
un rôle important dans la réception de la philosophie de Husserl par la philosophie
francophone, dès les années ’30. Il s’est ensuite attaché à penser, sur le fond de
cette phénoménologie husserlienne, ce qui est en jeu dans la relation
intersubjective : dans la relation à l’autre homme se produit une signification, ou
une "signifiance du sens", qui selon lui résiste à la lecture qu’en fait Husserl.
Toute sa philosophie va se vouer à la tentative de faire apparaître, dans le champ
de la phénoménalité, ce qui précisément échappe toujours à la mise en lumière, ce
qui ne peut pas à proprement parler apparaître, et qu’il est pourtant de la vocation
de la philosophie de tenter de faire apparaître. Il s’attache ainsi à décrire la
subjectivité du sujet humain qui se pose comme moi, comme "archè" ou comme
commencement, qui se déploie jusqu’à vouloir tout englober dans la représentation
de la raison – mais qui se découvre, après coup, prise dans une intrigue dont elle
n’est pas l’origine. C’est précisément cette intrigue qu’il va tenter de faire
apparaître, parce que, encore une fois, telle est la vocation de la philosophie.
Ce versant philosophique de l’œuvre de Levinas s’articule à un autre
versant qu’il a toujours tenu à en distinguer : les lectures talmudiques, ou
l’exploration de ce que disent les textes de la tradition juive. Cette intrigue qu’il
tente de dire "en Grec", c’est-à-dire dans le langage de la philosophie, dans ses
textes philosophiques, est selon lui celle qui est aussi habitée par la religion juive,
celle que déploie aussi le langage biblique.
Levinas utilise précisément cette notion de "prophétie" pour dire cette
intrigue d’un sujet qui à la fois est premier, est "archè", est liberté, et qui après
coup découvre qu’il se trouve répondre à un appel ou à un ordre dont il n’est pas
l’origine. C’est là exactement l’usage qu’il fait de ce mot dans son ouvrage majeur
publié en 1974 : "On peut appeler prophétisme ce retournement où la perception
18
de l’ordre coïncide avec la signification de cet ordre faite par celui qui y obéit. (…)
l’appel s’ y entend dans la réponse" (Autrement qu’être, p. 190).
Il ne s’agit pas seulement pour Levinas de penser de manière adéquate la
relation intersubjective, la relation à l’autre homme, en montrant que dans cette
relation se produit une signification qui ne peut se ramener à la liberté d'un sujet
voulant se poser comme origine de toute signification ou comme souverain maître
des relations qu’il noue avec les autres.
Son propos n’est pas non plus seulement, quoique ce soit déjà beaucoup,
d’amener à concevoir le droit et le politique, la réalité pratique des relations entre
les hommes, sur un autre modèle que la juxtaposition des intérêts individuels ou la
limitation réciproque d’une liberté posée comme première : en ce sens, il invite à
sortir du modèle d’une liberté originelle qui se comprendrait comme "conatus",
comme effort d’être, et qui accepterait de réduire sa liberté, pour faire de la
place à l’autre, parce que finalement tel serait son intérêt. Autrement dit, Levinas
invite à mettre en question le fondement du droit et du politique sur un contrat
social que les individus passeraient entre eux pour se voir garantir un certain
nombre de droits.
Son propos est aussi, en réalité, de rendre la philosophie à la vocation qui
est la sienne, telle qu’il la lit notamment chez Platon. Si effectivement la
subjectivité se découvre prise dans une intrigue dont elle ne peut se poser comme
l’origine, la philosophie doit tenter de dire cette intrigue. D’après lui une telle
intrigue se produit dans la rencontre de l’autre homme : dans cette expérience se
produit une signification qui ne se réduit pas à la mise en lumière ou à l’apparaître.
A partir de là, il décrit le psychisme du sujet comme l’autre-dans-le-même, ou
intrigue diachronique, intrigue en deux temps, qui ne se laisse pas ramener à
"l’identité du même".
7. Aux fondations de la modernité, la philosophie de Spinoza
Spinoza est l’autre philosophe cité par Grosmaire chez lequel cette notion
de prophétie joue un rôle important. Nous sommes cette fois-ci au XVIIème
19
siècle : Spinoza est né en 1632 à Amsterdam, dans une famille juive d’origine
portugaise marrane. Il est formé à la fois à l’hébreu et à la pensée juive, en
particulier l’œuvre de Maïmonide, et par le rationalisme de Descartes.
Il était question plus haut de l’horizon libéral qui est le nôtre, et dans
lequel les relations entre la philosophie et la religion ont été pacifiées. Spinoza
est l’un des penseurs qui ont élaboré, qui ont littéralement mis en œuvre cette
solution libérale dont nous avons vécu avec tant de bénéfices jusqu’ici. Nous allons
voir que cette solution repose sur une réponse négative à la question reprise dans
ce cours: les prophètes sont-ils des philosophes ? Non, répond Spinoza. Et selon
lui cette réponse négative est une condition sine qua non pour la liberté des
esprits et pour la paix de la cité. Nous allons nous attarder pendant quelques
heures sur ce moment décisif.
