Cours de philosophie de la religion
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Cours de philosophie de la religion
Cours de philosophie de la religion Par François Coppens Première partie : présentation d'une nouvelle discipline 1. Une prétention forte Le projet même d'élaborer une philosophie de la religion, si l'on prend les termes rigoureusement, ne va pas de soi. Il y aurait à première vue quelque raison de dire d'elle ce que d'aucuns disent des miracles : elle est impossible, et pourtant elle existe. Qu'elle est impossible, c'est ce que l'on peut être tenté de soutenir si l'on tient que la religion, dans sa tension la plus intime, est relation à ce qui s'absout de toute relation, relation à la transcendance ou au Dieu qui, quoi qu'il en soit, ne se laisse pas ramener à la raison. Si l'on entend l'expression de "philosophie de la religion" avec quelque radicalité, avec la radicalité qui sied à l'entreprise philosophique, il ne s'agit pas seulement du projet de dire certaines choses rationnelles ou raisonnables concernant des comportements, des faits ou des croyances que l'on s'entend généralement à considérer comme relevant du domaine religieux. Si les mots ont un sens, ce projet d'une philosophie de la religion signifie la prétention forte de dire, avec les ressources de la raison, la vérité sur ce qu'est la religion, de chercher à savoir en vérité ce qu'est la religion. Le mot "de", dans l'expression "philosophie de la religion", signifie bien un 1 génitif objectif, qui fait de la religion l'objet de l'interrogation philosophique. Le problème serait moindre s'il s'agissait d'un génitif subjectif, comme c'est le cas lorsqu'on tente de repérer ce qu'une tradition religieuse ou une expérience religieuse a intégré comme notions ou comme réflexions philosophiques. Il s'agit bien de faire de la religion l'objet d'une discipline qui, en tant qu'elle est philosophique, prétend faire apparaître cet objet dans la lumière de la vérité. Cela n'est-il pas, dès l'abord, contradictoire ? Comment faire de la religion un objet de la philosophie, comment la philosophie pourrait-elle dire ce qu'est la religion, puisque celle-ci ne peut précisément pas être comprise ou englobée par la vision rationnelle ? N'est-ce pas d'emblée transformer la religion en ce qu'elle n'est pas, et donc se priver d'emblée de toute possibilité d'en dire quoi que ce soit de vrai ? Mais à formuler cette réticence elle-même, on s'aperçoit qu'elle traduit un problème qui s'inscrit tout à fait légitimement dans le champ de l'interrogation philosophique : est-il vrai que la religion ne peut être comprise ou englobée par la vision rationnelle ? Qu'est-ce que la religion ? Une interrogation philosophique sur la religion n'évitera de se discréditer qu'à condition qu'elle assume cette question et l'éventuelle impossibilité d'y répondre. A ne pas l'affronter, ou à y apporter une réponse qui présuppose des affirmations qu’elle n’examinerait pas, elle se priverait d'emblée de toute possibilité de parler vrai. Cette difficulté inhérente à la possibilité même d'une interrogation philosophique sur la religion peut bien sûr être évitée à bon compte. Elle est résolue d'emblée, en effet, si l'on déchiffre de manière "soupçonneuse" cette affirmation d'une tension ou d'une interpellation par une transcendance qui échappe à la raison et donc à la philosophie. La religion peut se ramener alors à un donné maîtrisable par la raison, grâce au déchiffrement, que l'on peut trouver chez des auteurs comme Feuerbach et Marx, de ce qui n'est plus qu'une "illusion religieuse". Mais précisément cette discipline philosophique qui aujourd'hui existe, qu'elle soit possible ou non, prétend ne pas faire une telle lecture 2 soupçonneuse qui réduit la religion à une illusion ou la dissout dans les réalités sociales ou économiques. A l'inverse, cette difficulté peut être rencontrée par une interrogation philosophique comme celle de Levinas, dont il sera question plus loin. Celui-ci examine, du sein de la raison philosophique, dans le langage philosophique, l'ambiguïté qui fait que la philosophie ne peut pas se refermer sur elle-même : il tente de saisir dans le langage philosophique comment la philosophie se trouve marquée par une ambiguïté fondamentale qui à la fois provoque sa vocation à dire ce qui est et en fait, précisément, une vocation infinie. Cependant la philosophie de Levinas n'est pas une philosophie de la religion, et ne prétend pas l'être : il ne prétend pas rendre compte philosophiquement de ce qu'est la religion, même si son œuvre est importante pour ceux qui actuellement se réclament de cette discipline. Si la philosophie de la religion est dans un statut précaire, c'est qu'elle prétend se distinguer, comme une discipline propre, à la fois de la théologie, de la philosophie religieuse et des sciences religieuses (ou sciences des religions). Voyons cela plus précisément. 2. Quelques autres disciplines 2a. La théologie La philosophie de la religion se distingue de la théologie, discours sur Dieu ou science du divin. Il était question plus haut de la religion comme relation à ce qui échappe à toute saisie, à ce qui s'absout de toute relation et qui échappe ainsi à tout possibilité d'emprise par la raison. Cette formulation va-t-elle de soi ? Elle semble se heurter à l'existence de la théologie, ou au fait qu'une religion peut contenir une théologie ou un discours sur Dieu, un discours qui prétend déployer ou présenter une connaissance de ce qu'est Dieu. Ce discours peut se déployer sur la base d'un fondement tenu pour révélé. La révélation peut être comprise comme cette grâce que ferait Dieu de se révéler à l'homme : celui-ci ne pourrait pas Le connaître par ses seules moyens, Il est au- 3 delà de ce que l'homme peut saisir par la raison ou par la connaissance naturelle, par cette faculté de connaissance qui est inhérente à sa nature. Mais Il se donne à connaître, Il se manifeste, en quelque sorte, spontanément ou par grâce : Il est au-delà du champ qu'atteint la lumière de la connaissance humaine, mais il accepte gracieusement, ou par son propre mouvement, d'y apparaître. Dans cette perspective, quelques références bibliques jouent un rôle clé, comme par exemple l'épisode du Buisson ardent (Exode 3) où Dieu se manifeste à Moïse dans le désert. Cette perspective peut aussi s'appuyer sur l'ensemble de la Bible, comme Parole de Dieu ou comme manifestation de Dieu, ou sur le Christ comme Verbe de Dieu, en particulier le prologue de l'Evangile de Jean. Mais la toute simple formulation de ces références montre que la présentation qui vient d'être faite de la théologie n'est qu'une caricature : sitôt que l'on se penche sur ces références, qui semblent légitimer cette prétention de connaître Dieu sur base de la révélation, on voit que les choses ne sont pas si simples. Dans le Buisson ardent se manifeste "l'Ange de Dieu" ; Moïse "se voile la face" ; et le moins que l'on puisse dire est que le nœud de cet épisode, la révélation du Nom divin ("je serai qui je serai") ne correspond pas exactement à la présentation d'une carte d'identité ou d'une autobiographie divine ou d'une connaissance de ce qu'est Dieu. Quant à la Bible dans son ensemble, considérée comme Parole de Dieu, elle est une manifestation particulière et bien problématique, celle-là même qui est signifiée par l'expression de "Parole de Dieu". Toute théologie qui se fonde sur la parole des Ecritures doit s'accompagner de l'indice de prudence qui s'exprime dans cette devise chère aux rabbins lecteurs de la Bible : la Bible parle le langage des hommes. Si le Christ, enfin, est le Verbe de Dieu, l'indice de prudence qui doit accompagner toute théologie fondée sur la révélation peut se formuler ainsi : même si le Christ est la manifestation de Dieu, le Père ne se fait jamais évident, le Christ est toujours le Fils qui renvoie au Père. Ces remarques ridiculement sommaires n'ont d'autre but que de signaler que même dans la perspective selon laquelle une théologie est possible, même là où cette perspective est la plus sûre d'elle-même, les choses ne sont jamais aussi simples que pourrait le laisser croire la caricature évoquée plus haut : c'est 4 d'ailleurs ce qui fait la richesse de toute la pensée théologique et des questions qu'elle examine. Il existe aussi une autre perspective théologique, ou un autre sens du mot "théologie" : la théologie philosophique. Selon cette perspective, l'homme peut, par les ressources naturelles de sa raison, tenter de dire le divin ou le plus haut degré de la perfection, ou encore tenter de penser le Tout et donc aussi l'être divin ou les êtres divins. A côté de la théologie révélée existe donc ce que l'on appelle alors la théologie philosophique ou naturelle. Dans la philosophie antique, chez les présocratiques ou chez Platon, Aristote et leurs successeurs ; chez les auteurs qui, après la rencontre entre la philosophie grecque et le monothéisme biblique, pensaient que la raison humaine peut connaître par elle-même ce Dieu qui par ailleurs se révèle dans les Ecritures ; ou encore chez les auteurs modernes qui considèrent que rien n'est au-delà des capacités de la raison humaine, la raison humaine peut prétendre être capable de penser le divin, de rendre compte de ce qu'est l'être absolu, suprême ou premier que désigne ce mot de "divin". Elle peut ainsi élaborer une métaphysique, dans une entreprise qui doit depuis Kant faire face à l'objection critique selon laquelle une telle prétention à connaître l'essence des réalités, et en particulier du divin, est au-delà des limites ou des possibilités de la raison. 