capital social et performances economiques
Transcription
capital social et performances economiques
LAMETA Working Paper 2004-08 Capital social et performances économiques : une analyse basée sur le fonctionnement d’une économie informelle Joëlle Fopoussi∗ Résumé : L’économie informelle actuelle nous éloigne de plus en plus de la vision initiale d’Arthur Lewis (1954), qui représentait la dualité comme une phase transitoire du processus de developpement. Pour expliquer ce dualisme qui se perpétue trois courants d’analyse ont émergé : les héritiers de la théorie neo-classique, les néo-marxistes et les théoriciens de l’économie du développement. Du débat qui existe entre ces trois courants, nous retenons deux analyses extrêmes sur l’expansion de l’économie informelle en Afrique subsaharienne. La première lie la vitalité de l’économie informelle aux contraintes financières et réglementaires qui pèseraient sur l’activité économique formelle. La seconde constate que la croissance extensive de l’économie informelle en Afrique est le signe d’une dérive vers une simple économie de subsistance, dont la contribution à l’activité économique se limite à assurer la survie des masses populaires. Tout en reconnaissant cette dérive, nous proposons une autre vision du rôle de l’économie informelle dans le processus de développement. La théorie de la croissance endogène donne de nouvelles perspectives à l’analyse du dualisme économique. Elle nous permet de montrer que, l’économie informelle est le lieu où le lien entre le capital social et la production des richesses est le plus concret et le plus évident. Mots clé : capital social, économie informelle, croissance économique Abstract : Arthur Lewis (1954) describes economic dualism as an intermediate phase of the development process. Nowadays, the reality of informal economy in less developed countries is too far from this conception. The dynamism of informal economy in subsaharian Africa can be explain by many reasons. Two majors visions are opposed on this debate. On one hand, there are those who think that the expansion of informal economy is a consequence of the weight of financial and administratives constraints on the official economy. On the other hand, those who notice that informal economy is growing while poverty is increasing. Although we agree with this observation, we can not conclude that informal economy is another form of subsistence economy. The endogeonous growth theory offer new perspectives to the analysis of economic dualism. The informal economy is the framework where the link between social capital and economic performances is much more tangible. Keywords : social capital, informal economy, economic growth ∗ LAMETA-CNRS UMR 5474, Université Montpellier I, Faculté des sciences économiques, Espace Richter, Avenue de la mer, CS 79 606, 34960 Montpellier cedex 2, joë[email protected] INTRODUCTION Le concept même du capital social a acquis de nos jours une place incontestée dans la pensée économique. Cependant, l’idée d’admettre le capital social comme un bien économique fait débat. Effet, le capital social est difficilement quantifiable, d’où l’absence de statistiques détaillées à l’échelle nationale. Il est même difficile de dire ce qu’il convient de mesurer comme facteurs déterminants du capital social, car les relations sociales et engagements communautaires susceptibles d’être intégrées dans le capital social sont multiples, variées et pour beaucoup intangibles. L’utilisation du terme même de capital peut paraître contestable, car ce terme est plus courant lorsqu’il s’agit de biens tangibles, durables ou périssables dont l’accumulation peut être estimée. la notion de capital social intègre des formes d’organisation sociale. Elle se réfère également à l’ensemble des connaissances et pratiques partagées eu sein de l’organisation. A ce propos, les économistes ont depuis longtemps admis les différentes formes de savoir comme des formes de capital. L’interprétation qui considère que les règles communautaires comme des composantes du capital social, rend difficile l’élaboration d’une approche empirique pertinente. Une telle approche est plus aisée si le capital social est défini comme un aspect du capital humain. Dans le domaine de l’économie du développement, les avis sont partagées sur les vertus ou les défauts de ce que, dans une définition large, nous nommons par « institutions informelles ». Si ces formes d’organisation sociale contribuent à la formation du capital social, il faudrait alors s’interroger sur la nature même de cette productivité. L’existence même de l’économie informelle pourrait empêcher l’émergence de structures socioéconomiques plus productives. 2 Dans une première définition, le capital social est une notion qui englobe « des caractéristiques de l’organisation sociale tels le rapport de confiance, les normes, les réseaux qui améliorent l’efficacité de la société en facilitant les actions coordonnées »1. Cette définition mène à un amalgame entre le tangible et l’intangible. Le tangible regroupe des éléments aussi variés que les coutumes traditionnelles et codes de conduite. L’intangible représente des notions comme les relations interpersonnelles qu’on peut formaliser. Certains auteurs se sont focalisés sur le rapport de confiance. D’autres ont porté leur intérêt sur des aspects de l’organisation sociale comme les tontines, les coopératives financières ou agricoles, qui font du capital social un actif. Cette approche implique qu’il existe des formes productives et non productives de capital social2. Dans toutes ces contributions littéraires, le champ d’analyse du capital social est une espace dont les limites restent à définir, entre l’individu et l’Etat (la société). Il s’identifie globalement aux activités de la société civile. Les mécanismes qui permettent la formation du capital social s’observent le mieux dans certaines formes d’institutions informelles. Le terme « institutions informelles » représente aussi bien des aspects de l’économie informelle ou souterraine, certaines formes de sociétés criminelles que des structures de l’économie solidaire ou populaire. Pour ce qui est de l’économie informelle dans les pays en voie de développement, le poids de l’organisation sociale se mesure au fait que, c’est elle qui fixe implicitement les conditions d’accès à cette économie. La notion de confiance est le fondement du contrat social entre les acteurs économiques de cette économie. Elle régit les relations marchandes 1 PUTNAM R.D., with R. LEONARDI and R.Y. NANETTI, 1993, Making democracy work : civic traditions in modern Italy, Princeton University Press, Princeton, P. 167. 2 Partha DASGUPTA, Social capital and economic performance : analytics, Working Paper, Facuty of Economics, University of Cambridge, Revised version, January 2002. 