Spinoza est l’un de ces philosophes que l’on appelle cartésiens, qui
s’inscrivent dans l’influence du rationalisme de Descartes. Avec Malebranche
(1638-1715) et Leibniz (1646-1716), il appartient au grand siècle du rationalisme
classique, qui a confiance dans la capacité de la raison à saisir la vérité ou la
nature des réalités les plus hautes, pourvu que cette raison se conduise avec
méthode. Descartes a publié en 1637 son Discours de la méthode, et en 1644 ses
Principes de philosophie. Vous savez qu’on y trouve son exposé de la méthode,
inspirée de l’évidence des mathématiques, qui doit permettre à la raison
d’atteindre une connaissance universelle : cette connaissance sera atteinte,
pourvu que l’esprit se fonde sur ce qui se manifeste à lui avec une pleine évidence
et sur des enchaînements rigoureux. Si la raison est conduite ainsi avec méthode,
rien ne lui échappe, y compris Dieu lui-même.
Telle est la perspective que Spinoza développera dans son Traité de la
réforme de l’entendement : il veut y présenter la méthode qui permet d’avancer
dans la connaissance des choses les plus hautes. Il appliquera cette méthode,
fondée sur les idées claires et distinctes telles qu’elles ont été définies par
Descartes, dans son grand oeuvre publié l’année de sa mort : Ethique, démontrée
suivant l’ordre géométrique. Ce titre d’éthique n’est pas à entendre au sens banal
du terme, il ne s’agit pas seulement d’une réflexion sur les actions humaines ou sur
20
ce que l’homme doit faire. Il s’agit de la présentation même de ce savoir que la
raison droite peut atteindre. Le sens de ce titre est expliqué par un passage du
Traité de la Réforme de l’entendement, ou l’on comprend également la
signification de cette connaissance pour Spinoza :
"Je me bornerai à dire ici brièvement ce que j'entends par un bien
véritable et aussi ce qu'est le souverain bien. Pour l'entendre droitement il faut
noter que bon et mauvais se disent en un sens purement relatif, une seule et
même chose pouvant être appelée bonne et mauvaise suivant l'aspect sous lequel
on la considère; ainsi en est-il de parfait et d'imparfait. Nulle chose, en effet,
considérée dans sa propre nature, ne sera dite parfaite ou imparfaite, surtout
quand on aura connu que tout ce qui arrive se produit selon un ordre éternel et
des lois de nature déterminées. Tandis cependant que l'homme, dans sa faiblesse,
ne saisit pas cet ordre par la pensée, comme il conçoit une nature humaine de
beaucoup supérieure en force à la sienne et ne voit point d'empêchement à ce
qu'il en acquière une pareille, il est poussé à chercher des intermédiaires le
conduisant à cette perfection ; tout ce qui dès lors peut servir de moyen pour y
parvenir est appelé bien véritable ; le souverain bien étant d'arriver à jouir, avec
d'autres individus s'il se peut, de cette nature supérieure. Quelle est donc cette
nature ? Nous l'exposerons en son temps et montrerons quelle est la connaissance
de l'union qu'a l'âme pensante avec la nature entière. Telle est donc la fin à
laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour
que beaucoup l'acquièrent avec moi ; car c'est encore une partie de ma félicité de
travailler à ce que beaucoup connaissent clairement ce qui est clair pour moi, de
façon que leur entendement et leur désir s'accordent pleinement avec mon propre
entendement et mon propre désir. pour parvenir à cette fin il est nécessaire
d'avoir de la Nature une connaissance telle qu'elle suffise à l'acquisition de cette
nature supérieure ; en second lieu, de former une société telle qu'il est à désirer
pour que le plus d'hommes possible arrivent au but aussi facilement et sûrement
qu'il se pourra" (Traité de la Réforme de l'entendement, tr. C. Appuhn, §5).
Telle est la connaissance qui est présentée dans l’Ethique. En 1670,
Spinoza interrompt son travail pour rédiger un Traité théologico-politique qui
21
reste jusqu’à aujourd’hui l’un des textes fondateurs du libéralisme moderne. Cet
ouvrage reste l’un des classiques de l’attaque moderne contre la compréhension
religieuse de la révélation. Il a exercé une influence décisive notamment par la
lecture critique, ou historique, des Ecritures que Spinoza y élabore au service de
son argumentation. Sur les 20 chapitres de cet ouvrage, les 15 premiers sont
consacrés à ce qu’on peut appeler une purification de la religion : c’est pour ces
pages que J. Greisch pourra voir en Spinoza l’un des précurseurs géniaux de la
philosophie de la religion.
Troisième partie : lecture d'un grand philosophe
1. Un triple héritage
Le cartésianisme, le rationalisme de Descartes, est la première ligne de
force de l’héritage dans lequel Spinoza inscrit son œuvre. Je voudrais maintenant
revenir un instant sur ce premier héritage, et en signaler deux autres qui se
tissent dans sa philosophie.
On peut formuler ce premier héritage, le rationalisme cartésien ou
"classique", dans la proposition suivante : pourvu qu’elle se conduise avec méthode,
la raison donne accès à une connaissance adéquate des réalités les plus hautes.
Cette connaissance est donc accessible à l’homme : il lui faut élever sa raison audessus de la connaissance du premier genre (connaissance par ouïe-dire ou par
expérience vague), au-dessus même de la connaissance rationnelle de la cause par
son effet (connaissance du deuxième genre, connaissance scientifique qui
s’obtient par raisonnement, par la déduction et par la médiation des concepts),
pour atteindre la connaissance du troisième genre.