2b. La philosophie religieuse La philosophie de la religion se distingue également de la philosophie religieuse. Pour faire simple, disons que celle-ci désigne le recours qui sera fait à la philosophie par un penseur religieux : du sein de son être religieux, et non à partir d'une mise à distance de sa foi ou de son appartenance religieuse, il utilisera la philosophie non pas nécessairement dans une perspective apologétique, ou pour défendre sa religion ou sa foi, mais aussi bien pour approfondir sa compréhension de sa foi ou de la religion. Cette démarche d'approfondissement de la foi peut aussi être essentielle à une religion qui ne se comprend pas seulement comme fidéisme. 5 2c. Les sciences religieuses Enfin, la philosophie de la religion se distingue des sciences religieuses ou sciences des religions. Comme toutes les sciences humaines qui ont pris leur essor à la toute fin du XIXème siècle et surtout au XXème siècle, les sciences religieuses prétendent respecter les contraintes de l'objectivité scientifique tout en s'appliquant à la connaissance du donné humain – c'est-à-dire à la connaissance d'un donné qui en tant que tel ne peut pas se réduire à un objet, puisque la réalité examinée est précisément celle du sujet qui examine. Cette étude scientifique du fait religieux peut se déployer dans une perspective strictement positiviste : elle est alors tout entière déterminée par l'affirmation que la réalité de la chose étudiée se limite aux faits connaissables empiriquement. Mais elle peut aussi se déployer dans une perspective plus compréhensive que positiviste : la réalité étudiée ne se limite pas aux faits connaissables empiriquement, ceux-ci doivent être interprétés sans autre base qu'eux-mêmes. 3. La philosophie de la religion, une discipline nouvelle A côté de tout cela il existe une discipline propre qui fait l'objet de ce cours, ou qui en tout cas en définit le cadre et les contraintes. La spécificité en même temps que la prétention forte de cette discipline sont présentées dans les ouvrages récents de Jean GREISCH, Le Buisson ardent et les Lumières de la raison. l'invention de la philosophie de la religion, Paris, Cerf, 2002-2004. Il s'agit pour cette discipline de penser la religion avec les ressources de la raison. Penser la religion, et non plus élaborer rationnellement les contenus de foi ou de révélation qu'une religion pourrait contenir, comme le faisait la théologie philosophique : penser la religion dans toute sa complexité, et non plus de se focaliser directement sur l'idée de Dieu (Cfr l'introduction au tome 1, dont ces termes sont repris, et en particulier les tâches définies à la page 33). Remarquons que la formulation propre de cet objet, et donc du champ de cette discipline, n'est pas sans poser problème. Sans doute y aurait-il une erreur à réduire totalement la religion à des mécanismes psychologiques, économiques et 6 sociaux qui lui retireraient finalement toute réalité, qui la dissoudraient finalement et en feraient un épiphénomène illusoire. Pour autant, peut-on en faire un objet séparé, objet d'une discipline propre ? Cette question n'est qu'évoquée ici, pour que nous l'ayons à l'esprit tout au long du parcours exploratoire engagé dans ce cours. Greisch signale lui-même (p.16) qu'il n'est pas sans risque de prétendre rassembler sous ce vocable de "religion" des réalités qui peuvent appartenir à des ordres très différents, voire hétérogènes : il est des traditions, il est aussi des moments de l’expérience et de la pensée humaines où ce rassemblement n'a pas de légitimité. Cette constitution de l'objet "religion" ou de la "réalité religieuse" n'est pas seulement un problème épistémologique, un problème de compétence des différentes disciplines : c'est aussi notamment, on le sait, un problème politique. L'apparition de cette discipline ou son « invention », sa constitution en discipline propre, remonterait à la fin du XVIIIème siècle : elle s’est déployée au cours des 2 derniers siècles dans des directions qui sont variées mais qui constituent, malgré cette diversité, une démarche suffisamment cohérente pour que cette discipline revendique aujourd’hui un champ propre et une démarche spécifique. Si l’on en croit le portrait qu’elle donne d’elle-même, à travers la présentation qu’en fait Jean Greisch, la philosophie de la religion se distingue - de la théologie, qu’il s’agisse de la théologie révélée ou croyante (qui se fonde sur la révélation) ou de la théologie philosophique ou rationnelle (qui se fonde sur la seule raison naturelle de l’homme). La philosophie de la religion s’en distingue en ceci qu’elle ne se focalise pas directement sur l’idée de Dieu, sur une tentative de dire Dieu ou le divin. Elle porte sur la religion dans toute sa complexité, dans la pluralité et la diversité des dimensions qui font l’épaisseur de la réalité religieuse. - Elle se distingue de la philosophie religieuse, en ce qu’à la différence de celle-ci elle repose sur une mise à distance, ou entre parenthèses, de l’appartenance à une religion, une mise à distance de l’adhésion à une foi religieuse 7 particulière : ce que dit la philosophie de la religion doit valoir, par définition, pour tout être rationnel qui interroge la réalité du phénomène religieux pour le comprendre ou, comme dit Greisch, pour en élucider le sens. - Elle se distingue enfin des sciences de la religion, en ce qu’elle se veut une démarche philosophique, ne se réduisant donc pas à une connaissance des faits religieux dans leur positivité. Voilà une présentation brève de la discipline qui définit le cadre de ce cours. Je vous ai en quelque sorte montré brièvement la fiche technique, telle qu’elle se définit chez Jean Greisch, ou plutôt je vous ai indiqué où vous pourrez en trouver une description plus précise si vous voulez en savoir plus sur cette discipline dans son ensemble. 4. Quelques questions Formulons à cela quelques remarques. Cette typologie des disciplines dans laquelle s’inscrit la philosophie de la religion est problématique. Cela explique que l’autonomie ou l’existence même de cette discipline soit une question disputée. Nous pouvons cependant prendre cette typologie comme repère, dans la mesure où l’examen même de sa légitimité oblige à examiner un certain nombre de questions intéressantes . Question 1 : Est-il vrai, d'abord, que la théologie se focalise directement sur l’idée de Dieu ou sur "ce que vise la conscience religieuse" ? Cette question se pose aussi bien pour la théologie révélée ou croyante que pour la théologie philosophique. Pour ce qui concerne cette dernière : est-il vrai que les philosophes qui avant la fin du XVIIIème siècle s’intéressaient au divin ou au religieux ne s’y intéressaient que du point de vue de l’objet que vise la conscience religieuse ? Est-ce que même ils posaient que la conscience religieuse vise un objet distinct ? Ne faisaient-ils qu’essayer de penser cet objet, d’élaborer conceptuellement l’idée de Dieu ? C’est vrai indéniablement de certains philosophes : mais n’y a-t-il vraiment que cela 8 comme interrogation philosophique sur la réalité religieuse avant la fin du XVIIIème siècle ? Il faudrait aussi examiner, à l’inverse, comment la philosophie de la religion opère, elle aussi, une interrogation sur le divin, ou sur l’objet que vise la conscience religieuse si elle vise un objet, ou comment la philosophie de la religion intègre cette interrogation, qu’elle attribue à la théologie. Bref : il faut examiner s’il est vrai que la conscience religieuse vise un objet ; il faut examiner si vraiment la théologie, en dehors de la philosophie de la religion, se focalise sur cet objet. Question 2 : Nous devons aussi nous demander si l'on peut poser aussi clairement que le suggère Greisch la spécificité de la philosophie de la religion par rapport à la philosophie religieuse en fonction du critère de la mise à distance, ou entre parenthèses, de "l’appartenance à une religion" ou de "l’adhésion à une foi". La question se pose même indépendamment de la difficulté qu’il y a à mettre à l’écart ses croyances les plus fondamentales. Elle se pose aussi dans la définition même de ce critère : ce que signifie "être religieux" peut-il vraiment, toujours, être identifié à l’appartenance à une religion ou à l’adhésion à une foi particulière ? Est-ce que l’on peut ainsi poser de part et d’autre la raison, d’un côté, et de l’autre la religion que l’on identifie à une croyance religieuse déterminée ? Toute religion est-elle essentiellement croyance ? On peut penser qu’il y a là une manière de penser le religieux qui est surdéterminée par la distinction entre le savoir et la foi, ou par une compréhension particulière, historiquement et culturellement déterminée, du religieux comme foi. Cette distinction vaut-elle pour toute compréhension du religieux ? Cela doit aussi être examiné. Question 3 : Enfin, il faut aussi se demander comment poser une distinction claire avec les sciences de la religion, à partir du moment où celles-ci peuvent se comprendre dans une perspective qui n’est pas seulement positiviste. Cela a été dit plus haut : les sciences de la religion de type plus compréhensif que positiviste ne réduisent 9 pas la réalité de la religion, qu’elles veulent comprendre, aux faits empiriques, sur lesquels elles se basent. Elles affirment au contraire qu’il faut comprendre ces faits : là aussi la frontière peut s’avérer difficile à repérer et à maintenir. Il faut examiner en quoi les principes de compréhension diffèrent, étant entendu que les uns et les autres se veulent exclusivement rationnels. Question 4 : Plus encore que les limites de cette discipline, c’est cependant son objet même qui pose problème, c’est la constitution même de l’objet de cette discipline qui doit être interrogée. C’est Greisch lui-même, nous l'avons vu, qui attire notre attention sur les risques qu’il y a à rassembler sous le même vocable "la religion" donc à rassembler comme un même objet ou une même réalité - des phénomènes ou des réalités qui en d’autres lieux ou en d’autres temps sont hétérogènes. Cet avertissement doit être plus qu’une précaution oratoire ou une remarque initiale. Ce problème conditionne l’entreprise dans son ensemble, et la légitimité même qu’il y a à constituer la philosophie de la religion comme une discipline propre. Il ne va pas de soi, en réalité, que la philosophie de la religion soit la discipline la plus apte à penser les réalités qui sont rassemblées sous le vocable de "religion". Il ne va pas de soi que la philosophie de la religion soit la discipline la plus apte à faire apparaître dans la lumière de la raison, ce qui est l’objet de la philosophie, le sens de ces réalités. De plus, la question se pose de savoir où se saisit la chose religieuse, même pour ce qui concerne les religions positives : dans l’expérience religieuse telle qu’elle se dit elle-même, ou telle qu’elle est reconnue par les autres ? Dans l’exposé doctrinal qu’une religion peut faire d’elle-même ? Dans le texte sur lequel se fonde une religion, si elle se fonde sur un texte ? Dans l’objectivité du vécu religieux ? Dans l’idée construite par la raison ? On ne peut même pas répondre "dans tout cela à la fois" : car chacun de ces "domaines" peut être compris de manières différentes et contradictoires ou irréconciliables. 