université paris ouest nanterre la défense pôle histoire des arts et

Transcription

université paris ouest nanterre la défense pôle histoire des arts et
UNIVERSITÉ PARIS OUEST NANTERRE LA DÉFENSE
PÔLE HISTOIRE DES ARTS ET DES REPRÉSENTATIONS, EA 4414
ÉCOLE DOCTORALE LETTRES, LANGUES, SPECTACLES, EA 138
THÈSE DE DOCTORAT
ARTS DU SPECTACLE : THÉÂTRE
Jitka PELECHOVÁ
LE THÉÂTRE DE THOMAS OSTERMEIER.
EN QUÊTE D’UN RÉALISME NOUVEAU
À L’APPUI DE QUATRE MISES EN SCÈNE DE PIÈCES D’HENRIK IBSEN
Thèse dirigée par Monsieur le Professeur Jean-Louis BESSON
Soutenue le 28 avril 2011
Membres du Jury :
Georges BANU, Professeur des Universités, Université Paris III
Jean-Louis BESSON, Professeur des Universités, Université Paris Ouest
Doc. PhDr. Jan HYVNAR, CSc., Université Charles, Académie du Théâtre, Prague
Jean JOURDHEUIL, Metteur en Scène, Maître de Conférences, Université Paris Ouest
Prof. Dr. Nikolaus MÜLLER-SCHÖLL, Université de Hambourg
$X[GHX[IRXVTXLRQWFKDQJpPDYLH
HWVDQVTXLFHWUDYDLOQ·DXUDLWMDPDLVYXOHMRXU«
Table des Matières
INTRODUCTION
8
PREMIÈRE PARTIE :
PARCOURS PROFESSIONNEL ET CHOIX ESTHÉTIQUES
DE THOMAS OSTERMEIER
21
I.
LA PÉRIODE DE FORMATION
1. Quelques éléments biographiques
2. La formation
2.1. L’École Ernst-Busch, une institution mythique
2.2. La période des études
2.2.1. Einar Schleef
2.2.2. Manfred Karge
2.2.3. Autres rencontres et premiers spectacles
2.3. Thomas Ostermeier enseignant
22
22
25
25
29
30
36
39
45
II.
LES DÉBUTS
1. Le paysage théâtral berlinois depuis les années 1990
1.1. Les bouleversements provoqués par la chute du mur et la réunification
1.2. Volksbühne, Berliner Ensemble, Deutsches Theater, Maxim Gorki Theater :
des institutions théâtrales berlinoises majeures
1.3. La question des générations
2. La Baracke du Deutsches Theater
2.1. Shopping & Fucking de Mark Ravenhill
3. En France
3.1. Une réception particulièrement favorable
3.2. Le Festival d’Avignon
49
49
49
1.
2.
3.
4.
5.
III.
LA SCHAUBÜHNE
Une codirection
1.1. Contexte de la nomination de Thomas Ostermeier, Sasha Waltz, Jens Hillje
et Jochen Sandig à la direction
1.2. D’un départ enthousiaste à une fin malheureuse
Une cogestion
2.1. Le modèle de la “Mitbestimmung”
2.2. L’esprit de compagnie
L’identité artistique de la Schaubühne sous la direction de Thomas Ostermeier
L’organigramme, le financement et le public de la Schaubühne depuis 1999
L’héritage de Peter Stein
59
64
69
74
80
80
81
86
86
86
88
92
92
94
97
101
104
4
IV.
LE RÉPERTOIRE
1. Le répertoire général de la Schaubühne
2. Le répertoire de Thomas Ostermeier
2.1. Les auteurs contemporains et les auteurs du passé
2.2. Ibsen comme auteur de prédilection
3. Le répertoire d’Ostermeier au regard de ceux de Stein et Castorf
110
110
114
114
120
124
V.
L’AUTEUR, LE TEXTE ET LA DRAMATURGIE
1. L’auteur et le texte
2. Un dramaturge, Marius von Mayenburg
2.1. “Hausautor”, auteur associé
2.2. Dramaturge de production
2.2.1. Une « pratique transversale »
2.2.2. La collaboration avec Ostermeier
136
136
143
149
152
152
156
VI.
LA SCÉNOGRAPHIE
1. Le rôle du scénographe
1.1. Jan Pappelbaum, un scénographe – architecte
2. La scénographie comme élément déterminant de l’esthétique générale
2.1. Un scénographe – dramaturge
2.2. Une revendication de fonctionnalité
2.3. Univers général ou “sculpture praticable” ?
2.4. Le rapport scène / salle, la place du spectateur
160
161
161
168
168
170
173
178
VII. LE JEU ET LA MISE EN SCÈNE
1. La direction d’acteurs
2. Les répétitions
3. Quelques principes de mise en scène
3.1. Des procédés cinématographiques
3.2. Insertions de scènes muettes
3.3. La place et l’utilisation de la musique
185
185
195
202
204
210
214
DEUXIÈME PARTIE :
QUATRE PIÈCES D’HENRIK IBSEN
MISES EN SCÈNE PAR THOMAS OSTERMEIER
218
1.
2.
3.
4.
I.
LA DRAMATURGIE IBSÉNIENNE
Un réalisme social
Du réalisme psychologique des personnages
Le récit et la gestion du temps
Nora, Le Constructeur Solness, Hedda Gabler, John Gabriel Borkman
219
220
222
225
229
5
II.
L’ACTUALISATION ET LA TRANSPOSITION
1. Conditions de l’actualisation des quatre pièces d’Ibsen
1.1. Lieux de ces créations
1.2. Contexte social et politique
1.3. Thématiques majeures
2. Traduction et travail dramaturgique
2.1. Actualisations linguistiques et scéniques
2.2. Changements de la fin
3. Transposition
3.1. Spatialisation sociale
3.2. Actualisations factuelles
3.3. Actualisation des personnages
1.
2.
3.
4.
III.
LA SCÉNOGRAPHIE
Les quatre espaces scéniques
1.1. Constructions
1.2. Projections (photos et vidéos)
1.3. Lumières
1.4. Objets scéniques
1.5. Les univers de Jan Pappelbaum et les indications d’Ibsen
Décors et lecture des drames
Points communs et divergences : une évolution évidente vers l’épure
Réception de la scénographie
236
236
236
238
243
247
247
260
281
281
284
288
318
320
320
333
336
340
345
350
364
367
IV.
LA MISE EN SCÈNE, LE JEU DES ACTEURS ET L’INTERPRÉTATION
1. Principes majeurs de la mise en scène des quatre représentations
374
1.1. Rythme et contrepoint scénique
374
1.2. Une influence cinématographique revendiquée
376
1.3. Quelques inserts
378
1.4. La musique
379
2. Jeu d’acteur et interprétation des personnages
383
2.1. Nora
383
2.2. Le Constructeur Solness
403
2.3. Hedda Gabler
416
2.4. John Gabriel Borkman
434
2.5. Une interprétation selon trois registres
450
CONCLUSION
455
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
INDEX
ANNEXES
463
487
494
6
7
Introduction
INTRODUCTION
Thomas Ostermeier, né en 1968 en Basse-Saxe, est considéré aujourd’hui, à 43 ans,
comme une personnalité artistique majeure, l’un des metteurs en scène qui dominent depuis
une dizaine d’années la scène berlinoise, sinon le théâtre européen contemporain.
Par un concours de circonstances, j’ai découvert son travail, qui m’a fortement
intéressée, à Prague, en 1999 déjà, à peu près au moment où il prenait la direction de la
Schaubühne. J’ai donc suivi son parcours à la tête de cette prestigieuse institution,
pratiquement depuis le départ. En 2003, j’ai vu la représentation de Nora, grâce à laquelle
Ostermeier parvint à conquérir un large public et à consolider sa position à la Schaubühne
durant sa quatrième saison. C’est à partir de cette date que j’ai commencé à étudier
systématiquement son œuvre, à suivre, spectacle après spectacle, saison après saison,
l’évolution de son travail, car il me semblait qu’il s’agissait là d’un parcours intéressant, qui
pouvait éclairer mes propres interrogations sur le théâtre ainsi que ma pratique artistique.
L’année suivante, artiste associé au Festival d’Avignon, Ostermeier montra quatre de
ses spectacles et fit venir des metteurs en scène allemands d’importance, offrant ainsi au
public français un panorama du théâtre allemand du moment. L’impact de cette rencontre fut
comparé à celui qu’eurent les visites du Berliner Ensemble au Théâtre des Nations à Paris, un
demi-siècle auparavant… Cette confrontation entre les mondes des théâtres allemand et
français provoqua nombre de débats et discussions, mena à des réflexions souvent fructueuses
et permit de renouer un dialogue fertile. Ayant suivi de près l’événement, j’ai pensé qu’une
étude du travail d’Ostermeier, parce que si étroitement impliqué dans le bouillonnement
artistique qui animait son pays, représentatif même de cette évolution, pouvait peut-être
permettre de dégager, de saisir et de comprendre pour partie certains des bouleversements qui
avaient affecté le paysage théâtral berlinois après la chute du mur.
C’est par un premier travail universitaire sur Nora, puis un second sur Hedda Gabler,
que j’ai commencé à explorer la “substance” et “l’efficacité” de son art, lequel semblait
trouver dans ces œuvres d’Ibsen une bonne caisse de résonance.
Tout en cherchant à situer son théâtre dans le contexte berlinois d’après la chute du
mur, je me suis attachée à saisir en quoi consistait la particularité du travail d’Ostermeier, à
quelles raisons tenait sa percée, sur quel savoir-faire reposait ce succès si durable. Car sur un
plan esthétique, formel ou idéologique, il n’y a là rien de vraiment exceptionnel, rien de
8
Introduction
vraiment novateur. C’est à travers l’analyse de ses mises en scène, notamment celles des
quatre pièces d’Ibsen qu’Ostermeier a montées jusqu’à aujourd’hui1, à l’étude de ses
nombreuses entrevues, aux propos incisifs et quelquefois contradictoires, à l’écoute de ses
réponses à mes propres questions (puisque je me suis naturellement mise en contact avec lui
et son équipe) et à la lecture de très nombreux écrits sur le metteur en scène, que j’appréhende
ici ce théâtre, tente de comprendre l’intérêt qu’il suscite et les raisons de son succès.
Le lieu et l’époque de “l’avènement” d’Ostermeier, Berlin quelques années après la
chute du mur, se prêtaient bien à l’apparition de ce genre de figures artistiques, jeunes et
pleines d’allant, audacieuses et ambitieuses, porteuses de projets et de revendications. La
Wende, le retournement de 1989, avait été perçu comme une nouvelle Stunde Null, une heure
zéro, comme le point de départ d’un nouveau monde ; pour faire table rase, l’Allemagne avait
besoin de personnalités fortes, à même de fonder un théâtre vivant qui incarnerait ce
renouveau2. C’est dans cette logique que Frank Castorf avait été nommé à la tête de la
Volksbühne en 1992, afin de mettre en place « un théâtre jeune, dans une volonté
d’innovation »3 – très vite cependant, son théâtre a bâti sa renommée sur une “ostalgie” forte,
empreinte d’un regard tourné ostensiblement vers le passé (l’Est) plutôt que le présent. Mais
cette tendance au “jeunisme” correspondait peut-être moins à un désir de l’Allemagne de
rompre avec son passé, qu’au besoin de trouver une nouvelle manière d’assumer son histoire,
de l’appréhender et d’évoluer à partir d’elle. En ce sens, la nomination du jeune Ostermeier à
la direction de la Schaubühne fut un geste fort, qui fit contrepoids à la direction de Castorf :
« La politique culturelle des années quatre-vingt-dix [à Berlin] (qui était
probablement une politique culturelle sans auteur) a établi entre ces deux théâtres une tension,
une relation algébrique de complémentarité, qui faisait de ces deux metteurs en scènes des
sortes de jeunes premiers promis à un avenir commun, la réunification à venir »4.
Toutefois, en 1999, Ostermeier revendiquait déjà son appartenance à une certaine
tradition du théâtre européen, affirmant trouver l’ancrage et les références de son travail, pour
1
À l’heure où nous déposons cette thèse, Ostermeier vient de créer une cinquième mise en scène d’une
pièce d’Ibsen, Les Revenants, au Toneelgroep d’Amsterdam (première le 27 février 2011).
2
« Prendre acte de la fin d’une époque », selon Jean Jourdheuil (« À bâtons rompus », in Frictions, n° 17,
hiver 2011, p. 14.)
3
Ivan Nagel, « Überlegungen zur Situation der Berliner Theater », in Theater heute, mai 1999. (« Ein
junges Theater, mit Innovationslust ».)
4
J. Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », in Theater der Zeit, juillet-août 2009.
Nous citons la version française de cet article, que nous a aimablement communiquée son auteur, et qui a été par
la suite publiée dans la revue Frictions, n° 15, automne 2009, sous le titre « Chacun pour soi dans les eaux tièdes
du management européen » (pp. 55 – 63).
9
Introduction
ne pas dire son inspiration, dans l’héritage de Vsevolod E. Meyerhold, principalement, et dans
celui de Bertolt Brecht, sans renier celui de Konstantin S. Stanislavski. Est-ce là que résiderait
l’une des raisons de l’intérêt de son théâtre : dans sa manière de renouer avec le passé sans
pour autant se distancier du présent, à travers une démarche plurielle et synthétique qui, d’une
part dépasserait le clivage Est-Ouest, et de l’autre conjuguerait des influences variées et
contradictoires par le réemploi du spectre très large des procédés formels, esthétiques et
idéologiques qui ont nourri le théâtre européen en général et le théâtre germanophone plus
particulièrement ?
Le parcours institutionnel d’Ostermeier est exemplaire : après trois spectacles
proposés au “bat”, le studio de l’École Ernst-Busch, Ostermeier dirigea, de 1996 à 1999, le
petit théâtre de la Baracke, trouvant immédiatement sa place au sein et à l’ombre du
Deutsches Theater (recevant même, au bout de deux ans, une double invitation au
Theatertreffen), pour prendre ensuite les rênes de la Schaubühne, avec Sasha Waltz, Jens
Hillje et Jochen Sandig. Il fut présenté alors comme une figure de proue de la jeune
génération et opposé, d’une manière certainement trop rapide, aux “vieux maîtres”. À la tête
de la Schaubühne, où il tenta de ressusciter l’héritage de Peter Stein (notamment en réactivant
le principe de la Mitbestimmung, la cogestion, la participation aux décisions), il a pu redresser
une maison qui se trouvait sur le « déclin »5 dans les années quatre-vingt-dix. Mais cette
réussite, après la période de la Baracke, en tant que metteur en scène-directeur de la
Schaubühne, aurait-elle été aussi forte si Ostermeier n’était passé maître dans l’autopromotion
de son travail et de celui de son équipe ? Jean Jourdheuil parle de ses « acrobaties
communicationnelles »6, lesquelles ne sauraient masquer toutefois, selon lui, que cette
Schaubühne d’aujourd’hui, « c’est autre chose »7. Anja Dürrschmidt, dans un essai datant de
2003, qualifie, elle, la carrière d’Ostermeier, de « phénomène médiatique »8 et parle d’une
« ascension toute faite pour les pages culturelles »9, que soutient un « amour apparemment
inconditionnel des journalistes »10 à son égard. Cette activité de promotion trouve son pendant
5
J. Jourdheuil, « Le théâtre, la culture, les festivals, l’Europe et l’euro », in Frictions, n° 17, hiver 2011,
op.cit., p. 46. Plus loin, il parle même de « l’agonie longue ».
6
Ibidem.
7
Ibidem.
8
Anja Dürrschmidt, « Der Beschleunigung etwas entgegensetzen », in Anja Dürrchsmidt, Barbara
Engelhardt (dir.), Werk-Stück. Regisseure im Porträt, Berlin, Theater der Zeit, 2003, p. 88.
(« Medienphänomen ».)
9
Ibid. (« Ein Aufstieg wie gemacht fürs Feuilleton ».)
10
Ibid. (« Diese scheinbar grenzenlose Liebe der Journalisten ».) Elle remarque qu’Ostermeier n’a pas
vraiment participé à l’invasion des scènes allemandes par la dramaturgie “coolness” britannique (même si,
notons-le, il l’a d’une certaine façon initiée) et relève que la critique du capitalisme qu’il a mise en avant avec
10
Introduction
dans une diffusion intense à l’étranger. La forte présence de la Schaubühne d’Ostermeier en
tournée ou, et principalement, dans divers festivals, en fait une institution incontournable de la
scène internationale contemporaine et quasiment tous les spectacles d’Ostermeier sont
présentés aux quatre coins du monde. Le prestige que cela confère au metteur en scène
l’aiderait-il à renforcer sa position dans son pays d’origine11 ?
Et du point de vue artistique, quels seraient les traits essentiels, les partis pris
esthétiques qui régissent ce travail, à l’origine de son succès ? Premier constat majeur :
derrière l’élégance et la fluidité des spectacles d’Ostermeier, réside d’abord une envie de
raconter des histoires. La force de son travail se trouverait principalement dans la capacité du
metteur en scène à traduire un récit : chaque élément de ses représentations semble être mis au
service de la narration, laquelle est placée au centre de sa démarche. À une époque dominée
par des formes théâtrales qui excèdent volontiers le texte, où les recherches des metteurs en
scène (à Berlin comme ailleurs) s’engagent bien souvent dans la voie d’un théâtre qu’HansThies Lehmann a appelé “postdramatique”, s’intéresser principalement au récit (des
contemporains, mais aussi des classiques : Ibsen puis Shakespeare) relève donc d’un défi.
Est-ce là la singularité, la différence, la “nouveauté” Ostermeier12, là aussi ce qu’une
partie du public attendait : entendre des histoires ? Et de quelle façon le metteur en scène y
parvient-il ? Grâce à une énergie créatrice mobilisée principalement dans son travail avec les
comédiens, son savoir-faire en matière de direction d’acteurs ? Grâce à son habileté à créer
des univers sociaux dans lesquels le spectateur puisse se reconnaître ; et en quoi l’effet de réel
produit concourt-il à réactualiser la forme théâtrale narrative ?
Si le travail d’Ostermeier paraît en phase avec son temps, est-ce en raison des
assemblages et montages de différentes techniques de jeu et d’interprétation dont use le
metteur en scène, du fait de la diversité dans son approche des textes, de la variété des formes
et contenus qu’il met en œuvre, ou de l’hétérogénéité qui en résulte sur le plan artistique ? La
multiplicité de registres sur lesquels il a joué, durant la période de la Baracke déjà, peut-elle
son équipe, n’est pas en soi quelque chose qui puisse vraiment retenir l’attention des médias. Pour Dürrschmidt,
le succès vertigineux du metteur en scène est dû à la grande variété de directions qu’il a explorées à chacun de
ses spectacles, essentiellement au début de sa carrière.
11
Cependant, cette activité a peut-être une répercussion dommageable directe sur l’esthétique de certaines
de ses représentations, car ces prouesses de communication et de diffusion s’accompagnent fatalement
d’ “acrobaties” de production qui débouchent sur ce phénomène, de plus en plus fréquent dans le théâtre actuel,
que décrit Jean Jourdheuil quand, parlant des festivals, il voit dans leurs spectacles des « produits artistiques et
culturels frelatés [… du] business culturel ». (« In den seichten Wassern des Managements », op. cit.)
12
Le principe de nouveauté, qui ferait la “différence”, conditionne fortement toute appréhension des
œuvres artistiques (quelles qu’elles soient), alors même que cela ne peut bien entendu être un critère de valeur en
soi.
11
Introduction
fournir l’amorce d’une explication à ce premier engouement immédiat d’un public qui, las des
approches trop systématiques répétitives des metteurs en scène, aurait été alors en demande
d’une ouverture dans l’éventail des spectacles mis à sa disposition ?
Telles sont les questions que j’ai progressivement été amenée à me poser au cours de
ma découverte de l’œuvre de Thomas Ostermeier et auxquelles une mise à plat laborieuse et
minutieuse de son œuvre m’a permis de répondre. Il me fallait voir ce qu’il en était réellement
de ce réalisme nouveau que le metteur en scène avait annoncé dès son investiture à la
Schaubühne (dans un manifeste) et qu’il continue toujours à défendre et prôner. Force était
donc de me pencher d’abord sur la place qu’occupait Ostermeier dans le paysage théâtral
berlinois actuel, en tant que metteur en scène mais aussi en tant que directeur de la
Schaubühne, et de voir comment il y était parvenu. Ceci exigeait une lecture attentive de
l’ensemble de son œuvre : dans son évolution chronologique pour en déceler les particularités
et en définir la singularité, et au regard de celle de ses pairs et de ses prédécesseurs, pour la
situer dans le contexte global sociopolitique et culturel (berlinois bien sûr, mais aussi, plus
largement, allemand et européen) où elle se produit.
Le réalisme, donc : voir s’il s’agissait d’un retour en arrière (alors qu’Ostermeier est
considéré comme une figure de proue du théâtre allemand), saisir en quoi il consistait et quel
sens on pouvait lui donner aujourd’hui, en des temps où cette notion paraît pour certains
plutôt obsolète, et même tabou. Et, si effectivement les mises en scènes d’Ostermeier
témoignent d’un certain réalisme, il fallait étudier la manière dont cela se manifestait et les
procédés, moyens, approches et parti pris qu’adoptait le metteur en scène pour y parvenir.
C’est pourquoi, cette question du réalisme m’apparaissant comme véritablement centrale,
nodale, tout en m’attachant à l’ensemble de l’œuvre d’Ostermeier, je décidai de centrer mon
étude sur ses quatre mises en scène de pièces d’Ibsen. Si Ostermeier a monté quatre de ses
drames en si peu de temps, c’est que l’auteur lui permet de travailler sur des thèmes de société
aisément adaptables à notre époque, tels le rôle de l’argent, la condition de la femme, le
conflit de génération ou l’exclusion sociale, des arguments en faveur de ce réalisme vers quoi
tend le metteur en scène. Ces pièces lui offrent un terrain propice pour développer une double
relation spéculaire, condition là aussi d’un certain réalisme : dans un jeu de miroir entre les
personnages et les spectateurs d’abord, entre les personnages et les acteurs ensuite. Aussi, le
tournant dans les choix de répertoire qu’opère Ostermeier en 2002 en montant Nora, est-il
essentiel ; ceci d’autant plus qu’à ce retour en arrière (partiel certes) à des pièces du passé
correspondit celui du succès d’Ostermeier (après ses difficultés des débuts à la Schaubühne),
12
Introduction
lequel venait comme valider cette quête de réalisme, tant le metteur en scène donnait là, dans
ce premier travail sur Ibsen, sa pleine mesure, atteignait une forme de maturité. L’analyse
systématique de ces quatre représentations ibséniennes m’a ainsi permis de cerner davantage
mon sujet et d’être à même de répondre à cette question du réalisme, en n’éludant aucun des
points essentiels de la construction d’un spectacle par lesquels elle pouvait passer : depuis le
choix de la pièce par le metteur en scène, à sa réception par le public et la critique, en passant
par les différentes phases de réalisation (traduction, actualisation, répétitions…) et l’approche
de toutes ses composantes (espace, scénographie, musique, interprétation…).
Autrement dit, j’émis l’hypothèse que la quête d’une forme de réalisme était le moteur
d’Ostermeier, qu’il en tire sa force créatrice ; par conséquent, cela me conduisit à la thèse que
ses quatre mises en scène des pièces d’Ibsen13 lui avaient permis d’avancer (à contrecourant
des tendances théâtrales contemporaines) dans cette recherche, d’élaborer son propre
réalisme, synthèse de concepts et principes théâtraux fondamentaux. Ostermeier trouvait en
Ibsen l’auteur idéal par lequel il pouvait affirmer son théâtre et sa démarche artistique.
Mon travail se divise en deux parties.
La première examine le parcours professionnel de Thomas Ostermeier et ses choix
esthétiques, la deuxième ses quatre mises en scène de pièces d’Ibsen.
Après quelques informations d’ordre biographique, il commence par les années de
formation du metteur en scène à l’École Ernst-Busch. Ostermeier revendique l’importance
constitutive de cette institution, mythique en Allemagne, pour la voie qu’il a empruntée par la
suite ; et par ailleurs, c’est là qu’il a également rencontré des personnalités qui l’ont
durablement influencé (comme principalement Einar Schleef et Manfred Karge), là encore
qu’il mène actuellement un enseignement dont la dimension expérimentale est essentielle
pour son travail avec les acteurs.
Le chapitre qui suit relate dans un premier temps le contexte de l’ascension fulgurante
d’Ostermeier sur la scène berlinoise et internationale de la deuxième moitié des années
quatre-vingt-dix, ses débuts : il situe le parcours du metteur en scène dans le cadre du théâtre
allemand et berlinois de la chute du mur à aujourd’hui. Pour cerner la situation institutionnelle
13
Même si celle de John Gabriel Borkman semble d’une certaine façon faire exception.
13
Introduction
et la politique culturelle de l’époque, il fait un examen du paysage théâtral berlinois depuis
1989, envisage les séquelles et les retombées de la réunification sur le système théâtral
allemand en général et sur le réseau des principaux théâtres berlinois en particulier (la
Volksbühne, le Berliner Ensemble, le Deutsches Theater, le Maxim Gorki Theater et le
Schiller Theater) ; il donne un bref aperçu de l’évolution et de l’identité de ces théâtres
jusqu’à aujourd’hui et se termine sur l’évocation du conflit de générations que générèrent ces
bouleversements. Dans un second temps, vient une présentation du travail d’Ostermeier à la
Baracke du Deutsches Theater, qui d’une part aborde les conditions statutaires et le
fonctionnement de cette petite salle annexe, à partir de laquelle le metteur en scène s’est
imposé, et de l’autre se penche sur l’un des spectacles emblématiques de cette période,
Shopping & Fucking de Mark Ravenhill, parce que déjà porteur de certaines marques
caractéristiques du théâtre d’Ostermeier. En troisième lieu est résumé le parcours du metteur
en scène en France, pays qui, depuis ses années d’études, lui réserve une réception
particulièrement favorable et a contribué à son succès ; la présence régulière d’Ostermeier au
Festival d’Avignon depuis 1999, et notamment en 2004 lorsqu’il en fut artiste associé, révèle
par ailleurs l’importance qu’il attache à la diffusion et à la réception de son œuvre hors de
l’Allemagne, lesquelles ne sont pas étrangères non plus à ce succès.
La Schaubühne sous la direction d’Ostermeier fait l’objet d’une attention particulière
(troisième chapitre). Après une présentation des conditions et des particularités de la
codirection tétracéphale du début et de son évolution dans les années suivantes, est examiné le
fonctionnement de cogestion mis en place au cours des premières années de cette “aventure” :
l’importance accordée au collectif, à la compagnie (metteurs en scène, auteurs, collaborateurs
artistiques, comédiens…) et à l’esprit de troupe. Une troisième partie est consacrée à l’identité
artistique de la Schaubühne sous Ostermeier. Elle est suivie d’une autre sur le statut, le
financement et le public de ce théâtre, en comparaison avec ceux des autres grandes
institutions berlinoises. En dernier lieu est abordée la part de l’héritage de Stein pour la
direction d’Ostermeier et la façon dont celui-ci assume le poids de cette succession.
Le second volet de cette première partie s’attache à cerner et à définir les choix
esthétiques de Thomas Ostermeier. Il commence par un chapitre qui étudie sa politique de
répertoire : après l’exposition de l’évolution de celui, général, de la Schaubühne, de 1999 à
aujourd’hui, il aborde celui du metteur en scène, en insistant sur le clivage qui s’y opère entre
auteurs contemporains et auteurs du passé et sur la place particulière qu’y tient Henrik Ibsen,
dramaturge de prédilection d’Ostermeier. Ce travail analytique se clôt sur deux mises en
parallèle : une première, qui confronte le répertoire d’Ostermeier à celui de Stein lorsqu’il
14
Introduction
dirigeait la Schaubühne, permet de prolonger la réflexion sur l’héritage de celui-ci, entamée
au chapitre précédent ; une deuxième, qui oppose le répertoire d’Ostermeier à celui de Frank
Castorf, aide à mieux situer la pratique de celui-là dans le Berlin d’aujourd’hui.
Suit un chapitre sur le rapport du metteur en scène à la dramaturgie contemporaine. Y
sont examinées d’abord les attentes qu’Ostermeier formule envers l’auteur et le texte, en
termes de récit, sa quête d’une narration linéaire qui mette l’accent sur les personnages, toutes
exigences qu’il s’agit de situer par rapport aux tendances de la dramaturgie et de la pratique
scénique européennes contemporaines. La figure de Marius von Mayenburg, auteur
dramatique, traducteur et conseiller littéraire et artistique d’Ostermeier depuis 1998, fait
l’objet d’une seconde partie qui, après une brève présentation de son œuvre, se concentre sur
son rôle au sein de la Schaubühne, où il est auteur associé, et sur sa collaboration avec le
metteur en scène. À cette occasion est fait un petit détour sur le travail de dramaturge ou de
conseiller littéraire et artistique (un “métier” qui n’existe pas de manière institutionnelle dans
le théâtre français et, pour cela, est souvent difficile à saisir en France).
L’étude de la scénographie vient ensuite, selon une approche similaire : un rappel du
rôle et de l’importance qu’accorde Ostermeier à cet élément précède la présentation du travail
de Jan Pappelbaum, le scénographe “attitré” du metteur en scène depuis 1996. À la demande
d’Ostermeier d’un espace fonctionnel qui propose un rapport singulier entre la scène et la
salle, serve au mieux la narration scénique et obéisse à ce réalisme en quête duquel est le
metteur en scène, le travail de Pappelbaum répond judicieusement et efficacement ; il est
devenu de ce fait déterminant pour l’esthétique générale du metteur en scène. Ce chapitre
aborde donc la particularité des dispositifs créés par le scénographe, leur inscription dans
l’univers général du théâtre et les enjeux qu’ils suscitent sur la place du spectateur : une
réflexion qu’étayent des exemples concrets pris dans un grand nombre de ses scénographies
pour les mises en scène d’Ostermeier, et que ponctuent des évocations de l’héritage de
Meyerhold et Brecht, aisément décelables dans les choix qui guident la collaboration des deux
artistes.
Le dernier chapitre de cette première partie de la thèse est consacré au travail scénique
d’Ostermeier à proprement parler. Dans un premier temps, il tente de cerner et de décrire les
principaux aspects du travail du metteur en scène : sa manière de diriger les acteurs, le
déroulement des répétitions et les différentes étapes de la création de ses spectacles. Il
s’intéresse ensuite aux principes de mise en scène récurrents dans l’œuvre d’Ostermeier,
comme les procédés cinématographiques qu’il transpose sur scène, les insertions de scènes
muettes plus ou moins indépendantes des pièces, et l’utilisation de la musique, un élément
15
Introduction
capital pour lui. Cette réflexion se fonde essentiellement sur la notion de réalisme qu’il
revendique, sur la définition qu’il en donne et la manière dont il se positionne par rapport à
elle, dont il s’en saisit dans ses spectacles pour la souligner ou la malmener. Elle est
argumentée par de nombreux exemples pris dans ses mises en scène et, là encore, les
influences de Stanislavski, Meyerhold et Brecht sont évoquées, quand elles semblent à
l’origine directe de la démarche du metteur en scène.
La seconde partie de la thèse est consacrée à l’analyse des quatre mises en scène par
Ostermeier des pièces d’Ibsen. Elle passe par une description détaillée, une mise à plat et un
décryptage systématiques, qui aident à repérer l’application que le metteur en scène fait des
éléments et principes observés dans la première partie. Les spectacles sont traités un par un et
leurs mécanismes démontés méthodiquement. Chaque fois que cela paraît opérationnel, dans
une logique comparative, des remarques sur les similitudes et les divergences existant entre
les représentations ponctuent cette analyse, laquelle, parce que diachronique, permet par
ailleurs de dégager une certaine évolution d’Ostermeier dans sa lecture de l’œuvre d’Ibsen.
Cette approche descriptive et minutieuse pourrait de prime abord sembler fastidieuse, mais
elle nous a paru nécessaire pour rendre compte de ces spectacles, dans l’objectif annoncé de
mettre à nu les mécanismes par lesquels Ostermeier parviendrait à ce réalisme visé.
Un premier chapitre évoque les principales caractéristiques de la dramaturgie
ibsénienne, sans chercher à être exhaustif ; il tente de saisir avant tout ce qui, dans l’œuvre
d’Ibsen, a pu retenir l’attention du metteur en scène au point qu’il en ait fait son auteur de
prédilection. Il s’arrête ainsi sur le réalisme social et psychologique de ses pièces, sur les
principes de narration mis en œuvre et leur gestion du temps toute particulière. Il se clôt sur
une brève présentation de chacun des quatre drames bourgeois qu’Ostermeier a montés (Nora,
Le Constructeur Solness, Hedda Gabler et John Gabriel Borkman), en mentionnant les points
déterminants pour la lecture qu’il en a faite.
Vient ensuite l’étude de la manière dont ces pièces ont été actualisées et transposées à
l’époque contemporaine. Sont d’abord relevées les thématiques majeures qui guident le travail
d’Ostermeier et qui ont déjà été observées de manière récurrente dans les parties précédentes :
l’exclusion sociale, le conflit de générations et la relation spéculaire entre le spectacle et le
spectateur, toutes thématiques bien ancrées dans le réel. Suit une approche du travail de
traduction, puis l’étude de l’élaboration dramaturgique : le traitement particulier de la fin de
chaque drame, objet de modifications plus ou moins radicales, la “spatialisation sociale” des
pièces d’Ibsen et les divers changements apportés à cet effet au texte et à la fable, les
16
Introduction
anachronismes qui résultent parfois de ces modifications et, enfin, le traitement des différents
personnages. Ce chapitre se clôt sur un résumé des réactions critiques face à ces
actualisations.
L’analyse des quatre scénographies de Jan Pappelbaum passe d’abord par la
description des espaces scéniques qu’il propose, ainsi que celle des objets, des projections de
photos et vidéos, et des lumières ; elle relève les références qu’il convoque (tant dans le
champ de l’architecture ou du cinéma que dans celui des arts visuels) et la façon dont le
metteur en scène et le scénographe appréhendent les didascalies d’Ibsen. Pour chacune des
représentations sont étudiés l’incidence des dispositifs de la scénographie sur le jeu des
comédiens, leur impact sur le travail du metteur en scène et la façon dont ils soutiennent sa
lecture des pièces. Cette analyse débouche sur une étude comparative des quatre
scénographies et conclut sur le constat d’une évolution évidente de la première (Nora) à la
dernière (John Gabriel Borkman), de la plus réaliste à la plus symbolique.
Le chapitre final a pour objet l’analyse de la mise en scène et celle du jeu des acteurs
dans ces quatre représentations des pièces d’Ibsen. Dans un premier temps, il s’attache à
relever et identifier les principes majeurs de mise en scène auxquels recourt ici Ostermeier,
une observation qui fait naturellement écho à celle menée, dans un chapitre précédent, sur
l’ensemble de son œuvre. Où il est question de l’importance du rythme et du contrepoint
scéniques pour Ostermeier, de l’influence du cinéma sur son travail, des scènes insérées et de
l’inscription de la musique, quatre points essentiels dans ses mises en scène. Le jeu des
acteurs et leur interprétation des personnages font ensuite l’objet d’une étude détaillée et
systématique ; la même logique paratactique que pour les autres parties, “transposition” et
“scénographie”, préside. Pour chacun des comédiens, de prime abord, sont donnés quelques
éléments biographiques qui peuvent aider à comprendre, d’une part les raisons pour lesquels
le metteur en scène leur a confié le rôle, de l’autre la façon dont ils l’interprètent ; suit une
description de l’apparence physique de leurs personnages (costumes, maquillages, etc.). Les
caractéristiques fortes du jeu de chaque acteur sont dégagées ensuite en s’appuyant sur des
exemples précis. Nous avons préféré donner des aperçus plus ou moins complets du jeu de
chacun, à l’aide de quelques qualificatifs clefs, plutôt que de tenter directement de faire des
catégories qui regrouperaient leurs différents registres, par comparaison ou confrontation,
parce qu’aucune conception générale en cette matière ne se dégage véritablement, à la vision
globale de ces quatre mises en scène d’Ostermeier. De l’une à l’autre, en effet, on a
l’impression que les tonalités de jeu varient sensiblement ; et, même si l’on peut bien entendu
trouver quelques similitudes (c’est le cas entre Nora et Hedda Gabler), il est impossible
17
Introduction
d’appréhender de la même manière le Solness de Gert Voss et le Borkman de Josef
Bierbichler. Ostermeier respecte, suit et tire profit de la singularité de chacun de ses
comédiens, du plus grand au plus petit. Par ailleurs, nous ne pouvons malheureusement pas
nous appuyer sur des études universitaires, sur un discours critique qui aurait fait une synthèse
sur ce point et nous aurait permis de faire l’économie de cette description systématique (et un
peu longue) du mode d’interprétation des acteurs, pour procéder à rebours : d’une vision
analytique globale, chercher son application dans les cas particuliers de ces quatre
représentations. Car, à notre connaissance, il n’en n’existe pas à l’heure actuelle (sans doute
est-il encore trop tôt pour des représentations si récentes). Quant à la critique théâtrale, même
si, faute de mieux, nous sommes obligés de nous y référer fréquemment, force est de constater
qu’en règle générale elle se limite à distribuer les bons et les mauvais points. Si le chapitre se
clôt, dans une logique comparative, sur l’évocation des influences de Stanislavski, Meyerhold
et Brecht dans ces spectacles, ce n’est pas pour réduire le travail d’Ostermeier à un habile
panachage, mais pour insister sur le fait qu’en matière de direction d’acteurs, le metteur en
scène ne s’enferme pas dans des principes, quitte à assumer la contradiction (ou ce qui est
perçu jusqu’à maintenant comme tel) de ces héritages, à la revendiquer même. Il serait
impossible, voire malvenu, en tout cas réducteur, de chercher à définir des catégories de jeu
qui seraient autant de caractéristiques des mises en scène d’Ostermeier : arrêter des principes
irait à l’encontre de sa démarche, laquelle, plaçant le travail d’acteur au fondement même de
son théâtre, ne peut par conséquent être enfermée dans une définition, sous peine d’en freiner
l’évolution.
Mon travail s’appuie sur un corpus important et varié. Depuis 2003, j’ai vu, à Berlin et
dans d’autres villes, tous les spectacles d’Ostermeier, assisté, à de nombreuses reprises, aux
trois mises en scène d’Ibsen créées par la Schaubühne (Nora, Hedda Gabler et John Gabriel
Borkman)14, mais malheureusement pas au Constructeur Solness qui, créé au Burgtheater de
Vienne dans le cadre des Wiener Festwochen, est resté très peu de temps à l’affiche de ce
théâtre et n’a pas été joué ailleurs. Je dispose en revanche de la captation vidéo de ce
14
Je les ai également suivies lors de leurs déplacements, tant il s’est avéré instructif de voir ces spectacles
dans des cadres et des contextes différents. À titre d’exemple, j’ai pu voir Nora dans quatre villes et sur quatre
scènes différentes (Berlin, Paris, Athènes et Prague) et autant pour John Gabriel Borkman : d’abord lors de sa
création au TNB de Rennes, en décembre 2008, puis à la Schaubühne, en février 2009, ensuite au Théâtre de
l’Odéon, en avril 2009, et enfin au Festival d’Athènes et d’Épidaure, en juin 2010.
18
Introduction
spectacle, ainsi que de celle des trois autres15. Quant aux mises en scène antérieures à 2003, je
me suis procuré d’autres enregistrements, auprès du Deutsches Theater notamment, pour les
productions de la Baracke, qui m’ont permis de compléter ce corpus.
À ce jour, je pense détenir tous les matériaux qui ont été diffusés sur l’œuvre
d’Ostermeier en français ; hormis deux petits livres d’entretiens avec le metteur en scène16 et
quelques rares articles analytiques dans des revues spécialisées, aucun ouvrage d’importance
ne lui a été consacré. En allemand, il existe naturellement davantage d’études à son sujet,
mais qui bien souvent font partie de recueils thématiques et abordent donc son travail sous un
angle d’attaque précis, partiel ; elles m’ont toutefois été d’une aide précieuse car, en sus des
renseignements qu’elles fournissent, elles font état des questions et des enjeux que soulève le
théâtre d’Ostermeier de l’autre côté du Rhin. À cela s’ajoute une quantité importante de
documents, grâce auxquels j’ai pu cerner le contexte institutionnel et artistique où inscrire le
théâtre d’Ostermeier : des ouvrages sur l’histoire du théâtre allemand, et berlinois plus
particulièrement, sur celle de la Schaubühne ou de metteurs en scène importants et, en
complément, des revues spécialisées, comme principalement Theater heute et Theater der
Zeit, dont la lecture assidue a apporté des éléments précieux.
Une très grande partie de mon corpus est constituée d’articles de presse en plusieurs
langues17, ce qui paraît naturel eu égard à la dimension “ médiatique” du théâtre d’Ostermeier
que nous avons évoquée. Il s’agit pour la plupart de critiques ou de comptes rendus de ses
spectacles, mais également d’entrevues avec le metteur en scène, ses collaborateurs ou autres
figures clefs de l’univers théâtral berlinois. Aux nombreux reportages, documentaires et
émissions de télé et radio, relatifs à l’œuvre d’Ostermeier, j’ai accordé une place particulière,
parce qu’il s’agit là de documents rares, fragiles et difficilement accessibles.
Quant aux propos personnels du metteur en scène rapportés ici, ils ont été pour moi
une source d’une importance capitale : naturellement, ils proviennent des médias (Ostermeier
est extrêmement prolixe), mais aussi et surtout de mes nombreux entretiens avec lui, ainsi que
15
Ces documents constituent des “aide-mémoires” indispensables. Dans le cas de Nora, Hedda Gabler et
le Constructeur Solness, il s’agit d’adaptations télévisées de la ZDF, réalisées dans ce but avec l’aide du metteur
en scène, et pour John Gabriel Borkman, de l’enregistrement d’une représentation à la Schaubühne, que j’ai pu
acquérir directement auprès du théâtre.
16
Qui fournissent des réponses concrètes aux questions liées à sa vision générale du théâtre et aux
différentes facettes de son travail : celui de Sylvie Chalaye (Thomas Ostermeier, Arles, Actes Sud, 2006) et celui
de Suzanne Vogel (Entretiens avec Thomas Ostermeier, Rennes, Michel Archimbault, 2001).
Par ailleurs, j’ai placé en annexe certains documents essentiels, lesquels j’ai traduits en français pour le
lecteur, car ils n’existent à ce jour qu’en allemand. J’ai également pris le parti, pour les très nombreuses citations
que j’utilise, d’insérer celles-ci en français (dans ma traduction) dans le texte, et de les donner dans leur langue
originelle (principalement l’allemand) en notes de bas de page, de sorte que le lecteur qui pratique cette langue
ait la possibilité de les consulter dans leur version originale.
17
Outre le français et l’allemand, en anglais, tchèque et grec (langues que je pratique).
19
Introduction
des répétitions, rencontres et débats publics auxquels j’ai pu assister18. De ce fait, la part qui
leur est donnée peut paraître excessive, mais elle est voulue : il faut y voir des témoignages de
la vision artistique du metteur en scène, laquelle je m’efforce de présenter dans les pages qui
suivent.
18
Et même parfois animer, comme au Théâtre de l’Odéon ou à Athènes.
20
PREMIÈRE PARTIE :
LE PARCOURS PROFESSIONNEL ET LES CHOIX ESTHÉTIQUES
DE THOMAS OSTERMEIER
Chapitre I – La Période de la formation
I.
LA PÉRIODE DE FORMATION
1. Quelques éléments biographiques
Fils d’un officier militaire, Thomas Ostermeier naît en 1968 à Soltau dans le Nord de
l’Allemagne. Quelques années plus tard, toute la famille déménage en Bavière. C’est là qu’il
se tourne vers le théâtre, ce qui fut, selon certains journalistes1, à la fois le signe d’une révolte
et un lieu de refuge pour Ostermeier : révolte contre son père (avec lequel il dit avoir rompu
tout contact depuis l’âge de seize ans) et refuge devant la mise à l’écart qu’il ressent de la part
de ses camarades, du fait de sa façon de parler. Car il parle le “Hochdeutsch”, “l’allemand
pur”, ce qui fait qu’il est l’objet de moqueries de la part des écoliers locaux qui, eux, parlent
le dialecte bavarois.
« Je suis né dans le Nord de l’Allemagne et je suis venu, à huit ans, dans le Sud de
l’Allemagne, en Bavière, dans une petite ville et après dans un petit village bavarois. Là,
c’était très difficile parce que je parlais avec un autre accent. En Bavière, c’est plus difficile
d’être du Nord de l’Allemagne que d’être Turc... Alors j’ai vécu un certain isolement »2.
Mais dans le groupe de théâtre de son lycée, ce “handicap” linguistique se mue plutôt
en avantage : « la page tourna, mon Hochdeutsch ne fut plus une tare », dit Ostermeier3.
L’exclusion des individus de ou par la société sera un thème récurrent dans le travail
d’Ostermeier, qui par ailleurs répète souvent qu’il aime montrer au théâtre son vécu
personnel : « Dans les mondes que je construis au théâtre, beaucoup de choses sont liées à
mon propre passé. Et, dans une certaine mesure, il m’est agréable de porter cela sur la scène
pour pouvoir m’y confronter »4.
Il est connu que la Bavière fut, tout au long du vingtième siècle, une “pépinière”
1
Tels par exemple Vincent Josse, « Ostermeier fait saigner la scène », in L’Événement du jeudi, 9
décembre 1999, ou encore Ruth Valentini, « La révolution Ostermeier », in Le Nouvel Observateur, 8 juillet
1999.
2
Propos tenu dans Radio Libre, rencontre autour de Thomas Ostermeier présentée par Joëlle Gayot,
France Culture, 17 juillet 2004.
3
Dans l’entretien avec Bernd Philipp, « Ein rastlos reisender Regisseur », in Die Welt, 4 septembre 2007.
(« Da drehte sich das Blatt - und mein Hochdeutsch war kein Makel mehr ».)
4
B. Engelhardt, « Un regard matérialiste sur le présent », in OutreScène, n° 2, “Ibsen”, mars 2003.
À une autre occasion, il confie : « Il me faut toujours éprouver le sentiment que le texte contient des ambiances
qui me renvoient à mes propres souvenirs. J’essaie de recréer des moments de ma vie, des expériences que j’ai
vécues, de retrouver des endroits... ». (« Ma passion est de montrer sur scène tout ce qui n’est pas dit », entretien
avec T. Ostermeier, propos recueillis par Marcus Rothe et Laetitia Trapet, in L’Humanité, 21 juillet 2001.)
22
Chapitre I – La Période de la formation
d’hommes de théâtre socialement et politiquement engagés5. C’est là que les convictions
politiques d’Ostermeier commencèrent à se former, là également qu’il fit la connaissance de
son futur proche collaborateur artistique, Jens Hillje6, lequel affirme :
« C’est là [...] que nous nous sommes forgé une conscience politique. Être adolescent
en pleine campagne de désarmement de l’Otan, dans une cité nucléaire, et faire du théâtre, a
constitué une excellente formation à la subversion »7.
Après un service civil effectué auprès de handicapés graves à Hambourg8, Thomas
Ostermeier s’installe à Berlin. Il hésite entre le théâtre et la musique, mais sa rencontre avec
Einar Schleef à l’occasion d’un atelier sur Faust à l’Université des Arts de Berlin, auquel il
assiste en 1990 – 1991, se montre décisive pour sa vocation et son orientation théâtrales. Bien
qu’il ait eu à l’origine l’ambition de devenir acteur, il se présente, en 1992, au concours du
Département de la Mise en scène de L’École Supérieure d’Art dramatique “Ernst-Busch”, où
il poursuit sa formation jusqu’en 1996.
Cette même année 1996, Thomas Langhoff, alors directeur du Deutsches Theater,
cherche un jeune metteur en scène pour diriger une petite scène adjacente à ce grand vaisseau.
Son choix tombe sur Ostermeier qui baptise aussitôt le lieu du nom de “Baracke”. Au cours
des quatre années de sa direction commune avec Jens Hillje (1996 – 1999), Ostermeier
impose cette petite salle (qui pouvait accueillir à peu près 90 spectateurs) comme un endroit
culte incontournable de la culture berlinoise, et il obtient des prix prestigieux. Avec sa troupe,
constituée pour la plupart d’anciens étudiants de l’École Ernst-Busch, il présente au public
des textes d’auteurs contemporains, dont quelques-uns en création allemande. Il s’entoure de
collaborateurs de sa génération et ouvre son théâtre au répertoire étranger.
En 1999, Ostermeier se voit proposer le poste de directeur artistique de la Schaubühne
am Lehniner Platz. Il conçoit cette direction en commun avec Jens Hillje, Sasha Waltz et le
compagnon de celle-ci, Jochen Sandig ; le théâtre dramatique et la danse contemporaine
coexistent ainsi à la Schaubühne. Il amène là la plupart de son ancienne troupe, ainsi que ses
5
Citons à titre d’exemple Bertolt Brecht, Karl Valentin, Marieluise Fleißer, Franz Xaver Kroetz ou
Rainer Werner Fassbinder. Le dramaturge Marius von Mayenburg, très proche collaborateur d’Ostermeier, a lui
aussi passé son enfance en Bavière.
6
Compagnon de toutes les aventures, Hillje partagea avec Ostermeier la direction de la Baracke au
Deutsches Theater de 1996 à 1999 en tant que dramaturge, puis plus tard la codirection de la Schaubühne,
jusqu’en 2009.
7
Propos de J. Hillje dans Laurence Liban, « Ostermeier ou l’action directe », in L’Express, 4 novembre
1999.
8
Autres exclus de la société… « C’est là que j’ai rencontré les personnages de mes mises en scène », dit
par ailleurs le metteur en scène, dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas
Ostermeier et Jean Jourdheuil », in Mouvement, “Spécial Festival d’Avignon”, juillet 2001.
23
Chapitre I – La Période de la formation
collaborateurs de la Baracke. Son objectif étant de redonner à l’institution théâtrale un
caractère social, voire politique et idéologique, il gère l’équipe comme un collectif
communautaire, où tous les membres de la compagnie ont des salaires égaux et participent
aux décisions de la direction. Son répertoire est constitué toujours en majorité de pièces
contemporaines ; bien que, petit à petit, s’y opère une “intrusion” progressive des œuvres
classiques. Malgré un départ un peu hésitant de cette aventure, Ostermeier a su redonner à la
Schaubühne le rang d’un des plus grands théâtres de l’Europe.
Dès ses débuts à la Baracke au Deutsches Theater, le metteur en scène est souvent
sollicité par d’autres scènes. Ainsi, travaille-t-il aux Kammerspiele de Münich, au Burgtheater
de Vienne, ou au Deutsches Schauspielhaus de Hambourg. Cinq de ses mises en scène sont
invitées au Theatertreffen de Berlin (Des Couteaux dans les poules et Shopping and Fucking
en 1998, Nora en 2003, Hedda Gabler en 2006 et Le Mariage de Maria Braun en 2009). Il
participe également à de nombreux festivals, où il crée des spectacles, comme pour celui
d’Athènes et d’Épidaure, les Wiener Festwochen ou encore l’Edinbourg International
Festival. En 2004, il participe à la direction du Festival d’Avignon en tant qu’ “artiste
associé” et y présente quatre de ses créations. Au-delà du Festival d’Avignon, Ostermeier
tisse systématiquement des liens avec le monde théâtral et culturel français9.
9
Cet engagement fut couronné en 2010 par sa nomination à la tête du Haut conseil culturel francoallemand et par la remise de l’Ordre de l’Art et des Lettres, grade d’officier, par le Ministère français de la
Culture.
24
Chapitre I – La Période de la formation
2. La formation
Thomas Ostermeier étudia la mise en scène à l’École Ernst-Busch de 1992 à 1996.
L’insistance avec laquelle il rappelle l’importance qu’a eue cette institution sur son travail,
son parcours et son identité artistique en général, nous amène à nous pencher sur cette école
de manière détaillée, afin de bien cerner les tenants et les aboutissants de cet enseignement
dans lequel s’est immergé le jeune metteur en scène. Après une évocation de l’histoire, de
l’évolution et de la forme actuelle de cette formation, légendaire en Allemagne, nous
examinons ici l’influence concrète qu’elle a pu avoir sur Ostermeier.
2.1. L’École Ernst-Busch, une institution mythique
L’École Supérieure d’Art Dramatique (Hochschule für Schauspielkunst) “Ernst
Busch” de Berlin compte aujourd’hui parmi les formations théâtrales les plus renommées et
les plus anciennes d’Allemagne. S’inscrivant dans la continuité de l’École Dramatique du
Deutsches Theater de Berlin (Schauspielschule des Deutschen Theaters zu Berlin), fondée par
Max Reinhardt en 1905, l’École Ernst-Busch repose sur une tradition plus que centenaire.
Gérée au départ comme une entreprise privée, mais subventionnée par l’État à partir de la
deuxième moitié des années trente, elle resta liée à ce grand théâtre jusqu’à la fin des années
quarante. Située dans l’ancien secteur Est de Berlin, elle fit l’objet, dans la période d’après
1948, d’un large débat sur la nature d’une formation théâtrale : celle-ci devait-elle être liée à
l’esthétique d’un théâtre particulier (le Deutsches Theater, en l’occurrence), où devait-elle au
contraire suivre un plan “général”, indépendant d’une institution théâtrale précise ? Les
autorités de l’ancienne RDA avaient tranché finalement au profit d’une logique générale de
formation publique, dont le cursus serait fixé par l’État et non par un théâtre, et lui avaient
concédé, en 1951, le statut d’École Dramatique Nationale (Staatliche Schauspielschule
Berlin)10. Trente ans plus tard, en 1981, elle obtint le statut d’École Supérieure et fut baptisée
École Ernst-Busch, du nom de l’un des acteurs phares du Berliner Ensemble sous la direction
de Brecht, chanteur également, mort quelques mois auparavant. C’est à ce moment-là que
10
Dans son livre 100 Jahre Schauspielschule Berlin, Von Max Reinhardts Schauspielschule des
Deutschen Theaters zur Hochschule für Schauspielkunst „Ernst Busch“ Berlin, publié sur le site www. Berlinerschauspielschule.de, Gerhard Ebert remarque que cette interrogation fut doublée par une autre, liée à une
éventuelle dichotomie, finalement considérée comme caduque, entre la formation d’acteurs de théâtre et de
cinéma, car à cette époque, l’École fusionna également avec la formation d’acteurs des studios DEFA.
25
Chapitre I – La Période de la formation
l’École fusionna avec l’Institut de la Mise en Scène (Institut für Schauspielregie), fondé en
1974 par Manfred Wekwerth (autre collaborateur de Brecht)11 et qui faisait partie jusque-là de
l’École Supérieure du Film et de la Télévision (Hochschule für Film und Fernsehen) de
Potsdam.
L’École Ernst-Busch, qui se consacra au départ exclusivement à la formation
d’acteurs, fut donc progressivement amenée à ouvrir les domaines d’études qu’elle proposait.
Au début des années soixante-dix, un Département du Théâtre de Marionnettes fut ouvert
sous la direction de Hartmut Lorenz12. Depuis 1981, l’École propose également une formation
à la mise en scène, et en 1988, un parcours Chorégraphie a été ouvert au sein du Département
de la Mise en scène. Depuis 2006, la Danse a même son propre département, où est enseignée
non seulement la chorégraphie, mais également la danse contemporaine, en collaboration avec
l’École Nationale de Danse Classique de Berlin (Staatliche Balletschule Berlin).
Aujourd’hui, l’École Ernst-Busch compte, en règle générale, tous départements et
années confondus, une centaine d’étudiants sélectionnés sur concours. La formation (que ce
soit au Département du Jeu, de la Mise en scène, du Théâtre de Marionnettes ou de la Danse)
mêle la théorie à la pratique et se fixe pour objectif de développer chez les étudiants non
seulement des capacités artistiques, mais également une réflexion théorique.
Le Département de la Mise en scène où Thomas Ostermeier reçut sa formation, fut
dirigé entre 1993 et 2002 par Manfred Karge (il l’est depuis par Peter Kleinert). L’un de ses
principes majeurs, comme de l’École dans son ensemble, est de former, dans la tradition
brechtienne, des artistes socialement responsables, conscients de leur rôle dans la société.
L’objectif de l’apprentissage vise « l’acquisition d’importantes capacités artistico-artisanales
et organisatrices, pour former des personnalités artistiques performantes, qui entendent leur
travail et leur influence publique dans le sens d’une responsabilité socioculturelle et sachent
répondre dans une grande mesure aux exigences d’une pratique nécessairement toujours en
mutation »13. Le parcours s’articule autour de trois “axes” de formation principaux : mise en
scène, dramaturgie appliquée et histoire de la mise en scène et des sciences sociales.
11
Par ailleurs, au moment de cette fusion, donc en 1981, Manfred Wekwerth était depuis quatre ans
l’intendant du Berliner Ensemble… L’École Ernst-Busch s’appuyait ainsi solidement sur deux piliers majeurs du
théâtre est-berlinois, le Deutsches Theater et le Berliner Ensemble.
12
Lorenz avait “importé” cette formule du département analogue de l’Académie des Arts du Spectacle de
Prague, où il avait reçu sa formation.
13
Cf. le site officiel de la Ernst-Busch Schule, hfs-berlin.de. (« … auf hohe handwerklich-artistische und
organisatorische Fähigkeiten sowie auf Förderung leistungsstarker künstlerischer Persönlichkeiten, die ihre
Arbeit und ihr öffentliches Wirken in einer sozial-kulturellen Verantwortung verstehen und den Anforderungen
einer sich notwendig ständig verändernden Praxis in hohem Maße genügen ».)
26
Chapitre I – La Période de la formation
La particularité de la formation des metteurs en scène à l’École Ernst-Busch réside
notamment dans le fait que ceux-ci participent, surtout dans les premières années de leur
formation, à l’entraînement des acteurs. L’axe “mise en scène” réserve en effet une grande
place au jeu, à l’improvisation et à l’interprétation, ainsi qu’au travail sur la voix, la diction ou
le corps dans l’espace ; cours que les apprentis metteurs en scène partagent avec les étudiants
du Département Jeu. Ils sont donc dès le début confrontés aux enjeux de l’interprétation
théâtrale et immergés dans le travail de plateau avec l’acteur ; principe qui devait être en son
temps particulièrement motivant pour quelqu’un qui, comme Ostermeier, avait déjà un début
de formation de comédien. Viennent ensuite des enseignements plus spécifiques à la mise en
scène, comme ceux de la préparation des répétitions ou de l’organisation des différentes
étapes de la création d’un spectacle. Enfin, les étudiants sont également familiarisés avec des
éléments de base de la scénographie, du costume ou du masque, ainsi qu’avec l’utilisation de
la musique ; toutes connaissances qui sont censées concéder aux futurs metteurs en scène une
vision, la plus globale possible, du processus de création théâtrale.
L’axe de la dramaturgie appliquée s’articule autour de ce que l’on désigne
habituellement par la dramaturgie de production, au sens allemand du terme. Les étudiants
sont confrontés aux différentes facettes du métier de dramaturge, auquel ils sont préparés au
même titre qu’à celui de metteur en scène. Il ne s’agit naturellement pas seulement de leur
donner des capacités d’analyse dramaturgique de textes dramatiques et d’assemblage de
matériaux autour d’un spectacle, mais également de provoquer une réflexion sur le rapport, le
“partenariat” entre le metteur en scène et le dramaturge et ceci dans les deux sens : de saisir
comment le travail d’un dramaturge peut nourrir celui d’un metteur en scène et comment un
metteur en scène peut mettre à profit les fruits d’un travail dramaturgique.
Enfin, le troisième axe, l’histoire de la mise en scène et des sciences sociales, est
destiné à donner aux étudiants un bagage théorique dans plusieurs domaines : sociologie du
théâtre, des médias et de la culture, esthétique du théâtre, droit du théâtre et, naturellement,
histoire de la littérature théâtrale dramatique, avec un accent particulier mis sur l’héritage de
Stanislavski et de Brecht.
En plus de ces enseignements, tant théoriques que pratiques, la formation à la mise en
scène comprend également et surtout la création de spectacles. Dès la première année, les
étudiants sont amenés à élaborer des projets non seulement avec ceux du Département Jeu,
mais également avec des acteurs professionnels. La quatrième et dernière année est consacrée
à la conception et la création d’une mise en scène de fin d’études, de la
“Diplominszenierung”, laquelle est ensuite présentée dans le studio-théâtre de l’École, le
27
Chapitre I – La Période de la formation
“bat”14. Les étudiants évoluent donc dans une constante confrontation avec la pratique
scénique : « Apprendre par l’action. Saisir par l’expérience. Comprendre par l’observation des
autres et de soi-même »15 est la devise de cet établissement.
Nous rapportons ici quelques-uns des “objectifs de la formation” tels qu’ils sont
formulés à l’École, car ils s’avèrent éclairants, on y reviendra, pour une étude du théâtre de
Thomas Ostermeier, tant le metteur en scène s’est laissé imprégner par cette approche de la
pratique théâtrale, par certaines notions qui sont autant de maîtres mots de sa conception de
l’art du théâtre (« conscience de la réalité », « narration scénique », « formation d’une
troupe », etc.). La formation à la mise en scène à l’École Ernst-Busch vise donc surtout chez
l’étudiant :
-
-
« Le développement de la conscience de réalité, des capacités d’observation et de
description de la réalité et de l’art,
le développement de l’imagination et de la narration scéniques,
l’apprentissage de l’art de motiver les acteurs pour faire des propositions de jeu,
observer et décrire leurs attitudes et leurs actions,
le savoir nécessaire pour former une troupe, encourager la volonté de performance
chez les acteurs et corriger leurs performances de manière critique,
l’acquisition des capacités pour mener un travail conceptuel autour d’un spectacle,
élaborer un répertoire et le profil d’un théâtre,
celles pour organiser les répétitions et les mener à bien jusqu’à la première,
pour accomplir le travail en collaboration avec les autres participants du processus
théâtral général ; l’acquisition des capacités de communication et de confrontation
critique pour venir à bout des différentes tâches ; des capacités pour affronter les
problèmes et les contradictions sociales et individuelles d’une manière productive,
l’acquisition des capacités et de la disposition active nécessaire pour se confronter au
système théâtral, ainsi que pour élaborer des alternatives et les mettre à l’épreuve,
celle des capacités de travailler dans le champ de tensions entre l’art et la recherche,
avec des méthodes artistiques et scientifiques »16.
14
Berliner Arbeiter- und Studententheater, appelé “bat”, fondé dans les années 1960, par Wolf Biermann
entre autres ; il fut depuis 1974 le siège de l’Institut de la Mise en scène de Manfred Wekwerth, mentionné plus
haut.
15
Hfs-berlin.de. (« Erlernen durch Handeln. Begreifen durch Erleben. Verstehen durch Beobachten des
anderen und sich selbst ».)
16
Ibid. (« Entwicklung von Realitätsbewusstsein, Fähigkeiten zur Beobachtung und Beschreibung von
Wirklichkeit und Kunst / Ausbildung zu szenischer Phantasie und zu szenischem Erzählen / Fähigkeiten zur
Motivierung von Schauspielerinnen und Schauspielern für Schauspielangebote, zur Beobachtung und
Beschreibung schauspielerischer Haltungen und Aktionen / Fähigkeiten zur Bildung von Spielensembles, zur
Förderung des Leistungswillens der Spielerinnen und Spieler und zur kritischen Korrektur von Leistungen /
Fähigkeiten zur konzeptionellen Arbeit für Inszenierungen, für Spielplanung und Profilbildung eines Theaters /
Fähigkeiten zur Organisation und Führung von Proben bis zur Premiere / Fähigkeiten, Aufgaben in
Zusammenarbeit mit anderen am Gesamtprozess Theater Beteiligten zu lösen; Fähigkeiten der Kommunikation
und kritischen Auseinandersetzung zur Bewältigung der jeweiligen Arbeitsaufgaben; Fähigkeiten, sich sozialen
und individuellen Problemen und Widersprüchen produktiv zu stellen / Fähigkeiten und aktive Bereitschaft zur
Auseinandersetzung mit dem Theatersystem sowie zur Erarbeitung und Erprobung von Alternativen /
Fähigkeiten, im Spannungsfeld von Kunst und Wissenschaft mit künstlerischen und wissenschaftlichen
Methoden zu arbeiten ».)
28
Chapitre I – La Période de la formation
2.2. La période des études
Thomas Ostermeier revendique à de nombreuses reprises le caractère symbolique du
choix de l’École Ernst-Busch, ceci en deux termes : celui d’une rupture d’abord, d’une
filiation ensuite. Premièrement, le choix de cette école prestigieuse, haut lieu de la formation
et “temple” de la tradition théâtrale de l’ancienne RDA, “gardienne” de celle-ci en quelque
sorte, est emblématique d’un état d’esprit général dans le théâtre allemand au début des
années quatre-vingt-dix : les hommes de théâtre ouest-allemands redécouvraient alors avec
intérêt le théâtre de l’autre côté du mur, qui paraissait à cette époque par de nombreux aspects
comme une alternative à un certain épuisement esthétique et idéologique du leur. Le choix
d’Ostermeier s’inscrit de façon revendiquée dans cette logique : « Je suis précisément allé à
Berlin-Est, à l’École Ernst-Busch, pour ne rien devoir à ce théâtre ouest-allemand incarné par
Peter Stein »17. Deuxièmement, cette décision répond également au désir d’Ostermeier de
découvrir le théâtre de tradition brechtienne, avec lequel il avait commencé à se familiariser
lors de sa collaboration avec Einar Schleef :
« [La] filiation [brechtienne] passe d’abord par le choix de l’École Ernst-Busch. J’ai
voulu faire ma formation dans cette institution, car c’était le seul endroit où le théâtre était
encore dans la tradition de Brecht, autrement dit dans une tradition de théâtre engagé. Il s’agit
de transmettre une conception du théâtre qui ne le réduise pas à un espace de création
artistique, mais défende également sa place comme un espace de pensée dans la société, dans
la cité. Le théâtre doit pouvoir traduire un point de vue sur la société. Il a une responsabilité
politique. L’École Ernst-Busch était la seule où j’imaginais pouvoir étudier, parce qu’elle
défendait les valeurs brechtiennes du théâtre engagé et, même si aujourd’hui cela a un peu
changé, l’école essaie toujours de travailler dans cette tradition »18.
Ses années de formation ont offert de plus à Ostermeier l’occasion de rencontres qui se
sont avérées décisives (ou du moins les présente-t-il comme telles) pour son évolution, son
esthétique et sa carrière théâtrales. La première, qui fut capitale, notamment parce qu’elle fut
directement à l’origine de son désir d’intégrer l’École Ernst-Busch, fut celle avec Einar
Schleef, à la Faculté des Arts du Spectacle de l’Université des Arts (Universität der Künste)
de Berlin, où Ostermeier était entré avec le projet de devenir acteur19. Cet homme de théâtre
universel qu’était Einar Schleef, influença celui d’Ostermeier à bien des égards.
17
Propos du metteur en scène dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre
Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op.cit.
18
Dit Ostermeier dans l’entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op.cit., pp. 34-35.
19
« Pour moi, c’était toujours le fait que je voulais monter sur la scène. J’ai commencé en étant acteur.
Jamais la question de devenir metteur en scène : je cherchais un endroit pour m’exprimer. Alors, c’était à la fois
la musique et le théâtre. J’ai joué avec mon groupe de musique. J’ai fait des concerts. Et le reste du temps, j’étais
29
Chapitre I – La Période de la formation
Einar Schleef
Metteur en scène, comédien, scénographe, dramaturge, plasticien, écrivain et
théoricien, Einar Schleef était l’un des hommes de théâtre les plus complets de l’Allemagne
des trente dernières années du vingtième siècle. Né en 1944 à Sangerhausen, à la frontière de
la Saxe et de la Thuringe, laquelle, cinq ans plus tard, fera partie de la République
démocratique allemande, il étudie à Berlin-Est la peinture et la scénographie, puis uniquement
la scénographie en tant qu’élève de Karl von Appen, le décorateur attitré de Bertolt Brecht
dans les années cinquante, que Schleef vénérait. En 1972, Bernhard Klaus Tragelehn se
prépare à monter Katzgraben, une pièce d’Erwin Strittmatter, au Berliner Ensemble quand, au
cours des répétitions, sa scénographe (camarade de classe de Schleef), Ilona Freyer, passe à
l’Ouest ; le metteur en scène fait alors appel à Schleef pour continuer le travail. Coïncidence :
ce premier travail de Schleef au théâtre porte sur une pièce créée par Brecht en 1953 au
Deutsches Theater de Berlin, puis reprise au Berliner Ensemble, dans un décor justement de
Karl von Appen. Schleef et Tragelehn travailleront ensemble pour deux spectacles encore,
toujours au Berliner Ensemble : L’Éveil du printemps de Frank Wedekind en 1974 et
Mademoiselle Julie d’August Strindberg en 1975. Pour ces deux réalisations, ils ne dissocient
plus mise en scène et décor, mais signent le spectacle conjointement, de leurs deux noms.
Lorsqu’en 1976, après la dixième représentation, le spectacle de Mademoiselle Julie est
suspendu par la censure, Schleef profite d’un séjour à Vienne pour passer à l’Ouest20. Il
s’installe alors à Francfort, mais peine à prendre contact avec le monde du théâtre ouestallemand et se consacre, dans les premières années de son exil, surtout à l’écriture : de cette
période datent notamment les deux tomes de son récit Gertrud, une sorte de biographie de la
mère de l’artiste21. Ce n’est qu’en 1985 que Schleef devient metteur en scène associé au
Théâtre municipal de Francfort, alors sous la direction de Günther Rühle. Il y monte, en 1986,
une adaptation des Sept contre Thèbes d’Eschyle et des Suppliantes d’Euripide, intitulée Les
Mères, puis, successivement et jusqu’en 1990, Avant le lever du soleil de Gerhart Hauptmann,
sur la scène en étant acteur ». (Affinités électives, émission de France Culture du 1er mars 2007, proposée par
Francesca Isidori, réalisée par Brigitte Allehaut.)
20
Lorsque trois ans plus tard, Heiner Müller écrit pour le quotidien français Le Monde que « la politique
culturelle et la structure sociale de la RDA produisent plus de talents que ce dont l’État peut faire usage », on
peut s’autoriser à postuler qu’il parle justement du cas d’Einar Schleef. (Dans « Et bien des choses comme sur
les épaules un fardeau de bûches sont à retenir », dans la traduction de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger,
paru d’abord dans Le Monde du 12 mars 1979, puis dans Heiner Müller, Erreurs choisies, Paris, L’Arche, 1988,
pp. 11 – 15.)
21
En 2007, l’ouvrage a été adapté pour la scène par Armin Petras, l’actuel directeur du Maxim Gorki
Theater à Berlin, qui l’a également mis en scène, justement au Théâtre de Francfort. Ce spectacle rencontra un
grand succès et fut notamment invité au Theatertreffen 2008.
30
Chapitre I – La Période de la formation
Urgötz, Faust de Goethe, 1918 de Feuchtwanger et l’une de ses propres pièces, Les
Comédiens. Après la chute du mur, Schleef retourne à Berlin et au Berliner Ensemble, pour y
monter Wessis in Weimar, du dramaturge de théâtre documentaire et auteur controversé, Rolf
Hochhuth. Il quitte le théâtre tout de suite après, car Peter Zadek, alors l’un des cinq
directeurs de cette institution, déchaîne contre lui une « polémique démagogique »22, en
taxant son spectacle de « fascistoïde »23. Schleef retournera au Berliner Ensemble deux ans
plus tard, lorsque Heiner Müller sera devenu le maître des lieux : cette fois-ci, pour monter
une pièce de Brecht, Maître Puntila et son valet Matti, où plusieurs comédiens interprèteront
le rôle de Matti, dans un système d’expression chorale qui est le principal point de recherche
artistique du metteur en scène24. Par la suite, il continuera à travailler à Berlin, Vienne et
Düsseldorf, jusqu’à sa mort prématurée, en 2001. Schleef est l’auteur de seize mises en scène,
de presque autant de pièces et d’une dizaine de livres.
Dans l’esthétique théâtrale de Schleef, le rôle majeur revient au chœur et à la
choralité : « Le théâtre classique allemand se nourrit de deux sources : des tragédies antiques
et des pièces de Shakespeare. Il tente de réconcilier l’individualisation de Shakespeare avec le
théâtre choral de l’Antiquité », dit-il dans Droge Faust Parsifal25, son essai majeur sur le
théâtre, qui date de 1997. Ainsi introduit-il systématiquement un chœur (ou des chœurs) dans
des pièces qui n’en prévoient pas l’existence, ce qui lui permet également de tracer des liens
depuis Goethe et Schiller jusqu’à la dramaturgie allemande contemporaine, en passant
notamment par Wagner et Hauptmann ; Schleef remarque d’ailleurs que le chœur donne
souvent leur titre aux drames allemands, à commencer par Les Brigands. Tout chœur, selon
Schleef, est soudé par une prise de drogue rituelle. Il écrit :
« Les pièces qui partent de l’idée du chœur sont reliées par un thème : celui de la
drogue, par sa définition et sa prise rituelle au sein du groupe. La drogue est indispensable
22
Jean Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit.
Ibid. La raison de cette accusation fut un chœur aux traits militaires, une forme par ailleurs récurrente
dans les spectacles de Schleef (ainsi pour sa mise en scène du Sportstück d’Elfriede Jelinek au Burgtheater de
Vienne, en 1998). De nombreux critiques ont trouvé dans ce principe soldatesque de la formation du chœur un
prétexte pour accuser le metteur en scène de fascisme. Voir à ce propos l’article d’Evelyn Annus, « Zur
Historizität postdramatischer Chorfiguren. Einar Schleef und das Thingspiel », in Dramatische
Transformationen, Zu gegenwärtigen Schreib- und Aufführungsstrategien im deutschsprachigen Theater, sous la
direction de Stefan Tiggs, Bielefeld, Transcript Verlag, 2008, pp. 361 – 374.
24
Voir encore à ce propos le numéro n° 76-77, “Choralités”, d’Alternatives théâtrales, sous la direction de
Christophe Triau, avec la collaboration de Georges Banu, paru en 2003, et notre article « La Masse malade :
Introduction à une étude de la dimension chorale dans l’œuvre d’Einar Schleef », in Ateliers, n° 41, “Du chœur
antique aux choralités contemporaines”, 2009, pp. 71 – 80.
25
Einar Schleef, Droge Faust Parsifal, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1997, p. 7. (« Die
deutsche Klassik nährt sich aus zwei Quellen, aus den antiken Tragödien und den Stücken Shakespeares. Sie
versucht Shakespeares Individualisierung mit dem Chor-Theater der Antike zu verbinden ».)
23
31
Chapitre I – La Période de la formation
pour le développement d’une utopie sociale, pour le maintien de son influence et, par
conséquent, pour l’augmentation du nombre de ses consommateurs. En cela, la prise de drogue
évoquée par les auteurs allemands renvoie à la première prise de drogue “chorale” de notre
domaine culturel : Ceci est mon corps. Ceci est mon sang »26.
Les chœurs de Schleef pour la plupart sont “détériorés”, « constamment en perte
d’importance et de signification »27. Lui-même affirme que :
« Le chœur est malade. Malade de la peste28. D’une certaine mesure, tous les chœurs
de la tragédie antique le sont. […] La masse semble malade depuis le début. Comme si seul le
fait de s’attrouper dégageait déjà l’odeur habituelle, comme si seul le fait de s’attrouper était la
peste elle-même. Des attroupements joyeux et sains, comme les célèbre Wagner dans les
Maîtres chanteurs de Nuremberg, sont des exceptions et restent sensiblement stupides dans
l’image qu’ils donnent de l’homme. Le théâtre bourgeois, avec ses héros et sa représentation
du peuple, a durablement imposé le paradoxe qu’il n’y a pas, sur scène, d’hommes et de
masses joyeuses et saines qui puissent avoir de la grandeur, mais que la joie et l’approbation
de la vie ont au théâtre un effet de petitesse et de misère »29.
Le moment crucial pour le chœur, selon Schleef, est “la scène devant le palais”30. Car
c’est là que se rassemble la masse malade pour choisir un individu parmi ses membres à
exclure de ses rangs, pour se purifier. Bien que le chœur soit conscient du fait que ce sacrifice
est une trahison, il persévère et désigne la victime comme l’unique coupable. « Ceci n’est pas
26
Ibidem. (« Die vom Chor-Gedanken ausgehenden Stücke verbindet ein Thema, die Droge, ihre
Definition und rituelle Einnahme in Gruppe. Grob gesagt, wird die Droge notwendig, um eine gesellschaftliche
Utopie zu entwickeln, ihren Einflussbereich aufrecht zu erhalten, folglich die Zahl ihrer Konsumenten zu
erhöhen. Dabei beruft sich die von den deutschen Autoren verwendete Drogeeinnahme auf die erste “chorische”
Drogeeinnahme unseres Kulturkreises: Das ist mein Leib. Das ist mein Blut ».)
27
Ulrike Haß, Professeur à l’Institut d’Études Théâtrales de l’Université de la Ruhr à Bochum, dans sa
communication lors de la Journée d’étude « Choralité et théâtre pré-dramatique », organisée le 8 octobre 2005 à
l’INHA à Paris par le groupe de recherche « Représentation » de l’Université Paris X – Nanterre.
28
Tout le discours de Schleef est imprégné d’un lyrisme et d’un mysticisme qui le rendent hermétique et
en même temps ouvert à de nombreuses interprétations. Ainsi emploie-t-il des notions-symboles (telles la peste,
la drogue, la masse, etc.) qui parcourent toute son œuvre littéraire et qu’il faudrait comprendre, concevoir et
interpréter au-delà de leur sémantique habituelle. On peut voir naturellement dans l’évocation de la peste une
référence directe à Artaud, dont la pensée semble l’une des références implicites de la réflexion de Schleef,
même si ce dernier n’y fait jamais directement allusion.
29
Einar Schleef, Droge Faust Parsifal, op. cit., p. 274. (« Der Chor ist Krank. Pestkrank. In gewissem
Sinne sind das alle Choreinsätze der antiken Tragödie. […] Masse scheint von Beginn an krank. Als begleite ihre
Zusammenrottung der üble Geruch, gehe von ihm aus, als sei schon die Zusammenrottung die Pest selbst.
Fröhliche, gesunde Zusammenrottungen, wie sie Wagner in Die Meistersinger von Nürnberg feiert, sind
Ausnahmen, bleiben in ihrem Menschenbild sichtbar stupid. Der Widerspruch, dass es keine fröhlichen,
gesunden Menschen, Massen auf der Bühne gibt, die Format und Größe besitzen, sondern dass Fröhlichkeit und
Lebensbejahung klein und arm wirken, hat sich mit dem bürgerlichen Theater, seinen Helden, seiner
Volksdarstellung dauerhaft etabliert ».)