Souvenons-nous des lignes lues dans le §5 du Traité de la réforme de
l’entendement : le bien véritable, la béatitude de l’homme, et la suprême forme de
la liberté, résident dans la saisie par la pensée de l’ordre du tout, ou l’ordre
22
éternel, dans la connaissance de cette nature à laquelle nous appartenons ou plus
précisément dont nous sommes pour ainsi dire un aspect. L’homme qui atteint
cette connaissance du tout acquiert une nature supérieure, en laquelle réside sa
félicité. Cet homme est profondément transformé : il ne s’imagine plus qu’il est
"un empire dans un empire", qu’il est en lui-même une totalité qui obéit à ses lois
propres, distinctes de celles qui régiraient la nature en dehors de lui. Il n’imagine
plus sa liberté sur le modèle du libre-arbitre : il sait qu’il s’inscrit lui-même dans la
nécessité du tout, c’est-à-dire de la nature ou de Dieu, il saisit cette nécessité à
laquelle il appartient. C’est dans ce savoir que réside la liberté, et non dans la
fiction aliénante, ou asservissante, du libre-arbitre.
Un deuxième héritage peut être formulé par la proposition suivante : la
philosophie politique se fonde sur ce qui est, sur ce qu’est l’homme, et non pas sur
une idée de ce qui doit être. C’est là une révolution par rapport à la philosophie
politique classique (dans un autre sens du mot "classique" : la tradition
philosophique qui a précédé la modernité, depuis Platon jusqu’à la fin du Moyen
Age). Révolution radicalisée par Machiavel, et poursuivie par Thomas Hobbes qui a
directement influencé Spinoza : l’organisation de la vie politique, les principes du
droit résident dans un droit naturel qui est défini non pas par un idéal saisi par la
raison, comme le pensaient les "Anciens", mais par une description de ce qu’est
l’homme naturel. Le droit naturel, et donc le fondement du politique, n’est plus
défini par une fin que la raison saisirait et que l’homme devrait réaliser, mais par
ce qu’est l’homme au commencement, à son état naturel.
Un troisième héritage, moins remarqué mais tout aussi décisif pour
comprendre Spinoza, peut se formuler de la manière suivante : il est nécessaire
de défendre la philosophie, la vie philosophique, en laquelle réside le bien
supérieur. Cette troisième proposition concerne plus directement l’objet de ce
cours, la philosophie de la religion. Cet héritage, que Spinoza articule ou tisse de
manière originale avec les deux précédents, correspond à une tradition de
rationalisme médiéval qui est portée de manière particulièrement vive par
certains philosophes musulmans et juifs, notamment dans l’œuvre de Maïmonide
23
qu’il connaît. Celui-ci est un philosophe juif du XIIème siècle, né à Cordoue, qui a
dû fuir pour se réfugier finalement en Egypte après avoir tenté de s’établir en
terre d’Israël.
(Sur cette tradition, voir : les livres d’A. de LIBERA , notamment Raison
et foi, Paris, Seuil, 2003 ; M. MAHDI, La cité vertueuse d’AlFarabi. La fondation
de la philosophie politique en Islam, Albin Michel, 2001 ; S. PINES, La liberté de
philosopher, Paris, Desclée de Brouwer, 1997 ; R. LERNER, Maimonides’ Empire of
Light. Popular Enlightenment in an Age of Belief, the U. of Chicago P., 2000).
2. Une tradition médiévale
Ceci est important pour notre sujet : pour cette tradition rationaliste de
philosophes musulmans et juifs du Moyen Age, l’examen de la religion intervient au
lieu précis de l’articulation entre, d’une part, la connaissance que vise la
philosophie (ou plutôt ce mode de vie pour lequel la chose la plus importante est la
quête philosophique) et, d’autre part, la réalité politique dans laquelle s’inscrit ou
se produit nécessairement la vie philosophique.
Le philosophe, voué à la quête qui est la sienne, appartient nécessairement
à une communauté politique, il est en relation avec d’autres hommes qui ne sont
pas tous des philosophes. Le philosophe qui se voue à cette quête appartient aussi
à un ordre qui est régi par d’autres normes ou d’autres priorités que celles que
dessine cette quête. La philosophie elle-même, cette quête humaine de la sagesse,
est donc prise dans cet entre-deux, dans cette tension ou, comme on le voit avec
Socrate, dans cette confrontation. On trouvera une exploration rigoureuse de ce
rationalisme médiéval dans l’œuvre de L. Strauss, dont nous inspirons ici.
Cette tension est essentielle à la philosophie. Celle-ci doit donc à la fois
l’examiner, comme un problème qui lui est essentiel, et en tenir compte dans la
manière dont elle se présente. Cette tradition rationaliste va reprendre le
problème de Socrate, mis à mort par la cité, ou le problème que Platon formule de
manière imagée dans l’allégorie de la caverne, dans des termes particuliers : la
société dans laquelle ils vivent est régulée par une loi dite divine. La norme de la
24
vie commune ne provient pas d’une délibération rationnelle, ni d’une discussion qui
tente de concilier des intérêts divers. Elle repose sur une loi dont la formulation
est attribuée à un prophète, une loi dite divine dans la mesure où ce prophète ne
la tire pas de lui-même mais la reçoit de Dieu.
En tant que philosophes, ils doivent examiner ce problème que nous avons
évoqué comme étant essentiel à la philosophie ; ils doivent en tenir compte dans
leur présentation de la philosophie, dans la manière dont la philosophie se
présente elle-même, s’exprime ou se rend visible. Il y a là une double contrainte
que la philosophie doit assumer. La mise en œuvre de cette double contrainte se
produira chez ces philosophes de la manière suivante : ils vont redéfinir la notion
de prophétie, en montrant que les prophètes sont des philosophes, et redéfinir
cette religion qui repose sur la loi formulée par le prophète. Pour faire bref : le
prophète est un philosophe qui a de l’imagination. Qu’est-ce que cela veut dire,
plus précisément ? Il est un philosophe, c’est-à-dire qu’il a poussé la perfection
intellectuelle aussi loin que cela est humainement possible. Mais à cette première
perfection il unit une deuxième perfection : la perfection de son imagination.