10 Voilà, en guise d'introduction, le cadre dans lequel s'inscrit ce cours de philosophie de la religion : à la fois le portrait qu'en donne Jean Greisch, et les questions que pose ce portrait ou cette présentation de cette discipline et qu’il est sans doute dans ses tâches d’assumer. Cela étant, nous allons nous attacher à formuler un problème, à suivre un fil d'enquête qui nous permettra de commencer à découvrir l’une ou l’autre ressource, à retrouver certains moments clés de l'histoire de la pensée : des ressources et des moments qui jouent, que nous le sachions ou non, un rôle important dans la manière dont nous comprenons certains problèmes. Deuxième partie : reprise d'une vieille question 1. Retrouver la possibilité d'entendre cette question L'enquête qui guidera la suite du cours portera sur la question suivante : les prophètes sont-ils philosophes ? De prime abord, cette question est idiote. Dans l'imaginaire le plus courant, les mots de "prophète" et de prophétie désignent une expérience qui n'a rien à voir avec la philosophie. Une prophétie semble être une anticipation de l'avenir, une prédiction qui peut être liée à un sentiment religieux, mais qui peut aussi en être tout à fait détachée. Cela n'a rien à voir avec la philosophie – même si la philosophie peut évidemment s'y intéresser comme elle s'intéresse à n'importe quelle réalité ou n'importe quelle expérience humaine. En allant un petit peu plus loin, on peut faire de la prophétie le symbole même de ce qui résiste à l'ordre, de ce qui refuse de s'inscrire dans l'ordre trop bien réglé de la raison : on pourra désigner comme prophète celui qui, s'opposant à toutes les "bonnes" raisons, tient ferme et lance son message à la face du monde. 11 Ainsi on dira de celui qui mène sans cesse un combat pour telle ou telle valeur, seul, qu'il est un prophète. On peut enfin faire de la prophétie le symbole même de ce qui s'oppose à la philosophie, comme la foi s'oppose à la raison, la religion à la science, l'amour enfin à la loi. De ce mot, enfin, on retient le plus souvent les éléments soit de la prédiction soit de l'opposition à l'ordre et à la raison : en tout cas, ce qui s'oppose à la philosophie. Question idiote, donc, opposée à tous les sens que l'on peut donner au mot de prophète ou de prophétie. Parmi ceux qui habitent cet imaginaire occidental contemporain, seuls peut-être les lecteurs attentifs de Nietzsche ne trouveront-ils pas cette question tout à fait idiote. Ils sont habitués à distinguer les philosophes qui ne sont que des théoriciens et les philosophes-législateurs : les premiers, les hommes théoriques, substituent au tragique de la vie le regard contemplatif, dégagé, du gardien de musée, ils rassemblent les faits, c'est-à-dire le passé, dans le savoir comme dans un musée. Les seconds, les philosophes législateurs, ne font pas que contempler le monde, ils le créent, ils créent un univers par la puissance de leur raison ou plus précisément de leur volonté de puissance. Ainsi en va-t-il, selon Nietzsche, des fondateurs de religion : cfr notamment La Volonté de puissance, aph. 972, où Nietzsche cite dans le même souffle Platon et Mahomet. Les lecteurs attentifs de Nietzsche sont ainsi amenés à rencontrer un second imaginaire, très différent de celui qui réduit la prophétie à la prédiction ou à l'opposition à l'ordre, à la raison ou à la loi. Dans ce second imaginaire, le prophète est au contraire celui qui énonce la loi divine. Il ne symbolise pas l'anarchiste, mais le législateur. Le prophète Moïse est celui qui reçoit le Décalogue et le transmet aux hommes. Il est posé comme celui de qui les hommes ont reçu la Torah, c'est-à-dire le Pentateuque ou les cinq premiers livres de la Bible. Le prophète Mahomet est celui par qui les hommes ont 12 reçu le Coran, la révélation et en particulier la loi divine : loin de symboliser la transgression de l'ordre, il est au contraire la bouche par laquelle s'énonce l'ordre de la loi divine. Mais dans ce second imaginaire aussi la question que nous avons reprise, "les prophètes sont-ils philosophes ?", semble déplacée, soit ridicule soit irrespectueuse de la religion. Le prophète y est porteur d'une révélation qui est précisément supérieure et transcendante par rapport à l'ordre de la raison humaine, et comme telle irréductible à la philosophie. Et pourtant. Cette question n’est pas si idiote que cela : d’autres plus savants que nous l’ont posée et, en l’examinant, ont fait apparaître bien des choses intéressantes tant à propos de la prophétie qu’à propos de la philosophie. Mais il faut, pour l’examiner, aller au-delà des images les plus immédiates que l’on confond avec le sens précis de ces notions de prophétie et de philosophie. Revenons au premier imaginaire, ou à notre usage courant du mot de « prophétie » qui entend directement ce mot au sens de la prédiction ou de l’opposition à l’ordre. Si l’on se penche un peu plus précisément sur le phénomène de la prophétie, tel qu’il se produit dans son domaine propre, c'est-à-dire le religieux, on voit que les éléments de prédiction et d’opposition à l’ordre sont loin d’être essentiels à ce phénomène. 2. Retrouver le sens d'un mot De manière très superficielle, nous pouvons traduire de la manière suivante deux significations qui sont essentielles à ce mot dans son contexte propre : non pas la prédiction et l’opposition à l’ordre, mais l’inspiration et la communication. Par inspiration, il ne faut pas entendre d'emblée une réception passive, comme si le prophète était seulement un instrument passif, un réceptacle ou un transmetteur transparent qui ne joue lui-même aucun rôle dans la prophétie. Ce qui se révèle au prophète, ce dont il a ou reçoit une connaissance, il en a, précisément, une compréhension ou une connaissance : cette connaissance, quelle 13 qu’elle soit, doit en quelque sorte se rétracter aux dimensions du psychisme du prophète dans lequel elle se produit. La communication est tout aussi essentielle à la prophétie. Elle n’est pas une illumination privée, il n’y a de prophétie que s’il y a un dire aux autres. Cela n’est pas quelque chose qui s’ajoute à la prophétie ou qui en résulte, ce dire est constitutif de la prophétie. Comme le dit R. Draï, dans l’ouvrage renseigné en bibliographie, le prophète "est moins préoccupé de prédire que de dire" (p. 19). Ce qui est communiqué doit se rétracter, en quelque sorte, aux dimensions de la parole humaine, c’est-à-dire aussi bien de la capacité de parler du locuteur que de la capacité d’entendre des auditeurs. On s’aperçoit ainsi que le vocable grec par lequel nous disons ce dont il s'agit ici, le mot même de "prophète", peut prêter à confusion. On peut l’entendre au sens de "dire avant", prédire, mais sa signification propre signifie plutôt "dire devant", qui est essentielle au phénomène que désigne le terme religieux traduit par ce mot grec. 3. Retrouver les questions qu'ouvre ce mot Apparemment, tout cela ne rapproche pas encore les philosophes que nous sommes ici de la question posée, qui peut paraître toujours aussi idiote. Nous en sommes plus proches, pourtant : la question commence à devenir sensée, si l’on s’aperçoit que la prophétie signifie une certaine connaissance du divin, en tant qu’il est caché, en tant qu’il n’est pas simplement une réalité connaissable empiriquement, et la communication aux autres, la transmission de ce que le prophète doit transmettre. Sitôt que l’on perçoit que la prophétie a cette signification, une série de questions se posent. Qu’est-ce que le prophète connaît ? De quel type de connaissance ou de savoir s’agit-il ? Comment s’articulent dans cette connaissance ses capacités propres, ses qualités propres, et ce qu’il reçoit, ce qui se montre ou plutôt se dit à lui ? En vue de quoi, ensuite, parle-t-il aux autres ? Comment peut-il dire ce qu’il connaît ? Comment, à son tour, ce qu’il leur dit, donc ce qu’il recevront de lui, s’articulera-t-il à leurs capacités propres d’écoute et d’intelligence ? 