3 et non marchandes entre les agents économiques. Les réseaux structurent l’économie informelle. Ils constituent la principale barrière à l’entrée de cette économie. Les barrières les plus difficiles à franchir à l’entrée de l’économie informelle sont les barrières non financières. Leur importance échappe souvent aux économistes, et est mis en lumière par un travail anthropologique de longue haleine. La plus immédiate est l’existence de castes, aussi bien en Afrique qu’en Inde. La caste est un des éléments d’un enchevêtrement complexe de hiérarchies, elle joue un rôle de « barrière à l’entrée » non écrite assez efficace. Des barrières fondées sur l’appartenance ethnique, en l’absence de castes, peuvent être aussi efficaces que ces dernières pour assurer à une catégorie de la population le monopole de l’exercice d’une activité économique. La religion joue également un rôle important en matière de barrière l’entrée. Elle est généralement un facteur associé à d’autres comme la communauté éthnico-geographique et/ou la transmission d’un savoir-faire. La difficulté à pénétrer dans un réseau représente un obstacle majeur à l’accès à certaines activités informelles. Le réseau peut prendre des multiples formes ou les combiner : • Réseau de transmission de l’information sur la clientèle, les fournisseurs, les concurrents, la police, etc. • Réseau d’autoprotection collective (milices armées). • Réseau commercial (groupements d’achat ou de vente). • Réseau d’organisation du marché (partage du marché, règlement des conflits). Ces multiples réseaux imbriquées peuvent être constitués sur des bases elles-mêmes diverses : communauté de caste ou de religion, communauté d’origine géographique, communauté ethnique ou de parentèle. L’importance du réseau est lié au fait que l’emploi informel est surtout un emploi non qualifié. Par conséquent, des critères d’embauche plus objectifs comme le niveau d’étude ou de formation n’ont ici que peu d’utilité. Les réseaux 4 ou les relations personnelles sont une variable d’ajustement entre l’offre et la demande sur le marché du travail en Afrique subsaharienne. A Bamako, « 55,7 % des salariés irréguliers et 54,4 % des salariés sans protection sociale ont accédé à leur emploi actuel par le biais de relations personnelles, alors que l’incidence de cette procédure n’est que de 16% pour les salariés protégés »3. La structure des réseaux est souvent peu apparente. Pourtant, l’appartenance à des réseaux familiaux, amicaux, associatifs ou syndicaux, est une condition nécessaire pour exercer certaines activités. L’apprentissage d’un ensemble de codes urbains, lié à l’appartenance aux réseaux, constitue l’élément principal de la qualification de ces travailleurs. Il devient alors difficile de distinguer les barrières de réseau des autres formes de barrières non financières, en particulier de celles qui relève de l’appartenance ethnique ou de la qualification. Dans certaines ethnies, l’appartenance à l’ethnie et au sein de celle-ci, à un « tissu très dense d’alliances matrimoniales entrecroisées » (Morice, P.61) est la condition pour accéder aux connaissances techniques qui elles-mêmes permettront de s’établir à son propre compte4. Dans d’autres cas, les réseaux de relations apparaissent comme plus importants que les connaissances techniques, dont les futurs micro-entrepreneurs peuvent se dispenser. Le réseau peut être également le signe d’un autre type de qualification : connaissance de l’administration, des sources de financement, etc. L’analyse des réseaux souligne toute la complexité que pose la notion de capital social. En effet, s’il est reconnu que les relations personnelles sont une variable d’ajustement sur le marché du travail, encore faut-il que les bases de l’ajustement soit clairement définies ou formalisées. L’appartenance au réseau suffit-elle pour que l’offre satisfasse à la demande, 3 EL HADJI SIDIBE B. et LACHAUD J.-P.,1993, Pauvreté et marché du travail au Mali : le cas de Bamako, Institut international d’études sociales, OIT, Genève, Discussion papers n°52, P.92. 4 MORICE A., 1987, « Ceux qui travaillent gratuitement : un salaire confisqué », in AGIER M., COPANS J. et MORICE A. (coord.), Classes ouvrières d’Afrique noire, Karthala, Paris, pp 45-76. 5 ou cette appartenance doit être combinée aux connaissances acquises dans le réseau. Cette interrogation s’appuie sur le fait que pour certaines activités informelles, l’entrée sur le marché du travail passe par une phase transitoire d’apprentissage. Le statut de microentrepreneur ou de travailleur autonome n’est effectif que lorsque l’apprenti s’est mis à son propre compte. Ainsi, l’existence des barrières à l’entrée conduit à poser la question de qualification d’une façon différente de celle dont elle est posée dans les économies industrialisées. Pour ce qui est des micro-entreprises de production et de réparation, réseaux et connaissances acquises dans l’apprentissage jouent toujours conjointement, l’inscription dans les premiers étant toujours la condition de l’acquisition des secondes. Toutefois, ces connaissances ne garantissent pas la stabilité de l’emploi. Pour s’installer à son propre compte, l’apprenti devra fidéliser sa clientèle et profiter de son appartenance au réseau pour franchir le pas5. La qualification est définie à la fois par les connaissances techniques acquises et par ce savoir-faire social qui permet de plus ou moins bien valoriser les réseaux. Les expériences de valorisation par un diplôme des connaissances acquises dans l’apprentissage touchent peu les apprentis des petites entreprises et supposent que l’apprenti ait suivi un cursus scolaire minimal6. Le décalage entre diplôme et qualification (au sens large) est donc nécessairement élevé. A l’inverse, les tentatives faites pour favoriser l’accès des diplômés de l’enseignement supérieur à des positions de petits chefs ont généralement mené à l’échec. D’abord parce que ces diplômés ne maîtrisent pas les connaissances techniques, ensuite parce que leurs réseaux sont largement étrangers à 5 ANTOINE Ph., 1992, L’insertion urbaine : le cas de Dakar, IFAN-ORSTOM, Dakar, t.2., P.63. 