Entre amour de la nature et fascination de l`ère industrielle. Les

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Entre amour de la nature et fascination de l`ère industrielle. Les
Entre amour de la nature et fascination de l’ère industrielle.
Les années 20 et 30 vues par G. O’Keeffe, les précisionnistes, S. Davis et E. Hopper
I - Georgia O’Keeffe et la nature américaine
C’est fin 1915 ou début 1916 qu’une amie de Georgia O’Keeffe (par commodité, nous la nommerons GOK dans le reste du texte),
Anita Politzer, présente à Alfred Stieglitz (Portrait de Georgia O’Keeffe, 1918, épreuve gélatino-argentique, Los Angeles, Getty Museum),
quelques dessins de la jeune femme. Le galeriste s’enthousiasme devant leur qualité et s’écrie : “Enfin une femme qui dessine”.
Née en 1887 à Sun Prairie, dans le Wisconsin, elle déménage avec sa famille, à l’âge de 15 ans, à Williamsburg, en Virginie, puis
décide de suivre des études artistiques à l’Art Institute de Chicago en 1905-1906 et, en 1907, elle part pour New York où elle suit les
cours à l’Art Students League.
Dès 1907, elle fréquente la galerie 291, s’abonne à Camera Work et voit les expositions consacrées à Rodin et Matisse, sans être
impressionnée ni par les œuvres qu’elle découvre ni par le maître des lieux. Convaincue qu’elle ne progressera pas à New York, elle
repart pour Chicago où elle travaille dans la publicité jusqu’en 1910, puis enseigne l’art dans des écoles publiques d’Amarillo, Texas,
pendant deux ans, avant, à l’automne 1914, d’être intégrée au Teacher’s College, à l’Université de Columbia, New York. Son
professeur est Arthur Wesley Dow qui enseigne également à l’Art Students League et au Pratt Institute à Brooklyn. À partir de 1910,
il ouvrit également sa propre académie artistique, la Summer School of Art, à Ipswich, Massachusetts, (Le Destructeur, 1911-1913,
collection particulière).
Son enseignement est déterminant pour GOK car, il lui montra comment magnifier ses compositions en développant le motif sur
toute la surface de la toile, en insistant sur la notion d’originalité, en lui conseillant de concilier l’observation de la nature et
l’indispensable distanciation à prendre vis-à-vis d’elle. Arthur Wesley Dow apprit à GOK que l’art est avant tout une affaire de lignes,
de masses et de couleurs. Il avait développé ces idées dans un ouvrage publié en 1899 et intitulé Composition : Séries d’exercices en structure
de l’art à l’usage des étudiants et des professeurs. Il y écrit qu’il faut associer lignes, masses, couleurs pour créer l’harmonie, qu’il faut partir des
harmonies les plus simples avant d’aller à la complexité de la composition…pour lui, la composition est le procédé fondamental de
l’art, avant tout autre chose ;
GOK (Train de nuit dans le désert, 1916, aquarelle et crayon) étudie avec Arthur Wesley Dow de l’automne 1915 à mars 1916 et les
principes qu’il lui enseigne l’amène à des fusains saisissants que Stieglitz exposera aussi en 1917 lors de la dernière exposition de la
galerie 291 du 3 avril au 14 mai 1917 : Étude pour Blue Lines, 1916, Washington, National Gallery of Art ; Blue Lines X, 1916, New York,
The Metropolitan Museum of Art ; Blue Lines X nous présente deux lignes verticales d’épaisseur variable, l’une brisée en son milieu et
se tenant dans ce qui ressemble à une petite flaque d’encre. Nous sommes de nouveau face à l’expression de l’abstraction américaine à
ses débuts et même si GOK n’est pas la seule dans ce domaine, elle est certainement la plus radicale. GOK connaissait les textes de
Kandinsky, elle avait lu Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier et avait certainement entendu parler de Mondrian mais n’en
avait vu aucune toile. C’est la raison pour laquelle sa familiarité avec les tendances abstraites est remarquable, sans compter que cette
liberté lui permettra ensuite d’exprimer une créativité originale (Evening Star n°III, 1917, New York, The Museum of Modern Art).
Dans Camera Work n°49-50 de juin 1917, William Murrel Fisher écrit : “Les dessins mystiques et musicaux de Georgia O’Keeffe. Voici des
formes dont la charge émotionnelle est telle qu’elles dépassent tout ce que la conscience ou la raison peuvent atteindre ; pourtant elles touchent profondément cette
sensibilité qui, échappant apparemment à toute analyse, nous fait percevoir la grandeur et le sublime de la vie”. Critique prophétique s’il en est, car
l’œuvre ultérieur de GOK la confirmera puissamment.