14 Les questions ainsi formulées croisent au plus près certaines des questions qui ont toujours été essentielles à la philosophie. Quelle est la vérité que connaît le philosophe ? Comment, dans la connaissance philosophique, s’articulent les capacités propres du philosophe et la vérité qui se présente ou s’impose à lui ? Qu’est-ce que cette raison par laquelle le philosophe atteint cette vérité qu’il recherche ? La philosophie peut-elle être une jouissance purement privée, ou doit-elle se dire et se répandre ? Le philosophe peut-il jouir dans son coin de cette activité qui est la sienne, ou doit-il éduquer les autres, les amener à philosopher - ou répandre les Lumières de la raison, autant que possible, pour libérer les hommes des servitudes de l’illusion ou de la minorité ? Rappelons-nous que Platon identifie la philosophie, dans le Phèdre, à une sorte de folie, et rappelons-nous de la mission que Socrate dit avoir reçue d’aller interroger les hommes de sa cité sur leur prétendu savoir. La question posée, "les prophètes sont-ils des philosophes ?", devient donc sensée, tant pour ce qui est de la prophétie que pour ce qui est de la philosophie. Il faut être clair : il ne s’agit évidemment pas de savoir si les prophètes, Amos, Moïse ou Mahomet étaient, historiquement, des philosophes. Il s’agit d’interroger en quoi ces deux phénomènes, la prophétie et la philosophie (toutes deux essentiellement constituées de ces deux dimensions problématiques que sont l’inspiration et la communication, c'est-à-dire une connaissance qui va au-delà des apparences et un dire ou une communication) se différencient, si elles se différencient, et comment elles s’articulent l’une par rapport à l’autre. Se complètent-elles ? Se contredisent-elles ? L’une des deux surpasse-t-elle l’autre ou rend-elle l’autre inutile ? 4. Quelques enjeux de ces questions Les différentes réponses qui peuvent être données à toutes ces questions auront évidemment des conséquences ou des répercussions décisives sur le plan historique, sur la manière dont sera agencée la communauté humaine, sur ce qui sera posé comme étant le plus important. La conception du monde, de la société 15 qui est la nôtre, la compréhension du politique, disons pour faire bref la démocratie libérale, repose sur certaines réponses à ces questions. Ces réponses sont devenues implicites, nous ne les connaissons même plus, et à vrai dire nous ne connaissons même plus ces questions tant est forte la réponse qui leur a été apportée. Mais nous devons savoir que cette réponse ne va pas de soi. Nous devons savoir que si précisément nous y tenons nous devons être conscients des autres réponses qui peuvent être apportées à la question du rapport entre la prophétie et la philosophie. L’objet de ce cours est de raviver ces questions, et d’examiner certaines réponses qui y ont été apportées. Il vaut peut-être la peine de reprendre cette vieille question aujourd’hui. Il est vrai qu’apparemment elle ne se pose plus pour nous : nous sommes trop habitués à un partage des tâches ou des domaines entre les deux. Selon ce partage auquel nous sommes habitués, la prophétie relève de ce qui est religieux, éventuellement de ce qui appartient au domaine des valeurs ou des croyances – la philosophie représente la raison, la science, la recherche de la connaissance rationnelle du vrai. Il va de soi que nous ne confondons plus les deux, que nous distinguons le prophète et le philosophe, la religion et la philosophie, la foi et la raison, les valeurs enfin et la connaissance. Cette distinction a permis une solution que l’on peut appeler libérale au problème religieux : elle est le gage d’une coexistence pacifique, et éventuellement d’une complémentarité très intéressante. Remettre en question ce partage libéral des tâches et des domaines de compétences, cela peut facilement être ressenti comme une menace contre la paix des esprits, voire même contre la paix de la société que ce partage tolérant garantissait. Mais ce partage ne va précisément plus de soi, il ne peut plus être tenu pour une évidence. A la suite d’auteurs comme Nietzsche (dénonciation de l’homme théorique) et Heidegger (dénonciation de la réduction de l’être à un étant), la philosophie n’accepte plus d’être réduite au projet d’appréhender le vrai dans la lumière de la raison. Elle renoue avec sa vocation de penser ce qui ne se donne pas simplement à voir, de faire apparaître le caché plutôt que de simplement décrire ce qui apparaît. Plutôt qu’une connaissance rationnelle du vrai, elle s’est d’ailleurs 16 aussi conçue comme interrogation su le sens et les valeurs. Ainsi redéfinie, elle rencontre dans son domaine la notion de prophétie (Voir à ce propos Allan MEGGIL, Prophets of Extremity : Nietzsche, Heidegger, Foucault, Derrida, U. of California P., 1985 et Catherine ZUCKERT, Postmodern Platos : Nietzsche, Heidegger, Gadamer, Strauss, Derrida, The U. of Chicago P., 1996). Cette redéfinition de la philosophie remet en question deux clés d’interprétation ou deux grilles de lectures qui ont permis d’évacuer la question de la confrontation entre la philosophie et la prophétie. La séparation entre la raison et les valeurs, d’une part, et d’autre part l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur. La raison ne décrit pas seulement ce qui est ; son sens ne se réduit pas à la seule description du champ de l’immanence du cogito. Par sa propre redéfinition, elle se porte donc à la rencontre de la religion, et en particulier de la prophétie, qui de son côté accepte de moins en moins volontiers de se laisser enfermer dans le champ de l’option irrationnelle pour des valeurs privées ou dans le champ de la pure extériorité. 5. Texte "prophétie" de F. Grosmaire Si nous lisons l’article sur la prophétie dans l’Encyclopédie philosophique universelle, nous remarquons que cet article bref commence par insister sur les deux dimensions qui sont essentielles au phénomène de la prophétie : l’inspiration et la communication, bien plus que la prédiction et l’opposition à l’ordre de la raison. Il souligne également que cette inspiration ne désigne pas un mécanisme où le prophète serait totalement passif et ne ferait qu’être traversé par la parole de Dieu : "il comprend", "il prête plus que sa voix", "la prophétie se resserre dans les limites de la compréhension du prophète même, lequel n’ignore pas le sens de ses paroles". C’est ce resserrement ou cette compréhension ou cette rétractation, pour reprendre le mot utilisé plus haut, qu’étudie R. Draï dans l’ouvrage indiqué en bibliographie. L’article signale ensuite deux lieux où cette notion de prophétie s’est inscrite, de manière importante, dans le champ de la philosophie : Levinas et 17 Spinoza. Disons un mot de cette première piste, nous explorerons davantage la seconde dans la suite de ce cours. 6. Aujourd'hui, la philosophie de Levinas Levinas est un philosophe français contemporain, mort en 1995. Il a joué un rôle important dans la réception de la philosophie de Husserl par la philosophie francophone, dès les années ’30. Il s’est ensuite attaché à penser, sur le fond de cette phénoménologie husserlienne, ce qui est en jeu dans la relation intersubjective : dans la relation à l’autre homme se produit une signification, ou une "signifiance du sens", qui selon lui résiste à la lecture qu’en fait Husserl. Toute sa philosophie va se vouer à la tentative de faire apparaître, dans le champ de la phénoménalité, ce qui précisément échappe toujours à la mise en lumière, ce qui ne peut pas à proprement parler apparaître, et qu’il est pourtant de la vocation de la philosophie de tenter de faire apparaître. Il s’attache ainsi à décrire la subjectivité du sujet humain qui se pose comme moi, comme "archè" ou comme commencement, qui se déploie jusqu’à vouloir tout englober dans la représentation de la raison – mais qui se découvre, après coup, prise dans une intrigue dont elle n’est pas l’origine. C’est précisément cette intrigue qu’il va tenter de faire apparaître, parce que, encore une fois, telle est la vocation de la philosophie. Ce versant philosophique de l’œuvre de Levinas s’articule à un autre versant qu’il a toujours tenu à en distinguer : les lectures talmudiques, ou l’exploration de ce que disent les textes de la tradition juive. Cette intrigue qu’il tente de dire "en Grec", c’est-à-dire dans le langage de la philosophie, dans ses textes philosophiques, est selon lui celle qui est aussi habitée par la religion juive, celle que déploie aussi le langage biblique. Levinas utilise précisément cette notion de "prophétie" pour dire cette intrigue d’un sujet qui à la fois est premier, est "archè", est liberté, et qui après coup découvre qu’il se trouve répondre à un appel ou à un ordre dont il n’est pas l’origine. C’est là exactement l’usage qu’il fait de ce mot dans son ouvrage majeur publié en 1974 : "On peut appeler prophétisme ce retournement où la perception 18 de l’ordre coïncide avec la signification de cet ordre faite par celui qui y obéit. (…) l’appel s’ y entend dans la réponse" (Autrement qu’être, p. 190). Il ne s’agit pas seulement pour Levinas de penser de manière adéquate la relation intersubjective, la relation à l’autre homme, en montrant que dans cette relation se produit une signification qui ne peut se ramener à la liberté d'un sujet voulant se poser comme origine de toute signification ou comme souverain maître des relations qu’il noue avec les autres. Son propos n’est pas non plus seulement, quoique ce soit déjà beaucoup, d’amener à concevoir le droit et le politique, la réalité pratique des relations entre les hommes, sur un autre modèle que la juxtaposition des intérêts individuels ou la limitation réciproque d’une liberté posée comme première : en ce sens, il invite à sortir du modèle d’une liberté originelle qui se comprendrait comme "conatus", comme effort d’être, et qui accepterait de réduire sa liberté, pour faire de la place à l’autre, parce que finalement tel serait son intérêt. Autrement dit, Levinas invite à mettre en question le fondement du droit et du politique sur un contrat social que les individus passeraient entre eux pour se voir garantir un certain nombre de droits. Son propos est aussi, en réalité, de rendre la philosophie à la vocation qui est la sienne, telle qu’il la lit notamment chez Platon. Si effectivement la subjectivité se découvre prise dans une intrigue dont elle ne peut se poser comme l’origine, la philosophie doit tenter de dire cette intrigue. D’après lui une telle intrigue se produit dans la rencontre de l’autre homme : dans cette expérience se produit une signification qui ne se réduit pas à la mise en lumière ou à l’apparaître. A partir de là, il décrit le psychisme du sujet comme l’autre-dans-le-même, ou intrigue diachronique, intrigue en deux temps, qui ne se laisse pas ramener à "l’identité du même". 