6 BOURDIN Y., 1992, Analyse des modalités de la transition professionnelle en milieu urbain dans un pays francophone : le Bénin, thèse de doctorat de sociologie, Université de Nancy-II. 6 l’activité à laquelle ils postulent. Dans les activités autres que celles de production ou de réparation, la qualification est encore plus difficile à discerner de l’inscription dans les réseaux. Monter un petit restaurant de rue à Douala requiert des réseaux permettant de constituer une clientèle, de s’approvisionner et de s’accorder avec les concurrents, autant qu’un savoir faire culinaire. Il en est de même pour les cireurs de chaussures, les motostaxis, les gardiens de voitures et les vendeurs de cigarette. Le réseau est un facteur déterminant de l’entrée sur le marché du travail informel. La nature des rapports sociaux entre les différents intervenants sur le marché du travail est lié aux règles de fonctionnement du réseau. La confiance, la loyauté et la solidarité sont des notions essentielles au contrat du travail, qui est rarement un contrat écrit. L’intérêt que nous portons sur le marché du travail informel s’explique surtout par le fait, qu’il est un cadre d’étude approprié pour analyser les rapports entre l’organisation sociale et la production économique. L’objet d’étude qu’est le capital social, nous impose de statuer sur la nature même du capital social dans ce cas de figure. S’agit-il d’une composante du capital humain ou doit-on l’intégrer dans la productivité totale des facteurs dans l’élaboration d’une fonction de croissance ? L’explosion de l’économie informelle fait suite aux difficultés économiques persistantes auxquelles font face les économies africaines. La ruée vers le marché du travail informel résulte des déséquilibres du marché du travail formel. L’évolution de l’économie depuis la décennie faste des années 70 se décrit en trois phases : expansion et consolidation – saturation progressive de l’offre – hétérogénéité croissante. Si l’économie informelle a toujours existé, son évolution actuelle suscite des inquiétudes. La multiplication d’activités informelles est le double signe d’une croissance extensive de cette économie et d’une précarité croissante dans les masses populaires. L’idée que l’économie informelle se résume à une simple économie de subsistance fait du chemin ; d’autant plus que les 7 difficultés économiques sur le continent ne font que croître. Ce raisonnement accréditerait l’idée d’une croissance anti-cyclique, qui signifierait que si le contexte économique s’améliorait, la taille de l’économie va se réduire. L’impact de l’économie informelle et la place prépondérante qu’elle occupe dans le système économique et même dans le tissu socio-culturel laisse à penser que le dualisme ne peut plus être perçu comme une phase transitoire ou conjoncturelle de la croissance dans les pays d’Afrique subsaharienne. Ces mêmes raisons nous amène à proposer une nouvelle analyse du rôle de l’économie informelle dans le processus de développement dans ces pays. L’idée que l’économie informelle, par la place qu’y occupent les réseaux sociaux, est le meilleur champ d’analyse de la formation du capital social doit être mieux développée. Elle doit être mieux développée en montrant comment la structure et le fonctionnement de ces réseaux affecte l’activité économique. Comment un tel impact se traduit sur la production des richesses ? S’agit-il d’un effet positif ou négatif ? Peut-on parler de formes plus ou moins productives du capital social. 8 1. Les contributions littéraires à l’analyse du capital social Le capital social renvoie aux ressources qui découlent de la participation à des réseaux de relations qui sont plus ou moins institutionnalisés. Son apport à la science économique se mesure sous deux angles. Sur le plan théorique, il offre une perspective d’analyse instrumentale qui met l’accent à la fois sur les bénéfices que les individus peuvent retirer de la participation à des réseaux et sur la construction délibérée de réseaux dans le but d’augmenter le capital réseau des individus. Dans une perspective d’application de la théorie, il oblige à élargir les outils d’élaboration d’une politique économique, en incitant les décideurs publics à chercher à résoudre les problèmes d’action collective par le recours à de nouvelles formes d’instruments. Ces instruments peuvent tout aussi bien être économiques que non économiques. Ils seraient potentiellement moins consommateurs en ressources budgétaires et réglementaires. 1.1 La diversité des formes de capital social Le capital social peut exister sous trois formes principales : la confiance, les normes et les réseaux (Dasgupta et Serageldin, 2000 ; Putnam, 1993). En évoquant la problématique, nous nous sommes intéressés à la typologie et au fonctionnement des réseaux. La revue de littérature porte donc essentiellement sur les autres aspects du capital social que sont la confiance et les normes de comportement. La répétition des interactions crée des conditions favorables à l’instauration de la confiance. Dans les sociétés où le capital de confiance est élevé, les individus réalisent des économies sur des dépenses, qu’ils devraient envisager pour se protéger de toute exploitation (tromperie ou supercherie) lors des transactions économiques (Knack et Keefer, 1997, p.1252). Les contrats écrits sont peu 9 nécessaires, ils peuvent même ne pas souscrire à l’obligation d’une clause spéciale pour parer à tout éventuel imprévu. Dans de telles sociétés, les litiges devraient être peu fréquents. Les individus dépensent peu en taxes, pots de vin, services privés de sécurité pour se protéger des violations criminelles de leur droit de propriété La confiance Si les micro-entrepreneurs devaient consacrer beaucoup de temps à anticiper d’éventuels « coups bas » de leurs concurrents, employés ou fournisseurs. Il leur reste peu de temps à consacrer à l’élaboration de nouvelles gammes de produits, ou à la mise en place de nouvelles méthodes de production, en un mot à l’innovation technologique. L’idée que la notion de confiance soit au cœur de toute transaction économique n’est pas inédite. Arrow (1972, P.357), note que toute transaction commerciale à plus ou moins long terme s'appuie sur un minimum de confiance. Il ajoute qu’on peut sans se tromper faire un lien entre une conjoncture économique défavorable et une crise de confiance des investisseurs lorsqu’il s’agit de l’offre de biens et services, crise de confiance des ménages lorsqu’il s’agit de la demande de biens et services. L’importance de la confiance a été rarement contestée. La modélisation macro-économique a toujours traité cette notion comme une variable exogène de la croissance économique ; une variable qui est liée à l’environnement socioéconomique. La confiance apparaît dans une telle représentation théorique comme, ce qui incite les acteurs économiques à participer plus à la production de la richesse nationale et aux échanges économiques. La notion de confiance se prête à diverses interprétations. Elle est couramment utilisée dans le contexte d’une personne qui nourrit des attentes sur les actes ou choix d’autres personnes ; ces actes ou choix pouvant influer sur ses propres décisions. Cette personne 10 doit pouvoir agir sans avoir observé le comportement de ses partenaires. La « clause » concernant la nécessité d’agir, hors du champ d’observation de ceux avec qui on est