L’exposition de 1917 a aussi pour conséquence de lier définitivement GOK et Stieglitz, tant sur le plan artistique que sur le plan
sentimental. À partir de cette date, elle pratique un art abstrait plus coloré, plus complexe et lié à la musique, Musique, rose et bleu n°2,
1918, New York, The Whitney Museum of American Art, offre des couleurs de coucher de soleil, les courbes des collines et évoque la
conviction de GOK concernant le pouvoir de la musique de provoquer des trous dans le ciel. Blue and Green Music, 1919-1921, Art
Institute of Chicago, est un subtil mélange de tension et de douceur. L’abstraction de GOK est fondée sur la nature qui agit comme
un stimulant sur l’imagination de l’artiste. La nature pour elle, née dans le Wisconsin, 1ère région agricole du pays, est une source
majeure d’iconographie (Modèle de feuilles, 1923, Washington, The Phillips Collection) qui va se transformer en un culte panthéiste qui
fait écho aux écrits de Ralph Waldo Emerson (Nature, 1836) ou Henry David Thoreau (Walden ou la vie dans les bois, 1854).
GOK s’intéresse aux formes de la nature et les transpose dans sa peinture, tout en les modelant grâce à un éclairage particulier, ce qui
leur donne plasticité et volume. Elle crée des formes voluptueuses et la plupart des commentateurs de l’œuvre de GOK ont souligné le
caractère érotique de ses abstractions de fleurs, surtout en gros plan. Cette charge érotique est particulièrement perceptible dans
Abstraction Fleur, 1924, New York, The Whitney Museum of American Art et dans Iris noir, 1926, New York, The Metropolitan
Museum of Art.
Il y a plusieurs façons d’aborder la signification de ses peintures. D’abord, la fleur pour elle-même, attirant l’artiste pour ses qualités
formelles. GOK a pu écrire “Personne ne regarde les fleurs vraiment, parce qu’elles sont si petites, nous n’avons pas le temps et
regarder exige du temps, tout comme avoir un ami exige du temps. Alors je me suis dit, je vais peindre ce que je vois, ce qu’une fleur
représente pour moi, mais je la peindrai en grand, de façon à ce que les new-yorkais affairés prennent le temps de voir ce que je vois
dans les fleurs”. Elle choisit donc la monumentalité, l’infiniment petit se développant largement au sein de la toile et prenant des
proportions irréelles. Ensuite, on peut considérer la fleur comme élément de la nature, comme symbole de la nature même, avec son
cycle de vie, sa fragilité, sa délicatesse, mais aussi sa ténacité à vivre. La fleur est le symbole du caractère nourricier de la nature. Enfin,
il faut considérer le caractère sexuel de la fleur puisqu’elle est constituée de l’ensemble des organes de la reproduction et par les
enveloppes qui les entourent. La fleur est aussi une métaphore de la sexualité humaine et il n’est pas fortuit que cette série de fleurs
naisse sous le pinceau de GOK au moment de la révélation de son amour pour Stieglitz qui aboutira à leur mariage en 1924.
Les œuvres dont le motif est le site de Lake George sont également des révélateurs de l’amour de GOK pour la nature, faisant écho
aux photographies de Stieglitz dans ces mêmes années. Dans les années 20, Stieglitz travaille aux Songs of the sky (Les Chants du ciel), suite
d’une centaine de photographies de nuages dont les formes abstraites vont à rebours des conceptions des jeunes artistes américains
précisionnistes (Equivalent, 1925, San Francisco Museum of Modern Art).
Stieglitz et GOK partagent leur temps entre New York et Lake George, des amis ou des proches les y rejoignent. Frances O’Brien,
dans l’article L’Amérique que nous aimons, 1927, écrit : “Georgia O’Keeffe appartient à l’Amérique, elle en est le produit exclusif. Il est réconfortant
de constater qu’elle n’est jamais allée en Europe. Encore plus réconfortant de savoir qu’elle n’a aucune intention d’y aller”. La nature de Lake George vue
par GOK (Lake George, Coat and Red, 1919, New York, The Museum of Modern Art ; Lake George, collines rouges, 1927, Washington, The
Phillips Collection) reste vibrante, lyrique, “transcendantale” disait Stieglitz. Les toiles de GOK répondent au livre de Richard Bucke,
paru en 1910, Conscience cosmique, qui voit trois stades de la conscience, la conscience animale, la conscience humaine et la conscience
cosmique. Le critique William Fisher soulignait la présence d’une loi interne d’harmonie dans les œuvres de GOK qu’il jugeait
mystiques.