7. Aux fondations de la modernité, la philosophie de Spinoza Spinoza est l’autre philosophe cité par Grosmaire chez lequel cette notion de prophétie joue un rôle important. Nous sommes cette fois-ci au XVIIème 19 siècle : Spinoza est né en 1632 à Amsterdam, dans une famille juive d’origine portugaise marrane. Il est formé à la fois à l’hébreu et à la pensée juive, en particulier l’œuvre de Maïmonide, et par le rationalisme de Descartes. Il était question plus haut de l’horizon libéral qui est le nôtre, et dans lequel les relations entre la philosophie et la religion ont été pacifiées. Spinoza est l’un des penseurs qui ont élaboré, qui ont littéralement mis en œuvre cette solution libérale dont nous avons vécu avec tant de bénéfices jusqu’ici. Nous allons voir que cette solution repose sur une réponse négative à la question reprise dans ce cours: les prophètes sont-ils des philosophes ? Non, répond Spinoza. Et selon lui cette réponse négative est une condition sine qua non pour la liberté des esprits et pour la paix de la cité. Nous allons nous attarder pendant quelques heures sur ce moment décisif. Spinoza est l’un de ces philosophes que l’on appelle cartésiens, qui s’inscrivent dans l’influence du rationalisme de Descartes. Avec Malebranche (1638-1715) et Leibniz (1646-1716), il appartient au grand siècle du rationalisme classique, qui a confiance dans la capacité de la raison à saisir la vérité ou la nature des réalités les plus hautes, pourvu que cette raison se conduise avec méthode. Descartes a publié en 1637 son Discours de la méthode, et en 1644 ses Principes de philosophie. Vous savez qu’on y trouve son exposé de la méthode, inspirée de l’évidence des mathématiques, qui doit permettre à la raison d’atteindre une connaissance universelle : cette connaissance sera atteinte, pourvu que l’esprit se fonde sur ce qui se manifeste à lui avec une pleine évidence et sur des enchaînements rigoureux. Si la raison est conduite ainsi avec méthode, rien ne lui échappe, y compris Dieu lui-même. Telle est la perspective que Spinoza développera dans son Traité de la réforme de l’entendement : il veut y présenter la méthode qui permet d’avancer dans la connaissance des choses les plus hautes. Il appliquera cette méthode, fondée sur les idées claires et distinctes telles qu’elles ont été définies par Descartes, dans son grand oeuvre publié l’année de sa mort : Ethique, démontrée suivant l’ordre géométrique. Ce titre d’éthique n’est pas à entendre au sens banal du terme, il ne s’agit pas seulement d’une réflexion sur les actions humaines ou sur 20 ce que l’homme doit faire. Il s’agit de la présentation même de ce savoir que la raison droite peut atteindre. Le sens de ce titre est expliqué par un passage du Traité de la Réforme de l’entendement, ou l’on comprend également la signification de cette connaissance pour Spinoza : "Je me bornerai à dire ici brièvement ce que j'entends par un bien véritable et aussi ce qu'est le souverain bien. Pour l'entendre droitement il faut noter que bon et mauvais se disent en un sens purement relatif, une seule et même chose pouvant être appelée bonne et mauvaise suivant l'aspect sous lequel on la considère; ainsi en est-il de parfait et d'imparfait. Nulle chose, en effet, considérée dans sa propre nature, ne sera dite parfaite ou imparfaite, surtout quand on aura connu que tout ce qui arrive se produit selon un ordre éternel et des lois de nature déterminées. Tandis cependant que l'homme, dans sa faiblesse, ne saisit pas cet ordre par la pensée, comme il conçoit une nature humaine de beaucoup supérieure en force à la sienne et ne voit point d'empêchement à ce qu'il en acquière une pareille, il est poussé à chercher des intermédiaires le conduisant à cette perfection ; tout ce qui dès lors peut servir de moyen pour y parvenir est appelé bien véritable ; le souverain bien étant d'arriver à jouir, avec d'autres individus s'il se peut, de cette nature supérieure. Quelle est donc cette nature ? Nous l'exposerons en son temps et montrerons quelle est la connaissance de l'union qu'a l'âme pensante avec la nature entière. Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l'acquièrent avec moi ; car c'est encore une partie de ma félicité de travailler à ce que beaucoup connaissent clairement ce qui est clair pour moi, de façon que leur entendement et leur désir s'accordent pleinement avec mon propre entendement et mon propre désir. pour parvenir à cette fin il est nécessaire d'avoir de la Nature une connaissance telle qu'elle suffise à l'acquisition de cette nature supérieure ; en second lieu, de former une société telle qu'il est à désirer pour que le plus d'hommes possible arrivent au but aussi facilement et sûrement qu'il se pourra" (Traité de la Réforme de l'entendement, tr. C. Appuhn, §5). Telle est la connaissance qui est présentée dans l’Ethique. En 1670, Spinoza interrompt son travail pour rédiger un Traité théologico-politique qui 21 reste jusqu’à aujourd’hui l’un des textes fondateurs du libéralisme moderne. Cet ouvrage reste l’un des classiques de l’attaque moderne contre la compréhension religieuse de la révélation. Il a exercé une influence décisive notamment par la lecture critique, ou historique, des Ecritures que Spinoza y élabore au service de son argumentation. Sur les 20 chapitres de cet ouvrage, les 15 premiers sont consacrés à ce qu’on peut appeler une purification de la religion : c’est pour ces pages que J. Greisch pourra voir en Spinoza l’un des précurseurs géniaux de la philosophie de la religion. Troisième partie : lecture d'un grand philosophe 1. Un triple héritage Le cartésianisme, le rationalisme de Descartes, est la première ligne de force de l’héritage dans lequel Spinoza inscrit son œuvre. Je voudrais maintenant revenir un instant sur ce premier héritage, et en signaler deux autres qui se tissent dans sa philosophie. On peut formuler ce premier héritage, le rationalisme cartésien ou "classique", dans la proposition suivante : pourvu qu’elle se conduise avec méthode, la raison donne accès à une connaissance adéquate des réalités les plus hautes. Cette connaissance est donc accessible à l’homme : il lui faut élever sa raison audessus de la connaissance du premier genre (connaissance par ouïe-dire ou par expérience vague), au-dessus même de la connaissance rationnelle de la cause par son effet (connaissance du deuxième genre, connaissance scientifique qui s’obtient par raisonnement, par la déduction et par la médiation des concepts), pour atteindre la connaissance du troisième genre. Souvenons-nous des lignes lues dans le §5 du Traité de la réforme de l’entendement : le bien véritable, la béatitude de l’homme, et la suprême forme de la liberté, résident dans la saisie par la pensée de l’ordre du tout, ou l’ordre 22 éternel, dans la connaissance de cette nature à laquelle nous appartenons ou plus précisément dont nous sommes pour ainsi dire un aspect. L’homme qui atteint cette connaissance du tout acquiert une nature supérieure, en laquelle réside sa félicité. Cet homme est profondément transformé : il ne s’imagine plus qu’il est "un empire dans un empire", qu’il est en lui-même une totalité qui obéit à ses lois propres, distinctes de celles qui régiraient la nature en dehors de lui. Il n’imagine plus sa liberté sur le modèle du libre-arbitre : il sait qu’il s’inscrit lui-même dans la nécessité du tout, c’est-à-dire de la nature ou de Dieu, il saisit cette nécessité à laquelle il appartient. C’est dans ce savoir que réside la liberté, et non dans la fiction aliénante, ou asservissante, du libre-arbitre. Un deuxième héritage peut être formulé par la proposition suivante : la philosophie politique se fonde sur ce qui est, sur ce qu’est l’homme, et non pas sur une idée de ce qui doit être. C’est là une révolution par rapport à la philosophie politique classique (dans un autre sens du mot "classique" : la tradition philosophique qui a précédé la modernité, depuis Platon jusqu’à la fin du Moyen Age). Révolution radicalisée par Machiavel, et poursuivie par Thomas Hobbes qui a directement influencé Spinoza : l’organisation de la vie politique, les principes du droit résident dans un droit naturel qui est défini non pas par un idéal saisi par la raison, comme le pensaient les "Anciens", mais par une description de ce qu’est l’homme naturel. Le droit naturel, et donc le fondement du politique, n’est plus défini par une fin que la raison saisirait et que l’homme devrait réaliser, mais par ce qu’est l’homme au commencement, à son état naturel. Un troisième héritage, moins remarqué mais tout aussi décisif pour comprendre Spinoza, peut se formuler de la manière suivante : il est nécessaire de défendre la philosophie, la vie philosophique, en laquelle réside le bien supérieur. Cette troisième proposition concerne plus directement l’objet de ce cours, la philosophie de la religion. Cet héritage, que Spinoza articule ou tisse de manière originale avec les deux précédents, correspond à une tradition de rationalisme médiéval qui est portée de manière particulièrement vive par certains philosophes musulmans et juifs, notamment dans l’œuvre de Maïmonide 23 qu’il connaît. Celui-ci est un philosophe juif du XIIème siècle, né à Cordoue, qui a dû fuir pour se réfugier finalement en Egypte après avoir tenté de s’établir en terre d’Israël. (Sur cette tradition, voir : les livres d’A. de LIBERA , notamment Raison et foi, Paris, Seuil, 2003 ; M. MAHDI, La cité vertueuse d’AlFarabi. La fondation de la philosophie politique en Islam, Albin Michel, 2001 ; S. PINES, La liberté de philosopher, Paris, Desclée de Brouwer, 1997 ; R. LERNER, Maimonides’ Empire of Light. Popular Enlightenment in an Age of Belief, the U. of Chicago P., 2000). 