en relation, est essentielle. La confiance suppose donc un partage des informations, entre ceux qui fondent leur relation sur cette notion. La notion de confiance s’applique dans deux cas de figures : les actions confidentielles et les informations cachées. Des concepts comme le risque moral ou la sélection adverse ne sont pas si éloignés d’une telle classification. Luhman (1988) parle de capital confiance. Par ce terme, il nomme le crédit moral que nous accordons aux institutions, et qui est fondé sur leur capacité à fonctionner de manière adéquate. Cet auteur marque une distinction entre la confiance et le capital confiance. Le capital confiance peut varier selon les circonstances, alors qu’il est difficile d’influer sur une perte de confiance. A titre d’exemple, l’absence de cohérence dans l’application d’une politique économique mène à une érosion du capital confiance que les gouvernés accordent à leurs gouvernants. Ces même gouvernés vont perdre confiance, et seront même amenés à défier leurs gouvernants, s’ils apprennent que ces derniers sont corrompus. Les normes de comportement Elles se développent au fil du temps par des échanges et des interactions répétées. La confiance en elle-même représente une norme de comportement. D’autres normes sont répertoriées comme : la réalisation d’objectifs communs (communauté d’intérêt), les sentiments partagés (affection mutuelle), les prédispositions sociales, le respect mutuel. La communauté d’intérêt s’applique au cas où les obligations nés d’engagements communautaires ne s’appuient pas sur des paramètres subjectif (ex : le lien sanguin). Dans le cas d’un groupe de personnes qui ont des avantages à agir en commun. Le contrat social qui lie les membres du groupe définit les droits et les obligations de chacun. Il s’agit ici de 11 partager les charges et bénéfices nés de l’exploitation d’une propriété commune. L’existence même du contrat social (accord commun) ne doit pas éluder la question de la durée du contrat social. La durée du contrat social dépend de la « stratégie d’équilibre » (Dasgupta, 2002, P.10). Il s’agit ici de définir une stratégie qui aurait été celle de chaque membre du groupe, s’il avait eu à prendre cette décision à la place d’un autre. On peut élargir le concept de stratégie d’équilibre à celui d’un équilibre des opinions. Cet équilibre est basé sur une hiérarchie faite d’opinions personnelles et de l’opinion générale du groupe. Cette hiérarchie garantit la liberté d’expression aux différents membres du groupe. Certaines transactions non quantifiables n’ont lieu et même n’existent que parce qu’elles sont à la marge du rationnel. Dans un tel cas de figure, la transaction est basée sur les sentiments que les membres du groupe ont les uns pour les autres. L’affection mutuelle fonde un groupe social comme le ménage. Cette forme « d’organisation sociale » par comparaison avec d’autres fait rarement face au risque moral ou à la sélection adverse. Tout membre d’un groupe social fait confiance à la capacité des autres à respecter le contrat social qui les lie, s’il est optimiste sur leurs prédispositions à être digne de confiance. Les prédispositions sociales découlent du processus de socialisation ; ce sont donc celles qui ont été acquises depuis le plus jeune âge. Il est important ici que les individus se rencontrent dans des situations similaires qui ont tendance à se répéter. Les engagements communautaires peuvent être honorés dans tout contexte et même sans affection mutuelle entre les individus. Ils peuvent l’être dans le cas, où une des parties liées par le contrat social n’est pas disposée à être sincère. Ce dernier cas représente les relations interpersonnelles à long terme. Ainsi, le contrat social est fondé sur des facteurs endogènes ou sur des facteurs exogènes. Le contrat social est explicite lorsque l’accord commun est notifié dans un acte écrit ; d’une décision prise par consentement mutuel, on peut passer à une décision imposée par 12 une personne externe. On parle alors d’un accord décidé par une tierce personne. Cette tierce personne peut être l’autorité publique, notamment, lorsqu’il s’agit de définir des règles de vie commune. Le respect ou le non respect des règles de vie commune est le résultat d’une situation d’équilibre. Dasgupta (2002, P.14) relève plusieurs situations, qui pour la plupart sont caractérisées par une soumissions partielle à ces règles de vie. Pour des commodités méthodologiques, il restreint sa représentation théorique à deux situations extrêmes d’équilibre : la non soumission et la soumission totale aux règles de vie commune du groupe social. Le maintien de l’équilibre dépend des croyances auxquelles adhèrent les différentes parties du groupe social. Le terme « croyances » est utilisé pour mettre l’accent sur les fondements culturels des opinions personnelles au sein du groupe. L’argumentaire culturel dans l’analyse économique n’a pas toujours été populaire auprès des économistes. Il faut noter une récente évolution sur ce point. Depuis Max Weber, l’analyse la plus ambitieuse qui fasse appel à la culture pour expliquer les différences en performance économique entre des pays est celle de Landes (1998). Cet auteur s’interroge sur la prospérité des Etats du nord de l’Europe pendant le 16e siècle. En comparant ces Etats avec d’autres aux potentialités plus grandes, il montre que c’est le progrès technologique et la rapidité de sa diffusion, qui a été la clé de leur succès. Pour analyser les raisons de ce progrès technologique, Landes s’appuie sur l’évolution des croyances et des comportements dans les régions étudiées pour expliquer les différences institutionnelles. La triple dynamique croyances –comportements - différences institutionnelles permet de comprendre pourquoi certains pays connaissent des période de croissance plus ou moins longues, alors que d’autres souffrent d’atrophie. L’approche de Landes est historique et narrative. D’autres analyses vont dans le même sens en se basant sur des évidences statistiques. Putnam (1993), Knack et Keefer (1997) et La Porta et al. (1997) à partir des 13 données statistiques portant sur des pays de l’OCDE font le lien entre la culture civique et la croissance économique7. 