Avec Les Collines rouges avec des fleurs, 1937, Art Institute of Chicago, GOK permet le rapprochement entre les fleurs et les paysages du
Nouveau-Mexique, entre fécondité et stérilité. Le Nouveau-Mexique est devenu à cette date une remarquable source d’inspiration
pour GOK. Le premier contact a lieu en 1929. GOK et Stieglitz sont invités chez Mabel Dodge Luhan à Taos, mais Stieglitz déclina
l’invitation et GOK fait donc le voyage sans lui mais accompagnée de Rebecca Strand, épouse du photographe Paul Strand. Elle
séjourne à Taos d’avril à août 1929. L’une des premières œuvres issues de ce voyage est Mesa noire avec ciel rose (Dark Mesa with Pink Sky),
1930, Fort Worth, Amon Carter Museum. La composition est étonnante, avec sa ligne d’horizon en hauteur, les plis, les fissures,
l’érosion des paysages du Nouveau-Mexique. S’est-elle souvenue d’un texte de Paul Rosenfeld sur le Nouveau-Mexique paru en 1924
dans Essai sur 14 modernes américains, et dont Stieglitz avait vanté les qualités d’écriture : “Les formes de la terre s’adaptant l’une à l’autre
comme des organes d’accouplement, les montagnes rose fraise tachetées d’arbustes touffus emprisonnés, rappelant des seins et des
utérus d’argile, les nuages comme des lits de plumes volant dans le ciel”.
Deborah Jenner, dans son article Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz, l’alchimie d’un couple, estime que, pour GOK, le paysage du NouveauMexique est un moyen de marquer son territoire, de récupérer son identité après tous les portraits de nus que Stieglitz avait faits d’elle.
Taos et le Nouveau-Mexique vont, à partir de 1930, devenir les lieux de prédilection de GOK ; dès 1929, elle y vit plusieurs mois par
an alors que Stieglitz reste à New York (Black Place II, 1944, New York, The Metropolitan Museum of Art). Taos est une petite
colonie d’artistes et des écrivains fondée par Mabel Dodge Luhan, mécène, écrivain elle-même, syndicaliste en 1915. Y viendront
D.H.Lawrence, auteur de L’Amant de Lady Chatterley, Marsden Hartley, Ansel Adams (Église de la mission de San Geronimo à Pueblo Park,
1941, College Park, National Archives), Helmut Naumer Sr. (Le Pueblo de Taos, 1935-1936, Santa Fe, Bandelier National Monument).
C’est au Nouveau-Mexique que le pragmatisme de GOK enraciné dans la terre américaine s’ouvre au sublime ; non seulement dans
les paysages de mesas, mais aussi dans des motifs emblématiques tels les ossements blanchis au soleil, les crânes d’animaux qu’elle
trouve dans le désert, permettant la symbiose du symbole et de la forme comme on l’a rarement rencontrée dans la peinture
occidentale.
Ce sont des Vanités, des crucifixions, des thèmes soulignés ou non par les périssables roses posées à côté des crânes. On sait que GOK
était réticente quant à cette interprétation mais la récurrence des thèmes amène à se poser la question de la fragilité de la vie,
spécialement dans une terre aussi aride que celle du Nouveau-Mexique ; les carcasses d’animaux abondaient dans le désert qui incarne
la nature dans toute sa sécheresse et son hostilité, seules des âmes bien trempées résistent à la vie dans le désert, le désert est une lutte
permanente : Crâne de cheval bleu, 1930, collection particulière et Crâne de cheval avec rose, 1931, Los Angeles County Museum of Art
Ces travaux furent très appréciés par la critique quand ils furent exposés pour la première fois en 1932 à la nouvelle galerie d’Alfred
Stieglitz, an American Place. Elle sidère le public avec Bucrane, rouge, blanc et bleu, 1931, New York, The Metropolitan Museum of Art.
Le Nouveau-Mexique offre un autre thème à GOK, la croix, Croix noire, 1929, Art Institute of Chicago. En visitant Taos pour la
première fois, GOK fut frappé par l’abondance de croix :“Je vis des croix si souvent et souvent dans des endroits inattendus, comme
un mince voile noir que l’église catholique aurait posé sur le paysage du Nouveau-Mexique”. Croix noire est le souvenir des marches
nocturnes dans le désert et les croix dont elle parle sont probablement celles des confréries catholiques secrètes, près des chapelles,
qu’on appelait Pénitentes. Là encore, elle magnifie les formes tout en simplifiant les détails, pour souligner leur beauté, “grande et
forte, assemblée avec des barres de bois, et derrière, les collines, encore et encore. C’était comme regarder deux kilomètres d’éléphants
gris”. Pour elle, peindre les croix c’est peindre le pays, le Nouveau-Mexique. La religion est consubstantielle à la région d’où le côté
simple et naturel du Sacré. En 1949, trois ans après la mort de Stieglitz, GOK s’installe définitivement au Nouveau-Mexique où elle
travailla jusqu’à l’âge de 98 ans. Une photographie de Tony Vaccaro, publiée dans Life Magazine, la montre, à 73 ans, devant l’une
de ces œuvres magnifiant la nature âpre qu’elle n’aura jamais cessé d’aimer.