2. Une tradition médiévale Ceci est important pour notre sujet : pour cette tradition rationaliste de philosophes musulmans et juifs du Moyen Age, l’examen de la religion intervient au lieu précis de l’articulation entre, d’une part, la connaissance que vise la philosophie (ou plutôt ce mode de vie pour lequel la chose la plus importante est la quête philosophique) et, d’autre part, la réalité politique dans laquelle s’inscrit ou se produit nécessairement la vie philosophique. Le philosophe, voué à la quête qui est la sienne, appartient nécessairement à une communauté politique, il est en relation avec d’autres hommes qui ne sont pas tous des philosophes. Le philosophe qui se voue à cette quête appartient aussi à un ordre qui est régi par d’autres normes ou d’autres priorités que celles que dessine cette quête. La philosophie elle-même, cette quête humaine de la sagesse, est donc prise dans cet entre-deux, dans cette tension ou, comme on le voit avec Socrate, dans cette confrontation. On trouvera une exploration rigoureuse de ce rationalisme médiéval dans l’œuvre de L. Strauss, dont nous inspirons ici. Cette tension est essentielle à la philosophie. Celle-ci doit donc à la fois l’examiner, comme un problème qui lui est essentiel, et en tenir compte dans la manière dont elle se présente. Cette tradition rationaliste va reprendre le problème de Socrate, mis à mort par la cité, ou le problème que Platon formule de manière imagée dans l’allégorie de la caverne, dans des termes particuliers : la société dans laquelle ils vivent est régulée par une loi dite divine. La norme de la 24 vie commune ne provient pas d’une délibération rationnelle, ni d’une discussion qui tente de concilier des intérêts divers. Elle repose sur une loi dont la formulation est attribuée à un prophète, une loi dite divine dans la mesure où ce prophète ne la tire pas de lui-même mais la reçoit de Dieu. En tant que philosophes, ils doivent examiner ce problème que nous avons évoqué comme étant essentiel à la philosophie ; ils doivent en tenir compte dans leur présentation de la philosophie, dans la manière dont la philosophie se présente elle-même, s’exprime ou se rend visible. Il y a là une double contrainte que la philosophie doit assumer. La mise en œuvre de cette double contrainte se produira chez ces philosophes de la manière suivante : ils vont redéfinir la notion de prophétie, en montrant que les prophètes sont des philosophes, et redéfinir cette religion qui repose sur la loi formulée par le prophète. Pour faire bref : le prophète est un philosophe qui a de l’imagination. Qu’est-ce que cela veut dire, plus précisément ? Il est un philosophe, c’est-à-dire qu’il a poussé la perfection intellectuelle aussi loin que cela est humainement possible. Mais à cette première perfection il unit une deuxième perfection : la perfection de son imagination. L’union de ces deux perfections fait du prophète un être très particulier. Les hommes qui ne développent que la première perfection sont les philosophes, les hommes de science ou les hommes théoriques. Du côté de ceux qui ne développent que la seconde perfection, la perfection de l’imagination, on trouve les hommes d’Etat, les politiciens, ou encore "ceux qui interprètent les songes". Le prophète, lui, unit ces deux perfections : cela veut dire qu’il unit à la perfection intellectuelle la capacité d’exprimer ce qu’il connaît, cette connaissance qu’il a atteinte, dans un langage imagé. Plus précisément : dans un langage adapté à la capacité de ceux qui vont l’entendre, et qui ne sont pas tous des philosophes. Il a la capacité d’exprimer les vérités de manière indirecte, de manière telle que son interlocuteur, selon qu’il est philosophe ou non-philosophe, l’entendra à la mesure qui est la sienne. Plus précisément encore, selon la description de Maïmonide : il est capable d’exprimer les vérités qu’il veut dire aux autres de manière telle que, quel que soit le public qui l’entend, chacun comprendra ce qu’il est capable d’entendre et qui lui convient le plus adéquatement. Les philosophes pourront 25 découvrir les vérités qui les guideront sur le chemin de la perfection intellectuelle, et le non-philosophe, ou la cité, en recevra ce qui est nécessaire à son bien-être, ce qui est nécessaire au bien-être politique, à la paix et à la justice, qui importent également au philosophe. Telle est la redéfinition de la prophétie qui est opérée par ces auteurs, dans leur réponse positive à la question "les prophètes sont-ils des philosophes ?". La question n’est pas, encore une fois, de savoir si historiquement les prophètes ont été des philosophes. La question n’est même pas de savoir si un tel homme existe. L’essentiel est ce qui est mis en œuvre, littéralement, ce qui est opéré par cette redéfinition de la prophétie ou ce qui en résulte comme par contre-coup. La loi divine, cette loi divine sur laquelle repose la vie de la communauté musulmane ou juive, la loi formulée par Moïse pour Maïmonide et par Mahomet pour AlFarabi (Xème siècle) et Averroès (XIIème siècle), est redéfinie comme un tel discours. C’est cela l’opération qui est menée par la réponse positive à la question "les prophètes sont-ils des philosophes?". Si la loi divine se distingue d’une loi simplement politique, ou d’une loi qui n’est pas divine, ce n’est pas parce qu’elle est donnée par Dieu, ou parce qu’elle trouve son origine en Dieu. Si elle est divine, c’est parce qu’elle vise à un double but : non seulement le bien-être des corps, la paix et la justice, une coexistence pacifique entre les hommes dans la communauté politique, mais aussi le bien-être des âmes, que chacun puisse y trouver ce dont il a besoin pour progresser sur le chemin de la perfection intellectuelle. Chemin faisant, cette réponse justifie aussi l’activité des philosophes, au regard même de la loi divine : si la loi a pour fin la perfection intellectuelle, c’est lui obéir que de rechercher la vérité par la raison. La religion positive, du même coup, se trouve elle aussi redéfinie : il s’agit d’un ensemble de croyances, de commandements, de rites qui sont mis en œuvre dans cette loi divine formulée par le prophète au service de cette double perfection que vise la loi "divine". La religion se trouve donc redéfinie comme l’expression adéquate, ou plus précisément adaptée pour ceux qui ne sont pas des philosophes, de la vérité. 26 3. Garantir la liberté de penser Spinoza poursuit le même but que ces philosophes rationalistes musulmans et juifs que nous venons d’évoquer : garantir la liberté de philosopher, et pour cela redéfinir le concept de loi divine et de religion. Mais pour ce faire, il doit apporter une réponse négative à la question "les prophètes étaient-ils des philosophes ?". Dans le Traité théologico-politique, Spinoza doit désamorcer une menace contre la philosophie qui se présente dans des termes légèrement différents. En contexte chrétien, la révélation signifie moins une loi en fonction de laquelle va s’organiser la vie pratique de la communauté qu’un contenu de foi, un contenu de vérité. Telle est bien la menace à laquelle il doit faire face, comme il le dit dans une lettre où il explique pour quelles raisons il a écrit cet ouvrage : pour réfuter l’accusation d’athéisme, et pour lutter contre "l’autorité excessive et le zèle indiscret des prédicants" qui menacent la liberté de penser (Lettre XXX à Oldenbourg, trad. C. Appuhn). Dans le judaïsme et dans l’islam, il n’y a pas à proprement parler de théologie, si l’on entend par là une connaissance révélée de ce qu’est Dieu : dans ce contexte, ce qui peut s’appeler les attributs divins, par exemple Dieu est "juste" ou Dieu est "miséricordieux", n’apprend rien sur l’essence de Dieu mais seulement sur les actions de Dieu ou sur les actions que les hommes doivent accomplir pour s’approcher de Dieu, c’est-à-dire de la perfection. Dans le contexte qui est celui de Spinoza, les sociétés chrétiennes du XVIIème siècle, la situation n’est pas la même. La révélation ne signifie pas seulement une loi, mais aussi un certain nombre d’affirmations de vérités sur ce qu’est Dieu ou sur le rapport entre Dieu et le monde. C’est sur une théologie ainsi comprise que s’appuie cette prétention des prédicants, dénoncée par Spinoza, d’empiéter sur la liberté de penser de tout homme et notamment des philosophes. L’objet du Traité théologico-politique est donc de garantir la liberté de penser. Pour ce faire, Spinoza va montrer que la liberté de penser est la seule garantie sérieuse pour la stabilité de l’Etat : une vie politique saine, la possibilité d’un Etat stable, réside dans la liberté qui est reconnue aux individus d’obéir à 27 leur seule raison pour ce qui concerne la recherche de la vérité, pour ce qui concerne les opinions sur ce qui est vrai. Il s’oppose ainsi à l’absolutisme de Hobbes, et à ce titre constitue une défense du libéralisme qui a été décisive dans l’émergence de l’Etat moderne. Mais tel n’est pas directement l’objet du cours. Surtout, Spinoza va défendre la liberté de penser en désamorçant la plus grande menace qui pèse sur elle : la confusion de la théologie et de la philosophie. Au nom de cette confusion, en effet, on va obliger tout le monde à obéir aux commandements qui se trouvent dans les Ecritures, considérées comme sacrées. Ou plutôt, aux commandements que les personnes considérées comme les interprètes autorisés des Ecritures prétendent y lire. Mais surtout, cette confusion fait que l’on va dénier la liberté d’avoir d’autres idées sur Dieu ou sur le rapport entre Dieu et le monde que celles que l’on prétend trouver dans les Ecritures : la plus grande menace contre la philosophie réside donc dans la croyance que les Ecritures contiennent des enseignements sur ce qu’il faut penser, qu’elles contiennent des vérités philosophiques ou spéculatives. Spinoza va donc montrer que la vocation