1.2 Des évidences empiriques La discrimination sur le marché du travail L’analyse économique montre comment peuvent persister certains stéréotypes culturels, et ce même quand il n’existe aucune différence intrinsèque entre des groupes sociaux (Coate et Loury, 1993). Imaginons que tout demandeur d’emploi doive investir sur lui-même pour se qualifier à un certain type d’emploi. Les coûts d’investissement diffèrent selon les demandeurs d’emploi. Ces coûts sont liés aux aptitudes intrinsèques à tout demandeur d’emploi. Supposons que ces aptitudes sont d’ordre génétiques, en conséquence, il n’y a pas de différences entre groupes sociaux. Les seules différences qui existent sont individuelles. Les aptitudes naturelles ne peuvent être observées ni relevées par les potentiels employeurs. Ainsi, un demandeur d’emploi qui investit pour améliorer ses aptitudes naturelles, ne peut en tirer un quelconque bénéfice. Les futurs employeurs sont à priori incapables de juger le potentiel de ce demandeur d’emploi avec une certitude absolue. Si, par contre, les potentiels employeurs ont des préjugés négatifs sur les aptitudes d’un groupe social, ils peuvent utiliser des critères de sélection rigides pour assigner les demandeurs d’emploi issus du groupe concerné à certains métiers. Ces métiers peuvent être individuellement gratifiants tout en étant très difficiles. Cette discrimination va réduire 7 Par culture civique, il faut comprendre qu’il s’agit de tout ce qui se rapporte à des notions comme l’engagement associatif, la confiance qu’accorde les individus aux institutions, et même dans une certaine mesure la citoyenneté. 14 le rendement espéré de l’investissement consenti par tout demandeur d’emploi de ce groupe social, afin de s’adapter à un métier plus gratifiant. Il y a un risque pour le groupe social frappé par la discrimination, que ses demandeurs d’emploi qui investissent quasiment à perte, n’engager plus de dépenses pour améliorer leurs compétences. A long terme, le nombre de membres de ce groupes qui sont qualifiés pour certains types de métiers va stagner ou même diminuer. On est dans un cercle vicieux où les préjugés culturels ne sont pas démentis. En effet, il existe peu ou de moins en moins de membres du groupe social aptes à exercer certains métiers. L’attitude discriminatoire des employeurs à l’épreuve du temps est confortée. En d’autres termes, il est possible que la perception qu’une tierce personne a des différences entre les groupes sociaux soit confortée. Cette perception est confortée par les réactions des membres du dit groupe aux pratiques discriminatoires de la tierce personne ; des pratiques qui sont suscitées par la manière dont elle perçoit les membres de ce groupe. Ce mécanisme explique la persistance des pratiques discriminatoires. Il fait le lien entre des éléments culturels et le comportement des agents économiques sur le marché du travail. La critique du capital social se caractérise aussi par des réticences à introduire la culture dans l’économie. Ces réticences ne sont pas dénuées de fondement. La culture peut également être argument facile pour expliquer ou théoriser toute fait économique, sans s’interroger sur son caractère productif ou non productif. Capital social et performances économiques ; ce que montrent les statistiques. Les enquêtes de l’OCDE s’appuient sur un large échantillon de pays. L’étude de 1981 recense les réponses de milliers de personnes interrogées dans vingt et une économies de 15 marché. L’étude faite sur deux années (1990-1991) couvre vingt-huit économies. En tout, vingt-neuf économies au moins font l’objet d’enquête sur le capital social. La sélection des échantillons n’était pas totalement fortuite, les auteurs reconnaissent d’ailleurs qu’ils ont fait des ajustements8. Parmi les questions posées, les économistes ont surtout porté leur intérêt sur une question, qui devait permettre d’apprécier les prédispositions individuelles sociales à faire confiance. La dite question était formulée ainsi : « En général, pouvez-vous affirmer que la plupart des gens vous inspire confiance, ou qu’il vous arrive d’être prudents envers ceux avec qui vous êtes en transaction ? ». Le pourcentage de personnes interrogées dans chaque pays est un potentiel indice de confiance. Une telle question donne de réelles indications sur la perception générale des interrogés sur leur entourage. Elle est, en revanche, moins instructive sur le climat général de confiance dans un pays. En effet, les personnes interrogées parlent du capital confiance qu’ils accordent à leurs concitoyens. Les réponses positives résument l’ensemble de ceux qui sont digne de confiance aux yeux des personnes interrogées. Knack et Keefer (1997) étendent ces travaux à une expérimentation inédite. Des milliers de porte-monnaie sont délibérément abandonnés dans un échantillon de villes. Le pourcentage de porte-monnaie « perdus » rendus à leurs propriétaires est un indicateur du capital confiance pour chaque ville et par extension pour chaque pays. Il permet de suggérer que les individus sont plus dignes de confiance ou l’indice de confiance TRUST est élevé. Un second indice est élaboré pour les mêmes travaux. L’indice CIVIC permet d’évaluer la force d’imprégnation des normes de coopération civique ou sociale dans une économie. Cet indice est construit sur la base d’une moyenne des réponses à cinq questions posées. 8 KNACK S. and KEEFER P., 1997, « Does Social Capital Have Economic Payoff : A Cross Country Investigation », Quarterly Journal of Economics, N°112, pp 1251-1288. 16 Ces questions portent sur l’attitude des personnes interrogées, lorsque ces dernières doivent faire face à des situations qui font appel à leur civisme9. Dans les pays de l’OCDE, l’indice CIVIC varie peu. On note une relation positive entre l’indice CIVIC et l’indice TRUST. L’application des deux indices à un même pays donne des résultats similaires. Sur la base des résultats obtenus au sein de l’OCDE un faible nombre de pays sous-développés sont soumis aux mêmes travaux. L’étude Knack et Keefer s’applique également à un échantillon de six pays sous-développés dont deux d’Afrique subsaharienne : l’Afrique du sud et le Nigeria. Dans cet échantillon, l’indice de confiance TRUST varie beaucoup d’un pays à l’autre. Porta et al. (1997) reprennent le même indice. Leurs travaux sont plus précis sur le rapport entre le capital social et les performances macro-économiques. Ils montre une faible relation de 1970 à 1993 entre l’indice TRUST et le taux de croissance. Toutefois, la pertinence de leur fonction de régression de la croissance a été critiquée. En effet, l’échantillon auquel a été appliqué la fonction de régression, inclut à la fois des économies planifiés à celles qui ne le sont pas. En excluant les pays socialistes, Knack et Keefer se reportent à une période plus courte (1980-1992) avec des résultats assez probants. En évaluant le revenu par habitant, le capital humain et prix relatif des biens d’investissement, ils ont constaté qu’une augmentation de 10% de l’indice TRUST s’accompagne d’une variation de 0,8% du taux de croissance. Lorsque les tests de ces auteurs sont étendus à des périodes plus longues (1960-1992 et 1970-1992), le lien entre l’indice TRUST et le taux de croissance est moins évident. La confiance est une variable moins importante que d’autres variables