II- La civilisation industrielle vue par Stuart Davis et les Précisionnistes
Stuart Davis (Autoportrait, 1912, collection particulière), né à Philadelphie en 1894 et mort à New York en 1964, se définissait ainsi :
“Je suis un Américain né à Philadelphie et de souche américaine. J’ai étudié la peinture en Amérique, je peins ce que je vois en Amérique, en d’autres termes, je
peins l’Amérique”. Cette profession de foi se manifeste assez tôt dans sa peinture puisque, manifestement, il poursuit les efforts des
pionniers de l’Ashcan School pour se libérer du traditionalisme étroit et des conventions académiques. Scène de neige, 1911, collection
particulière, nous rappelle les scènes de rues de New York que nous avons pu admirer chez Robert Henri, Glackens ou Bellows. Sa
peinture évolue assez vite à la suite de la découverte de l’art européen présenté à l’Armory Show en 1913.
L’influence du Cubisme, en revanche, ne se fait sentir qu’au début des années 1920 ; il s’inspire des recherches menées par Picasso et
Braque en 1912 et 1913 tout en ayant des similitudes avec les natures mortes de Braque des années 1919-1920. C’est désormais sur
cette base que se fonde l’œuvre multiforme de Davis, car le Cubisme sert de détonateur à la réalisation de natures mortes dont
certaines seront vraiment originales et déconcertantes. La toile permet aussi d’introduire l’objet dans son œuvre, non le compotier
cher aux cubistes mais la cigarette avec Papier à cigarettes, 1921, collection particulière, qui combine des éléments propres au
vocabulaire cubiste (lettres, géométrisation) avec l’observation d’une réalité, celle de la boîte de papier à cigarette qui retient son
attention pour ses qualités esthétiques, formes et couleurs. Stuart Davis se donne pour tâche de dominer les fondements du Cubisme,
en prenant pour modèle des motifs qui ressemblent, par nature, à des collages cubistes. L’œuvre majeure de cette série est Lucky Strike,
1921, New York, The Museum of Modern Art, qui est un arrangement formel cubiste. Le paquet de cigarettes possède aussi un
caractère abstrait comme s’il était dévitalisé, comme s’il avait perdu de sa substance pour prendre une apparence publicitaire qui en
fait un prototype du Pop Art. L’adoption de la typographie publicitaire est une innovation dans la peinture américaine de l’époque
que Davis développera comme un élément essentiel de son répertoire. Lucky Strike, 1924, Washington, Hirshhorn Museum, prend
davantage l’apparence d’un paysage surréaliste, table et mur sont les équivalents formels et colorés de la terre et du ciel. Les objets
prennent un aspect monumental et décoratif.
Deux œuvres sont liées au produit pour bains de bouche, Odol, 1924, Cincinnati Art Museum, et Odol, 1924, New York, The Museum
of Modern Art. Négligeant les conventions, Davis cherche à dresser le constat de l’objet en l’épurant jusqu’à la réduction volontaire
des formes en schémas géométriques, à la limite de l’abstrait.
En 1928, Stuart Davis part pour Paris où il va séjourner 14 mois durant lesquels il croque les rues de Paris, interprétant la ville d’une
façon très expressive et colorée qui annonce les vues urbaines ultérieures. “Le processus créateur, pour ce qui est de la peinture, est très précisément
l’art de définir un espace à deux dimensions sur une surface plane”. Alors que ses compatriotes restent attachés au volume, Davis a appris du
Cubisme que la peinture est une réalité autonome qui bâtit ses propres normes. Il soutient que “l’art n’est pas et n’a jamais été le reflet de la
nature”. Ses œuvres sont donc des images extrêmement plates, Maison et rue, 1931, New York, The Whitney Museum of American Art.
Il rend la ville tout en la désincarnant, présente deux vues simultanées mais distinctes de la rue, ce que Davis appelle un collage mental,
c’est-à-dire, pour reprendre ses théories, la tentative de fonder “une tangibilité matérielle” destinée à constituer une archive permanente
des idées et des émotions inspirées par la nature urbaine.
Il était rentré de Paris en 1929 en affirmant qu’il pouvait démentir le bruit décourageant selon lequel il y avait des centaines de jeunes
peintres modernes à Paris dont le travail dépassait de très loin celui de leurs équivalents américains. Davis estime : “Le travail qui se fait
ici est comparable à tous les points de vue avec ce qu’il y a de mieux là-bas”. Avec Report from Rockport, 1940, collection particulière, il trouve des
équivalents visuels à la vie trépidante d’une cité américaine, couleurs violentes, rythmes syncopés, comme des équivalents picturaux
des improvisations musicales du jazz. Davis affirmait que New York était le noyau même du déploiement d’énergie et du dynamisme,
qui était en train de faire de l’Amérique l’une des nations les plus puissantes du monde.