L’union de ces deux perfections fait du prophète un être très particulier. Les
hommes qui ne développent que la première perfection sont les philosophes, les
hommes de science ou les hommes théoriques. Du côté de ceux qui ne développent
que la seconde perfection, la perfection de l’imagination, on trouve les hommes
d’Etat, les politiciens, ou encore "ceux qui interprètent les songes". Le prophète,
lui, unit ces deux perfections : cela veut dire qu’il unit à la perfection
intellectuelle la capacité d’exprimer ce qu’il connaît, cette connaissance qu’il a
atteinte, dans un langage imagé. Plus précisément : dans un langage adapté à la
capacité de ceux qui vont l’entendre, et qui ne sont pas tous des philosophes. Il a
la capacité d’exprimer les vérités de manière indirecte, de manière telle que son
interlocuteur, selon qu’il est philosophe ou non-philosophe, l’entendra à la mesure
qui est la sienne. Plus précisément encore, selon la description de Maïmonide : il
est capable d’exprimer les vérités qu’il veut dire aux autres de manière telle que,
quel que soit le public qui l’entend, chacun comprendra ce qu’il est capable
d’entendre et qui lui convient le plus adéquatement. Les philosophes pourront
25
découvrir les vérités qui les guideront sur le chemin de la perfection
intellectuelle, et le non-philosophe, ou la cité, en recevra ce qui est nécessaire à
son bien-être, ce qui est nécessaire au bien-être politique, à la paix et à la justice,
qui importent également au philosophe.
Telle est la redéfinition de la prophétie qui est opérée par ces auteurs,
dans leur réponse positive à la question "les prophètes sont-ils des philosophes ?".
La question n’est pas, encore une fois, de savoir si historiquement les prophètes
ont été des philosophes. La question n’est même pas de savoir si un tel homme
existe. L’essentiel est ce qui est mis en œuvre, littéralement, ce qui est opéré par
cette redéfinition de la prophétie ou ce qui en résulte comme par contre-coup.
La loi divine, cette loi divine sur laquelle repose la vie de la communauté
musulmane ou juive, la loi formulée par Moïse pour Maïmonide et par Mahomet
pour AlFarabi (Xème siècle) et Averroès (XIIème siècle), est redéfinie comme un
tel discours. C’est cela l’opération qui est menée par la réponse positive à la
question "les prophètes sont-ils des philosophes?". Si la loi divine se distingue
d’une loi simplement politique, ou d’une loi qui n’est pas divine, ce n’est pas parce
qu’elle est donnée par Dieu, ou parce qu’elle trouve son origine en Dieu. Si elle est
divine, c’est parce qu’elle vise à un double but : non seulement le bien-être des
corps, la paix et la justice, une coexistence pacifique entre les hommes dans la
communauté politique, mais aussi le bien-être des âmes, que chacun puisse y
trouver ce dont il a besoin pour progresser sur le chemin de la perfection
intellectuelle. Chemin faisant, cette réponse justifie aussi l’activité des
philosophes, au regard même de la loi divine : si la loi a pour fin la perfection
intellectuelle, c’est lui obéir que de rechercher la vérité par la raison. La religion
positive, du même coup, se trouve elle aussi redéfinie : il s’agit d’un ensemble de
croyances, de commandements, de rites qui sont mis en œuvre dans cette loi
divine formulée par le prophète au service de cette double perfection que vise la
loi "divine". La religion se trouve donc redéfinie comme l’expression adéquate, ou
plus précisément adaptée pour ceux qui ne sont pas des philosophes, de la vérité.
26
3. Garantir la liberté de penser
Spinoza poursuit le même but que ces philosophes rationalistes musulmans
et juifs que nous venons d’évoquer : garantir la liberté de philosopher, et pour
cela redéfinir le concept de loi divine et de religion.
Mais pour ce faire, il doit apporter une réponse négative à la question "les
prophètes étaient-ils des philosophes ?". Dans le Traité théologico-politique,
Spinoza doit désamorcer une menace contre la philosophie qui se présente dans
des termes légèrement différents. En contexte chrétien, la révélation signifie
moins une loi en fonction de laquelle va s’organiser la vie pratique de la
communauté qu’un contenu de foi, un contenu de vérité. Telle est bien la menace à
laquelle il doit faire face, comme il le dit dans une lettre où il explique pour
quelles raisons il a écrit cet ouvrage : pour réfuter l’accusation d’athéisme, et
pour lutter contre "l’autorité excessive et le zèle indiscret des prédicants" qui
menacent la liberté de penser (Lettre XXX à Oldenbourg, trad. C. Appuhn).
Dans le judaïsme et dans l’islam, il n’y a pas à proprement parler de
théologie, si l’on entend par là une connaissance révélée de ce qu’est Dieu : dans ce
contexte, ce qui peut s’appeler les attributs divins, par exemple Dieu est "juste"
ou Dieu est "miséricordieux", n’apprend rien sur l’essence de Dieu mais seulement
sur les actions de Dieu ou sur les actions que les hommes doivent accomplir pour
s’approcher de Dieu, c’est-à-dire de la perfection.