30
Voir à ce propos également l’article de Barbara Engelhardt et d’Emmanuel Béhague, « Devant le palais.
Quelques éléments sur le chœur chez Einar Schleef », in Alternatives Théâtrales, n° 76-77, “Choralités”, op. cit.,
pp. 50–54.
32
Chapitre I – La Période de la formation
un aspect du chœur antique uniquement, mais un processus qui se répète tous les jours »31, dit
Schleef.
Comme le résume Hans-Thies Lehmann,
« la relation “normale” de chaque individu au chœur est pour Schleef
“l’appartenance”, et en l’occurrence – “une appartenance souhaitée ou subie”. […] Dans
chaque individu existe pour Schleef une sorte de conscience d’appartenance, en terme de
douleur ou de désir, et de l’autre côté, Schleef conçoit le chœur comme celui qui regarde
toujours “l’individu comme quelqu’un qui a été exclu” »32.
Ceci concerne toutefois uniquement l’individu masculin, car il en va tout autrement
pour la femme qui se trouve face au chœur. La différence majeure, selon Schleef, entre les
chœurs antiques et ceux des auteurs allemands, est leur rapport à la femme : pour ces derniers,
le chœur présuppose l’exclusion de la femme, car elle dérange la prise de drogue, dit Schleef.
En même temps, continue-t-il, « pas de drogue – pas de femme. […] Ce n’est que sous
l’emprise de la drogue que l’homme reconnaît la femme, qu’il est capable d’acte sexuel ; elle
doit l’obliger au rapport sexuel par le biais de la prise de drogue »33. Ce n’est donc pas
uniquement le retour du chœur sur la scène allemande que Schleef s’assigne comme tâche,
mais aussi la réintroduction de la femme dans le conflit central. C’est ainsi que pour Les
Mères (qui, rappelons-le, consistait en une adaptation des Sept contre Thèbes et des
Suppliantes), le rapprochement entre les deux pièces s’opérait justement par le biais d’un
chœur de cinquante-trois femmes, véritable “héros” du spectacle.
En 1991, Schleef mena donc avec les étudiants de l’Université des Arts (dont
Ostermeier) un atelier autour de Faust, qui venait après un premier collage de textes de la
pièce que le metteur en scène avait monté au Berliner Ensemble en 1990. Ostermeier
prolongea cet apprentissage avec Schleef par une brève période d’assistanat à ses côtés,
pendant laquelle naquit en lui le désir de se consacrer à la mise en scène et non plus au jeu,
son projet initial. Schleef ayant lui-même suivi sa formation dans un esprit brechtien, en
RDA, l’aurait alors orienté vers le cursus mise en scène de l’École Ernst-Busch. En cet artiste
31
Einar Schleef, Droge Faust Parsifal, op. cit., p. 14. (« Das ist nicht nur ein Aspekt des antiken Chores,
sondern ein Vorgang, der sich jeden Tag wiederholt ».)
32
Hans-Thies Lehmann, « Theater des Konflikts. Einar Schleef @ post-110901.de. Teil 2 », in Einar
Schleef – Arbeitsbuch, Berlin, Theater der Zeit, 2002, pp. 50 – 51. Des extraits de cet article sont cités dans
Alternatives Théâtrales, n° 76-77 “Choralités”, op. cit.
33
Einar Schleef, Droge Faust Parsifal, op. cit., p. 384. (« Ohne Droge keine Frau. […] nur unter die
Droge anerkenne der Mann sie, sei zum Geschlechtsverkehr fähig, sie müsse ihn durch Drogenkonsum zum
Geschlechtsverkehr zwingen ».)
33
Chapitre I – La Période de la formation
aux talents multiples de l’ex Berlin-Est, dans sa façon de travailler et son « théâtre corporel »,
Ostermeier trouve l’un de ses « pères » en théâtre : il considère encore aujourd’hui ce « grand
metteur en scène méconnu en France, mort trop tôt, [comme] l’un des grands maîtres de la
scène allemande des dernières années. […] C’est l’un des metteurs en scène qui étaient les
plus importants pour moi. Là, j’ai appris que le génie théâtral peut encore exister »34.
« [Pour] Faust, il a pris sept jeunes gens qui ont joué le Faust et douze Mephisto et
douze Marguerite. C’était un théâtre très, très différent [du mien], mais pour moi, cette
expérience était très importante parce qu’avant ma rencontre avec Einar Schleef, je croyais
toujours que l’expression du “génie” (expression d’ailleurs très allemande) n’existait pas du
tout. Je ne croyais pas que cela pouvait exister ; je croyais que c’était un mythe. Mais, lui, il
était vraiment un génie de l’art. Il écrivait, il faisait de la peinture, il faisait des émissions de
radio, il faisait les costumes, les décors, tout à la fois. C’était pour moi une influence très, très
importante. […] Ce monsieur était pour moi le maître, et une sorte de père en même temps, un
“maître-metteur en scène” »35.
Dans le théâtre d’Ostermeier, cette influence se fait sentir surtout au début de sa
carrière, et tout particulièrement dans son spectacle de fin d’études, sa “Diplominszenierung”,
la Recherche Faust / Artaud. Il s’agissait là d’une variation inspirée par Artaud, sur le
fragment de Faust de Georg Heym, écrivain et poète allemand du début du mouvement
expressionniste, d’un spectacle « fortement antipsychologique, à une choralité visuellement
très puissante »36. La recherche, à la manière d’Artaud, d’un langage théâtral indépendant de
la parole, passait notamment par l’utilisation, à la façon de Schleef, du théâtre choral, par la
démultiplication de certains personnages, la confusion des identités, dans une logique de
distanciation radicale : Faust fut ainsi représenté par un chœur de sept comédiens (comme
chez Schleef…), Marguerite par un acteur et Méphisto par une comédienne, la Française
Dominique Frot, qui « craquait les mots allemands de manière distanciée, comme si elle ne
les comprenait guère : ce qui était la parole, devenait un bruit qui pourtant continuait à
véhiculer du sens »37.
Ce premier spectacle, somme toute assez peu représentatif du travail scénique
postérieur d’Ostermeier, tant il emprunta par la suite des chemins radicalement différents,
témoigne toutefois de la façon la plus littérale, de cette influence qu’a eue sur lui le théâtre de
Schleef.
34
Propos d’Ostermeier dans Radio Libre, op. cit.
Dans Affinités électives, op. cit.
36
Petra Kohse, « Das Theater sieht dich an: Drei Artaud-Projekte bei den Festwochen », in Die
Tageszeitung, 23 septembre 1996. (« Kraftvoll antipsychologisch und bildmächtig chorisch »).
37
Ibid. (« Knarrt die deutschen Worte verfremdet, als ob sie sie kaum verstünde - was Sprache war, wird
Laut und bleibt doch Sinn ».)
35
34
Chapitre I – La Période de la formation
Recherche Faust / Artaud (bat, 1996)
Cette empreinte se retrouve,
retrouve de manière plus ténue certainement, indirectement,
indirecte
dans
son travail ultérieur,, à travers trois données. La choralité encore : si Ostermeier a très
rarement recours au théâtre choral comme forme, on en retrouve un usage allusif parfois ; il
ne s’agit plus alors de la démultiplication d’un personnage,
pe
mais de la représentation de
personnages choraux, comme des
d bandes de voyous (Woyzeck), des marginaux (Catégorie
3.1). L’exclusion de l’individu ensuite,
ensuite qui chez Schleef est la condition sine qua non de la
formation d’un chœur, qui soude la masse : chez Ostermeier, elle est constamment présente,
présente
notamment par la thématique de la marginalisation sociale qui traverse la plupart de ses
œuvres. La place particulière réservée à la femme enfin, qui se manifeste
manif
chez lui
principalement dans sa préférence pour des pièces mettant en scène des personnages féminins,
féminins
telles Nora, Hedda Gabler, Lulu, Le Deuil sied à Electre, Le Mariage de Maria Braun…
Braun
Au-delà de cela,, il apparaît d’évidence
d’
que l’empreinte et l’impact réels
réel de Schleef sur
le travail d’Ostermeier ne sont pas aussi profonds que ce qui ressort de ses dires, quand il
insiste sur le rôle essentiel de Schleef pour son évolution théâtrale. Mais ceci
c était sans doute
dans l’ “air du temps” depuis la fin des années quatre-vingt-dix et a fortiori après la mort
prématurée de Schleef, en 2001 : le milieu théâtral (ett théâtrologique) allemand avait reconnu,
dans cet artiste protéiforme, l’une des figures les plus marquantes
marquantes des dernières décennies.
Revendiquer cette filiation peut sembler alors relativement attendu.
attendu Si le metteur en scène
s’est certainement laissé imprégner par l’idéologie théâtrale et politique de Schleef, il a vite
35
Chapitre I – La Période de la formation
délaissé ses premiers partis pris esthétiques et formels trop proches de ceux de cet artiste, dont
l’empreinte, aujourd’hui, ressort d’une manière plus sourde.
Manfred Karge
La filiation brechtienne d’Ostermeier fut marquée par une autre rencontre, tout aussi
importante pour sa carrière, celle de Manfred Karge, qui eut lieu pendant sa formation à
Ernst-Busch. Né en 1938, Karge est un personnage incontournable de la vie théâtrale
berlinoise et, comme Schleef, un homme de théâtre “universel” : metteur en scène, auteur,
acteur, enseignant. Formé avant lui à la même école (à l’époque la Staatliche
Schauspielschule) à la fin des années cinquante, Karge est engagé par Helene Weigel au
Berliner Ensemble directement au sortir de ses études, en 1960. Là, il travaille comme acteur,
mais également comme assistant à la mise en scène. Quelques années plus tard, en 1963, il y
fait la connaissance de Matthias Langhoff, engagé lui aussi comme assistant, avec lequel il se
lie immédiatement : les deux metteurs en scène travailleront en tandem pendant près de vingt
ans38. D’abord au Berliner Ensemble où, soutenus par Weigel, ils introduiront une nouvelle
approche du corpus brechtien, « qui ne nie pas la nature du poète, mais l’exploite plutôt d’une
nouvelle manière, qui use certes des moyens du théâtre distancié, mais sans être strictement
subordonnée au dogme, le déjouant de façon libre et dans l’esprit d’une nouvelle
génération »39. Cela se traduit notamment dans leurs “Brecht-Abende”, des “soirées Brecht”,
au cours desquels ils présentent des textes comme Grandeur et décadence de la ville de
Mahagonny, L’Achat du cuivre ou Le Commerce du pain40. Parallèlement à la mise en scène,
38
En 1978, au moment de la fin de leur collaboration, l’almanach annuel de la revue Theater heute leur
consacre un dossier afin de dresser le bilan de leur travail commun ; on parle alors du tandem Karge/Langhoff
comme d’une « marque d’un théâtre est-allemand intelligent et ancré dans son temps, à la fois dans
l’appropriation et dans l’extension de l’héritage brechtien ». (Christoph Müller, « Siebzehn Jahre
Zusammenarbeit : Die Regisseure Manfred Karge und Matthias Langhoff », in Theater heute, almanach 1973 :
« ein Markenzeichen für intelligentes und zeitbewusstes DDR-Theater in der Aneignung und Ausweitung des
Brechtschen Erbes ».)
39
G. Ebert, 100 Jahre Schauspielschule Berlin, Von Max Reinhardts Schauspielschule des Deutschen
Theaters zur Hochschule für Schauspielkunst „Ernst Busch“ Berlin, op. cit. (« Karge hatte mit seinem Freund
Langhoff einen Zugang zu Brecht gefunden, der das Wesen des Dichters nicht leugnete, es vielmehr neu
erschloss, zwar durchaus mit Mitteln des verfremdenden Theaters, aber nicht streng einem Dogma
untergeordnet, sondern frei und im Geiste einer neuen Generation damit spielend ».)
40
Ostermeier se dit très admiratif du travail scénique de ce duo : « C’étaient deux jeunes metteurs en
scène qui ont fait plusieurs créations des pièces de Brecht, notamment Mahagonny, et c’était un grand choc.
Quand on entend ce disque (parce qu’il existe un disque de ça), c’est d’une fraîcheur et d’une rapidité, d’une
vélocité incroyables. Si on compare ça à notre réalité théâtrale d’aujourd’hui, c’est beaucoup plus rapide,
beaucoup plus fort que la plupart des mises en scène qu’on peut voir et entendre aujourd’hui ». (Dans Radio
Libre, op. cit.)
36
Chapitre I – La Période de la formation
Karge continue sa carrière de comédien, y compris au cinéma41. Obligés de quitter le Berliner
Ensemble pour des raisons politiques, après leur mise en scène des Sept contre Thèbes
d’Eschyle en 1968, un spectacle qui protestait de manière directe contre l’entrée des chars
soviétiques à Prague, Karge et Langhoff s’installent dès l’année suivante à la Volksbühne,
alors dirigée par Benno Besson. Ils y poursuivent leur travail commun, toujours dans le même
esprit subversif et contestataire. Karge joue à cette période non seulement dans les spectacles
qu’il met en scène avec Langhoff42, mais également sous la direction de Besson43. L’esprit
novateur de la Volksbühne de l’époque est lié en grande partie aux Spektakel (une initiative de
Besson), des fêtes de théâtre de plusieurs jours, durant lesquelles des représentations sont
données simultanément dans plusieurs endroits du théâtre44 ; Karge et Langhoff y participent
activement. À cette époque, les deux hommes se lient d’amitié avec Heiner Müller, dont ils
mettront en scène un grand nombre de pièces. En 1978, ils quittent la RDA pour travailler
d’abord à Hambourg45, puis à Genève46, avant de s’installer à Bochum, auprès de Claus
Peymann, où ils poursuivent notamment leur travail sur la dramaturgie est-allemande
contemporaine47. Après le départ de Langhoff vers la France et la Suisse, Karge suit Peymann
en 1986 au Burgtheater de Vienne, où il continue à monter surtout des textes allemands. En
1993, il revient à Berlin, au Berliner Ensemble (où Peymann le suit à son tour en 2000), mais
aussi à l’École Ernst-Busch, où il dirige le Département de la mise en scène de 1993 à 2002,
donc pendant la période d’études d’Ostermeier.
Au cours de ses années de formation, Ostermeier fut élève de Manfred Karge, l’un de
ses acteurs et son assistant au Berliner Ensemble. Karge eut par conséquence sur lui une
influence certaine. Leurs parcours, toutes proportions gardées, présentent quelques
“symptômes” semblables. En premier lieu, soulignons le fait que tous les deux sont
originellement des comédiens “convertis” à la mise en scène ; ce point commun est d’autant
41
En 1964 sort, avec un grand succès, le film L’Aventure de Werner Holt dans lequel il joue le rôle
principal d’un jeune nazi.
42
Citons parmi les plus “légendaires” Les Brigands en 1969, Othello en 1972 et Le Canard sauvage en
1973.
43
Par exemple Hamlet en 1978.
44
Spektakel I en 1973, avec douze représentations, et Spektakel II en 1974, avec huit représentations.
Besson parle des Spektakel comme d’une « entreprise géante [pendant laquelle] des représentations furent
données partout, sur tous les plateaux, dans les foyers et dans la maison entière ». Cité dans Thomas Irmer et
Matthias Schmidt, Die Bühnenrepublik. Theater in der DDR, Berlin, Alexander Verlag, 2003, p. 51. (« Die
Spektakel waren eine Riesenunternehmung, überall wurden Stücke aufgeführt, auf allen Bühnen, in den Foyers
und rund um das Haus ».)
45
Le Prince de Hombourg de Kleist en miroir avec Fatzer de Brecht.
46
Prométhée enchaîné d’Eschyle dans une adaptation de Müller.
47
Notamment Lieber Georg de Thomas Brasch en 1980, puis Rivage à l’abandon, Matériau Médée,
Paysage avec Argonautes et Anatomie Titus Fall of Rome de Müller en 1983.
37
Chapitre I – La Période de la formation
plus important que l’apprentissage du jeu, comme nous l’avons déjà dit, est au centre de
l’enseignement de la mise en scène à l’École Ernst-Busch. Ostermeier revendique
fréquemment l’importance qu’a eue pour lui son expérience (et sa formation) d’acteur :
« La formation d’un metteur en scène commence avec les comédiens. Dans le sens où
on participe à la formation d’acteur, on commence par les bases, on apprend tout ce que les
acteurs doivent apprendre. Cette formation est concentrée sur les questions d’acteur, les
techniques de jeu, les méthodes de recherche dans le travail d’acteur, celles de Stanislavski, de
Brecht, celles de Michail Tchékhov, un peu celles de Meyerhold aussi »48.
L’influence de Karge se manifesta dans les choix de répertoire d’Ostermeier pour ses
premières mises en scène comme, pour son premier travail scénique dans le cadre de ses
études, qui fut celui d’une pièce de Brecht, Tambours dans la nuit (qu’il présenta au “bat” en
199449). Deux ans plus tard, en 1996, elle se fit plus fortement ressentir, dans sa mise en scène
de fin d’études, la Recherche Faust / Artaud50 ; là, comme Karge51, Ostermeier se fit alors
auteur, en travaillant autour et à partir du fragment de Heym52 et des textes d’Antonin Artaud.
Plus tard, en 2004, sans fausse modestie, Ostermeier placera le début de sa carrière
explicitement sous le signe de cette filiation : « Manfred Karge était pendant des années au
Berliner Ensemble avec Matthias Langhoff et tous deux faisaient un peu les mêmes choses
que ce que j’ai fait moi, à la Baracke du Deutsches Theater »53. En 2000, il devient enseignant
à son tour à l’École Ernst-Busch, et depuis, il y dirige régulièrement des séminaires pratiques
pour les étudiants à la mise en scène. Mais si Ostermeier a tendance à privilégier lui aussi le
travail en tandem, ce n’est pas tant sur le plan proprement artistique, où il n’a cosigné que
deux mises en scène54, que sur celui de la direction des théâtres qu’il prend en charge : ainsi
de celle de la Baracke am Deutschen Theater, qu’il partage dans un premier temps avec
Christian von Treskow puis avec Jens Hillje et, plus tard, de celle de la Schaubühne, qu’il
conçoit de manière tétracéphale d’abord (avec Sasha Waltz, Jochen Sandig et Jens Hillje),
puis en binôme (avec Jens Hillje).
48
Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 19.
Il revint d’ailleurs à Brecht peu de temps après, en 1997, lorsqu’il monta Homme pour homme à la
Baracke am Deutschen Theater.
50
Entre ces deux spectacles, Ostermeier créa dans le cadre de ses études également L’inconnue
d’Alexander Blok, en 1995.
51
« Karge est aussi auteur, alors chez lui j’ai appris un grand respect pour le travail d’un auteur », dit-il
dans Radio Libre, op. cit.
52
Par ailleurs, Karge lui-même adapta le fragment de Heym, dans sa pièce Faust 1911.
53
Radio Libre, op. cit.
54
L’une en 1997 (Homme pour homme, avec Guennadi Bogdanov) et l’autre en 2006 (Le Songe d’une
nuit d’été, avec Constanza Macras).
49
38
Chapitre I – La Période de la formation
Einar Schleef et Manfred Karge sont donc les personnages clefs de la période de
formation de Thomas Ostermeier, qu’ils semblent avoir marqué à de nombreux niveaux. Bien
qu’ils n’aient jamais collaboré entre eux et que leurs esthétiques respectives ne présentent pas
de points communs évidents, leur théâtre à tous deux s’inscrit dans ce dialogue critique qui a
nourri toute une génération du théâtre est-allemand, celui qu’elle a entretenu avec la tradition
brechtienne. En cela, le travail d’Ostermeier, vu sous cet angle, peut être compris et (surtout)
présenté, comme une continuation de ce dialogue avec Brecht, en règle générale plutôt réfuté
par sa génération ; mais ceci serait à relativiser : si l’œuvre d’Ostermeier se nourrit
indiscutablement des concepts du théâtre brechtien, elle n’entre pas avec eux dans un rapport
dialectique ou critique, comme ont justement pu le faire avant lui celles d’Einar Schleef ou de
Manfred Karge.
Autres rencontres et premiers spectacles
L’École Ernst-Busch fut donc déterminante pour la formation d’Ostermeier, car terrain
de rencontres, d’opportunités et d’échanges fertiles, au confluent des enseignements sur le
travail d’acteur, de Stanislavski à Brecht en passant par Meyerhold. Et si les liens entre
Stanislavski et les deux autres étaient déjà plus ou moins exploités55, la mise en rapport du
théâtre de Brecht et de celui de Meyerhold (sans doute plus méconnu ou moins assimilé) était
plus rare ; elle fut rendue possible grâce aux conditions exceptionnelles, sur le plan artistique,
pédagogique et politique, qu’offrait l’École Ernst-Busch à cette époque. Ostermeier dit être
conscient d’avoir bénéficié de cette ouverture : il sut, en cela aussi, su saisir une tendance de
l’univers théâtral de l’époque qui, quelques années après la chute du régime soviétique et la
réapparition des “archives Meyerhold”, (re)découvrait avec enthousiasme et engouement le
legs du metteur en scène russe. Ostermeier se familiarisa avec son œuvre, grâce à un atelier
mené par Guennadi Bogdanov, élève d’un acteur de Meyerhold, invité par l’École, lequel lui
instilla la passion pour cet autre théâtre, dont certains aspects imprégneront durablement son
théâtre :
« Au début de mon travail de metteur en scène, Meyerhold était très important, à cause
de son côté ludique du jeu, son côté cirque, son côté musical. Je n’ai pas vu grand-chose,
puisque malheureusement, il n’y a que des petits extraits de films de ses mises en scène, mais
55
Aussi bien par des théoriciens et que des praticiens du théâtre, sur scène et dans les écoles d’art
dramatique…
39
Chapitre I – La Période de la formation
je crois que c’était un théâtre très, très énergique, avec une grande force, une grande volonté.
Et il a aussi essayé de trouver une méthode. De là vient mon admiration pour son travail »56.
Ostermeier s’immerge dans un premier temps dans la théorie de la biomécanique de
Meyerhold, qui vise à provoquer un certain état psychologique chez le comédien à travers des
mouvements du corps précis et économiques, se fondant sur quatre critères : « 1. l’absence de
mouvements inutiles non productifs ; 2. un rythme ; 3. la conscience exacte de son centre de
gravité ; et 4. l’absence de flottement »57. Selon Meyerhold, « tout état psychologique est
conditionné par certains processus physiologiques »58 que l’acteur doit apprendre à maîtriser
pour être « apte à réaliser rapidement les consignes reçues de l’extérieur »59. S’inspirant du
taylorisme, une pratique visant à augmenter la productivité de l’ouvrier sur une machine, cette
théorie s’inscrit dans un contexte large, social et économique, celui de son temps60. L’acteur
doit donc « étudier la mécanique de son corps »61, qui est son matériau principal,
l’instrumentaliser, afin d’augmenter son potentiel et ses capacités expressives :
« La biomécanique c’est le mouvement humain, le discours humain, le mouvement et
le discours humains conjugués ; c’est la relation de l’homme et de l’espace, celle de l’hommecollectif (les masses) avec lui-même et avec le monde. Les biomécaniques permettent à
l’acteur qui contrôle parfaitement son corps et ses mouvements, de donner premièrement aux
dialogues une force d’expression exceptionnelle, deuxièmement de maîtriser l’espace théâtral,
et troisièmement, d’insuffler son énergie et sa volonté aux scènes de foule ou de groupes qui
se déroulent sur scène »62.
Ostermeier adopte certains de ces principes de théâtre corporel, tels que nous venons
de les présenter ici brièvement, surtout dans l’un de ses premiers spectacles à l’école,
L’Inconnue d’Alexandre Blok (en 1995, au “bat”, le deuxième de ses trois spectacles63).
S’agissant d’un spectacle d’études, nous ne disposons pas de captation vidéo, mais de
56
Affinités électives, op. cit.
Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le théâtre, tome II, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1975, p. 79.
58
Ibid., p. 80.
59
Ibid., p. 79.
60
Jean Jourdheuil parle à ce propos d’un « projet de société » (dans « Ludisme et libération », entretien
avec J. Jourdheuil et le public, in L’École de jeu, former ou transmettre…, Paris, L’Entretemps, p. 52) : il est
évident que cet aspect de la théorie meyerholdienne n’a pu qu’attiser davantage l’intérêt d’Ostermeier.
61
V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre II, op. cit., p. 80.
62
Propos de Meyerhold cité par Konstantin Rudnitski, Théâtre russe et soviétique, Paris, Éditions du
Regard, 1988, p. 93.
63
Le premier fut Tambours dans la nuit de Brecht (en 1994, au “bat”), avant de rencontrer Bogdanov, et
le troisième, Recherche Faust / Artaud (décrit plus haut, placé sous la marque de Schleef).
57
40
Chapitre I – La Période de la formation
quelques affirmations
ffirmations du metteur en scène et de témoignages qui parlent explicitement de
l’empreinte de Meyerhold64.
Pour Homme pour homme de Bertolt Brecht (en 1997,, à la Baracke65), la mise en
scène, qui fut cosignée avec Bogdanov,
Bogdanov incorporait directement des « éléments démonstratifs
de la biomécanique de Meyerhold [lesquels] donnaient à la représentation une patine des
années vingt »66. La scène s’étendait sur le côté long du petit théâtre de la Baracke (ce qui ne
laissa la place qu’à trois longs rangs de spectateurs). Elle fut aménagée
aménagé par Jan Pappelbaum
comme une longue passerelle peu profonde close au lointain
l
par un long mur, le tout en
planches de bois brut : dessus,, des rails permettaient de faire glisser un chariot avec un canon
et ses artilleurs « arrangés comme dans Le Radeau de la Méduse de Géricault »67.
Homme pour homme de B. Brecht (Baracke, 1997).. © Jan Pappelbaum.
Pappelbaum
Dans cette scénographie,
scénographie les comédiens se livraient à « une orgie acrobatique
acro
et
bouffonne, [qui n’était] pas de mauvaise facture »68 : avec des mouvements maîtrisés et
précis, ils grimpaient sur le mur vertical et sautaient
sautaient de nouveau au sol, passaient de manière
fluide d’une position à une autre et « grimaçaient pour ainsi dire constamment
amment avec tout leur
64
« Étudiant à l’École Ernst-Busch,
Busch, [Ostermeier] est remarqué par Michael Ebert – le dramaturge du
Deutsches Theater – qui avait beaucoup apprécié L’Inconnue d’Alexandre Blok [qu’il] avait montée en
appliquant les principes de la biomécanique de Meyerhold
Meye
». S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 5.
65
De ce troisième travail d’Ostermeier
’Ostermeier dans ce théâtre, ainsi que de la quasi totalité de ses mises en scène
à la Baracke, nous disposons des enregistrements vidéo
vi
de bonne qualité.
66
Gerhard Ebert, « Glückliches Kanonenfutter », in Neues Deutschland,, 3 juillet 1997. (« [Die]
biomechanische Zeige-Elemente
ente à la Meyerhold […] geben der Vorführung die Patina
Pa
der zwanziger Jahre »).
67
Petra Kohse, « Geschäftig wippende Brüste », in Die Tageszeitung,, 3 juillet 1997. (« [Die] Besatzung,
arrangiert wie auf Géricaults Floß der Medusa »).
68
G. Ebert, « Glückliches
iches Kanonenfutter », op. cit. (« Eine akrobatische Slapstick-Orgie,
Slapstick
die nicht von
schlechter Machart ist »).
41
Chapitre I – La Période de la formation
corps »69. Selon Jean Jourdheuil, « cette méthode semblait organiser dans la troupe une
énergie d’ensemble, [… un] goût de l’excès qu’ont les gens d’une certaine génération »70. À
la fin, avec des mouvements rapides et chorégraphiés, tout en chantant en chœur, les acteurs
démontaient toutes les planches du décor, de sorte que ne restaient que les rails. Pour certains
critiques, ce final, assez exigeant pour les acteurs, permettait de dessiner de manière heureuse
un parallèle entre la pression exercée sur les soldats chez Brecht, et celle à laquelle étaient
exposés ici les jeunes comédiens, inexpérimentés (certains encore élèves à l’École ErnstBusch). Selon Ostermeier, le spectacle devait cependant mettre en avant un tout autre
parallèle : la biomécanique de Meyerhold, « qui tente d’inventer l’acteur de l’avenir, et donc
aussi l’homme de l’avenir »71, servait l’objectif d’ « analyser l’histoire du national-socialisme,
en la comparant aux autres idéologies qui visaient à créer un nouvel homme »72 ; Meyerhold
et Brecht s’éclairaient donc mutuellement : « À travers Meyerhold, je voulais parler de
Brecht, et de sa croyance en l’invention d’un nouveau monde »73.
Autre point qui suscite l’intérêt d’Ostermeier, l’importance accordée à la musique au
théâtre par Meyerhold, lui-même violoniste, qui dit que :
« Si le metteur en scène n’est pas musicien, il ne pourra pas construire un spectacle
authentique, parce qu’un spectacle authentique […] ne peut être construit que par un metteur
en scène musicien. Des tas de difficultés ne paraissent insurmontables que parce qu’on ne sait
pas comment aborder une œuvre, comment mettre en lumière sa facture musicale »74.
L’élément musical est en effet très présent dans les spectacles d’Ostermeier (un grand
nombre d’entre eux mettent en scène des musiciens qui les accompagnent en “live”) et dans
Homme pour homme, toute la représentation était soutenue par un guitariste, un pianiste et un
batteur, présents sur le plateau (la présence des musiciens sur scène permet d’opérer ici encore
un autre parallèle entre Meyerhold et Brecht). De plus, comme chez Meyerhold, le traitement
des pièces est souvent guidé par des principes musicaux, tels le rythme, le leitmotiv, le
69
P. Kohse, « Geschäftig wippende Brüste », op. cit. (« Grimassieren sozusagen stets mit dem ganzen
Körper »).
70
« Ludisme et libération », op. cit., p. 52.
71
Propos du metteur en scène dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre
Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op.cit.
72
Ibid.
73
Ibid. Pour certains critiques, en revanche, l’application sur une pièce de Brecht, des principes d’un jeu
biomécanique qui, en général, amène « un théâtre très explicite, donc un théâtre distancié », fut perçue comme
redondante, comme faisant “double emploi”. (cf. P. Kohse, « Geschäftig wippende Brüste », op. cit. : « [Ein]
Theater größter Deutlichkeit, [… ein] Theater der Verfremdung ».)
74
V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, tome II, op. cit., p. 224.
42
Chapitre I – La Période de la formation
contrepoint, etc. Si la biomécanique, à l’état “pur”, influence surtout la première période du
travail d’Ostermeier, l’accent mis sur la musique est une constante qui traverse son travail
depuis ses débuts jusque dans ses mises en scène les plus récentes.
« J’ai découvert avec [Meyerhold] la force de la musique, du rythme, et c’est,
aujourd’hui encore, le plus important pour moi. Il faut dire aussi que Meyerhold m’a permis
de faire le lien avec ce qui gouvernait ma vie avant le théâtre, puisque j’étais musicien, je
jouais de la basse, de la contrebasse, et pratiquais le chant ; j’ai même envisagé de devenir
professionnel. Or la méthode de Meyerhold s’appuie beaucoup sur la musique et cela avait du
sens pour moi »75.
Ostermeier reprend également à son compte l’idéologie de Meyerhold, selon laquelle
le travail ne doit plus avoir « l’aspect d’une malédiction, mais celui d’une nécessité joyeuse et
vitale »76, une force qu’il a découverte en travaillant avec Bogdanov, lequel lui aurait inculqué
qu’ « il faut toujours rire quand on répète, même dans les scènes de tragédie ou de douleur ; le
travail de l’acteur, c’est quelque chose qui fait plaisir »77. Ostermeier évoque à plusieurs
reprises ce « ludisme dans le travail du comédien »78 avec Bogdanov, dont il dit qu’il a été
pour lui « un moment de libération »79. Il attache donc une grande importance à cette
dimension et affirme à son tour que « le théâtre ne doit pas être un espace de souffrance, mais
un espace de vie et de joie, la joie du jeu vivant, du jeu accéléré, rythmique, explosif, avec un
montage d’attractions, avec quelque chose qui est plus vivant que la vie. C’est cet aspect du
théâtre de Meyerhold que je revendique »80.
La période de formation a été pour Ostermeier également l’occasion de nouer avec
plusieurs artistes des complicités durables : de manière générale, on observe chez lui une
certaine “constance” dans le choix de ses collaborateurs, avec lesquels la rencontre s’ancre
souvent assez loin dans le passé. Nous avons déjà mentionné le cas de Jens Hillje, rencontré
dès les études secondaires, qui fut codirecteur de la Baracke, puis de la Schaubühne jusqu’en
2009, et qui reste aujourd’hui encore un collaborateur proche. Il faut bien sûr évoquer le
scénographe Jan Pappelbaum, rencontré lors du Festival d’Art de Weimar en 1994, où tous
deux furent assistants sur le même projet, Faust-Kubus, Ostermeier à la mise en scène auprès
75
Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 29.
V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, tome II, op. cit., p. 78.
77
« Ludisme et libération », op. cit., p. 51.
78
Ibid., p. 52.
79
Ibidem.
80
Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 25. Ailleurs, il évoque encore le principe du sourire
exigé pendant les répétitions : « C’est l’un des premiers principes de Meyerhold. Il parle beaucoup de la joie de
jouer, que c’est un grand plaisir et un grand privilège que d’être sur la scène, c’est un plaisir que d’être devant les
gens, c’est un plaisir que de jouer et c’est un grand privilège que de jouer un personnage ». (Dans Radio Libre,
op. cit.)
76
43
Chapitre I – La Période de la formation
de Karge, et Pappelbaum à la scénographie, auprès de Dieter Klass. Leur premier travail
commun date de la même année, 1994 (Tambours dans la nuit de Brecht au “bat”) et depuis,
Pappelbaum est devenu le scénographe principal d’Ostermeier, leur collaboration se
poursuivant depuis plus de seize ans et vingt-sept représentations.
Des relations de complicité se sont tissées aussi, naturellement, avec les autres élèves
de l’École Ernst-Busch, notamment ceux de sa promotion (1992 – 1996) du Département de
Mise en scène ; comme avec Robert Schuster et Tom Kühnel, deux metteurs en scène qui
travaillèrent en tandem pendant les premières années à leur sortie d’études, jusqu’en 2000 (au
Schauspielhaus de Francfort entre 1997 et 1999, et au Theater am Turm de la même ville, en
tant que directeurs, de 1999 à 2002)81. Ostermeier présenta un grand nombre de leurs
spectacles à la Baracke et à la Schaubühne, puis, après la fermeture du TAT, invita Kühnel à
mettre en scène à la Schaubühne82. Les trois metteurs en scène “partagent” de plus certains de
leurs collaborateurs : Jan Pappelbaum, par exemple, a travaillé fréquemment avec Schuster et
Kühnel, et Bernd Stegemann, qui fut sous leur direction le dramaturge en chef du TAT,
exerce cette même fonction aujourd’hui à la Schaubühne. Un lien très étroit lie Ostermeier
avec un autre collègue de l’École Ernst-Busch, Tobias Veit, lequel est, depuis 1998, à la tête
de son bureau de production artistique (à la Baracke d’abord, puis à la Schaubühne).
Nommons également Christian von Treskow, autre camarade de classe, qui devait
initialement assumer la codirection de la Baracke en 1996 avec Ostermeier, mais qui s’est
finalement retiré de l’aventure avant même qu’elle ne débute. Enfin, de nombreuses
complicités naquirent également avec les élèves comédiens ayant travaillé avec Ostermeier à
la Baracke qui, pour certains, l’ont suivi pour former le noyau de la troupe de la Schaubühne,
comme Lars Eidinger, véritable acteur “fétiche” du metteur en scène.
81
Par ailleurs, la première composition du directoire tétracéphale pressenti pour la Schaubühne était
constituée d’Ostermeier, de Waltz, Schuster et Kühnel.
82
Pour Electronic City de Falk Richter en 2004 et pour La Bêtise de Rafael Spregelburd en 2005.
44
Chapitre I – La Période de la formation
3. Thomas Ostermeier enseignant
Comme un certain nombre de ses camarades, Ostermeier est revenu à l’École ErnstBusch en tant qu’enseignant en 2000 : d’abord chargé de cours, il fait partie de l’équipe
enseignante fixe depuis 2005. Dans un premier temps, il proposa un séminaire qui s’inscrivait
dans la longue tradition de l’enseignement de la méthode Stanislavski à l’École. Même si
Ernst-Busch ne fut jamais un haut lieu de la formation stanislavskienne, le “système” y est
enseigné depuis 1952. La méthode s’était en effet solidement enracinée en Allemagne, surtout
au Theaterinstitut de Weimar, dès 1946, avec le retour d’URSS des exilés, notamment Maxim
Vallentin et Ottofritz Gaillard ; ce dernier rassembla ses expériences d’enseignement dans le
Deutsche Stanislawski-Buch, “le livre allemand de Stanislavski”, qui servit de base pour
l’exportation de cette formation en dehors de Weimar, y compris à l’École Ernst-Busch. Au
sortir de la guerre, la formation des comédiens butte sur de nombreuses lacunes et
incohérences, que la méthode de Stanislavski vient combler, par sa rigueur mais aussi, et
surtout, par le fait qu’elle englobe la vie théâtrale du début de la formation de l’acteur jusqu’à
la construction d’une troupe83. De plus, comme dans tous les pays sous la houlette soviétique,
cet enseignement fut imposé par les autorités, car la méthode de Stanislavski semblait
conforme aux objectifs fixés à la formation de l’acteur dans le cadre du réalisme socialiste.
À partir de 1952 donc, et pendant de longues années, le “séminaire Stanislavski” fit partie de
l’enseignement de base, en première année, à l’École Ernst-Busch, et il constitue une sorte de
passage obligé pour les élèves, dans le sens où il précède l’étude des œuvres du répertoire
mondial.
Ostermeier affirme qu’à l’époque de ses études, « Stanislavski était même plus
important que Brecht »84 dans le cursus de l’Ernst-Busch, en ajoutant que le metteur en scène
russe « a été mal compris, [… qu’on] tentait toujours de faire une différence entre les idées de
Stanislavski et celles de Meyerhold »85. C’est sans doute pour cette raison qu’il opta, lui, pour
une nouvelle approche et choisit d’aborder Stanislavski “par la bande” : il explorait, dans ses
cours, la proximité entre celui-ci et Meyerhold : « l’enjeu de ce séminaire [était] de montrer
83
On lit dans la préface au Stanislawski-Buch : « Stanislavski est bien connu des hommes de théâtre
allemands depuis des décennies… Ce qu’il a enseigné n’est pas d’une nouveauté renversante. Il n’a par ailleurs
jamais revendiqué cela. Au contraire : ce qu’il enseigne, c’est de l’ancien, c’est de la vérité et de la nature ».
Ottofritz Gaillard, Das deutsche Stanislawski-Buch, Berlin, Aufbau Verlag, 1946, p. 13. (« Den deutschen
Theaterleuten ist Stanislawski seit Jahrzehnten ein Begriff... Was er gelehrt hat, ist nichts umwälzend Neues.
Darauf erhebt er niemals Anspruch. Im Gegenteil: es ist das Alte, es ist Wahrheit und Natur, was er lehrt »).
84
« Ludisme et libération », op. cit., p. 51.
85
Ibidem.
45
Chapitre I – La Période de la formation
comment finalement l’un et l’autre ont travaillé dans la même direction »86, dit-il. L’accent fut
donc mis d’un côté sur la théorie biomécanique et de l’autre sur celle des actions physiques,
créant ainsi un point de rencontre entre les deux hommes de théâtre russes.
Quelques années plus tard, en 2005, toutefois, Ostermeier décide de revoir son
engagement d’enseignant : « Au début j’étais euphorique, mais aujourd’hui, j’ai le sentiment
que ce type d’enseignement ne va pas sans risque, notamment celui de perdre son aura
artistique. Si on enseigne trop, on s’épuise, on perd en somme sa substance »87. Il a donc
allégé sa charge, et depuis préfère concentrer son enseignement sur deux ou trois stages par
an, qu’il structure autour d’œuvres dramatiques précises abordées avec les étudiants (et dont il
entreprend souvent la mise en scène par la suite). La méthode qu’il privilégie alors est celle
d’une observation et d’une description, qui sont considérées comme plus importantes que
l’interprétation : « les grands romanciers, les peintres, les plasticiens enseignent toujours le
regard. Honoré de Balzac ou Victor Hugo ont décrit la réalité sans l’interpréter et je m’inscris
dans cette tradition réaliste. Apprendre à mettre en scène, c’est apprendre à regarder et à
observer, […car les acteurs] ont besoin d’un miroir objectif, mais ni critique ni
interprétatif »88. Il prend comme exemple un exercice au cours duquel il regarde avec ses
élèves une scène que ceux-ci ont préparée, avant de leur demander de décrire avec le plus de
précision possible ce qu’ils ont vu, plutôt que de lui expliquer leurs intentions et idées de
départ et la manière dont elles se sont déclinées dans la forme finale. L’avantage d’une telle
approche est selon lui le fait qu’à la fin de la séance de travail, le bilan et les conclusions
s’imposent d’eux-mêmes aux étudiants, que ces derniers font en quelque sorte eux-mêmes le
cheminement visé par l’enseignant.
D’autre part, étant donné que le travail se déroule souvent autour d’une pièce
qu’Ostermeier compte monter par la suite, il profite également de ces séminaires pour mettre
en place un premier laboratoire autour d’un texte, avant d’entrer dans la phase des répétitions
avec ses collaborateurs et sa troupe. Il a mentionné à plusieurs occasions l’exemple de
l’atelier qu’il a mené à l’École Ernst-Busch autour du Mariage de Maria Braun de R. W.
Fassbinder (qu’il mit en scène en 2008)89.
86
Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 33.
Ibid., p. 54.
88
Ibid., p. 58.
89
Et dont l’un des enjeux principaux fut d’expérimenter, avec les étudiants, « les différentes manières
dont il serait possible de traduire le film à la scène » (dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 55).
Finalement, affirme-t-il, « le résultat m’a convaincu qu’il était impossible » (dans « Maria Braun, dans la lignée
de Nora et Hedda Gabler », entretien réalisé par Jean-Louis Perrier, in Alternatives théâtrales, n° 101, “Extérieur
cinéma”, 2009, p. 24) d’emprunter les chemins imaginés par les étudiants, mais il affirme toutefois que « les
87
46
Chapitre I – La Période de la formation
L’activité d’enseignant qu’Ostermeier mène à l’École Ernst-Busch se prolonge par des
ateliers en dehors de cette école. En 2007, par exemple, à l’occasion du Festival de Liège, il
réunit quatre de ses élèves berlinois avec seize apprentis comédiens du Conservatoire de
Liège autour d’un atelier ayant pour titre “États d’urgence”, à propos de deux pièces
contemporaines, In God We Trust de Falk Richter et Tout va mieux de Martin Crimp.
Malgré cette activité pédagogique intense, le metteur en scène considère ne pas avoir
de disciples et ressent, au contraire, qu’un fossé le sépare de ses élèves, trop préoccupés dans
leur pratique par les explorations et expérimentations des différentes approches formelles et
conceptuelles : « ils ne s’intéressent plus à l’homme, ni au travail avec l’acteur »90. Cette
tendance, selon lui générale, risquerait même à son avis de modifier radicalement le profil
traditionnel de l’École Ernst-Busch :
« La réputation de l’École Ernst-Busch n’a plus grand-chose à voir avec la réalité
actuelle de l’école. La chute du Mur a généré des changements importants. […] Je crains que
la grande tradition qu’Ernst-Busch perpétuait ne se perde totalement. Cette école est la
dernière qui ait tenté de travailler dans les traces de Brecht et de donner une vision politique et
idéologique à l’acteur. À l’époque, la tradition voulait qu’on essaie de trouver des solutions à
des questions politiques, qu’on les montre sur scène »91.
C’est peut-être pour cette raison qu’Ostermeier, à l’instar de ses maîtres, tels Karge, en
s’inscrivant parfaitement dans l’esprit brechtien, forme des jeunes metteurs en scène
également auprès de lui, à la Schaubühne, par l’intermédiaire des assistanats à la mise en
scène. En effet, de nombreux jeunes gens qui arrivent dans cette institution en tant
qu’assistants (pas nécessairement auprès d’Ostermeier), y présentent ensuite leurs propres
mises en scène, sur le plateau du Studio ou même parfois sur la grande scène de la
Schaubühne. Citons à titre d’exemple Enrico Stolzenburg, assistant notamment pour Nora,
puis metteur en scène de Kebab de Gianina Carbunariu en 2007, ou Anne Schneider,
assistante entre autres pour John Gabriel Borkman et qui monta à la Schaubühne les Dingos
de Paul Brodowsky en 2009 et Il ne faut pas le dire d’Hélène Cixous en 2010. Enfin, Pedro
Martins Beja, élève pour sa part à l’École Ernst-Busch, présenta sa mise en scène des
Contrats du marchand d’Elfriede Jelinek à la Schaubühne en 2010.
expériences [qu’il] mène avec les élèves nourrissent aussi [sa] propre réflexion » (dans S. Chalaye, Thomas
Ostermeier, op. cit., p. 54).
90
Nous confia-t-il lors de notre entretien du 23 juin 2010.
91
« Ludisme et libération », op. cit., p. 50.
47
Chapitre I – La Période de la formation
Ostermeier mène une activité de transmission longue et riche : engagé à l’École ErnstBusch seulement quatre ans après en avoir lui-même quitté les bancs, il s’investit dans la
formation des jeunes metteurs en scène, non seulement là, mais aussi à la Schaubühne ou au
sein d’autres institutions, percevant le fait de transmettre comme un “devoir”, une “mission”
parallèle à celle de former une troupe, tout en revendiquant l’apport que cet investissement
peut avoir pour lui, selon un retour socratique : « Transmettre, c’est aussi se remettre en
question »92, dit-il. Cependant, même en ouvrant les salles de la Schaubühne à des projets
ponctuels de ses jeunes étudiants ou assistants, Ostermeier n’a pas encore fait preuve de cette
audace et de cette générosité dont il a profité, lui, dans sa jeunesse, notamment de la part de
Thomas Langhoff, qui lui confia la direction de la Baracke, salle annexe du Deutsches
Theater, alors qu’Ostermeier terminait tout juste ses études.
92
Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 55.
48
Chapitre II – Les Débuts
II.
LES DÉBUTS
1. Le paysage théâtral berlinois depuis les années 1990
1.1. Les bouleversements provoqués par la chute du mur et la réunification
Dans plusieurs pays de l’ancien bloc communiste, le tournant politique de 1989 fut
soutenu et accompagné par l’activité du monde théâtral, sur certains points même déclenché
par elle ; en cela les théâtres de la RDA (et notamment de Berlin-Est) ne font pas exception,
ils firent même à l’époque figure d’exemple pour les autres pays socialistes. Les changements
provoqués par la réunification allemande ont à tel point façonné et conditionné le paysage
théâtral berlinois des années quatre-vingt-dix1, alors que Thomas Ostermeier faisait son entrée
dans la vie théâtrale professionnelle, qu’il nous a paru indispensable de rapporter ici quelques
éléments de cette mutation, afin de mieux pouvoir situer, comprendre et analyser la carrière et
l’ascension fulgurante du metteur en scène dans ce Berlin du tournant du vingt-et-unième
siècle2.
La chute du mur de Berlin fut le résultat d’une évolution idéologique et politique
commencée bien avant novembre 1989. Sans entrer dans une analyse approfondie,
systématique du processus, mais en nous focalisant plutôt sur le domaine théâtral, notons que
dès la saison 1987 – 1988, des rapprochements entre les mondes de théâtre est et ouest
allemands s’étaient multipliés et intensifiés, notamment en raison de la présence des
productions théâtrales de la RDA à l’Ouest. En mai 1988, par exemple, la pièce de Volker
Braun, Die Übergangsgesellschaft (La Société de transition), créée par Thomas Langhoff au
Maxim Gorki Theater quelques semaines auparavant3, est la première représentation est-
1
Et continuent aujourd’hui. « Pendant ces vingt dernières années, Berlin fut une scène expérimentale »,
rappelle Jean Jourdheuil, in « In den seichten Wassern des Managements », op. cit.
2
Nous nous appuyons largement et principalement sur le dossier « Berliner Theater in der Wende »
(« Les théâtres de Berlin pendant le tournant du 1989 »), constitué par Sabine Zolchow à l’Académie des Arts de
Berlin.
3
La pièce, une critique “de l’intérieur” du régime socialiste, date de 1982. Le fait que sa mise en scène
fut rendue possible en 1988 témoigne à lui seul d’un début de l’ouverture à l’Est, encouragée par la pérestroïka,
même si les réactions des critiques se montrent encore très “prudentes” à son encontre, comme celle de Gerhard
Ebert dans le Neues Deutschland, l’organe de presse officiel du SED : « Cette comédie satirique reste, malgré sa
singularité qui ne fait aucun doute, une pierre seulement dans la mosaïque de notre dramaturgie socialiste ».
(« Aus synthetischen Hüllen gepellt », in Neues Deutschland, 8 avril 1988 : « Ohne Zweifel ist diese satirische
Komödie ein zwar auffälliger, aber eben nur ein Stein im Mosaik unserer sozialistischen Dramatik ».)
49
Chapitre II – Les Débuts
allemande à participer, à l’Ouest, au concours des Mülheimer Theatertage (Journées théâtrales
de Mülheim) ; un an plus tard, en mai 1989, cette représentation fait même partie de la
sélection du Berliner Theatertreffen, avec deux autres spectacles de la RDA (L’Homme qui
casse les salaires d’Heiner Müller, mis en scène par l’auteur au Deutsches Theater, et Le
Suicidé de Nicolaï Erdman, mis en scène par Christoph Schroth au Théâtre de Schwerin) : là
encore, il s’agit des premières participations du théâtre est-allemand à ce prestigieux festival
de Berlin-Ouest. Par ailleurs, la succession de Luc Bondy, en septembre 1988, par Jürgen
Gosch, à la tête de la Schaubühne, est sans doute à inscrire dans cette même logique, car c’est
la première (et unique) fois où ce théâtre est dirigé par un homme de théâtre venant de l’Est4.
La mobilisation citoyenne, qui va aboutir aux événements de novembre 1989, est
d’emblée soutenue et dans une certaine mesure portée, par le milieu théâtral. Dès le mois de
septembre, le Nouveau Forum pour les droits civiques, initié par des militants est-allemands,
appelle au dialogue démocratique, afin de trouver « des chemins pour sortir de la situation de
crise actuelle »5 ; le ministère de l’intérieur lui refuse le statut d’association, mais ce
mouvement de réforme trouve l’adhésion de nombreux partisans engagés, dont beaucoup
d’hommes de théâtre. Le 14 septembre, une déclaration de l’Association Régionale berlinoise
de l’Union des Écrivains de la RDA, ainsi qu’une résolution des Artistes du Spectacle quatre
jours plus tard, réclament un dialogue public et démocratique à tous les niveaux, face à la
« fuite massive des citoyens de la RDA »6. Suivant cette revendication, à partir de la fin
septembre, de nombreux théâtres de la RDA adressent des lettres ouvertes, des résolutions et
des déclarations, au SED d’abord, mais aussi au Conseil d’État et à celui des ministres, au
Freier
Deutscher
Gewerkschaftsbund
(Confédération
Allemande
de
Syndicats),
à
l’administration régionale et à la presse. Le 7 octobre 1989 a lieu une première réunion de
gens du théâtre à la Volksbühne de l’Est, trois jours après que l’équipe du Théâtre de Dresde
ait lu pour la première fois devant le public, à l’issue d’une représentation, une déclaration
ayant pour titre : « Nous sortons de nos rôles. La situation dans notre pays nous y oblige »7, et
ait appelé aux débats publics ; dans les semaines qui suivent, des discussions avec le public
sur la situation politique du moment ont également lieu dans les théâtres est-berlinois, au
sortir des spectacles. Une semaine plus tard, le 15 octobre 1989, des artistes de tous bords se
rencontrent au Deutsches Theater pour condamner, dans une résolution commune, les
4
Une importante “plateforme” est-allemande existait toutefois à la Schaubühne dans les années soixante,
avant l’arrivée de Peter Stein, ayant comme tête de proue le dramaturge et metteur en scène Hartmut Lange,
originaire de la RDA.
5
« Berliner Theater in der Wende », op. cit. (« Wege aus der gegenwärtigen krisenhaften Situation ».)
6
Ibid. (« Die massenhafte Abwanderung von DDR-Bürgern ».)
7
Ibid. (« Wir treten aus unseren Rollen heraus. Die Situation in unserem Land zwingt uns dazu ».)
50
Chapitre II – Les Débuts
arrestations brutales des manifestants pacifiques à Berlin les 7 et 8 octobre précédents, et
exiger la punition des responsables. Ils décident, pour le 4 novembre, d’une nouvelle
manifestation de protestation, contre les actions brutales et pour la liberté d’opinion,
d’expression et de réunion. Ils forment l’ “Initiativgruppe (Groupe d’initiative) 4.11.” et,
officiellement, chargent le Syndicat des Artistes des préparations de la manifestation. Le 28
octobre 1989, le Deutsches Theater entame une série de lectures, « Texte zur Lage (Textes à
propos de la situation) », qui s’ouvre sur les mémoires de Walter Janka (éditeur allemand,
victime des procès spectacles staliniens des années 1950), intitulées Schwierigkeiten mit der
Wahrheit (Difficultés avec la vérité) ; elles sont lues par Ulrich Mühe, en présence de l’auteur
et devant une salle bondée : la persécution politique en RDA est abordée pour la première fois
de manière publique. La première manifestation de protestation à Berlin-Est à être autorisée,
dans l’histoire de la RDA, réunit ainsi un million de participants qui exigent des réformes
politiques. Lors du rassemblement qui suit sur l’Alexanderplatz, animé par le scénographe
Henning Schaller, s’expriment d’autres personnalités du théâtre comme Ulrich Mühe, Heiner
Müller ou Johanna Schall. Le mur de Berlin tombe le 9 novembre 1989 et son ouverture est
de nouveau “fêtée” par les théâtres ; ainsi, trois jours plus tard, la troupe de la Deutsche Oper
(à l’Ouest) donne-t-elle une représentation spéciale de la Flûte enchantée pour les visiteurs de
la RDA, avec entrée libre et, de leur côté, Daniel Barenboim et la Philharmonie de Berlin leur
offrent un concert gratuit de Beethoven.
En août 1990 est signé le traité d’unification des deux États allemands (Beitritt der
DDR im Grundgesetz der BRD, Entrée de la RDA dans la Loi fondamentale de la RFA),
laquelle devra être effective le 3 octobre 1990 : conformément à l’article 53, la substance
culturelle des régions est-allemandes doit rester intègre. L’État Fédéral s’engage à débloquer
des fonds financiers afin d’empêcher la faillite des théâtres, des musées et des orchestres de
l’ex-RDA. Toutefois, l’espoir de solutions communes, qui prévaut encore lors de la première
réunion des directeurs de théâtres allemands en avril 1990, cède rapidement place à une
désillusion amère, devant l’évidence que les deux pays ont des systèmes théâtraux si
radicalement différents qu’ils sont incompatibles.
En effet, la RDA disposait du réseau théâtral le plus dense au monde ; les grands
théâtres de Berlin (qui formaient une catégorie à part) étaient financés directement par le
Ministère de la Culture, et les théâtres régionaux par les régions ; dans les deux cas, les
subventions d’État étaient très importantes et permettaient, d’un côté de travailler sans la
contrainte du succès et de la rentabilité économique, de l’autre de maintenir très bas le prix
51
Chapitre II – Les Débuts
des places. En RFA, en revanche, le système était double : il y avait, d’une part des théâtres
municipaux (Stadttheater) sous la responsabilité de la commune ou du Kreis, et de l’autre des
théâtres d’État (Staatstheater) sous la responsabilité principale du Land (mais bien souvent
cofinancés par les Kreis). À l’Ouest, une autre grande différence par rapport à la
RDA était l’existence, dans l’État Fédéral, parallèlement aux institutions publiques, d’un
réseau de théâtres privés (notamment les Tourneetheater et les Freie Truppen), qui se
concentraient sur des productions consensuelles, au succès garanti auprès du public ;
indépendants, ces théâtres bénéficiaient toutefois fréquemment de subventions publiques.
Tant en RFA qu’en RDA, ce système, dans les années quatre-vingt notamment, mena
à un certain nombre d’excès, sans doute pour deux raisons, elles-mêmes intrinsèquement
liées : des moyens financiers énormes d’une part, que les institutions publiques, dans les deux
Allemagne, s’étaient habituées à percevoir, et la pratique du Regietheater de l’autre, ce
“théâtre de metteurs en scène” qui s’avérait extrêmement coûteux : dans un essai publié dans
le Süddeutsche Zeitung en 1996, et qui portait un regard en arrière, C. Bernd Sucher dénonce
ce « théâtre Lufthansa »8, où des “stars” de la mise en scène, tels Peter Zadek ou Robert
Wilson, travaillant sur l’invitation des institutions, percevaient des salaires astronomiques et,
qui plus est, arrivaient avec leur propre équipe, alors que le théâtre en entretient une, à leur
disposition.
L’Allemagne réunifiée reprend finalement la structure de l’ancienne RFA, ce qui a
pour conséquence des changements radicaux dans le tissu théâtral est-allemand. Le premier
problème qui se pose, en matière de financement, est dû à l’extrême densité, dans les
nouveaux Länder, du réseau des théâtres nationaux et municipaux, dont plus de la moitié sont
des Mehrspartenhäuser, des institutions qui entretiennent parallèlement une troupe de théâtre,
une d’opéra (avec orchestre) et un corps de ballet. Or, il est extrêmement compliqué de
maintenir un personnel si important, à un moment où les salaires, à l’Est, sont censés
rejoindre peu à peu le niveau de ceux de l’Ouest. La question du financement des institutions
publiques est d’autant plus problématique que les taux de fréquentation chutent alors
considérablement, d’un côté comme de l’autre… Le pays réunifié est donc obligé de faire des
économies, et pour arriver à réduire ses dépenses, la culture, naturellement comme trop
souvent, est le premier domaine touché. Le maître mot devient la “rentabilité” et, sous couvert
de la dénonciation des excès des années quatre-vingt, les premières années d’après la
8
Cité par Emmanuel Béhague, Le Théâtre dans le réel. Formes d’un théâtre politique allemand après la
réunification (1990 – 2000), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2006, p. 43. Nous empruntons
d’ailleurs à cet auteur de nombreuses informations dans cette partie.
52
Chapitre II – Les Débuts
réunification sont placées sous le signe de coupes budgétaires, voire de fermetures des
institutions, pratiquées bien souvent de manière brutale et arbitraire. Durant toute la décennie,
on réalise également un grand nombre de fusions des institutions, notamment dans les Länder
de l’ex-RDA, où les communes et les régions ne sont plus à même de maintenir le réseau
dense de l’époque socialiste : ce genre de pratique est naturellement vivement dénoncé par le
milieu théâtral, mais il implique tout de même une suppression moins massive de postes que
les fermetures radicales.
Selon l’Entrée de la RDA dans la Loi fondamentale de la RFA, la ville de Berlin est
choisie pour capitale (le transfert de Bonn n’est effectué qu’en 1999), mais elle n’est pas
considérée comme un ancien Land de la RDA et, par conséquent, elle ne reçoit pas de
subventions spéciales. D’autre part, les aides allouées par la Fédération à Berlin-Ouest du
temps où la ville était enclavée, sont, elles aussi, supprimées. Ainsi, en un bref laps de temps,
disparaît le rapport privilégié à la culture qui caractérisait les deux parties de la ville divisée,
censées représenter leurs États respectifs, telles des vitrines culturelles. S’en suit une lourde
crise financière à Berlin, qui crée une situation d’autant plus difficile que cette grande ville de
cinq millions d’habitants est désormais vouée à tenir le rôle de capitale de la plus grande force
économique des pays de l’Union européenne. Or, comme le note Jean Jourdheuil, « Berlin
n’est pas une capitale économique ou financière, elle n’est pas non plus une capitale politique
(comme Londres et Paris), c’est une capitale culturelle »9.
En 1991, le Sénateur de la Culture berlinois, Ulrich Roloff-Momin, commande un
rapport qui puisse permettre d’entrevoir l’avenir des institutions berlinoises. Ce sera le
“rapport Nagel”, Überlegungen zur Situation der Berliner Theater (Réflexions sur la situation
des théâtres de Berlin), du nom de son principal auteur, Ivan Nagel, avec qui ont collaboré
deux autres critiques d’Allemagne de l’Ouest, Michael Merschmeier et Henning Rischbieter
du Theater heute, et un autre, Friedrich Dieckmann, originaire de la RDA10.
Après une évocation du riche passé artistique de Berlin depuis un siècle, tant au niveau
du théâtre “dramatique” (avec des dramaturges tels Hauptmann, Horváth, Weiss ou Müller, et
des hommes de théâtre tels Brahm, Reinhardt, Jessner, Piscator ou Brecht), qu’à celui du
théâtre musical (avec les chefs d’orchestre Walter, Kleiber ou Klemperer), les auteurs de ce
9
J. Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit.
De larges extraits de ce rapport ont été publiés dans la revue Theater heute, en mai 1991
(« Überlegungen zur Situation der Berliner Theater », pp. 37-42).
10
53
Chapitre II – Les Débuts
rapport insistent sur la multiplicité et la variété culturelles particulières au microcosme
berlinois d’avant la chute du mur : « rien dans le reste de l’Allemagne ne pouvait se comparer
à cette situation berlinoise, en termes de diversité artistique et de rayonnement culturel »11. Ils
remarquent que le nombre élevé des théâtres subventionnés et l’importance exceptionnelle de
leurs subsides du temps de la ville divisée, n’étaient pas liés uniquement à une « quête de
prestige des deux capitales »12, mais aussi à un réel intérêt de la part du public, dont
témoignaient des taux de fréquentation assez élevés :
« Pour Berlin-Ouest, le théâtre fut un facteur économique de premier rang, grâce à
l’attirance qu’il exerçait sur les autochtones et les étrangers. La RDA quant à elle, exploitait la
renommée que lui avaient conférée, en Europe occidentale et en Amérique, l’art de Brecht, de
Felsenstein et de leurs élèves… »13.
Nagel et ses collaborateurs poursuivent par une brève énumération des institutions
publiques et des scènes privées entièrement subventionnées par la ville, du théâtre
“dramatique” et “musical”, qui constituent selon eux la « charpente artistique et culturelle de
Berlin »14, qu’il faut maintenir et subventionner comme un cas à part, et qui ne doit donc plus
dépendre uniquement du budget du Land de Berlin mais également de celui de l’État Fédéral.
Avant d’entrer dans une étude de ces institutions au cas par cas, et de formuler des
propositions pour chacune d’elles, en termes d’identité artistique et de financement, le rapport
émet un avertissement urgent sur le mode de financement général de ces scènes berlinoises :
en effet, s’il reconnaît que, dans un premier temps, puiser l’argent dans les fonds de
reconstitution pour l’ex-RDA peut paraître « incontournable »15, il rappelle que, du fait que
ces allocations soient appelées à diminuer progressivement jusqu’à disparaître totalement,
poursuivre ce mode de financement serait « d’esprit étroit, incertain, mais aussi totalement
non réaliste – et donc nocif non seulement pour Berlin, mais pour la culture allemande en
général »16.
Les auteurs analysent ensuite le paysage du théâtre lyrique berlinois : ils plaident pour
le maintien des trois maisons d’opéra (la Staatsoper, la Deutsche Oper et la Komische Oper),
11
Ibid. (« An künstlerischer Vielfalt in Deutschland, an kultureller Ausstrahlung […] lässt sich dem nichts
vergleichen ».)
12
Ibid. (« Der Prestigesucht der beiden Hauptstädte ».)
13
Ibid. (« Für Westberlin wurde das Theater auch ein Wirtschaftsfaktor ersten Ranges dank seiner
Anziehung für In- und Ausländer. Die DDR nutzte den Ruf, den die Kunst Brechts, Felsensteins und ihrer
Schüler in Westeuropa und Amerika erlangt hatte ».)
14
Ibid. (« Das Künstlerisch-kulturelle Gerüst Berlins ».)
15
Ibid. (« Unumgänglich ».)
16
Ibid. (« Engstirnig, verunsichernd, aber auch gänzlich unrealistisch – deshalb nicht nur für Berlin,
sondern für die deutsche Kultur schädlich ».)
54
Chapitre II – Les Débuts
en précisant qu’elles ne doivent pas pour autant être pourvues d’une intendance qui les
regroupe. Au contraire, elles doivent, selon eux, fonctionner comme des organismes
artistiques indépendants, avec des objectifs clairement différenciés, des profils divers et des
répertoires distincts qui ne se chevauchent qu’à titre exceptionnel. Dans le domaine du théâtre
“dramatique”, ils constatent que le principe d’une diversification stricte du répertoire, requis
pour l’opéra, ne peut être appliqué car, soulignent-ils, « trois mises en scène d’une même
pièce procurent, apportent de la diversité et non de la monotonie – elles se complètent
réciproquement, […et les comparer] serait pour les curieux du théâtre et de la littérature un
exercice hautement intelligent et plaisant »17. Ils plaident donc pour une complémentarité des
scènes berlinoises, sans contrer leur individualité, et consacrent le reste de leur réflexion à des
propositions concrètes pour les différentes institutions théâtrales de Berlin. Nous nous
attardons ci-dessous sur leurs suggestions concernant les cinq théâtres principaux de la ville.
Le Deutsches Theater d’abord, pour lequel les auteurs ne proposent aucun changement
radical : ils approuvent au contraire des décisions qui avaient déjà été prises et dont la
réalisation avait déjà été amorcée au moment de la rédaction du rapport, comme celle de
confier la direction à Thomas Langhoff et de transformer l’ancienne salle de répétitions de la
Reinhardtstrasse en scène annexe, sous condition que celle-ci ne dispose pas d’une équipe
particulière et qu’elle s’accommode des forces artistiques et techniques de la maison mère. La
seule réticence émise par le rapport concerne la troupe de quatre-vingt-dix membres proposée
par Langhoff, jugée trop importante, car elle ferait « plus de mal que de bien au théâtre »18.
Le Berliner Ensemble ensuite : les auteurs dénoncent une gestion type entreprise
familiale, à laquelle il serait temps de mettre fin. Cette tâche, selon eux, est l’une des plus
ardues de cette restructuration du domaine théâtral berlinois ; avec une pointe d’ironie, ils
comparent le Berliner au théâtre Nô japonais, qui « vit depuis huit cents ans grâce aux troupes
et écoles familiales […et qui est] un monument pour les historiens du théâtre »19. Ils plaident
donc pour une réforme fondamentale, qui doit passer notamment par deux renouvellements
radicaux : celui de l’équipe d’abord, laquelle « maîtrise le “style” brechtien » certes, mais qui
ne dispose pas de « comédiens assez forts »20, celui du répertoire ensuite, qui doit désormais
17
Ibid. (« Dreimal die Aufführung desselben Stückes ergab Vielfalt statt Eintönigkeit – sie ergänzten
einander [… und sie] zu vergleichen, wäre für theatralisch oder literarisch Neugierige eine höchst intelligente
und vergnügliche Übung gewesen ».)
18
Ibid. (« Dem Theater eher schadet als nützt ».)
19
Ibid. (« Mit Familientruppen, Familienschulen lebt das Noh-Theater in Japan seit 800 Jahren weiter –
ein Denkmal für Theaterhistoriker ».)
20
Ibid. (« Das “Stil” beherrscht, aber nicht genug starke Schauspieler versammelt ».)
55
Chapitre II – Les Débuts
être « contemporain, dans l’esprit de Brecht »21. Pour opérer ces changements, une nouvelle
intendance s’impose. Nagel et ses collègues proposent de chercher parmi les élèves de Brecht
de la première ou de la seconde génération ; ils évoquent Ruth Berghaus, Benno Besson,
Manfred Karge, Matthias Langhoff, Peter Palitzsch ou Bernhard Klaus Tragelehn.
Suit la Schaubühne am Lehniner Platz, qui « reste toujours et encore le meilleur
théâtre d’Allemagne »22, notamment grâce au « sérieux de l’attitude de la production, […] à la
concentration sur des projets importants, [et] au travail acharné des dramaturges »23. Pour
cette raison, ils proposent de n’y faire aucun changement, mais au contraire de rendre
possible, par une aide privilégiée, la continuation de cette manière de travailler singulière, qui
attire à Berlin des metteurs en scène de renom (le rapport parle de Peter Stein, Klaus Michael
Grüber ou Bob Wilson) : « si la Schaubühne était obligée de travailler avec moins de
générosité, avec moins de luxe, ce ne serait plus la Schaubühne »24.
C’est sans doute pour la Volksbühne am Luxemburg Platz que le rapport Nagel
propose les innovations les plus fondamentales, pour parvenir à la mettre en phase avec son
époque. Il suggère qu’elle soit le lieu d’un « théâtre jeune, avec un désir d’innovation
esthétique et un courage politique »25 qui puisse insuffler une nouvelle vie dans le paysage
théâtral de la ville, comme le faisait à Berlin-Ouest, dans les années soixante-dix, Peter Stein
à la Schaubühne. En raison, entre autres, de la situation géographique de la maison à la
frontière des deux secteurs, Berlin-Est et Berlin-Ouest, entre le Prenzlauer Berg et le
Kreuzberg, il estime que celle-ci, abritant une troupe constituée autour d’un noyau de l’exRDA, serait particulièrement adaptée pour refléter « les chocs et les mélanges sociaux et
culturels de notre situation »26, en y apportant un « regard neuf, éclairant et perturbateur »27.
Quant au Maxim Gorki Theater, les auteurs du rapport estiment que l’identité forte
qu’avait cette scène dans les années quatre-vingt, lorsqu’on y « montrait des pièces
dérangeantes des auteurs de la RDA, des mises en scène sensibles »28, n’est plus de mise, car
désormais sans raison d’être. Sans formuler de contre-proposition concrète, ils suggèrent alors
21
Ibid. (« Ein heutiger Spielplan in Brechts Sinn ».)
Ibid. (« Wohl immer noch das beste Schauspieltheater im Deutschland ».)
23
Ibid. (« Der Ernst der Produktionshaltung, […] Konzentration auf wichtige Vorhaben, […] tüchtige
Dramaturgie ».)
24
Ibid. (« Wäre die Schaubühne gezwungen, weniger großzügig, ja luxuriös, zu arbeiten, so wäre sie nicht
mehr die Schaubühne ».)
25
Ibid. (« Ein junges Theater, mit Innovationslust und politischem Mut ».)
26
Ibid. (« Die sozialen, kulturellen Shocks und Wirrnisse unserer Lage ».)
27
Ibid. (« Einen neuen, erhellenden und verstörenden Blick ».)
28
Ibid. (« Irritierende Stücken von DDR-Autoren, sensible Inszenierungen ».)
22
56
Chapitre II – Les Débuts
que les contrats soient limités à deux ou trois ans, de sorte que l’on puisse préserver cet
espace et en même temps garder la maison disponible pour l’avenir.
Enfin, dans un post-scriptum, ils ajoutent quelques remarques désabusées sur la
coordination générale du complexe des scènes berlinoises, en déplorant notamment l’absence
de référents et rapporteurs attitrés au théâtre auprès du Sénateur de la Culture de Berlin. Ceuxci, selon eux, seraient indispensables, notamment pour revoir l’efficacité du mode de gestion
et d’organisation du théâtre tel qu’il fonctionnait dans le système ouest-allemand, afin de ne
pas transmettre des structures « trop dépensières ou hostiles à l’art »29 aux théâtres de l’Est. Ils
concluent sur une exclamation légèrement ironique (comme est globalement le ton du
rapport) : « Les théâtres occupent des milliers de spécialistes, un minimum de cinq
spécialistes ne pourrait-il pas s’occuper des théâtres ? »30.
En 1993, face à un manque de moyens critique, le Sénateur de la Culture se voit
finalement obligé de fermer certaines institutions, parmi lesquelles l’un des théâtres phares de
l’ex-Berlin-Ouest, le Schiller Theater. Cette décision, longtemps impensable, voire tabou,
provoque des réactions passionnées, principalement pour deux raisons : la première est qu’il
s’agit de la plus grande institution allemande, comptant l’ensemble le plus important de tout le
pays, la deuxième que c’est l’unique théâtre de l’ancien secteur Ouest à même de rivaliser
avec la Schaubühne, de lui proposer un « contrepoint artistique »31. Le rapport Nagel, lui,
n’avait pas pris en considération l’éventualité de la fermeture de ce théâtre, qui faisait partie
d’une institution réunissant également les scènes du Werkstatt et du Schloßparktheater, les
trois portant le titre de Staatliche Schauspielbühnen (Théâtres d’État). Le rapport évoquait une
équipe certes affaiblie par de fréquents changements de direction « mal organisés »32, depuis
1990, mais le Schiller Theater était quand même capable de justifier sa place à côté des autres
grandes institutions berlinoises, puisque ses succès des dernières années « tranchèrent par leur
acuité et leur humour […] avec l’art de la Schaubühne et du Deutsches Theater ». Le rapport
reconnaît cependant que « la rumeur selon laquelle le Schiller Theater aurait des problèmes de
fréquentation […] n’est malheureusement pas démentie par les statistiques »33 et que la scène
bénéficie de subventions très (trop) importantes : s’il propose alors de privatiser le
29
Ibid. (« Verschwenderische oder kunstfeindliche Strukturen ».)
Ibid. (« Die Theater beschäftigen Tausende von Spezialisten – sollten sich nicht mindestens fünf
Spezialisten mit ihnen beschäftigen? ».)
31
E. Béhague, Le théâtre dans le réel, op. cit., p. 55.
32
« Überlegungen zur Situation der Berliner Theater », op. cit. (« Fehlgesteuerten ».)
33
Ibid. (« Das Gerücht, Schiller-Theater habe Besucherprobleme, […] hält den Statistiken leider nicht
stand ».)
30
57
Chapitre II – Les Débuts
Schloßparktheater et de revoir la trop nombreuse équipe à la baisse, il ne préconise en aucun
cas la suppression de cette institution.
Certains commentateurs, parmi lesquels Michael Merschmeier, l’un des cosignataires
du rapport Nagel, tentent de lire, sinon de justifier, cette fermeture à travers « l’immobilisme
artistique et le caractère conservateur de l’ensemble du Schiller Theater depuis les années
soixante-dix »34, tout en insistant toutefois sur la rudesse et la précipitation avec laquelle la
décision fut prise, sans aucune projection vers l’avenir. D’autres, comme l’administrateur de
la Schaubühne, Jürgen Schitthelm, le présentent comme emblématique d’une absence totale
de dialogue entre les politiques et les hommes de théâtre, et il rappelle que les institutions
berlinoises avaient elles-mêmes proposé de faire des économies sur leurs propres budgets (à
hauteur de 20 millions DM), afin d’éviter cette fermeture35. Finalement, l’une des
conséquences de cette décision est le déplacement du centre de gravité de l’activité théâtrale,
dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, vers les institutions de l’Est de la ville ;
car le Schiller Theater fermé (pour « raison d’économie »36) et la Schaubühne ayant un poids
artistique moindre (pour « raison d’incompétence »37), il n’y a plus désormais, à l’Ouest,
d’institution forte et affirmée capable de tenir tête à celles de l’Est.
La chute du mur et la réunification allemande ont donc naturellement amené des
mutations radicales dans le tissu théâtral berlinois, mais ils ont de ce fait créé un paysage
particulièrement productif : « La ville de Berlin, au cours des deux dernières décennies, fut
probablement le lieu de la principale politique culturelle européenne. Il fallait communiquer à
l’Europe et au reste du monde la réunification allemande et la place nouvelle de l’Allemagne
en Europe »38, écrit Jean Jourdheuil. La situation artificielle et protégée des deux secteurs de
la ville divisée, et le dialogue artistique, réel ou virtuel, qui s’instaurait entre les institutions de
part et d’autre du mur, ont abruptement disparu au début des années quatre-vingt-dix, et laissé
derrière eux un paysage à reconstruire de fond en comble, tant au niveau économique qu’au
niveau idéologique. L’une des conséquences de cette restructuration fut le déplacement du
potentiel théâtral et artistique vers l’ancien secteur Est, un phénomène à mettre sans doute en
rapport également avec l’évolution sociologique générale qui affectait la ville à cette période :
34
E. Béhague, Le théâtre dans le réel, op. cit., p. 55. L’auteur résume ici l’article de M. Merschmeier,
« Frist und stirb. Stirb und werde? », paru dans Theater heute, août 1993.
35
Jürgen Schitthelm, « Berlin, Krisenhauptstadt », in Die deutsche Bühne, mai 1997. Cet article est cité
par E. Béhague, Le théâtre dans le réel, op. cit., p. 41.
36
Laurent Muhleisen, « Berlin, entre l’ancien et le nouveau », in Ubu, Scènes d’Europe, n° 12, “Spécial
Berlin”, 1999, p. 16.
37
Ibidem.
38
J. Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit.
58
Chapitre II – Les Débuts
les Allemands de l’Ouest envahissaient massivement les parties anciennement orientales de la
métropole, à la recherche d’un monde “autre”, plus “exotique” ; rappelons par ailleurs que
Thomas Ostermeier, lui aussi, fit à cette époque le choix d’une formation théâtrale à BerlinEst. La dramaturge allemande Dea Loher résume la situation de l’époque ainsi :
« Mitte et Prenzlauer Berg à l’Est ont relayé Kreuzberg à l’Ouest comme zones de
“gentrification”. Artistes et intellectuels y ont déménagé, et s’il existe à l’Est une colonie de
Berlinois de l’Ouest, c’est là-bas qu’elle se trouve. […] Les Berlinois de l’Ouest
n’emménagent à l’Est que pour y rencontrer d’autres gens de l’Ouest »39.
1.2. Volksbühne, Berliner Ensemble, Deutsches Theater, Maxim Gorki Theater :
des institutions théâtrales berlinoises majeures
Le Berlin d’aujourd’hui compte (à part trois opéras, deux théâtres d’opérette et une
multitude de théâtres privés) cinq scènes publiques majeures qui essaient, avec plus ou moins
de succès, de se définir les unes par rapport aux autres en fonction des demandes de la société.
Le fait que de ces cinq théâtres, quatre soient situés dans l’ancienne partie Est de la ville (le
seul qui se trouve à Berlin-Ouest est précisément la Schaubühne), suffit pour montrer que le
passé politique que nous venons d’évoquer continue à être d’actualité.