Nous allons retrouver chez les Précisionnistes cette volonté de célébrer New York et les États-Unis. Le Précisionnisme est un style net,
clair souvent emphatique, aux formes précises. Il va trouver ses sujets dans le monde industriel et urbain, en insistant sur l’objectivité
visuelle eu détriment de l’expression personnelle. Les artistes précisionnistes créent une iconographie américaine moderne si
dépouillée qu’on la qualifia d’Abstraction de la machine. C’est le monde froid et fascinant de l’objet si épuré qu’il en devient étrange et
acquiert une indépendance vis-à-vis de l’homme.
Charles Sheeler joue un rôle capital dans le développement du Précisionnisme au début des années 20. Il venait du monde du
dessin industriel et des arts appliqués qu’il avait étudiés à Philadelphie de 1900 à 1903, mais avait aussi suivi un enseignement
traditionnel à la Pennsylvania Academy of Fine Arts. Il voyage en Europe de 1904 à 1905 et de 1908 à 1909, en étant
particulièrement fasciné par Giotto, Masaccio et Piero della Francesca dont il admire les formes puissantes et simples à la fois. À Paris,
fréquentant les Stein, il devient adepte du Cubisme.
La ville offre des sujets originaux aux Précisionnistes ; Charles Demuth peint en 1928 une toile intitulée J’ai vu le chiffre 5 en or, New
York, The Metropolitan Museum of Art. L’œuvre appartient à une série de huit portraits abstraits d’amis réalisés entre 1924 et 1929.
Celle-ci est un hommage à William Carlos Williams, poète et physicien ; elle est basée sur une association d’images faisant référence à
son ami : Bill, le diminutif de William, Carlos et les initiales du poète en bas de la toile. Le poème de Williams Le Grand chiffre décrivait
l’expérience d’avoir vu un camion de pompiers avec le n°5 peint à l’arrière parcourir les rues de New York.
La fascination devant l’usine est palpable mais certainement moins que dans Mon Égypte, 1927, New York, The Whitney Museum of
American Art de Charles Demuth. L’œuvre présente un aspirateur à céréales dont le propriétaire, la compagnie John W. Eshelman
and Sons se trouvait à Lancaster, la ville natale du peintre en Pennsylvanie. Elle est l’incarnation la plus emblématique de l’exaltation
de la puissance industrielle américaine tout en évoquant l’agriculture. Les lignes de force verticales t diagonales génèrent le dynamisme
de la nation. Le titre renforce l’idée d’une nouvelle religion dédiée à l’industrie et au progrès, liée non seulement à l’idée de cathédrale,
une fois de plus, mais aussi aux Pyramides d’Égypte. Secondairement, le titre fait allusion aux esclaves qui travaillent dans ces
nouveaux lieux de puissance, le fait de ne pas les montrer souligne la déshumanisation de l’âge industriel. Mon Égypte n’en demeure pas
moins une œuvre brillante, fusion de l’image réelle et de l’abstraction qui transforme le thème en icône.
Avec Eau, 1945, New York, The Metropolitan Museum of Art, Charles Sheeler magnifie les générateurs construits par la Tennessee
Valley Authority dans les années 30 permettant la distribution de la puissance hydroélectrique dans toute la région pour répondre aux
besoins de la population et des industries. Le peintre marque sa volonté d’idéalisation de l’industrie américaine par la puissance et la
monumentalité de l’image. Remarquons que les ouvriers ne sont jamais présents dans ce type de représentation, seule la machine est
mise en valeur comme si elle se suffisait à elle-même. Sheeler parlait d’équivalents formels des cathédrales gothiques.
En 1921, Charles Sheeler obtint une commande de la compagnie automobile Ford pour photographier la nouvelle usine de Rivière
rouge, à côté de Detroit. Comme les photographies prises sur le site, la peinture qui en est tirée, Usine à Rivière rouge, 1935, New York,
The Whitney Museum of Art, ignore superbement la production automobile proprement dite pour se concentrer sur la section de
l’usine où les bateaux accostaient.
Le Pont de Brooklyn, ouvert en 1883, permet de célébrer la ville et l’un de ses monuments les plus célèbres, autant que le savoir-faire
qui a permis sa réalisation. Même célébration d’un pont et de la ville dans la photographie de Margaret Bourke-White, Le Pont George
Washington, 1933, Boston Museum of Fine Arts, prise au moment de la construction de l’ouvrage d’art.
III-Artistes des villes et des champs face à la crise des années trente
Dans les années 20 et 30 se forme un mouvement que l’on nomme American Scene dans lequel les artistes rejettent le modernisme. Le
principal reproche fait au modernisme est sa tendance à l’élitisme et son emphase sur les questions formelles et théoriques, sans parler
de son origine européenne. Les artistes de l’American Scene, actifs au moment de la Grande Dépression, veulent créer un art qui
attire les gens ordinaires et leur parle.