de la théologie n’est pas d’énoncer des vérités : sa vocation est autre. Pour atteindre ce but, Spinoza va agir de manière détournée : il montre que les prophètes ne sont pas des philosophes, et que par conséquent la prophétie ne contient aucune vérité spéculative. Autrement dit, il ne s’attaque pas directement à la théologie chrétienne, mais au contraire à la loi juive : tous les premiers chapitres de son ouvrage sont consacrés à la démonstration que les prophètes, rédacteurs de ces textes dans lesquels se découvre cette loi divine, sont des hommes qui n’ont aucune connaissance rationnelle et qui sont guidés par leur seule imagination (ou par la connaissance du premier genre). C’est dans ces chapitres (surtout le ch. 7) qu’il élabore, en vue d’atteindre ce but, une lecture "naturelle" des Ecritures : il faut, dit-il, interpréter les Ecritures par elles-mêmes, uniquement en fonction de ce qu’elles disent effectivement, et non pas en y projetant des principes extérieurs. A pratiquer une telle lecture, dit-il, on voit que les Ecritures ne prétendent à aucun 28 moment que les prophètes ont une connaissance particulière, ni des réalités physiques ni des réalités métaphysiques. La prophétie n’exprime aucune connaissance : par contre ce que l’on y trouve effectivement, si on la lit ainsi à partir d’elle-même, c’est un enseignement moral, une doctrine pratique universelle ou une règle de vie que Spinoza va appeler "Parole de Dieu". Telle est la vocation de la religion, ou de la théologie : un enseignement moral qui s’accorde parfaitement avec ce qu’enseigne la philosophie vraie. En ce sens, effectivement, la lumière prophétique se rapproche de la lumière naturelle : cet enseignement moral qui est dit par les Ecritures est un enseignement pratique dont tout homme de bon sens peut saisir le bien-fondé, mais qui dans les Ecritures est formulé tout à fait indépendamment des principes sur lesquels ils reposent pour le philosophe. S’ils peuvent être appelés prophétiques, écrit Spinoza, c’est uniquement dans la mesure où on n’en connaît pas la cause. Dans la mesure, autrement dit, où dans la connaissance inadéquate qu’expriment les prophètes, ces principes ne sont pas fondés sur une cause que la raison connaîtrait adéquatement et dont elle pourrait les déduire de manière cohérente. Ainsi, il veut démontrer que les Ecritures n’imposent aucune philosophie : tout ce qui peut être réclamé de chacun, au nom des Ecritures, est le respect de la "Parole de Dieu", ainsi redéfinie comme un enseignement strictement moral ou pratique. Cet enseignement moral, encore une fois, s’accorde parfaitement avec celui que le philosophe déduira de sa connaissance rationnelle, mais dans les Ecritures il est présenté indépendamment de toute connaissance. 4. Une critique de la religion Telle est la purification de la religion qui est opérée par Spinoza dans le Traité théologico-politique : rendre la religion à sa vraie destination, qui n’est en rien un enseignement spéculatif ou une connaissance mais seulement un commandement d’obéissance. Spinoza résume cette obéissance que commande la Parole de Dieu comme le commandement de pratiquer la justice et de la charité. La seule loi divine, à proprement parler, c’est-à-dire la loi divine naturelle, est le 29 commandement de pratiquer la justice et la charité. Voilà tout ce que l’on trouve dans les Ecritures, selon lui, pour peu qu’on les lise à partir d’elles-mêmes et non en y projetant des principes qui lui sont extérieurs. Arrêtons-nous un instant sur cette notion de "loi". Vous vous souviendrez de ce qui a été dit plus tôt concernant la connaissance du troisième genre que le philosophe atteint. Il connaît le Tout auquel il appartient, il comprend qu’il n’est pas lui-même un empire dans un empire mais qu’il est tout entier dans cette totalité, la nature ou Dieu, dont il comprend la nécessité. Il comprend la loi de cette nécessité à laquelle il appartient, et c’est dans cette compréhension que réside la nature supérieure qu’il acquiert, le libérant de l’illusion aliénante du libre-arbitre. Si le sage pratique la justice et la charité, c’est qu’il comprend la nécessité et la vérité de cette loi, au regard de sa connaissance naturelle. L’ignorant, par contre, comprend cette loi comme un commandement : guidé par son imagination, il la comprend comme un commandement donné par un Dieu législateur, extérieur à lui, au lieu d’en comprendre la vérité et la nécessité. On perçoit ainsi l’ambiguïté de cette notion de loi. Cette ambiguïté est au cœur de la philosophie de Spinoza, et en particulier de cette purification de la religion comme commandement moral, comme commandement à l’obéissance. Le philosophe comprend que la loi est nécessaire, découlant de la nature de Dieu, c’est-à-dire de la nature, il y obéit de manière autonome : il obéit à cette loi parce qu’elle est la loi du tout auquel il appartient et qu’il connaît par sa raison, tandis que le croyant, le non-philosophe qui y obéit parce qu’elle est commandée par Dieu, s’y soumet d’une obéissance hétéronome. Telle est l’articulation entre la religion et la philosophie. Le philosophe n’a pas besoin de religion, au sens extérieur ou positif du terme. Sa religion est l’amour intellectuel de Dieu, la connaissance du tout et de sa nécessité. C’est parce que le peuple n’est pas philosophe qu’il est besoin de religion : il est besoin de religion pour que les non-philosophes obéissent à la loi morale, de manière hétéronome à défaut d’en comprendre la nécessité de manière autonome. 30 Un moment particulièrement important dans cette redéfinition de la religion que l’on trouve dans la philosophie de Spinoza est sa définition d’une religion proprement catholique, c’est-à-dire universelle. Dans le chapitre 14 du Traité théologico-politique, il formule sept dogmes sur lesquels repose cette foi. Ces dogmes ne correspondent en rien à des énoncés de vérité, ils ne sont pas des vérités déduites par le philosophe, en l’occurrence Spinoza, de sa connaissance rationnelle. Ils sont tirés des Ecritures. Plus précisément, ils représentent des conditions de possibilité de l’obéissance : nier l’un de ces dogmes, c’est rejeter l’obéissance à Dieu. Ce sont donc, à proprement parler, des croyances nécessaires. Ces dogmes de la religion universelle ne constituent pas du tout un ensemble de croyances qui seraient universelles en ce sens que tout homme, par une sorte de religion spontanée ou naturelle, y adhérerait : il s’agit de prérequis nécessaires pour que les gens, à défaut d’être des philosophes, obéissent à la loi divine, c’està-dire pratiquent la justice et la charité. Telle est l’articulation principale qui ressort d’une lecture commentée, menée au cours, du ch. 4 du Traité théologico-politique. Conclusion : une philosophie de la religion ? L'œuvre de Spinoza est une œuvre puissante, qui a exercé une influence déterminante dans l’histoire de la pensée humaine. Son influence n’est pas seulement théorique, elle ne s’exerce pas seulement dans le champ des idées ou de la réflexion. Elle s’exerce aussi, évidemment sans que nous le sachions, dans notre vie la plus quotidienne. La vie quotidienne, en Occident en tout cas, se caractérise par le fait qu’elle s’inscrit dans un cadre (notamment politique) qui est directement fondé sur un certain nombre d’idées, de conceptions rationnelles de l’homme, de la liberté, de l’Etat. Ce qu’est notre monde repose sur de telles œuvres fondatrices. Parmi ces œuvre fondatrices, multiples, variées, celle de Spinoza est particulièrement intéressante pour sa philosophie de la religion. Celle-ci ne se 31 limite pas à sa critique de la révélation, à son refus de reconnaître une quelconque prétention à la vérité de la part de la religion. Nous avons vu en effet que cette critique est un moment très important dans son argumentation pour défendre la mise en place d’un Etat qui garantisse la liberté de penser, et donc la liberté de philosopher. Les Eglises, ou comme il le dit les prédicants, n’ont aucune légitimité pour imposer des vérités spéculatives ou théorétiques : les hommes sont entièrement libres d’adhérer à ce que leur raison leur montre comme étant vrai. Spinoza montre cela au nom de la raison, mais il prétend montrer cela aussi sur la base des Ecritures sur lesquelles ces prédicants appuient leur prétention. Pour ce qui est des Ecritures, il prétend montrer qu’elles n’expriment rien d’autre que le commandement de pratiquer la justice et la charité. Autrement dit, si on lit exactement les Ecritures, on voit qu’elles se limitent à un enseignement moral présenté comme un commandement auquel les hommes doivent obéir sous peine de sanction. A ce titre, cependant, elles sont l’expression adéquate de la vérité adressée aux non-philosophe. Cette compréhension des Ecritures, déjà, a été déterminante par sa réduction de la religion à la morale. Cette réduction de la religion à la morale, à côté de la vérité ou de la science, aura une influence décisive, par ses prolongements chez des auteurs comme Rousseau et Kant. Mais ce n’est pas tout. Il ne faut pas limiter à cela la philosophie de la religion de Spinoza : on ne peut pas comprendre exactement ce que ce philosophe nous dit de la religion si on en fait un objet séparé, que l’on retirerait, que l’on extrairait d’autres lignes de force de sa philosophie. C’est ce qu’il nous semble important de souligner, dans les lignes qui suivent, au terme de ce parcours dans cette discipline nouvelle qu’est la philosophie de la religion telle qu’elle fut définie au début de ce cours. Première interrogation : La question importante à examiner, c’est de comprendre comment s’articulent d’une part la connaissance humaine, cet effort vers ce qui constitue selon lui la fin ultime ou l’ultime perfection de l’homme, qui est la connaissance de la nature à laquelle il appartient, et d’autre part la perception du commandement