Faisons un bref historique de ces cinq établissements depuis la chute du mur et la
réunification de Berlin. De tous les théâtres berlinois, celui avec lequel la Schaubühne
entretient le dialogue le plus fertile est la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, dirigée par
le “frère ennemi” d’Ostermeier, Frank Castorf40. Ce dernier a pris la direction des lieux en
1992 et sa maison compte depuis, incontestablement, parmi les scènes berlinoises les plus en
vue. Les propositions formulées par Nagel et ses collègues concernant cette institution ont été
suivies d’effets : le théâtre fut confié à une forte personnalité du théâtre est-allemand,
représentant d’une esthétique “jeune”, provocatrice, à la conscience et à la vision politique
marquées. Dès son arrivée, Castorf a fait inscrire sur le toit de la Volksbühne, en énormes
lettres de néon, le mot “Ost” (“Est”), entérinant ainsi sa revendication d’appartenance à un
théâtre contestataire (esthétiquement et idéologiquement), dans le droit fil de la tradition est-
39
Dea Loher, « La plaie Berlin Babylone », in Ubu, Scènes d’Europe, n° 12, op. cit., p. 10.
« Tout le monde sait à Berlin que le plus grand concurrent de la Schaubühne [...] est la Volksbühne de
Frank Castorf », dit Ostermeier dans « Entretien avec Thomas Ostermeier », non daté et sans autres références,
publié sur le site http://www.theatre- contemporain. net /spectacles /disco_pigs /entretien.htm.
40
59
Chapitre II – Les Débuts
allemande41. Il y poursuit un travail iconoclaste entamé à l’époque de la RDA, quand il faisait
des pièces qu’il montait, notamment celles d’auteurs classiques, autant de « chevaux de Troie
pour une toute autre conception du monde »42. Si Castorf règne sur “sa” maison d’une main
de fer, il sait néanmoins s’entourer de fortes personnalités du théâtre germanophone
contemporain, et c’est grâce à cela qu’il a su faire de son théâtre l’un des lieux phares de
Berlin en terme d’esthétique, notamment dans les années quatre-vingt-dix. Il a associé à la
Volksbühne des metteurs en scène tels Christoph Marthaler, René Pollesch, Christoph
Schlingensief ou le chorégraphe Johann Kresnik, tous innovateurs et perturbateurs notoires du
théâtre germanophone.
Cette filiation est-allemande, revendiquée par Castorf à plusieurs niveaux, va de paire
avec l’inscription géographique du théâtre dans la ville, plus particulièrement perceptible dans
les années qui suivent la réunification. Matthias Lilienthal, dramaturge en chef de la
Volksbühne à l’époque, et alors « directeur informel »43 de ce théâtre, résume la situation
ainsi :
« La Volksbühne s’intègre dans le paysage théâtral berlinois, en s’en détachant. D’un
point de vue géographique, cette maison se situe entre les quartiers de Kreuzberg et de
Prenzlauer Berg. Nous faisons un théâtre pour les marginaux, les étudiants, nous tentons de
faire venir des jeunes au théâtre. Avant la réunification, chaque théâtre s’efforçait de plaire à
tout le monde. Nous avons rompu avec tout ça, nous avons choisi une esthétique de la
fragmentation, fondée sur une certaine idéologie, avec un jeu bien défini, destinée à un certain
public »44.
La Volksbühne s’adresse à un public spécifique, qui vient principalement des quartiers
limitrophes45 : un public d’étudiants et d’intellectuels, originaire des deux Allemagne, et qui
se nourrit du bouillonnement artistique de cette partie de la ville. Encore aujourd’hui, afin
d’ouvrir son théâtre aux jeunes, Castorf maintient les prix des places très bas46 ; de ce fait, il
existe à la Volksbühne une adéquation certaine entre les mondes représentés sur la scène et
l’univers des spectateurs :
41
« Mais pour en revenir à ce qui distingue la Volksbühne, ma foi je n’en sais rien, sauf peut-être que
c’est à l’Est », dit Castorf in Rolf C. Hemke, « De l’art de ne pas diriger un théâtre, entretien avec Frank Castorf
à propos de la Volksbühne », in Ubu, Scènes d’Europe, n° 12, op. cit., p. 19.
42
Ibidem.
43
Nicolaus Merck, « Une topographie de contrastes », in Alternatives théâtrales, n° 82, “Théâtre à
Berlin”, p. 61.
44
Berlin – changement de décor, un film de Wilma Pradetto et Christiane Pulvermacher, © Arte, 1995.
45
Rolf C. Hemke, « De l’art de ne pas diriger un théâtre, entretien avec Frank Castorf à propos de la
Volksbühne », op. cit., p. 18.
46
« Les prix des places oscillent entre 50 et 70 francs maximum – à peine plus qu’une place de cinéma ».
Berlin – changement de décor, op. cit.
60
Chapitre II – Les Débuts
« Quand on entre dans la Volksbühne et que l’on regarde le public, on ressent quelque
chose de très important dans cette ville : l’inachevé, l’ouverture, l’ambivalence. On y
rencontre des vieux et des jeunes de différentes cultures et orientations. C’est exactement ce
que l’on retrouve sur scène »47.
Un effet de miroir semblable s’observe à la Schaubühne d’Ostermeier, même si le
public est autre : la Volksbühne puise son public plutôt dans les couches défavorisées de la
société berlinoise, tandis que la Schaubühne s’adresse traditionnellement à des classes plus
élevées dans la hiérarchie sociale (ce qui tient aussi au quartier bourgeois de l’ancien secteur
Ouest où elle est implantée). Ostermeier résume :
« Mais ce qui fait la différence essentielle avec la Volksbühne, c’est que nous
essayons de nous adresser à cette nouvelle “classe bourgeoise” européenne et donc berlinoise,
celle du pouvoir économique, politique et médiatique, afin d’interroger son mode de vie, ses
contradictions, ses déchirements internes »48.
Le Deutsches Theater, l’ancien “théâtre national” de l’Allemagne de l’Est, fut dirigé,
entre 1991 et 2001 par Thomas Langhoff, lequel paria sur une troupe très importante, avec
l’ambition de réunir là les meilleurs acteurs du théâtre allemand. Il dit en 1995 :
« Tous les grands comédiens allemands ont joué sur cette scène, Otto Brahm et Max
Reinhardt en ont fait le premier théâtre allemand. Mais prétendre que nous sommes une
institution de premier rang serait idiot ; simplement, nous essayons de préserver ce qu’ils nous
ont transmis, à savoir que le comédien est l’élément central, qu’il faut réunir le plus d’acteurs
possible, et les meilleurs, pour offrir au public une distribution parfaite, chaque soir, même
dans les petits rôles. C’est ce qui fait la particularité de ce théâtre »49.
Mais face à la Volksbühne, le Deutsches Theater de Langhoff peine à affirmer une
identité claire et forte. À cela s’ajoute une mutation radicale dans la composition de son
public, dont les attentes sont moins prévisibles, difficiles à cerner, car dans la première moitié
des années quatre-vingt-dix, les spectateurs habituels de Berlin-Est ont cédé la place à un
47
Ibid.
« Entretien avec Thomas Ostermeier », http://www.theatre -contemporain.ne t/spectacles/ disco_pigs/
entretien.htm, op. cit.
49
Berlin – changement de décor, op. cit.
48
61
Chapitre II – Les Débuts
nouveau public venu de l’Ouest ; la situation ne se « normalise »50 que quelques années plus
tard. Le « coup de maître sur le plan artistique »51 de la direction de Langhoff, a été de créer,
en 1996, une scène annexe, la Baracke, et de la confier à Thomas Ostermeier, même si cette
petite scène finit par faire de l’ombre à la maison mère.
À Langhoff succéda à la direction du Deutsches Theater, de 2001 à 2008, un metteur
en scène venu du Maxim Gorki Theater, Bernd Wilms. Celui-ci prit le parti de faire confiance
à de jeunes metteurs en scène (Michael Thalheimer, Andreas Kriegenburg, Robert Kühnel et
Tom Schuster, Nicolas Stemann…), qu’il lia, pour certains, à son théâtre (Thalheimer par
exemple en fut le directeur artistique associé entre 2005 et 2008). Toutefois, il continua
parallèlement à confier le plateau régulièrement à des metteurs en scène de la génération
précédente, comme Dimiter Gotscheff et Jürgen Gosch. Aux yeux de nombreux
commentateurs, Wilms réussit par là à relever le défi d’un « renouvellement artistique »52, ce
qui se refléta dans une hausse considérable des taux de fréquentation du théâtre. En 2008, le
Deutsches Theater a ainsi “raflé” six des neuf catégories de prix décernés par la revue Theater
heute. Wilms a su affirmer la place du Deutsches Theater dans un paysage théâtral berlinois
dominé sur un plan artistico-idéologique par les deux pôles de la Volksbühne et de la
Schaubühne ; ceci grâce à la richesse et la variété esthétiques de ses programmations, en
raison du grand nombre de metteurs en scène invités, mais aussi grâce à la dimension
politique de son théâtre qui, compensant celle des deux autres institutions, se voulait « plus en
sourdine que [chez] Castorf, et moins pessimiste que [chez] Ostermeier »53.
En 2006, un nouvel intendant, Christoph Hein, fut nommé54, mais il se retira avant son
entrée en fonction, prévue pour 2008 ; la direction du Deutsches Theater fit alors l’objet de
nombreuses querelles politiques et le théâtre connut en 2008 – 2009 une période de direction
transitoire avec Oliver Reese, l’ancien dramaturge en chef de cette institution. Depuis 2010, il
est dirigé par Ulrich Khuon, l’ancien chef du Thalia Theater de Hambourg.
Quant au Berliner Ensemble, tout au long des années quatre-vingt-dix, les directions se
sont succédées à un rythme rapide. Manfred Wekwerth, ancien élève de Brecht, à la tête du
théâtre depuis 1977, se retira en 1991. À partir de là, il y eut une période de direction
50
Même si cette normalisation reste assez relative : « Depuis, la situation s’est quelque peu normalisée,
avec 70% de spectateurs de l’Ouest et 30% de l’Est : les anciens secteurs de la ville sont représentés à peu près à
proportions égales », dit Klaus Siebenhaar, chef de service de communication du Deutsches Theater, ibid.
51
N. Merck, « Une topographie de contrastes », op. cit., p. 63.
52
Ibidem.
53
Ibid., p. 62.
54
La nomination de ce dramaturge originaire de la RDA aurait sans doute marqué un certain retour du
Deutsches Theater vers le passé est-allemand…
62
Chapitre II – Les Débuts
intérimaire, avant que ne soit nommé, en août 1992, un directoire à cinq têtes, composé de
Peter Zadek, Fritz Marquardt, Heiner Müller, Peter Palitzsch et Matthias Langhoff. Ce dernier
quitta la direction un an plus tard, et fut remplacé, au terme d’une autre année, par la
comédienne Eva Mattes. Au printemps 1995, suite à des différends répétés avec Müller,
Zadek et Palitzsch se retirèrent à leur tour, suivis de près par Marquardt et Mattes ; de sorte
qu’à partir de septembre 1995, Müller resta l’intendant souverain du Berliner Ensemble ; il
mourut toutefois en décembre de la même année. Les rênes furent reprises alors par le
comédien Martin Wuttke, lequel abandonna au bout d’un an. Depuis 1999, le Berliner
Ensemble est sous la direction de Claus Peymann.
La nomination de Peymann à la tête de l’ancien théâtre de Brecht, qui coïncida avec
celle d’Ostermeier et de Waltz à la Schaubühne, fut présentée comme le début d’une nouvelle
ère. Le metteur en scène, connu pour son théâtre et son idéologie contestataires affirmés, avait
derrière lui déjà plusieurs directions marquantes et somme toute réussies : au Theater am
Turm de Francfort, au Schauspielhaus de Stuttgart puis à celui de Bochum et, surtout, au
Burgtheater de Vienne. En quelques saisons, il a effectivement réussi à hisser le Berliner
Ensemble au rang de théâtre le plus fréquenté de Berlin ; les critiques s’accordent sur le fait
qu’il est un « directeur de théâtre exemplaire »55 mais, contrairement à la majorité du public,
déplorent ses « mises en scène conventionnelles »56 (ainsi que celles des metteurs en scène
qu’il engage, comme George Tabori, Peter Zadek ou Bob Wilson) et parlent d’un « théâtre
fabuleusement réconciliant »57 :
« Lorsque Peymann, obéissant au “genius loci”, met en scène Brecht, le vieux
communiste ressemble à celui d’il y a cinquante ans, comme si ces années n’avaient pas
58
existé. Plaisant, un peu cabaret, et profondément inoffensif » .
Le Maxim Gorki Theater est la plus petite des institutions berlinoises majeures, son
équipe est plus réduite et ses subventions de même, par conséquent. Le théâtre, fondé en 1952
afin d’être consacré à la dramaturgie du réalisme socialiste, a été en première ligne du
mouvement de contestation de 1988 – 1989, avec la mise en scène de l’Übergangsgesellschaft
de Volker Braun par Thomas Langhoff, que nous avons déjà mentionnée ; plus largement,
tout au long des dernières années de la RDA, il comptait parmi les scènes les plus audacieuses
de Berlin-Est. La question de trouver comment lui faire garder son identité dans le Berlin
55
56
57
58
N. Merck, « Une topographie de contrastes », op. cit., p. 64.
Ibidem.
Ibidem.
Ibidem.
63
Chapitre II – Les Débuts
réunifié, se posa avec insistance : « Toute la motivation, toutes les impulsions de ce théâtre
ont disparu avec la chute de la RDA. Il est d’autant plus difficile de [lui] trouver une nouvelle
définition et une nouvelle identification »59.
C’est d’abord Bernd Wilms qui essaya de la trouver, entre 1995 et 2001, en pariant sur
la dramaturgie contemporaine, mais souvent dans une veine quelque peu boulevardière, qui a
toutefois rencontré un écho positif auprès du public. Après son départ au Deutsches Theater,
Wilms fut remplacé par Volker Hesse, lequel proposa une programmation éclectique, mais
sans vraie cohésion. Il est intéressant de noter que, même pendant cette longue période de
tâtonnement artistique et idéologique, le Maxim Gorki Theater ne fut jamais délaissé par les
spectateurs ; comme si son passé glorieux des années quatre-vingt lui avait fait gagner un
public très fidèle. Depuis la saison 2006 – 2007, la direction est assurée par le metteur en
scène Armin Petras (qui est également dramaturge, sous le nom de Fritz Kater), lequel a opéré
un retour vers le théâtre d’auteurs, en montant des œuvres relevant de la dramaturgie
contemporaine, réaliste, et politiquement et socialement critique. Régulièrement, le théâtre
passe donc à des auteurs des commandes de pièces en rapport à des événements réels et
récents de la vie allemande. Malgré cela, le Maxim Gorki Theater occupe toujours une
position plutôt marginale face aux autres grandes institutions berlinoises et peine à rivaliser
avec elles.
1.3. La question des générations
Les événements liés à la chute du mur et à la réunification eurent pour autre
conséquence, de soulever des questions liées au changement de générations, comme celles qui
s’étaient posées avec force en 1968. Les rênes des théâtres ouest comme est allemands, étaient
restées entre les mains des “aînés” durant plusieurs décennies. Ces turbulences que nous
venons d’évoquer dans les institutions théâtrales eurent lieu donc, dans les années quatrevingt-dix, sur fond d’un débat générationnel plus ou moins explicite et plus ou moins intensif,
et qui ne se limitait pas uniquement au domaine théâtral. L’Allemagne réunifiée devait
regarder résolument vers l’avenir, et Berlin, la nouvelle capitale, devait être présentée comme
une ville neuve qui faisait table rase du passé (du nazisme comme du communisme) ; ceci ne
pouvait s’accomplir que grâce à un sang neuf, que l’on injecterait dans des institutions
59
Franz Wille in Berlin – changement de décor, op. cit.
64
Chapitre II – Les Débuts
sclérosées. C’est pourquoi l’aventure de Thomas Ostermeier à la Baracke, et son avènement à
la Schaubühne, ont valeur exemplaire.
Ostermeier lui-même, parlant de la situation des années quatre-vingt-dix, se montre
très critique envers ce « culte de la jeunesse »60 qui s’était emparé du pays tout entier, et était
particulièrement sensible à Berlin : « La jeunesse faisait partie du mythe. La jeunesse avait
toujours raison à l’époque »61. En plus d’être une « notion idéologique »62, l’idéal de la
jeunesse, de la dynamique et de la flexibilité, était devenu, selon le metteur en scène, un idéal
de la société en général, une valeur du modèle néolibéraliste :
« C’est ainsi que l’on s’imaginait le monde dans les années quatre-vingt-dix : tous
devaient être sexy et virils et physiquement en forme, malgré des drogues ou grâce à elles.
Tous devaient pouvoir danser toute la nuit jusqu’à l’aube, et pourtant aller travailler le
lendemain, rester au bureau jusque dans la nuit et commander des pizzas et fonctionner en
équipe. Ce sont des rêves qui proviennent des fonds de la commune ou du collectif, mais qui
ont à cette époque-là, été découverts également pour le contexte du travail qui sert le marché.
[…] Autant que je me souvienne, la notion de la jeunesse est liée au marché. Les jeunes ont
toujours été une marchandise »63.
Le succès d’Ostermeier à la Baracke, ainsi que sa nomination à la tête de la
Schaubühne, sont donc à placer sous le signe de l’avènement de cette nouvelle génération
d’hommes de théâtre allemands, nés dans les années soixante et soixante-dix, qui fonctionne
dans les années quatre-vingt-dix, à l’époque de la new economy, comme une sorte d’ « index
du marché »64. Du reste, Ostermeier n’est pas l’unique exemple de ce renouveau
générationnel, que l’on peut alors observer à travers tous le pays : c’est dans cette même
perspective que la direction du légendaire Theater am Turm de Francfort, de 1999 à 2004, a
été confiée à Robert Schuster et Tom Kühnel, deux camarades de classe d’Ostermeier. On
peut également évoquer la carrière de Jan Bosse, entre le Schauspielhaus de Hambourg, le
60
T. Ostermeier, « Alter und Ego », in Die Zeit, n° 30, 16 septembre 2004. (« Jugendwahn ».) Plus loin, il
dit : « Nous, comme génération, étions entendus et on nous a donné de l’espace et du temps pour articuler nos
revendications. Cela nous a donné de la force et de la confiance en soi. On publiait des entretiens avec nos
maîtres à penser, il y avait des héros des start-up, il y avait une agitation dans le théâtre, dans la musique, dans la
mode ». (« Wir wurden als Generation verstanden und bekamen Raum und Zeit, uns zu artikulieren. Dadurch
entstand Stärke und Selbstvertrauen. Unsere Meinungsführer wurden interviewt, es gab die Start-up-Helden, es
gab eine Bewegung im Theater, in der Musik, in der Mode »).
61
Ibid. (« Die Jugend war eben Teil des Mythos. Die Jugend hatte immer Recht damals ».)
62
Ibid. (« Ideologischer Begriff ».)
63
Ibid. (« So stellte man sich das Leben in den Neunzigern vor: Alle sollten sexy sein und potent und
körperlich gut drauf, trotz oder wegen der Drogen. Alle sollten die Nacht hindurchtanzen und trotzdem am
nächsten Tag arbeiten und bis nachts im Büro sitzen und sich Pizzas bestellen und als Team funktionieren. Das
sind Träume, die aus der Fundgrube der Kommune oder des Kollektivs kommen – die aber nun für
Arbeitszusammenhänge entdeckt wurden, die den Markt bedienen. […] Seit ich denken kann, ist der Begriff
Jugend verknüpft mit dem Markt. Jugend war immer eine Ware ».)
64
Anja Dürrschmidt et Barbara Engelhardt dans leur préface au Werk-Stück, Regisseure im Porträt, op.
cit., p. 6. (« Marktindex ».)
65
Chapitre II – Les Débuts
Maxim Gorki Theater et le Burgtheater de Vienne, ou celle de Nicolas Stemann à Hambourg,
Bochum et Francfort65, deux metteur en scène respectivement nés en 1969 et 1968 : « Il n’y a
guère d’autre groupe d’âge qui ait été aspiré par les institutions aussi vite et sans frottements
que cette génération qui a aujourd’hui trente à quarante ans et qui a été appréciée pour son
effet de cure de rajeunissement du théâtre »66, estimaient Anja Dürrschmidt et Barbara
Engelhardt en 2003.
Toutefois, ce changement générationnel s’est fait dans une absence de dialogue et une
ambiance souvent conflictuelle : « Si l’on considère la génération des pères dans le théâtre
allemand, c’est vrai qu’il y a une vraie coupure ; je n’ai presque aucun rapport personnel, ou
dialogue de travail avec ceux de cette génération »67, affirme Ostermeier. Il évoque le cas de
Peter Zadek et surtout de Peter Stein, lequel, répète-t-il à l’envi, déclinerait systématiquement
toutes ses propositions de rencontre.
Le conflit entre générations a sans doute culminé, et s’est polarisé (les médias aidant),
sur la relation de Thomas Ostermeier et Claus Peymann, notamment à partir de la saison 1999
– 2000, où tous deux venaient d’être nommés à la tête de l’une des grandes institutions
théâtrales berlinoises. Un dialogue, ou plus exactement une polémique médiatique, s’était
alors établi entre les deux hommes, chacun se faisant le représentant d’une génération du
théâtre allemand68. Ostermeier, sur un ton caustique, disait à propos de Peymann qu’il
s’agissait d’un simple « problème biologique »69 dont le temps aurait raison… Il déclarait ne
pas comprendre la nature de « la lutte que ces vieux hommes avaient engagée »70, se
demandant même s’il s’agissait pour eux de « danser une dernière fois sur leur tombe, avant
de sauter dedans »71, pour conclure que la génération des pères était finalement « plus
hystérique »72 que celle des fils [sic]. À une autre occasion, il fit porter la responsabilité de
65
La collaboration régulière de ce metteur en scène avec Elfriede Jelinek, dont il crée les pièces depuis
2002, constitue un bel exemple, quoique rare, d’un véritable dialogue intergénérationnel, dont l’absence est en
général à déplorer.
66
A. Dürrschmidt et B. Engelhardt dans leur préface au Werk-Stück, Regisseure im Porträt, op. cit., p. 6.
(« Kaum eine Altersgruppe ist so schnell und quasi reibungslos in den institutionellen Theaterbetrieb aufgesogen
worden, wie die heute Dreißig- bis Vierzigjährigen, die wie eine Frischzellenkur fürs deutsche Theater zelebriert
wurden ».)
67
Bruno Tackels, « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et
Jean Jourdheuil », op. cit.
68
Roland Koberg, dans sa biographie de Claus Peymann (Alle Tage Abenteuer, Berlin, Henschel Verlag,
2000, p. 14), cite des titres de journaux comme « Le dictateur théâtral. Comment fonctionne Claus Peymann ? ».
(« Der Bühnendiktator. Wie funktioniert Claus Peymann? ».)
69
Michaela Schlagenwerth, Peter Laudenbach, « Baracke - Schaubühne », entretien avec Thomas
Ostermeier et Sasha Waltz, in Tip, n° 26, 1999. (« Ein biologisches Problem ».)
70
Ibid. (« Was diese alten Männer für einen Kampf kämpfen ».)
71
Ibid. (« Was wollen sie denn, bevor sie ins Grab springen, noch mal auf ihrem eigenen Grabstein
tanzen? ».)
72
Ibid. (« Hysterischer ».)
66
Chapitre II – Les Débuts
toutes ces tensions sur la génération précédente, se dédouanant, ainsi que ceux de son âge, de
toute velléité de combat :
« Notre génération préfère la mort au fait de se battre avec le père. Il y a une sorte de
désespoir avant même que la lutte commence, parce que nous la savons déjà perdue. Et
sachant cette lutte d’emblée perdue, nous ne l’engageons pas. Nous avons une très bonne
mémoire historique de ce qu’est devenue la génération de 68 – alors ne voulant pas devenir
comme eux, on ne commence pas la lutte »73.
Quelques années plus tard, en 2004, il évoquait encore la peur qu’inspirent souvent les
“jeunes” aux “vieux” : le mot “jeunesse” servirait d’ « argument de défense pour une
génération plus âgée qui a peur de perdre ses privilèges »74.
De son côté, Peymann, qui a pourtant, depuis les années soixante, plus d’une fois
montré qu’il ne craignait pas d’user de gestes et de mots forts, n’a guère fait preuve de cette
prétendue “hystérie” dont l’accuse Ostermeier. Lui-même juge (non sans justesse) que le fait
de se faire traiter, lui, de « vieux maître autoritaire et patriarcal », relève d’une « ironie de
l’histoire »75, même s’il comprend, dit-il, pour être passé par là, la volonté des jeunes de se
démarquer des « patriarches du théâtre »76 ; toutefois, estime-t-il encore, les deux générations
devraient trouver un modus vivendi commun. Aujourd’hui, nous vivrions, selon Peymann,
sous le dictat d’une jeunesse qui aurait imposé ses goûts77 :
« Pourquoi ne devrait-il pas y avoir une place quelque part pour les vieux maîtres ? Breth, Bondy, Stein, Wilson et Peymann, et récemment encore Zadek, Schleef et Tabori, qui
sont malheureusement morts. Dans nulle génération, il n’y a plus que cinq ou six metteurs en
scène de pointe »78.
Il convient de rappeler ici que Peymann lui-même n’a manifesté aucune sorte de rejet
à l’encontre des jeunes hommes de théâtre : ainsi, en engageant, dès 1999, Philip Tiedemann
73
B. Tackels, « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean
Jourdheuil », op. cit.
74
Dans « Alter und Ego », op. cit. (« Jugend wird zum Verteidigungsbegriff einer älteren Generation, die
Angst davor hat, ihre Pfründen zu verlieren ».)
75
Propos de C. Peymann dans Claus Peymann – Ma vie, documentaire télévisé réalisé par Johanna
Schickentanz, © ZDF, 2009.
76
Propos tenu dans l’entretien avec Norbert Mayer, « Ich war laut und besserwisserisch », in Die Presse,
8 janvier 2010. (« Theaterpatriarchen ».)
77
Il parle de “Jugendwahn” (littéralement “délire pour la jeunesse”), une expression que stigmatise
Ostermeier, lequel lui trouve, dans la bouche des “pères”, une dimension dépréciative (in « Alter und Ego », op.
cit.).
78
« Ich war laut und besserwisserisch », op. cit. (« Heute herrscht das Geschmacksdiktat des
Jugendwahns! Warum soll es nicht irgendwo auch einen Platz für die alten Meister geben? – Breth, Bondy,
Stein, Wilson und Peymann, bis vor Kurzem auch Zadek, Schleef und Tabori, leider sind die tot. Mehr als fünf
oder sechs herausragende Regisseure hat es in keiner Generation gegeben ».)
67
Chapitre II – Les Débuts
(d’un an le cadet d’Ostermeier) comme metteur en scène associé au Berliner Ensemble, a-t-il
fait preuve au contraire, d’un esprit d’ouverture en ce sens. Toutefois, les médias se sont
polarisés sur cette “querelle” entre les deux metteurs en scène (Ostermeier contre Peymann),
la présentant comme un paradigme d’une situation générale, malgré les efforts, notamment du
côté des collaborateurs de Peymann, pour apaiser les esprits et relativiser les choses. C’est
dans cette perspective qu’il faut sans doute lire la déclaration du dramaturge Hermann Beil, le
plus proche collaborateur de Peymann depuis les années soixante-dix :
« J’ai déjà vu des spectacles d’Ostermeier, pour lequel j’ai par ailleurs beaucoup
d’estime, je n’aurais jamais pu imaginer qu’ils ont été créés par un jeune metteur en scène. Ce
qui n’est pas mauvais non plus. On ne peut pas réinventer le théâtre à l’infini. Ostermeier sera
un jour lui aussi un monsieur âgé qui, espérons-le, fera encore du théâtre à ce moment-là. Au
fond, ce débat m’amuse, car il n’a absolument rien de neuf et revient périodiquement, comme
une année bissextile »79.
Au final, cette polémique s’en est tenue au terrain médiatique et n’a bien évidemment
pas eu de retombées sur le plan artistique ou plus largement esthétique ; d’où le fait qu’elle
semble aujourd’hui reléguée au second plan. Douze ans après sa nomination, Ostermeier ne
peut plus être considéré comme le représentant de la jeune relève et il a lui-même cessé
naturellement de se présenter comme tel80. Par ailleurs, on pourrait considérer que depuis
quelques années, un certain dialogue entre les deux générations a tout de même été noué, ne
serait-ce que du fait qu’Ostermeier a ouvert ses collaborations à des acteurs qui appartiennent
à la génération d’avant la sienne, comme notamment Kirsten Dene ou Gert Voss, comédiens
phares pendant plus d’une décennie, justement, de Claus Peymann.
79
Propos du dramaturge dans son entretien avec Annette Rollmann, « Theaterleute sind ein fahrendes
Volk », in Die Tageszeitung, 6 janvier 2000. (« Von Ostermeier, den ich ja sehr schätze, habe ich schon
Inszenierungen gesehen, da würde ich nicht auf die Idee kommen, dass sie von einem jungen Regisseur sind.
Aber das ist auch nicht schlimm. Man kann das Theater ja gar nicht ständig neu erfinden. Auch Ostermeier wird
irgendwann mal ein älterer Herr sein, der dann hoffentlich immer noch Theater macht. Im Grunde amüsiert mich
die Debatte, weil sie überhaupt nicht neu ist und periodisch wiederkehrt wie das Schaltjahr ».)
80
Cependant, il n’a pas encore donné leur chance, en leur ouvrant son théâtre, à des metteurs en scène
beaucoup plus jeunes que lui.
68
Chapitre II – Les Débuts
2. La Baracke du Deutsches Theater
Dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, l’immeuble du Deutsches
Theater, datant de 1850, subit des travaux de rénovation. Le chantier terminé, le directeur du
théâtre, Thomas Langhoff, décide de garder un complexe de préfabriqués, qui avait servi de
cantine aux ouvriers et jouxtait le théâtre, pour le transformer en une salle annexe, qu’il
baptise la Baracke, et qu’il voue, dans un premier temps, aux répétitions et à des projets
ponctuels, tels des lectures publiques. À partir de la saison 1996 – 1997, Langhoff confie cet
espace à deux metteurs en scène tout juste sortis de l’École Ernst-Busch, Thomas Ostermeier
et Christian von Treskow. Ce dernier se retire toutefois du projet au bout de quelques
semaines, ne supportant pas les pressions et les résistances que devait affronter cette jeune
équipe pour parvenir à affirmer sa place au sein d’une institution si importante (le Deutsches
Theater étant l’un de principaux théâtres de l’ex-RDA)81.
Ostermeier formula un projet ambitieux pour la Baracke : s’étant particulièrement
imprégné, au cours de ses études, de l’héritage et des théories sur le jeu de Meyerhold et de
Stanislavski, il envisagea de poursuivre à la Baracke le travail expérimental sur l’art du
comédien qu’il avait entamé à l’École Ernst-Busch, notamment avec ses mises en scène de
l’Inconnue d’Alexander Blok (où il explorait les méthodes du jeu biomécanique de
Meyerhold) et la Recherche Faust / Artaud. C’était d’ailleurs le premier de ces deux
spectacles, présenté au “bat”, qui lui avait permis de se faire remarquer par les dramaturges du
Deutsches Theater de l’époque, Michael Ebert et Dieter Sturm, ce qui lui avait valu plus tard
cette nomination à la tête de la Baracke. Dans son projet pour la Baracke, Ostermeier se
proposait d’explorer principalement le répertoire auquel il s’était déjà intéressé pendant sa
période de formation, celui des auteurs du tournant du dix-neuvième et vingtième siècle,
notamment des symbolistes (comme Blok) et des expressionnistes (comme Georg Heym, dont
le fragment de Faust avait servi de point de départ pour la Recherche Faust / Artaud).
« Je projetais de continuer à la Baracke ce qu’on pouvait voir dans le Moscou des
années 1920 – 1930, entre autres les studios expérimentaux de Meyerhold et de Stanislavski,
qui se trouvaient dans l’ombre de l’institution qu’était le Théâtre d’Art de Moscou, où l’on
pouvait expérimenter des choses nouvelles, dans un cadre relativement protégé, et ce sans être
soumis à l’obligation de succès. Il était destiné, en principe, à devenir un laboratoire de jeu »82.
81
82
Selon le propos d’Ostermeier dans S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 11.
Ibid., pp. 9 – 10.
69
Chapitre II – Les Débuts
La Baracke se prêtait bien, effectivement, à une approche expérimentale, car le lieu
était assez singulier : la scène et la salle devaient tenir dans un espace étriqué, de vingt-cinq
mètres de long et dix de large. Selon une anecdote qui circule83, la capacité officielle de la
salle était de quatre-vingt-dix-neuf spectateurs, car à partir de cent personnes, un pompier
aurait dû être obligatoirement présent pour chaque représentation. Le plateau était pour la
plupart des événements de plain-pied avec les fauteuils du public, ou alors très légèrement
surélevé, car la hauteur sous plafond n’excédait pas deux mètres cinquante ; pour cette même
raison, par ailleurs, le théâtre ne pouvait compter sur aucune installation et aucune
machinerie. Ces conditions rudimentaires imposaient donc à la Baracke, d’emblée, un travail
artisanal centré sur l’acteur : principe inscrit dans le projet initial d’Ostermeier et principale
caractéristique de son travail dans ce théâtre.
Le Sénateur de la Culture de Berlin de l’époque, Peter Radunski, n’avait alloué aucune
subvention particulière à la Baracke. Le théâtre disposait donc d’un budget (150 000 DM
annuels) pris sur celui la maison mère, que complétaient des aides ponctuelles de l’association
privée pour le soutien du Deutsches Theater (à hauteur de 10 000 DM par production) et qui
servait à couvrir les frais de production. Ostermeier et ses dramaturges étaient quant à eux
payés directement par le Deutsches Theater, comme les comédiens et les techniciens, qui
faisaient partie, eux, de la troupe du théâtre. Quant aux ateliers, la Baracke utilisait ceux du
Deutsches Theater. Ces conditions ont permis à certains commentateurs de dire que la
Baracke « devait sa survie uniquement à la générosité de Thomas Langhoff »84. L’expérience
fut unique dans le Berlin de la fin des années quatre-vingt-dix, car non seulement « les coupes
draconiennes opérées dans les subventions [avaient] rendu l’existence des petits théâtres […]
très aléatoire, voire impossible »85, comme le remarque Laurent Muhleisen, mais de plus, en
septembre 1996, quelques semaines seulement après qu’Ostermeier eut signé son contrat, le
Sénateur de la Culture adressa une directive aux grandes maisons théâtrales, les appelant à
fermer leurs scènes annexes, souvent peu lucratives, afin de se concentrer davantage sur leurs
« tâches principales »86. La Baracke faisait donc figure d’exception dans ce Berlin de la fin du
millénaire ; pour cette raison, le renouveau artistique qu’elle apportait fut remarqué plus
aisément.
83
Par exemple par Matthias Heine, « Mit dem Messer gegen Opa », in Die Welt, 17 janvier 2008.
Cornelia Niedermeier, « Männerspiel. Muskelspiel. », in Die Zeit, 19 février 1998. (« Dass das Projekt
überlebt, verdankt es der großzügigen Unterstützung durch Thomas Langhoff ».)
85
Laurent Muhleisen, « Berlin, entre l’ancien et le nouveau », in Ubu, Scènes d’Europe, n° 12, “Spécial
Berlin”, op. cit., pp. 16 – 17.
86
C. Niedermeier, « Männerspiel. Muskelspiel. », op. cit. (« Ihre Kernaufgaben ».)
84
70
Chapitre II – Les Débuts
C’est ainsi qu’Ostermeier, qui s’était trouvé si rapidement (quasiment à la sortie de ses
études) intégré au sein d’un grand organisme théâtral, et avait été si tôt responsable de son
propre lieu, vécut une expérience essentielle qu’il put par la suite mettre à profit à la
Schaubühne, tant sur le plan artistique qu’administratif ; en sus de son apprentissage en
termes d’organisation et de gestion, il eut à sa disposition, dès le début, certains grands
comédiens de la troupe du Deutsches Theater qui participèrent régulièrement à ses spectacles,
aux côtés de ses camarades de l’École Ernst-Busch.
« La vraie formation, ce fut pour moi les trois premières années à la Baracke. Parce
que là, chaque soir, il y avait une représentation. Et chaque soir, j’étais avec les spectateurs et
les acteurs sur la scène, dans la salle. Là, j’ai appris, en faisant. […] Mais à part cela, les
moments les plus importants, c’était la contrainte d’avoir un théâtre qui joue chaque soir, qui a
beaucoup de public chaque soir. C’était plein. Donc il fallait faire quelque chose »87.
Ostermeier commença alors à monter autour de lui une équipe de collaborateurs dont
certains le suivirent à la Schaubühne et sont encore aujourd’hui ses partenaires de travail
privilégiés. C’est le cas de Jens Hillje, d’abord son dramaturge qui, sitôt le désistement de von
Treskow, devint le codirecteur de la Baracke, et qui a conservé cette fonction auprès
d’Ostermeier à la Schaubühne jusqu’en 2009 ; c’est celui également de Jan Pappelbaum, qui
créa à la Baracke plusieurs scénographies pour les spectacles d’Ostermeier, participa
également à l’aménagement spatial du bâtiment, et qui est devenu à la Schaubühne le
scénographe privilégié du metteur en scène ; et c’est le cas enfin de l’auteur Marius von
Mayenburg, qui rejoignit la Baracke en 1998 en tant que dramaturge de production et qui est
encore aux côtés d’Ostermeier ; sans mentionner les nombreux acteurs qu’Ostermeier a
engagés ensuite à la Schaubühne et ceux avec lesquels il continue à travailler régulièrement.
En 1996, alors qu’Ostermeier projetait d’inaugurer la Baracke avec sa Recherche
Faust / Artaud, il fut obligé de remplacer au pied levé Christian von Treskow, démissionnaire,
de reprendre son travail et signer lui-même la mise en scène d’une pièce contemporaine, Fat
Men in Skirts de l’Américain Nicky Silver. Ce fut alors sa première confrontation à la
dramaturgie contemporaine. Il enchaîna, quelques mois plus tard, avec un second travail : Des
Couteaux dans les poules de l’Anglais David Harrower. Cette découverte de la dramaturgie
contemporaine, ce travail sur des textes neufs et la possibilité d’entrer directement en contact
87
Propos d’Ostermeier dans Affinités électives, émission de France Culture du 1er mars 2007, op. cit.
71
Chapitre II – Les Débuts
avec leurs auteurs, ouvrirent à Ostermeier « des horizons inattendus »88, qu’il décida alors
d’explorer systématiquement.
« À partir de ce mélange de hasard et d’envie, […] nous nous sommes bientôt
considérés et affirmés en tant que théâtre voué au répertoire contemporain. Ce projet trouvait
naturellement sa place à la Baracke, parce que c’est un petit espace adapté au théâtre
contemporain, qui se joue la plupart du temps avec une petite distribution et un décor
épuré »89.
Le metteur en scène s’entoura alors d’une équipe dramaturgique qui partit à la
recherche de nouveaux textes, et la plupart des pièces choisies furent montées pour la
première fois en langue allemande ; Jens Hillje proposa des pièces anglophones (qui
constituèrent la majorité du répertoire), alors que le deuxième dramaturge du théâtre, Stefan
Schmidtke, proposa des pièces tirées de la dramaturgie contemporaine russe (la Baracke en
présenta notamment deux de l’auteur Alexej Schipenko, Suzuki I et II) ; quant à la
dramaturgie contemporaine française, elle ne trouva qu’une place mineure, et c’est Ostermeier
lui-même, francophone et francophile, qui en organisa quelques lectures publiques.
Cette affirmation d’un répertoire clair et orienté montre que la Baracke s’adressait
majoritairement à un public différent de celui qui fréquentait traditionnellement le Deutsches
Theater. Selon certains commentateurs, la Baracke s’inscrivit ainsi par rapport à la maison
mère dans une relation d’ « opposition »90, qui passait aussi, naturellement, par la mise en
avant d’une esthétique différente et particulière à ce lieu, mais aussi par des choix théâtraux
fondamentaux :
« La démarche meyerholdienne peut être vue à la Baracke de manière
programmatique : comme l’abandon du style de jeu psychologico-réaliste développé par
Stanislavski, cet antagoniste bourgeois de Meyerhold, et prédominant sur les scènes
allemandes »91.
En plus d’une démarche artistique caractéristique et innovante92, la particularité de la
Baracke, cette « comète du paysage théâtral berlinois »93 s’affirme également à travers la
88
S. Chalaye dans la préface à Thomas Ostermeier, op. cit., p. 6.
T. Ostermeier in S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., pp. 11 – 12.
90
Manuel Brug, « Die achtundsechziger kommen », in Der Tagesspiegel, 30 juillet 1997.
(« Opposition ».)
91
C. Niedermeier, « Männerspiel. Muskelspiel. », op. cit. (« Doch der Meyerholdsche Ansatz kann in der
Baracke als Programm gelesen werden: als Abkehr von dem an deutschen Bühnen vorherrschenden, von
Meyerholds bürgerlichem Gegenspieler Stanislawskij entwickelten psychologisch-realistischen Schauspielstil ».)
92
Qui ressort d’un de ses spectacles emblématiques, Shopping & Fucking, que nous décrivons plus bas.
89
72
Chapitre II – Les Débuts
revendication d’une identité politique et idéologique clairement prononcée, ce qui tranche
avec le désintérêt massif de la jeune génération du milieu des années quatre-vingt-dix, pour
une politique épuisée et usée par des années de débats sur la question des conditions et des
séquelles de la réunification allemande. « Aujourd’hui, s’affirmer apolitique semble être le
signe d’une éducation soignée »94, remarque à l’époque la dramaturge allemande Dea Loher,
qui poursuit :
« Mais peut-être cette tendance à l’indifférence mutuelle [entre les Wessis et les Ossis]
est-elle un phénomène normal, si l’on estime qu’après des années de turbulence, les gens ont
besoin d’une pause. D’un autre côté, on fait tout, du point de vue de l’urbanisme, pour faire
oublier le mur. Et je crois que ces deux phénomènes sont liés »95.
À la Baracke, il semble pourtant, a priori, que le climat soit le même, quand Hillje dit
« le théâtre est un endroit ex-territorial : l’Est et l’Ouest, cela ne nous intéresse plus »96.
Toutefois, on y propose de déplacer les débats et les interrogations idéologiques, politiques ou
sociales à d’autres niveaux. Cela se répercute principalement dans deux domaines :
premièrement, dans le choix des répertoires qui porte, à la Baracke, majoritairement, sur des
textes à forte charge sociale et politique, deuxièmement, dans l’organisation d’un programme
riche et dense de lectures, conférences et débats autour de sujets politiques qui vont au-delà de
cette question récurrente de la réunification allemande, comme : « que reste-t-il de la révolte
de 1968 ? » ou « le capitalisme, pour aller où ? »97. Le théâtre se fait ainsi l’endroit d’un
dialogue vivant et engagé, que corroborent les textes présentés et l’esthétique des spectacles.
En 1998, la Baracke d’Ostermeier est consacrée “Théâtre de l’année” et cumule deux
invitations au Theatertreffen de Berlin, avec Shopping & Fucking et Des Couteaux dans les
poules. Grâce à de nombreuses invitations à l’étranger, son influence ne se limite pas
uniquement au théâtre allemand : en effet, à partir de là, les mises en scène de pièces
anglophones contemporaines (telles celles de Ravenhill, Walsh ou Harrower) éclosent dans
toute l’Europe.
93
Selon le titre de l’article de Laurent Muhleisen, in Ubu, Scènes d’Europe, n° 12, op. cit.
Dea Loher, « La plaie Berlin Babylone », ibid., p. 10.
95
Ibidem.
96
Propos de Jens Hillje, in M. Brug, « Die achtundsechziger kommen », op. cit. (« Theater ist ein
exterritorialer Ort, Ost und West, das interessiert uns nicht mehr ».)
97
L. Muhleisen, « La Baracke, comète du paysage théâtral berlinois », op. cit.
94
73
Chapitre II – Les Débuts
2.1. Shopping & Fucking de Mark Ravenhill
Ce spectacle, l’un des plus marquants de Thomas Ostermeier à la Baracke,
Baracke fut créé en
1998. C’est avec
vec cette mise en scène qu’il put définitivement asseoir sa renommée dans le
contexte théâtral de Berlin et faire de la Baracke un lieu “culte” de la jeune génération de
spectateurs. Le spectacle rencontra en effet un immense
immense succès auprès du public, fit partie du
palmarès du Theatertreffen de cette année-là
année là et fut ensuite repris à la Schaubühne, pendant
pend pas
moins de sept saisons. C’est pour ces raisons que nous nous attardons sur cette représentation
emblématique, mais aussi parce que nous pouvons y relever des procédés qui vont par la suite
devenir caractéristiques du travail d’Ostermeier : ceux dont il use pour l’univers
scénographique, le jeu des acteurs,
acteurs l’utilisation de la musique, ou pour mêler sur le plateau
des principes cinématographiques.
cinématographiques
Shopping & Fucking de M. Ravenhill (Baracke, 1998)
La scénographie (de Rufus Didwiszus)
Didwiszus propose deux cloisons perpendiculaires qui
figurent, de manière réaliste,, l’intérieur d’un studio ; dans
ans le mur du fond, une fenêtre derrière
laquelle on devine l’extérieur d’une cour d’immeuble
d’immeuble crasseuse, et une porte par où les
comédiens font parfois leur entrée ; comme
omme seul ameublement de l’appartement, un sofa usé,
usé
adossé à la cloison, deuxx radiateurs sous la fenêtre et un grand téléviseur posé sur un
magnétoscope. L’ensemble de cet univers est très sale et usé : les murs sont décrépis et
craquelés, le soll est recouvert d’une moquette tachée et déchirée sur
s laquelle règne un
désordre impressionnant : y traînent des magazines, des habits, du papier toilette,
t
des sacs en
74
Chapitre II – Les Débuts
plastique, des cannettes vides, des barquettes de plats pré-cuisinés et autres déchets. Le
dispositif est bordé d’une passerelle longeant le devant de la scène sur toute sa longueur, large
d’à peu près un mètre et surélevée d’environ quarante centimètres au-dessus du niveau de la
scène, laquelle se trouve ainsi légèrement en contrebas. Cette passerelle, autre aire de jeu,
offre également la possibilité d’entrées et de sorties aux comédiens à cour, et sépare l’aire de
jeu principale des spectateurs, lesquels sont toutefois très près (au premier rang, ils touchent
carrément la passerelle de leurs jambes). On retrouve donc ici l’un des principes qui vont par
la suite devenir récurrents dans les spectacles d’Ostermeier : installer, d’abord, à travers un
réalisme quasi documentaire, un milieu clairement identifiable (ici, une couche sociale
défavorisée), créer une certaine illusion, pour la casser ensuite, par la mise en avant du
caractère théâtral du dispositif. Cette affirmation de la théâtralité dans Shopping & Fucking
tient d’abord à la présence de la passerelle, un espace neutre qui ne renvoie à aucun lieu
précis, mais aussi à l’ouverture du dispositif en ses bords. En effet, la rencontre des deux
cloisons délimite une aire de jeu principale au fond et côté jardin ; en revanche, à l’opposé,
côté cour, le mur et la moquette au sol s’arrêtent avant d’avoir atteint l’autre bord de la scène.
Le dispositif est ainsi ouvert sur le noir de la cage scénique, l’espace de la fiction flotte sans
transition dans celui, général, du théâtre, et au cours de la représentation, les acteurs vont
dépasser cette limite pour évoluer dans les coulisses, tout en poursuivant leurs dialogues.
On retrouvera plus tard, à la Schaubühne, des scénographies fonctionnant sur ce même
principe, dans le travail de Jan Pappelbaum, comme par exemple pour Les Jours meilleurs, où
la représentation réaliste d’une caravane est mise à mal par la disparition progressive de ses
parois, ou pour Concert à la carte, où la reconstitution hyperréaliste d’un appartement
contemporain, ouvert sur ses bords, donne sans transition sur les coulisses.
Le jeu des acteurs, lui aussi, donne le ton des spectacles à venir ; en premier lieu, par
son réalisme. Dans la plupart des scènes, les comédiens adoptent en effet un jeu extrêmement
crédible, même (et surtout) lorsqu’il s’agit de jouer des scènes violentes, pour lesquelles le
théâtre a souvent recours à une représentation imagée, symbolique ou métaphorique, surtout si
elles sont susceptibles de choquer le public ; Ostermeier montre des scènes d’une violence
insupportable, d’une manière quasi naturaliste, sans détours, sans feintes. Ainsi dans la –
désormais fameuse – scène finale, où le jeune prostitué Gary (André Szymanski) demande à
son amant Mark (Thomas Bading) de le sodomiser avec un couteau jusqu’à ce que mort
s’ensuive : au début de cette scène, Gary, de profil par rapport au public, est plié en deux sur
le dossier du sofa, le pantalon baissé, offrant son postérieur à Mark (il s’est auparavant fait
75
Chapitre II – Les Débuts
sodomiser par celui-ci et par Robbie, sur un mode tout aussi réaliste). Bading s’approche de
Szymanski et semble en effet enfoncer la lame d’un couteau dans ses fesses, avec des
mouvements d’abord lents, puis de plus un plus énergiques et saccadés. Ostermeier laisse la
scène durer quelques longues minutes, pendant lesquelles rien d’autre ne se passe sur le
plateau qui puisse détourner le spectateur du geste répétitif de Bading et lui épargner les
gémissements de plus en plus horribles de Szymanski, dont les cris sont à la fin, et enfin,
recouverts par une musique fracassante, cependant qu’un noir envahit le plateau.
Toutefois, de même que le réalisme de l’univers scénographique est cassé par la mise
en avant de sa théâtralité, celui du jeu des acteurs l’est aussi. En effet, si les comédiens
recourent fréquemment à une interprétation psychologique, ils la déconstruisent régulièrement
par des moments de jeu excessif, voire hystérique, décalés.
« La mise en scène introduit sans cesse des effets de distance, des ruptures dans le jeu
des acteurs, des connivences avec les spectateurs, qui contredisent l’effet de réel et empêchent
le spectacle de s’engluer dans le naturalisme »98.
Un autre dénominateur commun du jeu des acteurs dans cette représentation est son
côté corporel. Les comédiens ont recours à un jeu très physique, très énergique et tonique. Ils
sont presque constamment en déplacement sur le plateau et semblent ne jamais pouvoir
s’arrêter. Ils usent du sofa de toutes les manières possibles, s’y assoient dans toutes sortes de
positions bizarres, y montent, en tombent, marchent sur le dossier, etc. L’expression
corporelle de l’acteur domine, comme pour le dealer Brian (Bernd Stempel) qui semble avoir
une jambe de bois, ce qui détermine fortement sa manière d’évoluer sur le plateau. Ce jeu
corporel outré donne souvent lieu à des moments comiques, autre “marque” de la direction
d’acteurs chez Ostermeier. Ainsi dans la scène où Mark essaie d’échapper à Gary qui le
poursuit, et dans laquelle les deux comédiens ont le pantalon baissé : les chevilles entravées,
les acteurs sautillent sur le plateau, tout en en faisant quand même plusieurs fois le tour, assez
rapidement, souvent à quatre pattes, passant par-dessus le sofa, etc. Ou encore quand Brian
s’installe confortablement sur le sofa et que, ne pouvant plier sa jambe de bois, il la laisse
dressée devant lui : lorsque son personnage commence à s’énerver, l’acteur tourne son corps
entier rapidement de droite à gauche, en sursautant à chaque fois comme un pantin, et sa
jambe décrit ainsi de larges demi-cercles dans l’air ; par la suite, pris d’une sorte de délire, il
se met debout et tourne sur sa jambe en bois comme une toupie. Mais l’exemple le plus abouti
de ce type de jeu est certainement la scène où Robbie (Bruno Cathomas) s’installe sur un
98
Evelyne Ertel, « Une éblouissante plasticité », in Théâtre / Public, n° 152, 2000.
76
Chapitre II – Les Débuts
brancard d’hôpital : l’acteur arrive sur la passerelle d’un pas décidé, poussant le chariot
devant lui ; avant d’atteindre l’autre bout de l’estrade il tombe une première fois en bas, dans
l’aire de jeu principale, il remonte ensuite sur la passerelle avec son brancard dont il se met à
explorer les différentes parties articulées, mais il n’arrête pas de se faire mal en le
manipulant : il se coince les doigts, se cogne la tête, les genoux, le laisse tomber sur son pied,
etc. Au fur et à mesure qu’il se blesse en différentes parties de son corps, Robbie essaie de
protéger celles-ci et évite ensuite de s’en servir : il tente ainsi de remonter le dossier avec sa
tête, car il ne veut plus utiliser ses mains, pousse l’engin avec une jambe pour éviter de le
toucher du pied, ce qui lui rapporte d’autres coups et blessures, tout cela sur un mode
franchement clownesque.
Mais cette dernière scène est également symptomatique d’un autre procédé de jeu
fréquemment employé par les acteurs d’Ostermeier : la mise à distance, qui tient à une
porosité très relative entre le comédien et son personnage : Cathomas a enfin réussi à installer
son brancard et s’allonge dessus, arrive Lulu (Jule Böwe) et leur dialogue marque le début de
ce tableau de la pièce, qui se déroule aux urgences d’un hôpital ; les déboires de Cathomas
avec son brancard peuvent donc être vus comme ceux d’un comédien qui prépare son aire de
jeu et ses accessoires. Le même acteur a par ailleurs recours à ce type de jeu distancié, à
plusieurs reprises dans le spectacle, ainsi lorsqu’il se retrouve avec un sachet plein de pilules
d’extasy : il esquisse un pas et un geste vers les spectateurs pour leur en proposer. Dans une
autre scène, où son personnage, s’adressant à Gary, dit que « nous avons tous besoin
d’histoires […], d’histoires si grandes que tu pourrais vivre ta vie à travers elles […] »,
Cathomas ne se tourne pas vers l’interprète de Gary, mais descend de la passerelle et, face aux
spectateurs, s’adresse directement à eux. Le discours de son personnage fait office d’appel du
metteur en scène en faveur du retour du récit et de la narration au théâtre, une revendication
majeure chez Ostermeier, dont cette représentation constitue un plaidoyer. Le jeu de ces
comédiens dans ce spectacle annonce donc à plusieurs niveaux les grands axes de la direction
d’acteurs chez Ostermeier : un réalisme exacerbé mais constamment cassé, un jeu corporel et
comique, et ponctuellement, une adresse directe au public.
On retrouve encore l’amorce d’autres procédés récurrents dans le travail d’Ostermeier
à venir. Ainsi de l’organisation de l’action scénique, qui semble s’inspirer de principes
cinématographiques : la coexistence de deux aires de jeu sensiblement différentes
(l’appartement et la passerelle), qui permet d’installer parallèlement plusieurs situations, crée
un effet de “hors champ” et de montage, puisque l’on peut ainsi basculer de l’une à l’autre
77
Chapitre II – Les Débuts
rapidement, sans transition, à la manière d’un raccord de plans ou de l’enchaînement de
séquences filmiques. Par ailleurs, le metteur en scène affirme déjà dans ce spectacle son goût
pour l’insertion de scènes muettes, indépendantes de la pièce. Par exemple : tout au long de la
représentation, un chien aboie derrière la porte, dans la cour sordide sur laquelle donne
l’appartement représenté ; parfois les personnages ouvrent pour lui donner un coup de pied,
avant de rentrer précipitamment aussitôt, en bandant une blessure causée par la bête. Lorsque,
dans la deuxième partie du spectacle, Brian sort par cette porte, après avoir fait preuve dans
ses propos d’une grande agressivité et d’une non moins grande cruauté, on l’entend lutter
contre le chien qui gémit, avant de le voir (par la fenêtre) brandir le cadavre de l’animal en
menaçant les autres personnages du même sort. Ces ajouts par rapport à la pièce ne modifient
aucunement le propos de l’auteur ; au contraire, ils le renforcent, et on peut même noter la
fidélité constante du metteur en scène au texte, ce qui est une autre marque caractéristique de
l’approche d’Ostermeier pour les pièces contemporaines. Ces scènes “annexes”, avec
lesquelles Ostermeier ponctue son spectacle, sont donc plutôt des commentaires amusés de
l’action. Autre exemple : à la fin du tableau qui met en scène Mark et Gary dans un centre
commercial, quand le jeune prostitué avoue à son amant, en pleine fellation, qu’il n’a que
quatorze ans, une annonce radio du magasin fait savoir que le petit Gary attend son papa à
l’accueil : de cette manière, Ostermeier offre à ce tableau une chute poignante, mais ironique
et sarcastique, tout à fait dans l’esprit de Ravenhill.
Enfin, c’est dans l’utilisation de la musique, présente tout au long de la représentation,
que l’on retrouve un autre aspect caractéristique de la mise en scène d’Ostermeier. Due à Jörg
Gollasch, un collaborateur régulier du metteur en scène à l’époque, elle consiste en plusieurs
morceaux rock pour guitare, basse et batterie, tous dans la même veine, qui marquent les
ruptures du récit, les changements de scène, ou simplement instaurent une certaine ambiance
sur le plateau (à noter qu’elle n’offre pas la même grande variété de styles et de genres qu’on
trouve dans les spectacles postérieurs d’Ostermeier). À plusieurs reprises, la comédienne Jule
Böwe prend un microphone et interprète en direct des chansons. Le spectacle, ponctué par ces
songs pendant lesquels l’actrice sort de la logique dramatique et de son personnage, est
représentatif de l’esthétique “représentation-rock” qui caractérise le travail d’Ostermeier
alors, à la Baracke.
Cette représentation de Shopping & Fucking est devenue donc emblématique du style
du metteur en scène, qu’elle a définitivement imposé comme celui qui rompait radicalement
78
Chapitre II – Les Débuts
avec le théâtre « des papis »99 dominant les scènes allemandes de l’époque. Ce spectacle était
le condensé d’une démarche scénique singulière, novatrice, qui incita certains
commentateurs100 à comparer la Baracke à un cinéma, non seulement en raison de l’esthétique
des mises en scène, mais aussi compte tenu du lieu qui les accueillait, ou encore du public qui
le fréquentait. En 2008, dans un article publié à l’occasion du dixième anniversaire de la
première de cette représentation “mythique”, Matthias Heine récapitule les différents niveaux
auxquels ce spectacle avait à l’époque révolutionné la scène allemande : il évoque d’une part
et surtout la manière réaliste et explicite, inédite à l’époque, dont le metteur en scène traitait
les scènes de violence, notamment celle de la sodomie au couteau : « avec la scène finale,
réaliste au point de faire souffrir, […] une nouvelle dimension drastique de la représentation
de la violence atteignit l’art de la scène ; avant cela, c’était courant uniquement dans le
cinéma »101. Il remarque aussi que cette représentation fut à l’origine d’un regain d’intérêt
porté à l’auteur dans le processus de création, de sa « renaissance »102 même, et qu’elle
déclencha un engouement généralisé pour la jeune dramaturgie, notamment anglo-saxonne,
lequel a favorisé l’avènement d’une jeune génération d’auteurs dramatiques allemands. Le
journaliste conclue sur cette comparaison on ne peut plus élogieuse :
« Rares sont les spectacles qui ont autant influencé l’esthétique théâtrale que cette
mise en scène de Thomas Ostermeier – peut-être le Murx den Europäer ! de Christoph
Marthaler, certaines représentations des plus importantes parmi celles de Frank Castorf, ou
encore la performance de Christoph Schlingensief, dans laquelle il aurait prétendument appelé
au meurtre d’Helmut Kohl »103.
99
M. Heine, « Mit dem Messer gegen Opa », op. cit. (« Opahaft ».)
Comme par exemple C. Niedermeier, « Männerspiel. Muskelspiel. », op. cit.
101
M. Heine, « Mit dem Messer gegen Opa », op. cit. (« Vor allem mit der quälend realistischen
Schlussszene, […] erreichte eine neue Drastik der Gewaltdarstellung die Bühnenkunst. Zuvor war dergleichen
nur im Kino gängig geworden ».)
102
Ibid. (« Eine Renaissance des Autors ».)
103
Ibid. (« Die von Thomas Ostermeier inszenierte Aufführung hat die Bühnenästhetik beeinflusst wie
wenig anderes in den Neunzigerjahren - vielleicht noch Christoph Marthalers „Murx den Europäer“, die
wichtigsten Inszenierungen Frank Castorfs und Schlingensiefs Performance, bei der er angeblich zur Tötung
Helmut Kohls aufgerufen haben soll ».)
100
79
Chapitre II – Les Débuts
3. En France
3.1. Une réception particulièrement favorable
Depuis la période de ses études, Thomas Ostermeier est régulièrement présent sur les
scènes françaises. Sa première rencontre avec le monde du théâtre francophone remonte au
Festival d’Art de Weimar en 1994, où il fit la connaissance de Dominique Pitoiset, alors
directeur du Théâtre Dijon Bourgogne ; ce dernier l’invita, ainsi que certains de ses camarades
(notamment Christian von Treskow), au festival de théâtre dijonnais, Théâtre en Mai.
Ostermeier y présenta son travail sur L’Inconnue d’Alexander Blok, une mise en scène fondée
sur les principes de la biomécanique meyerholdienne.
Au début, Pitoiset était l’interlocuteur principal d’Ostermeier en France, mais peu à
peu, les invitations se suivirent et se diversifièrent. En 1997, le Théâtre de la Cité
Internationale à Paris, alors sous la responsabilité de Nicole Gautier, programma la mise en
scène d’Homme pour homme : ce fut la première rencontre du public parisien avec le théâtre
d’Ostermeier. Il vint ensuite au Théâtre National de la Colline d’Alain Françon (avec Le Nom
et Manque, en 2001) puis, à plusieurs reprises, au Théâtre des Gémeaux à Sceaux dirigé par
Françoise Letellier (pour Nora en 2004, L’Eldorado en 2005, Hedda Gabler en 2007, Le
Songe d’une nuit d’été en 2008, Hamlet en 2009, et Othello en 2011) et, dernièrement, au
Théâtre de l’Odéon d’Olivier Py (John Gabriel Borkman en 2009 et Les Démons en 2010).
Depuis 1999, Ostermeier est régulièrement présent au Festival d’Avignon : il y vint déjà
pendant la direction de Bernard Faivre d’Arcier, puis celle de Vincent Baudriller et Hortense
Archambault. En province, il noue une collaboration régulière avec François le Pillouër, au
Théâtre National de Bretagne à Rennes et avec Ludovic Lagarde, à la Comédie de Reims.
En 2010, cette présence d’Ostermeier en France lui vaut deux distinctions : en février,
il est nommé membre du Haut Conseil culturel franco-allemand, et en avril, se voit décerner
le titre d’Officier des Arts et des Lettres, une distinction octroyée par le Ministère de la
Culture français pour des « personnes s’étant particulièrement illustrées au travers de leurs
créations artistiques ou de leur contribution au rayonnement artistique et littéraire de la France
dans le monde »104 (!).
104
Selon l’annonce du décernement du titre parue sur le site de l’Ambassade de France de Berlin.
80
Chapitre II – Les Débuts
Aujourd’hui, cette aura exceptionnelle dont jouit le théâtre d’Ostermeier en France
peut certes être mise à l’actif d’une intense activité de ses services de communication, mais
elle se fonde quand même, dès la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, sur des
éléments plus directement liés à l’esthétique du metteur en scène. C’est en tout cas ce
qu’entend Jean Jourdheuil en 2001, lorsqu’il dit à Ostermeier :
« L’image qu’on a de vous en France, réaffirmée par votre spectacle Homme pour
homme, est celle d’un artiste marqué par le sceau de l’École Ernst-Busch, filiation que vous
revendiquez haut et fort »105.
Le metteur en scène apporte en effet une esthétique qui diffère de celle des hommes de
théâtre allemands, principalement de l’Ouest, présents dans l’espace francophone à l’époque
(à savoir Klaus Michael Grüber, Peter Zadek, Peter Stein, Luc Bondy, etc.). Il contrecarre
l’image de ces représentants du Regietheater, avec Frank Castorf, qui est lui aussi
fréquemment invité par les scènes françaises depuis cette période. Mais contrairement au
théâtre de Castorf, celui d’Ostermeier signifie d’abord un recentrement sur la fable et sur la
narration, sur la pièce et sur les personnages, chose assez inédite dans le contexte de l’époque.
Le texte, avec tout ce qu’il a de dramatique, chez Ostermeier fait autorité. C’est ce que relève
Evelyne Ertel en 1999 déjà, qui écrit que le metteur en scène « cherche une écriture simple,
qui raconte clairement des histoires concrètes, qui ne joue pas avec la chronologie, qui mette
en scène des situations et des personnages bien définis […]. Il pense que la mise en scène et,
par suite, le jeu de l’acteur, doivent être entièrement au service de l’œuvre dramatique »106.
3.2. Le Festival d’Avignon
La première venue de Thomas Ostermeier au Festival d’Avignon date de 1999, c’està-dire à un moment charnière du parcours du metteur en scène, entre la Baracke et la
Schaubühne. Le Festival est alors sous la direction de Bernard Faivre d’Arcier, et Ostermeier
y présente trois de ses spectacles berlinois, dans les locaux de la Baraque Chabran : Homme
pour homme, Sous la ceinture et Shopping & Fucking : « un triptyque qui fera
événement »107. Faivre d’Arcier invite ensuite le metteur en scène à deux reprises, en 2001
105
106
107
Dans « Ludisme et libération », entretien avec Jean Jourdheuil et le public, op. cit., p. 50.
Evelyne Ertel, « Une éblouissante plasticité », op cit.
S. Chalaye dans la préface à Thomas Ostermeier, op. cit., p. 9.
81
Chapitre II – Les Débuts
avec La Mort de Danton, et en 2003 avec Nora, mais cette édition du Festival sera annulée
suite au mouvement des intermittents du spectacle.
À partir de l’édition 2004, la responsabilité du Festival d’Avignon incombera à deux
jeunes et nouveaux directeurs, Hortense Archambault et Vincent Baudriller. Continuant
l’ouverture du Festival vers les cultures non seulement non françaises, mais aussi extraeuropéennes, ils conçoivent comme acte inaugural le projet d’associer à chaque édition un
artiste de renommée européenne, qui co-organise en quelque sorte avec eux la programmation
et le déroulement du Festival.
« Pour nous, cette association avec un ou des artistes est la colonne vertébrale du
projet que nous menons. Elle nous permet de garder au centre de nos préoccupations la
création, d’en explorer les enjeux, chaque année en compagnie d’une ou deux personnalités.
En nous ouvrant un accès à son plateau, l’artiste associé nous emmène sur son territoire,
approfondissant notre connaissance du théâtre. De notre côté, en partageant nos
questionnements sur la relation de l’œuvre et du spectateur, sur l’implantation dans un
territoire, sur les formes et les sujets à montrer, nous avons conscience de proposer à l’artiste
associé une place centrale dans l’institution du Festival. Nous attendons de la part des artistes
associés qu’ils nous ouvrent à des champs esthétiques, qu’ils nous permettent d’aborder
autrement des problématiques, en un mot qu’ils nous tiennent inventifs dans l’exercice de
notre métier. À nous, Hortense et moi, ensuite, riches de ces échanges, d’inventer une édition
du Festival d’Avignon. Ce dialogue qui est au centre de notre projet nous permet ainsi de
déplacer, chaque année, le centre de gravité du Festival »108.
Le premier “artiste associé”, en 2004, est Thomas Ostermeier ; le programme de cette
édition-là privilégie donc logiquement surtout le théâtre allemand, mais pas uniquement. Le
metteur en scène lui-même propose quatre de ses spectacles : Nora, Concert à la carte, Disco
Pigs, et surtout Woyzeck, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, qui sera la première
représentation en langue allemande à être présentée dans ces lieux. Le choix de ces quatre
spectacles a été préparé d’avance, en dialogue avec les deux directeurs. Celui de Woyzeck
répond aux ambitions que se sont fixées Ostermeier, Baudriller et Archambault. Du point de
vue de la dramaturgie, le contenu de la pièce de Büchner, à forte dimension politique, était un
support intéressant pour traiter des problèmes de la société d’aujourd’hui, tels la violence
urbaine et l’exclusion des plus faibles. Et d’un point de vue formel, la pièce permettait des
grandes parties sans paroles imaginées librement, parfois chorégraphiées, qui facilitèrent
l’adhésion d’un public non germanophone.
108
Propos de Vincent Baudriller dans Antoine de Baecque (dir.), Conversation pour le Festival d’Avignon
2008, Paris, P.O.L., 2008, p. 7.
82
Chapitre II – Les Débuts
« Nous avons choisi Woyzeck pour plusieurs raisons. Les Français connaissent la
pièce, qu’ils entendront en allemand. Mais ce n’est pas seulement un spectacle en allemand. Il
y a un tiers sans surtitrage, parce que nous avons cherché à raconter une histoire qui, pendant
de longs moments, n’a pas besoin de mots. Woyzeck est un homme privé de parole. S’il vivait
aujourd’hui, il ne serait pas un soldat comme il y en avait beaucoup du temps de Büchner. Il
vivrait à la marge de la société, dans ce qu’elle a de plus dur »109.
Le choix de Nora constitue en quelque sorte un « contrepoint »110 à celui de Woyzeck,
car il s’agit cette fois-ci d’une pièce « de conversation »111, traitant de cette « nouvelle classe
bourgeoise qu’on retrouve partout en Europe » ; la problématique politique est ainsi envisagée
sous un autre angle et ce choix répond à la volonté d’Ostermeier de « montrer que nous
n’avons pas un regard unique sur le monde »112. Concert à la carte de Kroetz s’inscrit, lui, en
continuité avec Nora. Dans cette pièce muette, l’unique personnage est interprété par la même
actrice qui jouait Nora, et l’histoire peut être vue comme un prolongement du sort de l’héroïne
ibsénienne, puisqu’on la voit vivre son dernier jour, avant de se suicider de désespoir devant
la vacuité de sa vie et sa solitude. Ostermeier conçut ces représentations en diptyque et c’est
sous cette forme, confie-t-il, qu’il les avait proposées à plusieurs programmateurs, mais c’est
en Avignon seulement que pour la première fois les deux furent effectivement présentées
conjointement, dans le cadre d’un même événement artistique. Enfin, Disco Pigs de Walsh,
permit de présenter au public avignonnais un autre aspect du travail d’Ostermeier : la mise en
scène de cette pièce contemporaine était concentrée sur le travail des deux acteurs,
qu’accompagnait un musicien, dans un dispositif scénique épuré. L’ambition “avouée”
d’Ostermeier était « de recréer l’ambiance de laboratoire de la Baracke »113, celle-là même qui
avait été à la base de son succès fulgurant pour le Festival d’Avignon 1999. Un an plus tard,
en 2005, Georges Banu se souvient de “l’édition Ostermeier” en ces termes : « Présenter
l’œuvre d’un metteur en scène, c’est aussi inviter à un voyage dans le temps, comme en 2004,
où nous avons pu voir la création la plus récente d’Ostermeier, Woyzeck, et un vestige de la
Baracke, Disco Pigs… »114. Les quatre spectacles d’Ostermeier choisis pour le Festival 2004
formaient donc un tout à la fois cohérent, riche, qui permit de donner un aperçu, grâce à ses
multiples facettes, des différents courants esthétiques, dramaturgiques et idéologiques qui
traversent le travail du metteur en scène.
109
Propos du metteur en scène rapportés par Brigitte Salino dans « En marge de la société », in Le Monde,
3 juillet 2004.
110
Ibid.
111
Ibid.
112
Ibid.
113
Ibid.
114
Georges Banu et Bruno Tackels (dir.), Le Cas Avignon 2005, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2005,
p. 230.
83
Chapitre II – Les Débuts
À l’instar des choix de son propre théâtre, Ostermeier, en tant qu’artiste associé, donna
à l’édition entière une forte dimension politique et idéologique : « J’ai découvert à ce
moment-là que cette aventure était une sorte de rêve sur la signification de ce que le théâtre
peut produire : le triangle théâtre, société et politique a été le point central du Festival… »115.
Il fit inscrire, par l’artiste Julian Rosefeld, dans le verger du Palais des Papes, l’inversion
d’une phrase de Büchner, “Guerre aux chaumières, paix aux palais”, appel qui se prête
naturellement à un grand nombre d’interprétations selon les contextes auxquels on le lie116,
mais qui symbolisait en tout cas ce sceau politique apposé à l’édition entière du Festival :
« Nous avons voulu que la scène d’Avignon soit un endroit de résistance, de liberté,
d’humanité et d’anarchie »117.
Le Festival d’Avignon 2004 connut un grand succès, qui imposa la nouvelle direction,
et aussi cette fonction nouvelle de l’artiste associé. Ce succès revenait en bonne partie à
Ostermeier, lequel avait su répondre à ce défi d’une manière globale, ne se contentant pas
d’inviter uniquement sa famille artistique, c’est-à-dire les artistes associés à la Schaubühne,
mais transplantant en Avignon, le temps d’un mois, l’effervescence théâtrale caractéristique
de Berlin, avec tous les rapports de force et la concurrence stimulante qu’elle peut générer.
Furent donc conviés de nombreux artistes de l’espace germanophone : Sasha Waltz,
naturellement, mais aussi Frank Castorf, René Pollesch, Christoph Marthaler… Il y eut
également des artistes venus d’autres pays européens, comme par exemple Rodrigo Garcia,
Pippo Delbono, Jan Lauwers ou Jan Fabre.
“Ovationné” en Avignon, à partir de 2004 Ostermeier s’impose donc, aux yeux de la
critique et du public, comme l’un des metteurs en scène étrangers les plus intéressants, les
plus prometteurs, un artiste novateur, mais aussi populaire et médiatique. Cette réception
particulièrement favorable en France eut également un grand retentissement en Allemagne : le
prestige international ainsi gagné permit au metteur en scène de consolider la reconnaissance
de son institution à Berlin et d’asseoir définitivement dans le paysage théâtral berlinois, la
place majeure de “sa” Schaubühne, laquelle commençait tout juste à sortir d’une longue
période de crise. Selon la Ministre de la Culture allemande de l’époque, Christina Weiss, le
115
Propos du metteur en scène dans un entretien avec Jean-François Peyret, publié sur le site du Festival
d’Avignon.
116
« La paix au palais serait-elle celle retrouvée du Palais des Papes, un an après l’annulation ? La guerre
aux chaumières, un appel à l’élargissement des luttes ou plus simplement à une nouvelle activité politique de
l’art, rentrant enfin dans les chaumières en quittant les palais ? ». Eric Vautrin, « Thomas Ostermeier et Frank
Castorf, Guerre aux chaumières, paix aux palais », in Mouvement, 15 juillet 2004.
117
Propos du metteur en scène cité par Brigitte Salino, « À l’Ouest, Thomas Ostermeier », in Le Monde,
3 juillet 2004.
84
Chapitre II – Les Débuts
succès d’Ostermeier en Avignon était « un début très prometteur pour un échange artistique
entre [les] deux pays »118, tandis que la presse en Allemagne parlait de 2004 comme d’une
« année de l’espoir »119, qui marquait le retour de la culture allemande sur la scène française.
C’est à partir de 2004 donc, qu’Ostermeier commença à être perçu comme un ambassadeur
culturel allemand en France ; une position qui fut “officialisée” en 2010 par sa nomination au
Haut Conseil culturel franco-allemand et le décernement du titre d’Officier des Arts et des
Lettres, deux distinctions que nous avons évoquées plus haut.
Depuis ses années de formation, par une présence très investie à l’étranger, le metteur
en scène semble miser sur une reconnaissance de son travail à l’échelle internationale, afin de
mieux défendre sa place dans le contexte théâtral allemand toujours en pleine effervescence.
Par sa présence toute particulière en France, il renoue avec d’autres moments forts des
échanges théâtraux entre la France et l’Allemagne : le théâtre de Brecht, s’inscrivant dans un
contexte politique difficile et incertain, ne doit-il pas au moins une partie de son prestige et de
sa reconnaissance dans son pays d’origine à l’enthousiasme qu’ont provoqué les tournées du
Berliner Ensemble à l’étranger, et notamment en France (dès 1954), en Grande Bretagne (dès
1956) ; à noter que Pina Bausch insistait elle aussi sur l’importance essentielle pour son
travail à Wuppertal, de sa présence au Festival de Nancy dans les années soixante-dix.
L’ “attraction” entre Ostermeier et la France est donc à double sens : d’une part, le public et la
scène française, qui semblent apprécier et profiter de l’esthétique du metteur en scène,
constituent (jusqu’à aujourd’hui) un terrain propice à son œuvre, en lui réservant une
réception particulièrement favorable ; d’autre part, Ostermeier tire parti de ce prestige et de
cet “état de grâce” pour la reconnaissance de son travail dans son pays, sur un plan artistique
et institutionnel.
118
Propos rapporté par Sabine Glaubitz in « Neuer Star in Avignon : Thomas Ostermeier beim Festival
gefeiert », publié sur le site de la dpa. (« Ein vielversprechender Ansatz eines künstlerischen Austausches
zwischen unseren beiden Ländern ».)
119
Peter Kümmel, « In Avignon mit Thomas Ostermeier », in Die Zeit, 6 mai 2004. (« 2004 ist ein Jahr der
Hoffnung ».)
85
Chapitre III – La Schaubühne
III.
LA SCHAUBÜHNE
1. Une codirection
1.1. Contexte de la nomination de Thomas Ostermeier, Sasha Waltz, Jens Hillje et
Jochen Sandig
La Schaubühne am Halleschen Ufer fut créée en 1962 en tant que théâtre étudiant,
privé, mais socialement engagé et avec une programmation politique, afin de monter des
pièces d’auteurs tels que Brecht, O’Casey, Horvath... À partir de 1969, regroupés autour du
metteur en scène Peter Stein (et du dramaturge Dieter Sturm), de jeunes acteurs (tels Bruno
Ganz, Jutta Lampe, Edith Clever, Udo Samel ou Otto Sander) et des metteurs en scène
associés (Klaus Michael Grüber ou Luc Bondy, entre autres) cherchent de nouvelles formes
de travail théâtral collectives. Leur objectif est de (re)donner au théâtre un rôle social, voire
politique en le plaçant au centre des débats citoyens de l’époque1. Avec pour arrière-plan le
mouvement de 1968, et comme point de départ un rejet du système des théâtres municipaux et
de leur répertoire, ce collectif est alors tenté par toutes les utopies, à commencer par celle de
la “démocratisation” du travail : tout le monde gagne le même salaire, a droit à la parole,
participe à un dialogue ouvert, au choix des pièces, etc. Les premières représentations2 de
cette “troupe” connurent un retentissement remarquable, et c’est ainsi que la Schaubühne
s’imposa comme l’un des leaders culturels de Berlin-Ouest. En 1981, la troupe emménagea
dans un ancien cinéma de style Bauhaus, une construction d’Erich Mendelsohn des années
vingt : l’Universum Kino, remodelé pour elle, qui prit le nom de Schaubühne am Lehniner
Platz.
Au terme de quinze années à la tête de cette institution3, Peter Stein se trouva
confronté à une crise latente depuis longtemps, qui tenait à un changement des temps, des
1
Peter Krumme décrit la Schaubühne de Stein ainsi : « Une observation aigue de la société ambiante, un
regard critique sur ses propres moyens artistiques passés et présents, regard qui ne craint pas le jeu toujours
renouvelé de la découverte et de l’aveuglement, un refus de jouer les donneurs de leçons ». (« Une polémique
avec soi-même », in Théâtre en Europe, n° 1, 1984).