Charles Buchfield, qui eut une influence réelle sur Edward Hopper, est l’un des premiers à créer dans cet esprit (Après la tempête de
neige, 1920, Buffalo, Charles Penney Art Center ) ; s’exprimant principalement par l’aquarelle, il réalise des saynètes amusantes,
proches du dessin humoristique. Son métier de décorateur lui a facilité la mise en place d’un style assez synthétique, ne se perdant pas
dans les détails.
Edward Hopper fait, du début des années 10 à la fin des années 30, du motif de la ville le sujet de ses toiles qu’elle soit provinciale,
comme cette image de son village de Nyack, Village américain, 1912, New York, Whitney Museum of American Art. En adoptant une
thématique new-yorkaise puis en insistant sur l’isolement des habitants, Hopper entend absolument se démarquer de l’influence
française, de la domination française dans laquelle il voyait l’équivalent de l’esclavage de romain par l’art grec :“S’il est nécessaire
d’apprendre auprès d’un maître, je crois que nous l’avons fait. Toute relation de ce genre ne pourra plus être qu’humiliante pour nous.
Après tout, nous ne sommes pas français, ne pourrons jamais l’être, et toute tentative pour le devenir est un reniement de notre
héritage et un effort pour nous imposer une nature qui ne pourra être, sur nous, qu’un vernis artificiel” et Hopper soutient que “l’art
d’une nation est à son niveau le plus élevé lorsqu’il reflète le mieux le caractère de son peuple”. Les œuvres de Hopper tournent toutes,
plus ou moins, sur l’isolement, le repli sur soi, manifeste dans Fenêtres, la nuit, 1928, New York, The Museum of Modern Art, qui nous
met dans une position de voyeur, dans Chambre à New York, 1932, Lincoln, Sheldon Museum of Art, où un couple, entretenant peutêtre une réelle intimité, est vu à un moment de relatif éloignement par la pratique de petites habitudes quotidiennes, dans Maison près
de la voie ferrée, 1925, New York, The Museum of Modern Art, qui inspira Alfred Hitchcock pour son film Psychose.
Hopper est-il un peintre de la solitude et de l’aliénation ou exprime-t-il simplement les moments où nous avons besoin d’être seuls ? Il
peut y avoir débat à partir des œuvres citées ci-dessus. Hopper invente un style sévère et laconique au service de son imagerie parfois
angoissante, parfois seulement figée pour l’éternité. Il n’y a aucun détail superflu, aucune concession au sentimental ou au larmoyant,
il refuse tout compromis émotif ; il nous laisse donc parfois désemparés devant son univers pictural. Les motifs de Hopper,
personnages solitaires, couples absorbés dans leurs occupations respectives, pompes à essence désertes, expriment la banalité
déprimante de la réalité américaine des années de la Dépression.
Ben Shan va s’emparer d’une affaire criminelle qui donna lieu à des polémiques encore très vives aujourd’hui, l’affaire Sacco et
Vanzetti. Considérés comme des anarchistes, ce qui constituait une circonstance aggravante, Sacco et Vanzetti furent arrêtés le 5 mai
1920, car la police les soupçonnait d’être les auteurs d’une attaque à main armée dans une usine de chaussures, la Slater-Morvill Shoe
Company, le 15 avril 1920, dans laquelle deux hommes avaient trouvé la mort. Après plusieurs procès et de nombreux appels, ils
furent exécutés le 23 août 1927. Anatole France, prix Nobel de littérature, écrivit un Appel au peuple américain soulignant que “La mort
de Sacco et Vanzetti en feront des martyrs et vous couvrira de honte. Vous êtes un grand peuple. Vous devez être un peuple juste”.
Ben Shan réalisa 23 gouaches, en 1932, autour de la Passion de Sacco et Vanzetti, New York, The Museum of Modern Art. Au même
moment, Ben Shan peignit une toile sur le même thème et portant le même titre, elle se trouve au Whitney Museum of American Art.
Nous voyons les deux italiens allongés dans leurs cercueils tandis que le juge Webster Thayer apparaît à l’arrière, la main levée dans le
geste du témoin jurant sur la Bible qu’il va dire “la vérité, rien que la vérité, toute la vérité”. Autour des cercueils, 3 membres du
comité Lowell, qui refusa un nouveau procès aux accusés alors qu’un autre condamné, pour une autre affaire, avait reconnu sa
culpabilité dans l’attaque à main armée. Ben Shan fut d’autant plus sensible au destin tragique de Sacco et Vanzetti qu’il était luimême immigré originaire de Lituanie, ayant débarqué aux États-Unis en 1906, à l’âge de 8 ans.