de pratiquer 32 la justice et la charité. Les prophètes ne sont pas des philosophes, nous dit-il : ce que disent les prophètes ne contient aucun enseignement de vérité, ne contient aucune philosophie à laquelle il faudrait souscrire dès lors que les textes dont ils sont la source sont sacrés. D’accord, dit Spinoza, qu’ils soient tenus pour sacrés : mais ils ne contiennent aucune vérité, les hommes sont libres de penser. Cela étant dit, sa description de ce qu’est la connaissance des prophètes, c'est-à-dire la perception dont provient ce qu’expriment ces textes, conduit à cette question : quel est le rapport entre la connaissance véritable, la connaissance du troisième genre par laquelle l’homme connaît adéquatement la vérité, et cette perception du commandement de pratiquer la justice et la charité ? Nous avons vu que c’est bien cette question qui est au cœur, par exemple, du ch. 4 : si Spinoza dénonce une erreur, cette erreur ne réside pas dans la perception selon laquelle la justice et la charité doivent être pratiquées. Cette erreur qu’il dénonce, ce n’est même pas la perception que ce commandement constitue une loi divine. Il dénonce l’erreur qu’il y a à prendre cette connaissance inadéquate pour une connaissance adéquate : il s’oppose à ce que l’on impose pour vraies les représentations imaginaires qui accompagnent ou appuient cette perception, en particulier la représentation selon laquelle Dieu est un législateur qui punit celui qui lui désobéit et récompense celui qui lui obéit, et la connaissance exacte de ce qu’est Dieu. Il invite au contraire non pas à éliminer cette perception du commandement, mais à la comprendre à la lumière de la connaissance exacte du tout, telle qu’elle est présentée dans son Ethique, ou telle qu’elle est atteinte par le sage. Certes, ces représentations imaginaires sont remplacées par une connaissance exacte de ce qu’est Dieu, et par une connaissance exacte des conséquences qui résultent de la pratique, ou de la non-pratique, de la justice et de la charité. Dieu n’est pas un être extérieur à nous, face à nous, qui nous punira ou nous récompensera comme le ferait un gouvernant humain. Il n’en reste pas moins que le commandement de pratiquer la justice et la charité demeure : mais le philosophe sait qu’il relève de la nécessité de la nature, et non du décret d’un législateur. Ce commandement relève de la loi de la nature, 33 et non d’un décret. La loi divine n’exprime pas la volonté d’un législateur : elle exprime l’ensemble des moyens qui sont requis par ce qui est la fin la plus haute de l’homme, à savoir le bonheur qui réside dans la connaissance de la nature, c’està-dire de Dieu. La pratique de la justice et de la charité est requise par cette fin (p. 88). Le philosophe, qui juge des choses au regard de cette connaissance du tout, connaît la nécessité de ce commandement : partant, il connaît la nécessité qu’il soit perçu comme un commandement, voire comme un décret, lorsqu’il ne peut pas être perçu au regard de cette connaissance que lui-même a atteinte. C’est dire que la religion, telle qu’il l’a redéfinie, est nécessaire au regard même de la fin qui est la sienne. Lui-même est tout entier guidé par l’amour intellectuel de Dieu, tel que Spinoza le décrit p. 88 : au nom de cet amour intellectuel de Dieu, qui est la perfection vers laquelle s’oriente toute sa vie, il perçoit la nécessité de la religion. Ce qui nous amène au second point que nous voulons souligner, ou à la seconde ligne de force de la pensée de Spinoza dont on ne peut séparer ce qu’il nous dit de la religion comme si c’était un objet séparé isolable du reste. Seconde interrogation : La religion se trouve redéfinie au service d’une fin au regard de laquelle il faut comprendre cette redéfinition. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Si l’on veut savoir ce que Spinoza pense de la religion, si l’on veut savoir ce qu’est sa philosophie de la religion, on doit tenir compte de ce contexte dans lequel intervient son propos sur la religion. On ne peut pas limiter ce qu’il pense de la religion à ce qu’il dit de la religion. On doit examiner ce qu’il dit de la religion à la lumière de ce qu’il propose lui-même comme clé de compréhension de son propos. Spinoza ne prétend pas décrire ce qu’est actuellement la religion. La science qu’il met en œuvre en tant que philosophe ne doit pas être comprise selon le modèle moderne d’une description adéquate des réalités factuelles, telles qu’elles se donnent à connaître dans leur positivité. Selon ce modèle, inadéquat en ce qui concerne Spinoza, la religion serait un des objets qu’il décrit ou sur lequel porte la connaissance qu’il nous propose : on pourrait ainsi isoler ce qu’il dit de la 34 religion, l’isoler des autres choses dont il parle, et l’intégrer dans un ensemble qui serait la philosophie de la religion, ou un relevé de ce que les différents philosophes ont dit de la religion, dans un exposé de "la philosophie de la religion" à travers les âges. Cette perspective n’est pas adéquate pour comprendre ce que dit Spinoza de la religion : la religion n’est pas un objet qu’il décrit ou qu’il réfléchit à part. Son propos sur la religion est la mise en œuvre de la nécessité ou de la loi divine qui, en tant qu’il est un philosophe, guide ses actions. Autrement dit, ce n’est pas la description d’un objet particulier, c’est une action qu’il pose en obéissant à cette loi divine qui guide les actions du philosophe. Je vous renvoie à la définition de cette loi divine telle qu’elle est proposée dans le ch. 4 du Traité théologico- politique : la rédaction même de cet ouvrage, cette entreprise stratégique qu’il accomplit pour se défendre de l’accusation d’athéisme et pour défendre la liberté de penser contre les empiètements de la théologie ou des prédicants, sa défense d’un Etat qui permette la liberté de penser, tout cela doit être compris au regard de la fin qui, en tant qu’il est un philosophe, guide ses actions. Sa redéfinition de la religion doit être comprise comme une action guidée par cette nécessité, et non comme une description scientifique ou une réflexion théorique. Autrement dit, en vue de la fin ultime qui guide le philosophe, ou au regard de la loi divine qui régit son mode de vie, il est nécessaire que la religion devienne ce qu’il décrit. Son propos sur la religion appartient à la philosophie pratique, c’est-à-dire à l’action que le philosophe pose en vue de ce qui pour lui est la fin la plus haute, à savoir la connaissance de la nature. Nous sommes ainsi renvoyés, d’une manière problématique c’est-à-dire intéressante, à la définition que donnait J. Greisch de la philosophie de la religion. Sans aucun doute, la philosophie a bien des choses à dire à propos de la religion, à propos du phénomène religieux tel qu’il se manifeste, tel qu’il s’expérimente, tel qu’il se pense ou se dit. Sans aucun doute, il est bon que la philosophie porte son regard et son attention sur la religion, comme une réalité qui intéresse au premier chef l’enquête sur l’expérience de l’homme et sur les dimensions les plus 35 profondes de son horizon de sens. Il est bon que la philosophie interroge la réalité religieuse, plutôt que de s’en désintéresser comme une illusion dépourvue de sens. A ce titre, l’expression de "philosophie de la religion" a tout son sens. Mais la prétention de la philosophie de la religion telle qu’il la décrit, comme une discipline à part entière, est plus forte. J’ai signalé au début du cours quelques-uns des problèmes qui se posent à une telle prétention : y a-t-il une légitimité à constituer "la religion" comme un objet à part ? Au nom de quels principes méthodologiques déterminera-t-on ce qui rentre dans le cadre de cet objet, et ce qui en est exclu ? Greisch signalait l’originalité ou la nouveauté de la philosophie de la religion, de cette discipline qui est née à la fin du XVIIIème siècle, en disant que cette discipline ne se focalise plus directement sur l’objet que vise la conscience religieuse comme le fait la théologie révélée ou philosophique. Dans le cas de Spinoza, nous voyons bien la réflexion d’un philosophe sur ce qu’est la religion, une tentative de penser la religion avec les ressources de la raison. Que l’on soit d’accord avec ce qu’il en dit ou non, qu’on l’apprécie ou non, le fait est que son interrogation porte bien sur la religion en tant que telle, et non sur l’objet que vise la conscience religieuse. Il en va de même pour un grand nombre de philosophes qui l’ont précédé – ce qui, soit dit en passant, rend problématique de le considérer seulement comme un "précurseur génial". Et pourtant, nous voyons dans le cas de Spinoza que constituer la philosophie de la religion comme une discipline à part, comme la discipline philosophique qui s’intéresse à la religion, comme la discipline philosophique qui pense la religion avec les ressources de la raison, ne va pas de soi. Il n’y pas, chez Spinoza, de philosophie de la religion comme une discipline à part : ce qu’il dit de la religion, donc sa philosophie de la religion, ne peut être compris exactement qu’à la lumière de ce qu’il nous dit de la fin qui guide les actions du philosophe, ou son mode de vie, ou de la nécessité qui guide ses actions et en particulier cette action particulière qu’est le Traité théologico-politique. Isoler son propos de la religion pour en faire un objet à part déformerait sa pensée, et donc nous rendrait incapable de comprendre sa philosophie de la 36 religion. Il faut par conséquent se demander si constituer la philosophie de la religion comme une discipline à part ne nous prive pas des ressources les plus intéressantes que la philosophie peut nous offrir pour penser la religion. Indications bibliographiques - R. BRAGUE, La loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance, Paris, Gallimard, 2005. - R. 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