qui ont incluses dans l’équation de croissance. Globalement, l’analyse de l’indice TRUST pour les pays de l’OCDE donnent des résultats contrastés. Les résultats semblent 9 Il s’agit de situations diverses qui vont du respect du code de la route, de l’acquittement du ticket du bus ou métro à la réprobation d’actes délictueux ou frauduleux, etc. 17 plus probants, lorsqu’il s’agit des pays les moins riches de l’OCDE ou des pays sousdéveloppés. La porta et al. (1997) montre qu’il existe un lien positif entre l’indice TRUST et un certain nombre d’éléments qui témoignent de la bonne gouvernance d’un pays10. Knack et keefer montre que la confiance est une des variables explicatives de la part de l’investissement dans le PIB. Il faut toutefois être prudents avec l’utilisation de tels résultats. En effet, la confiance en elle-même dépend de certains aspects internes ou externes à l’activité économique ; des aspects dont on en tient pas compte dans la formulation d’une fonction de croissance. Ainsi, le faible niveau de confiance peut s’explique par la corruption ou par le non respect de la loi, qui pour des raisons indépendantes les unes des autres, ont un impact sur le taux de croissance. La confiance peut même être le résultat d’un certain optimisme lié aux bonnes performances économiques d’un pays. En s’intéressant à la notion de confiance comme une variable endogène des certains indicateurs socio-économiques, La porta et al (1997, P.336) montrent que le confiance a un effet positif sur la réussite scolaire. Ce lien n'est pas possible dans le sens opposé ; de la réussite scolaire à la notion de confiance. Knack et Keefer (1997) relève une relation forte entre l’indice TRUST et la moyenne d’années d’étude dans les pays de l’OCDE. Si la notion de confiance peut être considérée comme une variable endogène de la formation scolaire ou académique, alors s’ouvrent de nouvelles perspectives à la réflexion économique sur le capital humain. 10 A titre d’exemple, on peut citer comme éléments d’appréciation de la bonne gouvernance : la qualité du système judiciaire, la qualité des services publics, le respect des droits de l’homme, le respect de la liberté d’entreprendre ou de la liberté d’expression, etc. 18 2. Capital social et développement économique : de l’analyse micro-économique des comportements individuels à celle des performances macro-économiques. Le capital social identifie des éléments inhérents à l’organisation sociale. Les réseaux inter-personnels sont un de ces éléments. L’intérêt de l’analyse économique n’est pas uniquement de constater l’existence de tels réseaux. Il s’agit ici d’apprécier l’impact de leur fonctionnement sur l’activité économique. Cette thématique fait l’objet de nombreux travaux de recherche économique en cours11. 2.1 Le capital social : une composante du capital humain Sur le marché du travail et de l’emploi, les salaires et rémunération diverses des travailleurs sont la contrepartie du travail effectué. Dans l’hypothèse ou les relations personnelles assurent l’accès et parfois la pérennité de l’emploi. La rémunération du travailleur peut aussi être considérée comme la contrepartie de la valeur de ses contacts12. Dans une telle configuration, le capital social est une composante du capital humain, qui lui-même est un facteur de production. Sur la base d’une simple modélisation de l’ensemble des possibilités de production d’une économie. Considérons j comme l’indice qui représente tout ménage au sein de cette économie : j = 1, 2, … K est le stock de capital physique, Lj est le nombre d’heures de travail attribuées au ménage j. Dans une économie de marché développée, K relève en grande partie de la 11 DASGUPTA P., 2002, Social capital and economic performance : analytics, Working Paper, Faculty of Economics, University of Cambridge, Revised version, January. 12 BURT R.S, 1992, Structural Holes : The social structure of competition, Harvard University Press, Cambridge Press. 19 propriété privée. Selon le poids de l’Etat dans l’économie, K peut être sous propriété publique. Dans certains cas, K peut être sous propriété privée collective (coopérative). Pour ce qui est de L, il faut relever que si dans toute économie du marché, le salaire est indexé sur le travail individuel, dans les économies de subsistance le « travail familial » est la forme le plus représentative des relations de travail. Les formes communautaires de travail sont assez répandues dans certaines régions du monde. Supposons que hj est le capital humain « détenu » par le ménage j. Le capital humain représente l’investissement consenti pour l’éducation, la formation professionnelle et la santé de tous ceux qui participent à l’offre familiale de travail. L’apport effectif en travail du ménage et donc l’offre familiale de travail est hjLj ; hj peut être considéré comme le capital humain primaire. Dans cette formulation initiale, nous n’insistons pas sur l’organisation sociale dans laquelle se concrétise le comportement du ménage j. Par souci de simplification, le capital physique est considéré comme le capital fixe produit (usines, immeubles, machines, etc.). Le capital humain fait l’objet d’investissements croissants. La conjonction du capital humain et du capital physique aboutit à Y, que nous pouvons considérer comme la production nationale. Chacun des agrégats précédemment cités nécessite pour sa formalisation d’évaluer les prix de ses différentes variables constituantes. Les prix que l’on retient sont les prix du marché. Nous nous appuyons ici sur le modèle simple d’une économie où Y représente la production d’un bien unique. La capital humain total investi dans l’économie est : H = Σ (hjLj) (1) La fonction de production F est croissante, son rythme de croissance dépend de H et K. 20 Y = AF (H, K) (2) A est la productivité totale des facteurs, A représente le progrès technologique. Dans une économie de subsistance, nous pouvons supposer que A représente l’évolution d’un savoirfaire ou de la technique de fabrication du bien en question dans le temps. En supposant que les différents facteurs de croissance sont constants, la production totale Y va croître si A augmente. Bien évidemment une variation à la hausse des facteurs K, hj et Lj se traduira aussi par une croissance de la production globale. Si nous considérons le cas de figure d’une économie ou les comportements et engagements communautaires sont prépondérants. Cette dernière hypothèse pourrait permettre une meilleure allocation des ressources dans la production. Elle suscite de nouvelles interrogations. Dans un contexte où les engagements communautaires priment sur les choix individuels, est-ce que le rôle croissant des réseaux sociaux se concrétise par une variation à la hausse de A, de H ou des deux ? Dans le cas d’une fonction