2
Parmi les premières mises en scène de Peter Stein à la Schaubühne, notons La Mère de Bertolt Brecht
en 1970, Peer Gynt de Henrik Ibsen en 1971 et La Tragédie optimiste de Vsevolod Vischnevski, Le Prince de
Hombourg de Heinrich von Kleist et Pionniers à Ingolstadt de Marieluise Fleißer en 1972.
3
Peter Stein reste directeur artistique jusqu’en 1985 et collabore avec le théâtre jusqu’en 1990, année de
la Réunification de l’Allemagne. Symboliquement, ces vingt années à la Schaubühne se situent entre une
agitation sociale à l’Ouest et la fin d’une utopie à l’Est.
86
Chapitre III – La Schaubühne
idéologies et des modèles sociaux4. Cependant, son œuvre a marqué l’histoire du théâtre
moderne, tant par sa qualité artistique que par la capacité fédératrice de Stein pour animer une
compagnie exceptionnelle, pour enrichir sa troupe (et son public) par d’autres expériences, en
n’hésitant pas à ouvrir “son” théâtre à d’autres metteurs en scène, parmi les plus grands.
Luc Bondy dirige le théâtre de 1985 à 1988 et y crée alors quatre mises en scène5.
Jürgen Gosch prend le relais sans grand succès6 et, de 1992 à 1997, la direction artistique est
assurée par Andrea Breth7. De là, jusqu’en 1999, quand débutera l’aventure de la “nouvelle
Schaubühne”, comme l’appelleront alors les critiques, la Schaubühne est un vaisseau fantôme,
qui périclite à tel point que sa troupe est dissoute et que le théâtre devient un simple lieu de
programmation.
L’annonce de la nomination de Thomas Ostermeier à la tête de la Schaubühne à partir
er
du 1 janvier 2000 a l’effet d’une bombe médiatique, ce pour plusieurs raisons : le metteur en
scène est très jeune (trente-deux ans) et connu pour son avant-gardisme audacieux ; il est
l’enfant chéri des médias, en raison de ses représentations à la Baracke du Deutsches Theater,
et du fait que, originaire de la RFA, et ayant suivi une formation dans l’ex-Berlin-Est auprès
de Manfred Karge à la Ernst-Busch Schule, il revendique une conscience politique, chose
plutôt rare pour les jeunes artistes de sa génération. Son arrivée à la Schaubühne
s’accompagne de quelques gestes spectaculaires. Tout d’abord, il lie sa troupe à celle de la
chorégraphe berlinoise Sasha Waltz. La danse contemporaine, ou plutôt le théâtre-danse (dans
le sillon de Pina Bausch et de son Tanztheater, créé en 1976 à Wuppertal), ayant acquis un
large public, jeune, est alors très en vogue, et la pluridisciplinarité des lieux artistiques, l’un
des maîtres-mots de ces années-là. C’est pourquoi, dix ans plus tard, alors qu’on en connaît la
fin malheureuse, ce “mariage de raison” peut être abordé avec un certain scepticisme :
« La politique médiatico-culturelle des années quatre-vingt-dix était en phase avec
l’air du temps. La mise en images de la réunification, l’alliance de l’Ouest et de l’Est, du
théâtre et de la danse, représentés par Thomas Ostermeier et Sasha Waltz, après avoir fourni
quelques prestations artistiques et un discours surgelé (c’est-à-dire dépourvu de naïveté et de
4
Il aurait par ailleurs annoncé son départ de manière tout à fait inattendue, lors d’un débat radiophonique
avec des lycéens qui l’attaquaient violemment pour l’absence de dimension politique de ses derniers spectacles à
la Schaubühne. (Information apportée dans Schaubühne des “années Stein” à nos jours, un film documentaire de
Helmar Harald Fischer, © Arte, 1995.)
5
Le Triomphe de l’amour de Marivaux en 1985, La Tanière (Die Fremdenführerin) de Botho Strauß et
Le Cœur ardent d’Alexander N. Ostrovski en 1986, et Le Misanthrope de Molière en 1987.
6
Dès sa représentation d’inauguration, Macbeth de Shakespeare, qui est qualifiée de désastreuse par les
critiques.
7
Elle y crée en tout dix mises en scènes, dont trois lui valent une invitation au Berliner Theatertreffen :
L’Été dernier à Tchulimsk de Vampilov en 1992, Hedda Gabler d'Ibsen en 1993 et L’Oncle Vania de Tchékhov
en 1998.
87
Chapitre III – La Schaubühne
fraicheur) à quelques rédacteurs de brochures de festivals, fit long feu à la Schaubühne am
Lehniner Platz »8.
Ostermeier met en place un directoire tétracéphale, avec Sasha Waltz et leurs
dramaturges respectifs, Jens Hillje et Jochen Sandig, et il instaure un modèle de gestion
égalitaire, de cogestion, avec prises de décisions collectives, basé sur la Mitbestimmung de
Peter Stein. Pour entériner leurs revendications politiques et idéologiques, ce directoire publie
un manifeste9 qu’il accompagne d’une photographie faisant clairement référence à la
Kommune Eins10.
1.2. D’un départ enthousiaste à une fin malheureuse
Le fait de concevoir une direction à plusieurs têtes n’est certes pas neuf à Berlin : rien
qu’après la chute du mur, au début des années quatre-vingt-dix, plusieurs directoires gèrent
les principaux théâtres berlinois, comme celui de Matthias Langhoff, Fritz Marquardt, Heiner
Müller, Peter Palitzsch et Peter Zadek pour le Berliner Ensemble (entre 1992 et 1993), ou
celui d’Alfred Kirchner, Volkmar Clauß, Alexander Lang et Vera Sturm pour les Théâtres
d’État, à partir de 1990. La coexistence forte et revendiquée aussi intensive de la danse et du
théâtre est, quant à elle, beaucoup plus inhabituelle, même si elle n’est pas tout à fait sans
précédent : dans une certaine mesure, ce choix se rapproche de celui de Frank Castorf qui,
quelques années après avoir pris les rênes de la Volksbühne, associa à son théâtre, de 1994 à
2002, le chorégraphe Johann Kresnik et sa troupe, sans toutefois que les deux formes
artistiques coexistent de manière égalitaire comme à la Schaubühne, où la danse
contemporaine et l’art dramatique sont traités à part égale. On lit dans le manifeste :
« La décision d’instaurer la danse et le théâtre comme des partenaires égaux en droits
au sein d’un théâtre institutionnel, est unique dans l’espace germanophone. La danse
contemporaine, qui s’est établie, durant les décennies passées, à travers le monde entier,
8
Jean Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit.
« Wir müssen von vorn anfangen » (« Nous devons commencer par le commencement »), signé Thomas
Ostermeier, Sasha Waltz, Jens Hillje et Jochen Sandig, est paru le 20 janvier 2000 dans le Tageszeitung. Ce texte
reprend des extraits entiers du Théâtre à l’ère de son accélération, une conférence qu’Ostermeier avait donnée
quelques mois auparavant (en mai 1999).
10
On voit sur le cliché les quatre codirecteurs nus, de dos, les jambes et les bras écartés contre un mur ;
cette prise de vue rappelle la fameuse photographie de Thomas Hesterberg, où les membres de la K1, une
communauté liée au mouvement contestataire extraparlementaire de la gauche radicale basée à Berlin-Ouest
entre 1967 et 1969, posent dans la même attitude, publiée dans Die Stern avec la devise : « Le privé est
politique ! ».
9
88
Chapitre III – La Schaubühne
comme une forme de théâtre innovante et prometteuse, va à présent jouer un rôle artistique
porteur à la Schaubühne. La tentative de donner une perception complexe à l’image de notre
présent, se heurte au théâtre parlé, à des limites esthétiques. Un théâtre corporel et sensuel –
dansé ou parlé – peut se rapprocher de cette réalité. La danse, du fait qu’elle raconte ses
histoires par les corps, au-delà des paroles, réussit à rendre visibles des expériences qui
échappent à l’hégémonie du logos »11.
Le metteur en scène explique cet appel fait à la chorégraphe, d’un côté par son
admiration pour cette artiste12, mais d’un autre aussi par des préoccupations d’ordre pratique,
liées notamment au fait que la Schaubühne dispose d’un très grand espace à remplir (jusqu’à
quatre spectacles peuvent avoir lieu simultanément) ; aussi, répartir le poids de ces espaces
sur les épaules de plusieurs artistes, pratiquant des disciplines diverses et travaillant chacun
d’une manière radicalement différente, semblait-il judicieux pour entretenir un climat créatif.
Par ailleurs, le fait de diversifier la programmation en proposant parallèlement un théâtre
parlé et dansé permit encore de gagner un nouveau public. Pour Ostermeier, qui montrait par
là un esprit d’ouverture qui fut très bien et largement répercuté par les médias, c’était
également une occasion de rappeler l’âge d’or de la Schaubühne :
« La Schaubühne est, à ce que je sache, l’unique théâtre qui ait depuis toujours réussi à
reposer sur deux piliers. Peter Stein pouvait être aussi bon parce qu’il y avait aussi Klaus
Michael Grüber. J’ai toujours cru qu’un metteur en scène doué artistiquement et à la volonté
forte, peut à la fois être à la tête d’une troupe et en même temps, supporter quelqu’un de fort à
ses côtés »13.
Mais l’expérience n’a pas duré longtemps. En 2003, Sasha Waltz et Jochen Sandig se
retirent de la codirection, et le 1er mars 2004, ils optent pour une nouvelle relation de travail
avec la Schaubühne, dans un contrat de coopération, qui est résilié à l’été 2005, pour des
11
« Nous devons commencer par le commencement », op. cit. (« Die Entscheidung, Tanz und Schauspiel
an einem Theater zu gleichberechtigten Partnern zu machen, ist in ihrer Konsequenz einzigartig im
deutschsprachigen Raum. Der zeitgenössische Tanz, der sich in den vergangenen Jahrzehnten weltweit als eine
innovative und zukunftsweisende Theaterform etabliert hat, wird nun an der Schaubühne eine tragende
künstlerische Rolle spielen. Der Versuch, die komplexe Wahrnehmung unserer Gegenwart angemessen
darzustellen, stößt im Sprechtheater an ästhetische Grenzen. Ein körperlich-sinnliches Theater - ob Schauspiel
oder Tanz - kann sich dieser Realität annähern. Indem der Tanz seine Geschichten mit dem Körper erzählt,
gelingt es ihm, jenseits der Sprache, Erfahrungswelten, die sich der Herrschaft des Logos entziehen, sichtbar zu
machen ».)
12
« Je suis un grand admirateur du travail de Sasha Waltz. Pendant que j’étais à la Baracke, elle était aux
Sophiensaele, et c’était les deux endroits, à mon avis, les plus intéressants à ce moment-là à Berlin », dit-il dans
Radio libre, op. cit.
13
Dans l’entretien avec Barbara Engelhardt, « Die Angst vor dem Stillstand », in Harald Müller et Jürgen
Schitthelm, 40 Jahre Schaubühne Berlin, Berlin, Éd. Theater der Zeit, 2002, p. 52. (« Die Schaubühne ist, soweit
ich weiß, das einzige Theater, das es seit jeher geschafft hat, sich auf zwei Säulen zu stellen. Peter Stein konnte
so gut sein, weil Klaus Michael Grüber da war. Ich habe immer daran geglaubt, dass ein Willensstarker, begabter
Regisseur Ensemblevorsteher sein und trotzdem jemand Starken neben sich dulden kann ».)
89
Chapitre III – La Schaubühne
raisons d’incompatibilité des systèmes de production notamment14. Les deux artistes
présentent toutefois cette aventure comme fort porteuse et fructueuse :
« C’est déjà un grand succès d’avoir travaillé ensemble pendant cinq ans, parce qu’au
début, quand on a présenté cette codirection artistique de quatre personnes, tout le monde
disait : “Ah, on a déjà fait des expériences semblables et ça a mal fonctionné...”. Et je crois
qu’on a donné une preuve que ça peut fonctionner, même si, comme chez tous les êtres
humains, ça crée beaucoup de conflits, de crises et de problèmes »15.
Tout comme l’arrivée de ce tandem à la direction du théâtre, sa séparation fut elle
aussi largement médiatisée16, car elle pointait du doigt des incohérences dans le système de
soutien et de financement des troupes artistiques par la ville de Berlin. En effet, pour soutenir
son autonomie, le Sénat de Berlin accorda à la compagnie Sasha Waltz & Guests un budget de
600 000 Euros, mais qui devait, à compter de la saison 2006/2007, être entièrement pris sur
celui de la Schaubühne, ceci dans une situation où ce théâtre souffrait depuis des années de
son déficit (estimé à 900 000 Euros) et où la troupe devait désormais remplacer les
représentations de danse (soit à peu près un tiers de la programmation). Non seulement cette
somme ne pouvait pas suffire au fonctionnement de la compagnie de Waltz, mais en plus cette
coupe menaçait la Schaubühne d’insolvabilité et de faillite, d’autant qu’elle survenait de façon
très subite, en novembre 2005, alors que des engagements avaient déjà été pris pour la saison
suivante (lesquels la direction ne pouvait dès lors plus honorer). Ostermeier perçut ce geste
comme « une atteinte à son travail artistique »17 et fit le parallèle à ce propos avec le départ de
Kresnik de la Volksbühne qui, lui, s’était déroulé d’une toute autre manière : le Sénat avait
accordé une subvention au chorégraphe et parallèlement augmenté le budget de la
Volksbühne afin qu’elle puisse assurer les soirées précédemment réservées à la danse. Une
solution progressive fut trouvée : dans un premier temps (à partir de la saison 2006/2007),
Waltz reprit du budget de la Schaubühne les 400 000 Euros de subventions avec lesquels elle
était arrivée en 1999, puis la totalité des 600 000 Euros à la saison suivante, ce qui lui permit
de s’installer à Radialsystem, ce lieu de création pluridisciplinaire à Berlin qu’elle inaugura
avec Jochen Sandig, tout en continuant à présenter à la Schaubühne des spectacles conçus
“sur mesure” pour cet espace.
14
« Il s’est confirmé avec le temps que la Schaubühne et nous avions deux systèmes différents de
production », dit Jochen Sandig dans « Trennung auf Raten », in Theater der Zeit, décembre 2005. (« Wir haben
mit der Zeit festgestellt, dass die Schaubühne und wir unterschiedliche Produktionssysteme haben ».)
15
Dit Ostermeier dans Radio Libre, op. cit.
16
On parlait alors de « divorce » des deux artistes ou même d’une « guerre des Roses » entre eux (comme
par exemple Reinhardt Hübsch sur les ondes du Deutschlandradio Kultur le 9 novembre 2005).
17
« Trennung auf Raten », op. cit. (« Als Angriff auf seine künstlerische Arbeit ».)
90
Chapitre III – La Schaubühne
Depuis 2003, et le départ de Sasha Waltz, la codirection artistique de la Schaubühne
est assurée par Thomas Ostermeier et Jens Hillje. Ce dernier est dramaturge de longue date
auprès du metteur en scène : leur première collaboration remonte au temps des études
d’Ostermeier, pour son spectacle Recherche Faust / Artaud en 1996, à la suite duquel Hillje
rejoint le metteur en scène à la Baracke, en tant que codirecteur et dramaturge en chef. À la
Schaubühne, il crée notamment le F.I.N.D., Festival Internationaler Neuer Dramatik (Festival
de nouvelles dramaturgies internationales), qui présente, tous les printemps, l’écriture
dramatique contemporaine d’une région, à travers des lectures scéniques ou des
représentations invitées. Hillje quitte à son tour la direction en 2009, sans pour autant qu’il
s’agisse d’une vraie rupture18 : il continue à travailler à la Schaubühne en tant que dramaturge
de production19. S’il a, naturellement, été remplacé à son poste de dramaturge en chef (par
Bernd Stegemann20), il laisse le siège de codirecteur vide : depuis 2009, la direction artistique
de la Schaubühne est assumée par Thomas Ostermeier seul.
18
Même si, bien évidemment, les journaux firent un lien entre cette démission et la séparation avec Sasha
Waltz, regrettant ce nouveau départ d’une « tête d’affiche » de la Schaubühne. Cf. Matthias Heine, « Jens Hillje
verlässt die Berliner Schaubühne », in Die Welt, 5 mars 2008. (« Prägender Kopf »).
19
Dernièrement pour Trust (2009), projet commun du dramaturge et metteur en scène associé Falk Richter
et de la chorégraphe Anouk van Dijk.
20
Le Prof. Dr. Stegemann, qui allie son activité de dramaturge (entre autre au Deutsches Theater, au
Theater am Turm de Francfort, aux Salzburger Festspiele ou aux Wiener Festwochen) à celle d’universitaire (il
est actuellement Professeur en Histoire du Théâtre et en Dramaturgie à la Ernst-Busch Schule), entama dès son
arrivée une collaboration avec Ostermeier en tant que dramaturge de production, pour Les Démons de Norén, en
2010.
91
Chapitre III – La Schaubühne
2. Une cogestion
2.1. Le modèle de la “Mitbestimmung”
Dès leur arrivée, en 2000, les quatre directeurs instaurent donc, à l’instar de Peter
Stein, comme mode de gestion, la Mitbestimmung, la “cogestion”, un mode collectif de prise
de décision. Ce modèle prévoit la transparence des décisions de la direction et le même droit
d’intervention pour tous ; les membres de la troupe ont un droit de veto à deux tiers de la
majorité pour les choix du répertoire et des metteurs en scène invités, mais à condition de
faire des contre-propositions concrètes : « Ce droit à un veto constructif est programmé tel un
“frein d’urgence” et comme un catalyseur positif pour une discussion efficace et engagée sur
l’évolution du répertoire d’une saison »21, est-il écrit dans le manifeste. Dans la même
logique, les salaires sont égaux entre les personnes exerçant le même emploi22. Pendant les
deux premières années de cette nouvelle aventure, par ailleurs, la charte interdisait aux acteurs
et danseurs de travailler autre part qu’à la Schaubühne ; il leur était interdit de signer des
contrats pour le cinéma, la télévision ou la radio, pour qu’ils puissent se consacrer pleinement
à leur travail.
« Pour nous, le moment utopique du théâtre est l’idée de la troupe. Presque quarante
comédiens et danseurs se sont déclarés prêts à renoncer pendant deux ans (pour l’instant) au
film, à la radio et à la télévision, pour élaborer ensemble avec des chorégraphes, des metteurs
en scène, des auteurs, des musiciens, des scénographes et costumiers, des dramaturges, des
assistants, des souffleurs et des chefs de plateau, une certaine idée du théâtre et lui donner vie
sur scène. C’est le point de départ et d’arrivée de la cogestion »23.
Pour Ostermeier lui-même, plus concrètement, ce fonctionnement sert à affirmer une
attitude contraire à celle d’un chef d’entreprise, qui assurerait « à chacun, en aparté, des
conditions et un salaire exclusifs, afin que chacun ait le sentiment d’être dans une situation
favorable aux dépens des autres ; on devient ainsi un patron qui, par cette sorte d’intrigue,
21
« Wir müssen von vorn anfangen », op. cit. (« Dieses Recht auf ein konstruktives Veto ist als
"Notbremse" und als positiver Katalysator für eine zielgerichtete und engagierte Diskussion zur Entwicklung des
Programms einer Spielzeit festgeschrieben worden ».)
22
Ils s’élèvent, en 2000, à 6 000 DM pour les membres de l’ensemble et 9 000 DM pour les directeurs.
(Information apportée par Ruth Valentini, « La révolution Ostermeier », in Le Nouvel Observateur,
8 juillet 1999.)
23
« Wir müssen von vorn anfangen », op. cit. (« Für uns ist das utopische Moment des Theaters die Idee
des Ensembles. Fast vierzig Schauspieler und Tänzer haben sich bereit erklärt, […] für zunächst zwei Jahre auf
Film, Funk und Fernsehen zu verzichten, um mit Choreographen, Regisseuren, Autoren, Musikern, Bühnen- und
Kostümbildnern, Dramaturgen, Assistenten, Souffleusen, Inspizienten eine gemeinsame Idee von Theater zu
entwickeln und auf der Bühne mit Leben zu erfüllen. Das ist der Ausgangspunkt und das Ziel von
"Mitbestimmung" ».)
92
Chapitre III – La Schaubühne
gagne en outre en autorité »24. En effet, ce mode de gestion permet avant tout de souligner
l’engagement politique et idéologique dont le directoire a voulu imprégner la Schaubühne, de
renforcer sa « position qui est en désaccord avec les valeurs et les règles du capitalisme
néolibéral, [sa] résistance, qui se manifeste dans la quête d’un monde meilleur, dans les
décisions artistiques, la pratique théâtrale et le choix des textes pour les mises en scène »25.
Pour Günther Heeg, le modèle communautaire est « l’expression clef d’un théâtre qui veut
regagner sa signification politique originelle » :
« Un théâtre de la polis, qui aborde le champ de forces entre l’individu et la société
d’une manière nouvelle, un théâtre de la res publica, qui interpelle les intérêts publics qui
dépassent la vie privée, ne peut pas contourner la question de la communauté »26.
Le mode collectif de prise de décision resta en vigueur à la Schaubühne jusqu’en
2004 ; le fait de rendre la structure de l’institution transparente amenait des exigences qui se
sont finalement montrées trop « éprouvantes »27 et qui « empêchaient le travail artistique »28.
Toutefois, à plusieurs occasions, Ostermeier se félicite – légitimement – de ces cinq années
durant lesquelles le modèle communautaire a pu être maintenu, ce qui relève, effectivement, à
notre époque, d’un véritable exploit :
« Au bout de cinq ans, on a rediscuté de ces questions-là et c’est déjà un grand succès,
je dirais, parce que, à la Schaubühne des années soixante-dix, s’ils ont commencé par des
salaires égaux, au bout de deux ans, ils les ont modulés. C’est donc un progrès de trois ans »29.
24
Dans l’entretien avec Barbara Engelhardt, « Die Angst vor dem Stillstand », op. cit., p. 46. (« …jedem
Einzelnen hinter verschlossenen Türen exklusive Konditionen und Gehälter zusichern, damit jeder das Gefühl
hat, auf Kosten der andern besser dazustehen. Damit wäre man ein Arbeitgeber, der über solche Machenschaften
auch Autorität gewinnt ».)
25
Christine Bähr, « Sehnsucht und Sozialkritik », in Franziska Schössler (dir.), Politisches Theater nach
1968: Regie, Dramatik und Organisation, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2006, p. 241. (« [Eine]
gegenüber Werten und Regeln des neoliberalistischen Kapitalismus nicht-affirmative Haltung, eine
Widerständigkeit, so manifestiert sich die Suche nach einer “bessermöglichen Welt” auch und gerade in
künstlerischen Entscheidungen, in der Spielpraxis und der Auswahl der den Inszenierung zugrunde gelegten
Theatertexte ».)
26
Günther Heeg, « Familienbande. Ansichten der Gemeinschaft im Inter-Medium des
(Gegenwarts)Theaters », in Patrick Primavesi, Olaf A. Schmitt (dir.), Aufbrüche. Theaterarbeit zwischen Text
und Situation. Hans-Thies Lehmann zum 60. Geburtstag, Berlin, éd. Theater der Zeit, 2004. (« Ein Theater der
Polis, das das Spannungsfeld zwischen dem Einzelnem und dem Allgemeinen neu eröffnet, ein Theater der Res
publica, das die übers private Leben hinausreichenden öffentlichen Belange ansprechen will, wird um die Frage
der Gemeinschaft nicht herumkommen ».)
27
Dans l’entretien avec Barbara Engelhardt, « Die Angst vor dem Stillstand », op. cit., p. 46.
(« Anstregend ».)
28
Université Rennes 2, le 11 décembre 2008.
29
Radio Libre, op. cit.
93
Chapitre III – La Schaubühne
À cet humour arithmétique, qui témoigne peut-être d’un certain embarras, opposons le
pragmatisme, voire le cynisme d’un Peymann qui, après avoir participé aux débuts de la
Schaubühne de Stein, très vite désenchanté, en avait fui le modèle communautaire : « Je suis
autoritaire. C’est la seule façon de faire au théâtre. Tous les modèles de cogestion ont échoué.
Au théâtre, s’il n’y a pas quelqu’un qui a le droit d’avoir le dernier mot, c’est terminé ! C’est
la barbarie et l’anarchie ! »30.
2.2. L’esprit de compagnie
Dans les institutions publiques théâtrales allemandes, s’il est courant que les acteurs
soient engagés de manière fixe, ils n’ont pas toutefois interdiction d’accepter des engagements
partiels ailleurs, dans d’autres théâtres, pour le cinéma, la télévision ou la radio. Mais cet
engagement exclusif des comédiens à la Schaubühne permet d’installer un véritable travail
collectif, d’autant, comme nous l’avons vu, qu’ils sont sollicités pour chaque prise de
décision. Ivan Nagel, même s’il n’évoque pas explicitement la troupe d’Ostermeier, voit dans
le modèle communautaire une réponse à certains modes contemporains d’organisation de
travail :
« Le duumvirat de l’auteur et du metteur en scène fut convaincant et efficace dans les
années 1880, car il reprenait et modifiait la coopération de l’époque entre l’inventeur et le
fabricant. La nouvelle monocratie n’imite pas seulement le modèle de dictatures autoritaires et
poussiéreuses, mais également un modèle de production véritablement moderne : le travail de
petites équipes organisées autour de la figure centrale du chercheur – organisateur. (C’est
selon ce modèle que sont construites les entreprises du Silicon Valley.) Et en cela, l’une des
plus anciennes formes de vie et de travail du théâtre européen est réinventée : le théâtre de
troupe »31.
À son arrivée, Ostermeier constitue à la Schaubühne une troupe de vingt-huit acteurs
et douze danseurs. « Le cœur de la troupe »32 est composé d’anciens comédiens de l’ensemble
30
Propos de C. Peymann dans Claus Peymann – Ma vie, documentaire télévisé réalisé par Johanna
Schickentanz, © ZDF, 2009, op. cit.
31
Ivan Nagel, Drama und Theater, Munich, Vienne, Carl Hanser Verlag, 2006, p. 32. (« Das Duumvirat
von Autor und Regisseur wurde um 1880 einleuchtend und wirkungsvoll, da es die zeitgemäße Kooperation von
Erfinder und Fabrikant nachahmte und umdachte. Die neue Alleinbefugnis des Regisseurs ahmt nun nicht etwa
das Muster verstaubt-autoritärer Diktaturen nach, sondern ein wahrhaft modernes Produktionsmodell: die Arbeit
kleiner, übersichtlicher Teams um die zentrale Figur des Forscher-gleich-Organisators. (Nach diesem Modell
sind die Betriebe in Silicon Valley gebaut.) Dabei wird eine der ältesten Arbeits- und Lebensformen des
europäisches Theater wiedererweckt: das Theater der Truppe ».)
32
T. Ostermeier dans Stadtgespräch Porträt – Thomas Ostermeier, émission de la TV Berlin réalisée par
Markus Bleick-Haas, diffusée au printemps 2008.
94
Chapitre III – La Schaubühne
de la Baracke, mais le metteur en scène fait également régulièrement appel à des acteurs
extérieurs. Le travail avec une troupe permanente pose un véritable défi pour le théâtre
contemporain :
« Il y avait par exemple dans les années soixante-dix une compagnie vivante avec
Zadek, une troupe autour de Stein, chez Benno Besson à la Volksbühne de Berlin-Est ou, sur
le plan international, chez Ariane Mnouchkine. Si nous voulons aujourd’hui défendre un
travail de compagnie rigoureux et intime, nous nous retrouvons devant le problème de ne pas
avoir encore atteint avec notre propre troupe le point d’où l’on pourrait prouver combien ce
travail est important. On a tout simplement besoin de temps pour construire une telle troupe, et
le public n’a pas cette patience. Nous sommes tous, en Allemagne, témoins du déclin de ces
vieilles troupes importantes »33.
Cependant, tout comme pour la gestion communautaire, le modèle d’un ensemble
égalitaire et d’un travail strictement collectif a dû être revu par Ostermeier. En 2002, la
restriction interdisant aux comédiens de travailler en dehors de la Schaubühne est levée et,
peu à peu, les concessions que le metteur en scène est obligé de faire par rapport à la ligne
qu’il s’était tracée s’accumulent. Ainsi, s’il affirme en 2001, dans un entretien avec Jean
Jourdheuil, qu’ « à la Schaubühne, on ne travaille pas avec des invités, on n’a pas de stars, pas
de gens qui viennent jouer le rôle principal et qui s’en vont ; on essaie vraiment de créer une
troupe »34, force est de constater que quelques années plus tard, il fait appel à des acteurs
extérieurs comme (un des exemples les plus frappants), Katharina Schüttler, une comédienne
qui n’appartient pas à la troupe de la Schaubühne et revendique sa liberté d’artiste “freelance”, en dehors de tout engagement fixe, avec qui il a une collaboration intensive entre 2005
et 2006. À cette même époque, Ostermeier commence également à travailler progressivement
avec des « stars du théâtre européen »35, tels Gert Voss, Kirsten Dene ou Angela Winkler. Ces
rencontres s’avèrent cruciales pour l’évolution de son travail, sans toutefois qu’il songe à
intégrer ces comédiens prestigieux à son théâtre :
33
« Die Angst vor dem Stillstand », op. cit., p. 51. (« Zum Beispiel gab es in den Siebzigern ein vitales
Ensemble bei Zadek, gab es eine Truppe um Stein, bei Benno Besson an der Ost-Berliner Volksbühne oder
international bei Ariane Mnouchkine. Wenn wir heute eine ganz strikte, intime Ensemblearbeit verteidigen
wollen, ist das Problem, dass man mit dem eigenen Ensemble noch gar nicht den Punkt erreicht hat, wo man
beweisen kann, wie wichtig es ist. Man braucht einfach Zeit, eine solche Truppe aufzubauen, und die
Öffentlichkeit hat diese Geduld nicht. Wir sind alle Zeugen des Zerfalls dieser alten, wichtigen Ensembles in
Deutschland ».)
34
« Ludisme et libération – Discussion avec Jean Jourdheuil et le public », op.cit., p. 53.
35
Propos du metteur en scène dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 23.
95
Chapitre III – La Schaubühne
« Pour de si grandes actrices comme Angela Winkler ou Kirsten Dene, on aurait du
mal à trouver des rôles pendant plusieurs saisons. Et on a aussi la responsabilité par rapport
aux comédiens de la troupe, de pouvoir leurs proposer des rôles intéressants »36.
Le mode de travail évolue donc, mais l’importance accordée à l’idée de troupe, à
l’esprit de compagnie, reste toujours très prononcée à la Schaubühne d’Ostermeier. Dans un
souci de renouvellement et d’enrichissement de cette troupe, le metteur en scène a par ailleurs
engagé, durant ces dernières saisons, un grand nombre de très jeunes acteurs, sortant pour une
grande part directement des écoles (surtout de l’École Ernst-Busch), et qui sont la “nouvelle
génération” d’acteurs de la Schaubühne.
Le travail collectif et l’idée d’une équipe fixe ne s’appliquent naturellement pas
uniquement aux acteurs. C’est pourquoi l’on trouve parmi les collaborateurs d’Ostermeier des
personnalités qui l’accompagnent depuis de nombreuses années et qui sont elles aussi
engagées à la Schaubühne, tels les dramaturges Jens Hillje et Marius von Mayenburg ou le
scénographe Jan Pappelbaum, lequel apprécie les avantages de cette organisation de travail,
exceptionnelle dans le théâtre européen de nos jours :
« À l’Est, lorsqu’on avait un engagement, on restait longtemps dans le même théâtre.
Aujourd’hui, au contraire, on est préparé à une vie où l’on est un jour ici, le lendemain
ailleurs ; lorsqu’on peut, soudainement, rester plusieurs années de suite au même endroit, on
se trouve chanceux. C’est en cela que je considère le fait que nous puissions travailler ici dans
une institution de manière fixe, comme une situation de travail merveilleuse, mais finalement
aussi très inhabituelle. En RDA, c’était beaucoup plus évident : un théâtre était marqué par ses
metteurs en scène et ses scénographes “maison”, et même les comédiens changeaient
d’ensemble uniquement lorsque quelque chose d’extraordinaire se produisait »37.
36
Université Rennes 2, le 11 décembre 2008.
Dit le scénographe dans « Doch eher näher an Kroetz », in Anja Dürrschmidt (dir.), Dem Einzelnen ein
Ganzes – Jan Pappelbaum, Bühnen, éd. Theater der Zeit, Berlin, 2006, p. 156. (« Im Osten blieb man, wenn man
ein Engagement hatte, lange an einem Theater. Im Gegensatz dazu richten wir uns auf ein Leben ein, bei dem
man heute hier und morgen dort sein wird, und ist eigentlich in einer sehr glücklichen Situation, wenn man
plötzlich ein paar zusammenhängende Jahre an einem Ort bleiben kann. Insofern betrachte ich es als eine
wunderbare Arbeitssituation, dass wir hier fest an einem Haus arbeiten können, und letztendlich auch als etwas
sehr Ungewöhnliches. In der DDR war das sehr viel selbstverständlicher. Ein Theater war geprägt durch feste
Regisseure und Bühnenbildner. Und auch die Schauspieler wechselten das Ensemble nur, wenn etwas
Außergewöhnliches passierte ».)
37
96
Chapitre III – La Schaubühne
3. L’identité artistique de la Schaubühne sous la direction de Thomas Ostermeier
La stratégie directoriale d’un grand organisme théâtral est bien évidemment
déterminée par l’ “esthétique” générale des spectacles de son directeur-metteur en scène. À
cela s’ajoutent deux autres facteurs qui déterminent l’image générale du théâtre : le choix des
collaborateurs artistiques du directeur, de ses metteurs en scène invités ou associés qui
encadrent, complètent, mettent en valeur son travail personnel, et celui du répertoire38, en
étroite relation avec la recherche, la constitution, la fidélisation d’un public.
L’image de la Schaubühne, aujourd’hui l’unique grande institution théâtrale dans
l’ancien Berlin-Ouest, est, depuis les années Stein, associée à un travail formel de haut
niveau39 et à une esthétique et une gestion fortement imprégnées d’une idéologie et d’une
conscience politique. Cette identité n’est pas reprise uniquement par les spectacles
d’Ostermeier, mais par ceux de l’ensemble des metteurs en scène qui travaillent, à titres
variés, dans ce théâtre :
« Les décisions liées au répertoire, c’est-à-dire au choix des matériaux et des metteurs
en scène, sont déterminées par un regard critique et analytique, souvent politique, sur la réalité
sociale, et par une interrogation qui en découle des formes d’un réalisme contemporain dans la
mise en scène, le jeu d’acteurs et la scénographie. La réflexion sur les modes de vie dans la
République fédérale d’aujourd’hui va d’un regard porté sur les groupes marginaux et les
exclus de la société, à un autre sur ce centre du monde bourgeois situé entre la nouvelle Mitte
et l’ancien Berlin-Ouest »40.
Aussi Ostermeier invite-t-il à la Schaubühne des hommes et femmes de théâtre aux
esthétiques très variées, et « si possible contraires les unes aux autres »41, mais que réunit
néanmoins une préoccupation constante de la réalité sociale et des possibilités de sa
représentation sur le plateau. Parmi ces figures marquantes de la Schaubühne, citons en
premier lieu Falk Richter, qui y travaille régulièrement depuis l’arrivée d’Ostermeier, et qui
38
Nous traiterons des questions liées à la politique du répertoire dans un chapitre à part.
« La Schaubühne se conçoit comme un laboratoire qui travaille en dialogue avec d’autres disciplines
artistiques telles l’architecture, les arts plastiques, la musique, la littérature et le cinéma, à l’élaboration d’un
langage théâtral contemporain », lit-on sur le site de la Schaubühne. (« Die Schaubühne versteht sich als ein
Laboratorium, das im Dialog mit anderen Disziplinen wie Architektur, Bildender Kunst, Musik, Literatur und
Film an der Entwicklung einer Theatersprache der Gegenwart ».)
40
Site de la Schaubühne. (« Maßgeblich für die Spielplanentscheidungen, das heißt die Auswahl der
Stoffe und der Regisseure, ist der kritisch-analytische, oft politische Blick auf die gesellschaftliche Wirklichkeit
und die daraus folgende Befragung der Formen eines zeitgemäßen Realismus’ in Inszenierung, Spielweise und
Bühnenästhetik. Die Beschäftigung mit den Lebenswelten der heutigen Bundesrepublik umfasst den Blick auf
Randgruppen und die Ausgeschlossenen der Gesellschaft genauso wie den ins Zentrum der bürgerlichen
Lebenswelt zwischen der neuen Mitte und dem alten Westen Berlins ».)
41
Site de la Schaubühne. (« Auf möglichst untereinander kontroverse Ästhetiken »).
39
97
Chapitre III – La Schaubühne
est “metteur en scène associé” depuis la saison 2006/2007 ; il met en scène à la Schaubühne
principalement ses propres pièces42, mais parfois aussi celles d’autres auteurs, notamment
Tchékhov43. Son spectacle Trust, en 2009, est représentatif de l’inscription de son travail dans
le programme esthétique et idéologique de la Schaubühne : conçu en collaboration avec la
chorégraphe néerlandaise Anouk van Dijk, sans se cantonner au théâtre ou à la danse, il prend
pour sujet l’impact de la crise économique et financière sur les vies individuelles des “petites
gens”.
Luk Perceval travailla lui aussi au début des années 2000 à la Schaubühne et fut, entre
2006 et 200944, “metteur en scène associé”. En miroir et en contrepoint à Ostermeier45, il
poursuivit là un travail d’adaptation, voire de réécriture des pièces classiques46 des grands
auteurs du théâtre européen, qu’il avait entamé au Toneelhuis d’Anvers, tout en mettant en
scène des textes d’auteurs contemporains, comme notamment ceux de Marius von
Mayenburg47.
Citons également la chorégraphe d’origine argentine Constanza Macras, dont le travail
régulier et intensif à la Schaubühne48, notamment depuis le départ de Sasha Waltz, témoigne
de l’importance accordée par Ostermeier à la danse. Mais ceci, a priori, ne déteint pas
vraiment sur sa création personnelle, qui s’en ressent peu : ainsi par exemple, lorsqu’en 2006,
Ostermeier et Macras montèrent ensemble Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, le
42
Peace en 2000, la tétralogie Das System en 2004 (la première partie, Electronic City, ayant été mise en
scène par Tom Kühnel), Die Verstörung en 2005, Im Ausnahmezustand en 2007 et Trust en 2009.
43
Il a déjà monté, à la Schaubühne, trois pièces de l’auteur russe : La Mouette en 2004, Les Trois sœurs en
2006 et La Cerisaie en 2008.
44
Où il partit pour le Thalia Theater de Hambourg.
45
Avec son esthétique, notamment par son refus d’un théâtre narratif et réaliste à message politique,
Perceval est en effet en opposition claire au théâtre d’Ostermeier ; dès 2004, le directeur dit à son propos : « Il
est parvenu, dans son travail de mise en scène, beaucoup plus loin que moi », et il évoque en même temps les
effets bénéfiques d’une telle dichotomie : « Ce serait bien bête que j’amène ici mon propre clone. J’ai intérêt à
maintenir la maison attractive pour de grands acteurs ; avec une monoculture ostermeierienne, cela ne serait pas
possible. Ce que je veux tenter pendant mon second mandat, jusqu’en 2009, c’est de faire évoluer la troupe par
l’arrivée de nouvelles personnes, mais aussi par l’évolution de nos acteurs actuels. Pour cela, on a besoin de
quelqu’un qui travaille d’une façon tout à fait différente ». (Propos tenu dans Thomas Irmer (dir.), Luk Perceval,
Theater und Ritual, Berlin, Alexander Verlag, 2005, pp. 217 – 218 : « Er ist in seiner Regiearbeit schon
wesentlich weiter als ich. », « Das wäre ja auch blöd, ich würde mir hier meinen eigenen Klon mit reinsetzen.
Ich bin ja selbst daran interessiert, das Haus für starke Schauspieler attraktiv zu halten. Das geht mit einer
Ostermeierschen Monokultur eben gar nicht. Mein Versuch für die zweite Vertragsetappe bis 2009 zielt auf die
Entwicklung des Ensembles mit neuen Leuten und der Weiterentwicklung unserer Schauspieler. Da braucht man
jemanden, der ganz anders arbeitet ».)
46
Aars ! d’après l’Orestie d’Eschyle en 2001, L. King of pain d’après Le Roi Lear de Shakespeare en
2002, Andromaque d’après Racine, Maria Stuart de Schiller, Platonov de Tchékhov et Othello d’après
Shakespeare en 2006, Molière d’après Le Misanthrope, Don Juan, Tartuffe et L’Avare en 2007 ou Penthésilée de
Kleist en 2008.
47
L’enfant froid en 2002 ou Turista en 2005.
48
Back to the Present en 2004, Big in Bombay en 2005, Le Songe d’une nuit d’été avec T. Ostermeier en
2006, Brickland en 2007 et Megalopolis en 2010.
98
Chapitre III – La Schaubühne
résultat ne donna guère à voir un véritable dialogue, un échange artistique entre les deux arts,
mais plutôt un collage de scènes successivement chorégraphiées ou théâtrales.
D’autres metteurs en scène travaillent à la Schaubühne de manière récurrente et
imprègnent le théâtre de leurs esthétiques variées, dans un esprit d’ouverture internationale
(ils sont de nationalités diverses) et intergénérationnelle (les débutants côtoient des “légendes
vivantes” telles Bernhard Klaus Tragelehn49).
Outre les spécificités esthétiques et idéologiques, un autre trait marquant de la
Schaubühne sous la direction de Thomas Ostermeier est sa “politique internationale”. En
effet, en plus de l’ouverture vers des artistes (metteurs en scène, chorégraphes, comédiens,
danseurs, scénographes) venant de pays étrangers, la Schaubühne est également l’institution
berlinoise qui voyage le plus50. On note une nette intensification de sa présence à l’étranger
depuis le changement de direction en 1999. De sa fondation en 1962, à la fin de la saison
2007/2008, le théâtre a fait 342 tournées, pendant lesquelles il donna 985 représentations ; or,
plus des deux tiers d’entre elles se situent durant les neuf dernières années, c’est-à-dire celles
de l’intendance d’Ostermeier (246 tournées et 679 représentations51). Le théâtre a ainsi tissé
une toile très dense de partenariats internationaux, principalement avec les grands festivals
estivaux, notamment ceux d’Avignon et d’Athènes-Épidaure, qui participent parfois aussi à la
production de ces spectacles. Depuis 2008, la Schaubühne fait également partie du réseau
théâtral Prospero, né de l’initiative du directeur du Théâtre National de Bretagne à Rennes,
François le Pillouër, qui regroupe six institutions européennes52 sous un triple mot d’ordre :
création, recherche, formation ; chaque spectacle coproduit dans le cadre de ce projet tourne
ensuite dans tous les théâtres concernés. Malgré cette forte présence de la Schaubühne à
l’étranger, notamment à travers les spectacles d’Ostermeier, celui-ci se défend de vouloir
adopter une “esthétique festivalière”, de concevoir des spectacles en vue de leur “potentiel
d’exportation” : « Une production qui n’est pas ancrée à un niveau local, dans une ville, n’est
pas non plus intéressante pour le marché international »53, affirme-t-il. Il est vrai que toutes
49
La Dernière bande de Beckett en 2007.
Information rapportée par Dirk Krampitz, « Mit Berliner Bühnenkunst auf Weltreise », in Die Welt,
17 juin 2007.
51
À cela il faut ajouter 140 tournées (dont 44 sous la direction d’Ostermeier) et 299 représentations (dont
90 toujours sous sa direction) en Allemagne.
52
Outre la Schaubühne et le TNB, il s’agit du Théâtre de la Place à Liège, d’Emilia Romagna Teatro
Fondazione à Modène, de Fundação Centro Cultural de Belém à Lisbonne et de Tampereen Yliopisto / Tutkivan
Teatterityön Keskus à Tampere. La création “inaugurale” du projet fut John Gabriel Borkman d’Ibsen dans la
mise en scène de Thomas Ostermeier, dont la première eut lieu à Rennes le 8 décembre 2008.
53
Dans l’article de Dirk Krampitz, « Mit Berliner Bühnenkunst auf Weltreise », op. cit. (« Wenn sich eine
Produktion nicht lokal verankert in einer Stadt, ist sie auch nicht interessant für den internationalen Markt ».)
50
99
Chapitre III – La Schaubühne
les représentations, même si elles sont coproduites et créées ailleurs, sont ensuite
systématiquement inscrites au répertoire de la Schaubühne. Malgré tout, leur forme semble
évoluer inexorablement vers celle de « productions artistiques délocalisées »54, selon
l’expression qu’emploie Jean Jourdheuil à propos de la création festivalière contemporaine ;
un récent exemple en est la création d’Othello de Shakespeare par Ostermeier, en 2010, au
Théâtre antique d’Épidaure : ostensiblement, le spectacle ne tenait pas compte des spécificités
de ce site si particulier, il était d’emblée conçu et formaté pour une salle de théâtre frontale,
comme celle de la Schaubühne et des autres lieux où il était destiné à partir en tournée.
La Schaubühne d’Ostermeier est aujourd’hui couronnée de plusieurs distinctions
prestigieuses ; en plus des quatre invitations au Theatertreffen de Berlin (trois pour Thomas
Ostermeier55 et une pour Sasha Waltz56), elle fut conviée deux fois au festival Mülheimer
Theatertagen57, a reçu le Prix de l’Association des Critiques d’Art58 et deux fois le Prix
Friedrich Luft59 pour le meilleur spectacle de la saison. À cela s’ajoutent les distinctions
reçues par les acteurs qui travaillent à la Schaubühne, qu’ils appartiennent à la troupe ou non :
ainsi d’Anne Tismer60, de Katharina Schüttler61, Josef Bierbichler62 ou Lea Draeger63.
54
J. Jourdheuil, « Le théâtre, la culture, les festivals, l’Europe et l’euro », op. cit.
Nora et Hedda Gabler d’Ibsen, respectivement en 2003 et 2006, et Le Mariage de Maria Braun d’après
Fassbinder en 2009. Nous ne rappelons pas ici toutes les distinctions reçues par Ostermeier, que nous avons déjà
mentionnées dans une partie précédente.
56
Körper en 2000.
57
L’Enfant froid de Mayenburg dans la mise en scène de Luk Perceval en 2003 et Electronic City de
Richter mis en scène par Tom Kühnel en 2004.
58
Pour Hedda Gabler mise en scène par Ostermeier.
59
Les deux pour des spectacles de Luk Perceval : Andromaque d’après Racine en 2003 et Maria Stuart de
Schiller en 2007.
60
Qui reçut, en 2003, pour sa Nora, le prix de la meilleure comédienne de la revue Theater heute, ainsi
que le très prestigieux Deutscher Kritikenpreis (prix de l’Association des critiques d’art allemands).
61
En 2006, elle reçut elle aussi le prix de la meilleure comédienne de la revue Theater heute, pour son
Hedda Gabler, ainsi que le prix Faust (prix de l’Association des théâtres allemands).
62
En 2008, il obtint le Prix de la Stiftung Preußische Seehandlung pour ses « mérites extraordinaires pour
le théâtre germanophone », écrit-on sur le site de la Schaubühne.
63
Le Daphne-Bühnenpreis 2010 de la Communauté théâtrale de Berlin.
55
100
Chapitre III – La Schaubühne
4. L’organigramme, le financement et le public de la Schaubühne depuis 1999
Dans les institutions allemandes, il y a généralement un directeur artistique et un
directeur administratif ; dans le cas de la Schaubühne, cette dernière fonction est assurée par
Jürgen Schitthelm, depuis la fondation du théâtre en 1962. En 1987, afin de gagner en
autonomie, la Schaubühne définit son statut juridique et son fonctionnement gestionnaire en
tant que “société à responsabilité limitée en commandite”, avec Schitthelm pour unique
sociétaire (ce qui n’implique naturellement pas l’absence de fonds publics). En 1991,
Friedrich Barner rejoint Schitthelm à la direction administrative, puis, en 2008, la Schaubühne
se transforme en “société à responsabilité limitée”, avec deux sociétaires et directeurs
(Schitthelm et Barner).
Les subventions de la Schaubühne s’élèvent aujourd’hui, en 2010, à plus ou moins 12
millions d’Euros : des 24 millions DM (soit à peu près 12,2 millions d’Euros) accordés au
théâtre au moment du changement de direction artistique en 1999, les subsides ont été
ramenés à 11,8 millions en 2006, puis à 11,6 millions en 2007 (suite au départ de Sasha
Waltz), et ré-augmentés à 12,1 millions à partir de 200864. Cependant, selon les propos
d’Ostermeier, le budget réel de la maison s’élèverait à 15,6 millions d’Euros : la Schaubühne
est structurellement sous-financée et ne pourrait absolument pas continuer à fonctionner avec
les seules subventions publiques65. L’une des conséquences de ce manque de moyens
chronique a été la fermeture, en 2007, du petit théâtre annexe – au départ une salle de
répétitions – dans la Cuvry Strasse. Selon le directeur artistique, seules les tournées à
l’étranger sauvent la maison de l’insolvabilité et de la faillite, car elles apportent en moyenne
plus d’un million d’Euros annuels. En plus, par un système de coproduction, elles permettent
de réaliser des projets que la Schaubühne seule ne pourrait pas assumer, comme ce fut le cas
pour la mise en scène du Songe d’une nuit d’été :
« Si nous avons pu montrer Le Songe d’une nuit d’été à Berlin, c’était
uniquement grâce au fait que la représentation avait été coproduite par le Festival
d’Athènes. Tous seuls, nous n’aurions absolument pas pu nous permettre ce spectacle.
Nous n’avons tout simplement pas suffisamment de moyens pour payer la troupe »66.
64
Pour comparaison, en 2007, les subventions des autres grands théâtres berlinois s’élevaient à
18,7 millions pour le Deutsches Theater, 14 millions pour la Volksbühne, 10,7 pour le Berliner Ensemble et
8,3 millions pour le Maxim Gorki Theater.
65
Propos rapporté par Dirk Krampitz, « Mit Berliner Bühnenkunst auf Weltreise », op. cit.
66
Ostermeier cité ibid. (« Den Sommernachtstraum konnten wir in Berlin nur zeigen, weil das Hellenic
Festival in Athen koproduziert hat. Allein hätten uns die Aufführung gar nicht leisten können. Wir haben einfach
nicht genügend Geld, um die Truppe zu bezahlen ».)
101
Chapitre III – La Schaubühne
Quant au public, le taux de remplissage des salles s’élève à la Schaubühne en
moyenne à 80%, soit à peu près 100 000 spectateurs payants par an ; le théâtre est par là l’un
des mieux fréquentés de Berlin67. En même temps, il est également (et traditionnellement)
celui qui coûte le plus cher à la ville, avec un coût moyen de 112 Euros par spectateur68.
Ces chiffres, encourageants, datent de 2006, donc du moment où la Schaubühne
jouissait déjà du statut d’un lieu de théâtre incontournable, aussi bien à Berlin qu’en Europe.
Les premières années de l’aventure, en revanche, furent celles d’une dure désillusion, car
l’équipe dut affronter un sérieux problème de public ainsi que des critiques très défavorables.
C’est notamment là que le choix d’Ostermeier de concevoir la direction de cette institution en
binôme avec Sasha Waltz s’avéra prévoyant et qu’il trouva sa justification : artistiquement,
les deux personnalités n’ont jamais collaboré, tout leur effort commun semblait être de
chercher à remplir la salle, et ils y parvinrent ; c’est d’abord Sasha Waltz qui réussit peu à peu
à fidéliser un nouveau public à la Schaubühne.
Par ailleurs, il faut prendre en considération l’évolution par laquelle est passé le public
de ce théâtre. Depuis les “militants” qui fréquentaient la Schaubühne, une institution théâtrale
engagée à gauche, qui dialoguait avec le théâtre berlinois de l’Est, au début de la “période
Stein”, un public s’est reconstitué au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, issu de
la nouvelle classe bourgeoise de Berlin, politisée et cultivée. Après le dernier changement de
direction, bien évidemment, ce public s’est senti déconcerté par les pièces ultracontemporaines que lui proposait le jeune metteur en scène, si bien que la Schaubühne s’est
retrouvée avec un sérieux problème, dès la fin de la première saison du tandem Ostermeier –
Waltz. Thomas Ostermeier dit à cette époque :
« Une grande partie [de l’ancien public de la Schaubühne] vient encore pour les
représentations de Sasha Waltz, dans lesquelles il trouve refuge, parce qu’on y voit un
théâtre insolite, mais toujours réjouissant et beau. Pour les productions dramatiques, le vieux
public bourgeois est parti. Ce qui est certes bien, mais en même temps critique, parce que je
ne cache pas que certaines représentations sont très mal fréquentées. Ça deviendra un
véritable problème si on n’arrive pas à développer ce public de base, si rien d’autre ne se
69
construit » .
67
Ces chiffres datent de 2006 et sont rapportés par Stefan Kirschner, « Berlins Bühnen Boomen », in Die
Welt, 3 mai 2008. Pour comparer : le Deutsches Theater atteint un taux de fréquentation de 77% (147 000
spectateurs), le Maxim Gorki Theater de 72% (66 000 spectateurs) et la Volksbühne de 71% (129 000
spectateurs).
68
À titre de comparaison : 105 Euros au Deutsches Theater, 100 Euros au Maxim Gorki Theater et 68
Euros au Berliner Ensemble.
69
« Die Angst vor dem Stillstand », op. cit., p. 49. (« Ein Großteil kommt vielleicht noch zu Sasha Waltz,
wo sie ihre Nische gefunden haben, weil sie dort ausgefallenes, aber immer noch genießbar schönes Theater
102
Chapitre III – La Schaubühne
Il faut également voir cette situation à l’aune de la tâche d’Ostermeier et de Waltz, qui
était doublement difficile : en Allemagne, de nombreux théâtres, dont presque toutes les
grandes institutions, fonctionnent grâce à une large fidélisation du public, par une politique
d’abonnement très répandue. À l’arrivée du jeune tandem, cela faisait plusieurs saisons que la
Schaubühne était un lieu de programmation “à la française”, plutôt qu’un théâtre de répertoire
en alternance à la façon des théâtres de l’Europe centrale : aussi la fidélisation du public avaitelle été “interrompue”.
C’est sans doute pour ces raisons que la baisse de la fréquentation du théâtre pendant
les premières années était d’emblée prévisible, mais en même temps, ajoute Ostermeier,
nécessaire pour qu’une nouvelle troupe à l’esthétique et l’idéologie très affirmées puisse
s’approprier les lieux :
« Je trouve que c’est un manque de courage de ne pas changer radicalement de voie
régulièrement pour désarçonner le public. Nous avons bien sûr un problème lorsque plus
personne ne vient. Mais à long terme, nous n’aurions pas pu continuer à fonctionner avec le
public traditionnel de la Schaubühne, car lorsqu’on reprend un théâtre, on doit d’abord le vider
pour pouvoir affirmer une nouvelle identité »70.
Aujourd’hui, Ostermeier se félicite d’avoir gagné le pari d’attirer un public varié,
provenant de différents quartiers de la ville, de couches sociales diverses et rassemblant
plusieurs générations : « La diversité de notre public est peut-être plus grande qu’à la
Volksbühne », dit-il en 200471. Quatre ans plus tard, il explique de manière plus détaillée :
« L’expérience la plus importante pour moi de ces dernières années a été le fait que
nous ayons un public essentiellement, ou pour les deux tiers, jeune. Les veuves de
Wilmersdorf [quartier limitrophe] viennent sûrement encore, pour tous les spectacles, et il faut
qu’elles continuent ! Cependant, la différence majeure entre la Schaubühne et les autres
théâtres berlinois, comme le Deutsches Theater ou le Berliner Ensemble, est que ces théâtres
ont certainement beaucoup de spectateurs, mais ceux-ci ont entre cinquante-cinq et soixantedix ans ! Alors que l’âge de nos spectateurs va de la vingtaine à la quarantaine passée »72.
sehen. Für die Schauspielproduktionen ist das alte, bürgerliche Publikum weggebrochen. Das ist schön, aber
gleichzeitig kritisch, weil ich daraus kein Hehl mache, dass manche Vorstellungen ausgesprochen schlecht
besucht sind. Zu einem echten Problem wird das, wenn wir den Rumpf dieses Zuschauerkreises nicht weiter
entwickeln können, sich also nichts Neues aufbaut ».)
70
Ibid., p. 55. (« Ich finde es mutlos, wenn man nicht immer wieder einen radikal anderen Weg einschlägt
und damit das Publikum vor den Kopf stößt. Probleme haben wir natürlich dann, wenn überhaupt niemand mehr
kommt. Aber auf lange Sicht hätten wir mit dem alten Publikum der Schaubühne nicht weitermachen können,
denn wenn man ein Theater übernimmt, muss man es erst einmal leer spielen, um ein neues Profil zu
behaupten ».)
71
Radio Libre, op. cit.
72
Stadtgespräch Porträt avec Thomas Ostermeier, op. cit.
103
Chapitre III – La Schaubühne
5. L’héritage de Peter Stein
Tout comme Ostermeier, Stein, lorsqu’il arrive à la Schaubühne en 1969, a déjà
derrière lui un passé dans des théâtres institutionnels, marqué par un engagement social et
politique et une idéologie clairement prononcée ; il se présente comme un metteur en scène
contestataire et révolté, voire rebelle. Il se fait remarquer en 1968 en montant Early Morning
d’Edward Bond au Schauspielhaus de Zürich, puis Discours sur le Vietnam… de Peter Weiss
à Munich : à la fin de cette représentation, il fait une quête parmi le public au profit des
soldats au Vietnam, à la suite de quoi le directeur du théâtre lui interdit, dès le lendemain,
l’accès au bâtiment. Le metteur en scène part alors au théâtre de Brême, où le directeur Kurt
Hübner réunit toutes les personnalités contestataires de la scène allemande de l’époque (Peter
Zadek, Peter Palitzsch, Rainer Werner Fassbinder, etc.). Stein y monte alors Torquato Tasso
de Goethe, une œuvre dont le sujet renvoie aux questions sur les disproportions entre la vie et
l’art que la troupe se pose, et amorce par là l’interrogation sociale, esthétique et idéologique
de son théâtre. Selon Stein, la pièce de Goethe reflète non seulement la société de son temps,
mais aussi une situation propre aux artistes en ce tournant des années soixante-dix : le devoir
de rester à sa place, de faire de belles choses et de plaire au pouvoir. Dans cette
représentation, le metteur en scène répond à ce constat par un excès d’artificialité (gestes
maniérés des acteurs, un parler et des mouvements lents et artificiels, des pauses longues,
etc.), qui traduit ses doutes sur l’utilité sociale d’une œuvre d’art, son scepticisme vis-à-vis de
l’art, du rôle de l’artiste (un « clown émotionnel »73), qui dit l’impuissance de l’art et de la
pensée critique, tous sentiments largement partagés à l’époque74. Cette interrogation de la
création théâtrale et des conditions propres à l’époque passe également par une démarche de
« radiographie de l’institution dans laquelle le spectacle est créé »75 (le rôle du Prince est
interprété par Hübner, le directeur du théâtre de Brême lui-même) et par une prise à parti
directe du public : « lorsque le rideau est tombé après la première partie de la représentation et
que les applaudissements duraient encore, les cinq comédiens se sont assis au bord de la scène
pour faire part au public de leur interrogation sur l’écart entre leurs aspirations politiques et
73
Selon l’expression de Roswitha Schieb dans son livre Peter Stein, ein Portrait, Berlin, Berlin Verlag,
2005, p. 72. (« Emotional-clown ».)
74
Selon Botho Strauß, le collaborateur dramaturgique de Stein, « l’interprétation de la pièce procède
fondamentalement de la définition du théâtre dans notre société comme bel anachronisme ». (« La belle
gratuité », in Travail théâtral, n° 24-25, 1976, p. 4.)
75
Dit Jean Jourdheuil lors de la séance « Berlin – Effacement des traces » du Séminaire des doctorants à
l’INHA, le 13 novembre 2009.
104
Chapitre III – La Schaubühne
une certaine esthétique hermétique »76. La poursuite et l’approfondissement de cette démarche
vont, dans la même année, être les mots clefs pour la fondation de la Schaubühne :
« Il me fallait refonder un théâtre. Mais non comme contre-projet, en réaction au
théâtre bourgeois subventionné ; non, il s’agissait au contraire de chercher à renouveler l’idée
qui est à la base du Stadttheater allemand : celle d’une troupe qui joue dans une ville pour les
spectateurs de cette ville. C’est un concept très local, très provincial si l’on veut. C’est dans
cet esprit que j’ai lancé ma proposition de fonder un nouveau théâtre. […] Le résultat de ces
réflexions, ce fut la fondation de la Schaubühne »77.
En juxtaposant cette affirmation de Stein relative à la façon dont il conçoit la place et
le rôle de la Schaubühne au sein de son environnement berlinois, avec une autre d’Ostermeier,
on constate des affinités entre les deux projets. Pour le directeur actuel, même s’il n’utilise pas
cette expression, il s’agit en effet aussi de mettre en avant cette idée de “théâtre municipal”,
fortement ancrée dans l’histoire des institutions germanophones théâtrales, celle d’une
structure régionale qui s’adresse en priorité aux autochtones (dans un sens large) et dont la
raison d’être principale est d’interroger la société locale, mais également de l’instruire,
l’éduquer, l’ “élever”. C’est dans cette optique qu’Ostermeier a pu affirmer, dès 2001, face à
Jean Jourdheuil :
« Quant au public, on essaie d’inventer avec lui de toutes autres relations pour ouvrir
le théâtre à la ville, et en particulier aux quartiers limitrophes. On l’invite notamment à des
débats après les spectacles, à des rencontres avec les écrivains, à des stages thématiques autour
des pièces. […] La grande différence tient dans le fait que pour la plupart de nos spectacles,
les spectateurs ne savent rien du texte monté, puisqu’il est totalement inédit. […] Il s’agit de
leur proposer des pièces qui parlent de leur vie quotidienne, en prise directe avec les questions
actuelles que les spectateurs se posent dans leur vie. Et du coup, nous pensons pouvoir les
convaincre de venir voir d’autres types de spectacles plus conventionnels, comme Büchner,
Brecht ou Horvath »78.
À son arrivée à la Schaubühne, Stein met d’emblée en place une codirection et une
cogestion79. Le directoire à cinq têtes est composé de trois directeurs artistiques (Peter Stein,
Dieter Sturm et Claus Peymann) et de deux administrateurs (dont déjà Jürgen Schitthelm). Le
modèle de la Mitbestimmung, inédit à l’époque dans les théâtres, mais bientôt suivi par
76
Ivan Nagel, Drama und Theater, op. cit., p. 142. (« Als der Vorhang nach der ersten Stückhälfte fiel,
noch in den Applaus hinein, setzten sich die fünf Spieler an die Rampe, um ihr Dilemma zwischen politischem
Impuls und geschlossener Ästhetik mitzuteilen ».)
77
Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, Bruxelles, éd. Ici bas,
1999, p. 27.
78
Dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean
Jourdheuil », op. cit.
79
L’essentiel des informations citées dans ce paragraphe est rapporté par Peter Iden, Die Schaubühne am
Halleschen Ufer 1970 – 1979, Frankfurt, Fischer Verlag, 1979.
105
Chapitre III – La Schaubühne
d’autres grandes institutions allemandes (comme le Schauspielhaus de Francfort sous la
direction de Peter Palitzsch, entre 1972 et 1980) a pour objectif de faire en sorte que tous les
collaborateurs prennent le plus largement possible part aux décisions et donc de renforcer
l’intérêt de tous pour la création et l’organisation du travail dans le théâtre : « La véritable
raison qui nous a poussés à fonder la Schaubühne, c’était la volonté de changer le mode de
travail afin de préserver et de maintenir les aspects les plus productifs du système théâtral
allemand »80, rappelle Stein. Pour cela, en plus du directoire pentacéphale déjà évoqué, deux
autres structures sont mises en place. La Volksversammlung (l’assemblée générale) d’abord,
laquelle regroupe tous les employés du théâtre (donc, une centaine de personnes), siège tous
les mois et a le droit de veto sur toute décision, administrative ou artistique ; elle élit ellemême ses directeurs – les membres du directoire ne sont pas éligibles. Le Gremium (le
comité) ensuite, qui est un organe intermédiaire chargé de faire le lien entre l’assemblée
générale d’un côté et le directoire de l’autre : il est composé de deux représentants des acteurs,
deux des techniciens, un du département dramaturgique et un de l’administration, lesquels
siègent deux fois par semaine ; à la fin de chaque session, un compte-rendu est rédigé et
immédiatement diffusé à tous les employés du théâtre. Les salaires à la Schaubühne de Stein
seront, comme plus tard chez Ostermeier, “égaux par catégorie” (au moins durant les deux
premières années). Le souhait d’Ostermeier de recréer à la Schaubühne des conditions de
travail intensif, entre autres à travers la charte qui interdisait aux acteurs de prendre des
engagements à l’extérieur, peut être mis en rapport avec le rythme de travail très soutenu mis
en place par Stein81, exigeant de tous les participants un engagement total et exclusif :
« Pour accomplir un bon travail, il faut faire éclater cette répartition des rôles. Un
metteur en scène doit faire participer tous les membres du collectif au travail de recréation
théâtrale. Ainsi l’acteur devra-t-il s’occuper, lui aussi, de choses qui ne font généralement pas
partie de l’exercice traditionnel de son métier. Il s’intéressera au travail de recherche et
d’analyse littéraire, à la scénographie, aux costumes et, pourquoi pas, aux aspects
administratifs et financiers d’une production théâtrale »82.
On observe également quelques autres traits communs aux deux directeurs de la
Schaubühne, comme l’importance qu’ils accordent à une troupe égalitaire ou le fait de
80
Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit., p. 28.
Gerd Jäger (« Wie, warum funktionniert die Schaubühne ? », in Theater heute, l’almanach annuel 1973)
rapporte la description d’une journée de travail à la Schaubühne : lecture de textes, préparations et étude des
rôles entre 8h et 10h ; répétitions de 10h à 15h, représentation de l’après-midi (dans des écoles, ateliers etc.),
sinon débats entre 16h et 19h et, de 20h à 23h, la représentation du soir…
82
Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit., p. 26.
81
106
Chapitre III – La Schaubühne
s’entourer de collaborateurs réguliers83. Stein, avant Ostermeier, pose le refus de vedettariat
comme base déterminante non seulement du “vivre ensemble” de la troupe, mais également,
et surtout, de l’esthétique des représentations et du choix des pièces, lesquelles devaient éviter
de n’offrir qu’un seul rôle principal84, à moins que celui-ci puisse être réparti entre plusieurs
comédiens85. Dans la même logique, la collaboration intensive et sur le long terme de Stein
avec les metteurs en scène Klaus Michael Grüber86, Luc Bondy ou Frank-Patrick Steckel, les
dramaturges Dieter Sturm et Botho Strauß, le scénographe Karl-Ernst Herrmann, annonce
celle d’Ostermeier avec les metteurs en scène Falk Richter, Luk Perceval, les chorégraphes
Sasha Waltz ou Constanza Macras, les dramaturges Jens Hillje et Marius von Mayenburg ou
le scénographe Jan Pappelbaum87.
Il est intéressant de retracer la manière dont Ostermeier lui-même se positionne face à
cet héritage qui peut parfois peser lourd. Pendant les premières années de sa direction de la
Schaubühne, il semble avoir tendance à minimiser, sinon nier cette influence ; le fait que le
nom de Stein ne soit mentionné dans aucun des textes programmatiques d’Ostermeier et de
ses codirecteurs, alors qu’ils en reprennent clairement certains principes majeurs (codirection,
cogestion, importance de la troupe, etc.), est symptomatique d’un désir de se distinguer de
toute filiation, de présenter leur aventure comme un nouveau départ, comme une rupture. Dès
le début, et à plusieurs occasions, le metteur en scène se démarque de façon revendiquée de
cet héritage, comme en 2001 face à Jean Jourdheuil :
« Quand on a pris, à quatre, la direction de la Schaubühne, on nous a
systématiquement demandé si nous avions un problème avec la grande histoire de ce théâtre,
devenu mythique dans l’histoire, et avec les figures de pères qui l’ont construite. Au début, j’ai
pensé que ce n’était pas une question, puisque je n’avais pas vu les grands spectacles de ce
théâtre, même si j’ai beaucoup lu sur toutes les grandes choses qui se sont faites à la
Schaubühne. C’est maintenant que le problème commence à se poser : notre travail et celui
83
Comme Stein qui amena avec lui à la Schaubühne un grand nombre de ses acteurs et collaborateurs du
théâtre de Brême, Ostermeier, lui, fit largement appel à ses compagnons de la Baracke.
84
Comme pour la Tragédie optimiste de Vischnievski, en 1972, où le “héros principal” est un groupe de
marins.
85
C’est le cas notamment de Peer Gynt d’Ibsen en 1971. Par rapport à cette représentation, Ivan Nagel
parle d’ailleurs de « la richesse et la liberté de l’hétérogène » qui auraient pour source, à la Schaubühne, « le
collectif ». (in Kortner, Zadek, Stein, Munich, Vienne, Carl Hanser Verlag, 1989, p. 56 : « Der Schaubühne fließt
aber die Fülle und Freiheit des Heterogenen aus einer ganz anderen Quelle zu: aus dem Kollektiv ».)
86
Stein parlait, à propos de son travail à la Schaubühne aux côtés de Klaus Michael Grüber, d’un
« processus de complémentarité tout à fait particulier entre deux metteurs en scène ». (« Se souvenir est un
travail politique », in Théâtre / Public, n° 10, 1976, p. 26.)
87
Nous laissons ici de côté la question des acteurs dont les noms reviennent souvent plus d’une fois dans
les distributions des mises en scène de Stein et d’Ostermeier. Toutefois, étant donné le système théâtral
allemand, où chaque théâtre ou presque dispose de sa troupe de comédiens fixe, une collaboration régulière avec
ces derniers paraît de ce point de vue moins éloquente.
107
Chapitre III – La Schaubühne
des comédiens est sans cesse comparé à ce qui se faisait dans cette maison, le travail de Peter
Stein, ou ceux des comédiens Bruno Ganz ou Jutta Lampe. C’est curieux, parce que je ne vois
pas bien ce qui, justement, est comparable dans ces deux aventures. La comparaison avec
Peter Stein n’est pas pertinente – mon travail provient entièrement de la tradition du Berliner
Ensemble : avec Matthias Langhoff et Manfred Karge, ou même Benno Besson. […] Je ne me
retrouve en rien dans le jeu et l’univers des acteurs qui travaillaient à cette époque à la
Schaubühne de Peter Stein »88.
Dans les années qui suivent, toutefois, Ostermeier atténue et nuance de plus en plus ce
“rejet” premier, si ostentatoire : il ne campe plus sur ses positions d’une manière aussi
inébranlable, admettant la proximité de l’esprit de la Schaubühne de Stein et de la “sienne”.
En 2002, il affirme : « La meilleure façon de poursuivre la tradition [de ce théâtre] est que
nous cherchions notre propre chemin, avec tout le respect profond que nous inspirent les
travaux des anciens metteurs en scène de la Schaubühne »89. Plus tard, il évoquera de plus en
plus fréquemment l’importance de l’aventure fondatrice de l’institution qu’il dirige, mais
toujours en insistant sur la différence fondamentale qu’il perçoit entre la période Stein et les
quinze années qui ont précédé son arrivée à la Schaubühne, pendant lesquelles, dit-il, « il y
eut des travaux géniaux, mais aucun processus vivant dans le sens du rajeunissement du
public ; le théâtre n’avait aucun profil marquant dans la ville »90.
« Quand je suis venu à la Schaubühne, je me disais qu’il fallait faire un grand point de
rupture avec les derniers dix ou quinze ans, mais pas une rupture avec le début de Peter Stein.
Parce qu’il y a pas mal de mises en scène de Stein, comme par exemple Class enemy de Nigel
Williams91, où on lui a beaucoup reproché d’avoir monté cette pièce anglaise, contemporaine,
où il racontait la violence entre les jeunes gens d’une classe d’un lycée. Je ne voulais pas faire
une rupture avec cette tradition-là. C’est très intéressant d’avoir la possibilité de lire les
critiques de l’époque de la Schaubühne dans les années soixante-dix. C’est presque les mêmes
reproches envers le théâtre de Peter Stein, que l’on fait aujourd’hui à notre théâtre ! »92.
Le travail de Peter Stein à la Schaubühne est si légendaire qu’il semble impossible que
tout autre directeur de cette institution ne soit comparé, ou ne se compare de lui-même, à ce
titan du théâtre allemand. Dans le cas d’Ostermeier donc, les parallèles qu’on peut tracer se
88
Dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean
Jourdheuil », op. cit.
89
Cité par Gerhard Stadelmaier, « Von der Wirklichkeit zur Legende und zurück, 40 Jahre Schaubühne »,
in Frankfurter Allgemeine Zeitung, 17 septembre 2002. (« Am besten führen wir die Tradition fort, indem wir
unseren eigenen Weg suchen - mit aller Ehrfurcht, die wir vor den Arbeiten der früheren SchaubühnenRegisseure haben ».)
90
Bernd Philipp, « Ein rastlos reisender Regisseur », op. cit. (« Auch in den 90er-Jahren gab es tolle
Arbeiten, aber es war eben kein lebendiger Prozess im Sinne einer Verjüngung des Publikums, die Bühne hatte
kein markantes Profil in der Stadt ».)
91
La pièce vient par ailleurs d’être de nouveau mise en scène à la Schaubühne, en 2010, avec les apprenticomédiens de l’École Ernst-Busch, sous la direction de la Wulf Twiehaus.
92
Radio Libre, op. cit.
108
Chapitre III – La Schaubühne
situent essentiellement au niveau de la gestion du théâtre, de l’organisation du travail au sein
de celui-ci et de la conception générale de son rôle dans la société, plus qu’à celui de
l’esthétique scénique, même si certains rapprochements sont aussi à faire en termes de
politique de répertoire des deux artistes et de leur rapport aux classiques. Il est dès lors très
difficile, voire impossible, de distinguer la part de filiation due à l’histoire de la Schaubühne,
d’une autre, plus générale et partagée : est-ce que tout metteur en scène allemand
contemporain n’est pas confronté à l’héritage esthétique et idéologique de Peter Stein ?
109
Chapitre IV – Le Répertoire
IV.
LE RÉPERTOIRE
1. Le répertoire général de la Schaubühne
Lorsqu’Ostermeier arrive à la direction de la Schaubühne, il fait noter sur tous les
supports de communication, “zeitgenössisches Theater”, “théâtre contemporain”. Dans une
volonté de se démarquer radicalement du ou d’un certain passé de cette institution,
principalement relatif au Regietheater : « nous avons rompu avec la tradition de la mise en
scène des grands textes classiques sans cesse montés, et dont la dernière version est censée
répondre et commenter la précédente, montée cinq ans plus tôt »1, et dans le dessein de
« transposer l’audace de la Baracke dans ce lieu sacré »2, il prévoit de vouer ce théâtre aux
écritures théâtrales d’aujourd’hui, en collaboration étroite avec des auteurs contemporains. Il
est écrit dans le manifeste :
« L’intérêt principal de la Schaubühne se tourne vers la nouvelle dramaturgie et les
récits contemporains. Des commandes seront passées aux auteurs, et les pièces seront par la
suite élaborées en collaboration avec les dramaturges et les acteurs. En plus, toutes les pièces
reçues seront lues et débattues »3.
Le répertoire général du théâtre se construit donc, surtout dans les premières années,
principalement autour de pièces contemporaines4 qui sont souvent présentées en création
allemande, voire mondiale. Si l’on regarde de près les cent-trente-huit spectacles présentés à
la Schaubühne depuis la prise de direction par Ostermeier jusqu’à la fin de la saison
2009/20105, on constate que la moitié exactement (soixante-neuf) est basée sur un texte
contemporain ; les mises en scène des pièces du passé représentent à peu près un quart de la
1
Propos d’Ostermeier dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas
Ostermeier et Jean Jourdheuil », op. cit.
2
Cité par Ruth Valentini, « La révolution Ostermeier », op. cit.
3
« Wir müssen von vorn anfangen », op. cit. (« Das Hauptinteresse der neuen Schaubühne ist auf neue
Dramatik und zeitgemäßes Erzählen gerichtet. Den Anfang bilden Stückaufträge an Autoren und die
Entwicklung der Stücke mit den Dramaturgen, Autoren und Schauspielern. Darüber hinaus werden alle
eingesandten Stücke gelesen und besprochen ».)
4
La question de la distinction entre un dramaturge “classique” et un “contemporain” est bien évidemment
épineuse, d’autant qu’elle est intrinsèquement liée à l’idéologie artistique générale de tel ou tel artiste ou théâtre.
Ostermeier affirme à plusieurs reprises faire une distinction nette entre le travail sur la pièce d’un auteur vivant,
considéré donc comme contemporain, et celle d’un auteur mort. Nous suivons ici cette logique pour parler des
pièces contemporaines et des textes du passé.
5
Nous ne considérons ici pas seulement les spectacles créés à la Schaubühne, mais également les reprises
(nombreuses, notamment lors de l’arrivée du nouveau directoire), du moment où elles furent par la suite inscrites
au répertoire de ce théâtre en alternance.
110
Chapitre IV – Le Répertoire
totalité (trente-six) et la danse près d’un sixième (vingt-quatre). Naturellement, parmi les
auteurs d’aujourd’hui, Marius von Mayenburg, “l’auteur associé”, tient une place privilégiée à
la Schaubühne, où neuf de ses pièces ont déjà été mises en scène, dont sept en création6 ; il est
l’auteur le plus monté dans ce théâtre. Vient ensuite Sarah Kane : la Schaubühne est la
première institution dans l’espace germanophone à avoir inscrit à son répertoire les cinq
pièces de la dramaturge britannique7. Elle est suivie par sa compatriote Caryl Churchill8 et
l’Allemand Roland Schimmelpfennig9 (quatre pièces chacun), ce dernier ayant été en 2000 et
2001, un deuxième “auteur associé” à côté de Mayenburg. Mentionnons également deux
autres dramaturges qui voient leurs pièces régulièrement montées à la Schaubühne, trois pour
chacun, Mark Ravenhill10 et Lars Norén, dont le Personenkreis 3.1 inaugura la “nouvelle ère”
en 200011. Une forte dominante germanique et anglo-saxonne se dégage de l’ensemble du
répertoire contemporain de la Schaubühne ; la dramaturgie contemporaine française a
contrario y est complètement absente12. D’autre part, on constate un très grand nombre de
créations parmi les pièces actuelles montées dans ce théâtre : ceci est dû au parti pris
d’Ostermeier d’échapper à une logique trop comparative des répertoires des grands théâtres
berlinois, dans lesquels, à son avis, figurent souvent les mêmes œuvres et qui se ressemblent
trop ; en présentant au public un grand nombre de pièces qui lui sont inconnues, le répertoire
de la Schaubühne se démarque donc radicalement de celui des autres scènes : « la Schaubühne
est un théâtre qui peut se permettre – nous verrons bien s’il pourra se le permettre encore
longtemps – de jouer des auteurs qui sont à quatre-vingt-dix pour cent des auteurs nouveaux
et inconnus », dit son directeur en 200113. Le choix de la dramaturgie contemporaine se
6
Parasites (création) et Le Visage de feu (T. Ostermeier, 2000, reprise des productions du Deutsches
Schauspielhaus de Hambourg), L’Enfant froid (L. Perceval, 2002 – création), Eldorado (T. Ostermeier, 2004 –
création), Turista (L. Perceval, 2005 – création), Augenlicht (I. Berk, 2006 – création), Le Moche (B. Andrews,
2007 – création), Der Hund, die Nacht und das Messer (B. Andrews, 2008 – création), La Pierre (I. Berk, 2008 –
création).