Dans le contexte qui est celui de Spinoza, les sociétés chrétiennes du
XVIIème siècle, la situation n’est pas la même. La révélation ne signifie pas
seulement une loi, mais aussi un certain nombre d’affirmations de vérités sur ce
qu’est Dieu ou sur le rapport entre Dieu et le monde. C’est sur une théologie ainsi
comprise que s’appuie cette prétention des prédicants, dénoncée par Spinoza,
d’empiéter sur la liberté de penser de tout homme et notamment des philosophes.
L’objet du Traité théologico-politique est donc de garantir la liberté de
penser. Pour ce faire, Spinoza va montrer que la liberté de penser est la seule
garantie sérieuse pour la stabilité de l’Etat : une vie politique saine, la possibilité
d’un Etat stable, réside dans la liberté qui est reconnue aux individus d’obéir à
27
leur seule raison pour ce qui concerne la recherche de la vérité, pour ce qui
concerne les opinions sur ce qui est vrai. Il s’oppose ainsi à l’absolutisme de
Hobbes, et à ce titre constitue une défense du libéralisme qui a été décisive dans
l’émergence de l’Etat moderne. Mais tel n’est pas directement l’objet du cours.
Surtout, Spinoza va défendre la liberté de penser en désamorçant la plus
grande menace qui pèse sur elle : la confusion de la théologie et de la philosophie.
Au nom de cette confusion, en effet, on va obliger tout le monde à obéir aux
commandements qui se trouvent dans les Ecritures, considérées comme sacrées.
Ou plutôt, aux commandements que les personnes considérées comme les
interprètes autorisés des Ecritures prétendent y lire. Mais surtout, cette
confusion fait que l’on va dénier la liberté d’avoir d’autres idées sur Dieu ou sur le
rapport entre Dieu et le monde que celles que l’on prétend trouver dans les
Ecritures : la plus grande menace contre la philosophie réside donc dans la
croyance que les Ecritures contiennent des enseignements sur ce qu’il faut
penser, qu’elles contiennent des vérités philosophiques ou spéculatives. Spinoza
va donc montrer que la vocation de la théologie n’est pas d’énoncer des vérités : sa
vocation est autre.
Pour atteindre ce but, Spinoza va agir de manière détournée : il montre
que les prophètes ne sont pas des philosophes, et que par conséquent la prophétie
ne contient aucune vérité spéculative. Autrement dit, il ne s’attaque pas
directement à la théologie chrétienne, mais au contraire à la loi juive : tous les
premiers chapitres de son ouvrage sont consacrés à la démonstration que les
prophètes, rédacteurs de ces textes dans lesquels se découvre cette loi divine,
sont des hommes qui n’ont aucune connaissance rationnelle et qui sont guidés par
leur seule imagination (ou par la connaissance du premier genre).
C’est dans ces chapitres (surtout le ch. 7) qu’il élabore, en vue
d’atteindre ce but, une lecture "naturelle" des Ecritures : il faut, dit-il,
interpréter les Ecritures par elles-mêmes, uniquement en fonction de ce qu’elles
disent effectivement, et non pas en y projetant des principes extérieurs. A
pratiquer une telle lecture, dit-il, on voit que les Ecritures ne prétendent à aucun
28
moment que les prophètes ont une connaissance particulière, ni des réalités
physiques ni des réalités métaphysiques.
La prophétie n’exprime aucune connaissance : par contre ce que l’on y
trouve effectivement, si on la lit ainsi à partir d’elle-même, c’est un enseignement
moral, une doctrine pratique universelle ou une règle de vie que Spinoza va appeler
"Parole de Dieu". Telle est la vocation de la religion, ou de la théologie : un
enseignement moral qui s’accorde parfaitement avec ce qu’enseigne la philosophie
vraie. En ce sens, effectivement, la lumière prophétique se rapproche de la
lumière naturelle : cet enseignement moral qui est dit par les Ecritures est un
enseignement pratique dont tout homme de bon sens peut saisir le bien-fondé,
mais qui dans les Ecritures est formulé tout à fait indépendamment des principes
sur lesquels ils reposent pour le philosophe. S’ils peuvent être appelés
prophétiques, écrit Spinoza, c’est uniquement dans la mesure où on n’en connaît
pas la cause. Dans la mesure, autrement dit, où dans la connaissance inadéquate
qu’expriment les prophètes, ces principes ne sont pas fondés sur une cause que la
raison connaîtrait adéquatement et dont elle pourrait les déduire de manière
cohérente. Ainsi, il veut démontrer que les Ecritures n’imposent aucune
philosophie : tout ce qui peut être réclamé de chacun, au nom des Ecritures, est
le respect de la "Parole de Dieu", ainsi redéfinie comme un enseignement
strictement moral ou pratique. Cet enseignement moral, encore une fois, s’accorde
parfaitement avec celui que le philosophe déduira de sa connaissance rationnelle,
mais dans les Ecritures il est présenté indépendamment de toute connaissance.
4. Une critique de la religion
Telle est la purification de la religion qui est opérée par Spinoza dans le
Traité théologico-politique : rendre la religion à sa vraie destination, qui n’est en
rien un enseignement spéculatif ou une connaissance mais seulement un
commandement d’obéissance. Spinoza résume cette obéissance que commande la
Parole de Dieu comme le commandement de pratiquer la justice et de la charité.