de production de type Cobb-Douglas, AF(K, H) = AKaHb où a, b > 0. Il est difficile de distinguer les variations de A et H. Nous supposons que la fonction de production représentée dans ce modèle n’est pas de type Cobb-Douglas. Pour répondre aux interrogations précédemment évoquées, il faut s’intéresser à la nature même des externalités générées par le réseau. Si ces externalités se confinent au réseau ou à quelques groupes sociaux, alors l’impact du réseau se remarque surtout par une amélioration du capital humain des ménages qui ont accru leurs engagements communautaires. Si par contre, les externalités ont des répercussions sur l’ensemble de l’économie, alors c’est A qui varie positivement. Une variation positive de A entraîne une croissance de la production nationale. Elle traduit également une augmentation de l’investissement en capital physique et humain. Précisons 21 ici que les retombées positives sur le capital sont également liées au niveau des dépenses de santé. Cette formalisation peut paraître assez simpliste, elle n’est pas infondée ni totalement irréaliste. Putnam (1993) a montré sur la base de données statistiques relatives à vingt régions administratives de l’Italie, que les traditions civiques permettent de mieux comprendre les indicateurs économiques contemporains. Il a fait le constat d’une causalité entre le niveau de l’emploi, des revenus au début du vingtième siècle et les relations sociales entre les individus. Narayan et Pritchett (1999) s’appuient sur des statistiques de la consommation des ménages et les relations sociales dans cinquante villages de Tanzanie, pour montrer que les ménages qui participent le plus aux structures communautaires des villages, ont un revenu supérieur à ceux qui y participent moins. Ils en concluent qu’il existe une relation entre le niveau des dépenses (consommation) des ménages et la taille de leur réseau social. 2.2 Le « capital réseau » A la suite de l’analyse précédente, nous reprenons le schéma d’une économie où la production se limite à un seul bien. Nous supposons qu’au sein de cette économie coexistent deux groupes sociaux (réseaux). Un tel schéma peut s’appliquer à la production de certains biens informels où la fabrication (savoir technique) et la commercialisation sont totalement maîtrisés par un ou deux groupes sociaux (réseaux). Les deux réseaux qui coexistent sont très cloisonnés, il n’existe donc aucun échange entre eux. Cette dernière hypothèse est extrême et assez éloignée de la réalité. Cependant, on peut noter que dans l’économie informelle en Afrique, la mobilité sur le marché du travail ou les rapport d’échange sont surtout à court terme. Les coûts de transaction souvent élevés font que 22 paradoxalement, les échanges dépendent surtout de la proximité des intervenants (géographique, ethnique ou filiale). L’indice i représente le groupe social ou réseau i (= 1, 2) ; hi est le capital humain par ménage dans chaque groupe ou réseau. Ce dernier représente à la fois les formes traditionnelles du capital humain (éducation, formation et santé) et l’ensemble des connaissances (savoir-faire) partagées au sein du réseau. Nous considérons que ces connaissances constituent ce que nous nommons le capital réseau. La variable Li est le nombre d’heures qu’en moyenne un ménage au sein de i consacre au travail ; Ni est la population totale du réseau (taille du réseau) et Ki est le stock de capital physique. La production totale du réseau Yi est : Yi = Ai F (Ki, Ni hi Li) (3) Toute augmentation des relations entre les membres du réseau a un impact sur A, h ou sur ces deux variables. Les relations sociales sont plus fréquentes et de meilleure qualité dans le réseau 1. Par comparaison avec le réseau 2, nous avons A1>A2, ou h1>h2 ou les deux inégalités, en postulant que les deux réseaux ont la même taille, que les stocks de capital physique sont constants et que le nombre d’heures travaillées par ménage ne varie pas d’un réseau à l’autre. La production du réseau 1 est supérieure à celle du réseau 2 (Y1>Y2). Une augmentation des actions par coopération dans le réseau accroît la productivité totale des facteurs Ai, le capital humain hi et le revenu par ménage Yi/N. Les ménages des différents réseaux sociaux prélèvent une fraction constante Sk>0 de la richesse nationale et l’investissement en accumulant du capital physique. L’épargne nous ramène à la notion de confiance, qui est un des aspects du capital social. Les ménage épargneront plus s’ils ont confiance au système de collecte de l’épargne. Le cloisonnement 23 des différents réseaux crée des distorsions. Les taux de rendement de l’investissement en capital physique dans les deux réseaux sont inégaux. L’absence des liens entre les différents marchés peut en être la cause. Si les actifs financiers destinés au financement du capital physique pouvaient circuler du réseau 1 ou réseau 2, les gains espérés seraient meilleurs. CONCLUSION Le cloisonnement est une hypothèse extrême. Toutefois, le choix d’une telle hypothèse ouvre la voie à une approche critique du capital social. Le capital social, en l’occurrence ici le capital réseau ne se traduit pas toujours par de meilleures performances macroéconomiques. Dans le contexte où la nécessité de préserver un savoir-faire, une technique au sein du réseau exige que les échanges se limitent aux membres du réseau. Cette situation peut induire des conséquences inverses à celles espérées. Tout investissement en capital humain a des effets sur le capital physique. La quantité et la qualité des moyens de production physique s’enrichissent du progrès technologique. Dans notre cas, l’innovation technologique se concrétise par l’amélioration de la qualité du bien informel ou l’élargissement de la gamme. Cette innovation dépend de la formation de la main-d’œuvre (apprentissage) et des échanges entre les membres du réseau, mais également des échanges entre les différentes réseaux. Plus les échanges sont étendus, plus la diffusion du progrès technologique est large. Les gains espérés de l’investissement en capital physique, et indirectement en capital humain sont plus grands. Le cloisonnement est un obstacle à la mobilité des travailleurs entre les différents réseaux, ce qui n’est pas un problème en soi si les marché du travail étaient constamment en équilibre. Si les tailles des deux réseaux ne 24 varient pas d’une période t à une période t+1, il est possible de d’admettre cette idée. Toutefois, les barrières à l’entrée des différents réseaux dans une économie informelle sont fondées sur critères très éloignés de l’impératif de réguler la démographie. La présence des réseaux sociaux peut donc freiner la croissance des marchés et entraver le progrès économique. Il faut donc distinguer le capital social productif du capital social non productif. 