7
Manque (T. Ostermeier en 2000 – création allemande), Psychose 4.48 (F. Richter en 2001), Amour de
Phèdre (Chr. Paulhofer en 2003), Purifiés (B. Andrews en 2004) et Anéantis (T. Ostermeier en 2005).
8
This is a chair (T. Ostermeier en 2001), In Weiter Ferne (F. Richter en 2001), La Copie (J. Macdonald
en 2003) et Betrunken genug zu sagen ich liebe dich? (B. Andrews en 2007). Toutes ces pièces ont été
présentées en création allemande.
9
Vor langer Zeit in Mai (B. Frey en 2000), Mez (G. M. Rau en 2000), Une Nuit arabe (T. Kühnel en
2001) et Push Up (mise en scène par l’ensemble en 2001). À l’exception d’Une Nuit arabe, il s’agit là aussi de
créations.
10
Shopping & Fucking en 2000, Le Produit en 2006 et La Coupe en 2008, toutes trois mises en scène par
T. Ostermeier et en création allemande.
11
Dans une mise en scène d’Ostermeier (création allemande). En 2005, E. Stolzenbach créa Distanz et en
2010, Ostermeier revint à cet auteur pour monter ses Démons.
12
L’unique auteur contemporain francophone présent dans le répertoire de la Schaubühne est le québécois
Wajdi Mouawad, avec Le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face, dans une mise en scène de Dominique
Pitoiset, en 2008.
13
Dans S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 13.
111
Chapitre IV – Le Répertoire
manifeste donc dans les premières années de manière particulièrement prononcée, voire
audacieuse (sur le plan de la réception) ou provocante (sur le plan esthétique) ; pour certains
commentateurs, il serait emblématique de la politique générale des institutions théâtrales à ce
tournant du millénaire :
« Le travail de Thomas Ostermeier et de son équipe est exemplaire de la promotion
systématique de la jeune dramaturgie au sein des institutions théâtrales. D’abord à la Baracke
au Deutsches Theater, et ensuite, depuis 2000, à la “nouvelle” Schaubühne, leur répertoire, qui
privilégie les créations des textes contemporains, rend manifeste une tendance générale qui se
profile de manière significative à cette fin du vingtième siècle. Car, comme l’affirme entre
autres le théâtrologue Hans-Thies Lehmann, on observe “après les années soixante-dix et
quatre-vingt, où la dramaturgie visuelle semblait régner sur le théâtre, un certain retour du et
au texte (qui n’a évidemment jamais complètement disparu)” »14.
Dans les années suivantes, s’effectue progressivement une mise en dialogue de cette
dramaturgie actuelle avec des œuvres du passé, lesquelles sont de plus en plus présentes à la
Schaubühne, même si les textes contemporains restent toujours prédominants ; une évolution
que par ailleurs l’on observera également dans le répertoire personnel d’Ostermeier. Entre
2000 et 2003, sur la quinzaine de spectacles créés par saison, il y eut seulement deux pièces
classiques, puis trois entre 2003 et 2006, alors que, rien que pour la saison 2008/2009, on en
monte six. Ostermeier, le premier, en mit en scène douze, et parmi ses “metteurs en scène
associés”, Luk Perceval, six, et Falk Richter, quatre. L’auteur du passé le plus monté à la
Schaubühne est Shakespeare15 (cinq pièces), suivi de près par Ibsen16, Tchékhov17 et Brecht18
(quatre pièces chacun) ; des auteurs qui semblent particulièrement bien se prêter à un
14
Christine Bähr, « Nostalgie und Sozialkritik: Thomas Ostermeier und sein Team an der Berliner
Schaubühne », in Ingrid Gilcher-Holtey, Dorothea Kraus, Franziska Schößler (Hgg.), Politisches Theater nach
1968: Regie, Dramatik und Organisation, op. cit., p. 237. (« Als exemplarisch für die programmatische
Förderung junger Dramatik innerhalb des etablierten Theaterbetriebs kann die Arbeit Thomas Ostermeiers und
seines Teams gelten. Realisiert zunächst an der Baracke des Deutschen Theaters in Berlin, dann ab dem Jahr
2000 an der “neuen” Schaubühne am Lehniner Platz, konkretisiert sich in deren Spielplänen, die sich auf
zeitgenössische Stücke konzentrieren und diese vielfach als Uraufführung oder deutschsprachige Erstaufführung
zeigen, beispielhaft eine Tendenz, wie sie sich zum Ausgang des 20. Jahrhunderts in signifikanter Weise
abzeichnet. Denn zu beobachten ist, so hält unter anderen der Theaterwissenschaftler Hans-Thies Lehmann fest,
in Abgrenzung zu einer „visuellen Dramaturgie, die besonders im Theater der späten 70ger und der 80ger Jahre
die absolute Herrschaft erreicht zu haben schien, […] eine gewisse Wiederkehr des Textes (der freilich nie ganz
verschwunden war“ ».)
15
Macbeth (Chr. Paulhofer en 2002), Troilus et Créssida (J. Macdonald en 2005) et Le Songe d’une nuit
d’été, Hamlet et Othello par T. Ostermeier en 2006, 2008 et 2010.
16
Aux trois pièces d’Ibsen mises en scène à la Schaubühne par Ostermeier s’ajoutent également Les
Revenants par S. Nübling en 2007 (Ostermeier montera cette pièce à son tour en 2011 au Toneelhuis
d’Amsterdam).
17
Trois par F. Richter (La Mouette en 2004, Les Trois sœurs en 2007 et La Cerisaie en 2008) et une par L.
Perceval (Platonov en 2007).
18
Homme pour homme par T. Ostermeier en 2000 (reprise d’un spectacle de la Baracke), Sainte Jeanne
des abattoirs par le duo Schuster / Kühnel en 2002, Dans la jungle des villes par G. Jarzyna en 2003 et La Bonne
âme du Se-Tchouan par F. Heller en 2010.
112
Chapitre IV – Le Répertoire
traitement privilégiant des interrogations d’ordre social (voire sociologique) et politique.
L’une des options idéologiques majeures de la Schaubühne sous la direction d’Ostermeier est
donc, à travers son répertoire, « de tendre un miroir au public, à ses angoisses et ses espoirs et
d’analyser ses conditions de vie matérielles et spirituelles. Une actualisation intelligible et
concluante au niveau du contenu des textes […], lorsqu’elle réussit, rend explicite pour les
spectateurs la virulence immédiate et actuelle d’un conflit, et en même temps aussi sa
dimension historique »19. En ce sens, l’absence quasi totale, à une exception près20, de la
dramaturgie antique, paraît étonnante, quand on sait que depuis les années soixante, bon
nombre de metteurs en scène y puisent leurs matériaux pour poser leur regard sur la cité ;
c’est d’ailleurs dans ce même théâtre que Peter Stein et Klaus Michael Grüber, avec leur
Antikenprojekt, donnèrent des représentations modèles en ce domaine.
19
Site de la Schaubühne. (« [Das] Publikum in seinen Ängsten und Hoffnungen widergespiegelt und in
seinen materiellen und mentalen Lebensverhältnissen analysiert. Die verständliche und inhaltlich schlüssige
Vergegenwärtigung von Texten […] erschließt – wenn sie gelingt – den Zuschauern die unmittelbar aktuelle
Virulenz eines Konflikts und im gleichen Moment auch dessen historische Dimension ».)
20
Prométhée enchaîné d’Eschyle par J. Wieler en 2009 qui, de plus, avait créé à la Schaubühne, en mai de
la même année, l’Iphigénie en Tauride de Goethe. Des sujets ayant trait à l’antiquité ne sont pourtant pas
complètement absents du répertoire de la Schaubühne, car ils y figurent à travers des “réécritures” des mythes
antiques : en 2003, Perceval monte Andromaque de Racine et Paulhofer L’Amour de Phèdre de Kane.
Ostermeier, quant à lui, met en scène Le Deuil sied à Electre d’O’Neill en 2006. Nous reviendrons sur cette
absence des drames antiques dans le répertoire personnel d’Ostermeier.
113
Chapitre IV – Le Répertoire
2. Le répertoire de Thomas Ostermeier
2.1. Les auteurs contemporains et les auteurs du passé
Ostermeier établit une distinction nette dans le traitement des pièces du passé et celles
contemporaines, affirmant à plusieurs reprises que l’approche du texte et la mise en scène sont
fondamentalement différentes dans les deux cas :
« Quand je mets en scène des pièces contemporaines, je ne change rien, je ne fais
presque aucun changement dans la dramaturgie de ce que propose l’auteur contemporain. Si je
n’étais pas d’accord avec l’auteur, je ne ferais pas la pièce. Pour les textes classiques, c’est
tout à fait différent : la plupart du temps, je fais des adaptations très, très importantes »21.
Les textes contemporains sont souvent respectés et suivis “à la lettre”, alors que ceux
des pièces classiques servent davantage de matériau au metteur en scène, lequel s’autorise à le
façonner à sa guise, selon ses envies et ses besoins. En cela, Ostermeier situe son travail dans
la logique de ce même Regietheater qu’il décrie pourtant avec véhémence quelques années
auparavant.
Pour Ostermeier, deux données jouent un rôle primordial dans le choix d’une pièce
contemporaine : d’abord l’univers que le texte fait naître, qui doit être original, avoir le
pouvoir de soulever, chez le public comme parmi la troupe, de nouvelles interrogations, et
celui d’explorer des mondes rarement représentés au théâtre22 ; ensuite et surtout, l’histoire, le
récit véhiculé par la pièce, qui doit être porté par des personnages forts autour desquels il se
cristallise. Souligner l’importance de ce deuxième aspect, la narration, est pour le metteur en
scène, sa manière de se démarquer d’une certaine pratique qui a profondément influencé le
paysage théâtral de ces dernières décennies :
« Le spectateur que j’étais au début des années 1990, à Berlin, n’en pouvait plus du
cynisme de ce théâtre qui se faisait par exemple à la Volksbühne, que la critique définissait
comme “déconstructiviste” et qui considérait que les “grands récits” n’avaient plus rien à nous
dire. Toute une génération de jeunes [hommes de théâtre] à laquelle j’appartiens a alors
21
Affinités électives, émission de France Culture du 1er mars 2007, op. cit. Ailleurs, il affirme : « Quand je
prends la décision de monter un texte contemporain, j’essaie toujours de me rapprocher de cet univers et de le
traduire le plus fidèlement possible. Et je tente de travailler avec le plus grand respect de l’œuvre. J’ai une
attitude très conservatrice face au texte. Avec les auteurs contemporains, j’essaie toujours de rester au plus près
de ce qui me semble être leurs intentions ». (dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., pp. 36-37.)
22
« Quand je prends la décision de monter une pièce contemporaine, cette pièce-là doit être une œuvre
d’art qui nous confronte, les spectateurs et moi, à un monde que l’on ne connaît pas encore, un univers inouï. Ce
qui motive la mise en scène d’une nouvelle pièce, c’est le pouvoir qu’elle a de convoquer un monde, des
personnages, des questions qui n’ont pas eu encore leur place sur scène ». (Ibid., p. 35.)
114
Chapitre IV – Le Répertoire
commencé à refuser ce nihilisme théâtral et a cessé d’aborder la scène comme espace de
performance ou d’installation plastique où s’abolit l’acteur, pour replacer au contraire
l’histoire et le personnage au centre du discours scénique, sans pour autant se tourner vers
l’académisme »23.
C’est sans doute cette importance accordée au récit et à la narration qui explique
l’apparition progressive des pièces du passé dans l’œuvre d’Ostermeier car, partant d’un
répertoire quasi exclusivement contemporain, il a pourtant créé, en seize ans, autant d’œuvres
de dramaturges contemporains que d’auteurs du passé. En ce qui concerne ce répertoire
classique, Ostermeier semble attiré surtout par les auteurs de la fin du dix-neuvième siècle, de
cette période de la “crise du drame”24 : en plus d’Ibsen, son auteur de prédilection, il a monté
Maurice Maeterlinck (L’Oiseau bleu en 1999), Frank Wedekind (Lulu en 2004) et Gerhart
Hauptmann (Avant le lever du soleil en 2005). Il explore les différents domaines
dramaturgiques du passé souvent en plusieurs temps : deux ans séparent chacune des trois
pièces de Shakespeare25 qu’il a montées et deux celles de Büchner26 ; les deux pièces de
Brecht27 sont encore plus espacées, alors que celles de deux grands auteurs américains28 se
suivent de près. En revanche, deux univers dans lesquels puisent fréquemment les metteurs en
scène contemporains sont absents dans les choix de répertoire d’Ostermeier : les drames de
Tchékhov29 d’un côté et la dramaturgie antique (nous l’avons dit) de l’autre.
Quant au répertoire contemporain d’Ostermeier, depuis les spectacles des années de sa
formation jusqu’à aujourd’hui, en seize ans, il compte vingt-cinq pièces (sur un ensemble de
quarante-cinq créations). Lorsqu’Ostermeier était directeur artistique de la Baracke am
Deutschen Theater, déjà, il avait fait de ce petit théâtre, nous l’avons dit, un “temple” de la
dramaturgie contemporaine ; et il a continué, par la suite, à faire découvrir au public berlinois,
à travers le répertoire de la Schaubühne que nous venons de présenter et ses propres mises en
scène, qui s’inscrivent naturellement dans la même ligne, les nouveaux dramaturges : anglosaxons, en montant quatorze de leurs pièces (et bien souvent plus d’une par auteur) : les
23
Ibid., p. 53.
Pour reprendre la formule de Peter Szondi (Théorie du drame moderne, Paris, Circé, 2006).
25
Le Songe d’une nuit d’été en 2006, Hamlet en 2008 et Othello en 2010.
26
La Mort de Danton en 2001 et Woyzeck en 2003.
27
Tambours dans la nuit en 1994 et Homme pour homme en 1997. Il revient en 2002 à une auteure de la
mouvance brechtienne, Marieluise Fleißer, avec La Forte race.
28
Le Deuil sied à Electre d’Eugène O’Neill, en 2006 et La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee
Williams, en 2007.
29
Ostermeier lui-même explique cette absence justement par une volonté de se démarquer de ses pairs :
« Si les autres ne faisaient pas tant de Tchékhov, j’en ferais aussi ». (Propos tenu à l’Université Rennes 2, le 11
décembre 2008.)
24
115
Chapitre IV – Le Répertoire
Américains Richard Dresser et Nicky Silver, mais surtout les Britanniques Mark Ravenhill,
Sarah Kane, Martin Crimp, Caryl Churchill et David Harrower, ou l’Irlandais Enda Walsh30 ;
un grand nombre de ces auteurs d’expression anglaise appartient au courant de l’In-Yer-Face
Theatre, que décrit Aleks Sierz dans son ouvrage éponyme31. Allemands ensuite : Franz
Xaver Kroetz, Rainer Werner Fassbinder et Herbert Achternbusch32 et bien sûr le “Hausautor”
de la Schaubühne, Marius von Mayenburg33. Deux scandinaves : le Norvégien Jon Fosse, le
Suédois Lars Norén34, un Néerlandais, Karst Woudstra35, et deux slaves enfin : le Russe
Alexej Schipenko et la Serbe Biljana Srbljanovic36. On constate donc chez Ostermeier la
même prédominance des textes anglo-saxons et allemands que nous avons remarquée dans le
répertoire général de la Schaubühne : pour le metteur en scène, ces deux courants de la
dramaturgie contemporaine sont intrinsèquement liés l’un à l’autre, ils œuvrent dans le même
but : « L’influence du Royal-Court Theater et des auteurs anglophones, ainsi que celle du
mouvement à contre-courant de nombreux jeunes auteurs en Allemagne, ont contribué à un
changement profond dans les consciences »37. Signalons également l’absence totale des pièces
françaises, étonnante pour cet artiste francophile, francophone, qui plus est, connaisseur averti
de la dramaturgie contemporaine française38.
Le moment charnière où le metteur en scène se tourna vers la dramaturgie classique, et
par conséquent commença à “délaisser” les contemporains, n’est pas lié à son passage de la
Baracke à la Schaubühne, comme d’une certaine façon on aurait pu s’y attendre, étant donné
que les relectures des œuvres classiques constituaient traditionnellement l’un des domaines
privilégiés de cette institution39 puisque, Ostermeier, au cours de ses deux premières saisons à
30
Shopping and Fucking, en 1998, Le Produit, en 2006, et La Coupe, en 2008 de Ravenhill ; Manque, en
2000 et Anéantis, en 2005 de Kane ; La Ville de Crimp, en 2008 ; Ceci est une chaise de Churchill, en 2001 ; Des
Couteaux des les poules de Harrower, en 1997 ; Sous la ceinture, en 1998 et Les Temps meilleurs, en 2002 de
Dresser ; Fat Men in Skirts de Silver, en 1996 ; et Disco Pigs de Walsh, en 1998.
31
Aleks Sierz, In-Yer-Face Theatre: British Drama Today, London, Faber and Faber, 2001.
32
Respectivement : Concert à la carte de Kroetz, en 2003 ; Le Mariage de Maria Braun de Fassbinder, en
2007 ; et Susn d’Achternbusch, en 2009.
33
Visage de feu, Parasites et Eldorado, en 1999, 2000 et 2004.
34
Respectivement : Le Nom et The Girl on the Sofa de Fosse, en 2000 et 2002 ; Catégorie 3.1 et Les
Démons de Norén, en 2000 et 2010.
35
L’Ange exterminateur en 2003.
36
Respectivement : Suzuki I et II de Schipenko, en 1997 et 1999 et Supermarket de Srbljanovic, en 2001.
37
S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., pp. 12-13.
38
Voir à ce propos « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et
Jean Jourdheuil », op. cit., p. 28.
39
La configuration des lieux de ces deux théâtres suffirait à comprendre les raisons de ces partis pris de
répertoire. En effet, les particularités et contraintes de ce petit espace qu’était la Baracke, qui n’était pas au
départ conçu pour abriter un théâtre, expliquent le choix quasi exclusif de textes contemporains, lesquels
demandent « la plupart du temps une petite distribution et un décor épuré » (dit Ostermeier dans S. Vogel,
Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 12.). Comme a contrario, la Schaubühne am Lehniner Platz qui
116
Chapitre IV – Le Répertoire
la Schaubühne (de 2000 à 2002), continue à pratiquer la même politique de répertoire qu’à la
Baracke : les quatre cinquièmes des pièces qu’il monte sont contemporaines. D’ailleurs, à
cette époque, comme nous l’avons dit, il stigmatise fortement le théâtre de relecture à partir de
pièces classiques, le Regietheater, le considérant daté, appartenant à la génération précédente
et voué par conséquent à disparaître avec elle. En 1999, il écrit :
« Le théâtre politique de la génération de soixante-huit est mort : le théâtre
d’actualisation des classiques, culinaire et tiède, pour des gourmets éduqués qui ne
s’étrangleront pas sur un hors-d’œuvre trop piquant ou trop exotique ; la dernière génération
de bourgeois cultivés, libéraux et ouverts d’esprit va silencieusement mourir avec ce
théâtre »40.
Il déclare alors ouvertement ne pas être interpelé par les matériaux anciens qui, pour
lui, ne sont pas à même de traiter des questions propres à notre société contemporaine, de
soulever des interrogations socialement efficaces, ce qui est pour le metteur en scène l’une des
exigences premières d’un texte dramatique. Ainsi dit-il encore en 2001 (un an avant sa mise
en scène de Nora…) :
« J’affirme quasiment avec dogmatisme que les contenus des œuvres classiques ne
signifient plus rien pour nous aujourd’hui, parce qu’ils dépendent trop des conflits propres à
leur temps. Prenons l’exemple du drame bourgeois : cette monstruosité qui consiste à faire, sur
la scène, d’un bourgeois un héros tragique, parce que, traditionnellement, la dimension
tragique restait l’apanage de la noblesse. Le simple fait d’affirmer sur la scène cette capacité
du bourgeois à souffrir constituait à l’époque une provocation. Mais aujourd’hui ? »41.
La rupture avec la politique de répertoire de la Baracke, transposée à la Schaubühne
sans grande réussite, survient en 2002, avec la mise en scène de Nora, choisie contre toute
attente pour faire face au problème d’un public qu’Ostermeier n’arrivait pas encore à
constituer dans son nouveau théâtre42. Le succès public de cette représentation et la
découverte d’un univers dramaturgique auquel Ostermeier ne s’était jamais confronté
auparavant, l’amènent à un changement de démarche manifeste. Dès lors, les pièces du passé
dispose de trois salles considérées comme les mieux équipées de toute l’Allemagne, offre la possibilité d’un plus
large répertoire, des conditions adéquates pour monter des pièces du passé, dont la dramaturgie bien souvent
impose de nombreux personnages et changements scéniques.
40
Dit Ostermeier dans « Le théâtre à l’ère de son accélération », (« Das Theater im Zeitalter seiner
Beschleunigung », in Theater der Zeit, juillet / août 1999.) (« Das politische Theater des 68er Generation ist tot.
Das Theater der wohltemperierten, kulinarischen Klassikeraktualisierung für gebildete Gourmets, die sich auch
an den schärfsten und exotischsten Appetithäppchen nicht mehr verschlucken, diese liberalen, aufgeschlossenen
Bildungsbürger der letzten Generation, werden leise mit diesem Theater aussterben ».)
41
Dans « La peur de l’immobilité », entretien avec Barbara Engelhardt, in Lexi/textes 4, p. 237.
42
Contrairement à Sasha Waltz qui, avec son spectacle inaugural, Körper, a rencontré un succès
immédiat.
117
Chapitre IV – Le Répertoire
constitueront plus de la moitié de ses créations (treize sur vingt-deux au total). C’est donc à
partir de Nora qu’Ostermeier commence à rompre avec (les restes de) la Baracke, à dépasser
le “mauvais départ” qui semblait peser sur la Schaubühne depuis sa prise de direction
(problèmes de public, de réception de la part de la critique, etc.). Ce spectacle constitue ainsi
véritablement une charnière dans le parcours du metteur en scène qui, grâce à lui, gagne son
pari de conquérir de nouveaux spectateurs, de remplir la salle et de renouveler le public de la
Schaubühne. Ainsi le “rejet dogmatique” initial des textes du passé se transforme-t-il
progressivement en un traitement particulier de ces œuvres, qui ramène Ostermeier, à travers
un questionnement de leur rapport à notre présent, à adopter à leur égard une approche
semblable à celle dont il use pour les pièces contemporaines. En 2005, le metteur en scène
peut donc affirmer :
« Sur un texte comme Woyzeck ou Maison de poupée, ou un texte classique, mettre en
scène commence au moment où j’ai une idée de ce que pourrait être le lien entre le texte et
notre vie aujourd’hui »43.
Ostermeier exprime là ce qui est, en principe, la motivation première de toute mise en
scène qui affronte aujourd’hui un texte du passé…
Hormis les drames d’Ibsen, ce sont sans doute ses mises en scène des pièces de
Shakespeare qui montrent le mieux ce tournant dans les choix de répertoire et par là dans
l’esthétique d’Ostermeier ; même si la dramaturgie élisabéthaine arrive relativement tard dans
le parcours du metteur en scène, en 2006, donc après dix ans de travail scénique au sein des
institutions théâtrales44. L’actualisation de ces textes par Ostermeier ne se limite pas à une
“simple” transposition à l’époque actuelle (les spectacles introduisent un grand nombre
d’éléments contemporains : Le Songe d’une nuit d’été est situé dans une boîte de nuit, dans
Hamlet, la cour royale est celle, élyséenne, du couple Sarkozy-Bruni, et Othello soulève entre
autres des questions relatives au commerce du pétrole), mais elle donne l’occasion et la
possibilité au metteur en scène de s’interroger sur la contemporanéité de ces œuvres, leur
résistance au temps, leur universalité, à travers les problématiques qu’elles soulèvent. C’est ce
qu’il affirme à propos de son dernier Shakespeare : « ce qui m’intéresse en travaillant le texte
est la biographie d’Othello. C’est un arriviste. C’est un homme qui a accédé au pouvoir en
43
S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 38.
Ostermeier dit en 2001 : « Je me suis toujours dit, pour Shakespeare, il faut que j’attende encore un
peu… Je ne me sens pas encore assez bon pour ça. D’une certaine manière, avec Büchner, qui a fait de
nombreux emprunts à Shakespeare (allant jusqu’à réutiliser des citations originales de Hamlet), si l’on considère
l’aspect comique et la construction de ses pièces, je fais déjà un pas vers Shakespeare ». (S. Vogel, Entretiens
avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 33.)
44
118
Chapitre IV – Le Répertoire
partant de sa condition d’esclave. La classe dominante, l’establishment, l’acceptent à cause du
pouvoir qu’il exerce. Au moment où l’on ne veut plus de lui, on peut se débarrasser de sa
présence sans problème »45. Après Ibsen, Shakespeare devient donc pour Ostermeier le
nouveau continent à explorer, car il affirme par ailleurs vouloir faire le pari de monter, dans
les dix ans à venir, toutes ses tragédies46 (comme il le dit également d’Ibsen !).
« L’une des vérités les plus importantes dans l’œuvre de Shakespeare est pour moi le
fait que nous tous, nous jouons des rôles sociaux dans la vie. Les personnages jouent pour
connaître la vérité, pour la trouver. Hamlet joue le fou pour trouver la vérité et pour pouvoir se
cacher. Dans Mesure pour mesure, les personnages changent d’identité pour trouver la vérité.
Chez Ibsen, ce double jeu n’existe pas ; il y a toujours une identité totale dans le personnage.
Hedda ne peut pas s’imaginer jouer une femme qui s’ennuie ; elle s’ennuie à cent pour cent. Si
elle était un personnage de Shakespeare, elle aurait une possibilité de sortie de ce jeu. C’est
pour cette raison que pour le moment, continuer avec Shakespeare m’intéresse plus que de
continuer avec Ibsen, car ce double jeu permet d’aller dans la direction d’une nouvelle
théâtralité »47.
Un autre exemple révélateur a contrario de l’évolution constante de la politique de
répertoire d’Ostermeier est celui de la dramaturgie antique, le grand absent. Si en 2008, le
metteur en scène, en parlant d’Œdipe roi de Sophocle, disait ne pas avoir encore trouvé « de
point d’attache, de raison pour raconter cette pièce aujourd’hui »48, en 2009, il laissait
entendre qu’il pensait « avoir trouvé la porte d’entrée »49, et en 2010, il affirme : « En ce
moment, il y a une quinzaine de pièces que je pourrais monter, parmi lesquelles Œdipe
roi »50. La manière de questionner les pièces du passé dans leur rapport à aujourd’hui est
donc, finalement et dorénavant, pour Ostermeier, un véritable terrain de recherche, qui évolue
et s’inscrit dans la durée : partant d’un dogmatisme assumé, et en passant par un “néoconservatisme” heureux (Nora), le metteur en scène a renoué avec la pratique des grandes
personnalités du Regietheater allemand, tels Peter Stein ou Peter Zadek, dont il voulait
pourtant se démarquer radicalement à ses débuts.
45
Cité dans « ȈĮȢ ijȣȜȐȦ ȖȚĮ ȑțʌȜȘȟȘ IJȠ ȤȡȫȝĮ IJȠȣ ȅșȑȜȠȣ », in Elefterotypia, 8 mai 2010. (« ǹȣIJȩ ʌȠȣ
ȝ’İȞįȚȑijİȡİ, įȠȣȜİȪȠȞIJĮȢ IJȠ țİȓȝİȞȠ, İȓȞĮȚ Ș ȕȚȠȖȡĮijȓĮ IJȠȣ ȅșȑȜȠȣ. ȅ ȅșȑȜȠȢ İȓȞĮȚ ȑȞĮȢ ĮȡȚȕȓıIJĮȢ. ǼȓȞĮȚ ȑȞĮȢ
ȐȞșȡȦʌȠȢ ʌȠȣ ĮʌȑțIJȘıİ İȟȠȣıȓĮ, ȟİțȚȞȫȞIJĮȢ ıțȜȐȕȠȢ. Ǿ țȣȕİȡȞȫıĮ IJȐȟȘ, IJȠ țĮIJİıIJȘȝȑȞȠ IJȠȞ ĮʌȠțIJȐ. ȉȘ
ıIJȚȖȝȒ ʌȠȣ įİȞ IJȠȞ șȑȜİȚ ȐȜȜȠ, ȝʌȠȡİȓ ȞĮ ĮʌĮȜȜĮȤIJİȓ Įʌȩ IJȘȞ ʌĮȡȠȣıȚȐ IJȠȣ ».)
46
Ibid. Il nous a confié par ailleurs son projet de mettre en scène Mesure pour mesure en 2011.
47
Atelier de la pensée, rencontre au Théâtre National de l’Odéon, le 3 avril 2009.
48
Propos tenu à l’Université Rennes 2, le 11 décembre 2008.
49
Atelier de la pensée.
50
In Elefterotypia, 8 mai 2010, op. cit. (« ȊʌȐȡȤȠȣȞ 15 ȑȡȖĮ ʌȠȣ șĮ ȝʌȠȡȠȪıĮ ȞĮ ĮȞİȕȐıȦ ĮȣIJȓ IJȘ
ıIJȚȖȝȒ, ȝİIJĮȟȪ IJȦȞ ȠʌȠȓȦȞ țĮȚ Ƞ “ȅȚįȓʌȠįĮȢ ȉȪȡĮȞȞȠȢ” ».)
119
Chapitre IV – Le Répertoire
2.2. Ibsen comme auteur de prédilection
Malgré ces dires et les contredisant même, Ibsen occupe une place privilégiée dans
l’œuvre de Thomas Ostermeier : il monte Nora en 2002 à la Schaubühne, Le Constructeur
Solness en 2004 au Burgtheater de Vienne, Hedda Gabler en 2005 à la Schaubühne et John
Gabriel Borkman en 2008 à Rennes51. Il en explore l’univers de manière systématique52, en
soumettant les drames sociaux ibséniens à une actualisation très affirmée, n’hésitant pas à
transposer le milieu bourgeois norvégien du dix-neuvième siècle dans le Berlin ou la banlieue
de Vienne d’aujourd’hui, avec des références au monde contemporain facilement
identifiables. Pour ce, il modifie radicalement la fin des pièces (Nora tue son mari, Solness ne
meurt pas et le suicide d’Hedda passe inaperçu) ou tranche hardiment dans le texte (il enlève
tout le quatrième acte de John Gabriel Borkman). Ce traitement est devenu clairement
identifiable depuis quelques années, pas seulement du public allemand, puisque (à l’exception
du Constructeur Solness) ces trois représentations furent montrées dans le monde entier. Nora
est sans aucun doute le plus grand succès public d’Ostermeier : la pièce est restée à l’affiche
pendant sept ans, jusqu’en 2009. Le metteur en scène affirme même également que c’est
justement à partir de cette représentation qu’il a commencé à trouver une esthétique propre à
son travail à la Schaubühne, « des univers, des mondes et des surfaces qu’on ne voit qu’ici,
dans cette maison »53.
Certes, on ne peut pas dire qu’Ibsen soit un auteur délaissé par les metteurs en scène
allemands et européens de nos jours. Cependant, une exploration aussi systématique du
répertoire ibsénien (quatre pièces en six ans) est un phénomène dans le théâtre allemand
contemporain ; autre cas exceptionnel, Peter Zadek qui a monté huit pièces du dramaturge
51
La représentation est jouée régulièrement à la Schaubühne depuis janvier 2009, tout comme Hedda
Gabler, alors que les deux premières ne sont plus à l’affiche.
52
Il avoue ambitionner de monter encore de nombreuses pièces d’Ibsen, en commençant par Les
Revenants qu’il mettra en scène au Toneelhuis d’Amsterdam en 2011.
53
« Il y a des années, lors d’une séance chez moi avec les dramaturges, j’ai dit qu’on n’avait pas encore
réussi à trouver notre esthétique à nous. C’était avant Nora, L’Ange exterminateur, Anéantis, Hedda Gabler et Le
Deuil sied à Electre. Avec une esthétique propre, je veux dire des univers, des mondes et des surfaces qu’on ne
voit qu’ici, dans cette maison. Je le considérerais comme notre plus grand exploit de l’avoir atteinte avec ces
spectacles », dit le metteur en scène dans « Doch eher näher an Kroetz », in Dem Einzelnen ein Ganzes – Jan
Pappelbaum, Bühnen, op. cit., p. 164. (« Ich habe vor Jahren auf einer Sitzung mit den Dramaturgen bei mir zu
Hause gesagt: Wir haben es mit der Schaubühne noch nicht geschafft, unsere Ästhetik zu finden. Das war vor
Nora, Der Würgeengel, Zerbombt, Hedda und Trauer muss Elektra tragen. Mit eigener Ästhetik meine ich
Räume, Welten und Oberflächen, die man nur hier am Haus sieht. Ich würde es als unser größte Errungenschaft
bezeichnen, dies mit den oben genannten Inszenierungen erreicht zu haben ».)
120
Chapitre IV – Le Répertoire
norvégien… mais en quarante ans54 ! Les hommes de théâtre allemands préfèrent ne montrer
qu’occasionnellement une pièce d’Ibsen. La dramaturgie ibsénienne véhicule encore pour
certains une esthétique de théâtre psychologique ou psychologisante, en général rejetée des
scènes contemporaines.
Cependant, selon Ostermeier qui, comme nous venons de voir, revendique, recherche
et réhabilite le récit et la narration au théâtre, Ibsen « se prête bien à raconter quelque chose
sur l’actualité »55 ; il ajoute : « Cette problématique poussiéreuse est à nouveau d’actualité.
Elle est, pour ainsi dire, à l’origine de ma volonté de ressusciter Ibsen : nous nous
rapprochons de nouveau des structures patriarcales et conservatives, la famille regagne de
l’importance »56. Ainsi, la prédilection du metteur en scène pour cet auteur de la deuxième
moitié du dix-neuvième siècle peut-elle paraître logique, au sens où Ostermeier dit vouloir
réhabiliter, sur le plan esthétique, cette dramaturgie qui raconte des histoires, et s’attaquer, par
son théâtre, sur un plan politique et sociologique, aux problèmes liés à notre époque : « je ne
peux comprendre les pièces qu’à partir de l’actualité »57, dit-il. La dramaturgie ibsénienne
permettrait donc mieux que toute autre de mettre le doigt sur une certaine involution
idéologique et politique de notre société ; c’est ce que constate Ostermeier58 qui se propose de
« regarder ce théâtre très psychologique à travers des lunettes matérialistes »59, afin de faire
ressortir ce que les pièces révèlent des « contraintes d’une société ultra-capitaliste qui rendent
malheureux, malades, les gens qui essaient de survivre dans cette société-là. C’est quelque
chose qui a beaucoup à voir avec notre époque actuelle »60. Toutefois, l’approche
d’Ostermeier renvoie peut-être justement à ce que dit Jean Jourdheuil, à propos de la manière
dont le théâtre aujourd’hui ne s’attaque qu’aux “maux” de la société, ne propose qu’un
“traitement de surface”, sans parvenir à se saisir d’une dimension politique fondamentale :
54
Nora aux Kammerspiele de Brême (en 1967), Le canard sauvage au Deutsches Schauspielhaus de
Hambourg (en 1975), deux fois Hedda Gabler, au Schauspielhaus de Bochum (en 1977) et dans celui de
Hambourg (en 1979), Le Constructeur Solness au Rezidentztheater de Munich (en 1983), Quand nous nous
réveillerons d’entre les morts aux Kammerspiele de Munich (en 1991), Rosmersholm au Burgtheater de Vienne
(en 2000) et finalement Peer Gynt au Berliner Ensemble (en 2005).
55
Propos de T. Ostermeier dans Peter Michalzik, « Langeweile bestimmt nicht », in Frankfurter
Rundschau, 25 octobre 2005. (« [Ibsen] eignet sich gut, etwas über das Heute zu erzählen ».)
56
Propos de metteur en scène dans Ulrich Seidler, « Wo der Terror brütet », in Berliner Zeitung, 23 mai
2006. (« Diese ja verstaubte Problematik auf einmal wieder Aktualität bekommt. Diese Erkenntnis ist sozusagen
mein Ibsen-Erweckungserlebnis. Dass wir uns den patriarchalen, konservativen Strukturen wieder annähern,
dass Familie wieder wichtig wird ».)
57
Ibid. (« Ich kann zurzeit Stücke nur aus der Gegenwart heraus verstehen ».)
58
« Que nous reste-t-il ? Le refuge de la famille et de la carrière, qui sont les valeurs bourgeoises du XIXe
siècle. On revient au temps d’Ibsen, qui convient mieux à notre génération que Tchekhov. Il n’est pas
sentimental. Il montre des gens pris dans le carcan de la société, qui livrent un combat personnel, pour trouver
une issue ». Cité par B. Salino, « théâtre politik », in Le Monde, 31 mars 2009.
59
Propos du metteur en scène lors d’un entretien réalisé au TNB, 12 décembre 2008.
60
Affinités électives, émission de France Culture 1er mars 2007, op. cit.
121
Chapitre IV – Le Répertoire
« La géopolitique mondiale se recompose et le théâtre ne sait que penser de cette
recomposition. Il préfère les phénomènes de société. Lorsqu’il en appelle à la réalité, il se
tourne vers la misère du quart-monde, les horreurs de la guerre en général, le mal vivre des
bourgeois bohèmes, des célibataires des deux sexes etc. Il est comme atteint de myopie. On en
revient à un naturalisme de proximité, pathétique, postdramatique : Ibsen amputé de sa
dimension dramatique »61.
Mais si le théâtre d’Ibsen offre à Ostermeier un terrain thématique particulièrement
fertile, il l’intéresse également pour d’autres raisons. Sa dramaturgie, qui met en avant le récit
et la narration, convient bien au travail avec le comédien, l’un des centres d’intérêt majeurs du
metteur en scène et par ailleurs, d’après Ostermeier, l’opposition apparente, voire
l’incompatibilité ou la contradiction qui surgit entre son esthétique générale, son théâtre
corporel, musical et rythmé, qui introduit des moments surréels voire cauchemardesques d’un
côté, et la forme et le contenu de ces drames, le réalisme psychologique d’Ibsen de l’autre,
serait très efficace et productive : « Je crois que cette contradiction entre le cliché qu’on a
dans la tête sur Ibsen, et mon théâtre comme un autre cliché, crée des tensions qui produisent
quelque chose de différent »62. Au final, la manière qu’a Ostermeier de traiter la dramaturgie
d’Ibsen donne naissance à un double jeu de miroir : entre les personnages et les acteurs
d’abord, car la situation et les conditions de vie de ceux-ci correspondent peu ou prou à celles
de ceux-là et que, selon le metteur en scène, leur prestation est donc beaucoup plus crédible
que lorsqu’ils doivent camper des personnages socialement déclassés, comme c’est souvent le
cas dans la dramaturgie contemporaine ; entre les personnages et les spectateurs d’autre part,
car l’univers des uns, représenté sur scène, est clairement inspiré par celui des autres. Le
réalisme des drames d’Ibsen permet donc d’incorporer dans les mises en scène, de manière
subtile et nuancée, aussi bien des éléments d’autoreprésentation que ceux d’une relation
spéculaire, qui étayent la lecture sociale de ces pièces :
« Le grand avantage des “drames de société” bourgeois d’Ibsen est qu’il existe une
certaine “congruence” entre le milieu dans lequel est située la pièce, ceux qui la jouent – et
qui, ce faisant, évoluent dans une sphère qui est la leur – et les spectateurs. […] Pour moi se
rejoignent ici fort opportunément d’une part la possibilité, à travers ces personnages,
d’interpeler le public là où il se situe socialement, et d’autre part celle de raconter, de manière
peut-être plus tangible qu’avec les matériaux antérieurs, des angoisses individuelles de perte et
des mécanismes sociaux brutaux »63.
61
62
63
Jean Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit.
Rencontre au TNB, 12 décembre 2008.
B. Engelhardt, « Un regard matérialiste sur le présent », in OutreScène, N° 2, op. cit.
122
Chapitre IV – Le Répertoire
Cette exploration systématique de l’univers bourgeois à travers cet effet de miroir, au
bout du compte rapproche la démarche d’Ostermeier de celle de Stein au début de son travail
à la Schaubühne64. Le répertoire de Thomas Ostermeier peut donc au premier regard paraître
imprévisible, voire aléatoire. Le metteur en scène affirme par ailleurs que ses choix sont
guidés entre autres par le souci de ne jamais être là où on l’attend, d’éviter « d’être mis dans
un tiroir précis »65. Et sans fausse modestie, il s’interroge : « Je serais heureux de pouvoir
décrire une direction en ce qui concerne mon travail. Mais il doit bien y avoir un lien dans la
mesure où ces matériaux ne me fascinent pas sans raison »66. Nous avons essayé de dégager
quelques principes qui structurent cette direction et rendent cette politique cohérente :
l’importance accordée aux créations de textes contemporains inédits, lesquelles assurent à
Ostermeier une originalité dans ses choix par rapport aux autres metteurs en scène et
institutions, l’accent mis sur le récit, qui l’amène à monter des pièces à la narration
prononcée, l’intérêt porté à la démonstration et la dénonciation des mécanismes de
fonctionnement de notre société, qui sont examinés dans leur dimension historique et qui
appellent à un dialogue avec les œuvres du passé ; ainsi, un dernier constat se dessine : celui
d’un répertoire mouvant et, naturellement, en plein devenir, qui laisse grandes ouvertes de
nombreuses voies devant lui.
64
Nous traitons des points communs et des divergences dans la politique de répertoire de ces deux
directeurs de la Schaubühne, un peu plus loin, de manière détaillée.
65
Rencontre au TNB, 12 décembre 2008.
66
« La peur de l’immobilité », op. cit., p. 236.
123
Chapitre IV – Le Répertoire
3. Le répertoire d’Ostermeier au regard de ceux de Stein et Castorf
Étudier le positionnement de l’actuel directeur de la Schaubühne face au lourd héritage
de son prédécesseur, Peter Stein, est incontournable, comme nous l’avons déjà constaté à
plusieurs reprises. Aussi convient-il d’examiner la politique de répertoire d’Ostermeier et,
plus largement, celui de la Schaubühne des années 2000, à l’aune de celle de Stein.
Bien qu’Ostermeier, comme nous l’avons déjà cité, pense que « la comparaison avec
Stein n’est pas pertinente », il sait toutefois qu’il ne peut l’éviter. Naturellement, nous ne
pouvons nous référer qu’à un nombre limité des spectacles de Stein, ceux qui illustrent le
mieux, à notre sens, les points communs ou divergents entre les répertoires des deux metteurs
en scène, qui par ailleurs s’inscrivent à peu près dans une même durée : 1970 – 1980 pour
Stein, 2000 – 2010 pour Ostermeier. Nous nous appuierons, pour ce faire, sur les ouvrages qui
se réfèrent à la Schaubühne am Halleschen Ufer67.
Rappelons, pour commencer, l’assertion connue de Stein selon laquelle il y aurait trois
piliers pour tout répertoire théâtral, à savoir les auteurs antiques, Shakespeare et Tchékhov ;
on sait que la Schaubühne am Halleschen Ufer fut un laboratoire d’une exploration
approfondie de ces trois univers68. (Si les deux derniers, Shakespeare et Tchékhov, sont
régulièrement montés à la Lehniner Platz depuis 2000, la dramaturgie antique y est,
rappelons-le encore, quasiment absente.)
Il n’existe pas naturellement de donnée si récurrente qu’elle inscrirait toutes les pièces
montées par Ostermeier dans une seule et même ligne dramaturgique et/ou thématique ;
néanmoins, on peut trouver des sujets sociaux qui font retour, notamment celui des différentes
formes d’exclusion des individus par la société. Cette exclusion peut être due à l’argent (c’est
le cas dans Shopping & Fucking, Les Jours meilleurs), à la solitude (dans Le Nom, Manque,
Concert à la carte), ou encore à la nonconformité des personnages avec les règles de la cité
(dans Disco Pigs, Visage de feu, Catégorie 3.1, Parasites). C’est sans doute parce que ces
67
Notamment Peter Iden, Die Schaubühne am Halleschen Ufer 1970 – 1979, Frankfurt, Fischer Verlag,
1979 (op. cit.) ; Ivan Nagel, Kortner, Zadek, Stein, Munich, Vienne, Carl Hanser Verlag, 1989 (op. cit.) ; KarlErnst Herrmann, Ruth Walz, Peter Krumme, Schaubühne am Halleschen Ufer, am Lehniner Platz, 1962 – 1987,
Berlin, Propyläen Verlag, 1987 ; Peter Krumme, « Schaubühne am Lehniner Platz, Berlin », dossier consacré à
ce théâtre in Théâtre en Europe, n° 1, janvier 1984, pp. 21–60 (op. cit.) ; Roswitha Schieb, Peter Stein, ein
Porträt, Berlin, Berlin Verlag, 2005 (op. cit.).
68
Stein ne se contentait pas d’explorer ces univers uniquement à travers les œuvres de ces auteurs. Ainsi,
pour l’Orestie d’Eschyle, en 1980, il mena toute une recherche autour de l’Antiquité, avec l’Antikenprojekt, en
1974 (et ses Exercices pour comédiens). De la même manière, il prolongea sa mise en scène de Comme il vous
plaira, en 1977, par celle du Parc, en 1984, une réécriture libre du Songe d’une nuit d’été par Botho Strauß. Sa
mise en scène des Estivants de Gorki, en 1976, témoigne d’une même volonté d’approfondir l’étude de l’univers
dramatique tchékhovien, et annonce ses mises en scène des Trois Sœurs (la première datant de 1985).
124
Chapitre IV – Le Répertoire
multiples formes d’exclusion par la société d’aujourd’hui restent au centre de ses
préoccupations, qu’Ostermeier, dépassant le répertoire contemporain, s’est tourné ensuite vers
Büchner, puis Ibsen, c’est-à-dire vers un autre répertoire qui traite, autrement, de ce problème
social majeur : Woyzeck, Nora, Hedda, chacun de ces personnages soulève des questions
relatives à la place de l’individu dans la société. Ostermeier résume : « Traditionnellement, les
grandes pièces sont toujours celles où un auteur donne la voix aux personnages de la société
qui n’étaient pas encore sur scène »69.
L’intérêt pour les thématiques sociales est un dénominateur commun de la politique de
répertoire des deux directeurs de la Schaubühne. Avec une différence majeure cependant : là
où Ostermeier aborde ces sujets par le prisme de l’individu, sa position dans la société, Stein,
quant à lui, procédait avant tout en examinant la problématique du collectif, son
fonctionnement interne et sa gestion ; une problématique qui était au centre des
questionnements non seulement esthétiques, mais aussi politiques et idéologiques de la
troupe. De là par ailleurs, un certain nombre d’éléments auto représentatifs dans les spectacles
de cette période du théâtre am Halleschen Ufer70 ; on retrouve chez Ostermeier ce même
principe d’autoreprésentation, mais sur d’autres bases.
La première mise en scène de Stein à la Schaubühne fut La Mère de Brecht, une
adaptation du roman de Gorki, qui dépeint les difficultés d’instaurer une nouvelle organisation
commune de la société et illustre le chemin épineux qu’il faut suivre pour établir un nouveau
et meilleur ordre social. L’histoire de cette Mère qui se montre d’abord réticente envers les
idées et les activités révolutionnaires de son fils (nous sommes en Russie avant la Révolution
de 1917), mais qui s’implique de plus en plus dans le mouvement révolutionnaire, va jusqu’à
apprendre à lire et à écrire et, après la mort de son fils, devient une égérie de la Révolution,
est en effet très emblématique pour la jeune troupe de la Schaubühne. « L’authenticité de cette
description repose sur le fait qu’en traitant de circonstances lointaines, la troupe s’attaque
également à sa propre situation », affirme Peter Iden71. Et ceci non seulement au niveau du
contenu de la pièce, poursuit-il, mais également à celui du travail théâtral proprement dit : en
confiant le rôle de la Mère à Therese Giehse, l’une des comédiennes emblématiques de
Brecht, « le jeune collectif fait la révérence au théâtre critique d’une autre génération »72.
69
Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 35.
La notion de l’autoreprésentation, mise en avant par Peter Iden, fut déjà fortement marquante dans la
mise en scène de Torquato Tasso de Goethe par Stein au Théâtre de Brême en 1969 (nous l’avons déjà évoquée).
71
Peter Iden, Die Schaubühne am Halleschen Ufer 1970 – 1979, op. cit., p. 38. (« Jedoch gründet die
Schilderung darauf, dass das Ensemble, von fernen Umständen handelnd, sehr wohl seine eigenen mitbedenkt ».)
72
Ibid., p. 39. (« … eine Reverenz des jungen Kollektivs vor der Tradition des kritischen Theaters einer
anderen Generation ».)
70
125
Chapitre IV – Le Répertoire
Il en va de même pour la Tragédie optimiste de Vsevolod Vischnievski que Stein mit
en scène à la Schaubühne en 1972. La pièce traite d’un groupe de marins russes qui, lors de la
Révolution de 1917, se libère de ses maîtres, mais pour s’en voir aussitôt imposer d’autres par
les fonctionnaires du Parti Communiste : la question de l’autorité (comment l’établir ?) et de
la discipline (comment l’imposer à un collectif ?) est centrale dans cette œuvre. La pièce
laisse percer un certain scepticisme sur la possibilité d’un changement social significatif, car
les marins, dès qu’on les organise en unité de combat, sombrent dans la guerre. Un
questionnement semblable sur le rôle de la direction d’un groupe, sur ses raisons d’être et les
conséquences qu’elle peut avoir, s’imposait à la troupe. Stein, qui aborda ce genre de
problématiques sociales dans un grand nombre des spectacles qu’il a montés à la Schaubühne
am Halleschen Ufer dans les années soixante-dix, en usa même comme éléments auto
représentatifs de la troupe.
Un autre thème que nous étudions et qui revient régulièrement dans les pièces montées
à l’époque de Stein, est celui que Peter Iden a pointé sous le terme d’Aufbruch, un mot
difficilement traduisible en français, qui signifie à la fois une rupture et un nouveau départ, la
volonté de faire table rase du passé, pour se tourner vers quelque chose de nouveau. Iden
remarque que si les conditions et les causes de ces Aufbrüche varient de pièce en pièce, une
chose leur est commune : ils échouent tous, de quelque manière que ce soit : « Toutes les
représentations [de Stein] jusqu’en 1978 racontent des ruptures et des départs qui échouent et,
qui plus est, dans lesquels l’échec est inscrit dès le début comme inévitable et immanent »73.
Ainsi, pour ne donner que deux exemples très connus74 : Peer Gynt, au terme de son voyage,
lequel ne fut qu’une fuite constante, découvre qu’il a raté sa vie et qu’il la finira seul75 ; le
Duc et sa suite, qui ont quitté leur palais pour chercher la liberté dans la nature, retrouvent
dans la forêt d’Ardenne les vieilles questions et les problèmes de la cour76. Chez Ostermeier,
le thème d’Aufbruch n’apparaît pas de manière aussi systématique, mais pointe tout de même
à travers certains de ses choix : le nouveau départ que le Constructeur Solness tente avec
Hilde se solde, de façon inévitable semble-t-il, par sa chute mortelle hautement symbolique ;
dans Avant le lever du soleil, l’amour entre Loth et Hélène, qui représente pour cette dernière
un espoir de sortie du marasme de son milieu, est inévitablement voué à une fin tragique ; et
73
Ibid., p. 44. («Alle Aufführungen bis 1978 erzählen von Aufbrüchen, die scheitern, und mehr: denen das
Scheitern zwangsläufig und immanent ist ».)
74
Pour une étude plus approfondie sur ce sujet, cf. les pp. 44 – 49, ibid.
Les Bacchantes d’Euripide dans la mise en scène légendaire de K. M. Grüber en 1974 illustrent aussi ce
thème : le nouveau culte de Dionysos que tentent d’instaurer les Bacchantes se termine dans un bain de sang.
75
Dans la mémorable mise en scène de la pièce éponyme d’Ibsen faite par P. Stein en 1971.
76
Comme il vous plaira de W. Shakespeare, mise en scène P. Stein en 1977.
126
Chapitre IV – Le Répertoire
la vie morne, triste, solitaire et vide de Mademoiselle Rasch dans Concert à la carte, sorte
d’épilogue de Nora, s’achemine logiquement vers un suicide qui stigmatise le geste libérateur
de Nora comme vain.
Autre point commun que l’on retrouve dans la politique de répertoire d’Ostermeier et
dans celle de Stein à la Schaubühne : un certain esprit de contradiction. Ainsi, le répertoire de
la Schaubühne de Stein exprime-t-il le désir de son directeur « de rendre manifeste la
complexité du monde en combinant des points de vue opposés ou contradictoires », écrit
Georges Banu77. Ceci s’illustre d’une manière particulièrement marquante dès les deux
premiers spectacles que présenta la Schaubühne sous la direction de Stein : quelques trois
mois après La Mère78 eut lieu la première d’une pièce de l’Autrichien Peter Handke, La
Chevauchée sur le Lac de Constance, dans une mise en scène de Claus Peymann et Wolfgang
Wiens79.
« Dans la première année, nous avons monté parallèlement La Mère, de Gorki/Brecht,
et une pièce de Peter Handke. L’opinion publique a utilisé, selon ses propres intérêts, tel ou tel
aspect de notre travail. Mais cette double entente était inscrite dès le départ dans notre projet
théâtral. Nous n’étions certainement pas devenus acteurs pour faire de la propagande
socialiste. La raison profonde était ailleurs : vouloir raconter et faire surgir sur le plateau
quelque chose du visage caché de l’existence humaine, tenter de peindre sur la scène des
images de l’homme »80.
Handke s’inspirait librement pour cette pièce du poème éponyme de Gustav Schwab,
poète allemand de la première moitié du dix-neuvième siècle, dans lequel un cavalier cherche
à atteindre la rive opposée du Lac de Constance par une tempête de neige et, lorsqu’on lui
apprend qu’il vient de traverser avec son cheval la surface gelée du lac, tombe mort, foudroyé
de terreur. De la même manière, les personnages de Handke, qui portent les noms d’acteurs
connus de l’époque et qui, tout au long de la pièce, tentent de s’approcher, de se connaître les
uns les autres, semblent dire que nous nous tenons tous sur une glace fine qui peut à tout
moment se rompre. Dans ce jeu de miroir, théâtre dans le théâtre, ils sont brusquement
amenés à comprendre qu’ils sont en fait depuis longtemps déjà morts – du moins
symboliquement, les uns pour les autres – ce qu’ils ignoraient. Ce spectacle se trouvait donc
77
Dans Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit., p. 36.
Première le 8 octobre 1970.
79
Première le 23 janvier 1971. Claus Peymann et Wolfgang Wiens n’ont pas travaillé en tandem, comme
ce fut le cas pour certains spectacles de la Schaubühne à cette époque, à commencer par La Mère, où le nom de
Peter Stein figure à côté de ceux de Wolfgang Schwiedrzik et Frank-Patrick Steckel. La raison est ici plus
prosaïque : Peymann ayant quitté la Schaubühne au cours des répétitions de cette représentation, il fut remplacé
par Wiens qui les a menées à terme (comme le rapporte P. Iden, Die Schaubühne am Halleschen Ufer 1970 –
1979, op. cit., p. 44).
80
Dit Stein dans Essayer encore, échouer toujours, op. cit., p. 35.
78
127
Chapitre IV – Le Répertoire
en opposition et en contradiction totale avec celui qui précédait, La Mère, tant au niveau de
son contenu métaphysique, que du fait que Handke comptait alors parmi les critiques les plus
virulents du “brechtisme”, lequel était à cette époque encore très fortement influent dans
l’esthétique de la plupart des théâtres ouest-allemands. Iden résume :
« Cette représentation inattendue pour le public, et difficile à comprendre dans un
premier temps, répondait à la propagande optimiste de La Mère par les doutes les plus noirs :
vous parlez d’un “changement de la société” et vous ne savez même pas que c’est déjà une
aventure et un danger de mort, lorsque deux personnes veulent se mettre d’accord sur une
bagatelle de la vie quotidienne. La thèse de ce spectacle fut : qui parle de changements sur le
même mode que Brecht, n’a rien compris »81.
Cependant, si la forme brechtienne de la mise en scène de La Mère était contraire à
celle de certains des spectacles suivants, elle entrait en contradiction également avec la
pratique brechtienne de l’époque, notamment en RDA. En effet, les deux pères fondateurs de
la Schaubühne avant l’arrivée de Stein, les dramaturges Dieter Sturm et Hartmut Lange, tous
deux originaires de l’Allemagne de l’Est, avaient vécu l’épuisement esthétique et idéologique
de la théorie et de la pratique brechtiennes prônées par le Berliner Ensemble ; ce serait de
cette esthétique “muséale” que la Schaubühne des années soixante aurait voulu se démarquer.
En ce sens, le premier travail de Stein dans ce théâtre aurait pu être une “commande” passée
au metteur en scène par les deux dramaturges : faire un spectacle à contrepied de ceux du
Berliner Ensemble, une représentation censée affirmer le potentiel esthétique et idéologique
du théâtre brechtien qui se serait évaporé de la pratique est-allemande. La distribution de
Giehse dans le rôle titre pourrait être vue sous cette lumière82. Les choix de répertoire de la
Schaubühne sous Stein se définissaient fortement par leur rapport au paysage théâtral dans
lequel ils s’inscrivaient, tout comme, aujourd’hui, après lui, ceux d’Ostermeier.
Par la suite toutefois, Stein développa à la Schaubühne une esthétique et une vision du
théâtre qui non seulement dépassèrent l’orthodoxie brechtienne, mais se détachèrent du
brechtisme (pour lui, c’est un leurre de croire que le théâtre va agir sur les consciences et faire
évoluer les comportements). Sa troupe s’attela dès lors à explorer également le monde qui
81
P. Iden, Die Schaubühne am Halleschen Ufer 1970 – 1979, op. cit., p. 44. (« Diese für das Publikum,
unerwartete und anfangs auch schwer verständliche Aufführung antwortete auf die optimistische Propaganda
von Die Mutter mit den abgründigsten Zweifeln: Ihr redet von “Veränderung der Gesellschaft” – und wisst noch
nicht einmal, dass es schon ein lebensgefährliches Abenteuer ist, wenn zwei sich auch nur über eine alltägliche
Winzigkeit verständigen wollen. These dieser Aufführung war: Wer so von Veränderungen redet wie Brecht –
hat nichts verstanden ».)
82
Nous reprenons ici une hypothèse de Jean Jourdheuil formulée lors de la séance “Berlin – effacement
des traces” du Séminaire Doctoral de l’équipe de recherche Histoire des Arts et de Représentations, le 13
novembre 2009.
128
Chapitre IV – Le Répertoire
l’entourait et à tenter de saisir l’imaginaire bourgeois, notamment (Labiche, Courteline,
Gorki, etc.)83. À la Schaubühne aujourd’hui, on retrouve cette même préoccupation
d’interpréter l’esprit et l’univers d’une certaine bourgeoisie, même si cela passe par d’autres
choix dramaturgiques (Ibsen, Wedekind, Schnitzler, Williams, Miller, etc.).
L’importance accordée à l’écriture contemporaine et la présence d’un Hausautor,
“auteur maison”, rapprochent la Schaubühne de Stein de celle d’Ostermeier. En effet, dans les
années soixante-dix et quatre-vingt, Botho Strauß travailla dans cette institution en tant que
dramaturge, comme Mayenburg aujourd’hui. Stein dit à ce propos :
« L’écriture contemporaine est la seule garantie pour le théâtre de pouvoir continuer,
même si c’est avec difficulté. Au théâtre, il est impossible de se fixer sur le seul répertoire
classique […]. C’est une relation unique : Botho Strauß a écrit ses textes pour des acteurs qu’il
connaissait, tout comme Tchékhov. Il avait des acteurs de la Schaubühne en tête quand il
écrivait, c’est pour cela que nous avons travaillé régulièrement avec lui, et je dois dire que
cette collaboration a beaucoup contribué à la santé de notre théâtre »84.
Strauß vit un grand nombre de ses pièces créé par Stein ou d’autres metteurs en
scène85, qui mirent en avant le rapport en miroir que ces représentations instauraient entre la
scène et la salle. Les mises en scène des pièces d’Ibsen par Ostermeier font écho à cette
pratique spéculaire, alors que l’univers des pièces de Mayenburg impose des représentations
d’une toute autre nature.
On pourrait penser qu’il existe un autre parallèle à tracer entre les deux directeurs de la
Schaubühne, sur un plan idéologique, ou par rapport à leur responsabilité face à l’avenir, mais
les enjeux, là, diffèrent sensiblement. Les Zielgruppenprojekte, sous Stein, constituèrent une
partie non négligeable du répertoire ; il s’agissait de projets visant comme public un groupe
social déterminé : des jeunes, des apprentis, des ouvriers, etc. L’idée de base, assez répandue
dans les institutions de l’époque, était d’apporter le théâtre à ceux qui y viennent
83
Jourdheuil décrit l’ampleur du travail d’adaptation sur ce corpus “bourgeois”, en évoquant l’adaptation
de La Cagnotte de Labiche, pour laquelle il avait collaboré au titre de dramaturge : « Trois ordres de
considérations ont guidé le travail d’adaptation : - considérations historiques : Paris sous le Second Empire, les
grands travaux du Baron Haussmann, - considérations dramaturgiques (de morale dramaturgique) : transformer
les personnages qui n’étaient que des faire-valoir en personnages dignes de ce nom, dotés d’une certaine
autonomie (Blanche, Félix, Tricoche, Madame Chalamel) - considérations enfin sur l’affleurement de la
sexualité dans les rapports humains (chez Labiche les hommes éprouvent une certaine tendresse les uns pour les
autres, il suffit de penser à Perrichon) ». (cf. L’Artiste, la politique, la production, Paris, UGÉ, 1976, p. 201.)
84
Dans Essayer encore, échouer toujours, op. cit., p. 35.
85
Les Hypochondres (W. Minks en 1973), La Trilogie du revoir et Grand et petit (P. Stein, 1978),
Kalldewey, Farce (L. Bondy, 1982), Le Parc (P. Stein, 1984), La Tanière (L. Bondy, 1986), Le Temps et la
chambre (L. Bondy, 1989), Chœur final (L. Bondy, 1992) et Jeffers – Akt I und II (E. Clever, 1998).
129
Chapitre IV – Le Répertoire
difficilement ; la Schaubühne dans la période Stein a conçu trente-cinq spectacles de ce genre,
avec lesquels la troupe s’est produite dans des usines, des ateliers, des foyers de jeunesse ou
des centres d’apprentissage. Monter des Zielgruppenprojekte n’est plus dans l’air du temps.
Ce que fait aujourd’hui Ostermeier, en tentant de rapprocher son théâtre de l’École ErnstBusch, où il enseigne depuis 2000, est d’un tout autre genre et nettement moins engagé sur le
plan sociopolitique ; d’ailleurs, ce lien entre une école et un théâtre, qui en élargit ainsi la
programmation en présentant des spectacles montés avec les élèves du Département Jeu de
l’École, est relativement commun et conventionnel.
Il semble encore opportun ici de mettre en parallèle le répertoire d’Ostermeier avec
celui d’une autre personnalité, de la même génération cette fois, d’une figure incontournable
du paysage théâtral berlinois d’aujourd’hui, Frank Castorf, le directeur de la Volksbühne am
Rosa-Luxemburg-Platz à Berlin. Ceci en raison des similitudes et surtout des divergences de
parcours des deux metteurs en scène, de celles de leurs œuvres et de leur vision théâtrale,
mais aussi de leur “longévité simultanée” à la tête de ces institutions : dix ans86. Mais nous
nous limiterons ici à leurs mises en scène personnelles exclusivement, et non à la production
globale de leurs théâtres, même si celle-ci participe aussi à la définition de leur travail de
directeurs-metteurs en scène, d’autant que les pièces qu’ils choisissent généralement de
monter eux-mêmes l’éclairent en retour.
Pour comprendre leurs politiques de répertoire respectives, il est utile de voir en regard
leurs parcours professionnels et esthétiques, en les situant dans leurs contextes politiques et
culturels. Ils sont nés de chaque côté du pays divisé : Castorf à Berlin-Est, en 1951, et
Ostermeier dans le nord de l’ancienne RFA, en 1968. D’emblée, leurs études les imprégnèrent
d’une vision du théâtre différente. Castorf (après un bac professionnel le destinant à une
carrière de cheminot) suivit une formation à l’Université Humboldt de Berlin, au Département
de Théâtrologie ; ainsi fut-il dès le départ initié à une approche avant tout théorique,
86
Pour les directeurs des trois autres grandes scènes berlinoises, il n’en va pas de même.
Le Deutsches Theater fut dirigé par Bernd Wilms depuis 2001 jusqu’à la saison 2008 ; en 2006, un
nouvel intendant, Christoph Hein avait été nommé, mais il s’est retiré avant d’entrer en fonction ; depuis, la
direction du Deutsches Theater fit l’objet de nombreuses querelles politiques et le théâtre traversa même, en
2009, une période de direction transitoire pour un an avec Oliver Reese, l’ancien dramaturge en chef de cette
institution. Depuis la saison 2009/2010, la direction est entre les mains d’Ulrich Khuon.
Le Théâtre Maxim Gorki est, lui, dirigé par Armin Petras, depuis quatre saisons seulement.
Quant au Berliner Ensemble, le cas de Claus Peymann, nommé à sa tête depuis 2000, aurait pu offrir
d’autres comparaisons, mais ses passages déjà très marquants, au Theater am Turm de Francfort, au
Schauspielhaus de Stuttgart puis à celui de Bochum et, surtout, au Burgtheater de Vienne, compliqueraient ces
mises en parallèles, en amenant trop de paramètres.
130
Chapitre IV – Le Répertoire
historique et philosophique de l’art théâtral. Ostermeier, au contraire, comme nous l’avons vu,
choisit une formation artistique pratique, en suivant les études de mise en scène à la ErnstBusch Schule de Berlin. En 1992, au moment où Ostermeier intégrait l’École, Castorf venait
tout juste d’être nommé à la tête de la Volksbühne et avait derrière lui déjà plus d’une
décennie de création dans les institutions de la province est-allemande (Brandebourg et
Anklam, entre autres), suivie de quelques années de travail sans engagement fixe dans les
théâtres occidentaux, après l’ouverture des frontières (à Cologne, Munich, Hambourg, etc.)87.
Au contraire, sans passer par des théâtres de province, dès la fin de sa formation, Ostermeier
obtint un engagement à Berlin, lorsqu’en 1996 Thomas Langhoff, alors directeur du
Deutsches Theater, lui confia la direction artistique de la Baracke am Deutschen Theater.
Le même vent de renouveau qui soufflait dans les années quatre-vingt-dix sur
l’Allemagne réunifiée porta les deux metteurs en scène, l’un à la tête de la Volksbühne,
l’autre à celle de la Schaubühne. Castorf dit : « les experts88 trouvaient que le bâtiment était
d’une laideur si repoussante qu’il fallait y nommer un esprit jeune, pour contrebalancer ça. À
l’époque, on m’a proposé le poste. Et c’est comme ça que tout a commencé »89. La
nomination d’Ostermeier à la direction de l’ex-théâtre de Stein releva, elle aussi, de ce besoin
de “sang neuf” très marquant de l’époque. Autre point commun aux deux aventures : les
metteurs en scène héritaient tous deux d’une institution au passé illustre certes, mais qui était
tout à fait sclérosée au moment où ils en prenaient les rênes. Au début des années quatrevingt-dix, la Schaubühne périclitait et la Volksbühne ressemblait en effet à un vaisseau
fantôme, « un théâtre immense toujours vide »90.
Cette cohabitation de deux artistes de formation, culture (politique, esthétique, etc.) et
horizons sensiblement différents, au sein du paysage théâtral de la ville réunifiée, est
emblématique de la situation politico-culturelle berlinoise actuelle. Ce sont les situations et
87
Chacune des deux Allemagnes avait profité des années qui suivirent la chute du mur pour découvrir le
monde du théâtre de l’autre côté du Rideau de fer : pendant que Castorf travaillait en intermittence dans des
institutions occidentales, Ostermeier participa aux ateliers menés par Einar Schleef, puis aux cours d’une école
“porteuse de l’esthétique théâtrale de l’Allemagne de l’Est”. Il est curieux de remarquer qu’ils sont tous deux par
la suite retournés chacun “de leur côté” : Castorf à la Volksbühne, dont les murs respirent encore le passé
glorieux du théâtre est-allemand (il a d’ailleurs fait inscrire au sommet du bâtiment, telle une revendication, le
mot « Ost / Est » en énormes lettres de néon), et Ostermeier à la Schaubühne, la plus prestigieuse des institutions
de l’enclave ouest-allemande.
88
Par “les experts”, Castorf entend sans doute Ivan Nagel, Friedrich Dieckmann, Michael Merschmeier et
Henning Rischbieter, auteurs des « Überlegungen zur Situation der Berliner Theater » (« Réflexions sur la
situation des théâtres de Berlin », ou “rapport Nagel”, op.cit.), où on lit en effet : « Le bâtiment est d’une laideur
frappante. Ici, l’on devrait (justement pour cette raison) fonder un théâtre jeune, avec un désir d’innovation
esthétique et un courage politique ». (« Der Bau ist von schlagender Hässlichkeit. Hier sollte man (eben deshalb)
ein junges Theater gründen: mit ästhetischer Innovationslust und politischem Mut ».)
89
Dans Ma Vie, un film d’Adama Ulrich, © ZDF / ARTE, 2008.
90
Ibid.
131
Chapitre IV – Le Répertoire
conditions de travail de Castorf et d’Ostermeier à la tête d’une grande institution berlinoise
qui, présentant de nombreux points communs, placent le parcours des deux metteurs en scène
en parallèle et justifient, voire appellent une comparaison de leurs répertoires91.
Pour Castorf, parmi les vingt-cinq pièces environ qu’il monte les quinze années
précédant sa nomination à la tête de la Volksbühne (1992), nous notons que les auteurs du
passé prévalent (dix-sept pièces). Trois univers dramaturgiques reviennent régulièrement, qui
semblent particulièrement le préoccuper : celui des fondateurs de la littérature dramatique
allemande, Gotthold Ephraïm Lessing, Johann Wolfgang Goethe et Friedrich Schiller (Castorf
donne une pièce du premier92, trois du second93 et deux du troisième94), l’univers réaliste
d’Henrik Ibsen (trois drames également95), et celui de William Shakespeare (deux pièces96
puis, Le Roi Lear, en 1992, pour sa première création à la Volksbühne en tant que maître des
lieux). Il monte encore Sophocle97 et Federico Garcia Lorca98. D’une manière qui vaut pour
l’ensemble de son œuvre, Castorf explore avant tout et presque systématiquement tout
l’univers des auteurs allemands. Cette “dominante germanique” s’applique également à la
dramaturgie moderne ; durant la période d’avant la Volksbühne, deux auteurs dominent ses
choix de répertoire : Bertolt Brecht99 et surtout Heiner Müller, dont le metteur en scène monte
quatre pièces100 (et auprès duquel il reviendra après 1992) ; il donne aussi une pièce d’un
auteur contemporain, Lothar Trolle101.
91
Castorf étant de plus de quinze ans l’aîné d’Ostermeier, il est naturellement difficile de comparer leurs
parcours professionnels dans leur durée, c’est pourquoi il nous a paru préférable de faire cette mise en parallèle
autour de ce moment charnière que fut leur prise de direction des deux institutions théâtrales berlinoises
majeures. Un autre constat vient corroborer ce choix : à considérer leurs carrières respectives comme un tout,
l’on s’aperçoit que leur travail, depuis qu’ils sont directeurs, représente quantitativement les deux tiers de leur
œuvre globale (cinquante et un des soixante-seize spectacles de Castorf et trente des quarante-cinq
d’Ostermeier). L’un comme l’autre ne semblent pas tenir compte de leurs choix de répertoire mutuels, lesquels
d’ailleurs évoluent en parallèle, “sans jamais se croiser”, à quelques rares exceptions près, parmi lesquelles deux
Ibsen (Nora et John Gabriel Borkman), et encore, dans un intervalle de presque vingt ans.
92
Miss Sarah Sampson, en 1989 au Prinzregententheater de Munich.
93
Clavigo, en 1986 au Théâtre de Gera, Stella, en 1990 au Schauspielhaus de Hambourg et Torquato
Tasso, en 1991 au Residenztheater de Munich.
94
Les Brigands, en 1990 à la Volksbühne, qu’il reprendra dans ce théâtre plus tard lors de son mandat de
directeur, et Guillaume Tell, en 1991 à Bâle. Ostermeier, quant à lui, affirme : « Goethe et Schiller ne me parlent
pas ». (Propos tenu à l’Université Rennes 2, 11 décembre 2008.)
95
Nora, en 1985 au Théâtre d’Anklam, L’Ennemi du peuple, au Schauspielhaus de Karl-Marx-Stadt et
John Gabriel Borkman, en 1990 au Deutsches Theater de Berlin.
Par ailleurs, étant donné le parcours personnel et professionnel d’Ibsen en Allemagne, on pourrait
presque le compter également parmi les dramaturges “germaniques” qu’affectionne Castorf.
96
Othello, en 1982 au Théâtre d’Anklam et Hamlet, en 1989 au Theater in der Kuppel à Cologne.
97
Ajax, en 1989 à Bâle.
98
La Maison de Bernarda Alba, en 1986 au Neues Theater à Halle.
99
Fragments des pièces de Brecht, en 1976 au Bergarbeitertheater de Senftenberg et Tambours dans la
nuit, en 1984 au Théâtre d’Anklam.
100
La Bataille, en 1982 et La Mission, en 1983 au Théâtre d’Anklam, La Construction, en 1986 au
Schauspielhaus de Karl-Marx-Stadt et La Route des chars, en 1986 au Kleist-Theater de Francfort-sur-l’Oder.
101
Hermès dans la ville, en 1992 au Deutsches Theater de Berlin.
132
Chapitre IV – Le Répertoire
À partir du moment où Castorf prend ses fonctions à la tête de la Volksbühne, en
1992, il s’intéresse aux auteurs classiques et contemporains à part égale (respectivement
vingt-trois pièces) et aborde de nouveaux univers, que l’on pourrait qualifier de “non
dramatiques”, lesquels apportent une autre logique d’adaptation à son travail scénique, celle
d’une réécriture : une quinzaine de spectacles ont ainsi pour assise un texte à l’origine
prosaïque102 ou filmique103, chose qui n’existait pas dans son répertoire antérieur. Cette
nouvelle approche du texte scénique a une incidence sur son traitement des œuvres
dramatiques, si l’on considère les libertés qu’il s’octroie désormais par rapport aux textes
dramatiques, dans cette même logique d’adaptation ou de réécriture. Bien souvent, le travail
de Castorf résulte d’une approche menée parallèlement et simultanément sur plusieurs pièces,
d’une confrontation de deux (voire trois) textes et d’autant d’univers dramatiques. Ainsi de
ses deux spectacles notoires du milieu des années quatre-vingt-dix, Pension Schöller : La
Bataille de Carl Laufs, Wilhelm Jacoby et Heiner Müller (1994), et L’Acier coule comme de
l’or / La Route des chars de Karl Grünberg et Heiner Müller (1996), ou encore, exemple plus
récent et mieux connu du public français, sa mise en scène des Maîtres chanteurs de
Nuremberg de Richard Wagner (2006), dans laquelle il mêla, à l’œuvre du compositeur
allemand, des extraits de la pièce révolutionnaire d’Ernst Toller, Masse-Mensch104.
Castorf continue, dans une mesure variable, à s’attacher aux mêmes univers (ceux de
Schiller, Ibsen, Shakespeare, Brecht105 et Müller106) et à s’attaquer surtout à des thématiques
et problématiques spécifiquement allemandes, notamment à celles liées au passé récent de
l’Allemagne, des deux guerres mondiales à la réunification, autour des sentiments
contradictoires de culpabilité ou de nationalisme qui en ont découlé ; il en fait presque une
“marque de fabrique” qui imprègne de manière indiscutable l’esthétique de ses spectacles :
désordre, catastrophe, noirceur, destruction, provocation, violence, ironie. Dans cette logique,
il paraît alors étonnant, intriguant même, que le metteur en scène n’ait jamais puisé dans
102
Comme Orange mécanique, d’après Anthony Burgess en 1993, Trainspotting, d’après Irvine Welsch en
1997, Les Particules élémentaires, d’après Michel Houellebecq en 2000 ou Berlin Alexanderplatz, d’Alfred
Döblin en 2001 et en 2007. L’exemple majeur de ce type de travail est naturellement son cycle d’adaptations de
romans de Fiodor Michailovitch Dostoïevski, entre 1999 et 2005.
103
La Cité des femmes, d’après Federico Fellini, en 1995.
104
À ce propos, on pourrait s’étonner du fait qu’Ostermeier ne se soit jamais attaqué à l’opéra, alors que,
musicien, il revendique l’importance primordiale de la musique pour son théâtre. En effet, aujourd‘hui où
presque tous les grands metteurs en scène de théâtre se tournent vers l’opéra, Ostermeier refuse de « travailler
dans ce monde-là, [dans] les grandes “usines”, [où] il ne reste pas de place pour la recherche, en concluant :
j’aime trop la musique pour travailler à l’opéra ». (Entretien au TNB, 12 décembre 2008.)
105
Respectivement : Les Brigands, en 1996, La Dame de la mer, en 1993, Le Roi Lear, en 1992, Dans la
jungle des villes, en 2006.
106
Outre les deux spectacles déjà cités, ajoutons Der Marterpfahl, d’après Friedrich von Gagern et Heiner
Müller en 2005.