La seule loi divine, à proprement parler, c’est-à-dire la loi divine naturelle, est le
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commandement de pratiquer la justice et la charité. Voilà tout ce que l’on trouve
dans les Ecritures, selon lui, pour peu qu’on les lise à partir d’elles-mêmes et non
en y projetant des principes qui lui sont extérieurs.
Arrêtons-nous un instant sur cette notion de "loi". Vous vous souviendrez
de ce qui a été dit plus tôt concernant la connaissance du troisième genre que le
philosophe atteint. Il connaît le Tout auquel il appartient, il comprend qu’il n’est
pas lui-même un empire dans un empire mais qu’il est tout entier dans cette
totalité, la nature ou Dieu, dont il comprend la nécessité. Il comprend la loi de
cette nécessité à laquelle il appartient, et c’est dans cette compréhension que
réside la nature supérieure qu’il acquiert, le libérant de l’illusion aliénante du
libre-arbitre. Si le sage pratique la justice et la charité, c’est qu’il comprend la
nécessité et la vérité de cette loi, au regard de sa connaissance naturelle.
L’ignorant, par contre, comprend cette loi comme un commandement : guidé par
son imagination, il la comprend comme un commandement donné par un Dieu
législateur, extérieur à lui, au lieu d’en comprendre la vérité et la nécessité. On
perçoit ainsi l’ambiguïté de cette notion de loi. Cette ambiguïté est au cœur de la
philosophie de Spinoza, et en particulier de cette purification de la religion
comme commandement moral, comme commandement à l’obéissance. Le philosophe
comprend que la loi est nécessaire, découlant de la nature de Dieu, c’est-à-dire de
la nature, il y obéit de manière autonome : il obéit à cette loi parce qu’elle est la
loi du tout auquel il appartient et qu’il connaît par sa raison, tandis que le croyant,
le non-philosophe qui y obéit parce qu’elle est commandée par Dieu, s’y soumet
d’une obéissance hétéronome. Telle est l’articulation entre la religion et la
philosophie.
Le philosophe n’a pas besoin de religion, au sens extérieur ou positif du
terme. Sa religion est l’amour intellectuel de Dieu, la connaissance du tout et de
sa nécessité. C’est parce que le peuple n’est pas philosophe qu’il est besoin de
religion : il est besoin de religion pour que les non-philosophes obéissent à la loi
morale, de manière hétéronome à défaut d’en comprendre la nécessité de manière
autonome.
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Un moment particulièrement important dans cette redéfinition de la
religion que l’on trouve dans la philosophie de Spinoza est sa définition d’une
religion proprement catholique, c’est-à-dire universelle. Dans le chapitre 14 du
Traité théologico-politique, il formule sept dogmes sur lesquels repose cette foi.
Ces dogmes ne correspondent en rien à des énoncés de vérité, ils ne sont pas des
vérités déduites par le philosophe, en l’occurrence Spinoza, de sa connaissance
rationnelle. Ils sont tirés des Ecritures. Plus précisément, ils représentent des
conditions de possibilité de l’obéissance : nier l’un de ces dogmes, c’est rejeter
l’obéissance à Dieu. Ce sont donc, à proprement parler, des croyances nécessaires.
Ces dogmes de la religion universelle ne constituent pas du tout un ensemble de
croyances qui seraient universelles en ce sens que tout homme, par une sorte de
religion spontanée ou naturelle, y adhérerait : il s’agit de prérequis nécessaires
pour que les gens, à défaut d’être des philosophes, obéissent à la loi divine, c’està-dire pratiquent la justice et la charité.
Telle est l’articulation principale qui ressort d’une lecture commentée, menée au
cours, du ch. 4 du Traité théologico-politique.
Conclusion : une philosophie de la religion ?
L'œuvre de Spinoza est une œuvre puissante, qui a exercé une influence
déterminante dans l’histoire de la pensée humaine. Son influence n’est pas
seulement théorique, elle ne s’exerce pas seulement dans le champ des idées ou de
la réflexion. Elle s’exerce aussi, évidemment sans que nous le sachions, dans notre
vie la plus quotidienne. La vie quotidienne, en Occident en tout cas, se caractérise
par le fait qu’elle s’inscrit dans un cadre (notamment politique) qui est
directement fondé sur un certain nombre d’idées, de conceptions rationnelles de
l’homme, de la liberté, de l’Etat. Ce qu’est notre monde repose sur de telles
œuvres fondatrices.
Parmi ces œuvre fondatrices,
multiples, variées, celle de Spinoza est
particulièrement intéressante pour sa philosophie de la religion. Celle-ci ne se
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limite pas à sa critique de la révélation, à son refus de reconnaître une quelconque
prétention à la vérité de la part de la religion. Nous avons vu en effet que cette
critique est un moment très important dans son argumentation pour défendre la
mise en place d’un Etat qui garantisse la liberté de penser, et donc la liberté de
philosopher. Les Eglises, ou comme il le dit les prédicants, n’ont aucune légitimité
pour imposer des vérités spéculatives ou théorétiques : les hommes sont
entièrement libres d’adhérer à ce que leur raison leur montre comme étant vrai.
Spinoza montre cela au nom de la raison, mais il prétend montrer cela aussi sur la
base des Ecritures sur lesquelles ces prédicants appuient leur prétention. Pour ce
qui est des Ecritures, il prétend montrer qu’elles n’expriment rien d’autre que le
commandement de pratiquer la justice et la charité. Autrement dit, si on lit
exactement les Ecritures, on voit qu’elles se limitent à un enseignement
moral présenté comme un commandement auquel les hommes doivent obéir sous
peine de sanction. A ce titre, cependant, elles sont l’expression adéquate de la
vérité adressée aux non-philosophe.