Il s’agit de dénoncer l’injustice, d’autres artistes dénonceront la pauvreté. L’affaire Sacco et Vanzetti fut le point culminant d’une
agitation sociale sans précédent aux États-Unis et cela, bien avant la crise de 1929. En 1919, il y avait plus de 4 millions de grévistes
qui réclamaient de meilleurs salaires et une réduction du temps de travail. Il y eut de sérieux affrontements entre les grévistes et la
police dans les grandes villes. En 1920, de nombreux attentats anarchistes eurent lieu, à Seattle, Cleveland et à New York, les bureaux
de la banque Morgan de Wall Street furent soufflés par une bombe qui fit 38 morts et 200 blessés.
Des artistes vont aussi représenter la ville non sur le plan politique mais sur le plan social, pointant la vie quotidienne des new-yorkais.
Le plus original des artistes de l’École de la 14ème rue est Reginald Marsh, Dans la 14ème rue, 1934, New York, The Museum of
Modern Art. Travaillant dans la tradition de l’Ashcan School, Marsh montre des employés fatigués, des scènes de rue, des clochards
du Bowery en jouant du clair-obscur et de la perspective. Marsh nous communique aussi l’énergie physique de la foule, bagarres,
échauffourées, grouillement de population, le mouvement incessant de la vie dans une métropole moderne, c’est un véritable
chroniqueur de New York. Pourquoi ne pas utiliser la ligne L ?, 1930, New York, The Whitney Museum of Art, est l’aboutissement d’une
méthode de travail consistant à se promener dans les rues ou les moyens de transport et à croquer très rapidement sur le vif des scènes
permettant de capturer des personnages caractéristiques dans des attitudes emplies de véracité. Ici ; l’expression des trois personnages
va de la concentration dans la lecture du journal à la distraction ou peut-être au repli sur soi, en passant par l’épuisement après une
journée de travail de l’homme afro-américain affalé sur la banquette. Le titre fait référence à la ligne qui circulait en extérieur audessus des rues de New York, il est emprunté à la publicité au-dessus de la banquette. L’isolement des personnages par le sommeil ou
par un quant-à-soi permettant l’évasion dans un contexte de transport collectif n’est donc pas l’apanage de Hopper.
Avec Les Fermiers, 1934, Kentucky University Art Museum, de Ben Shan, nous entrons dans le versant régionaliste du réalisme
américain de l’entre-deux-guerres. C’est l’Amérique du Kentucky, du Kansas ou du Midwest qui entre dans l’art américain, signant
une révolte contre New York, vue comme le symbole de la modernité. Le Régionalisme souhaite mettre en valeur les vertus de la vie
traditionnelle américaine grâce à l’image des fermiers ou des petites villes. Il s’agit d’une expression nostalgique d’un mode de vie qui
était amené à disparaître du fait de l’industrialisation et de l’urbanisation. Les effets de la Grande Dépression se ressentent. L’œuvre
fut l’une de celles produites sous les auspices de la Work Project Administration (WPA), qui employait les artistes pour des projets
gouvernementaux durant les années 30.
En 1940, La Route vers l’aventure, Omaha, Joslyn Art Museum, de Dale Nichols, est une affirmation du combat que représente
l’agriculture face aux éléments, face aux revers de fortune, y compris quand ceux-ci vous jettent sur les routes. Le fermier est blanc,
chrétien, ayant néanmoins confiance en l’avenir, croyant aux valeurs familiales, au travail sans relâche et n’a que du mépris pour les
intellectuels. Le Régionalisme produisit trois artistes majeurs : John Steuart Curry, Thomas Hart Benton, Grant Wood.
John Steuart Curry est convaincu, comme ses deux collègues, que l’art doit s’enraciner dans la vie des gens ordinaires, auxquels il
s’identifie puisqu’il est né en 1897 dans une ferme de l’est du Kansas. Baptême au Kansas, 1928, New York, The Whitney Museum of
American Art, est sa première œuvre importante, décrivant un baptême par immersion auquel assiste une communauté de fidèles en
costume du dimanche. L’œuvre fut présentée l’année de sa réalisation à la Corcoran Gallery of Art à Washington où elle reçut un
accueil très favorable de la part du public et de la critique ; c’est un portrait vigoureux de la ferveur religieuse, en même temps qu’une
idéalisation de la vie rurale. Plus dramatique est La Chasse à l’homme, 1931, Omaha, Joslyn Art Museum, qui évoque sans doute la
traque d’un ouvrier agricole.