133
Chapitre IV – Le Répertoire
l’œuvre de Georg Büchner, auteur pourtant fréquemment abordé de nos jours, dont l’œuvre
semble même une sorte de passage obligé pour les hommes de théâtre allemands
contemporains et qui, de plus, semblerait pouvoir servir à merveille l’approche de ce théâtre
iconoclaste prôné par Castorf selon une logique de déconstruction et d’actualisation ; mais ce
manque107 semble d’une certaine manière revendiqué par le metteur en scène quand il choisit
de monter, en 1994, L’Affaire Danton de Stanislawa Przybyszewska, plutôt que La Mort de
Danton de Büchner108. De même, autre particularité inattendue, Castorf va puiser dans
l’œuvre de Dostoïevski, un Russe, des textes sur lesquels il plaque son intérêt pour les “sujets
allemands” évoqués plus haut, en montant Les Possédés en 1999, Humiliés et offensés en
2001, L’Idiot en 2002 et Crime et châtiment en 2005.
Cette place que tient l’écrivain russe dans le répertoire du directeur de la Volksbühne
ressemble par là étrangement à celle d’Ibsen pour celui d’Ostermeier : dans les deux cas, les
metteurs en scène se sont engagés dans une recherche approfondie sur ces deux univers
respectifs, travail qui s’inscrit dans une continuité évidente d’un spectacle à l’autre, en tissant
des liens explicites et identifiables par le public ; ils sont tous deux entrés dans une logique de
cycle, qui a fait par ailleurs de leurs spectacles, des “articles d’exportation”, puisqu’ils les font
tous deux tourner dans le monde entier. En plus, selon Jean Jourdheuil, ces cycles participent
également de la « mise en scène de la conflictualité persistante Est-Ouest entre Schaubühne
Ostermeier et Volksbühne Castorf […]. Le retour d’Ostermeier à Ibsen après son invocation
d’un “théâtre du réel” sur le mode d’un “manifeste pour en finir avec le Regietheater”, n’est
pas moins symptomatique que le traitement de Dostoïevski par Castorf, inversion certes
radicale de l’interprétation nazie des œuvres de l’auteur russe, mais surdité symptomatique à
la dimension religieuse orthodoxe »109.
Ostermeier a connu, nous l’avons vu, un flottement de deux ans lors de sa prise de
direction de la Schaubühne, tandis que chez Castorf, il semble que son arrivée à la
Volksbühne ait correspondu presqu’immédiatement à un changement de répertoire, vers la
réécriture de textes non dramatiques, ce qui lui permit, dans un contexte théâtral berlinois dur
et perplexe, d’asseoir la place de sa “maison”, quand d’autres grands théâtres institutionnels
fermaient leurs portes, à défaut d’avoir trouvé leur identité dans cette ville en pleine mutation.
107
Équivalent de l’absence, délibérée et affirmée, des pièces antiques dans le répertoire d’Ostermeier.
De même pour l’opéra Jacob Lenz de Wolfgang Rihms que Castorf monte en 2008 (dans le cadre des
Wiener Festwochen), et qui lui fait contourner l’œuvre de Büchner, l’aborder “par la bande” : le livret est une
réécriture par Michael Fröhling de la nouvelle de Büchner, Lenz.
109
Jean Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit.
108
134
Chapitre IV – Le Répertoire
Si les spectres des deux répertoires, d’Ostermeier et de Castorf, sont très larges, leur
différence majeure réside dans le fait que celui de Castorf semble évoluer en cercles
concentriques, autour de quelques univers esthétiques et idéologiques qui touchent moins à
des questions dramaturgiques (au choix des pièces) qu’à des principes scéniques (de réécriture
et recherches formelles), alors que celui d’Ostermeier paraît suivre un parcours linéaire où
une pièce, un auteur, amènent l’autre, et être de ce fait, plus imprévisible. C’est donc là où se
trouverait l’écart : entre une politique de répertoire intrinsèquement liée à une idéologie
théâtrale générale, déterminée même par elle, celle de Castorf, et une autre plus intuitive, où
l’esthétique des spectacles semble découler des choix de répertoire, être portée par eux, celle
d’Ostermeier.
Enfin, si l’on se permettait de pousser plus loin cette réflexion du rapport entre
répertoire et esthétique, l’on pourrait confronter ce “binôme” Castorf-Ostermeier à un autre de
la génération précédente, celui de Peter Stein-Klaus Michael Grüber110, qui dominait tout
autant le même espace culturel berlinois (aujourd’hui sans doute pas plus homogène qu’alors),
il y a trente ans. Le répertoire de Stein à la Schaubühne était à la base de son « esthétique
classique [laquelle] reposait sur la distinction claire et toujours réaffirmée de la triade lyrique,
épique, dramatique »111. On pourrait donc, sur ce point précis, rapprocher le théâtre
d’Ostermeier de celui de Stein, qui paraît lui aussi déterminé par ses choix d’auteurs et de
pièces ; alors que chez Castorf, au contraire, ce sont les partis pris esthétiques et
philosophiques qui régissent les choix de répertoire, comme chez Grüber, dont l’œuvre était
guidée plutôt par « une philosophie de l’art et une philosophie du tragique dont les jalons
seraient Schelling, Hölderlin, Nietzsche et Heidegger »112.
110
Tout en sachant, bien sûr, que ce dernier n’a jamais dirigé un théâtre ou souhaité le faire.
« Effectuant une sorte de synthèse de l’esprit humain d’Eschyle à Tchékhov [qui] réaffirme la validité
du drame dans une perspective classique ». (Jean Jourdheuil, Un théâtre du regard, Paris, Christian Bourgois
éditeur, coll. Cahiers de l’Odéon, 2002, p. 39.)
112
J. Jourdheuil (ibid., p. 41), lequel nous fait remarquer d’ailleurs qu’ « il faut aussi relativiser cette
comparaison : la rivalité, la concurrence Stein–Grüber était à l’intérieur d’un théâtre à Berlin-Ouest et faisait des
vagues à l’international, la rivalité, l’opposition Ostermeier–Castorf a pour espace, ou lieu, une ville, Berlin, et à
partir de cet espace berlinois, elle s’étend au-delà. La première charrie essentiellement des enjeux artistiques, la
seconde “de facto” des enjeux politiques et artistiques ».
111
135
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
V.
L’AUTEUR, LE TEXTE ET LA DRAMATURGIE
1. L’auteur et le texte
L’accent mis sur la découverte et la représentation de la dramaturgie contemporaine, à
« écriture directe, brutale, au rythme rapide »1, expliquait pour certains le succès de la
Baracke d’Ostermeier. L’exploration de nouveaux textes était le fer de lance de ce théâtre, et
le metteur en scène poursuivit cette voie dans un premier temps à la Schaubühne : dès 2000, il
afficha son intérêt pour les jeunes auteurs, en l’inscrivant dans la déclaration programmatique
de la “nouvelle” Schaubühne. La spécificité de ce théâtre devait résider non seulement dans
une défense des auteurs contemporains, mais aussi dans le retour, à travers les pièces montées,
« à la notion de contenu, de message, [pour] essayer de nouveau d’avoir une influence
sociale »2. Ces choix de répertoire devaient être accompagnés d’une esthétique particulière,
d’une manière de raconter « contemporaine »3, qui soit imprégnée d’une vision sociale et
politique, selon un concept revendiqué de « nouveau réalisme »4. Dans le manifeste Le
Théâtre à l’ère de son accélération, le parti pris de travailler sur des textes de jeunes auteurs
apparaît donc en 1999 comme le sujet principal, comme l’engagement esthétique le plus
important que prend la Schaubühne d’Ostermeier. Ce qui n’avait été qu’une intuition à
l’époque de la Baracke, voire le fruit d’un hasard (au départ, Ostermeier comptait exploiter
plutôt le répertoire du passé…), devient à la Schaubühne une réaction tangible à l’épuisement
d’un certain modèle de théâtre, celui dit “de mise en scène”, qui choisissait, de préférence aux
écritures et aux auteurs contemporains, les relectures des œuvres du passé. Ce Regietheater
avait conduit, selon Ostermeier, à une crise de l’écriture contemporaine en Allemagne :
« Il ne faut guère s’étonner alors, de ce que les jeunes dramaturges allemands soient
restés dans l’ombre. Ils ne furent ni soutenus ni réclamés. C’était un cercle vicieux : personne
ne voulait mettre en scène leurs textes et personne ne voulait écrire pour les jeunes metteurs en
scène et leurs acteurs. Cette évolution mena inévitablement à une crise, qui se déclara
définitivement après la mort de Werner Schwab et de Heiner Müller, et la retraite de Botho
Strauß et de Peter Handke vers d’autres sphères. […] La crise de la dramaturgie allemande
1
Cette écriture constitue « une confrontation avec le monde contemporain dans laquelle se retrouve
l’ensemble d’une génération ». (Emmanuel Béhague, Le Théâtre dans le réel, op.cit., p. 150.)
2
Entretien avec Barbara Engelhardt, « La peur de l’immobilité », op. cit., p. 283.
3
Thomas Ostermeier, Sasha Waltz, Jens Hillje et Jochen Sandig, « Wir müssen von vorn anfangen », op.
cit. (« Zeitgemäßes Erzählen ».)
4
Ibid. (« Einen neuen Realismus ».)
136
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
contemporaine survenue après Heiner Müller et Werner Schwab, est une crise des contenus, de
la forme et des tâches qu’elle pourrait elle-même s’assigner »5.
Mais quels sont donc les auteurs recherchés, quelle est cette écriture dont Ostermeier
souhaite l’avènement? Dans un premier temps, le metteur en scène appelle à l’abandon des
approches “abstraites” voire “conceptuelles” de l’écriture, au renoncement à ce théâtre qui
« somnole dans une autoréflexion hautement intellectuelle, se masturbe dans un amour
vaniteux de la langue, sans idée ni désir, ou est tout simplement inoffensif »6, pour mettre
l’accent sur la représentation d’une réalité concrète, ainsi que sur le récit : « Nous avons
besoin de nouveaux auteurs qui aiguisent et ouvrent leurs yeux et leurs oreilles au monde et à
ses histoires incroyables »7. Cette réalité, toutefois, doit être saisie et dépeinte, racontée, d’une
manière originale, personnelle et en même temps plurielle :
« Des auteurs qui offrent à la voix un langage jamais entendu, qui trouvent pour les
êtres humains des personnages jamais vus, des conflits jamais inventés, pour dire leurs
problèmes, des canevas jamais utilisés pour raconter leurs histoires. L’explosion de différentes
réalités – des aspects du monde et des formes de vie – liée à l’écroulement des grandes
idéologies et des camps politiques, ne peut se refléter qu’à travers la plus grande diversité de
regards et les esquisses du monde d’auteurs variés »8.
Ostermeier cherche des dramaturges qui racontent des histoires de la “vraie vie” et
mettent en scène des personnages confrontés à des conflits réels, dont ils ne tentent pas de
motiver ou de justifier leurs actes et leurs comportements, des dramaturges qui offrent un
nouveau regard sur la réalité, sans pour autant l’interpréter ou la juger :
« Ces auteurs refusent toute sorte d’explication socio-psychologique, toute sorte de
motivation, toute sorte de guidage socio-pédagogique pour surmonter la souffrance – il s’agit
5
Propos de T. Ostermeier dans « Das Theater im Zeitalter seiner Beschleunigung », op. cit., p. 11.
(« Kein Wunder also, dass die jüngeren deutschen Dramatiker ein Schattendasein führten. Nicht gefördert und
nicht gefordert. Ein Teufelskreis: Niemand wollte (jüngere) Autoren inszenieren, niemand wollte für (jüngere)
Regisseure und ihre Schauspieler schreiben. Eine Entwicklung, die in die Krise führen musste. Spätestens nach
dem Tod von Werner Schwab und Heiner Müller und dem Rückzug von Botho Strauß und Peter Handke in
andere Sphären war die Krise offensichtlich. […] Die Krise der zeitgenössischen deutschen Dramatik nach
Heiner Müller und Werner Schwab ist eine Krise der Inhalte, der Form und des Auftrags, den sie sich geben
könnte ».)
6
Ibid., p. 13. (« In höchster intellektueller Selbstreflexion dahindämmert oder in eitler Sprachverliebtheit
ohne Idee oder Anliegen onaniert oder einfach nur harmlos ist ».)
7
Ibidem. (« Wir brauchen Autoren, die ihre Augen und Ohren für die Welt und ihre unglaublichen
Geschichten öffnen und schärfen ».)
8
Ibidem. (« Autoren, die eine Sprache finden für Stimmen, die noch nicht gehört wurden, Figuren finden
für Menschen, die noch nicht zu sehen waren, Konflikte für Probleme finden, über die noch nicht nachgedacht
wurde, Fabeln finden für Geschichten, die noch nicht erzählt worden sind. Die mit dem Kollaps der großen
Ideologien und politischen Lager verbundene Explosion verschiedener Wirklichkeiten – Sichten auf Welt und
Lebensformen – kann sich nur in den unterschiedlichsten Weltsichten und Weltentwürfen der
unterschiedlichsten Autoren spiegeln ».)
137
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
seulement d’un enchaînement d’actions qui est à des années lumière en avance sur tous les
clichés de la psychologie humaine »9.
Ostermeier semble prôner un retour à des constructions narratives et linéaires, à une
écriture qui s’affirme davantage par l’originalité, l’impact et la force de son contenu, que par
les concepts formels de sa composition. La revendication d’un “ réalisme nouveau” de la
dramaturgie passe par une volonté de « comprendre les hommes », de mettre l’accent sur leurs
histoires et leurs comportements, et non par le désir de « faire entendre, [ou] de mettre en
valeur la littérature »10.
L’une des conséquences de cette approche, de cette vision de la dramaturgie, est de
réintroduire la notion de “personnage”, un personnage ancré dans le réel, au sein de l’écriture
et de la mise en scène, en rompant ainsi avec la logique des “figures”, des concepts plus ou
moins abstraits, des expériences avec le matériau théâtral (dont le texte n’est qu’un élément
parmi d’autres), apanages du théâtre postdramatique. Pour certains commentateurs, comme
Nikolaus Frei11, la politique en faveur des auteurs menée par Ostermeier à la Schaubühne,
témoignerait d’un changement général dans les consciences, et par conséquent sur les grandes
scènes subventionnées, qui s’était déjà manifesté dans le paysage théâtral allemand à travers
quelques voix solitaires, sur des scènes indépendantes, dès la fin des années quatre-vingt-dix ;
« La présence d’Ostermeier dans le monde théâtral au tournant du siècle peut avoir valeur
d’exemple d’un appel généralisé à la renaissance du drame »12. Dans un commentaire du
Théâtre à l’ère de son accélération, Frei remarque ensuite que cette intronisation de l’auteur
comme « celui qui fait la connexion entre le théâtre et le monde »13 signifie l’affirmation du
dramaturge comme un créateur autonome, dont le regard homogène sur le monde (perçu
naturellement de manière plus ou moins fragmentée) peut se réaliser à travers les moyens
traditionnels du drame ; d’un autre côté, elle vise et sert le détournement du médium théâtre
de cette « autoréflexion hautement intellectuelle »14 déjà évoquée, qui caractérise certains
spectacles autoréférentiels du théâtre postdramatique. Frei parle ensuite d’un « retour à un
9
Ibid., p. 14. (« Die Autoren verweigern eine sozialpsychologische Ursachenerklärung, keine Motivation,
keine Anleitung zur sozialpädagogischen Überwindung des Leidens – nur eine Kette von Handlungen, die jedem
Klischee von menschlicher Psychologie Lichtjahre voraus ist ».)
10
Dans Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 49.
11
Nikolaus Frei, Die Rückkehr der Helden: deutsches Drama der Jahrhundertwende (1994 – 2001),
Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2006.
12
Ibid., p. 56. (« Ostermeiers Präsenz im Kulturbetrieb der Jahrhundertwende kann als repräsentatives
Beispiel für den allgemeinen Ruf nach einer Renaissance des Dramas gelten ».)
13
« Das Theater im Zeitalter seiner Beschleunigung », op. cit., p. 13. (« Die Verbindungslinie des
Theaters zur Welt ist der Autor ».)
14
Ibidem., cité.
138
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
théâtre littéraire »15 chez Ostermeier, au regard de sa formulation du concept de “réalisme”,
de sa revendication à un retour à la narration (vue comme un « processus : c’est-à-dire qu’une
action a des suites, des conséquences »16), donc à un retour aussi à une certaine linéarité.
L’univers que le metteur en scène exploite intensivement dès la période de la Baracke se
nourrit des approches globales du drame contemporain anglo-saxon. Cette exigence que des
thèmes « dignes d’être racontés »17 soient au fondement de l’écriture dramatique naît d’une
certaine lassitude causée par le refus de la narration, de la linéarité et de la causalité,
caractéristiques du théâtre postdramatique. Ostermeier revendique son aspiration à la
réhabilitation d’une parole intelligible sur scène :
« Personnellement, j’étais toujours assez gêné lorsque j’allais au théâtre et que je ne
comprenais pas certaines choses. Ce côté élitaire, revendiqué, mais qui allait main dans la
main avec une incompréhensibilité des spectacles et des pièces, m’a toujours terriblement
énervé. De nombreux comédiens sur les scènes allemandes ressentaient ce même manque que
nous. Ils voulaient prononcer et jouer des textes […] qui reflèteraient le quotidien, c’est-à-dire
ce qui se déroule dehors »18.
Face à un modèle culturel et artistique qui stigmatise l’imitation de la réalité comme
étant dépassée, cette volonté d’un “ réalisme nouveau” est « forcément exposée au soupçon
d’être sinon réactionnaire, du moins naïve »19. La revendication d’Ostermeier de faire de la
référence aux problèmes politiques et sociaux, l’objectif principal du théâtre, est donc taxée
par certains de néo-conservatisme, et vue comme un recul. Cette approche réaliste,
« complètement dépourvue toutefois de son acuité provocatrice d’antan face à un art
idéalisant »20, selon Hans-Thies Lehmann, peut offrir un moment de répit et satisfaire
temporairement un public que l’on dit las des destructions éternelles, à la longue, « un théâtre
tellement consensuel restera forcément au-dessous de ses possibilités politiques et artistiques,
15
N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 57. (« Reliterarisierung des Theaters ».)
« Das Theater im Zeitalter seiner Beschleunigung », op. cit., p. 13. (« Sie zeigt Vorgänge, das heißt,
eine Handlung hat eine Folge, eine Konsequenz ».)
17
Ibid., p. 14. (« Erzählenswert ».)
18
Propos d’Ostermeier dans « Auf der Suche nach dem trojanischen Pferd », in Theater Heute, Almanach
1998, pp. 24 et 29. (« Mich persönlich hat es immer gestört, wenn ich ins Theater gegangen bin und bestimmte
Dinge nicht verstanden habe. Dieses aufgesetzt Elitäre, was aber auch mit einer Unverständlichkeit der
Aufführungen und Stücke einherging, hat mich immer furchtbar aufgeregt. Etliche Schauspieler am deutschen
Theater hatten eine ähnliche Sehnsucht wie wir. Sie wollten endlich einmal Texte sprechen und spielen, […] die
Alltag verspiegeln, das, was draußen abläuft ».)
19
N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 58. (« …ist zwangsläufig dem Verdacht ausgesetzt, wenn
nicht reaktionär, so doch zumindest naiv zu sein ».)
20
Propos de Lehmann in « Wie politisch ist postdramatisches Theater? », in Theater der Zeit, octobre
2001. (« …der freilich seiner einstigen provokativen Schärfe gegenüber der idealisierenden Kunst gänzlich
beraubt ist ».)
16
139
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
par crainte de prendre des positions trop risquées »21. Clamer le retour en force d’une
dramaturgie qui se propose de refléter la réalité actuelle, de l’imiter d’une manière immédiate,
revient, pour Lehmann, à « se leurrer »22, car si le théâtre est « l’affaire de l’instant »23,
l’écriture dramatique ne peut l’être : « le temps qu’une pièce de théâtre sur un thème politique
soit écrite, qu’elle passe par des comités de lecture, qu’elle soit imprimée, programmée par un
théâtre, répétée et enfin représentée, il peut tout aussi bien être trop tard pour tout effet
politique immédiat »24.
Si, pour Lehmann, le retour à un théâtre dramatique, réaliste, signifie un recul, en
termes notamment d’acuité politique, Hans Friedrich Bormann insiste sur le fait que ce désir
d’imitation de la réalité soulève d’autre part des questions relatives à l’illusion dramatique et à
la dichotomie entre la scène et la salle, souvent considérées comme dépassées : ce parti pris
relève selon lui d’une « tentative du maintien des frontières entre la fiction et la réalité, […]
dont l’effacement est depuis longtemps chose acquise dans d’autres domaines de l’art, et pas
seulement en théorie »25.
Malgré ces accusations d’esthétique et d’idéologie rétrogrades, Ostermeier soutient
que le théâtre dramatique de son “ réalisme nouveau” est bien révolutionnaire. Il oppose à ces
attaques, avec ironie, la notion de “réalisme capitaliste”, un phénomène récurrent dans le
théâtre germanophone et européen : une esthétique d’ “anything goes”, « où toute sorte de
lecture et d’interprétation est autorisée et où on démontre constamment que le noyau de
l’individu autodéterminé et subjectif n’existe plus, et qu’on peut donc tout déconstruire »26.
Comme dans le cas du “réalisme socialiste”, qui se fixait pour but d’affirmer et de consolider
un certain idéal et un certain ordre social, le “réalisme capitaliste” est lui aussi “représentatif
de l’establishment” contemporain, au sens où il montre l’individu comme incapable d’un acte
autodéterminé ; ce serait pour cette raison, selon Ostermeier, que cette esthétique est soutenue
et subventionnée, car elle a pour conséquence la diminution de la force contestataire de l’art,
21
Ibid. (« Ein so auf Akzeptanz zielendes Theater wird jedoch aus Furcht vor wirklich riskanten
Setzungen unter seinen politischen und künstlerischen Möglichkeiten bleiben ».)
22
Ibid. (« Sich zu betrügen ».)
23
Ibid. (« Sache des Moments ».)
24
Ibid. (« Bis ein Theaterstück zu politischen Themen geschrieben, lektoriert, gedruckt, von einem
Theater geplant, geprobt und aufgeführt ist, dürfte es für eine politische Wirkung immer schon ganz einfach zu
spät sein ».)
25
Propos de Bormann dans « Die vergessene Szene. Drama-Theater-Medien. Ein Nachtrag », in Theater
der Zeit, octobre 2000. (« …verraten den Versuch einer Aufrechterhaltung jener Grenzen zwischen Fiktion und
Wirklichkeit […], deren Auskraftsetzung in anderen Bereichen, und nicht nur in der Theorie, schon lange
vorausgesetzt wird ».)
26
Barbara Burckhardt, Michael Merschmeier, Franz Wille, « Next Generation, Interview mit Thomas
Ostermeier, Stefan Bachmann und Matthias Hartmann », in Theater heute, Almanach 1999. (« …wo jede Lesart
und Interpretation erlaubt ist und ständig darauf hingewiesen wird, dass es den Kern des Selbstbestimmten,
subjektiven Individuums eigentlich nicht mehr gebe, weshalb man alles dekonstruieren könne ».)
140
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
ce qui convient « à ceux qui détiennent le pouvoir »27. Face à cette vision du théâtre, le
metteur en scène appelle à un changement des consciences :
« Nous opposons [à l’esthétique du “réalisme capitaliste”] la notion romantique de
l’individu et de la narration des histoires. Et une forme qui trouve et affirme sa structure dans
l’unité de l’action, ce qui donne aux spectateurs une structure qu’ils n’ont plus dans leur
réalité. Cela aussi est romantique – et cela forge les identités »28.
Ces revendications, somme toute provocantes, soulèvent une autre question, plus
existentielle qui, elle, dépasse l’examen des conditions pratiques de la création théâtrale, les
réflexions intellectuelles sur l’efficacité politique du théâtre et les débats esthétiques qui en
découlent : Frei émet l’hypothèse que le retour récent aux structures narratives du drame,
« n’a pas ses racines uniquement dans un certain changement social, mais surtout dans le fait
que la vie même n’est pas possible sans la linéarité de ces structures »29.
Tout en prônant le retour à un théâtre dramatique, Ostermeier semble conscient des
limites de la production des jeunes auteurs contemporains, en reconnaissant que « bon nombre
de ces pièces sont des produits de l’air du temps et sont vite ensuite passées de mode, [qu’il] y
en a très peu qui ont la dimension et la portée qu’il faut pour pouvoir traverser les âges, [et
qu’il] faut voir si les jeunes auteurs franchissent le prochain cap et créent des étoffes plus
riches et sous des formes plus abouties »30. Pour sa part, il prétend avoir trouvé en Marius von
Mayenburg, avec lequel il entretient une relation privilégiée depuis les années de la Baracke,
l’auteur qui peut répondre à ses attentes ; ce qu’il explicite ainsi :
« Je crois que les auteurs sont une sorte de membrane sensible, dotée d’un talent de
percevoir certaines vibrations et de les transformer en paroles. Si l’on veut élever les choses à
un niveau mystique, l’auteur est un devin ou un oracle, qui répond à celui qui lui demande un
conseil, par une histoire. Cette histoire, l’autre doit lui-même l’interpréter, pour atteindre la
vérité. Ainsi, il n’est pas du tout important que l’auteur connaisse la vérité ou non »31.
27
Ibid. (« Das passt denen, […] die die Macht haben ».)
Ibid. (« Wir setzen einen romantischen Begriff des Individuums und des Geschichten-Erzählens
dagegen. Und eine Form, die aus der Einheit der Geschichte Struktur findet und behauptet; was den Zuschauern
eine Struktur gibt, die sie in ihrer Wirklichkeit nicht mehr haben. Das ist auch romantisch – und
identitätsstiftend ».)
29
N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 66. (« …nicht nur auf eine bestimmte gesellschaftliche
Veränderung zurückzuführen [ist], sondern ihre tiefere Ursache darin finden, dass das Leben selbst ohne die
Linearität solcher Strukturen nicht möglich ist ».)
30
Propos d’Ostermeier dans Suzanne Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 13.
31
Ulrich Seidler, « Das täglich nötige Gefühl von Blödheit », in Berliner Zeitung, 8 décembre 2004. (« Ich
glaube, Autoren sind so eine Art sensible Membran, ausgestattet mit der Begabung, gewisse Schwingungen
wahrzunehmen und in Worte zu fassen. Wenn man das mystisch überhöhen will, dann ist ein Autor ein Seher
28
141
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
Si Ostermeier réfute, comme nous l’avons vu, toute approche postdramatique et toute
démarche déconstructiviste, il se donnerait donc, à l’entendre, quand même, un droit
d’interprétation qui pourrait le conduire, contre ses dires, à user de l’hégémonie du metteur en
scène, l’une des principales caractéristiques du Regietheater. Cette affirmation, qui date de
2004, montre une évolution dans son travail, sans doute déclenchée par sa découverte d’Ibsen
en 2002, qui semble l’avoir entraîné, progressivement, vers cette même pratique du théâtre
“de mise en scène”, qu’il décrie.
oder ein Orakel, der dem Ratsuchenden mit Geschichten antwortet, die der Ratsuchende selber auslegen muss,
um an Wahrheit heranzukommen. Dabei ist es gar nicht wichtig, ob der Autor die Wahrheit kennt ».)
142
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
2. Un dramaturge, Marius von Mayenburg
Marius von Mayenburg participe à l’aventure de la Schaubühne de Thomas
Ostermeier et fait partie de son équipe depuis le changement de direction en 1999. En sa
qualité de Hausautor, il assume régulièrement entre autres responsabilités celle de la
dramaturgie de production des spectacles, qu’il s’agisse de la mise en scène de ses pièces ou
non. Les débuts de la collaboration entre Mayenburg et Ostermeier sont antérieurs à leur
installation à la Schaubühne et remontent à la première mise en scène d’une pièce de
Mayenburg par Ostermeier au théâtre de Hambourg (Visage de feu, en 1998), à la suite de
laquelle, cette même année, Mayenburg fut invité à la Baracke du Deutsches Theater en tant
que dramaturge.
Né en 1972 à Munich, Mayenburg entreprend d’abord des études d’allemand ancien,
avant de s’installer à Berlin et de devenir élève de Tankred Dorst, en écriture scénique, à
l’Akademie der Künste (Académie des Arts), de 1994 à 1998. Sa première pièce, Haarmann,
écrite en 1995, traite d’un meurtrier en série, Fritz Haarmann qui, au début des années vingt, à
Hanovre, tuait et dépeçait ses jeunes amants. Si cette première œuvre n’eut guère de succès32,
la consécration arriva tout de même assez rapidement avec Visage de feu, une pièce écrite en
1997, grâce à laquelle Mayenburg accède au rang d’auteur contemporain le plus joué en
Allemagne et obtient deux prix prestigieux, le Prix Kleist et celui de l’Association des auteurs
de Francfort ; les médias parlent alors à propos de son œuvre d’une « renaissance de l’écriture
dramatique allemande »33.
Loin d’être un phénomène isolé, le cas Mayenburg est révélateur d’une évolution
générale dans le paysage de l’écriture théâtrale allemande contemporaine. Après plus de vingt
ans d’hégémonie de ce Regietheater qui eut tendance à minimiser le rôle de l’écrivain, une
nouvelle garde d’hommes de théâtre et d’auteurs arrive dans les institutions ; on “redécouvre”
l’écrivain comme l’un des acteurs principaux de la création théâtrale. Certains critiques voient
alors en Mayenburg une figure de proue de cette génération de jeunes auteurs germanophones
qui s’affirme comme la relève à la fin des années quatre-vingt-dix. Peter Michalzik34, partant
32
Elle ne fut par ailleurs créée qu’en 2001, par Michael Talke au Schauspiel d’Hanovre, lorsque
Mayenburg avait déjà acquis une certaine renommée.
33
Peter Michalzik, « Plüschhase, erleuchtet », in Frankfurter Rundschau, 12 octobre 1998. (« Eine
Neugeburt der deutschen Dramatik ».)
34
Peter Michalzik, « Dramen für ein Theater ohne Drama. Traditionelle neue Dramatik bei Rinke, von
Mayenburg, Schimmelpfennig und Bärfuss », in Stefan Tiggs (dir.), Dramatische Transformationen, Zu
143
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
de quatre représentants de cette “nouvelle écriture” (Marius von Mayenburg, Roland
Schimmelpfennig, Moritz Rinke et Lukas Bärfuss), tente de saisir, à l’étude de leur travail, ce
nouveau phénomène des scènes allemandes. Il trouve trois points communs à ces quatre
auteurs : le réalisme d’abord, car tous « veulent écrire des scènes qui pourraient tout aussi
bien être jouées en dehors d’un théâtre »35, la spécialisation exclusive dans l’écriture
dramatique ensuite, car aucun d’eux n’est un « dramaturge occasionnel, comme le sont
presque tous les écrivains qui aujourd’hui écrivent des pièces de théâtre »36 - Michalzik voit
dans cette « décision pour une vocation »37, l’expression d’une « nouvelle conscience de
soi »38 des dramaturges -, l’importance et la portée de leurs pièces enfin, car ils écrivent tous
des « pièces de grand format, pas des expériences pour les scènes annexes des théâtres »39.
Dès Visage de feu, Mayenburg est présenté comme le fer de lance d’un retour vers le
personnage, la fable et le conflit, longtemps abandonnés : « il serait, on ose à peine le
prononcer, un conteur d’histoires »40. L’individu est en effet au centre de la dramaturgie de
Mayenburg, qui affirme :
« Les conflits se déroulent naturellement entre les personnages, mais leur cause
première doit résider dans un conflit que chaque personnage a avec lui-même – quelque chose
qui a à voir avec une impossibilité de délivrance ou une blessure qu’il porte en lui »41.
Dans les pièces de Mayenburg, toutefois, ce conflit intérieur donne fréquemment lieu à
un conflit extérieur, lorsqu’il est projeté sur le monde et dans les relations que le personnage
entretient avec la société. Pour l’auteur lui-même, ce passage de l’intérieur à l’extérieur serait
même emblématique de l’évolution de son écriture : « j’ai essayé d’apporter de plus en plus
de monde dans mes pièces, de faire grandir les problèmes des personnages, de sortir d’un
gegenwärtigen Schreib- und Aufführungsstrategien im deutschsprachigen Theater, Bielefeld, Transcript Verlag,
2008.
35
Ibid., p. 33. (« Alle vier wollen Szenen schreiben, die auch außerhalb eines Theaters gesprochen werden
könnten ».)
36
Ibidem. (« Keine Gelegenheitsdramatiker, wie fast alle Schriftsteller, die heute Dramen schreiben ».)
37
Ibidem. (« Entscheidung für eine Gattung ».)
38
Ibidem. (« Ein neues Selbstbewusstsein ».)
39
Ibidem. (« Alle vier schreiben großformatige Stücke, keine Experimente für die Werkstattbühne ».)
40
N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 92. (« Er sei, man wagt kaum, es zu aussprechen, ein
Geschichtenerzähler ».)
41
Propos cités ibid., p. 97. (« Die Konflikte finden natürlich zwischen den Figuren statt, aber die Ursache
für diese Konflikte sollte in einem Konflikt gründen, den jede Figur mit sich selbst hat – etwas, das mit einer
Unerlöstheit oder Verletzung zu tun hat, die eine Figur mit sich herumträgt ».)
144
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
contexte familial pour arriver à un grand contexte social »42. L’accent mis sur les personnages
ne se fait pas au détriment d’interrogations plus larges sur leur condition et leur inscription
dans la réalité sociale contemporaine ; Ostermeier évoque l’exemple de l’un des contextes
sociopolitiques que l’on peut fréquemment trouver dans les pièces de Mayenburg :
« [Elles mettent en scène] l’attitude de trentenaires qui sont toujours et encore
dépendants de la génération de leurs parents. Il y a là-dedans beaucoup de la République
Fédérale, beaucoup de cette génération d’héritiers qui cachent derrière leur richesse, qu’ils
n’ont pas gagnée eux-mêmes, un vide de sens. [...] Nous sommes à un âge où les autres
générations ont depuis longtemps créé par elles-mêmes. Il est vrai que nous faisons nos
expériences, mais toujours sous la protection et sous la surveillance des patriarches »43.
Visage de feu met en scène les tourments de l’adolescent Kurt, le personnage
principal, et de sa sœur Olga. La pièce est divisée en quatre-vingt-treize tableaux (dont
certains ne consistent qu’en une seule phrase) dont l’enchaînement suit la chronologie d’un
récit qui s’étale sur une période indéterminée, mais embrasse au moins quelques mois. D’une
manière objective, on suit l’évolution psychologique de Kurt, lequel sombre de plus en plus
profondément dans une sorte de psychose – obsession du feu, comme moyen
d’anéantissement du monde proche, puis de l’autodestruction finale.
Le début de la pièce montre Kurt et Olga enfermés dans leur monde à deux, dans une
relation fusionnelle et incestueuse, en opposition farouche à l’univers des adultes représenté
par leurs parents, qu’ils méprisent. Comme si elle était quelque part consciente de la
perversité de la situation, Olga s’engage dans une relation avec Paul, plus âgé qu’elle, lequel
gagne très rapidement la sympathie des parents (il se lie notamment d’amitié “entre hommes”
avec le père qu’il accompagne dans ses beuveries et ses parties de foot). Jaloux, Kurt lui
dévoile l’inceste qui le lie à sa sœur, ce qui a pour conséquence la rupture entre Paul et Olga.
Dès lors, celle-ci se sent de plus en plus attachée à son frère et l’assiste lors des incendies
qu’il attise systématiquement à des endroits variés de la ville. Malgré l’éloignement et
l’enfermement de plus en plus frappant des deux jeunes (ils ne quittent plus leur chambre,
prennent dans la nuit les repas que les parents leur laissent devant leur porte, puis déposent les
assiettes vides au même endroit, etc.), et en dépit des indices de plus en plus évidents (comme
42
Propos de Mayenburg dans U. Seidler, « Das täglich nötige Gefühl von Blödheit », op. cit. (« Ich habe
versucht, immer mehr Welt in die Stücke zu ziehen, die Probleme, die die Leute umtreiben, mitwachsen zu
lassen, aus dem familiären in einen größeren sozialen Kontext zu gelangen ».)
43
Ibid. (« …den Zustand der Thirtysomethings, die immer noch von der Elterngeneration abhängig sind.
Da steckt sehr viel Bundesrepublik drinnen, viel von dieser gut eingerichteten Erbengeneration, die aber doch
einen Mangel, ein Sinnvakuum in dem Reichtum spürt, der nicht von ihr selber erarbeitet wurde. […] Wir sind in
einem Alter, in dem andere Generationen längst aus sich selbst geschöpft haben. Wir machen zwar unsere
Experimente, aber immer abgesichert und überschattet von den Patriarchen ».)
145
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
l’essence et les habits et animaux brûlés retrouvés dans le garage), les parents ne se doutent de
rien et mettent le comportement difficile de Kurt et d’Olga sur le compte d’une crise
d’adolescence passagère. Ce n’est que lorsque Kurt met le feu à son école et se fait brûler au
visage (d’où le titre de la pièce), qu’ils se décident d’agir, sans pour autant prendre réellement
la mesure de la gravité de la situation, en envoyant Kurt pour plusieurs semaines à la
campagne. À l’insu de leurs parents, le frère et la sœur entretiennent une correspondance qui
ne fait qu’entériner définitivement leur fusion et leur haine commune de leurs géniteurs,
même si se manifeste un certain épuisement de la part d’Olga. À son retour, Kurt cherchant
des confrontations de plus en plus radicales, finit par tuer son père et sa mère dans leur
sommeil, à coups de hache, avec l’assistance, molle et veule, de sa sœur. Suite au meurtre de
leurs parents, le frère et la sœur s’autoséquestrent dans la maison, où Olga est de plus en plus
en proie à des sentiments de culpabilité ; lors d’un passage inattendu de Paul, elle s’échappe
avec ce dernier, renvoyant toute la responsabilité sur Kurt. À la fin de la pièce, celui-ci, resté
seul, s’asperge d’essence et craque une allumette.
La plupart des tableaux met en scène des situations dialoguées, de manière plus ou
moins réaliste ; un tiers des scènes est toutefois consacré à des monologues intérieurs,
principalement de Kurt, dans lesquels se développent des discours parallèles qui traversent la
pièce : Kurt, le personnage principal, revient par exemple tout au long du drame sur la
question de sa naissance, dont il est persuadé se souvenir, ou alors cite ses lectures,
notamment des fragments d’Héraclite sur la puissance du feu.
Malgré l’attention portée à la dimension sociale, la dramaturgie de Mayenburg n’est
pourtant pas une dramaturgie engagée ou politique, au sens galvaudé du terme : « comme
beaucoup de ses contemporains, il a abandonné l’idée que le théâtre pouvait provoquer le
débat politique, voire se substituer à lui »44, estime Laurent Muhleisen, l’un des traducteurs
des pièces de Mayenburg en français. Les personnages ne sont jamais porteurs d’une thèse ou
censés représenter une classe de la société, et toutes les pièces sont caractérisées par la
distance que prend l’auteur, lequel se pose en simple observateur, sans faire de commentaires.
Selon Emmanuel Béhague, cette distance serait liée au fait que, de nos jours, toute tentative
d’ « analyse critique de la réalité sociale en termes de victimes et de culpabilité »45 semble
d’avance vouée à l’échec, et ce serait pour cela que Mayenburg porte son attention davantage
44
Propos de Laurent Muhleisen in Pauline Sales, « Entretien avec Laurent Muhleisen » publié sur le site
www.theatre-contemporain.net.
45
E. Béhague, Le Théâtre dans le réel, op. cit., p. 158.
146
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
à la « faillite des systèmes globaux »46, qu’il dépeint et raconte sous un angle critique, évitant
soigneusement « tout ce qui ressemblerait à une tentative “d’expliquer” psychologiquement
ou socialement ce phénomène »47. Cette approche est revendiquée explicitement par l’auteur
lui-même, qui dit ne pas vouloir « apporter des conclusions au théâtre »48, mais plutôt
« provoquer des irritations, mettre une pensée en marche »49 ; il conçoit donc ses pièces en
termes de formulation de questions auxquelles le metteur en scène ou le public peuvent
éventuellement tenter de trouver des réponses, sans s’inscrire pour autant dans le sillage de
Brecht.
« Je suis toujours parti de l’idée que ce que j’écris ne serait jamais complètement
apolitique. Mais ce qui éventuellement est politique dans mes pièces ne se situe certainement
pas à un niveau superficiel. […] Chez Brecht, ou chez les auteurs politiques des années
soixante, j’ai toujours eu le sentiment de rencontrer de jolis modèles, mais qui ne
correspondaient tout simplement pas à mon image de l’homme. Les hommes sont autre chose
que ce que je vois dans ces pièces – ils ne commettent pas des meurtres uniquement parce
qu’ils sont en détresse, mais parfois aussi sans motif. […] Le but de mon travail […] est
l’espoir qu’une question bien posée rende superflue toute réponse précise »50.
Il en va ainsi lors des monologues qui ponctuent ses pièces et dans lesquels les
personnages se tournent de toute évidence vers le public, s’adressant directement à lui, sans
toutefois tenter de formuler une position idéologique. Ce procédé dramaturgique pourrait
ressembler à une parabase, mais ces adresses directes ne se font toutefois pas la voix de
l’auteur : les personnages ne sortent jamais de la logique du drame, l’ouverture du quatrième
mur lors de ces monologues intérieurs n’est qu’une dissolution passagère du lieu dramatique
et marque plutôt un « déplacement vers un niveau de réflexion intérieure »51.
Si une réalité sociale clairement définie et identifiable est constamment présente dans
les pièces de Mayenburg, comme toile de fond des dialogues entre les personnages, la réalité
“ontologique” semble avoir des contours beaucoup plus flous : « la notion, ou peut-être mieux
46
Ibidem.
Ibid., p. 159.
48
Dans U. Seidler, « Das täglich nötige Gefühl von Blödheit », op. cit. (« … nicht abzuschließen im
Theater ».)
49
Ibid. (« Irritationen zu setzen, einen Gedanken in Gang zu bringen ».)
50
Propos cité par N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 99. (« Ich bin immer davon ausgegangen,
dass es nicht völlig unpolitisch sein wird, was ich schreibe. Aber das, was in meinen Stücken möglicherweise
politisch ist, ist sicherlich nicht auf einer vordergründigen Ebene zu finden. […] Bei Brecht oder politischen
Autoren aus den 60er Jahren hatte ich immer das Gefühl, das sind schöne Modelle, aber sie entsprechen meinem
Menschenbild einfach nicht. Menschen sind anders, als ich sie in diesen Stücken erlebe – sie morden auch
grundlos und nicht nur, weil sie in Not sind. […] Das Ziel meiner Arbeit […] ist die Hoffnung, dass eine gut
gestellte Frage eine genaue Antwort überflüssig macht ».)
51
Ibid., p. 95. (« Eine Verlagerung auf eine reflexive innerliche Ebene ».)
47
147
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
l’idée, de la réalité, telle qu’elle se dégage des drames de Marius von Mayenburg, est
brisée »52. En effet, les pièces mêlent, sans distinction claire, des actions réellement
accomplies par les personnages et celles qui ne se passent que dans leur imagination, leurs
rêves ou leurs cauchemars. Les limites entre le réel et l’imaginaire sont abolies, ce qui a pour
résultat une multitude de niveaux de signification, des couches « qu’on peut ou non mettre en
valeur, mais dont on n’a pas besoin pour comprendre le niveau signifiant de base ; des
couches qui enrichissent la pièce, sans pour autant la constituer »53.
La distance manifeste de l’auteur, qui « montre sans condamner »54, le renoncement à
toute dimension didactique et explications pour une compréhension commune, l’écriture qui
mêle l’ultraréalisme et le fantasmatique, et surtout, le recours fréquent à la violence,
thématisée « sous une forme adéquate, à savoir comme un phénomène qui, tout comme ses
motivations, se soustrait de temps à autre à la compréhension »55, ces caractéristiques ont valu
à Mayenburg d’être souvent comparé à la jeune dramaturgie britannique de la fin des années
quatre-vingt-dix, celle du in-yer-face theatre. Toutefois, si son écriture se rapproche en effet
en certains points de celle d’une Sarah Kane ou d’un Mark Ravenhill, elle s’en éloigne sur la
question cruciale de la représentation de la violence, laquelle, chez les Britanniques, semble
dépourvue de toute « justification dramatique », gratuite, alors que Mayenburg revendique le
fait de se servir de la violence avant tout comme d’un « moyen pour raconter un conflit »56 ;
« il est vrai que chez Mayenburg aussi, le sang coule en abondance, mais chez lui, c’est sans
l’envie de choquer et surtout sans le naturalisme cru des Britanniques »57.
52
Peter Michalzik, « Dramen für ein Theater ohne Drama… », op. cit., p. 34. (« Der Wirklichkeitsbegriff
oder vielleicht besser die Wirklichkeitsvorstellung, die aus den Dramen von Marius von Mayenburg spricht, ist
dagegen in sich gebrochener ».)
53
Ibid., p. 35. (« Schichten, die man wahrnehmen kann oder nicht, die man zum Verständnis der
Oberfläche aber nicht braucht, Schichten, die das Stück bereichern, die es aber nicht constituieren ».)
54
Sandra Umathum, « Die Hölle sind immer die anderen », in Stück-Werk 3, Berlin, éd. Theater der Zeit,
2001, p. 107. (« Von Mayenburg zeigt, ohne zu verurteilen ».)
55
Ibid., p. 108. (« Damit thematisiert er Gewalt in einer Form, die auch ihrem Inhalt angemessen ist – als
ein Phänomen, das sich mitsamt seinen Motiven dem Verständnis zuweilen entzieht ».)
56
Mayenburg cité par N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 94. (« …als Mittel, um einen Konflikt
zu erzählen ».)
57
Jutta Baier, « Mit Zuversicht in die Katastrophe », in Frankfurter Rundschau, 17 janvier 2001. (« Zwar
fließt auch bei Mayenburg das Blut reichlich, doch bei ihm ohne die Schocklust und vor allem ohne den kruden
Naturalismus der Briten ».)
148
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
2.1. “Hausautor”, auteur associé
L’implication étroite et institutionnalisée d’un auteur dans la vie d’un théâtre est un
principe et un mode de fonctionnement récurrents dans l’histoire du théâtre allemand. Cette
collaboration peut prendre différentes formes, qui peuvent déboucher entre autres sur la
fonction de Hausautor (“auteur de la maison”). Avant de nous pencher de manière plus
détaillée sur ce rôle au sein de l’institution théâtrale, celui que Marius von Mayenburg tient
depuis 1999 à la Schaubühne, un rappel préalable des conditions économiques et de la place
de l’auteur vivant, en général et en Allemagne, dans la production théâtrale d’aujourd’hui,
s’impose.
Les droits d’auteur ne peuvent subvenir aux besoins des écrivains que pour un nombre
très limité d’entre eux et les revenus provenant de l’écriture théâtrale seule sont très limités.
Les directeurs de théâtre tendent à privilégier dans leurs programmations les grandes œuvres
classiques qui leur donnent davantage la garantie d’attirer du public. Et lorsque des théâtres
prennent le risque de monter une pièce inédite, cette création a le plus souvent lieu sur les
scènes annexes de ces institutions ; comme une programmation “en plus” du répertoire
principal, perçue souvent comme une expérience, voire un certain “luxe” que peut se
permettre le théâtre. Les droits des représentations d’une pièce, calculés à partir des recettes
brutes, ne permettent pas à un auteur, fut-il renommé, de s’assurer un revenu suffisant ; ceci
est d’autant plus valable quand ce dernier est jeune et/ou débutant. Enfin, plutôt que de
programmer une pièce contemporaine déjà créée, les théâtres optent plus facilement pour la
création d’un texte non encore mis en scène, susceptible de susciter davantage d’intérêt de la
part des spectateurs et des médias.
Cette situation nécessite donc clairement un soutien à l’auteur vivant et, dans l’espace
germanophone, ce sont surtout les institutions théâtrales qui le lui apportent58. On peut en
effet constater une prise de conscience de la part des théâtres devant cette nécessité,
notamment depuis les années quatre-vingt-dix, qui ont été celles d’une remise en cause du
système du Regietheater, où les metteurs en scène tendaient à se considérer eux-mêmes
comme auteurs, rejetant l’écrivain « hors du champ de l’activité théâtrale »59. Ainsi a-t-on vu
à nouveau, au cours des deux dernières décennies, se multiplier et se renforcer une
coopération étroite et durable entre les auteurs d’une part et les théâtres de l’autre, avec la
58
En France, l’écriture dramatique est davantage une pratique individuelle dont le soutien passe
notamment par l’attribution de prix, bourses ou résidences temporaires au sein des institutions.
59
E. Béhague, Le Théâtre dans le réel, op. cit., p. 61.
149
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
réhabilitation de la fonction du Hausautor : un auteur dramatique occupe un poste au sein
d’une institution théâtrale, il y exerce des fonctions de dramaturge et, en retour, ses textes,
bien souvent écrits spécialement pour la troupe en place, sont créés dans ce même théâtre.
La tradition du Hausautor, qui permet de lier socialement l’auteur à la vie d’un
collectif, est un phénomène récurrent dans les pays où le théâtre est organisé en un réseau
d’institutions avec une troupe fixe : l’institution subvient aux besoins de l’auteur, qui peut
alors se consacrer à l’écriture, tout en restant en même temps dans un rapport direct et étroit
avec la troupe et l’équipe du théâtre. Cette pratique fut maintenue, de manière régulière
comme on le verra, dans les théâtres de l’ancienne RDA : sans remonter jusqu’à Bertolt
Brecht, rappelons qu’Heiner Müller occupa cette fonction, successivement au Maxim Gorki
Theater, au Berliner Ensemble et à la Volksbühne. « Au fond, il ne s’agissait pour moi que
d’être attaché à une maison afin de pouvoir écrire des pièces et ne pas être obligé de faire
quelque chose à côté qui m’en aurait empêché »60, dit-il. Dans ces mêmes années, la
Schaubühne présentait un autre cas exemplaire de ce genre de collaboration, avec celle de
Peter Stein et Botho Strauß, lequel y occupa les fonctions de dramaturge, et dont un grand
nombre de pièces fut créé par Stein lui-même ou, plus tard, par Luc Bondy.
C’est donc non seulement avec la tradition du théâtre est-allemand que Thomas
Ostermeier renoue, mais également avec l’histoire de la Schaubühne, lorsqu’en 1999, il prend
les rênes de cette institution. Car il intègre à son équipe, en tant que dramaturges, les auteurs
Marius von Mayenburg et Roland Schimmelpfennig (qui ne reste que jusqu’en 2001), dont on
crée les textes à la Lehniner Platz. Dans le cas de Mayenburg, c’est principalement
Ostermeier qui monte ses pièces (Visage de feu en 1998, Les Parasites en 2000 et Eldorado
en 2004), mais aussi Luk Perceval, metteur en scène “associé” à la Schaubühne à cette époque
(L’Enfant froid en 2002 et Turista en 2005), Ingo Berk (Augenlicht en 2006 et La Pierre en
2008), et Benedict Andrews (Le Moche en 2007 et Le Chien, la nuit et le couteau en 2008).
Cet engagement en tant que Hausautor permet donc à Mayenburg de se consacrer à
l’écriture et instaure une influence réciproque entre le dramaturge et l’équipe artistique, un
« effet rétroactif entre l’auteur, la pratique du jeu et les conceptions de la mise en scène »61.
Toutefois, cette situation exige de la part de l’écrivain “maison” un double engagement, car il
est appelé à exercer parallèlement deux fonctions : celle d’auteur et celle de “dramaturge de
production”. Ostermeier témoigne de cette difficulté pour Mayenburg, en disant :
60
Propos de Müller dans « Le nouveau crée ses propres règles », in Théâtre / Public, n° 67,
“Dramaturgie”, 1986, p. 32.
61
B. Engelhardt, « La peur de l’immobilité », op. cit., p. 245.
150
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
« C’est difficile pour lui parce que nous, les acteurs et moi-même, on veut toujours
qu’il soit présent à la Schaubühne, on veut toujours l’avoir dans les répétitions, on veut
toujours qu’il soit là et comme ça, il ne peut pas écrire »62.
Mayenburg, pour sa part, affirme concevoir ces deux facettes du même « métier »63
dans un rapport de complémentarité :
« C’est pour moi un dilemme personnel d’arriver à diviser mon temps, de pouvoir
réserver des moments libres pour l’écriture, car le théâtre est un monstre qui bouffe tout le
temps. Mais en même temps, je l’ai déjà appris et j’ai également des collaborateurs qui le
comprennent. Bien évidemment, surtout à cause du fait qu’ils veulent mes pièces et qu’ils
savent que si je n’ai pas de temps, il n’y a pas de pièces »64.
Mayenburg conçoit le fait d’être associé à un théâtre d’abord et surtout comme un
moteur pour son écriture, même s’il ne songe pas « à la programmation de la Schaubühne en
écrivant »65 ; d’ailleurs, toutes ses pièces ne sont pas des commandes passées par cette
institution. Il confie cependant que le fait de connaître ceux pour lesquels il écrit l’aide à
« trouver certaines solutions : lorsque je m’imagine l’énergie de l’acteur, la température avec
laquelle il se lancera dans telle ou telle phrase, alors les paroles viennent plus rapidement, plus
facilement que lorsque tout cela reste abstrait »66.
62
Propos de Thomas Ostermeier dans Radio Libre, op. cit.
F. Wille, « Desdemonas Taschentuch », in Theater heute, décembre 2004. (« Beruf ».)
64
F. Wille, « Desdemonas Taschentuch », op. cit. (« Es ist für mich zwar ein persönliches Dilemma, wie
ich meine Zeit einteile, wie ich mir die Freiräume zum Schreiben schaffe, denn das Theater ist ein Moloch, der
alles, was an Zeit zur Verfügung steht, auffrisst. Inzwischen habe ich das aber ganz gut gelernt und ich habe
Kollegen, die dafür Verständnis haben. Natürlich auch, weil sie meine Stücke wollen und wissen, dass, wenn ich
keine Zeit habe, auch keine Stücke kommen ».)
65
Ulrich Seidler, « Das täglich nötige Gefühl von Blödheit », op. cit.. (« Ich denke beim Schreiben nicht
an den Spielplan der Schaubühne ».)
66
Eva Behrendt, « Deutlich sympathischer als Goethe », entretien avec Marius von Mayenburg publié sur
le site kultiversum, le 23 mars 2010. (« Es hilft mir, auf bestimmte Lösungen zu kommen. Wenn ich mir die
Energie des Schauspielers vorstelle, die Temperatur, mit der er in solche Sätze geht, dann kommen die Worte
schneller und einfacher, als wenn das abstrakt bleibt ».)
63
151
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
2.2. Dramaturge de production
2.2.1. Une « pratique transversale »
Traditionnellement, la dramaturgie, dans l’acception moderne du terme67, opère dans
deux contextes, étroitement liés l’un à l’autre : celui de la vie globale et générale d’une
institution théâtrale d’abord, et celui de la création d’un spectacle ensuite. Historiquement,
l’on considère comme la première expression structurée d’une pensée dramaturgique, l’essai
de Gotthold Ephraïm Lessing, La Dramaturgie de Hambourg, paru en 1769. Lessing, alors
directeur du théâtre de la puissante ville hanséatique, mène là une réflexion qui englobe
l’activité théâtrale sous un angle large, de l’esthétique des textes, leurs représentations et la
construction du répertoire d’une institution, à l’inscription de celle-ci dans la cité et l’impact
esthétique et idéologique qu’elle peut (doit) avoir sur la polis. À partir du tournant du dixhuitième et du dix-neuvième siècle, « le théâtre a eu recours au dramaturge pour s’imposer
une ligne directrice et dépasser le stade du pur divertissement »68, rappelle Joachim Tenschert,
dramaturge pendant plusieurs décennies au Berliner Ensemble. Dans une histoire plus récente,
c’est sous l’influence de Brecht notamment que la fonction du dramaturge s’est affirmée dans
la plupart des institutions théâtrales d’Europe centrale, faisant de celui-ci une « espèce de
directeur de conscience du théâtre »69, comme le qualifie Karel Kraus, le collaborateur
dramaturgique d’Otomar Krejþa.
Lorsque le dramaturge, comme dans le second cas évoqué, participe à la construction
et à l’élaboration d’un spectacle précis, on le désigne habituellement comme “dramaturge de
production” ou “de plateau”. Tenschert situe l’origine de cette fonction au sein de la création
théâtrale, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, lorsque de « jeunes écrivains
libéraux : Heine, Gutzkov, Laube, […] exigent un droit de regard sur le travail du régisseur
[metteur en scène] »70, afin que le caractère révolutionnaire de leurs pièces soit préservé et
qu’elles ne soient pas « idéalisées »71 par les directeurs de salles. Toutefois, « ils refusent de
faire eux-mêmes ce travail »72, d’où la nécessité d’un dramaturge qui fasse office de délégué
de l’auteur auprès du metteur en scène ou du directeur de salles, et soit chargé de défendre la
67
En français, le terme désigne traditionnellement l’art de la composition dramatique. La dramaturgie telle
qu’elle est traitée ici est une notion et une fonction importées d’Outre-Rhin, où l’on fait la différence entre le
“Dramatiker” (écrivain dramatique) et le “Dramaturg” (employé d’un théâtre au titre de la dramaturgie).
68
Joachim Tenschert, « Qu’est-ce qu’un dramaturge ? », in Théâtre populaire, n° 38, 1960, p. 42.
69
Karel Kraus, « L’officier d’intendance », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 27.
70
J. Tenschert, « Qu’est-ce qu’un dramaturge ? », op. cit., p. 42.
71
Ibidem.
72
Ibidem.
152
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
cause de l’écrivain dramatique. C’est dans cette logique que « notre conception moderne de la
dramaturgie est évidemment liée à l’avènement de la mise en scène ; elle lui est même
antérieure, elle l’annonce »73, comme l’affirme Bernard Dort.
La dramaturgie est une activité difficile à définir et à délimiter de manière exhaustive :
« impossible de circonscrire au théâtre un domaine dramaturgique »74 écrivait Dort, en
rappelant que « la réflexion dramaturgique est présente à tous les niveaux de la
réalisation »75 ; il s’agirait selon lui d’une « pratique transversale », voire d’un « état
d’esprit »76 particulier. Le champ dramaturgique au sein de l’institution et de la création
théâtrales est en effet tellement vaste, que de nombreux commentateurs, y compris des
dramaturges eux-mêmes, ont du mal à en donner une définition arrêtée ; ainsi de Jean
Jourdheuil qui, après avoir vu en elle une « activité réflexive ancrée à l’intérieur même de la
pratique artistique, [une] pluralité des discours de la pratique artistique sur elle-même »77, la
définit par ce qu’elle n’est pas :
« Contrairement à l’opinion répandue, elle ne se contente pas de réfléchir (théoriser)
les divers moments du processus de réalisation d’un spectacle, ce processus lui restant
extérieur : le dramaturge n’est pas un théoricien de la mise en scène, du jeu d’acteur, du décor
de théâtre, il n’est pas non plus une sorte d’ethnologue qui aurait choisi d’étudier les gens de
théâtre de préférence à quelque tribu primitive »78.
Le dramaturge serait, par conséquent, toujours selon Jourdheuil, une personne au
confluent, « au carrefour »79 des différents mouvements et courants qui traversent le travail
théâtral80.
73
B. Dort, « L’état d’esprit dramaturgique », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 9.
Bernard Dort, « L’état d’esprit dramaturgique », op. cit., p. 8.
75
Ibidem.
76
Ibid., p. 10.
77
Jean Jourdheuil, « L’Artiste à l’époque de la production », in L’Artiste, la politique, la production,
op.cit., p. 252.
78
Ibidem.
79
Expression utilisée par Jourdheuil à l’occasion du colloque « La culture c’est la règle, l’art c’est
l’exception », le 1er avril 2010 au Théâtre de l’Odéon.
80
Le rôle de dramaturge étant une chose acquise dans le monde théâtral allemand, il soulève là peu
d’interrogations sur sa nature et sur sa raison d’être ; par contre, dans l’espace francophone, cette fonction suscite
un certain nombre de réflexions. Selon Yannic Mancel, le dramaturge se fixerait pour objectif,
l’ « accompagnement intellectuel et critique de la création et de la vie théâtrales » (« Dramaturgie à la française :
la cinquantaine décomplexée », in Théâtre aujourd’hui, n° 10, “L’Ère de la mise en scène”, 2005, p. 11). JeanMarie Piemme, quant à lui, met en avant l’étendue et le caractère protéiforme de cette pratique : « Si la
dramaturgie est cet ordre où tout signifie, on comprend que, du théâtre, elle englobe le texte, c’est évident, mais
aussi le spectacle, son bâtiment, son rapport au public, sa mise en scène, son jeu, sa lumière, etc. Tout, c’est
évidemment tout. C’est pourquoi on peut parler de la dramaturgie d’un texte, d’un spectacle déterminé, mais
encore, par exemple, d’une dramaturgie de la scène à l’italienne ou même d’une disposition dramaturgique d’un
74
153
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
De nos jours encore, le rapport au texte reste le souci primordial d’un dramaturge, qui
est « en premier lieu l’avocat de l’auteur, celui qui doit repenser l’œuvre pour s’en approcher
le plus près possible »81. Il est le partenaire de dialogue du metteur en scène, son
« interlocuteur, complice, confident »82, il nourrit l’imaginaire de celui-ci, et par là
« favorise »83 son travail, telle une « nouvelle forme d’intelligence critique au service de la
mise en scène »84. Ses interventions se situent en règle générale surtout en amont des
répétitions, durant la période de préparation du spectacle, lorsqu’il s’agit de choisir le texte, de
définir des « options et partis pris esthétiques, interprétation du texte, intentions
artistiques »85, de trouver les acteurs et la conception générale de la scénographie. Le
dramaturge s’attèle alors à « mettre en relation deux groupes d’interrogations : quels sont les
buts que s’est fixés l’auteur dramatique et quels sont les moyens qu’il met en œuvre ? Quels
sont les buts que se fixe le metteur en scène ou le collectif de réalisation dirigé par le metteur
en scène et quels sont les moyens qui vont être mis en œuvre ? »86. Pour ce faire,
« humblement mais avec exigence, il réunit autour du texte ou du sujet un matériau élargi
qu’il propose aux autres membres de l’équipe de création, libre à eux d’en disposer et d’en
faire (bon) usage ou non »87. Parfois, le dramaturge se fait lui-même traducteur du texte ou
alors collabore étroitement avec le traducteur et suit son travail de près, afin d’accorder les
partis pris du traducteur à ceux de l’équipe de réalisation du spectacle. Ensuite, au fur et à
mesure que les répétitions progressent, le dramaturge se retire souvent du processus, pour
revenir à intervalles donnés et préserver ainsi l’extériorité de son regard : « si possible, il
devrait éviter de se laisser trop impliquer dans le train train quotidien pour ne pas perdre la
vue d’ensemble et les perspectives globales »88. Il est donc également une sorte de « préthéâtre dans l’espace architectural d’une ville » (« Constitution du point de vue dramaturgique », in Alternatives
théâtrales, n° 20-21, “Le souffleur inquiet”, 1984). Enfin, Michèle Raoul-Davis insiste sur le rapport et l’apport
personnel, individuel, qui entre en jeu dans ce “métier”, si tant est qu’on puisse utiliser ce terme : « c’est une
personne douée aux yeux d’une autre de qualités – façons de voir et d’être – que celle-ci apprécie et paye »
(« Profession “dramaturge” », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 4).
Nous faisons, en annexe de la thèse, un bref historique de l’apparition et l’instauration de la fonction de
“dramaturge de production” en France.
81
Wolfgang Wiens, « L’avocat de l’auteur », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 18.
82
Charlotte Farcet, « H2O », in Philippe Coutant (dir.), Du dramaturge, Nantes, Éditions Joce Seria,
2008, p. 37.
83
W. Wiens, « L’avocat de l’auteur », op. cit., p. 18.
84
Y. Mancel, « Dramaturgie à la française : la cinquantaine décomplexée », op. cit., p. 11. Dans la même
logique, Jean-Marie Piemme estime qu’ « il est d’abord là pour aider le metteur en scène à prendre des risques et
donc à en mesurer avec lui la fécondité ». (« Une activité de regard », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 56.)
85
Y. Mancel, « Dramaturgie à la française : la cinquantaine décomplexée », op. cit., p. 10.
86
Michel Bataillon, « Les finances de la dramaturgie », in Travail théâtral, n° 7, 1972, p. 53.
87
Y. Mancel, « Dramaturgie à la française : la cinquantaine décomplexée », op. cit., p. 13.
88
W. Wiens, « L’avocat de l’auteur », op. cit., p. 14.
154
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
critique »89 qui a pour vocation d’anticiper sur les réactions du public. Enfin, le dramaturge
peut également avoir à sa charge l’élaboration du livret de programme qui devient parfois un
« outil théorique qui réunit des textes d’origines diverses cernant les aspects […] théâtraux de
l’œuvre »90.
Dans l’espace théâtral germanophone, l’essor de l’activité du dramaturge de
production et de sa participation active à la création est lié à l’aventure de la Schaubühne des
années soixante-dix91. Là, à côté de Peter Stein, Dieter Sturm s’impliquait non seulement dans
la définition et l’élaboration de l’identité générale de cette institution, mais également et
surtout dans la création de spectacles qui était à chaque fois précédée d’un important travail
dramaturgique, comme l’affirme Stein :
« Il est apparu très vite que nous avions absolument besoin d’un homme de lettres.
Dieter Sturm a été cet homme de lettres. Dieter n’est ni acteur, ni administrateur, ni metteur en
scène. Il a sacrifié son monde et sa vie littéraires et les a mis au service du théâtre, pour lequel
il a toujours éprouvé de la fascination. […] C’était absolument nécessaire, je dirais même que
c’était là le rôle le plus important »92.
L’accent mis sur la dramaturgie est devenu une marque de fabrique de la Schaubühne
qui, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, occupait « une place centrale, [et
constituait] un modèle et un objet de “frottements” » pour la pratique des dramaturges de
production allemands qui, comme Wolfgang Wiens, l’admiraient pour « la méthode
d’approche scientifique, la préparation jusque dans les moindres détails, la minutie de la
vérification, l’analyse des textes dans leur contexte historique »93 qu’on y mettait
systématiquement en avant94.
89
Hermann Beil, Uwe Jens Jensen, « La notion d’Ensemble », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 24.
J.-M. Piemme, « Une activité de regard », op. cit., p. 53. D’où une certaine « part universitaire de [son]
travail » qu’évoque Anne-Françoise Benhamou dans « Bref aperçu de dramaturgie expérimentale », in Philippe
Coutant (dir.), Du dramaturge, op. cit., p. 46.
91
« Il me semble intéressant de relever ici que la Schaubühne a été à l’origine de l’apparition d’une
nouvelle fonction dans le processus du travail théâtral, celle du dramaturge », dit Georges Banu dans Peter Stein,
Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit., p. 33.
92
Ibid., p. 33.
93
W. Wiens, « L’avocat de l’auteur », op. cit., p. 16.
94
En 1999, avec la distance, Stein relativise le poids et la force de la dramaturgie, dans le travail de la
Schaubühne sous sa direction : « Le rôle et l’importance du dramaturge ont fini par être tels qu’ils sont devenus
comme la marque spécifique de notre théâtre. Mais toute chose poussée à l’excès induit une situation critique et
la prépondérance du dramaturge est devenue presque dangereuse ». Essayer encore, échouer toujours, Entretiens
avec Georges Banu, op. cit., p. 34.
90
155
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
2.2.2. La collaboration avec Ostermeier
Engagé d’abord à la Baracke puis à la Schaubühne, Mayenburg est le dramaturge de
production régulier d’Ostermeier depuis 1998. La constitution du répertoire, le choix des
pièces95 ou l’élaboration et le suivi du contact avec le public ne font pas partie de ses
responsabilités ; ces tâches incombent au dramaturge en chef de la Schaubühne, Jens Hillje
entre 1999 et 2009, Bernd Stegemann depuis 2009.
Lors de l’élaboration d’un spectacle, une fois le choix de la pièce arrêté, le travail de
préparation commence par la commande ou le peaufinage d’une traduction : « le souci de la
traduction est ma première préoccupation »96, dit Ostermeier, qui ajoute que, dans tous les
cas, le texte est systématiquement retravaillé pour les besoins de la mise en scène par le
dramaturge de production ; à noter que cette attention particulière portée à la traduction se
retrouve chez tous les metteurs en scène depuis la seconde moitié du vingtième siècle97.
Depuis Manque, en 2000 à la Schaubühne, Ostermeier confie régulièrement la
traduction des pièces anglophones qu’il monte à Mayenburg, pour qui cette activité se situe
dans le droit fil de celle de dramaturge : « Traduire dessine effectivement une dramaturgie »98,
affirme-t-il. Ses traductions sont, à quelques exceptions près, destinées directement à la scène,
et même à un spectacle en particulier ; il les retouche fréquemment au cours des répétitions et
les modifie en fonction des exigences concrètes du travail ; en règle générale, elles ne sont
publiées, le cas échéant, que dans le livret-programme de la représentation : elles sont par là
davantage des versions scéniques, voire des adaptions des textes.
Dans le cas des pièces traduites d’une autre langue que l’anglais, Mayenburgdramaturge retravaille en profondeur les versions allemandes des autres traducteurs et signe
parfois même la traduction. C’est ce qui s’est produit notamment pour le John Gabriel
Borkman d’Ibsen, en 2008, où il signa la traduction de la pièce, en se basant toutefois sur une
version allemande du début du vingtième siècle, faite par le fils de d’Ibsen, Sigurd Ibsen. Pour
95
Mayenburg influence toutefois les décisions de répertoire, de par son rôle d’interlocuteur du directeur et
son engagement de longue durée auprès des metteurs en scène : dernièrement, par exemple, Ostermeier affirme
que le choix d’Othello en 2010 fut au départ une idée de Mayenburg.
96
Propos d’Ostermeier dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 37.
97
Rappelons qu’en France, Antoine Vitez, qui revendiquait l’importance primordiale de la traduction,
l’assumait si possible seul et la concevait comme faisant partie intégrante de son travail de mise en scène :
« L’art de la traduction est pour moi une activité tout à fait analogue à mon activité de théâtre », disait-il. (In De
Chaillot à Chaillot, Paris, Hachette, 1981, p. 168.)
98
Jean-Louis Perrier, « Un dramaturge doit dépecer une pièce, l’interpréter, en chercher le sens »,
entretien avec Marius von Mayenburg, in Le Monde, 17 juin 2001.
156
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
les mises en scène ibséniennes précédentes, il avait constitué le texte scénique, « en
retravaillant et réécrivant chaque phrase »99, à partir d’une traduction allemande commandée à
un traducteur exprès pour ces spectacles. Dans le cas de John Gabriel Borkman, il choisit de
commencer la réécriture à partir de la traduction, et a donc, « rassemblé ces deux phases en
une seule »100. Le travail avec le texte “dans le texte” est donc une nécessité que Mayenburg
explique ainsi :
« Notre expérience est telle […] qu’en tant que dramaturge, je finis toujours par écrire
ma propre version de la pièce. Cela peut aller plus ou moins loin. Lorsqu’il s’agit d’un texte
étranger, cela est d’autant plus nécessaire, car sinon, je dois me débattre avec les marottes des
autres traducteurs »101.
Dans ce même entretien récent, il prend pour exemple son travail sur Othello de
Shakespeare, où le fait de connaître la distribution et d’avoir déjà sous les yeux la
scénographie de Jan Pappelbaum prévue pour la représentation l’a considérablement aidé dans
sa traduction. Car dans ce contexte concret, certaines solutions lui sont apparues alors plus
pertinentes et appropriées, que d’autres. Sa traduction consiste, dès lors, en une véritable
interprétation, voire une adaptation du texte, pour le spectacle de la Schaubühne, et elle est
revendiquée comme telle :
« Il s’agit de commencer à penser le spectacle déjà en traduisant. De toute manière,
c’est ce que fait chaque traducteur : on se construit une représentation dans sa tête. Cela aide à
se faire une idée sur les personnages, s’ils sont sympathiques ou non, comment ils
parlent… »102.
Parallèlement à l’élaboration du texte scénique, se poursuit le travail sur la définition
des axes principaux de son interprétation. Pour cette phase du travail aussi, Ostermeier dit
attacher une grande importance au partenariat et au dialogue avec un écrivain comme
Mayenburg, car celui-ci arrive, selon lui, à se situer du côté de l’auteur ; il est « très bien placé
pour décrire ce que celui-ci tente de faire »103. L’un des avantages d’un dramaturge de
production-auteur serait donc, aux yeux d’Ostermeier, de rester au plus près des nécessités du
99
Propos d’Ostermeier tenu à l’occasion de l’Atelier de la pensée au Théâtre de l’Odéon, le 3 avril 2009.
Ibid.
101
« Deutlich sympathischer als Goethe », op. cit. (« Unsere Erfahrung ist, […] dass ich als Dramaturg
letzten Endes immer eine eigene Version schreibe. Das geht unterschiedlich weit. Aber bei einem
fremdsprachigen Text ist es noch mal notwendiger, weil man sich sonst mit den Marotten der anderen Übersetzer
herumschlagen muss ».)
102
Ibid. (« Es geht darum, beim Übersetzen schon die Inszenierung zu denken. Das macht jeder Übersetzer
bewusst oder unbewusst sowieso. Man baut sich seine eigene Inszenierung. Man bekommt eine Vorstellung
davon, wie sympathisch oder unsympathisch die Figuren sind, wie sie sprechen ».)
103
Propos d’Ostermeier dans S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 26.
100
157
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
plateau et de ne pas aborder les pièces d’une « façon intellectuelle et conceptuelle, [en]
cherchant des idées grandioses, une structure géniale… »104, comme avec les autres
dramaturges.
Lors du processus final du travail, c’est-à-dire des répétitions sur le plateau avec les
acteurs, Mayenburg affirme jouir d’une « très grande liberté »105, par rapport à Ostermeier. Il
confie que le metteur en scène le laisse complètement libre « de diriger directement ou de
signaler aux acteurs des intentions, des directions »106, ceci sur plusieurs plans : « sur le texte
proprement dit, sur le sens d’un texte, sur un mouvement sur le plateau ou sur une direction
dans l’entrée ou dans la sortie d’un acteur »107 :
« Nous préparons aussi les répétitions ensemble, […] c’est Thomas qui a une vision
globale, il a sa vision de la représentation, et moi, j’ai un panorama de versions diverses que je
connais, […] et je fabrique un puzzle qui correspond à notre vision »108.
Toutefois, si cette proximité entre l’auteur et le dramaturge se révèle dans la plupart
des cas fructueuse, elle peut aussi s’avérer une entrave, notamment lors des représentations
des pièces de Mayenburg, lorsque celui-ci assume lui-même la dramaturgie. S’il accompagne
toutes les créations de ses pièces à la Schaubühne, il ne souhaite plus y participer
systématiquement en tant que dramaturge de production, comme c’était le cas au début de sa
collaboration avec Ostermeier, par exemple pour Visage de feu et les Parasites. Avec le
temps, Mayenburg dit avoir ressenti la nécessité de s’éclipser, principalement lors des
premières répétitions, où sa présence « n’apporte que de la nervosité. Il y a une sorte de gène,
de timidité, quelque chose comme une volonté de donner raison à l’auteur, et cela va à
l’encontre du travail de la mise en scène ».
« En tant que dramaturge de production, je me mêle généralement de beaucoup de
choses. Mais pour la mise en scène de mes propres pièces, cela est par trop pesant, pas assez
équilibré, j’aurais pour ainsi dire sur tout raison d’office. Après les deux premières mises en
scène de mes pièces, dont j’avais suivi les répétitions – Parasites et Visage de feu – je me suis
dit : laisse-les donc faire ! Tout simplement aussi parce que je suis curieux de savoir ce qu’ils
font de mes pièces quand je ne suis pas là »109.
104
Ibidem.
Propos de Mayenburg dans Radio Libre, op. cit.
106
Ibid.
107
Ibid.
108
Ibid.
109
Propos de Mayenburg dans F. Wille, « Desdemonas Taschentuch », op. cit. (« Ich mische mich als
Dramaturg grundsätzlich sehr stark ein. Bei einem eigenen Stück hätte das zu viel Gewicht, es wäre nicht gut
ausbalanciert, ich hätte sozusagen von vornherein recht. […] Nach den ersten beiden Inszenierungen, bei denen
105
158
Chapitre V – L’Auteur, le texte et la dramaturgie
Ainsi, lorsqu’il s’agit des créations de ses propres pièces, Mayenburg s’impose une
distance par rapport au processus de la mise en scène, même s’il essaie « d’apporter dans la
mise en scène l’expérience et le savoir [qu’il a] eus en écrivant »110. Pour lui, qu’il soit
l’auteur de la pièce ou non, le dramaturge de production doit rester avant tout un
« conseiller »111, garder « une certaine distance par rapport aux créations et [ne pas s’investir]
mentalement aussi profondément dans le processus que le metteur en scène »112. Ostermeier,
quant à lui, semble également conscient de ce bénéfice à double tranchant de la proximité de
l’auteur lors de la création ; s’il affirme d’un côté être « constamment en contact avec les
auteurs […qui] sont même souvent présents lors des répétitions »113, il dénonce également
l’effet négatif que peut avoir une trop grande implication de l’auteur dans le processus de
création : « Si je peux demander tout de suite à l’auteur si telle ou telle chose est dans la
scène, le chemin de recherche est barré. L’on me dit simplement, l’île que tu cherches n’existe
pas, un point c’est tout »114.
Marius von Mayenburg fait donc partie des collaborateurs réguliers et incontournables
de Thomas Ostermeier : il participe à l’identité de la Schaubühne, où il est auteur associé, et à
l’élaboration de certains spectacles en tant que dramaturge de production. Cet aperçu des
quelques caractéristiques principales de son écriture dramatique et de sa collaboration avec
Ostermeier met en avant des points communs évidents avec l’idéologie et l’esthétique
théâtrale du metteur en scène : un réalisme qui vire fréquemment et volontiers au fantastique
ou au cauchemar, mais qui garde toujours comme toile de fond des interrogations sociales
précises, un rythme rapide et haché, voire cinématographique : « Marius von Mayenburg […]
n’est pas pour rien le dramaturge de Thomas Ostermeier […] : il écrit comme Ostermeier met
en scène, avec la même manière aiguë de regarder la réalité, et de la pousser dans ses
retranchements en une sorte d’ultraréalisme »115.
ich die Proben begleitet hatte – “Parasiten” und “Feuergesicht” -, dachte ich: Lass‘ die mal machen. Einfach
auch, weil ich neugierig bin, was passiert, wenn ich mich raushalte ».)
110
Ibid. (« Aber prinzipiell versuche ich als Dramaturg, meine Erfahrung, mein Wissen aus dem Schreiben
in die Inszenierung einzubringen ».)
111
Propos de Mayenburg dans J.-L. Perrier, « Un dramaturge doit dépecer une pièce, l’interpréter, en
chercher le sens », op. cit..
112
Ibid.
113
Propos d’Ostermeier dans S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 11.