Cette compréhension des Ecritures, déjà, a été déterminante par sa
réduction de la religion à la morale. Cette réduction de la religion à la morale, à
côté de la vérité ou de la science, aura une influence décisive, par ses
prolongements chez des auteurs comme Rousseau et Kant. Mais ce n’est pas tout.
Il ne faut pas limiter à cela la philosophie de la religion de Spinoza : on ne peut
pas comprendre exactement ce que ce philosophe nous dit de la religion si on en
fait un objet séparé, que l’on retirerait, que l’on extrairait d’autres lignes de
force de sa philosophie. C’est ce qu’il nous semble important de souligner, dans les
lignes qui suivent, au terme de ce parcours dans cette discipline nouvelle qu’est la
philosophie de la religion telle qu’elle fut définie au début de ce cours.
Première interrogation :
La question importante à examiner, c’est de comprendre comment s’articulent
d’une part la connaissance humaine, cet effort vers ce qui constitue selon lui la fin
ultime ou l’ultime perfection de l’homme, qui est la connaissance de la nature à
laquelle il appartient, et d’autre part la perception du commandement de pratiquer
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la justice et la charité. Les prophètes ne sont pas des philosophes, nous dit-il : ce
que disent les prophètes ne contient aucun enseignement de vérité, ne contient
aucune philosophie à laquelle il faudrait souscrire dès lors que les textes dont ils
sont la source sont sacrés. D’accord, dit Spinoza, qu’ils soient tenus pour sacrés :
mais ils ne contiennent aucune vérité, les hommes sont libres de penser.
Cela étant dit, sa description de ce qu’est la connaissance des prophètes,
c'est-à-dire la perception dont provient ce qu’expriment ces textes, conduit à
cette question : quel est le rapport entre la connaissance véritable, la
connaissance du troisième genre par laquelle l’homme connaît adéquatement la
vérité, et cette perception du commandement de pratiquer la justice et la
charité ? Nous avons vu que c’est bien cette question qui est au cœur, par
exemple, du ch. 4 : si Spinoza dénonce une erreur, cette erreur ne réside pas dans
la perception selon laquelle la justice et la charité doivent être pratiquées. Cette
erreur qu’il dénonce, ce n’est même pas la perception que ce commandement
constitue une loi divine. Il dénonce l’erreur qu’il y a à prendre cette connaissance
inadéquate pour une connaissance adéquate : il s’oppose à ce que l’on impose pour
vraies les représentations imaginaires qui accompagnent ou appuient cette
perception, en particulier la représentation selon laquelle Dieu est un législateur
qui punit celui qui lui désobéit et récompense celui qui lui obéit, et la connaissance
exacte de ce qu’est Dieu. Il invite au contraire non pas à éliminer cette perception
du commandement, mais à la comprendre à la lumière de la connaissance exacte du
tout, telle qu’elle est présentée dans son Ethique, ou telle qu’elle est atteinte par
le sage.
Certes, ces représentations imaginaires sont remplacées par une
connaissance exacte de ce qu’est Dieu, et par une connaissance exacte des
conséquences qui résultent de la pratique, ou de la non-pratique, de la justice et
de la charité. Dieu n’est pas un être extérieur à nous, face à nous, qui nous punira
ou nous récompensera comme le ferait un gouvernant humain.
Il n’en reste pas moins que le commandement de pratiquer la justice et la
charité demeure : mais le philosophe sait qu’il relève de la nécessité de la nature,
et non du décret d’un législateur. Ce commandement relève de la loi de la nature,
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et non d’un décret. La loi divine n’exprime pas la volonté d’un législateur : elle
exprime l’ensemble des moyens qui sont requis par ce qui est la fin la plus haute
de l’homme, à savoir le bonheur qui réside dans la connaissance de la nature, c’està-dire de Dieu. La pratique de la justice et de la charité est requise par cette fin
(p. 88). Le philosophe, qui juge des choses au regard de cette connaissance du
tout, connaît la nécessité de ce commandement : partant, il connaît la nécessité
qu’il soit perçu comme un commandement, voire comme un décret, lorsqu’il ne peut
pas être perçu au regard de cette connaissance que lui-même a atteinte. C’est
dire que la religion, telle qu’il l’a redéfinie, est nécessaire au regard même de la
fin qui est la sienne. Lui-même est tout entier guidé par l’amour intellectuel de
Dieu, tel que Spinoza le décrit p. 88 : au nom de cet amour intellectuel de Dieu,
qui est la perfection vers laquelle s’oriente toute sa vie, il perçoit la nécessité de
la religion.
Ce qui nous amène au second point que nous voulons souligner, ou à la
seconde ligne de force de la pensée de Spinoza dont on ne peut séparer ce qu’il
nous dit de la religion comme si c’était un objet séparé isolable du reste.
Seconde interrogation :
La religion se trouve redéfinie au service d’une fin au regard de laquelle il
faut comprendre cette redéfinition. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Si l’on
veut savoir ce que Spinoza pense de la religion, si l’on veut savoir ce qu’est sa
philosophie de la religion, on doit tenir compte de ce contexte dans lequel
intervient son propos sur la religion. On ne peut pas limiter ce qu’il pense de la
religion à ce qu’il dit de la religion. On doit examiner ce qu’il dit de la religion à la
lumière de ce qu’il propose lui-même comme clé de compréhension de son propos.