Thomas Hart Benton, disait que son objectif était de créer des compositions compactes, massives et rythmées de formes où les
sensations tactiles de creux et de pleins seront très précisément associées à la force des lignes définissant l’espace où ils se situent. Le
dessin est le fondement même de la peinture, il était moins sensible à la couleur. Il cerne les couleurs, que certains commentateurs de
son œuvre ont parfois trouvées trop poussées, trop criardes, et donne à ses compositions un aspect très sculptural. Son refus de l’art
moderne (il a pourtant séjourné à Paris en 1908), dans la forme comme dans le fond, ne relève pas de l’ignorance mais, au contraire,
d’une conscience aigüe des buts du modernisme qu’il trouvait contraires aux besoins d’une société démocratique traditionnelle. Il
refuse tout ce qui vient de l’étranger, il considère que l’art moderne n’est rien de moins qu’une décadence de l’art. Il traite donc de
motifs résolument américains. Sa peinture est puissante, parfois grinçante, pleine de vitalité, très populaire auprès de la critique et du
public, car il traite de thèmes ruraux ou de chansons que tous les Américains connaissent, La Ballade de l’amoureux jaloux de Lone Green
Valley, 1934, Lawrence (Kansas), Spencer Museum of Art, est tirée d’une chanson traditionnelle.
Grant Wood, Autoportrait, 1932, Davenport, Figge Art Museum, partage les convictions et les thématiques de ses deux amis mais s’en
distingue par une technique très lisse, aux détails minutieux, aux contours nettement découpés, aux formes traitées en volumes
géométriques, Stone City, 1930, Omaha, Joslyn Art Museum. Il est né dans une ferme près d’Anamosa dans l’Iowa, état dont il va
devenir le chroniqueur. A l’âge de 10 ans, il déménage avec ses parents à Cedar Rapid, où il acquiert une petite notoriété de peintre
local après des études d’art à l’École de dessin de Minneapolis. Trois séjours à Paris, entre 1920 et 1926, ne changent rien à ses options
réalistes mais il est passionné par les peintres flamands et par la Nouvelle Objectivité qu’il découvre à Munich en 1928.
L’étrangeté caractérise le travail de Grant Wood et cela pose la question de savoir s’il est un peintre régionaliste sincère ? Ne faudraitil pas voir dans ces œuvres une vision ironique de cette société qui refuse d’évoluer ? Un père quaker que l’on qualifia de psychorigide,
un artiste lui-même très mal à l’aise dans sa ville et avec son entourage, dissimulant une homosexualité qui aurait pu lui valoir la
prison, la difficulté de vivre dans une petite ville avec le voisinage dont la principale occupation est d’épier ses voisins. L’œuvre est
donc complexe comme le prouve Appréciation, 1931, Worcester Art Museum, puisque la fermière n’est autre que son ami Edward
Rowan qui a pris l’apparence d’une femme. Ses œuvres les plus célèbres sont :
- Lieu de naissance d’Herbert Hoover, 1931, Minneapolis Institute of Art, 31ème président des États-Unis, natif de l’Iowa et auteur d’une loi
de protection du marché agricole américain,
- La Chevauchée de Minuit de Paul Revere, 1931, New York, The Metropolitan Museum of Art, évoquant un épisode fameux de la Guerre
d’Indépendance,
- La Fable de Parson Weems, 1939, Fort Worth, Amon Carter Museum ; l’œuvre présente Parson Weems à droite nous dévoilant le
légendaire épisode du cerisier censé s’être déroulé durant l’enfance de George Washington, que l’on voit ici avec une tête d’adulte.
George Washington enfant se vit offrir une hachette et passait des heures dans le jardin à couper des herbes ou des fleurs. Un jour,
en essayant de couper des petits pois, il abîme un jeune cerisier anglais. Le père découvrant les dégâts cherche le coupable et
demande à son fils “Sais-tu qui a tué mon beau petit cerisier dans le jardin ?”, le petit garçon se dénonce : “Je ne peux pas dire un mensonge, Papa,
tu sais que je ne peux pas dire un mensonge. Je l’ai coupé avec ma hache”. Le père lui pardonne en lui disant qu’il vient de réaliser un acte
d’héroïsme valant bien un millier d’arbres ! Cette histoire fut inventée par Parson Weems lui-même dans sa biographie de George
Washington, publiée en 1800, et fut reprise ensuite. C’est une œuvre humoristique comme Les Filles de la Révolution, 1932, Cincinnati
Art Museum, montrant des descendantes des acteurs de la Révolution américaine buvant un thé, d’un air pincé, devant une
reproduction d’un tableau d’Emmanuel Leutze représentant Washington traversant le Delaware, de 1851, et se trouvant au Metropolitan
Museum of Art, New York. Son chef d’œuvre est American Gothic, 1930, Art Institute of Chicago, portraits de deux fermiers
américains plantés, avec fierté, devant leur maison qui prend l’apparence d’une église, l’homme nous regardant, la fourche à la main,
son épouse regardant sur le côté ; c’est l’illustration du puritanisme américain qui triomphe dans les campagnes plus que dans les
villes, oscillant, sous le pinceau de Grant Wood, entre ironie et glorification.