114
Propos d‘Ostermeier dans U. Seidler, « Das täglich nötige Gefühl von Blödheit », op. cit. (« Wenn ich
gleich den Autor fragen kann, ob es vielleicht an der Szene liegt, dann ist die Forschungsreise abgebrochen. Man
sagt einfach, die Insel, die du suchst, gibt es nicht und fertig ».)
115
Fabienne Darge, « L’Enfant froid entre réel et fantasme », in Le Monde, 7 avril 2005.
159
Chapitre VI – La Scénographie
VI.
LA SCÉNOGRAPHIE
Dans les spectacles de Thomas Ostermeier, la scénographie joue presque toujours, à
côté des acteurs et avec eux, le rôle d’un protagoniste de la représentation : « le choix de
l’espace, son fonctionnement et son efficacité sont déterminants »1, dit le metteur en scène,
« il structure le sens de la mise en scène et la poétique qu’il construit autour du texte »2. Sa
définition s’élabore à partir d’une réflexion commune avec le scénographe, en préambule de
tout travail pratique sur la pièce3 ; dans cette logique, les répétitions sur le plateau se déroulent
dès le début dans le dispositif scénique retenu pour la représentation, même s’il n’est pas
encore définitivement arrêté. La pratique courante dans les institutions allemandes veut que,
avant même que les répétitions avec les comédiens commencent, l’on procède à un essai du
dispositif (Bauprobe) en plaçant sur le plateau les éléments spécifiques de la scénographie,
dans un état provisoire – une sorte de maquette à l’échelle un4. Cette séance permet
d’appréhender les différents volumes dans l’espace, les possibilités d’évolution qu’ils offrent
aux comédiens, la façon dont ils accrochent la lumière, d’ « expérimenter les questions de
niveau, [et celles] d’axe de visibilité des spectateurs »5, mais aussi la dynamique générale de
l’espace et les perspectives qui en découlent. L’on essaie également à cette occasion les
costumes, et choisit les matériaux du dispositif, dont la construction ne commence réellement
qu’après cette séance. Pour Ostermeier, il s’agit là du « moment le plus important dans la
conception du spectacle et dans le travail de mise en scène »6 ; cette affirmation donne à saisir
l’importance, pour le metteur en scène, de la scénographie, qu’il voit comme une composante
primordiale de la représentation, indispensable à tout travail avec le comédien, dont elle est
« le partenaire ; la matière avec laquelle se colleter »7.
1
T. Ostermeier dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 42.
Propos de S. Chalaye, ibid., p. 10.
3
« Le travail pratique commence avec le scénographe, avec le choix de l’espace où pourrait se jouer cette
pièce », dit Ostermeier dans « Ma passion est de montrer sur scène tout ce qui n’est pas dit », entretien avec
Thomas Ostermeier, propos recueillis par Marcus Rothe et Laetitia Trapet, op. cit..
4
Nous apportons ici une description de la Bauprobe par Bernard Michel, qui évoque son travail aux côtés
de Klaus Michael Grüber : « La Bauprobe […] est un moment capital pour les costumes et pour le décor. On
passe de nombreuses heures à l’échelle un dans le théâtre avec des morceaux de panneaux, de pendrillons faits
de bric et de broc. On reconstruit les volumes préparés du décor comme si on réalisait la maquette […]. Là, on
taille, on coupe et on colore. C'est à ce moment-là qu’apparaissent les dimensions exactes de l’ensemble du
décor et que l’on voit si un costume dans sa forme fonctionne avec l’ensemble. En général, si la Bauprobe est
réussie nous pensons que le spectacle le sera aussi ». B. Michel, « De l’esquisse à la scène », in Klaus Michael
Grüber – Il faut que le théâtre passe à travers les larmes, Portrait proposé par Georges Banu et Mark Blezinger,
Ed. du Regard - Académie Expérimentale des Théâtres, Festival d'Automne à Paris, 1993, pp. 137-138.
5
Propos de T. Ostermeier dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 42.
6
Ibidem.
7
Propos de S. Chalaye dans Thomas Ostermeier, op. cit., p. 10.
2
160
Chapitre VI – La Scénographie
1. Le rôle du scénographe
Chez Ostermeier, la collaboration avec le scénographe s’inscrit presque toujours dans
la durée, celui-ci est un partenaire privilégié tout au long de la création. Jan Pappelbaum,
compagnon de première heure, est le décorateur “attitré” d’Ostermeier ; il a signé la plupart
des scénographies de ses mises en scène. Parmi les quelques autres scénographes avec
lesquels Ostermeier travaille régulièrement, notons Rufus Didwiszus8 ou Nina Wetzel9, cette
dernière réalisant également souvent les costumes. Toutefois, aucune de ces collaborations
n’égale, en intensité et en ampleur, celle qu’il entretient avec Pappelbaum, et qui s’étale
aujourd’hui sur plus de seize ans et vingt-sept représentations.
Nous étudierons brièvement ici quelques scénographies qui puissent nous permettre de
dégager les aspects essentiels du travail et du rôle de ce scénographe, précisément.
1.1. Jan Pappelbaum, un scénographe – architecte
Jan Pappelbaum naît dans une famille de comédiens, dans l’ex-RDA. Après deux ans
d’apprentissage en maçonnerie, il intègre la HAB (Hochschule für Architektur und Bauwesen
– École Supérieure d’Architecture et du Bâtiment) de Weimar, où il fait ses premières
expériences en scénographie, au sein du groupe de théâtre étudiant qu’il dirige. Après
l’obtention de son diplôme d’architecte en 199510, il se consacre exclusivement à la
scénographie, pour les théâtres les plus importants de l’espace germanophone : le Deutsches
Theater11, le Maxim Gorki Theater12 et la Baracke13 de Berlin, le Burgtheater de Vienne14, le
8
R. Didwiszus collabora avec Ostermeier à la Baracke (Shopping and Fucking de Ravenhill et Sous la
ceinture de Dresser en 1998), au Schauspielhaus de Hambourg (Visage de feu de Mayenburg en 1999), à la
Schaubühne (Manque de Kane et Le Nom de Fosse en 2000) et aux Kammerspiele de Münich (La Forte race de
Fließer en 2002 et Avant le lever du jour de Hauptmann en 2005).
9
Nina Wetzel signa la scénographie du Mariage de Maria Braun de Fassbinder et de Susn
d’Achternbusch, respectivement en 2007 et 2009 aux Kammerspiele de Münich, et des Démons de Norén en
2010 à la Schaubühne. En plus de cela, elle créa des costumes pour Avant le lever du jour de Hauptmann, Hedda
Gabler d’Ibsen, Hamlet de Shakespeare et John Gabriel Borkman d’Ibsen, respectivement en 2005, 2008 et
2009 à la Schaubühne.
10
Son projet de diplôme porta sur la conception d’un « théâtre mobile, un lieu de spectacle ambulant pour
la ville ». Friederike Meyer, « Kein bisschen theatralisch », in Grenzgänger, novembre 2005. (« Ein mobiles
Theater, einen wandernden Zuschauerraum in der Stadt ».) Notons qu’Ostermeier termina ses études à peu près
au même moment (en 1996).
11
L’Oiseau bleu de Maeterlinck, mise en scène T. Ostermeier, en 1999.
12
Il y créa des scénographies pour trois mises en scène du duo Robert Schuster / Tom Kühnel : Noël chez
les Ivanov de Vvedenskij et Stella d’après Goethe et Lessing en 1996, et Le Dragon de Schwarz en 1997.
13
Homme pour homme de Brecht, mise en scène T. Ostermeier, en 1997.
14
Le Constructeur Solness d’Ibsen, mise en scène T. Ostermeier, en 2004.
161
Chapitre VI – La Scénographie
Schauspielhaus15 et le Theater am Turm16 de Francfort, et surtout, la Schaubühne de Berlin17
où il a un engagement permanent depuis 2001 et est “scénographe en chef” depuis 2002.
Les débuts de sa collaboration avec Ostermeier remontent à 1994 à Weimar, quand la
ville, alors Capitale Culturelle Européenne, invita Manfred Karge et ses élèves de la ErnstBusch Schule (dont Ostermeier) à présenter un projet sur Faust. C’est là qu’ils firent
connaissance. Puis Ostermeier, ayant à monter, dans le cadre de ses études, Tambours dans la
nuit de Bertolt Brecht en 1994 et L’Inconnue d’Alexander Blok en 1995, fit appel à
Pappelbaum pour la scénographie. Dès 1997, celui-ci rejoint le metteur en scène à la Baracke
du Deutsches Theater à l’occasion d’Homme pour homme de B. Brecht. Depuis, il a créé les
scénographies de vingt-sept spectacles de Thomas Ostermeier, à la Schaubühne, au Deutsches
Theater de Berlin et au Burgtheater de Vienne.
Sa formation d’architecte a certainement un impact très important sur le travail
scénographique de Pappelbaum et semble fortement conditionner ses choix esthétiques. En
effet, Pappelbaum exploite fréquemment dans ses dispositifs un vocabulaire architectonique,
inspiré directement de celui des maîtres du Bauhaus, du mouvement de Stijl et du “Style
International Moderne”, notamment Mies van der Rohe. Partant de la « rencontre entre les
principes de l’architecture […et ceux] de la boîte théâtrale »18, il procède souvent, à l’instar de
l’architecte
cité,
par
« articulation
de
fragments
planaires
autonomes
disposés
orthogonalement »19, mettant l’accent sur le potentiel dramatique d’un tel aménagement. En
reprenant à son compte la suppression de l’enveloppe extérieure et l’utilisation des cloisons,
15
Jan Pappelbaum poursuit dans ce théâtre sa collaboration avec les metteurs en scène Schuster et
Kühnel pour : En attendant Godot de Beckett en 1996, Peer Gynt d’Ibsen en 1997, Alice au Pays des Merveilles
de Caroll et Titus Andronicus de Shakespeare en 1998, et enfin Faust I. et II. de Goethe en 1999.
16
En 1999, le scénographe accompagne R. Schuster et T. Kühnel au TAT de Francfort, dont les deux
metteurs en scène assurent la direction artistique jusqu’à sa fermeture définitive en 2004. Il y crée des décors
pour L’Allemand pour les étrangers en 1999 et Le Contingent de Voima en 2000 (pseudonyme des deux
metteurs en scène-auteurs), Une Nuit arabe de Schimmelpfennig en 2001 et enfin Sainte Jeanne des abattoirs de
Brecht en 2002.
17
Il y travaille surtout, mais pas uniquement, avec Thomas Ostermeier : Catégorie 3.1 de Nóren en 2000,
La Mort de Danton de Büchner et Supermarket de Srbljanovic en 2001, Les Jours meilleurs de Dresser et Nora
d’Ibsen en 2002, Concert à la carte de Kroetz, Woyzeck de Büchner et L’Ange exterminateur de Woudstra en
2003, Lulu de Wedekind en 2004, Anéantis de Kane et Hedda Gabler d’Ibsen en 2005, Le Deuil sied à Electre
d’O’Neill, Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare et L’Amour n’est qu’une possibilité de Nußbaumeder en
2006, La Chatte sur un toit brûlant de Williams et Room service de Murray et Boretz en 2007, La Ville / La
Coupe de Crimp et Ravenhill, Hamlet de Shakespeare et John Gabriel Borkman d’Ibsen en 2008, et enfin,
Othello de Shakespeare en 2010.
Parmi d’autres metteurs en scène avec lesquels Pappelbaum collabore à la Schaubühne, notons James
Macdonald pour Les Copies de Churchill en 2003, Falk Richter pour sa tétralogie Das System en 2004 et pour sa
pièce Im Ausnahmezustand en 2007, ou encore Benedikt Andrews pour le Blackbird de Harrower en 2005.
18
Sotiri Haviaras, « Mies van der Rohe meuble la Schaubühne de Thomas Ostermeier », in Techniques et
Architecture, n° 485 “Spécial scénographie”, 2006.
19
Paolo Amaldi, Mies van der Rohe. Espace et densité, Lausanne, Infolio Éditions, 2006, p. 50. Cité in
Techniques et Architecture, op.cit.
162
Chapitre VI – La Scénographie
principes du “Style International”, Pappelbaum crée sur scène des espaces ouverts en leurs
bords, sans continuité spatiale entre l’extérieur et l’intérieur, l’espace de la fiction et l’espace
général du théâtre, mais en même temps très structurés, divisés en plusieurs aires de jeu
indépendantes. Comme chez Mies, les murs, « disposés librement autour d’une trame
régulière de poteaux […], servent exclusivement à délimiter les espaces […], toujours ouverts
et qui communiquent naturellement entre eux. L’espace fluide et continu contraste avec le
cloisonnement traditionnel »20. Cette fluidité est due aussi à des escaliers, souvent hauts,
tournants et raides, et utilisés dans les dispositifs de plusieurs représentations, comme
Catégorie 3.1, Nora, Lulu, Le Songe d’une nuit d’été, etc.
L’influence de l’architecture se fait sentir encore dans le choix de matériaux que
Pappelbaum affectionne, surtout le béton, l’acier et le verre, qui sont en même temps des
matériaux de prédilection du Bauhaus et du “Style International”. L’utilisation de cloisons et
de baies vitrées offre au scénographe (et par conséquent au metteur en scène) un vaste
potentiel théâtral à exploiter. L’une des conséquences de ce type de construction transparente,
et qui pose un réel problème en termes d’habitation, comme cela a été avéré, est le fait que si
l’on voit, l’on est aussi constamment donné à voir : « on est simultanément l’observateur et
l’observé ; on se met en scène »21. Ces maisons en verre fonctionnent donc comme des
« vitrines surdimensionnées, dans lesquelles sont exposés les habitants »22, notamment la nuit,
lorsque, les lumières allumées à l’intérieur, on peut difficilement voir ce qui se passe à
l’extérieur, et que l’on est littéralement mis à nu au regard d’un éventuel observateur. C’est
une situation analogue qui se produit au théâtre dans le rapport scène / salle : acteurs en pleine
lumière, spectateurs dans la pénombre.
Il y a beaucoup de cloisons de verre dans les scénographies de Pappelbaum (Hedda
Gabler, Le Deuil sied à Electre, Le Songe d’une suit d’été, etc.), mais leur utilisation atteint
son comble dans La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams (créée en 2007, à la
Schaubühne), où elles constituent l’unique élément de la construction. Sur un praticable situé
légèrement de biais par rapport aux rangs des spectateurs, est posé un grand parallélépipède
entièrement vitré. Sa partie basse est constituée d’un ensemble de portes pivotantes,
entièrement transparentes côté du public et translucides au fond ; aucune paroi n’est opaque,
ce qui fait que les personnages ne peuvent jamais se cacher du regard des autres et se voient
20
Peter Carter, Mies van der Rohe au travail, Paris, Éd. Phaidon, 2005, p. 20.
Frank Eckart, « Unmögliche Fenster », in Anja Dürrschmidt (dir.), Dem Einzelnen ein Ganzes – Jan
Pappelbaum, Bühnen, op. cit., p. 142. (« Man ist “Betrachter und Betrachtetes” zugleich – man inszeniert
sich ».)
22
Ibid., p. 139. (« Überdimensionierte Vitrine, in der die Bewohner ausgestellt ».)
21
163
Chapitre VI – La Scénographie
mutuellement constamment. De plus, ses dimensions (assez haut et large, mais peu profond)
donnent à l’ensemble une allure de vitrine dans laquelle l’action serait exhibée. Les
sentiments d’oppression et d’hypocrisie que met en avant la pièce se trouvent ici donc
matérialisés par un dispositif créant un environnement sans issue, sans échappatoire. Dans sa
partie haute est enfermé un corbeau vivant ; la présence de l’animal souligne – ou met en
abyme – la situation dans laquelle se trouvent les personnages de la pièce : ils sont comme des
bêtes séquestrées dont on exposerait la souffrance.
La Chatte sur un toit brûlant de T. Williams (Schaubühne, 2007) © Jan Pappelbaum.
Si la suppression de l’enveloppe extérieure, donc des murs latéraux et du fond dans le
cas d’un dispositif scénique, est un principe auquel Pappelbaum recourt fréquemment dans ses
scénographies, ce n’est pas pour autant une règle. Parfois au contraire, les murs sont présents
sur scène pour (re)former une sorte de boîte théâtrale. Ainsi de l’espace scénique pour Les
Jours meilleurs de Richard Dresser (en 2002, à la Schaubühne), pièce qui met en scène un
milieu ouvrier contemporain “dégénéré” : Pappelbaum a reproduit là, sur le plateau, un
bungalow dont la paroi frontale (le quatrième mur en quelque sorte) se lève au début de la
représentation, l’aire de jeu est alors clairement délimitée par les parois latérales, le fond et le
plafond du bungalow. Le réalisme de cette boîte est accentué également à l’intérieur de ce
“container” : les murs sont recouverts de formica et le sol de linoléum, les meubles usés et
abimés semblent trouvés dans une décharge, etc. Mais finalement, lorsque le plafond se
soulève à son tour, l’effet d’illusion de cette figuration réaliste est rompu, et par cet
éclatement, qui recrée l’absence de bords des autres scénographies, l’effet théâtral du
dispositif est renforcé. Cet accent mis sur le caractère théâtral des scénographies, l’un des fils
conducteurs de la collaboration entre Ostermeier et Pappelbaum, vise naturellement à créer
164
Chapitre VI – La Scénographie
une distance par rapport à la représentation du lieu
lieu dramatique, au sens où le voulait Brecht,
pour qui « il importe davantage que les décors disent au spectateur
spectateur qu’il est au théâtre plutôt
que de lui suggérer
gérer qu’il se trouve, par exemple, en Aulide »23.
Les Jours meilleurs de R. Dresser (Schaubühne, 2002) © Jan Pappelbaum.
Au-delà
delà de ces remarques d’ordre esthétique, l’empreinte
l’empreinte de l’architecte se ressent
dans son processus de travail même, qui ne se limite pas à la scénographie, mais prend en
considération l’ensemble du lieu théâtral, comme le remarque Ostermeier :
« Jan est d’origine architecte et ça se voit, ça s’entend dans ses propos, lorsqu’il parle
de théâtre et d’architecture. Quand il réfléchit sur
sur un lieu, la base est l’espace à trois
dimensions : pas seulement l’espace sur la scène, mais aussi toute
tou la salle. Il y a une grande
part de scénographes allemands qui ne sortent pas de
d l’image à deux dimensions. Et c’est pour
cela que c’est un grand bonheur de travailler avec lui, parce qu’il a une pensée en trois
dimensions »24.
On retrouve ici, d’une certaine façon, cette revendication
revendication majeure de Brecht qui insiste
sur la différence essentielle,
e, capitale, entre le Bühnenbildner,, “le créateur de tableaux
scéniques” (des décors fixes, rigides et illusionnistes),
illusionni
et le Bühnenbauer,
Bühnenbauer “l’architecte de
scène”, qui crée des terrains mobiles et transformables,
transforma
lesquels « suscitent chez les
comédiens l’ambition
mbition d’y faire bonne figure » et « en disent long sur la réalité »25.
23
B. Brecht, Écrits sur le théâtre,
théâtre Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 733.
Propos de T. Ostermeier dans Radio Libre, op.cit.
25
Propos de B. Brecht dans « Discours de l’auteur de pièces sur le théâtre de l’architecte de scène Caspar
Neher », in Écrits sur le théâtre, op. cit.,
cit. pp. 665 et 667.
« Le mot Bühnenbild qu’on emploie en allemand pour les décors de ce genre
gen dit bien ce qu’il veut dire,
car il dévoile tous les inconvénients de telles constructions.
constructions. Indépendamment du fait qu’il n’existe dans
d
la salle
24
165
Chapitre VI – La Scénographie
L’architecte de scène doit donc travailler en étroite collaboration avec le metteur en scène,
l’auteur, le comédien, le musicien, etc., ce qui, selon Brecht, ne veut aucunement dire qu’il
« ait à laisser son travail se dissoudre dans une “œuvre d’art intégrale”, fusion intégrale de
tous les éléments artistiques »26 ; au contraire, installer entre les différents arts un rapport
d’association permet d’affirmer et de maintenir l’individualité de chacun d’entre eux : « ainsi,
la combinaison des arts devient vivante ; la contradiction des éléments n’est pas étouffée »27.
C’est ce que semble revendiquer également Pappelbaum, même si, de son côté, il convoque
d’autres références :
« Le décor n’est pas une œuvre d’art autonome. En ce sens, je suis très influencé par le
Bauhaus et par la formation que j’ai reçue à Weimar : la construction d’un décor est d’abord
un artisanat. Chaque soirée théâtrale est une “œuvre d’arts rassemblés” composée du travail de
différents artistes du spectacle […] qui travaillent ensemble selon une certaine hiérarchie »28.
Le scénographe insiste sur le fait que le décor est conçu avant tout comme un moyen,
comme un outil, qui permet aux acteurs de mener à bien la représentation dans un espace
précis : « l’architecture de scène […] doit participer au jeu »29. Pappelbaum structure son
travail autour de deux axes : le premier, architectural, qui consiste à rassembler sur scène les
éléments nécessaires au spectacle, à créer des univers esthétiques, « une œuvre d’art
plastique »30, à même d’offrir aux comédiens une situation et un contexte précis ; le
deuxième, décoratif, qui concerne les éléments et les objets, détermine leur forme, le matériau
dont ils sont faits et les références qu’ils amènent. « À côté de la mise en scène et de la
dramaturgie, la scénographie a avant tout pour fonction d’ordonner et de structurer »31, dit-il,
tout en rappelant que le travail se déroule majoritairement en équipe. La scénographie finale
que quelques places d’où le tableau produit son plein effet, tandis qu’à toutes les autres, il apparaît plus ou moins
déformé, l’espace scénique composé à la manière d’un tableau ne possède ni les qualités d’une œuvre plastique,
ni celles d’un terrain, en dépit du fait qu’il a l’ambition d’être l’une et l’autre. C’est seulement le jeu des
personnages qui s’y meuvent qui doit achever le bon espace scénique ». B. Brecht, « Sur l’architecture de scène
de la dramaturgie non-aristotélicienne », in Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 737.
26
Ibid., pp. 735-736.
27
Ibidem.
28
Propos de J. Pappelbaum dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », in Dem Einzelnen ein Ganzes…,
op. cit., p. 16. (« Die Bühne ist kein eigenständiges Kunstwerk. Da bin ich stark vom Bauhaus und meiner
Ausbildung in Weimar beeinflusst: Der Bühnenbau ist zunächst einmal Handwerk. Jeder Theaterabend ist ein
Gesamtkunstwerk aus der Arbeit verschiedener gestaltender Künstler, […] die in einer bestimmten Hierarchie
zusammenarbeiten ».)
29
Affirmait Brecht, dans Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 733.
30
Propos de Pappelbaum lors de l’Atelier de la pensée au Théâtre de l’Odéon, le 3 avril 2009.
31
Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », in Dem Einzelnen ein Ganzes…,
op. cit., p. 17. (« Die Bühne hat neben Regie und Dramaturgie vor allem eine ordnende und strukturierende
Funktion ».)
166
Chapitre VI – La Scénographie
répond aux choix déterminés en collaboration avec le metteur en scène et le dramaturge, à
partir desquels le scénographe propose des « variantes qui rendent possible le jeu »32.
« Jan Pappelbaum part de mon idée, c’est en somme comme si je lui passais
commande. Et comme tous les grands architectes, il transcende l’idée de base. Aussi mon idée
peut-elle être complètement métamorphosée en quelque chose de très différent. L’art du
scénographe est d’avoir cette vision de la transformation »33.
32
« Nous recherchons ensemble une solution, une idée pour une représentation, et c’est dans les limites de
cette idée que je propose par la suite des variantes qui rendent possible le jeu ». Propos de Pappelbaum, ibid.
(« Wir suchen gemeinsam nach einer Lösung, einer Idee für eine Inszenierung, und innerhalb dieser biete ich
dann Varianten an, die das Spiel ermöglichen ».)
33
Propos de T. Ostermeier dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 39.
167
Chapitre VI – La Scénographie
2.
La scénographie comme élément déterminant de l’esthétique générale
« À la Schaubühne, il n’existe pas une esthétique exclusive comme cela peut être le
cas par exemple à la Volksbühne. Cela est dû en partie au fait que nous travaillons
différemment avec le texte dramatique. Nous nous sentons fortement obligés envers le texte.
Nous travaillons à partir des nécessités du matériau et cherchons une solution unique pour
chaque production. Une telle manière de travailler engendre des esthétiques variées »34.
2.1. Un scénographe – dramaturge
« Je trouve que tu fais ressortir, presque comme un dramaturge, les thèmes sociaux et
les perspectives matérialistes des pièces »35, dit Ostermeier à Pappelbaum. En effet, les
scénographies de celui-ci, plus encore que de traduire en volume les partis pris
dramaturgiques retenus pour la représentation, consolident la lecture de la pièce en y
répondant sur un plan plastique : « l’idée de base du décor est en relation avec la façon dont
on lit la pièce »36. D’où le choix d’espaces renvoyant à une réalité concrète, marqués de
connotations sociales précises, dénominateur commun d’un grand nombre des mises en scène
d’Ostermeier, où lui et son scénographe procèdent à une transposition de la pièce dans un
contexte extrêmement précis, un endroit et un milieu social clairement définis, toujours
contemporains ; ce déplacement du texte se lit dans le dispositif du plateau, son réalisme et
ses références à un environnement concret, dans une « perspective quasi documentaire »37.
« Expression d’une réalité sociale »38, la scénographie, par son aspect architectural, s’inscrit
34
Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », op. cit., p. 17. (« Für die
Schaubühne gibt es keine unverwechselbare Ästhetik, wie man sie vielleicht an der Volksbühne finden kann.
Das liegt auch daran, dass in unserer Theaterarbeit ein anderer Umgang mit der dramatischen Vorlage stattfindet.
Wir fühlen uns stark den Text verpflichtet, arbeiten aus der Notwendigkeiten des Materials heraus und leiten
daraus eine eigene Lösung für die jeweilige Inszenierung ab. Aus einer solchen Arbeitsweise entstehen
unterschiedliche Ästhetiken ».)
35
« Doch eher näher an Kroetz », in Dem Einzelnen ein Ganzes, op. cit., p. 160. (« Ich meine, dass du
stark die sozialen Themen und materialistischen Perspektiven der Stücke – fast schon wie ein Dramaturg –
hervorhebst ».) Le dramaturge “officiel” de la Schaubühne, Marius von Mayenburg, fait le même constat :
« Avec ses points de vue intelligents, [Pappelbaum] est devenu pour la Schaubühne au cours des années comme
un dramaturge de l’ombre, dont la parole a du poids dans toute décision artistique ». Dans « Nähe und Distanz »,
loc. cit., p. 225. (« Für die Schaubühne ist er mit seinen klugen Standpunkten über die Jahre so etwas wie ein
Schattendramaturg geworden, dessen Wort bei allen künstlerischen Entscheidungen Gewicht hat ».)
36
Propos de T. Ostermeier dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 39.
37
Comme le dit Mayenburg dans « Nähe und Distanz », in Dem Einzelnen ein Ganzes, op. cit., p. 226.
(« eine beinahe dokumentaristische Perspektive ».)
38
« L’architecture ne l’intéresse pas uniquement pour des raisons esthétiques, mais surtout en tant
qu’expression d’une réalité sociale », dit Mayenburg à propos de Pappelbaum, ibid., p. 228. (« Architektur
fasziniert ihn nicht nur aus ästhetischen Gründen, sondern vor allem als Ausdruck einer sozialen Realität ».) Ce
constat rejoint le point de vue de Brecht, lequel estimait que pour « détruire l’illusionnisme théâtral ainsi que le
168
Chapitre VI – La Scénographie
dans la lignée conceptuelle de Mies van der Rohe, lequel revendiquait que l’architecture
soit « l’expression de l’essence même de notre époque »39. Pappelbaum, quant à lui, ajoute :
« J’ai grandi en regardant le monde d’une manière matérialiste. Et je considère que
c’est la variante la plus intéressante et la plus productive pour le théâtre. En ce qui concerne
les lectures des pièces basées sur le psychisme des individus ou sur la psychanalyse, je n’y ai
pas vraiment accès »40.
La scénographie du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare (mise en scène /
chorégraphie Thomas Ostermeier et Constanza Macras), en 2006, créée au Festival
d’Athènes, avant d’intégrer le répertoire la Schaubühne, est un exemple clair de ce procédé.
La pièce est soustraite à son environnement pastoral d’origine (la forêt d’Athènes) et
transposée dans une boîte de nuit d’aujourd’hui, que Pappelbaum figure par deux grandes
parois en L bordant un vaste parquet de danse. Un escalier en colimaçon donne accès audessus, à une galerie peu profonde qui, par un jeu de portes coulissantes, s’ouvre sur des
espaces plus intimes. Le jeu élégant des matériaux (chrome, verre laiteux et bois clair) et
l’ameublement clairsemé de l’espace (six sofas sombres disséminés sur le parquet de danse et
sur la galerie) renvoient clairement à l’environnement de ces clubs urbains, où règne une
promiscuité, une liberté et insouciance sexuelles certaines. À travers ce déplacement, la nuit
folle que vivent les quatre amoureux et le groupe d’ouvriers dans la forêt enchantée de
Shakespeare, sous l’emprise du filtre magique et des fourberies de Puck, se passe donc dans
une boîte de nuit ; la potion magique étant remplacée, plus ou moins explicitement, par des
substances hallucinogènes, et la course effrénée à travers la forêt et les différentes variations
des couples, par celle entre les différents alcôves du club. Par ailleurs, pour souligner cette
atmosphère de fête, les spectateurs gagnent leurs fauteuils, au début de la représentation, en
traversant le plateau, où ils sont accueillis par les comédiens et les danseurs qui leur servent
un cocktail41. La lecture générale de la pièce est donc étayée par la scénographie qui
romantisme bourgeois, […] l’architecture pouvait être montrée [sur scène] dans une dimension à la fois plastique
et conceptuelle », (cf. Giovanni Lista, La Scène moderne, Arles, Actes Sud, 1999, p. 290).
39
« Quand la structure est raffinée et qu’elle devient une expression de l’essence même de notre époque,
alors, seulement, elle devient de l’architecture ». Propos de Mies van der Rohe, cités dans Peter Carter, Mies van
der Rohe au travail, op. cit., p. 160.
40
« Doch eher näher an Kroetz », op. cit., p. 160. (« Ich bin damit aufgewachsen, die Welt materialistisch
zu sehen. Und ich finde, das ist immer noch die interessanteste Variante und für das Theater die produktivste.
Was die individuell psychischen oder psychoanalytischen Leseweisen von Stücken angeht, da fehlt mir
regelrecht der Zugang ».)
41
L’espace se veut ouvert sur le public, comme s’il n’y avait pas de séparation scène / salle, puisque les
spectateurs sont invités à participer à la “fête générale” par différentes excentricités / provocations des
comédiens (ils doivent par exemple mettre des billets dans les soutiens-gorges des prétendues stripteaseuses,
recevoir des “souvenirs” extraits de la pilosité pubienne des comédiens, etc.).
169
Chapitre VI – La Scénographie
convoque un univers concret, très réaliste, mettant l’accent sur son potentiel spectaculaire et
les possibilités dramaturgiques qu’il engendre.
Le Songe d’une nuit d’été de W. Shakespeare (Schaubühne, 2006) © Jan Pappelbaum.
2.2. Une revendication de fonctionnalité
Le caractère fonctionnel de leurs dispositifs scéniques est clairement revendiqué par
Pappelbaum et Ostermeier. Les principes de Brecht sur l’espace scénique et l’objet théâtral42
et ceux du Bauhaus sur le rapport de la forme et de la fonction, où celle-ci prime sur celle-là43,
« l’unité du beau et de l’utile »44, semblent à la source de la démarche des deux artistes. Les
espaces sont conçus sur scène de manière à servir pleinement les besoins de la mise en scène
et, notamment, du jeu de l’acteur ; ils deviennent ainsi de véritables “machines à jouer” au
sens où ils conditionnent et déterminent directement les moyens d’expression corporelle des
acteurs :
42
« Tout ce qui se trouve sur le plateau doit contribuer au jeu, ce qui n’y contribue pas n’a rien à y faire »,
affirme Brecht dans « Il suffit du strict nécessaire », in Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 765.
43
« La beauté des décors de Pappelbaum se déploie à partir de leur fonction au service du spectacle. Ils ne
donnent pas seulement l’impression d’avoir été conçus par un architecte du Bauhaus, mais répondent
effectivement à l’un des principes majeurs de ce mouvement, à savoir que la fonction détermine la forme de
l’objet », dit Mayenburg dans « Nähe und Distanz », op. cit., p. 227. (« Aus dieser dienenden Funktion heraus
entfalten Pappelbaums Bühnen ihre Schönheit. Sie sehen nicht nur aus, als hätte sie ein Bauhaus-Architekt
entworfen, sondern folgen auch dem Bauhaus-Prinzip, dass die Funktion die Form eines Objekts bestimmt ».)
44
Lionel Richard, Encyclopédie du Bauhaus, Paris, Éd. Aimery Somogy, 1985, p. 18.
170
Chapitre VI – La Scénographie
« Nous avons formulé un jour cette exigence relative à notre travail : tout ce qui se
trouve sur scène doit être un moyen de jeu et doit être utilisé en tant que tel. Dans la mesure du
possible, il ne doit pas y avoir de masse morte »45.
Cette manière de travailler trouve sans doute ses origines dans la période de la
Baracke, laquelle, rappelons-le, n’était pas un espace originellement conçu pour abriter un
théâtre (c’était un complexe de préfabriqués destiné à servir de cantine aux ouvriers effectuant
les travaux de rénovation du Deutsches Theater) et par là présentait de nombreuses
contraintes : plateau restreint, petit et bas de plafond, et un équipement technique
rudimentaire, n’offrant guère de possibilité d’effets spectaculaires. Pappelbaum et Ostermeier
ont détourné ces restrictions à leur profit : la fonctionnalité devint l’un des principes phares de
leur travail à la Baracke, qu’ils ont déplacé et repris ensuite, mais d’une manière plus souple,
à la Schaubühne. C’est ainsi que fut conçue la scénographie de la représentation inaugurale à
la Lehniner Platz, Catégorie 3.1 de Lars Norén (en 2000) :
« De par l’esthétique que nous avons ramenée de la Baracke, nous voulions avoir une
scénographie d’un point de vue presque purement fonctionnel, quelque chose de bien précis et
d’utile aussi pour les acteurs. Et cette exigence-là, cette idéologie, on essayait de la
transmettre, de la transférer aussi lors de notre ouverture, notre tout premier spectacle »46.
En effet, à la Schaubühne, pour cette Catégorie 3.1, le metteur en scène et le
scénographe ont gardé nus les murs en béton du bâtiment créé par Mendelsohn, laissant ainsi
apparaître un énorme espace ouvert et vide. Les spectateurs étaient placés des trois côtés d’un
large plateau en béton auquel on accédait par trois grandes volées de marches, une de chaque
côté. Au lointain, un mur avec une majestueuse ouverture, servant habituellement à faire
rentrer les éléments de décor dans le théâtre, venait, telle une skéné, clore cet espace qui
figurait un vestibule de station de métro (la pièce de Norén met en scène un groupe de
marginaux rassemblés sur une place publique de Stockholm). Les gradins des spectateurs
étaient surélevés, de sorte que le premier rang se situait à la hauteur du plateau ; les
“coulisses” et les loges étaient situées au-dessous du public et c’est de là que les comédiens
faisaient leur apparition. Les très rares éléments dans cet espace vide (des barres sur les
marches, deux bancs métalliques et une poubelle), ainsi que les escaliers et la différence des
45
Dit Pappelbaum dans « Doch eher näher an Kroetz », op. cit., p. 163. (« Wir haben ja einmal als
Arbeitsanspruch formuliert: Alles, was auf der Bühne steht und Bühne ist, soll Spielmittel sein und als solches
genutzt werden. Es soll möglichst keine tote Masse geben ».)
46
Propos du scénographe dans Radio Libre, op. cit.
171
Chapitre VI – La Scénographie
niveaux du dispositif
ositif furent pleinement exploités par les acteurs, qui en tiraient un jeu très
corporel.
Catégorie 3.1 de L. Norén (Schaubühne, 2000)
La fonctionnalité du dispositif scénique passait à travers une forme très différente dans
Concert à la carte de Franz Xaver Kroetz (créé en 2003, à la Schaubühne). Pour cette pièce
sans paroles, Pappelbaum avait imaginé une scénographie
scénographie restituant, d’une manière très
réaliste et extrêmement détaillée, l’intérieur d’un petit appartement contemporain : un couloir
d’entrée, orné d’un porte-manteau
manteau et d’une petite penderie, donnait sur une pièce
p
à vivre avec
coin cuisine tout équipé, réfrigérateur, machine à laver, évier (et même éponges et produits
indispensables, torchons, bouteilles, etc.), un coin
coin salon avec petit divan cclic-clac, un meuble
de télévision (plus magazines, télécommande, réveille-matin…)
réveil matin…) et une table servant à la fois
au repas (nappe, sel, poivre, cure-dents…)
cure dents…) et au travail (ordinateur), surplombée par deux
étagères pleines de divers objets personnels (photos
(photo encadrées, livres, bocal avec poisson
rouge) sans oublier bien évidemment la radio, indissociable
indissociable de la trame, et, enfin, une salle de
bains avec lavabo (peignoir, serviette, savon, brosse
brosse à dents, dentifrice…) et toilettes. Derrière
la fenêtre du salon, qui donnait sur un petit balcon, on devinait les lumières
lu
de barres
d’immeubles pas très éloignées : la pièce était donc située, cette fois-ci
ci entièrement en accord
avec les didascalies, dans un milieu social modeste,
modeste, représenté ici par une cité HLM. Cet
intérieur
ntérieur restitué avec minutie servait, avec tous ses
ses détails, au jeu de la comédienne qui,
172
Chapitre VI – La Scénographie
muette, enchaînait sur scène les diverses activités et tâches domestiques, arrosait les fleurs sur
le balcon, faisait la cuisine, la vaisselle, la lessive, allait aux toilettes, dépliait le clic-clac et
préparait sa couche, etc. La construction reposait sur une série de praticables orthogonaux et
ne comportait pas de paroi latérale ; l’espace de la fiction se prolongeait sans transition dans
celui du théâtre ; cette reconstitution hyperréaliste, quasi documentaire, de l’appartement
contrastait avec son ouverture sur le noir du plateau, soulignant ainsi le côté vide de cette vie
solitaire, monotone, fade et répétitive dont le suicide est la seule issue possible.
Concert à la carte de F. X. Kroetz (Schaubühne, 2003)
2.3. Univers général ou “sculpture praticable” ?
Un autre point qui caractérise les scénographies de Jan Pappelbaum, c’est le soin qu’il
porte à l’inscription du dispositif scénique à l’intérieur de l’espace même du théâtre. Les
particularités de certains des théâtres dans lesquels le scénographe travaille depuis le début de
son activité théâtrale, et qui ne sont pas des scènes traditionnelles mais des espaces ouverts,
sans plateau fixe ni cadre de scène (qu’il s’agisse de la Baracke, du Theater am Turm au
Bockenheimer Dépôt à Francfort ou de la Schaubühne) ont déterminé et expliquent sans doute
son souci constant d’incorporer le plateau dans son univers environnant47. Une contrainte à
laquelle il répond généralement de deux manières :
47
« Chaque spectacle propose à chaque type de dramaturgie une tâche sociale entièrement nouvelle, très
concrète, que l’architecte de scène doit aider à remplir en examinant et en révisant complètement l’architecture
de la scène et du théâtre en fonction de leur adéquation et de leur potentialité », dit Brecht in « Sur l’architecture
de scène de la dramaturgie non-aristotélicienne », op. cit., p. 734.
173
Chapitre VI – La Scénographie
« Pour moi, deux directions se sont dégagées de la relation avec ces espaces. La
première est un espace général commun, dans lequel le spectateur est enfermé dans l’univers
de la représentation. […] La deuxième direction, et en même temps le moyen le plus simple
d’affirmer le théâtre, est un tréteau dans un espace vide. L’on délimite et surélève une surface
pour que le comédien qui évolue dessus soit bien visible. En même temps, on crée également
un monde artificiel. En gros, le tréteau fonctionne de la même manière que le cadre de scène
dans un théâtre à l’italienne : affirmation de la scène, délimitation de l’aire de jeu »48.
Le premier cas de figure est particulièrement bien illustré par la scénographie du
Woyzeck de Georg Büchner (créée en 2003, à la Schaubühne)49 qui enfermait l’aire de jeu et
les rangs des spectateurs à l’intérieur d’un énorme cyclorama de trois-cent-soixante degrés, et
qui figurait tout autour de la scène et de la salle un horizon avec des barres d’immeubles
HLM, des terrains abandonnés, piqués de structures métalliques, et qui suggérait que le lieu
de l’action représenté était enjambé par un pont d’autoroute.
Woyzeck de G. Büchner (Schaubühne, 2003) © Jan Pappelbaum.
Au pied du cyclorama, une galerie étroite permettait aux comédiens d’évoluer tout
autour du public et de l’aire de jeu. Cette dernière représentait un terrain vague fermé par un
demi-cercle en béton parallèle au cyclorama, et dont la courbe et la pente, rappelant
vaguement les gradins d’un amphithéâtre antique, débouchaient des deux côtés sur des
passages souterrains servant de sortie. Le centre de l’ “orchestra” ainsi créée était occupé par
une large flaque d’eau provenant d’un énorme tuyau de canalisation, en béton lui aussi, qui
saillait de la paroi en demi-cercle. Au-dessus du mur en béton, côté cour, une vulgaire
baraque à frites et une banale cabine sanitaire mobile, complétaient cette vision des bas-fonds
48
Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », op. cit., p. 21. (« Für mich haben
sich daraus zwei Richtungen im Umgang mit diesen Räumen ergeben. Ein Gesamtraum, in dem der Zuschauer
von dem Kosmos der Aufführung eingeschlossen ist. […] Die zweite Linie und auch das einfachste Mittel,
Theater zu behaupten, ist das freistehende Podest im leeren Raum. Man begrenzt und erhöht eine Fläche, sodass
der Schauspieler, der darauf agiert, gut zu sehen ist. Zudem ist damit sofort die Kunstwelt behauptet. Im Grunde
schafft das Podest dasselbe wie das Portal im Bürgerlichen Theaterbau: die Behauptung von Bühne, die
Eingrenzung einer Spielfläche ».)
49
Nous décrivons ici la scénographie telle qu’elle se présentait lors de sa création à la Schaubühne et qui
diffère, en de nombreux points, de celle, mieux connue du public français, de la représentation donnée dans la
Cour d’Honneur du Palais des Papes à Avignon, lors du Festival 2004.
174
Chapitre VI – La Scénographie
contemporains. Le dispositif participait donc de la lecture générale de la pièce en la
transposant dans le milieu sordide des cités HLM, et en même temps, il répondait à
l’éclatement spatial du drame par la figuration d’un espace unique, uni, mais qui en faisait
exister de nombreux autres, en son centre ou en ses marges. « Les spectateurs faisaient partie
intégrante de ce monde-là, ils étaient complètement enfermés et écrasés par cet univers »50.
Toutefois, ces dispositifs qui enferment les spectateurs à l’intérieur de l’espace
dramatique restent plutôt rares parmi les scénographies de Pappelbaum. C’est plutôt le second
cas de figure évoqué par le scénographe qui prévaut dans ses créations, celui qui définit et
délimite l’aire de jeu à l’aide d’un praticable. Dans la plupart des cas, Pappelbaum se sert de
ces “podiums” pour y poser des constructions architecturales qu’il fait souvent pivoter. Le
scénographe lui-même appelle ces compositions, qui endossent ainsi un caractère
d’installation, des « dispositifs-objets »51 ; d’autres, comme Mayenburg, parlent à propos de
ce type de scénographies, de « corps scéniques » :
« Le “corps” chez Pappelbaum est ce que les autres scénographes auraient, sans doute
incorrectement, appelé Bühnenbild, “tableau scénique”. Le terme est approprié sans doute
pour la raison que ses décors ne sont pas des pièces vues en coupe, collées juste derrière le
cadre de scène ; ce sont de vraies installations qui se tiennent dans les salles géantes de la
Schaubühne en effet comme des organismes indépendants »52.
La formule de « sculptures praticables »53 semble particulièrement appropriée pour
souligner la tridimensionnalité de ces dispositifs et la vision cubiste qu’en a le spectateur
lorsqu’ils se mettent en rotation. Le plateau tournant est indissociable de ces scénographies,
qui multiplient ainsi les angles de vue, créant un effet cinématographique. La machine
giratoire permet de changer le décor, l’espace et le temps sans passer par les solutions de
continuité traditionnelles comme le baisser de rideau, le noir, etc., et elle « ne rompt pas
l’homogénéité de l’espace de la représentation, qui est alors saisi comme un tout, un objet,
une sculpture dont on peut faire le tour ; elle [la scénographie] est mise sur un socle »54.
50
Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », op. cit., p. 21. (« Die Zuschauer
waren Bestandteil dieser Welt, waren von ihr komplett und überwältigend eingeschlossen ».)
51
« Doch eher näher an Kroetz », op. cit., p. 163. (« Die Objektbühne ».)
52
« Nähe und Distanz », op. cit., p. 226. (« Der “Körper” ist bei Pappelbaum das, was andere
Bühnenbildner wahrscheinlich schlicht als “Bühnenbild” nennen würden. Der Begriff ist deshalb so treffend,
weil seine Bühnenbilder keine hinters Bühnenportal geklebten, aufgeschnittenen Zimmer sind, sondern
Installationen, die in den riesigen Sälen der Schaubühne tatsächlich stehen wie unabhängige Organismen ».)
53
Formule de Marie-Noëlle Semet, universitaire et scénographe, qui voit là comme une « signature
Pappelbaum ». (Atelier de la pensée, op. cit.).
54
M.-N. Semet, l’Atelier de la pensée, op. cit.
175
Chapitre VI – La Scénographie
L’utilisation fréquente de ces “sculptures praticables” trouve aussi une justification pratique,
car celles-ci offrent au public la meilleure visibilité possible : « dans le cas de la boîte
théâtrale, il y a toujours un problème avec les points de vue. […] Le “dispositif-objet” peut
être assez petit et pourtant, on voit bien de toutes les places de la salle »55, dit Pappelbaum. En
plus, un tel dispositif permet d’unifier l’expérience des spectateurs qui voient tous la même
chose, quelle que soit leur place dans la salle :
« Lorsqu’on a un espace tout à fait ouvert, chaque spectateur le perçoit différemment,
en fonction de sa place dans la salle. Nous ne voulions pas de regards multiples de cette sorte.
C’est pour cela que nous nous sommes mis à exploiter le plateau tournant, car cela permet
d’ouvrir de nouvelles perspectives à tous les spectateurs en même temps »56.
La scénographie de Nora constitue le premier exemple, et sans doute l’un des plus
aboutis, de cette “sculpture praticable” giratoire qui fut ensuite exploitée dans un grand
nombre de dispositifs scéniques de Pappelbaum pour les mises en scène d’Ostermeier. Le
caractère architectural de ces constructions, dans lesquelles se fait clairement sentir
l’influence du Bauhaus et du “Style International”, permet particulièrement bien d’inscrire ces
scénographies à l’intérieur de la Schaubühne, comme le remarque par ailleurs Mayenburg :
« Il ne faut pas négliger le fait que Pappelbaum pense ses décors pour les salles de la
Schaubühne. Souvent, il y a même une sorte de correspondance élégante lorsqu’il se saisit de
l’esthétique Bauhaus de l’immeuble d’Erich Mendelsohn et qu’il la prolonge sur scène. Tout
en gardant entièrement leur autonomie, ces “corps scéniques” n’apparaissent généralement pas
comme des corps étrangers »57.
La scénographie du Deuil sied à Electre d’Eugène O’Neill (créée en 2006, à la
Schaubühne) représente l’aboutissement de cette démarche, en tout cas, il s’agit là de
l’utilisation la plus radicale de ces “corps scéniques” sur plateau giratoire. Un praticable
rectangulaire, carrelé de noir, où l’on accède par une volée de quatre marches sur l’un de ses
petits côtés, porte, comme seul élément, une cloison vitrée composée de portes coulissantes
(« il faut débarrasser les bâtiments de toute surcharge inutile pour les rendre les plus légers
possible »58, prônait Mies van der Rohe).
55
« Doch eher näher an Kroetz », op. cit., p. 163. (« Außerdem hat das Kabinett immer ein Problem mit
den Sichtlinien. […] Die Objektbühne kann ganz klein sein, und man sieht dennoch von allen Plätzen gut ».)
56
Propos du scénographe lors de l‘Atelier de la pensée, op. cit.
57
« Nähe und Distanz », op. cit., p. 226. (« Trotzdem ist nicht zu übersehen, dass Pappelbaum seine
Bühnen für die Säle des Schaubühne entwirft. Oft ergibt sich sogar eine besonders elegante Korrespondenz,
wenn Pappelbaum die Bauhaus-Ästhetik von Erich Mendelsohns Schaubühnen-Bau aufgreift und auf der Bühne
fortsetzt. Bei aller Einständigkeit erscheinen die Bühnenkörper also in der Regel nicht als Fremdkörper ».)
58
Propos cités dans Peter Carter, Mies van der Rohe au travail, op. cit., p. 8.
176
Chapitre VI – La Scénographie
Le Deuil sied à Electre d’E. O’Neill (Schaubühne, 2006)
À part un banc, deux chaises, une table et des bâches
bâches en plastique, rien ne meuble la
scène ; sa vacuité, sa sobriété et son dépouillement donnent
donnent toute leur importance aux
rotations du plateau qui sont alors le moyen principal
principal par lequel se str
structure l’espace
scénique.
Néanmoins, si Pappelbaum utilise souvent un socle pour
pour ses dispositifs, il ne le fait pas
systématiquement pivoter. Ainsi pour Hamlet de William Shakespeare (créé en 2008, au
Festival d’Athènes, puis à la Schaubühne).
Hamlet de W. Shakespeare (Schaubühne, 2008) © Jan Pappelbaum.
177
Chapitre VI – La Scénographie
Au-dessus de la scène, constituée d’un praticable rectangulaire d’environ dix mètres
de large sur quinze de profondeur et recouvert de terre battue, coulissent en des allers-retours
du lointain au nez de scène un plateau de même largeur, mais de trois mètres de profondeur
seulement, où trône une longue table de banquet et des chaises. Un portique métallique,
chargé de projecteurs et d’un rideau de fines chaînes dorées (servant de support aux
projections vidéo) qui balaye, lors de ses déplacements, les deux praticables, enjambe
l’ensemble. Les aires de jeu sont donc perpétuellement redistribuées, non par rotations cette
fois-ci, mais par les déplacements frontaux des éléments. Sans doute en ce cas est-il difficile
de parler de “sculpture praticable”, même si l’effet est assez similaire – une vision
tridimensionnelle de l’espace – car le concept diffère. Reste qu’ici aussi, Pappelbaum travaille
les trois dimensions de ses décors, mais par emboîtement et superposition.
Le principe de ces dispositifs de Pappelbaum, placés sur un socle au centre de la scène,
pivotants ou non, fait quasiment système depuis la mise en scène de Nora, en 2002 ; sans
doute parce qu’il répond parfaitement, d’une part au souci premier du metteur en scène de
raconter une histoire, de l’autre à un besoin matériel d’adaptabilité aux différentes conditions
des représentations en tournée ou lors de festivals. En effet, la linéarité du récit nécessite un
espace unitaire, relativement homogène : c’est ce que proposent les “sculptures praticables”
de Pappelbaum, qui permettent de présenter toujours le même espace, sous différentes facettes
et de ramener l’attention du spectateur au centre (c’est-à-dire à l’action), d’autant que leurs
bords restent toujours ouverts. Pratiques, elles s’inscrivent aisément dans toutes sortes
d’espaces d’accueil, qu’ils soient théâtraux ou non, qu’il s’agisse de salles frontales, à
l’italienne, ou même de théâtres ouverts : Palais des Papes ou théâtre antique d’Épidaure.
Portables, exportables, elles ne font guère cas des lieux qui les abritent, hormis l’écrin premier
de la Schaubühne où effectivement leur “élégance” répond à celle du bâtiment de
Mendelsohn.
2.4. Le rapport scène / salle, la place du spectateur
Une évolution est à constater dans la manière dont Ostermeier et Pappelbaum
appréhendent la relation scène / salle, entre l’époque de la Baracke et le début de leur travail à
la Schaubühne d’un côté, où la définition de ce rapport passait surtout par un aménagement
178
Chapitre VI – La Scénographie
spatial spécifique, et de l’autre la période récente, où la place et le rôle du spectateur
découlent plutôt de la lecture dramaturgique des pièces et, par conséquent, des scénographies.
À la fin des années quatre-vingt-dix, la recherche systématique d’une nouvelle
définition spatiale de ces rapports scène / salle fut perçue comme la “marque de fabrique” des
deux artistes, ce qui fait dire à Pappelbaum qu’elle serait l’une des raisons de leur nomination
à la Lehniner Platz :
« Il y avait sûrement un grand nombre de raisons pour lesquels Thomas et moi-même,
nous avions reçu à l’époque cette offre de nous rendre à la Schaubühne. En plus de l’idée de
l’ensemble, de la troupe, qui était très fortement marquée chez nous, il y avait également le fait
qu’à la Baracke déjà, nous avions essayé pour chaque mise en scène un autre ordre dans
l’espace. Il n’y avait pas un ordre précis, entre la scène et l’espace des spectateurs. Tout cela
nous permettait, chaque soir, d’obtenir une situation intéressante pour toutes les parties
concernées, notamment le public et aussi évidemment les acteurs »59.
Ostermeier de son côté, évoque l’influence de l’histoire du théâtre allemand et des
expériences avec d’autres scènes que des théâtres à l’italienne, notamment celles que fit
Erwin Piscator60, en entreprenant, dans les années vingt, en collaboration avec Walter
Gropius61, « de concevoir un théâtre dont la forme serait adaptée aux conditions nouvelles, [et
qui ne viserait] pas seulement à un affranchissement ou à un perfectionnement technique ;
[mais surtout à une expression de] la réalité des rapports sociaux et dramatiques »62. Gropius
proposa alors de construire un “théâtre synthétique”, permettant de jouer simultanément sur
trois scènes différentes : l’arène circulaire, l’amphithéâtre et la scène à l’italienne63.
Rappelons que le bâtiment de la Schaubühne se prête particulièrement bien à ce genre
d’expérience, grâce à son équipement technique exceptionnel : sans emplacement fixe de la
scène et de la salle, c’est au metteur en scène et au scénographe d’imaginer à chaque fois
l’organisation de cet énorme espace (plus de mille quatre cents mètres carrés), qu’ils peuvent
réduire à l’aide de deux stores rideaux déplaçables ; tous les aménagements sont ainsi
réalisables : des dispositifs frontaux ou bi-frontaux, une arène ou même une scène d’opéra
avec fosse d’orchestre ; ce qui fait prétendre à Ostermeier que la Schaubühne est « le seul
théâtre où on a la possibilité de jouer avec le public »64.
59
Propos du scénographe dans Radio Libre, op. cit.
Cf. les propos du metteur en scène dans Radio Libre, op. cit.
61
Rappelons que Gropius fut l’un des fondateurs et directeurs du Bauhaus.
62
Erwin Piscator, Le Théâtre politique, Paris, Arche, 1972, p. 120.
63
Cf. Maria Piscator et Jean-Michel Palmier, Piscator et le théâtre politique, Paris, Éditions Payot, 1983,
p. 36-38.
64
Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 40.
60
179
Chapitre VI – La Scénographie
L’élaboration de chaque nouveau projet
projet ne suppose donc pas uniquement l’inscription
de l’aire de jeu dans l’univers général du théâtre, comme nous l’avons évoqué, mais
également celle de l’espace des spectateurs, conçue à chaque fois en relation spécifique à la
pièce représentée. Ostermeier et Pappelbaum voient cette recherche comme un retour
retou vers les
idéaux et les ambitions de la Schaubühne de Stein, laquelle « représentait
ait la tentative d’un
nouveau modèle de théâtre [… où le metteur en scène] a toujours essayé d’avoir un raccord
entre les matériaux et le texte dans un ordre spatial
spa
»65. L’ancien maître des lieux commente :
« J’ai toujours pensé qu’il était nécessaire de présenter
présenter chaque pièce dans un espace
proche de la spatialité conçue par l’auteur. Je n’ai
n’ai cessé d’affirmer que chaque pièce
piè réclamait
son espace théâtral propre. Et je me suis fixé l’objectif
l’objectif de pratiquer un théâtre qui repense et
modifie pour chaque spectacle la relation entre l’espace
l’espace scénique et l’espace des spectateurs.
Pour y arriver, il était nécessaire de proposer un espace architectural qui permette de modifier
la configuration spatiale pour chaque nouvelle mise en scène, de tout réinventer à chaque fois.
C’est ce que j’ai fait en fondant la Schaubühne »66.
Aux scénographies de Catégorie 3.1, où les spectateurs entouraient
aient le plateau des trois
côtés, et de Woyzeck,, où ils étaient pris, avec les personnages, au cœur
cœu de la cité HLM, nous
pouvons également ajouter le dispositif de La Mort de Danton de Georg Büchner (créée en
2001, à la Schaubühne), où les gradins étaient disposés en demi-cercle,
cercle, reprenant la forme
fo
de
la Convention Nationale.
La Mort de Danton de G. Büchner (Schaubühne, 2001)
65
66
Propos de Pappelbaum dans Radio Libre, op. cit.
Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit.,
cit. pp. 24-25.
180
Chapitre VI – La Scénographie
L’espace de jeu, quant à lui, consistait en un assemblage de praticables et de
passerelles en bois, certains inclinés, « un petit tréteau avec ce rideau du théâtre forain, qui n’a
pas évolué depuis des siècles »67, et clos au lointain par une toile en demi-cercle qui venait
compléter la forme dessinée par les gradins. Certaines scènes furent jouées depuis le public,
comme pour rendre plus évidente cette allusion au théâtre de foire, et à la fin, de nombreux
comédiens venaient s’ajouter aux spectateurs pour assister avec eux à l’exécution de Danton.
L’expérimentation de l’inscription spatiale du public dans la scène même fut poussée
plus loin avec La Ville – La Coupe (créée en 2008, à la Schaubühne), qui réunissait deux
pièces autonomes, La Ville de Martin Crimp et La Coupe de Mark Ravenhill.
La Ville de M. Crimp (Schaubühne, 2008) © Jan Pappelbaum.
La Coupe de M. Ravenhill (Schaubühne, 2008)
67
Dit Pappelbaum dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », in Dem Einzelnen…, op. cit., p. 19. (« Das
kleine Podest mit dem Jahrmarktbühnenvorhang, der über die Zeiten unverändert geblieben ist ».)
181
Chapitre VI – La Scénographie
Avant de s’installer, le spectateur s’engageait dans un labyrinthe qui le menait d’abord
devant un plateau rectangulaire où étaient déjà présents les comédiens. Il poursuivait ensuite
son chemin, à travers des couloirs noirs, pour arriver dans un espace où se déroulaient une
performance musicale et une danse et où il pouvait également regarder une installation vidéo :
« l’idée était de “vider” le spectateur avant que la vraie représentation ne commence, de faire
de lui une sorte de tabula rasa »68. À l’aide de cloisons mobiles, l’espace se redessinait par la
suite, se “cristallisant” en deux salles de théâtre contigües, chacune avec son propre plateau,
où le public assistait d’abord à l’une, puis à l’autre pièce. Ostermeier explique que l’impulsion
première était de sortir de la convention théâtrale par laquelle le spectateur, arrivé au théâtre,
se rend dans la salle pour assister au spectacle depuis son fauteuil. Il souhaitait donner à la
soirée un caractère de promenade, qui l’aurait rapprochée davantage d’une visite de musée :
« pas d’un musée avec des œuvres anciennes, mais plutôt avec des œuvres d’artistes
contemporains, de vidéastes, etc. On arrive, on regarde différentes choses, puis on entre dans
l’espace du théâtre, on en ressort, on rentre… »69.
Cependant, l’on peut observer, à peu près depuis la mise en scène de Nora (en 2002),
un “relâchement” progressif dans ce questionnement et ces expériences spatiales : les
dispositifs scène / salle sont de plus en plus souvent frontaux, et le décor fonctionne selon ce
principe de “sculpture praticable” évoqué. Chercher de nouveaux rapports scène / salle « nous
intéresse de moins en moins », affirme Ostermeier, qui invoque pour raison le fait que les
acteurs « développent toujours leur jeu et leur énergie principalement vers un côté »70.
Pappelbaum, quant à lui, rejoint ce point de vue en situant le problème au niveau de « la
formation de l’acteur : on n’enseigne que rarement une approche corporelle, comme par
exemple la biomécanique de Meyerhold, qui permette un jeu en trois dimensions »71. Il
ajoute :
« Le théâtre vit en grande partie de l’imagination : le spectateur doit vouloir et pouvoir
entrer dans un monde. Mais les expérimentations spatiales renvoient toujours à l’épique. Car
dans le cas de ces scènes, les arrangements de base (les aires de jeu, la salle, le public lui-
68
Propos de T. Ostermeier dans l’émission Stadtgespräch Porträt, TV Berlin, op. cit.
Ibid.
70
Propos tenu lors de l’Atelier de la pensée.
71
Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », op. cit., p. 20. (« Es ist auch ein
Problem der Schauspielausbildung: Eine bestimmte Körperlichkeit – wie die Biomechanik von Meyerhold etwa
– die eine Dreiseitenbespielung ermöglichen könnte, wird nur wenig vermittelt ».)
69
182
Chapitre VI – La Scénographie
même) sont souvent
tridimensionnelle »72.
automatiquement
“thématisés”.
La
performance
devient
Ainsi la place, le rôle et la “complicité” du spectateur, qui est pourtant toujours le
souci primordial d’Ostermeier et de Pappelbaum lors de l’élaboration d’un spectacle, ont-ils
été redéfinis, recentrés sur des questions d’ordre dramaturgique qui passent beaucoup par la
scénographie. Ils ne cherchent plus à réduire systématiquement la séparation entre la scène et
la salle au moyen d’un aménagement spatial ; au contraire, les acteurs et les spectateurs se
trouvent dans la plupart des cas dans une (op)position frontale classique. Mais cette scission
scène / salle doit être surmontée, ou estompée, à travers une autre approche, qui se présente a
priori comme anti-brechtienne, car Pappelbaum dit vouloir effacer la distance, atténuer le
caractère critique du regard du spectateur, produire chez lui une fascination pour la vie des
personnages sur scène. Il veut prendre le public à témoin d’un milieu et d’un univers proches
des siens, parfois même dans une logique spéculaire, et l’inviter à tirer seul ses conclusions, à
partir d’une perspective presque documentaire.
« L’objectif de ces univers n’est pas de critiquer ou de dénoncer les personnages qui
les habitent. Au contraire, j’aimerais créer des mondes qui fascinent le spectateur, auxquels il
adhérerait complètement dans un premier temps, pour qu’il se dise : “Ce serait pas mal
d’habiter une maison pareille” ou “C’est dans un hôtel comme ça que j’aimerais passer un
weekend avec ma femme”. Car je suis convaincu que cette adhésion préalable du spectateur,
qui pourrait s’imaginer vivre dans ces espaces, permet d’insister sur la chute des personnages,
de concrétiser pour lui les problèmes que l’on traite »73.
Cet itinéraire à travers quelques scénographies de Jan Pappelbaum pour les spectacles
de Thomas Ostermeier nous a permis de dégager certains principes récurrents et déterminants
qui guident la collaboration des deux artistes. Force est de constater que la scénographie est
l’un des éléments principaux de la représentation, présent depuis les premières heures des
répétitions, qui participe à l’identification des partis pris majeurs de la mise en scène et à leur
transposition sur le plateau. Jan Pappelbaum met à profit sa formation d’architecte, que ce soit
dans ses choix esthétiques, son approche du travail, ou dans sa vision et son analyse
matérialistes des univers et des milieux sociaux – aussi bien ceux des personnages que ceux
72
Propos du scénographe, ibidem. (« Zudem lebt Theater zu einem großen Teil von der Imagination – der
Zuschauer soll sich auf eine Welt einlassen, will in diese Welt mitgenommen werden. Räumliche Experimente
dagegen werfen immer wieder zurück ins Epische. Denn ganz automatisch werden bei diesen Bühnen die
Grundanordnungen – der Spielraum, der Zuschauerraum, vor allem der Zuschauer selbst – mitthematisiert. Auch
die Darstellung wird dreidimensional ».)
73
Propos du scénographe lors de l’Atelier de la pensée.
183
Chapitre VI – La Scénographie
des spectateurs. Le constat majeur qui se dégage en filigrane de cette étude est que
Pappelbaum apparaît comme un véritable Bühnenbauer, cet “architecte de scène” qu’appelait
Brecht dans ses écrits (et qu’il trouva, lui, surtout en la personne de Caspar Neher), à savoir
un scénographe qui « part toujours “des gens” et des “choses qui leur arrivent ou qu’ils font
advenir”, [qui] ne fait pas de “décors scéniques”, qui soient des toiles de fond ou des cadres,
[qui] construit au contraire le terrain sur lequel “des gens” vivent les choses. […] C’est
d’abord un narrateur plein d’ingéniosité »74.
74
B. Brecht, « Discours de l’auteur de pièces sur le théâtre de l’architecte de scène Caspar Neher », in
Écrits sur le théâtre, op. cit., pp. 666-667.
184
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
VII.
LE JEU ET LA MISE EN SCENE
Des exemples qui servent à argumenter l’étude qui suit, les mises en scène ibséniennes
sont souvent absentes, ou seulement mentionnées ; sur le plan artistique, elles s’inscrivent
naturellement dans la continuité des représentations traitées ici, mais elles serviront de matière
à une analyse à part, dans la deuxième partie de notre thèse.
1. La direction d’acteurs
L’acteur occupe une place fondamentale dans le théâtre de Thomas Ostermeier : « le
vrai travail du metteur en scène est celui avec les acteurs »1, déclare-t-il régulièrement. Il faut
entendre cette affirmation (commune à un grand nombre d’hommes de théâtre contemporains)
en rapport avec le parcours personnel d’Ostermeier, lequel (comme c’est souvent le cas chez
les metteurs en scène) avant de se tourner vers la mise en scène, entreprit d’être comédien : au
début des années quatre-vingt-dix, avant d’intégrer la formation de l’École Ernst-Busch (en
1992), il étudia le jeu à l’Université des Arts (Universität der Künste) à Berlin. C’est là,
comme nous l’avons dit, qu’il fit cette rencontre, décisive pour son avenir, avec Einar
Schleef2, lequel éveilla chez le jeune apprenti-comédien le goût de la mise en scène et le
poussa à faire des études dans ce domaine. Ostermeier témoigne :
« Déjà en tant que comédien, notamment aux côtés d’Einar Schleef, j’ai commencé à
m’intéresser aux autres aspects du travail au théâtre. Lorsque je passais des heures et des nuits
avec lui, à réfléchir et à discuter, je me suis rendu compte que cela m’intéressait beaucoup, de
discuter autour d’une pièce, autour de l’interprétation d’un personnage, etc. C’est lui qui m’a
dit qu’il trouvait intéressante ma façon de réfléchir sur les pièces et que je ne devais pas me
borner au rôle de comédien »3.
1
Propos tenu lors de l’Atelier de la pensée.
Il jouait notamment dans son projet de Faust.
3
Propos d’Ostermeier dans l’émission Stadtgespräch, op. cit. Il continue, sur un ton plus détendu : « Et
puis, Schleef m’a dit qu’on pouvait étudier la mise en scène à l’École Ernst-Busch. Cela me paraissait
complètement bizarre ; à l’époque, je n’avais jamais entendu parler des études de mise en scène, je ne savais pas
que cela existait, je n’arrivais pas à imaginer comment cela pouvait se passer. Pour moi, les metteurs en scène
étaient des gens de cinquante-cinq ans ou plus qui ont lu beaucoup de livres ».
2
185
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Au cours de ses études, Ostermeier monta régulièrement sur les planches du Berliner
Ensemble, sous la direction de Manfred Karge, son professeur4 (lequel avait aussi été
comédien avant d’être metteur en scène). Il lui arriva également de jouer dans ses premiers
spectacles5. Mais finalement, il décida, au cours de ses études, d’abandonner la carrière de
comédien et de se consacrer exclusivement à la mise en scène. L’une des raisons qu’invoque à
cela Ostermeier tiendrait à la difficulté de reconnaissance des acteurs, surtout débutants, à leur
situation en quelque sorte “subalterne” au sein des institutions théâtrales allemandes, une
place qui est, selon lui, très difficile et inconfortable. Pour le metteur en scène, les jeunes
comédiens sont trop tenus à l’écart des décisions artistiques et des choix esthétiques et n’ont
aucune possibilité de se prononcer, de prendre part aux réflexions ou de débattre des partis
pris généraux. Le choix de la mise en scène permettait, en revanche, à Ostermeier de
s’investir pleinement dans l’élaboration des spectacles, de ne plus « être dans des projets dont
[il] n’appréciait pas les choix esthétiques et auxquels finalement [il] n’adhérait pas sur le plan
artistique »6. De son expérience de comédien, dit-il, vient sa grande sensibilité envers les
acteurs. C’est ainsi, confie-t-il, que c’est très souvent la personnalité d’un comédien, son art,
son talent, qui est à l’origine d’un spectacle, du choix de la pièce et de la manière de
l’aborder. Citons à titre d’exemple Anne Tismer pour le Concert à la carte et Lulu (après
Nora)7, Gert Voss pour le Constructeur Solness8, Josef Bierbichler pour John Gabriel
Borkman9 ou encore Brigitte Hobmeier pour le Mariage de Maria Braun et Susn10. Certes, les
4
Il raconte que lorsqu’il étudiait la mise en scène, il a eu « de très bons professeurs de théâtre qui ont
sans cesse essayé de [le] convaincre de revenir à cette première vocation [le jeu] ». (Cf. les entretiens avec S.
Vogel, op. cit., p. 8.)
5
« Il faut dire que tout au début, je pensais qu’on était également capable de jouer, lorsqu’on faisait de la
mise en scène. Lors de mes premiers essais de metteur en scène, j’ai un tout petit peu joué, mais je ne l’ai plus
fait par la suite. Maintenant, il m’arrive de temps à autre de jouer, lorsqu’un acteur tombe malade », confiait-il en
2001 à S. Vogel (op. cit., p. 9).
6
Propos tenu dans l’entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 17.
7
Le choix de ces pièces aurait été « surtout lié à l’actrice, Anne Tismer », confie Ostermeier dans un
entretien télévisé avec Annette Gerlach, diffusé sur Arte le 18 mars 2004.
8
« Cela a à voir surtout avec Gert Voss » répond le metteur en scène à la question du choix de la pièce
pour le Burgtheater de Vienne, lors de la rencontre à l’Université Rennes 2, le 11 décembre 2008.
9
« Quand j’ai pensé à la pièce, cela avait à voir avec le rôle principal, avec l’acteur Josef Bierbichler. Si
je ne l’avais pas eu, lui, je n’aurais pas fait la pièce », ajouta-t-il à la même occasion.
10
« Je voulais travailler avec cette actrice-là et mettre en scène ce scénario », dit Ostermeier dans « Maria
Braun, dans la lignée de Nora et Hedda Gabler », entretien réalisé par Jean-Louis Perrier, in Alternatives
théâtrales, n° 101, op. cit., p. 24. Susn d’Achternbusch (2009), par ailleurs, est symptomatique de cette attention
privilégiée portée à certains comédiens. À intervalles réguliers, Ostermeier monte des pièces écrites pour un seul
acteur (à la limite secondé par un deuxième comédien plus ou moins muet, pièces données souvent dans de
petites salles), où le travail sur le jeu devient une sorte de laboratoire sur l’art du comédien. Ainsi pour le
Concert à la carte de Kroetz (2003), pièce sans paroles où Anne Tismer, seule sur scène, proposait un épilogue
muet à la Nora montée un an auparavant, ou pour le Produit de Ravenhill (2006) où Jörg Hartmann, entre une
table et deux chaises, incarnait un producteur de cinéma, dans un véritable “one man show” (avec la présence
muette d’une autre comédienne sur scène). Avec Susn, Ostermeier va encore plus loin : ignorant les didascalies
186
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
conditions de travail dans une institution telle que la Schaubühne, pourvue d’une troupe fixe,
font que le metteur en scène travaille bien évidemment régulièrement avec les mêmes acteurs.
On relève ainsi, dans le parcours d’Ostermeier, plusieurs périodes de collaborations
“privilégiées”, de complicité avec tel(le) ou tel(le) comédien(ne), durant lesquelles il lui
confie plusieurs rôles principaux de suite, comme Anne Tismer entre 2002 et 200411,
Katharina Schüttler en 2005 et 200612, Brigitte Hobmeier depuis 200713 ou encore Kay
Bartholomäus Schulze14. Et bien sûr, cet acteur “fétiche”, qui accompagne Ostermeier de
manière constante, de leur formation commune à l’École Ernst-Busch, à l’aventure de la
Baracke et celle de la Schaubühne : Lars Eidinger, que l’on retrouve dans un grand nombre
des spectacles du metteur en scène15.
Depuis quelques années, le metteur en scène travaille de plus en plus souvent aussi
avec des grands acteurs comme Kirsten Dene16, Angela Winkler, Gert Voss ou Josef
Bierbichler, pour ne citer qu’eux17, des acteurs qui ont derrière eux un riche parcours
artistique et de nombreuses collaborations avec des metteurs en scène de renommée. Ce fait,
ce parti pris qui découle de l’importance primordiale qu’Ostermeier accorde à l’acteur, a des
répercussions sur l’esthétique générale de ses spectacles, comme sur l’ensemble de la
production. Nous avons déjà constaté l’évolution du modèle égalitaire de la troupe de la
Schaubühne et l’arrivée progressive dans ce théâtre de “vétérans”, de “vedettes” de la scène.
En prenant de l’âge, il semblerait qu’Ostermeier sente le besoin et se donne la possibilité
d’évoluer ou de s’enrichir grâce à une collaboration avec ces grands acteurs de la génération
qui précisent que le personnage doit être joué par plusieurs actrices différentes (quatre ou cinq, selon les
versions : une pour chaque période de sa vie), il a toutefois confié le rôle dans sa totalité à Brigitte Hobmeier.
11
Les jours meilleurs de Dresser et Nora d’Ibsen en 2002, le Concert à la carte de Kroetz en 2003 et Lulu
de Wedekind en 2004.
12
Anéantis de Kane et Hedda Gabler d’Ibsen en 2005, Le deuil sied à Electre d’O’Neill en 2006.
13
Le Mariage de Maria Braun de Fassbinder en 2007, Susn d’Achternbusch en 2009 et les Démons de
Norén en 2010.
14
Catégorie 3.1 de Norén en 2000, La Mort de Danton et Woyzeck de Büchner en 2001 et en 2003, Nora
d’Ibsen en 2002, L’Ange exterminateur de Woudstra en 2003, Hedda Gabler d’Ibsen en 2005 ou Room Service
de Murray et Boretz en 2007.
15
Citons à titre d’exemple La Mort de Danton de Büchner en 2001, Les Jours meilleurs de Dresser et
Nora d’Ibsen en 2002, Woyzeck de Büchner et L’ange exterminateur de Woudstra en 2003, Lulu de Wedekind en
2004, Hedda Gabler d’Ibsen en 2005, Le Songe d’une nuit d’été et Hamlet de Shakespeare en 2006 et 2008, ou
Les Démons de Norén en 2010.
16
Le Constructeur Solness d’Ibsen en 2004, La chatte sur un toit brûlant de Williams en 2007 et John
Gabriel Borkman d’Ibsen en 2008.
17
Nous pourrions sans doute situer la première collaboration d’Ostermeier avec l’un de ces acteurs
“mythiques”, en 2004, quand il monta le Constructeur Solness avec Gert Voss dans le rôle titre. La liste se
poursuit avec des noms illustres comme ceux de Branko Samarowski, Urs Hefti, Lore Stefanek ou encore JeanPierre Cornu. À noter que la plupart de ces collaborations se font dans le cas des mises en scène ibséniennes
d’Ostermeier, comme si cette dramaturgie offrait un terrain particulièrement fertile pour un dialogue
intergénérationnel.
187
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
précédente18. Il dit d’ailleurs apprécier ces « artistes prestigieux », notamment parce qu’une
« communication peut s’installer » avec eux plus rapidement durant les répétitions, et que par
là ces rencontres « font évoluer [son] travail »19. L’abandon plus ou moins forcé de certaines
“utopies” ou rêves de jeunesse (sur le collectif, la communauté), semble contrebalancé par le
bénéfice de ce genre de collaboration.
Le travail de Thomas Ostermeier se nourrit des différents courants ayant sillonné le
théâtre depuis le début du vingtième siècle. Nous examinerons ici la trace des influences les
plus marquantes, celles de la vision de l’acteur chez Stanislavski, chez Meyerhold et chez
Brecht20, puis tenterons d’analyser la manière dont celles-ci se conjuguent dans sa direction
d’acteurs,
pour
donner
naissance
à
ce
qu’Ostermeier
appelle
« l’interprète
du
21
réalisme nouveau » .
Nous pouvons relever ces trois influences majeures dans l’exemple d’une seule et
même représentation, Hamlet, un travail qui a directement précédé John Gabriel Borkman en
2008. Ici, les comédiens adoptent dans plusieurs scènes un jeu réaliste, psychologique, un jeu
d’incarnation qui vise à donner aux spectateurs « la vision intérieure » d’un personnage et à
leur faire « partager [son] univers »22. C’est ainsi que le combat d’escrime final est
étonnamment “véridique”, réaliste : Lars Eidinger (Hamlet) et Stefan Stern (Laërte) se battent
de façon naturaliste, comme dans une reconstitution historique (malgré quelques interludes
ludiques, comme lorsqu’au début, Hamlet feint de se battre avec une cuiller en plastique,
après s’être assuré que toutes les rapières sont de longueur égale ; ou lorsque, entre deux
assauts, il demande « new balls ! » et mime un service de tennis avec son épée pour
raquette). Ce mode de jeu est exploité dans la plupart des spectacles d’Ostermeier, même si
l’effet d’illusion et d’identification de l’acteur avec son rôle est souvent cassé à l’aide d’autres
moyens et procédés.
18
Il est intéressant de comparer ce passage progressif au travail avec des grands acteurs avec une autre
expérience, diamétralement opposée, celle de Matthias Langhoff qui, évoquant ses débuts au Berliner Ensemble,
rapporte : « Helene Weigel nous a appelés [M. Langhoff et M. Karge] pour nous dire : “Vous faites un premier
travail ? Vous êtes jeunes, vous avez besoin des meilleurs acteurs. Seulement plus tard, beaucoup plus tard, vous
allez pouvoir travailler avec de très jeunes comédiens ». (Cf. Matthias Langhoff, « Au Berliner, avec Brecht », in
Georges Banu (dir.), Les répétitions de Stanislavski à aujourd’hui, Arles, Actes Sud, 2005, p. 116.)