Spinoza ne prétend pas décrire ce qu’est actuellement la religion. La
science qu’il met en œuvre en tant que philosophe ne doit pas être comprise selon
le modèle moderne d’une description adéquate des réalités factuelles, telles
qu’elles se donnent à connaître dans leur positivité. Selon ce modèle, inadéquat en
ce qui concerne Spinoza, la religion serait un des objets qu’il décrit ou sur lequel
porte la connaissance qu’il nous propose : on pourrait ainsi isoler ce qu’il dit de la
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religion, l’isoler des autres choses dont il parle, et l’intégrer dans un ensemble qui
serait la philosophie de la religion, ou un relevé de ce que les différents
philosophes ont dit de la religion, dans un exposé de "la philosophie de la religion"
à travers les âges.
Cette perspective n’est pas adéquate pour comprendre ce que dit Spinoza
de la religion : la religion n’est pas un objet qu’il décrit ou qu’il réfléchit à part.
Son propos sur la religion est la mise en œuvre de la nécessité ou de la loi divine
qui, en tant qu’il est un philosophe, guide ses actions. Autrement dit, ce n’est pas
la description d’un objet particulier, c’est une action qu’il pose en obéissant à
cette loi divine qui guide les actions du philosophe. Je vous renvoie à la définition
de cette loi divine telle qu’elle est proposée dans le ch. 4 du Traité théologico-
politique : la rédaction même de cet ouvrage, cette entreprise stratégique qu’il
accomplit pour se défendre de l’accusation d’athéisme et pour défendre la liberté
de penser contre les empiètements de la théologie ou des prédicants, sa défense
d’un Etat qui permette la liberté de penser, tout cela doit être compris au regard
de la fin qui, en tant qu’il est un philosophe, guide ses actions. Sa redéfinition de
la religion doit être comprise comme une action guidée par cette nécessité, et non
comme une description scientifique ou une réflexion théorique. Autrement dit, en
vue de la fin ultime qui guide le philosophe, ou au regard de la loi divine qui régit
son mode de vie, il est nécessaire que la religion devienne ce qu’il décrit. Son
propos sur la religion appartient à la philosophie pratique, c’est-à-dire à l’action
que le philosophe pose en vue de ce qui pour lui est la fin la plus haute, à savoir la
connaissance de la nature.
Nous sommes ainsi renvoyés, d’une manière problématique c’est-à-dire
intéressante, à la définition que donnait J. Greisch de la philosophie de la religion.
Sans aucun doute, la philosophie a bien des choses à dire à propos de la religion, à
propos du phénomène religieux tel qu’il se manifeste, tel qu’il s’expérimente, tel
qu’il se pense ou se dit. Sans aucun doute, il est bon que la philosophie porte son
regard et son attention sur la religion, comme une réalité qui intéresse au premier
chef l’enquête sur l’expérience de l’homme et sur les
dimensions les plus
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profondes de son horizon de sens. Il est bon que la philosophie interroge la réalité
religieuse, plutôt que de s’en désintéresser comme une illusion dépourvue de sens.
A ce titre, l’expression de "philosophie de la religion" a tout son sens. Mais la
prétention de la philosophie de la religion telle qu’il la décrit, comme une discipline
à part entière, est plus forte. J’ai signalé au début du cours quelques-uns des
problèmes qui se posent à une telle prétention : y a-t-il une légitimité à constituer
"la religion" comme un objet à part ? Au nom de quels principes méthodologiques
déterminera-t-on ce qui rentre dans le cadre de cet objet, et ce qui en est
exclu ?
Greisch signalait l’originalité ou la nouveauté de la philosophie de la
religion, de cette discipline qui est née à la fin du XVIIIème siècle, en disant que
cette discipline ne se focalise plus directement sur l’objet que vise la conscience
religieuse comme le fait la théologie révélée ou philosophique. Dans le cas de
Spinoza, nous voyons bien la réflexion d’un philosophe sur ce qu’est la religion, une
tentative de penser la religion avec les ressources de la raison. Que l’on soit
d’accord avec ce qu’il en dit ou non, qu’on l’apprécie ou non, le fait est que son
interrogation porte bien sur la religion en tant que telle, et non sur l’objet que
vise la conscience religieuse. Il en va de même pour un grand nombre de
philosophes qui l’ont précédé – ce qui, soit dit en passant, rend problématique de
le considérer seulement comme un "précurseur génial".
Et pourtant, nous voyons dans le cas de Spinoza que constituer la
philosophie de la religion comme une discipline à part, comme la discipline
philosophique qui s’intéresse à la religion, comme la discipline philosophique qui
pense la religion avec les ressources de la raison, ne va pas de soi. Il n’y pas, chez
Spinoza, de philosophie de la religion comme une discipline à part : ce qu’il dit de la
religion, donc sa philosophie de la religion, ne peut être compris exactement qu’à
la lumière de ce qu’il nous dit de la fin qui guide les actions du philosophe, ou son
mode de vie, ou de la nécessité qui guide ses actions et en particulier cette action
particulière qu’est le Traité théologico-politique.
Isoler son propos de la religion pour en faire un objet à part déformerait
sa pensée, et donc nous rendrait incapable de comprendre sa philosophie de la
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religion. Il faut par conséquent se demander si constituer la philosophie de la
religion comme une discipline à part ne nous prive pas des ressources les plus
intéressantes que la philosophie peut nous offrir pour penser la religion.
Indications bibliographiques
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