25 BIBLIOGRAPHIE ACEMOGLU D., 1997, « Training and Innovation in an Imperfect Labour Market », Review of Economic Studies, 64, pp 445-464. AGHION P. and HOWITT P., 1998, Endogeneous Growth Theory, MIT Press, Cambridge. ANTOINE Ph., 1982, L’insertion urbaine : le cas de Dakar, IFAN-ORSTOM, Dakar, t.2. ARROW K. J., 1972, « Gifts and Exchanges », Philosophy and Public Affairs, 1, pp 343362. ARROW K. J., 2000, « Observations on Social capital », in P. Dasgupta and I. Seralgeldin Eds, Social Capital : A Multifaceted Perspective, World Bank, Washington D.C. BARRO R.J. and X. SALA-I-MARTIN, 1995, Economic Growth, McGraw-Hill, NewYork. BENHABIB J., and SPIEGEL M.M., 1994, « The Role of Human Capital in Economic Development : Evidence from Aggregate Cross-Country Data », Journal of Monetary Economics, 34(2), pp 143-173. BRETON A., GALEOTTI G., SALMON P., and WINTROBE R., Eds., 1995, Nationalism and Rationality, Cambridge University Press, Cambridge. BOURDIN Y., 1992, Analyse des modalités de la transition professionnelle en milieu urbain dans un pays francophone : le Bénin, thèse de doctorat de sociologie, Université de Nancy-II. BURT R.S., 1992, Structural Holes : The Social Structure of competition, Harvard University Press, Cambridge MA. COATE S. and LOURY G.C., 1993, « Will Affirmative-Action Policies Eliminate Negative Stereotypes ? », American Economic Review, N°83, pp 1220-1240. COLEMAN J.S., 1988, « Social Capital in the Creation of Human Capital », American Journal of Sociology, 94, pp 95-120. COLEMAN J., 1990, Foundations of Social theory, Harvard University Press, Cambridge MA. DASGUPTA P. and SERALGELDIN I., Eds, 2000, Social Capital : A Multifaceted Perspective, World Bank, Washington D.C. 26 DASGUPTA P., 2002, « Social Capital and Economic Performance : Analytics », Working Paper, Faculty of Economics, University of Cambridge, January, Revised Version. El HADJI SIDIBE B. et LACHAUD J.-P., 1993, Pauvreté et marché du travail au Mali : le cas de Bamako, Institut international d’études sociales, OIT, Genève, Discussion Papers n°52. GAMBETTA D., 1988, Ed., Trust : Making and Breaking Coopérative Relations, Basil Blackwell, Oxford. GEMELL N., 1996, « Evaluating The Impacts of Human Capital Stocks and Accumulation on Economic Growth : Some New Evidence », Oxford Bulletin of Economics and Statistics, 58(1), pp 9-28. JONES C.I., 1998, Introduction to Economic Growth, Ed. Norton, New-York. KNACK S. and KEEFER P., 1995, « Institutions and Economic Performance : CrossCountry Tests Using Alternative Institutionnal Measures », Economics and Politics, 7(3), pp 207-227. KNACK S. and KEEFER P., 1997, « Does Social Capital Have Economic Payoff : A Cross Country Investigation », Quarterly Journal of Economics, 112, pp 1251-1288. LANDES D., 1998, The Wealth and The Poverty of Nations : Why Some are So Rich and Some So Poor, Ed. Norton, New-York. La PORTA R. and alii, 1997, « Trust in Large Organizations », American Economic Review, 87(Paper & Proceedings), pp 370-377. LEWIS A., 1954, « Economic Development with unlimited supply of Labour », Manchester School of Economic and Social Studies, n°22, mai 1954, p. 139-191, reproduit dans Agarwala et Singh (eds.), The Economic of Underdevelopment, New-York, Oxford University Press, 1958. LUCAS Jr R. E., 1988, « On The Mechanics of Economic Development », Journal of Monetary Economics, N°22, pp 3-42. LUHMANN N., 1988, « Familiarity, Confidence, Trust : Problems and Alternatives », in D. Gambetta, Ed., Trust : Making and Breaking Coopérative Relations, Basil Blackwell, Oxford. MANKIW N.G., ROMER D. and WEIL D., 1992, « A Contribution to The Empirics of Economic Growth », Quarterly Journal of Economics, 107, pp 407-437. MINCER J., 1996, « Economic Development, Growth of Human Capital, and The Dynamics of The Wage Structure », Journal of Economic Growth, 1(1), pp 29-48. 27 MORICE A., 1987, « Ceux qui travaillent gratuitement : un salaire confisqué », in AGIER M., COPANS J. et MORICE A. (coord.), Classes ouvrières d’Afrique noire, Karthala, Paris. NARAYAN D. and PRITCHETT L., 1999, « Cents and Sociability : Household Income an Social Capital in Rural Tanzania », Economic Development an Cultural Change, 47, pp 871-889. NONNEMAN W., VANHOUDT P., 1996, « A Further Augmentation of The Solow Model and The Empirics of Economic Growth For OECD Countries », Quarterly Journal of Economics, 111, pp 943-953. OECD, 1998, Human Capital Investment : an International Comparison, Centre for Educational Research and Innovation, Paris. PUTNAM R.D., LEONARDI R., and NANETTI R. Y., 1993, Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy, Princeton University Press, Princeton N.J. RAUCH J.E, 1993, « Productivity Gains from Geographic Concentration of Human Capital : Evidence from The Cities », Journal of Urban Economics, 34(3), pp 380-400. RAUCH J.E, 1996, « Networks versus Markets in International Trade », Working Paper 5617, National Bureau of Economic Research, Cambridge MA. ROMER P.M, 1986, « Increasing Returns and Long-Run Growth », Journal of Political economy, N°94, October, pp 1002-1037. ROMER P.M., 1990, « Endogeneous Technological Change », Journal of Political Economy, 98(5), S71-S102. ROUBAUD F., 1994, « Le marché du travail à Yaoundé 1983-1993 : la décennie perdue », Revue Tiers-Monde, t. XXXV, n°140. SCHELLING T., 1978, Micromotives and Macrobehaviour, Ed. W.W. Norton, New-York. SERAGELDIN I. and J. TABOROFF, Eds., 1994, Culture and Developement in Africa, World Bank, Washington D.C. SOLOW R.M., 2000, « Notes on Social Capital and Economic Performance », in P. Dasgupta and I. Seralgeldin Eds, Social Capital : A Multifaceted Perspective, World Bank, Washington D.C. TEMPLE J. R.W., JOHNSON P.A, 1998, « Social Capability and Economic Growth », Quarterly Journal of Economics, 113, pp 965-990. TEMPLE J. R.W., 1999, « A Positive Effect of Human Capital on Growth », Economics Letters, 65(1), pp 131-134. 28 TOPEL R., 1999, « Labor Markets and Economic Growth », in O.C. Ashenfelter and D. Card, Eds., Handbook of Labor Economics, Vol. 3C, North-Holland, Amsterdam. WEBER M., 1930, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, Ed. George Allen & Unwin, London. WIDALSKY A., 1994, « How Cultural Theory Can Contribute to Understanding and Promoting Democracy, Science, and Development » in I. Serageldin and J. Taboroff, Eds., Culture and Developement in Africa, World Bank, Washington D.C. WINTROBE R., 1995, « Some Economics of Ethnic Capital Formation and Conflict », in A. Breton, G. Galeotti, P. Salmon, and R. Wintrobe, Eds., Nationalism and Rationality, Cambridge University Press, Cambridge. WOOLCOCK M., 1998, « Social Capital and Economic Development : Toward a Theoretical Synthesis and Policy Framework, Theory and Society, 27, pp 151-208. 29