19
Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 23-24.
20
Nous abordons ces trois influences dans l’ordre historique, qui ne correspond pas forcément à l’ordre
chronologique dans lequel Ostermeier les a découvertes.
21
Notamment dans « Le théâtre à l’ère de son accélération », op. cit.
22
Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., respectivement pp. 52 et 49.
188
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Dans un autre registre, proche de celui de Meyerhold, les comédiens endossent
fréquemment un jeu très physique, corporel, voire acrobatique, et sont dans un rapport très
étroit avec l’espace de la scène, et les uns aux autres réciproquement. Dans Hamlet, à part le
rideau de chaînes métalliques auquel les comédiens s’accrochent et se balancent, et la grande
table sur laquelle ils montent parfois, c’est notamment la terre qui recouvre le sol de l’aire de
jeu principale qui les incite à un jeu physique : ils peuvent se permettre toutes sortes de
chutes, se rouler dedans ou s’y ensevelir réciproquement, s’en maculer le corps et la figure ou
y glisser lorsque, trempée, elle se transforme en boue23.
Hamlet, 2008
Toutefois, le jeu physique que mettent en avant les acteurs n’est pas exclusivement lié
au dispositif scénique. Ainsi, Eidinger se sert-il d’un jeu corporel pour traduire la
(prétendue ?) folie de son Hamlet : aux moments où celle-ci se manifeste, son corps tout
entier est en proie, comme malgré lui, à des secousses violentes et des gestes obscènes24, des
tics, etc. L’acteur traduit cette perte de contrôle par une maîtrise absolue de son corps. Mêmes
secousses pour Judith Rosmair, lorsque son Ophélie perd la raison à son tour, qu’elle
23
Le songe d’une nuit d’été (2006) offre un exemple parlant de ce jeu, notamment à cause du fait qu’il
s’agit d’un projet commun d’Ostermeier et de la chorégraphe Constanza Macras et que le résultat en est donc un
spectacle à la lisière du théâtre et de la danse. Là, les acteurs-danseurs mettent pleinement à profit toutes les
possibilités de jeu physique que leur offre le dispositif scénique : ils s’accrochent et se suspendent à des barres de
la balustrade comme à des trapèzes, montent et descendent de diverses manières l’escalier en colimaçon, etc.
Comme dans la légendaire mise en scène de La Forêt d’Ostrovski par Meyerhold, « [la construction] est un
véritable agrès de jeu que les acteurs utilisent de multiples façons : ils y montent, en descendent, y grimpent par
les perches, s’y suspendent, s’écroulent contre la balustrade, s’y asseyent ou s’y étendent ». (B. Picon-Vallin
(dir.), Voies de la création théâtrale, n° 17, “Meyerhold”, 1990, p. 175.)
24
Accompagnés par un « Ficken! » (« Baiser ! ») pulsionnel…
189
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
accompagne non seulement de commentaires indécents, mais de cris gutturaux25. Le jeu
physique d’Eidinger est également conditionné par un costume rembourré autour du torse, qui
détermine fortement les mouvements de l’acteur, ses déplacements et sa manière d’évoluer
sur scène, sans parler de l’image de “balourd”, “lourdaud”, qu’il donne au personnage : ainsi,
lorsque ce gros Hamlet se met à courir, il ne peut plus s’arrêter, comme si sa masse, une fois
mise en mouvement, ne parvenait plus à s’immobiliser26.
Quant à l’empreinte d’un jeu brechtien, distancié, conscient et dirigé vers le
public, elle passe notamment par trois procédés. Le premier tient au fait que dans cette
représentation, tous les acteurs, hormis Lars Eidinger – Hamlet, jouent plusieurs rôles27. Ainsi
il n’y a pas d’identification entre l’acteur et son rôle, d’autant plus que les changements de
personnage se font “à vue”, à l’aide d’un élément de costume et d’un accessoire. Le second
est l’adresse directe au public28 : par exemple lorsque Lars Eidinger, Hamlet jouant un DJ,
demande à la salle de répondre à son “yeah”, ou quand Urs Jucker, Claudius confessant le
fratricide, se promène parmi les spectateurs et leur demande directement l’absolution. Le
troisième est l’affirmation du caractère théâtral et fictionnel du spectacle en train de se faire :
Eidinger demande à la régie qu’on allume les lumières dans la salle, au moment où son
Hamlet explique aux comédiens les réactions d’un public de théâtre, ou que l’on coupe la
musique avant le combat d’escrime, ou encore que les autres acteurs quittent le plateau, pour
son monologue.
Les acteurs d’Ostermeier intègrent fréquemment à leur jeu le gestus brechtien, cette
« expression par les gestes et les jeux de physionomie des rapports sociaux existant entre les
hommes d’une époque déterminée »29. On peut citer pour exemple la mise en scène de
Woyzeck (2003) où le protagoniste (Bruno Cathomas) s’évanouit brusquement dès que le
Docteur (Kay Bartholomäus Schulze) touche son poignet pour lui prendre le pouls. Cette
scène se reproduit à plusieurs reprises dans la représentation et l’on insiste même sur son
caractère signifiant, lorsque le Docteur invite d’autres personnages, tel le Capitaine (Felix
25
De sorte que la scène rappelle fortement certains passages du légendaire film d’épouvante, The Exorcist.
Un autre principe meyerholdien du jeu des acteurs est l’appui que ceux-ci prennent sur la musique (nous
l’étudions plus loin), avec les notions de rythme, de contrepoint, de la cinématographicité au théâtre, etc.
27
Judith Rosmair est tour à tour Gertrude et Ophélie, Sebastian Schwarz, Horatio et Guildenstern, et
Stefan Stern, Laërte et Rosenkrantz, etc.
28
« On devra naturellement abandonner la notion de quatrième mur, ce mur fictif qui sépare la scène de la
salle et crée l’illusion que le processus représenté se déroule dans la réalité, hors de la présence du public. Par
principe, les comédiens ont donc ici la possibilité de s’adresser directement au public ». B. Brecht, L’art du
comédien, Paris, L’Arche, 1999, p. 129.
29
B. Brecht, L’art du comédien, op. cit., p. 133.
26
190
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Römer), à en faire l’expérience : l’évanouissement de Woyzeck devient le symptôme de
d sa
position sociale, à la merci de ses supérieurs.
Woyzeck, 2004
Ces différents modes de jeu reviennent
reviennent de manière récurrente dans le travail des
acteurs, comme des moyens, des éléments, de la construction
construction du jeu qui caractérise celui
d’Ostermeier. Ils s’enchaînent rapidement, se superposent
superposent ou s’opposent simultanément, afin
de donner naissance à une
ne interprétation riche et “polymorphe”, « par assemblage des
contraires »30 :
« Le rythme de clips vidéo trouve sa transposition dans
dans le jeu accéléré des comédiens.
[…] Cette accélération demande un nouveau type de comédien,
comédien, à savoir un interprète – non un
médium étranger au théâtre, comme le film, la vidéo,
vidéo la projection – un interprète qui sache
rassembler et reproduire de manière staccato des coups de théâtre et des émotions, toujours
distancié et calme, mais jamais froid, dans une performance
performance qui possè
possède la virtuosité et la
rapidité d’un groupe de hardcore américain »31,
annonçait Ostermeier de façon programmatique en 1999.
1999. Depuis, ses représentations
appliquent effectivement ce principe : dans Susn d’Achternbusch (2009), pièce découpée en
quatre parties,
es, la protagoniste (Brigitte Hobmeier) adopte pour chaque épisode un jeu bien
30
Je reprends ici l’expression qu’utilise B. Picon-Vallin
Picon Vallin à propos de Meyerhold : « une capacité à
assembler les contraires, dans la composition scénique comme
mme dans le jeu, de façon à continuellement faire
passer le spectacle d’un plan à un autre, à toujours
toujour surprendre,, à ne jamais le laisser passif ». (Cf. la préface à
Vsevolod Meyerhold,, Paris, Actes Sud – Papiers et CNSAD, coll. Mettre en scène, 2005, p. 9.)
9
31
« Le théâtre à l’ère de son accélération », op. cit. (« Der Rhythmus des Videoclips findet seine
Übersetzung im beschleunigten Spiel der Schauspieler.
Schauspieler. […] Diese Beschleunigung verlangt einen neuen Ty
Typus
von Schauspieler, nämlich einen Darsteller – nicht
cht etwa ein theaterfremdes Medium, wie Film, Video,
Video Projektion
- , einen Darsteller, der stakkatoartige Brüche und Emotionen
Emotionen souverän und virtuos aneinandersetzen und
reproduzieren kann, immer distanziert und gelassen, aber niemals kalt gegenüber der Vera
Veranstaltung, der die
Virtuosität und Schnelligkeit einer amerikanischen Hardcore Band besitzt ».)
191
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
distinct : l’interprétation plutôt réaliste de la première partie laisse la place à un jeu de plus en
plus maniéré dans les épisodes suivants, avant de terminer, dans la quatrième partie, sur un
mode complètement caricatural, montrant une Susn bouffonne. On peut également évoquer à
ce propos le jeu de Judith Rosmair dans Hamlet, où la comédienne, qui incarne à la fois
Gertrude et Ophélie, réserve à la reine un jeu plutôt maniéré, stylisé, et à la jeune fille une
interprétation plus réaliste, voire psychologique ; le passage entre les deux est très fluide et se
fait à vue, souvent en plein dialogue32.
« Le réalisme sur scène ne doit pas rester captif de l’illusionnisme du jeu naturalistico
psychologique des acteurs derrière le quatrième mur »33, dit Ostermeier dans le même
manifeste en décrivant un aspect essentiel de son esthétique. En effet, les acteurs souvent
enchaînent rapidement des situations dans lesquelles ils installent une certaine représentation
réaliste, pour la casser aussitôt par d’autres procédés. Ainsi, dans le Mariage de Maria Braun
de Fassbinder (2007), où la vingtaine de personnages est interprétée par cinq comédiens qui (à
l’exception de la protagoniste) endossent chacun entre cinq et huit rôles, dans un rapport
particulier les uns aux autres : Bernd Moss, par exemple, interprète le GI tué par Hermann
Braun, puis enchaîne, quasiment attacca, avec le rôle du procureur chargé d’enquêter sur ce
meurtre ; Jean-Pierre Cornu, lui aussi, qui joue Karl Oswald, sitôt après la mort de son
personnage, réapparaît en femme, sous les traits de la notaire qui apporte son testament. Ces
glissements d’un rôle à un autre se déroulent là encore de manière très habile et dans un
rythme soutenu, à l’aide d’un simple accessoire ou d’un changement de costume, à vue. De
plus, les comédiens n’interprètent pas uniquement les personnages, mais dans certaines scènes
lisent également les didascalies ou créent un “habillage sonore” pour accompagner l’action
scénique : ils miment de leurs voix les bruits des bombes ou des sirènes, les chants d’oiseaux,
etc. Dans la même logique, ils déplacent également les éléments de décor pour créer de
nouveaux lieux dramatiques, et manipulent des accessoires, telle la machine à fumée, qui
permet de situer l’action dans une gare. Les accessoires et les costumes circulent donc
librement entre les comédiens et sont utilisés d’une manière plus symbolique que réaliste : le
manteau de Maria, par exemple, enfilé à l’envers (fermeture dans le dos) par le docteur,
32
Ainsi dans la scène où Claudius demande à Gertrude de s’éloigner, car il veut assister, avec Polonius, à
une rencontre fortuite entre Hamlet et Ophélie : en disant à Rosmair-Gertrude de s’en aller, Jucker l’aide à
enlever sa perruque et son manteau et à devenir Ophélie : la comédienne passe d’un personnage à l’autre en
l’espace d’une réplique, de manière tout à fait souple, mais en laissant néanmoins clairement comprendre ce
changement de rôle par un changement de jeu.
33
« Le théâtre à l’ère de son accélération », op. cit. (« Dann muss ein Realismus auf der Bühne auch nicht
im Illusionismus des naturalistisch-psychologischen Spiels hinter einer vierten Wand gefangen bleiben ».)
192
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
devient une blouse d’auscultation ; plus loin dans cette scène, ce même personnage fait
fa
semblant de s’enfoncer le microphone dans l’avant-bras,
l’avant bras, pour se shooter à la cocaïne. Enfin,
la représentation est également
nt ponctuée par des scènes muettes, dansées, souvent
souven au ralenti,
comme lorsque les acteurs effectuent les numéros des
des filles dans le club des GI34 ou les
déplacements (très chorégraphiés) des serveurs dans le restaurant où se déroulent plusieurs
dîners de Maria Braun et Karl Oswald.
Le Mariage de Maria Braun,
Braun 2007
Ces procédés de distanciation : lecture des didascalies, changements de costume
(donc, de personnage) à vue ou manipulation des éléments
éléments de décor par les comédiens,
n’empêchent toutefois pas l’interprétation réaliste et psychologique de certaines scènes. À
d’autres moments, les acteurs endossent un jeu physique, voire chorégraphié, ou encore
e
grotesque et maniéré. Polymorphe, donc, le jeu des comédiens est également polyvalent :
ceux-ci
ci sont sollicités en tant que techniciens (pour effectuer
effectuer des changements ou des effets
de scénographie), en tant que bruiteurs (pour créer l’environnement sonore
s
de certaines
scènes), ou encore en tant que figurants (pour participer
participer à la peinture de certains lieux
dramatiques : filles dans le bar, passants dans la gare, etc.). Deux conséquences s’en
dégagent : la première est de concéder à la représentation un
un fort caractère choral35, car les
acteurs sont tous constamment présents et occupés sur
sur scène, et la seconde est de faire des
34
L’ambiance générale de ces scènes évoque par ailleurs,
ailleurs, dans une certaine mesure, l’esthétique de
quelques spectacles de Christoph Marthaler, notamment
notamment à travers l’exécution maladroite et pataude de ces
c
danses, mais aussi dans l’apparence
nce comique des acteurs habillés en femmes (soutiens(soutien -gorges, bas, souliers à
talons, etc.).
35
Qui pourrait, là encore, s’apparenter à la pratique de Marthaler, mais également à celle de Schleef, qqui a
eu une grande influence sur Ostermeier à ses débuts.
débuts
193
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
comédiens de véritables vecteurs du récit et de la narration, car ils y participent à plusieurs
niveaux et à plusieurs titres.
Nous venons de décrire quelques scènes parmi les plus fortes de certaines
représentations majeures de Thomas Ostermeier, dans le but d’expliquer certaines de ses
techniques de jeu, influencées ou inspirées par le travail et l’enseignement de Stanislavski,
Meyerhold ou Brecht. Restent naturellement d’autres représentations moins marquantes,
moins élaborées, dans lesquelles le jeu des comédiens se révèle moins intéressant, quelquefois
difficilement déchiffrable, semble indéterminé ou avec peu de prise avec la réalité36. Sans
doute sont-elles le fruit d’un travail trop rapide, de partis pris flous ou moins pertinents, ou
encore tout simplement d’une erreur dans le choix des pièces ; elles paient le prix d’une
production artistique prolixe et de certains consensus plus ou moins nécessaires. Nous ne nous
attardons donc pas ici sur ce qu’on pourrait considérer comme des “ratages” du metteur en
scène : ils sont inhérents au travail de l’artiste ; pour définir l’œuvre d’un peintre on prend ses
meilleurs tableaux.
36
Ceci n’est certes qu’une appréciation personnelle, qui vaudrait par exemple pour Room service, Les
Démons ou Othello, des représentations que nous voyons comme des parenthèses dans le parcours d’Ostermeier,
des signes d’une certaine fatigue ou d’un certain tarissement de sa créativité, chose somme toute inéluctable,
étant donné le nombre important de ses productions.
194
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
2. Les répétitions
Thomas Ostermeier considère que la direction d’acteurs est la base, le centre, le point
nodal de son travail. Pour un metteur en scène, la façon de répéter peut varier selon la pièce,
le genre dramaturgique, les acteurs, les collaborateurs et, naturellement, les conditions
matérielles. Les données nombreuses dont nous disposons sur la façon de travailler
d’Ostermeier sont à ce point variées, sinon opposées, qu’elles peuvent révéler des
contradictions et conduire à des conclusions hasardeuses. Décrire la manière dont se déroulent
les répétitions signifie donc analyser un procédé extrêmement complexe et compliqué37, si
fluctuant qu’il échappe aux règles de toute synthèse et systématisation.
C’est pourquoi nous proposons ici une approche plutôt personnelle, au risque qu’elle
soit arbitraire, basée sur notre présence aux répétitions38 et surtout, sur nos nombreuses
discussions avec le metteur en scène concernant ce point capital de la création39. Nous
rapporterons donc ici différents propos et explications40 d’Ostermeier et de ses collaborateurs
qui, par leur variété, pluralité et hétérogénéité, prêtent à des interprétations diverses.
Dans une grande structure comme la Schaubühne, et pour un metteur en scène
travaillant dans plusieurs institutions et fréquemment à l’international comme Ostermeier, un
projet est généralement défini plusieurs mois, voire années, à l’avance. Cela permet de
disposer d’une plus ou moins longue période de “maturation”, après avoir trouvé la « porte
d’entrée »41 de l’œuvre. C’est pendant cette longue durée de préparation que le metteur en
scène travaille avec le traducteur, le dramaturge et le scénographe, pour définir le cadre
général de la représentation, dégager les principaux axes de lecture de la pièce, choisir,
commander ou mettre au point une traduction, préparer l’adaptation et une première version
scénique du texte, déterminer la distribution, etc. C’est également durant cette phase
préparatoire qu’Ostermeier propose généralement un séminaire à l’École Ernst-Busch, au
37
Un des six axes principaux de la formation des metteurs en scène à l’École Ernst-Busch est
spécialement consacré à l’organisation et au déroulement des répétitions.
38
Pour la création de John Gabriel Borkman au Théâtre National de Bretagne à Rennes en 2008, pour La
Pierre à la Comédie de Reims en 2009, et pour Othello au Théâtre d’Épidaure en 2010.
39
Notre expérience personnelle en tant que dramaturge de production et notre pratique de la mise en scène
nous ont forgé la conviction qu’il est illusoire d’essayer d’établir un schéma, si lâche soit-il, de la “méthode” de
répétition de chaque metteur en scène. Elle peut varier d’un spectacle à l’autre, même si les conditions
matérielles restent plus ou moins stables. De ce point de vue, le travail d’Ostermeier sur la direction d’acteurs
corrobore cette idée de diversité dans l’organisation des répétitions.
40
Avec pour sources également des émissions télévisuelles qui montrent des fragments de répétitions,
comme le documentaire Ma vie (Mein Leben, documentaire sur Thomas Ostermeier, réalisation Meike
Klingenhof, © ZDF 2004) qui est particulièrement éclairant.
41
Selon l’expression utilisée par Ostermeier lors de l’Atelier de la pensée.
195
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
cours duquel il travaille la pièce avec les apprentis comédiens, ses étudiants, dans une sorte de
laboratoire, de première mise à l’épreuve des concepts retenus. Ce travail avec les élèves se
fait parallèlement à celui avec la troupe :
« Au cours de ce séminaire de recherche, je réunis des acteurs de la compagnie et on
essaie plusieurs scènes. Puis je fais la distribution, je prends les décisions pour le décor et pour
la direction dans laquelle je veux aller, même pour la question de l’adaptation du texte »42.
Les répétitions avec les comédiens de la troupe ne commencent généralement que
deux mois avant la première. Leurs horaires doivent s’adapter au fonctionnement d’un théâtre
au répertoire en alternance : on répète dans la matinée et en début d’après-midi, car ensuite,
les acteurs (et le plateau) doivent être disponibles pour les représentations du soir. En règle
générale, ces répétitions, qui débutent par un travail à table, se déroulent très vite sur le
plateau : ainsi pour Nora, raconte Ostermeier, la troupe se réunissait-elle systématiquement,
tous les matins, autour de la table, avant de monter sur le plateau : « Les acteurs prenaient la
parole sur tel ou tel aspect de la pièce, certains préparaient un exposé oral sur des questions
qui traversent la pièce, comme le patriarcat, le rôle des femmes, les enjeux économiques, le
mariage, le divorce, etc. »43. Ces séances servent à familiariser les acteurs avec les concepts
généraux de la représentation, retenus auparavant avec les autres collaborateurs, et les aident à
« acquérir une vraie maîtrise des thèmes de la pièce »44, parallèlement à un travail pratique,
physique, sur le plateau :
« Je fais ce travail autour de la table, pour que les acteurs puissent partager leur regard
personnel sur la pièce et qu’ils sachent aussi qu’il y a une réflexion, une certaine théorie même
derrière ce que je propose. Il est important qu’ils aient en somme une nourriture »45.
La durée et la fréquence du travail à table est très variable d’un spectacle à l’autre.
Durant la période des répétitions la plus intensive, Ostermeier se consacre avant tout et
quasi exclusivement à la direction des acteurs : à ce moment-là, le dispositif scénique de la
représentation, rodé auparavant lors des Bauproben46, est déjà quasiment terminé et présent
sur le plateau (« on peut encore imaginer des petits changements, mais rien de fondamental en
ce qui concerne les volumes et les dynamiques »47, dit le metteur en scène), ainsi que les
42
43
44
45
46
47
Propos tenu dans l’entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 44.
Ibid., p. 45.
Ibidem.
Ibid., p. 46.
Cf. chapitre « Scénographie ».
Dans l’entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 41.
196
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
autres composantes du spectacle, comme les costumes, les accessoires, la musique, la vidéo,
etc., tous éléments élaborés par les collaborateurs d’Ostermeier lors de la période des
préparations48 et seulement “peaufinés” durant cette dernière phase. Pour le metteur en scène,
« tout cela n’est en fait qu’un cadre extérieur »49 qui sert à valoriser, à rendre possible « le
véritable travail »50, celui avec les comédiens. Plusieurs collaborateurs proches de lui
(notamment le dramaturge Marius von Mayenburg, le scénographe Jan Pappelbaum ou encore
le vidéaste Sébastien Dupouey) nous ont à diverses occasions confié que le metteur en scène,
à ce moment, leur faisait entièrement confiance, se concentrant lui-même quasi exclusivement
sur la direction des acteurs : les axes de lecture de la pièce constituent une base solide sur le
fond de laquelle ces collaborateurs élaborent et développent leurs contributions et
propositions, dans un esprit de dialogue qui donne l’impression d’une grande liberté
artistique ; mais celle-ci doit toutefois s’adapter aux principes de la conception générale de la
représentation, plus ou moins rigide.
Ostermeier (malgré certaines de ses affirmations qui prétendent le contraire51) n’est
pas de ces metteurs en scène qui attendent tout de leurs comédiens, qui découvrent la pièce
avec eux, il n’attend pas d’eux qu’ils lui proposent, à travers leurs improvisations, une lecture
globale, une interprétation de l’œuvre, car il l’a déjà faite ; ce qu’il attend d’eux, c’est de
broder sur un canevas qu’il leur a préparé. L’impression de liberté qui se dégage est donc
somme toute relative. Par le travail avec ses comédiens, Ostermeier cherche plutôt une
confirmation de son intuition première52. Il pose un cadre, définit les problèmes, et soulève
des questions précises, puis il se place à l’extérieur pour juger et réévaluer ses partis pris en
fonction de ce que lui proposent les acteurs.
Le travail est d’emblée structuré autour du texte : les acteurs disposent d’une version
scénique de la pièce plusieurs semaines (six à huit) avant le début des répétitions, de sorte
qu’ils peuvent se familiariser très tôt avec la langue, la traduction ou l’adaptation, les coupes
effectuées, etc. Habituellement, Ostermeier exige que les comédiens sachent leur texte dès le
jour de la première répétition sur le plateau. La troupe plonge donc directement dans le texte,
48
Seule exception, la lumière, dont la conception et la conduite ne sont arrêtées que lors des deux
dernières semaines de répétitions, comme l’affirme Pappelbaum : « En ce qui concerne la lumière, précisément,
c’est l’une des dernières choses que l’on règle ». (Atelier de la pensée.)
49
Propos tenu par Ostermeier dans Better Days, documentaire sur les répétitions des Jours Meilleurs de
Richard Dresser, mise en scène Thomas Ostermeier à la Schaubühne de Berlin, © ARTE 2002.
50
Ibid.
51
Voir un peu plus loin, lorsqu’il évoque un véritable travail de recherche sur le plateau au cours des
répétitions…
52
« Répéter, cela signifie presque toujours que le metteur en scène met à l’épreuve sa conception
d’ensemble de la pièce en cherchant à obtenir des comédiens qu’ils la réalisent », écrivait Brecht (dans L’Art du
comédien, op. cit., p. 23).
197
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
sans nécessairement passer par une phase d’improvisations libres : « en Allemagne, laisser les
acteurs improviser suppose que le metteur en scène ne sait pas trop où il va »53, affirme
Ostermeier. Ce qui ne l’empêche toutefois pas de solliciter la créativité des comédiens :
« J’amorce les choses, je pose les jalons, j’indique un chemin, mais ce sont eux qui inventent
et construisent vraiment la route »54. Il s’agit donc de « pousser les acteurs dans l’eau »55, de
leur suggérer des situations de base, de leur donner des indications concrètes, à partir
desquelles ils peuvent composer :
« Le metteur en scène a la responsabilité de faire des propositions. Or toutes les
propositions que je fais sont toujours très pratiques, très simples : va là, prends le verre,
assieds-toi, regarde vers la fenêtre, reviens, ouvre la porte, reviens, cours, maintenant
lentement, lève la main, etc. C’est la façon très simple dont je travaille. Ce que je propose est
toujours très concret et concerne avant tout la matérialité du corps dans l’espace »56.
Ces propositions, en dépit de leur concrétude, semblent rester très ouvertes car,
comme en témoigne le comédien Lars Eidinger, l’approche de la scène est chez Ostermeier
« très souple, très anarchique », concentrée sur « la joie des acteurs d’agir sur scène, de jouer ;
cette sensation que le metteur en scène leur donne une liberté maximale »57. « L’acteur ne
peut improviser que quand il se sent intérieurement joyeux »58, disait Meyerhold, avec qui
Ostermeier partage quelques autres principes de répétitions, comme, outre la volonté de
travailler d’emblée avec le dispositif scénique, le fait de monter fréquemment sur le plateau
(pour montrer, jouer, etc.), de faire un filage dès que possible, afin de déterminer l’harmonie
rythmique du spectacle59, ou de ne pas forcément travailler les différentes scènes de manière
linéaire, dans l’ordre du déroulement de la pièce60.
53
Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 45.
Ibid., p. 44.
55
Ibidem.
56
Ibid., p. 45.
57
Radio Libre, op. cit. Dans cette même émission, Ostermeier évoque l’influence de Meyerhold,
notamment ce besoin de « travailler joyeusement ». B. Picon-Vallin, quant à elle, décrit les répétitions de
Meyerhold ainsi : « La joie est la seule émotion théâtrale requise sur le plateau. Il faut travailler joyeusement.
[…] En dehors d’une atmosphère de joie créatrice, de jubilation artistique, [l’acteur] ne se découvre jamais dans
toute sa plénitude ». (« Répétitions en Russie – URSS : du côté de chez Meyerhold », in Georges Banu (dir.), Les
répétitions de Stanislavski à aujourd’hui, op. cit., p. 75.)
58
Ibidem.
59
« Après avoir trouvé la solution des principales scènes de culmination et après avoir ébauché tout le
reste, il s’efforce de faire avancer au plus vite tous les actes dans l’ordre. Quand on fait tout défiler dans l’ordre,
l’ensemble se dessine plus vite ». (Ibid., p. 73.)
60
« Le travail théâtral par blocs, pris dans le désordre, s’apparente au tournage de cinéma auquel le
spectacle emprunte la pratique du montage ». (Ibidem.)
54
198
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Les comédiens sont « des créateurs, des artistes qui créent à leur tour, […] des auteurs
qui inventent des personnages et des moments théâtraux »61, déclare Ostermeier qui dit exiger
de leur part une participation active, les solliciter et les “responsabiliser” à plusieurs niveaux :
ainsi ne doivent-ils pas intervenir uniquement pour les questions relatives au jeu, mais
également sur les parti pris plus généraux du spectacle, sur « ce qu’on veut raconter avec cette
soirée, sur ce qu’ils veulent raconter. Ce n’est pas seulement le metteur en scène qui dirige
tout ; je demande vraiment une participation »62. Sur cet aspect, Ostermeier note un contraste
net entre le travail avec les jeunes acteurs et celui avec les comédiens expérimentés qui
« apportent énormément durant les répétitions »63 et avec lesquels on a le sentiment que
« l’acteur devient un réel partenaire du metteur en scène »64. Leur accompagnement est très
différent car, dit-il, du fait de leur expérience et de leur assurance, ils apportent plus de
créativité et d’invention dans la salle de répétition, sur le plan du jeu, de la complexité des
personnages et des situations scéniques : « le metteur en scène n’a pas besoin d’amener
l’acteur à jouer, comme il faut le faire avec de jeunes artistes, mais l’acteur crée et le metteur
en scène oriente, donne des conseils, ouvre des perspectives, propose une direction »65.
Par ailleurs, Ostermeier affirme que les répétitions sont également l’occasion de mener
une véritable recherche et de mettre en place un travail de laboratoire. Il dit puiser une force
motrice dans la manière dont la troupe doit affronter le texte à propos duquel il parle d’une
« résistance du matériau »66, qu’il s’agit de « casser et [de] briser »67 par un travail de longue
haleine, par une longue « marche d’approche »68. Ce processus doit nourrir la création à
plusieurs niveaux : « apprendre des choses pendant le travail, sur les personnages, sur les êtres
humains, sur l’auteur, sur moi-même. Ne pas vraiment savoir comment résoudre les
problèmes, ne pas avoir des solutions toutes prêtes, mais en même temps, faire de vraies
découvertes à ce moment-là »69. Le travail de recherche sur le plateau avec les acteurs est
donc pour le metteur en scène son véritable moteur. Il attache par ailleurs une grande
61
Il continue : « Le metteur en scène est d’abord celui qui a le talent de faire advenir la force créative de
l’acteur, pour cela il faut un regard chaud, aimant pour son travail, et un regard froid pour la situation scénique,
l’atmosphère ». Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., pp. 55-56.
62
Débat avec Thomas Ostermeier à l’Université Rennes 2, le 11 décembre 2008.
63
Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 23-24.
64
Ibidem.
65
Ibidem.
66
Lors de l’entretien que j’ai eu avec le metteur en scène le 12 décembre 2008 au TNB.
67
Ibid.
68
Ibid.
69
Ibid. À une autre occasion, il nous a également confié que, pendant les répétitions, il aimait dire « peutêtre », afin que la représentation finale s’affirme « avec certitude ».
199
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
importance à la pluralité des approches, pour bousculer les certitudes et dépasser, remettre en
cause les jalons qui ont été posés par le travail de préparation : « Plus je passe de temps dans
des salles de répétition avec des pièces différentes, plus j’ai envie d’expérimenter quelque
chose que je n’ai pas prévu au préalable. Des choses qui peuvent réduire à néant le concept
que j’avais au départ »70. Dans la même logique, il affirme travailler “au présent”, en rapport
direct avec le plateau, ne pas se laisser “enchaîner” par des concepts théoriques : « en
répétition, je ne pense pas à la question du “montage des attractions” ou à des questions
semblables. Quand je mets en scène, j’essaie de réagir à ce que je vois sur la scène, de réagir
au jeu des acteurs, de réagir aux problèmes concrets »71.
Mais, pour Ostermeier, ceci ne peut advenir que dans une ambiance de confiance et de
joie. Il faudrait selon lui retrouver et restaurer dans la salle de répétitions un espace où « tous
les soucis de la vie normale restent dehors »72, un univers protégé, « sans tension, sans
peur »73, à l’atmosphère ludique, car c’est uniquement dans ces conditions que l’acteur peut se
dévoiler, se donner. Il insiste sur l’importance d’un rapport de confiance entre le comédien et
le metteur en scène, en fait même l’une des spécificités de son travail :
« En tant que metteur en scène, je me sens toujours responsable du ressenti de l’acteur
et de la détresse où il peut se retrouver, abandonné à lui-même. […] Je me sens énormément
en empathie avec l’acteur. Et c’est sans doute la grande différence qui est la mienne par
rapport aux autres metteurs en scène de ma génération. L’originalité de ma démarche tient à la
grande patience que j’investis dans le travail avec l’acteur »74.
Ostermeier attache encore une grande importance à la qualité de communication
interne (« je crois que le théâtre, c’est l’art de la communication »75) qui doit aider à
surmonter les problèmes variés qui surviennent lors des répétitions, comme, principalement,
le malaise des acteurs : « mes comédiens aussi parlent parfois de blocage, des moments sur la
scène où il n’y a plus de jeu. J’essaie toujours de leur faire comprendre qu’il ne s’agit pas
forcément d’être sous un stress psychologique, de se sentir obligé d’être créatif. […] La
70
Propos tenu par Ostermeier dans Better Days, op. cit.
In « Maria Braun, dans la lignée de Nora et Hedda Gabler », in Alternatives théâtrales, n° 101, op. cit.,
p. 24. L’un des “maîtres” dont Ostermeier se revendique, Matthias Langhoff, dit à ce propos : « Quand on sait
trop ce que l’on veut faire, on ne parvient jamais à ce niveau d’intensité ». (« Au Berliner, avec Brecht », in
Georges Banu (dir.), Les répétitions de Stanislavski à aujourd’hui, op. cit., p. 112.)
72
Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit. p. 26.
73
Ibidem.
74
Ibid., p. 21.
75
Atelier de la pensée.
71
200
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
créativité veut dire surtout ouvrir les canaux de communication »76. La notion de
communication selon Ostermeier ne se limite pas uniquement à celle entre lui et les acteurs,
mais s’étend au « matériel : le texte, l’espace, la musique, les comédiens. Eux aussi peuvent
m’apprendre. Je peux apprendre quelque chose de l’acteur. C’est une sorte de… recherche,
communication, laboratoire et ne pas savoir où est-ce qu’on va arriver à la fin »77.
Ainsi Ostermeier veut-il faire naître, pendant le travail des répétitions, une situation
privilégiée entre le metteur en scène et l’acteur, laquelle doit devenir le moteur principal de
leur collaboration :
« Un metteur en scène, c’est quelqu’un qui a le grand privilège d’être dans une salle
de répétition et de regarder les acteurs. C’est tout. C’est un très grand cadeau : cela a à voir
avec l’amour, une sorte d’amour qu’on reçoit. C’est cela, le travail du metteur en scène. Oui,
être conscient qu’il y a des êtres humains qui sont en train de s’ouvrir sur la scène et qui sont
en train de donner quelque chose, de donner une certaine énergie et de donner un côté de leur
âme. Ce que les personnes normales ne montrent jamais. Alors, pour cela, il faut être très, très
gentil et sensible dans ce travail-là. Le travail de metteur en scène n’a rien à voir avec les
grandes conceptions, les grandes idées philosophiques. C’est d’abord un travail de
communication et d’amour entre quelqu’un qui a l’avantage d’être en bas et d’avoir le plaisir
de regarder quelqu’un, et de donner un texte ; c’est quelqu’un qui observe. Là, c’est tout le
travail. Et c’est mon plaisir, le travail avec les acteurs, le travail de répétition. C’est tout »78.
Il est vrai que le discours d’Ostermeier, sur la création artistique, ne s’ancre pas dans
de “grandes idées philosophiques”. Il est le produit d’une expérience pratique qui, comme
nous l’avons remarqué, se cristallise en des déclarations parfois péremptoires, souvent
contradictoires, sur la créativité et la liberté d’action des comédiens. Nos propres observations
nous ont permis de constater que, si le metteur en scène peut donner quelquefois l’impression
de laisser le champ libre à ses acteurs ou collaborateurs, il dirige ses répétitions d’une façon
déterminée et précise qui relève de toute évidence de sa seule autorité.
76
77
78
Ibid.
Ibid.
Affinités électives, émission de France Culture 1er mars 2007, op. cit.
201
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
3. Quelques principes de mise en scène
« Chaque mouvement essentiel des réformateurs du théâtre du vingtième siècle a été
une tentative de réactiver le cordon ombilical entre le théâtre et la réalité. […] Aujourd’hui, il
nous faut un réalisme nouveau »79, affirmait Thomas Ostermeier en 1999, au moment où il
prenait les rênes de la Schaubühne. La notion de réalisme est en effet centrale pour tout son
travail de mise scène : elle se répercute dans le choix de ses pièces et dans la scénographie,
mais également et surtout dans la direction d’acteurs, comme nous l’avons observé. Le
réalisme scénique sert, dans de nombreuses représentations, à exprimer, de façon plus ou
moins explicite, une vision idéologique, politique ou sociale, clairement prononcée chez le
metteur en scène.
« Nous avons besoin d’un théâtre contemporain au meilleur sens du terme, qui essaie
de traiter des conflits individuels, existentiels et sociaux des hommes de ce monde. […] Il
nous faut un nouveau réalisme, car le réalisme travaille contre la “fausse conscience” ou, de
nos jours, plutôt contre le manque de conscience. Le réalisme n’est pas la simple
représentation du monde tel qu’il nous apparaît. C’est un regard sur le monde avec une attitude
qui revendique un changement, qui est née de la douleur et de la blessure, qui devient la
motivation de l’écriture et qui veut se venger de la cécité et de la bêtise du monde. Le réalisme
tente de saisir et de représenter les réalités, de leur donner forme. Le réalisme veut susciter des
surprises dans des domaines connus et raconter des histoires ; c’est-à-dire les suites et les
conséquences des actes. C’est l’implacabilité de la vie ; et lorsque cette implacabilité monte
sur scène, un drame naît »80,
proclamaient, assénaient même, à trente ans, les jeunes codirecteurs de la Schaubühne
au moment de leur prise de fonctions. La réalité, telle qu’on peut l’observer dans la vie, ne
doit pas, d’après Ostermeier, être seulement représentée sur scène, mais elle doit surtout être
dépassée pour ouvrir sur un au-delà signifiant, être explorée, sondée, interrogée et interprétée
de l’intérieur. Sept ans plus tard, il évoque Brecht encore81, qui s’interrogeait sur la notion de
79
« Le théâtre à l’ère de son accélération », op. cit. (« Jede wesentliche Bewegung der Theatererneuerer
des 20sten Jahrhunderts war ein Versuch, eine Nabelschnur zwischen Theater und Wirklichkeit zu reaktivieren.
[…] Wir brauchen heute einen neuen Realismus ».)
80
« Wir müssen von vorn anfangen », op. cit. (« Dafür brauchen wir ein im besten Sinne zeitgenössisches
Theater, das versucht, von den individuell-existenziellen und gesellschaftlich-sozialen Konflikten des Menschen
in dieser Welt zu erzählen. […] Wir brauchen einen neuen Realismus, denn der Realismus arbeitet einem
"falschen Bewusstsein", das heute viel eher eine Bewusstlosigkeit ist, entgegen. Realismus ist nicht die einfache
Abbildung der Welt, wie sie aussieht. Er ist ein Blick auf die Welt mit einer Haltung, die nach Änderung
verlangt, geboren aus einem Schmerz und einer Verletzung, die zum Anlass des Schreibens wird und Rache
nehmen will an der Blindheit und der Dummheit der Welt. Er versucht, Wirklichkeiten zu begreifen und sie zu
refigurieren, ihr Gestalt zu geben. Der Realismus will im Wiedererkennbaren Befremden auslösen und erzählt
Geschichten, das heißt, eine Handlung hat eine Folge, eine Konsequenz. Das ist die Unerbittlichkeit des Lebens,
und wenn diese Unerbittlichkeit auf die Bühne kommt, entsteht Drama ».)
81
Notamment dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 50.
202
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
réalisme à l’appui d’un cliché de l’usine de l’entreprise Krupp, pour remarquer que la
photographie en elle-même, malgré le réalisme évident de sa figuration, ne donnait aucune
idée de la réalité du travail à l’intérieur ; c’est dans la représentation de celui-ci que
consisterait, selon Brecht, le réalisme. Ostermeier reprend : « Je fais de la mise en scène pour
faire surgir justement ce qui se cache derrière la façade. Je veux parler aussi de l’intérieur »82,
et le procédé privilégié dont il use pour transmettre ce regard jeté à l’intérieur est la narration.
Ostermeier met donc l’accent sur le récit, l’histoire :
« Le théâtre est le plus vieux médium d’analyse artistique du monde dans lequel l’être
humain vit, pour traduire sa réception de ce monde (de la réalité). Pour honorer cette
confrontation, il doit toujours et encore se rallier au réalisme, en racontant et re-racontant des
histoires sur la cruauté du monde et sur ses victimes »83.
Cette affirmation date de la fin des années quatre-vingt-dix, néanmoins l’interrogation
du réel existe dans le théâtre d’Ostermeier comme une constante, depuis le début de sa
carrière jusqu’à ses mises en scène les plus récentes. D’ailleurs, il déclare, en 2006, avoir un
long chemin à parcourir en ce domaine :
« Il y a un côté “effet réaliste” dans mon travail, c’est dans cette direction que j’ai
engagé ma recherche depuis ces dernières années, et je pense en avoir encore pour une dizaine
d’années à explorer le réel. Je peux dire que la réalité me fascine, et je veux montrer au théâtre
ce que la réalité me donne à voir dans la vie. […] J’ai encore beaucoup à faire dans le domaine
de l’observation du réel et m’entraîne constamment à observer, décrire et rendre ce que je vois.
[…] Aujourd’hui, ce type d’expérimentation autour des questions que pose le réalisme est
devenu une vraie passion, et j’ai encore beaucoup de choses à comprendre et à apprendre. […]
Pour l’instant mon chemin est clair : j’aborde la mise en scène comme un travail de recherche
concret »84.
Mais l’exploration de la réalité ne semble pour Ostermeier qu’une étape vers d’autres
interrogations. L’accent mis sur l’histoire et sur le regard individuel, intérieur, des
personnages, aux prises avec la réalité représentée, donne en effet souvent naissance à une
approche qui casse l’effet de réalisme et d’illusion qu’il peut produire sur scène. Ainsi, de
même que la direction d’acteurs chez lui superpose et oppose le jeu réaliste et des modes
d’interprétation maniérés, décalés, voire grotesques, le travail de mise en scène s’emploie-t-il
82
Ibidem.
« Le théâtre à l’ère de son accélération », op. cit. (« Das älteste Medium der künstlerischen
Auseinandersetzung mit der Welt, in der der Mensch lebt, und mit seiner Wahrnehmung der Welt (der
Wirklichkeit) ist das Theater. Um dieser Auseinandersetzung gerecht zu werden, muss es sich immer wieder in
den Geschichten und Menschen, die von der Grausamkeit dieser Welt und ihrer Opfer erzählen, an die Realität
anschließen ».)
84
S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., pp. 52 et 60.
83
203
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
à confronter le réalisme du récit et de l’univers représenté à des procédés théâtraux, musicaux
ou cinématographiques, autres, plus abstraits, qui servent à introduire un décalage entre le
fond et la forme, entre ce qui est représenté et la manière dont la scène s’en saisit, pour
excéder la réalité :
« Mais il y a aussi toujours dans mon approche scénique ce moment où j’essaie de
surmonter la réalité, de la dépasser et de transformer le jeu réaliste en basculant vers quelque
chose qui est plus proche du rêve et du cauchemar. Et bien plus proche de la vie intérieure. Ce
qui m’intéresse, c’est comment un personnage vit une situation depuis la perspective
intérieure. Dans la vie normale, quand on frôle la mort par exemple, on n’appréhende plus la
réalité de la même façon. Le temps va selon un autre tempo. On a l’impression que la réalité se
transforme. J’essaie de rendre dans la mise en scène comment certains personnages vivent les
situations, autrement dit, je cherche à rendre par la lumière, la musique, la vélocité, la
fulgurance… un regard de l’intérieur du personnage »85.
Pour analyser cette démarche, nous essaierons de dégager dans les spectacles
d’Ostermeier, à l’appui d’exemples concrets, quelques procédés qui sont employés à cet effet
de manière récurrente : les moyens cinématographiques, la ponctuation de la narration par des
scènes autonomes, le rythme et le contrepoint, ou l’utilisation de l’élément musical.
3.1. Des procédés cinématographiques
Thomas Ostermeier revendique l’importance du cinéma dans sa formation et son
travail de metteur en scène :
« Pour satisfaire notre capacité de perception, conditionnée par le film et la télévision,
le récit peut et doit s’accélérer et devenir plus complexe. L’exigence d’un nouveau réalisme du
contenu n’est pas celle d’une convention de la forme. Le film, la télévision et le clip vidéo
offrent un modèle qui ne doit pas rester inexploité. Le public est aujourd’hui plus intelligent et
plus compétent pour comprendre les histoires. Aujourd’hui, la première génération qui a
grandi avec la télévision, va au théâtre. La narration filmique, le montage et l’ellipse doivent
se radicaliser encore plus pour le théâtre – par exemple à travers une dramaturgie arbitraire de
revirements tout à fait inattendus dans une succession rapide d’apparitions et de disparitions,
de personnages sans (pré)histoire qui ne s’expliquent pas, de types qui ne peuvent être
découverts et appréciés qu’à travers la connaissance des genres de culture populaire et de la
typologie de la grande ville – le maximum d’action et puis un moment de calme, où une
histoire réaliste peut devenir magique, quand elle tourne dans une allégresse métaphysique »86.
85
Ibid., p. 52.
« Le théâtre à l’ère de son accélération », op. cit. (« Um der Beschleunigung unserer an Film und
Fernsehen geschulten Wahrnehmungsfähigkeit gerecht zu werden, kann und muss das Erzählen schneller und
komplexer werden. Die Forderung nach einem neuen Realismus der Inhalte ist keine nach der Konventionalität
von Form. Der Film, das Fernsehen, der Videoclip liefern die Vorlage, hinter die man nicht ungestraft
86
204
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Pour accélérer le récit et le rendre plus complexe, les procédés cinématographiques,
tels le découpage ou la simultanéité d’actions, peuvent organiser la narration. Meyerhold, qui
ambitionnait de “cinéfier” la scène, notamment par deux démarches, la succession rapide des
tableaux et le développement de l’action sur de nombreux plans, sert là encore de référence à
Ostermeier.
Le découpage cinématographique de l’action fait par Ostermeier est particulièrement
flagrant dans des représentations comme Woyzeck (où la nature déjà fragmentaire de la pièce
pourrait en être à l’origine) ou Hamlet. Dans le premier cas, en effet, si les différents
fragments de la pièce s’enchaînent rapidement, ils restent néanmoins clairement distincts les
uns des autres, et souvent séparés par une scène, imaginée librement par Ostermeier et son
dramaturge Mayenburg87. Les fragments prennent ainsi la forme scénique d’un planséquence. Dans Hamlet, ces procédés passent notamment à travers un changement d’ordre des
scènes par rapport à l’original de Shakespeare, qu’accompagnent des coupes importantes. La
fameuse scène des fossoyeurs est emblématique de cette démarche : elle semble découpée et
disséminée dans la représentation. Le spectacle commence en effet par le fameux monologue
d’Hamlet, extrait de cette scène : « être ou ne pas être… ». Celui-ci revient encore plus tard,
en prologue au dialogue entre Hamlet et Ophélie (donc de nouveau pas “à sa place”) : le
protagoniste ne s’adresse pas alors au crâne déterré de Yorick, comme chez Shakespeare,
mais à la tombe de son père ; inutile d’ajouter que la scène n’est pas reprise à l’endroit où elle
doit se situer, c’est-à-dire entre le retour d’Hamlet d’Angleterre et l’enterrement d’Ophélie.
Quant au personnage du fossoyeur, il trouve sa place, de manière décalée, dans le prologue de
la représentation, où Stefan Stern (qui est aussi Laërte, Rosenkrantz…) s’acharne pour faire
descendre le cercueil du vieux roi dans la fosse, donnant ainsi naissance à une séquence
ajoutée, assez grotesque, qui évoque l’Arroseur arrosé du cinéma muet.
zurückfallen darf. Der Zuschauer ist heute intelligenter und kompetenter im Verstehen von Geschichten. Heute
geht die erste Generation ins Theater, die mit dem Fernsehen aufgewachsen ist. Das filmische Erzählen, die
Montage und die Ellipse müssen sich für das Theater sogar noch radikalisieren – so z. B. durch eine willkürliche
Dramaturgie völlig unerwarteter Wendungen in rascher Folge und rasanter Auf- und Abtritte, von Figuren ohne
Vorgeschichte, die sich nicht erklären, von Typen, die sich über ein Vorwissen der Genres der Populärkultur und
der Großstadttypologie erschließen und genießen lassen. Ein Maximum an Handlung – und dann ein Moment
von Ruhe, in dem eine realistische Geschichte magisch werden kann, wenn sie in einen Moment metaphysischer
Heiterkeit umschlägt ».)
87
Celui-ci voit d’ailleurs dans le travail sur l’enchaînement des scènes dans leur Woyzeck en effet de
« puzzle » (in Radio Libre, op. cit.).
205
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Hamlet, 2008
Quant à la simultanéité des actions, on l’observe particulièrement dans la
représentation du Songe d’une nuit d’été, qu’Ostermeier a situé dans un night-club
contemporain, avec une vaste piste de danse bordé d’une construction à l’étage, donnant sur
des alcôves séparées. Tout au long de la représentation, le plateau fourmille littéralement
d’actions : une douzaine de comédiens danseurs occupe constamment le parquet central et
cette construction, existant sur scène de manière autonome et cohérente. Pendant les passages
parlés, les dialogues permettent de resserrer l’attention sur certains personnages et d’effectuer
en quelque sorte des gros plans.
La cinématographicité des mises en scène d’Ostermeier passe également par
l’utilisation de projections. Ce principe intervient de manière intermittente au début de sa
carrière, et il est devenu quasiment systématique depuis Nora (en 2002). Il s’agit dans la
plupart des cas de projections de photographies ou de courtes séquences vidéo
préenregistrées, qui ponctuent et rythment la narration, participent à la situation spatiale et/ou
temporelle du récit en montrant le hors-champ ou le hors-temps, ou encore étoffent le récit,
proposant un autre point de vue et relatant un événement non inclus dans le texte dramatique
(hors-drame). Ainsi, dans Susn, où des séquences vidéo viennent s’intercaler entre les
différents tableaux de la pièce : ce sont soit des travellings pris d’une voiture roulant
lentement à travers des champs de houblon bavarois enneigés et déserts, passant devant des
fermes isolées et des tas de silos, soit des plans-séquences, tel celui qui encadre, dans la nuit,
une église vers laquelle convergent deux routes sur lesquelles passent de temps en temps des
voitures avec des phares allumés. Ces séquences vidéo se prêtent toutefois également à un
206
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
traitement ludique, comme lorsque, au début du troisième tableau qui se déroule sur une
plage, des silhouettes de palmiers apparaissent sur les prés enneigés. Les champs de houblon
et l’architecture des constructions situent l’univers représenté clairement en Bavière (comme
le fait déjà Achternbusch), mais servent également à définir l’ambiance morne, terne de la
représentation : l’image qu’elles donnent de cet univers est grise, désolante et triste.
Susn, 2009
Ostermeier se sert également parfois dans ses spectacles d’une caméra portée, dont
l’image est projetée en temps réel sur scène. Dans Hamlet, elle constitue un outil de jeu
essentiel pour les acteurs. Dès le début, le personnage principal, Hamlet, se promène sur le
plateau, s’arrêtant devant les autres acteurs et faisant des gros plans de leurs visages, les
“présentant” par là au public88. Si la plupart des images dans cette représentation sont
tournées en temps réel, elles sont néanmoins parfois superposées avec des séquences prétournées qui opposent au concret des images de la scène, un certain symbolisme : elles
montrent par exemple le grouillement d’organismes unicellulaires sous un microscope.
88
Le traitement en noir et blanc de ces images, ainsi que les costumes-cravates des comédiens, font alors
penser au film d’Aki Kaurismäki tiré de la même pièce (Hamlet goes business, 1987).
207
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Hamlet, 2008
Dans cette même représentation, on trouve également une autre manière d’opérer,
fréquente chez Ostermeier, qui consiste à parodier l’esthétique de certaines émissions de
télévision. Ainsi de la séquence où Claudius monologue sur le poids de son fratricide (« mon
crime est abominable… »), assis sur une chaise au centre du plateau, seul, face au public,
parlant dans un microphone ; la situation rappelle fort certaines émissions de la téléréalité, où
les gens livrent leur intimité. À son arrivée sur scène, peu après, Hamlet assume le rôle du
présentateur ; il prend le microphone et parle comme s’il présentait à une large audience un
sujet à scandale ; les projections montrent par ailleurs à ce moment-là des images des gradins
de spectateurs en train de rire à pleines dents et d’applaudir.
Ces différents procédés cinématographiques sont exploités de manière intensive dans
Le Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder. La représentation s’ouvre sur une
projection de photographies de propagande du IIIe Reich, que les acteurs regardent assis dans
des chaises et fauteuils disséminés dans l’espace, dos au public. Pendant cette séquence, une
voix off introduit et résume l’histoire de la pièce89 et présente les comédiens ainsi que le
metteur en scène, tandis que les acteurs commencent lentement à mettre leurs costumes,
s’aidant mutuellement à arranger leurs habits et perruques. Ils s’approchent ensuite un par un
du microphone situé à l’avant-scène cour, pour y lire des lettres de jeunes filles adressées au
Führer, sur fond de vacarme de bombes et de sirènes mimé par leurs collègues. Ce n’est
qu’après cette séquence que commence la narration, avec le mariage de Maria avec Hermann
89
Une présentation pareille précédait par exemple chaque épisode du Peer Gynt d’Ibsen, monté à la
Schaubühne en 1971 dans la mise en scène de Peter Stein.
208
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Braun. Tout le prologue conjugue ainsi des éléments cinématographiques (projections, actions
parallèles, voix off…), avec des principes de théâtralisation (habillage des comédiens à vue,
imitation de l’environnement sonore…). Ce mélange et cette opposition du théâtre et du
cinéma est par ailleurs reprise dans la scénographie même du spectacle (due à Nina Wetzel),
qui reproduit sur la scène du théâtre une salle de cinéma des années cinquante : des rideaux
drapés sur les trois côtés (qui peuvent éventuellement recevoir des projections), et une
vingtaine de chaises et fauteuils disséminés dans l’espace, qui seront déplacés régulièrement
par les comédiens et dont les regroupements créeront une série de petits lieux dramatiques. À
cela s’ajoute la bande son, qui laisse entendre en fond une musique de films d’époque, ainsi
que le ronronnement d’un vieux projecteur.
Le Mariage de Maria Braun, 2007
Toutefois, les principes cinématographiques sont encore convoqués dans ce spectacle à
d’autres niveaux. Si le découpage filmique de l’action tient en partie à la particularité de la
pièce, écrite à partir d’un scénario, l’enchaînement des différentes séquences sur scène semble
parfois s’inspirer du raccord de deux plans, à la manière filmique. Ainsi pour la scène où
Maria s’achète une nouvelle robe au marché noir : après avoir marchandé avec le vendeur
(Bernd Moss), la comédienne prend la robe, mais la pose aussitôt sur une chaise ; en même
temps, Moss a changé de veste se transformant en gérant du bar où Maria cherche du travail ;
la conversation de celle-ci avec le marchand passe donc en l’espace d’une réplique, sans
rupture, à celle avec le tenant du bar, devant lequel la comédienne ôte le manteau qu’elle
portait jusque-là, découvrant une robe identique à celle qu’elle vient d’acheter et de poser sur
la chaise.
Toute la représentation, enfin, est ponctuée de projections de photographies ou de
209
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
courtes séquences vidéo, qui se font tantôt sur les rideaux qui délimitent l’espace scénique des
trois côtés, tantôt directement sur certains éléments du décor. Elles participent à la narration,
principalement de deux manières, la première étant d’aider à situer les différentes scènes, tant
au niveau spatial que temporel90 ; la seconde de montrer de manière plus ou moins réaliste des
événements qui ne pourraient pas l’être à l’aide des seuls moyens théâtraux, comme
notamment l’explosion de gaz finale qu’Ostermeier montre justement en vidéo91.
Les procédés cinématographiques ont donc une grande importance, mais surtout un
rôle précis dans le théâtre d’Ostermeier : ils contribuent pleinement à la narration, point nodal
de son esthétique, au centre de son travail de mise en scène ; ils la ponctuent, la structurent, la
précisent ou l’étoffent, en complétant (enrichissant) les moyens de narration propres au
plateau. Ces procédés participent à l’exploration du réel, soit en introduisant des éléments
concrets qui soulignent le réalisme, soit en représentant un au-delà symbolique.
« La prochaine génération, à moins qu’elle ne suive maman et papa au théâtre, est
depuis longtemps abonnée au cinéma, endroit où moi-même je vais quand je veux apprendre
quelque chose sur la vie. Là, je fais des expériences qui peuvent mettre en question ma façon
de vivre, qui m’invitent à penser autrement, à juger autrement, à agir autrement, à vivre
autrement et à être autrement... Un tout nouveau monde se déploie devant moi, car quelqu’un
me le montre comme je ne l’avais jamais vu »92.
3.2. Insertions de scènes muettes
Un autre procédé récurrent dans les mises en scène de Thomas Ostermeier et qui
participe au « dépassement » du réel, est l’insertion de scènes indépendantes de la pièce qui
soulignent ou contrecarrent le récit. On pourrait par ailleurs les apparenter à des
« attractions » qui renverraient à la pratique d’Eisenstein ou de Meyerhold :
90
Ainsi pour un dialogue entre Maria et le Docteur, qui se déroule à la gare et lors duquel une vidéo
montrant le fourmillement des gens sur un quai devant un train est projetée sur la valise de Maria, ou pour la fête
d’anniversaire de la mère de celle-ci, accompagnée par des projections de publicités typiques des années
cinquante, qui indiquent au spectateur un bond dans le temps du récit.
91
Sans toutefois recourir à aucun moment à des extraits du film original de R. W. Fassbinder.
92
« Le théâtre à l’ère de son accélération », op. cit. (« Die nächste Generation hat sich, wenn sie nicht mit
Mutti und Vati ins Theater geht, längst ins Kino abgemeldet. Der Ort, wo auch ich hingehe, wenn ich etwas über
das Leben lernen will. Dort mache ich Erfahrungen, die meine Art und Weise zu leben in Frage stellen können,
mich dazu ermutigen, anders zu denken, anders zu urteilen, anders zu handeln, anders zu leben und anders zu
sein… Weil mir jemand die Welt zeigt, wie ich sie noch nie gesehen habe, mir eine völlig neue Welt entfaltet ».)
210
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
« Quand nous lirons les déclarations d’Eisenstein, nous verrons apparaître chez lui la
notion de division en attractions. Pas au sens où il s’agirait d’attractions de cirque par
exemple, mais au sens où il s’agit d’éléments qui ont un début et une fin, nécessaire et pleine
d’effets. Il procède à la mise en ordre de ces morceaux selon des principes musicaux, et non
pas selon les principes d’un développement anecdotique du sujet »93.
Pour Ostermeier, ces insertions constituent également un clin d’œil à la théorie
d’Antonin Artaud, et notamment à ce principe « selon lequel nous devons tous admettre
l’ordre chaotique qui régit nos existences »94.
Nous prenons ici quelques exemples tirés encore une fois des deux mises en scène déjà
citées, Woyzeck et Hamlet, pour illustrer ce procédé. Dans Woyzeck, des scènes autonomes
sont insérées de manière quasi systématique entre les différents fragments de Büchner et
permettent ainsi de faire le lien entre eux. Il s’agit dans la plupart des cas de séquences sur
fond de musique forte (de sorte que l’on n’entend pas ce qui est dit), qui exhibent des
“tranches de vie” sociales, tels un barbecue ou un entraînement de rugby. À l’instar de ce
deuxième exemple, où le sport choisi exalte une violence gratuite, sujet récurrent dans cette
mise en scène d’Ostermeier, les scènes insérées sont souvent dans un rapport plus ou moins
étroit avec la pièce95. Ainsi celle du bain du Capitaine, où celui-ci s’escrime à nager dans la
flaque d’eau, est-elle emblématique de la multitude de niveaux auxquels ces séquences
autonomes enrichissent la narration. Tout d’abord, le striptease qu’il exécute avant sa
baignade, devant les autres hommes, dépeint le Capitaine comme un homosexuel lascif.
Ensuite, la séquence toute entière souligne la relative absurdité qui caractérise toute la pièce et
la représentation. Par ailleurs, elle a également une forte charge symbolique, car le Capitaine
fait ses brassées et son crawl dans une flaque : il nage donc “à sec”, ce que l’on pourrait aussi
dire des autres personnages de la pièce, notamment de Woyzeck. Enfin, ce corps dans la mare,
qui annonce naturellement la fin de la pièce, quand le cadavre de Marie flottera au même
endroit, anticipe sur les mots de Woyzeck qui, pris de panique à l’idée qu’on trouve plus tard
le poignard, parle de ces baigneurs qui nagent là l’été.
93
Propos de Meyerhold dans « Chaplin et le chaplinisme (exposé – 13 juin 1936) », in Écrits sur le
théâtre, tome II, op. cit., 1975.
94
Entretien avec S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 50.
95
La séquence où Margreth embrasse une grenouille fait allusion à des extraits de contes populaires,
surtout des frères Grimm, lesquels sont présents dans la pièce de Büchner, à travers les discours du Fou et de la
Grand-mère (personnages supprimés chez Ostermeier).
211
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Ces scènes muettes servent de lien entre les différents tableaux de la représentation,
unissent les fragments du texte de Büchner. Ainsi, cette scène complètement absurde introduit
celle où le Capitaine se fait raser par Woyzeck ; et là, il s’agira d’un rasage intégral où, de
façon provocante et presqu’obscène, il amènera Woyzeck à lui raser les jambes, l’entrejambe,
le dessous des cuisses et les fesses.
Woyzeck, 2004
Ces insertions, dans la plupart des spectacles d’Ostermeier, sont introduites en
prologue, comme une sorte d’ “avant drame”. Ainsi de la séquence qui ouvre son Hamlet,
l’enterrement du vieux roi, dans laquelle, sous l’immobilité et le mutisme pathétiques des
autres personnages, le fossoyeur se bat maladroitement (et comiquement) pour faire descendre
le cercueil dans la tombe. Sa peine à accomplir seul un travail qui nécessiterait deux
personnes, donne à la scène un caractère grotesque : en essayant de passer une corde sous le
cercueil, il l’enjambe et le chevauche, tombe plusieurs fois dans la fosse ; pour le descendre, il
manipule le cercueil comme il peut, le retourne dans tous les sens, le renverse, glisse dans la
boue, etc.
212
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Hamlet, 2008
La scène entière se déroule sous une pluie torrentielle (l’un des acteurs tient un tuyau
qui arrose abondamment l’ensemble du plateau) et sur fond d’une musique répétitive, qui se
“bloque” comme un disque CD à plusieurs reprises, mais s’accélère inexorablement au fil de
la séquence, entraînant l’acteur dans une allure toujours plus rapide. Une fois le cercueil
(enfin) dans la fosse, les autres personnages s’approchent un par un pour jeter une pelletée de
terre dans la tombe ; la scène en acquiert une certaine valeur symbolique, car la manière, très
caractérisée, dont chacun d’eux accomplit ce geste, laisse deviner les rapports qu’ils
entretiennent au mort, et les uns aux autres. Le burlesque reprend toutefois le dessus à la fin,
lorsque tous glissent et tombent à répétition dans la boue. Mais c’est toute la représentation
d’Hamlet qui est ponctuée par des scènes autonomes au drame, du “cru” d’Ostermeier 96.
Ces scènes insérées sont, nous l’avons dit, en rapport étroit avec la lecture du drame
faite par le metteur en scène, avec la représentation ou la pièce même, comme s’il s’agissait
pour Ostermeier d’imaginer une sorte de hors drame, de hors-champ ; des séquences qui
permettent de mieux saisir et situer les personnages, les conflits et la fable, à un niveau
96
Ainsi de celle où Eidinger, pour introduire La Souricière, se pose comme un DJ, parle en anglais et
mime de la voix des morceaux de hip-hop, tout en s’accompagnant de “turn-tables” improvisées avec des
assiettes sur la table.
213
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
symbolique, sans pour autant renoncer à leur caractère souvent surréel, d’inquiétante
étrangeté, viennent ainsi s’opposer aux éléments réalistes de la narration, dont elles
constituent des supports.
3.3. La place et l’utilisation de la musique
Dans les mises en scène de Thomas Ostermeier, la musique a depuis ses débuts joué
un rôle essentiel. Musicien lui-même97, le metteur en scène confirme qu’elle compte parmi ses
premiers soucis lorsqu’il envisage un nouveau spectacle98 ; il en revendique souvent
l’importance primordiale dans son travail :
« Je souhaite créer un spectacle théâtral comme un concert de rock. J’ai toujours rêvé
de faire du théâtre comme de la musique d’avant-garde, de la musique rock ou expérimentale
comme le free jazz »99.
De nombreux principes musicaux, tels le rythme ou le contrepoint, trouvent dans la
pratique d’Ostermeier leur transposition sur scène. L’équilibre rythmique de l’ensemble de la
représentation, déterminé dès que possible au cours des répétitions, est un point important
pour le metteur en scène100 ; le rythme soutenu, parfois même frénétique, de la plupart de ses
spectacles est en effet souvent contrecarré, mais aussi mis en valeur, par des séquences
nettement plus lentes et calmes. Nous pouvons évoquer pour exemple la scène entre Hamlet et
Gertrude dans la chambre de cette dernière. Là, les répliques se suivent rapidement et dans
une ambiance violente, avec pour fond une musique au rythme très soutenu et insistant.
Hamlet crie contre Gertrude, puis se jette sur elle avec agressivité et se démène sur son corps
comme s’il voulait la violer. Lorsqu’il se rend compte de la présence de Polonius, il se saisit
rapidement de la mitrailleuse en plastique posée sur la table et, toujours en hurlant, vide son
chargeur sur le conseiller, dans une sorte de délire. Les coups de feu marquent toutefois une
cassure de rythme radicale : une musique douce et calme se fait entendre, sur laquelle Robert
97
Dans sa jeunesse, il fut bassiste d’un groupe de musique de free jazz.
« Le travail pratique commence avec le scénographe, avec le choix de l’espace où pourrait se jouer cette
pièce. Ensuite la musique, puis les costumes ». Propos du metteur en scène dans : « Ma passion est de montrer
sur scène tout ce qui n’est pas dit », op. cit.
99
« Disco Pigs – entretien avec T. Ostermeier », op. cit.
100
On peut voir là de nouveau l’influence de Meyerhold, qui affirmait : « Chaque épisode [de la
représentation] est pourvu de caractéristiques musicales qui définissent son tempo et sa nature ; de la sorte, la
partition scénique se rapproche d’une partition musicale ». (« La Dame aux camélias (18 mars 1934) », in Écrits
sur le théâtre, tome III, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, p. 154.)
98
214
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Beyer (Polonius), accroché aux chaînes du rideau métallique, se balance lentement de gauche
à droite, entraînant avec lui le rideau dans une danse ralentie, presque gracieuse. L’alternance
des tempi vient donc s’ajouter aux procédés qui structurent la narration.
Le contrepoint est une technique musicale au départ101, qui a été adaptée à la scène par
Meyerhold pour certains travaux où il cherchait à déstabiliser l’union des différentes
composantes de la représentation théâtrale (notamment le jeu des acteurs et la musique), à y
introduire une dissonance et à rendre celles-ci indépendantes les unes des autres102.
Ostermeier reprend à son compte cette technique qui vise avant tout à créer un éloignement,
une distance par rapport à l’événement sur scène, tout en maintenant le spectateur en tension :
la musique, qui constitue le fond de l’action, entre en contraste avec la tonalité émotionnelle
de celle-ci, ainsi de celle, tranquille et apaisante, qui suit de près le meurtre brutal de Polonius
que nous venons d’évoquer103.
Ostermeier, dans ses spectacles, intègre également des morceaux musicaux à la
manière des songs brechtiens104. Il s’agit dans la plupart des cas de chansons pop connues
d’un large public, qui commentent l’action ou le comportement des personnages et apportent
ainsi un autre point de vue sur l’intrigue : « les chansons populaires connues composent une
grande part de la partition scénique, parce qu’elles transportent le spectateur vers des
émotions très précises »105. S’ils ne sont pas joués en “playback”, ces morceaux peuvent être
interprétés directement par les acteurs ou alors par des musiciens sur scène, autres moyens
fréquemment utilisés par Ostermeier, nous l’avons dit106.
101
C’est l’art de faire chanter plusieurs lignes mélodiques, qui sont apparemment indépendantes et peuvent
être clairement distinguées les unes des autres dans l’ensemble musical, mais qui se complètent réciproquement
et se mettent en valeur les unes les autres.
102
« Nous nous efforçons d’éviter de faire coïncider le tissu musical et le tissu scénique sur la base du
mètre. Nous aspirons à l’union contrapunctique des deux tissus, musical et scénique », dit Meyerhold. (Cité par
B. Picon-Vallin, Voies de la création théâtrale, n° 17, “Meyerhold”, op. cit., p. 373.)
103
« On peut souvent recourir à une construction paradoxale en deux plans : au premier plan, on peut avoir
un jeu calme et, derrière, dans la musique, quelque chose de tendu, de plus angoissant que sur scène, ou bien au
contraire, on avoir une scène très tendue et, derrière, une musique monotone », dit Meyerhold dans « Le
Professeur Boubous et les problèmes posés par un spectacle sur une musique », in Écrits sur le théâtre, tome II,
op. cit., p. 149.
104
« Le song, comme les panneaux exhibés entre les scènes, est un élément narratif et réflexif. Il à dès lors
pour fonction d’offrir un autre point de vue sur l’action, de faire saillir un autre comportement ; il est une
manière pour l’interprète de prendre ses distances vis-à-vis de son rôle et d’étoffer son personnage en termes de
complexité. Il met en évidence une réflexion ou un point de vue plus général sur l’intrigue ; il peut y avoir débat
d’un personnage avec lui-même, et le song acquiert parfois valeur de parabole. À chaque fois, la réflexion,
brisant la marche de l’intrigue, pousse le spectateur à adopter à son tour une attitude active ». (Bernard Banoun
dans la notice relative au chapitre X, « Sur la musique », in B. Brecht, Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 1301.)
105
« Disco Pigs – entretien avec Thomas Ostermeier », op. cit.
106
À titre d’exemple : Gertrude adressait à Claudius, lors des représentations d’Hamlet au Festival
d’Avignon, le morceau de Carla Bruni, « Ma came », ou encore : Hamlet introduisait la Souricière par la
chanson « Theater » de Katja Ebstein, chanteuse de variété très connue en Allemagne. Pour la présence des
musiciens sur scène, citons : Disco Pigs d’Enda Walsh, où jouaient, au même titre que les deux acteurs, deux
215
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
Pour démontrer, d’un point de vue synthétique, les différents niveaux d’utilisation de
la musique, le spectacle de Woyzeck, l’un des plus musicaux d’Ostermeier, offre un certain
certa
nombre d’exemples. Il y a d’abord la musique intra-diégétique,
intra diégétique, qui provient principalement
de la radio située dans la baraque à frites : il s’agit de “tubes” de musique pop, qui servent
surtout à dire l’univers social dans lequel se déroule
déro
le drame ; ces morceaux semblent faire
écho aux chants populaires qui ponctuent toute la pièce
pièce de Büchner. Puis, la musique extra
extradiégétique qui, quant à elle, accompagne quasi systématiquement
systématiquement les scè
scènes rajoutées, qui
lient les différents fragments de la pièce : la gamme des styles est plus large, car elle s’étend
s’ét
du hard-rock
rock (AC/DC, Atari Teenage Riot) à la musique baroque
baroque (Pergolèse), en passant par
le rap ou le mainstream. En sus de souligner l’atmosphère
l’atmosphère souvent violente de certaines
scènes, elle permet de casser l’effet réaliste, quasi
quasi documentaire, instauré notamment par le
décor, comme lorsque les “zonards” exécutent en bande
bande des chorégraphies hip
hip-hop sur le
Stabat Mater.. Enfin, un troisième type
type d’utilisation de la musique apparaît vers la fin du
spectacle, lorsqu’arrive sur scène un véritable rappeur
rappeur et son groupe de danseurs qui
s’approprient alors tout l’espace : devant les spectateurs et les acteurs, ils effectuent
effect
les
mêmes chorégraphies hip-hop
hop que les acteurs ont esquissées auparavant, mais cette fois-ci de
manière professionnelle et sur une musique adéquate.
adéquate. Ce “show”, qui fonctionne donc comme
un spectacle dans le spectacle, semble avoir pour vocation
vocation non seulement d’apporter une
“authentique”
ntique” culture des cités (lieu et espace où Ostermeier
Ostermeier a situé son Woyzeck), mais
encore – et de nouveau – de permettre au spectacle de s’affirmer comme tel.
Woyzeck, 2004
musiciens – un bassiste et un batteur ; le Songe d’une nuit d’été, qui fut “animé” par un groupe de musiciens
situé sur le plateau et dirigé par un chanteur – “performer vocal” ; Othello,, où des musiciens étaient présents sur
scène et ouvraient le spectacle avec une “jam session” à laquelle se mêlaient les acteurs.
216
Chapitre VII – Le Jeu et la mise en scène
De manière générale, la musique produit chez le spectateur des réactions qui tiennent,
forcément, et dans une certaine mesure, de l’émotionnel et du non rationnel. En opposant à cet
effet immédiat de la musique, une utilisation complexe, où elle introduit une distance et la
souligne, rythme les spectacles et ponctue la narration, Ostermeier cherche à maintenir le
spectateur en tension et à emporter son adhésion sur un plan critique.
217
DEUXIÈME PARTIE :
QUATRE PIÈCES D’HENRIK IBSEN MISES EN SCÈNE
PAR THOMAS OSTERMEIER
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
I.
LA DRAMATURGIE IBSÉNIENNE
Il paraît indispensable, en premier lieu, de rappeler le contexte politique, social et
théâtral du temps d’Henrik Ibsen, de cette fin d’une époque et du début d’une autre dont
témoigne son œuvre. Dans le domaine de la dramaturgie, tout le théâtre européen d’alors est
marqué, d’un côté par le modèle de la “pièce bien faite” de Scribe, de l’autre, et surtout, par la
dramaturgie moderne née de cette “crise du drame” que relevait Peter Szondi1, dans laquelle
le naturalisme et le symbolisme vont de pair. Une nouvelle écriture apparaît, portée
principalement par l’œuvre d’Henrik Ibsen, celles d’August Strindberg, Anton Tchékhov,
Maurice Maeterlinck et Gerhart Hauptmann. Les particularités, les divergences, mais aussi les
points communs de ces monuments de la littérature théâtrale mondiale firent l’objet de
nombreuses études. Relevons ici seulement quelques points essentiels qui distinguent l’œuvre
d’Ibsen de celle des quatre autres auteurs : contrairement à Ibsen, Tchékhov introduit dans
son théâtre des personnages qui ont un côté presque fantomatique, qui entretiennent entre eux
des rapports plus passifs qu’actifs et affrontent des problèmes existentiels plutôt que de
grandes passions2 ; chez Strindberg et Maeterlinck, c’est la mise en cause de la forme
dramatique qui est au cœur de leur œuvre (elle sera reprise et accentuée par les auteurs
expressionnistes et imprégnera jusqu’au théâtre de l’absurde) ; quant à Hauptmann, il
s’attache à la question des couches sociales les plus défavorisées... Mais dans l’œuvre des
cinq auteurs se retrouve une même coexistence d’éléments naturalistes et symbolistes3.
Comme toute la dramaturgie moderne, le drame ibsénien suit naturellement
l’évolution des mouvements artistiques et idéologiques de l’histoire littéraire européenne,
sans toutefois s’y soumettre totalement. Le romantisme est derrière Ibsen, lequel ne s’est
jamais toutefois vraiment séparé de ses valeurs. Mais il lui a préféré le réalisme, voire parfois
le naturalisme – même si sa vision de l’homme est habitée par des idéaux (liberté,
responsabilité...) qui n’étaient pas au centre des préoccupations des naturalistes “purs” et que
1
Peter Szondi, Théorie du drame moderne, op. cit.
Peter Zadek propose une curieuse comparaison entre Tchékhov et Ibsen : « C’est ce qui rend Tchékhov
tout simplement plus grand que Ibsen : le fait qu’il accepte les gens. Tchékhov trouve les gens bien. Pour lui,
c’est une bonne chose qu’ils existent. Et Ibsen trouve que ce n’est pas une bonne chose qu’il y ait des gens. Il les
trouve assez abominables à vrai dire. Ibsen est merveilleux parce qu’il est d’une telle intelligence et d’une telle
ruse dans ses analyses. Il fait ressortir la façon dont ils se mentent à eux-mêmes et aux autres ». P. Zadek, « Le
regard rosmerien », in OutreScène, n°2, “Ibsen”, op. cit., pp. 28 – 29.
3
Jean-Pierre Sarrazac donne à ce propos l’exemple de L’Assomption de Hannele Mattern, une pièce de
Gerhard Hauptmann dont la première partie décrit un asile de pauvres, et qui propose donc un matériau pour une
approche naturaliste ; alors que la deuxième partie montre le délire d’un enfant agonisant, donnant ainsi de
l’espace à volonté aux symbolistes. J.-P. Sarrazac, « Tournant du XXème siècle, Ibsen, Strindberg, Tchékhov »,
Dossier de la Revue électronique du Théâtre de la Colline, constitué par Jean-Pierre Sarrazac et Christina Mirjol,
mars 2005, www.colline.fr/revue/03/.
2
219
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
la forme dramatique de ses pièces reste incompatible avec une représentation strictement
naturaliste de la réalité. L’emploi des symboles dans son œuvre tardive le rapprocherait plutôt
des symbolistes, mais là encore, si ses pièces contiennent des éléments symbolistes, elles
soulèvent toutefois de surcroît une problématique éthique et sociale qui est étrangère aux
“vrais” symbolistes. Lorsque le dramaturge norvégien écrit : « L’important pour moi a été de
décrire des hommes, des caractères d’hommes, des destinées d’hommes, à partir de certaines
observations et données sociales »4, il se situe effectivement loin des principes et du
romantisme et du symbolisme.
Ces caractéristiques sont sans doute à l’origine de l’intérêt de longue durée que porte
Thomas Ostermeier à la dramaturgie d’Ibsen. Car les douze dernières pièces d’Ibsen dans
lesquelles le metteur en scène a puisé, ont en commun un réalisme intensivement nourri d’une
analyse de la société, des personnages dont elles mettent en avant le comportement
psychologique, et un récit dont la narration est portée par une gestion du temps toute
particulière ; autant de maîtres mots et de notions clefs que l’on retrouve dans l’esthétique
théâtrale d’Ostermeier.
1. Un réalisme social
La situation sociopolitique de la Norvège de l’époque, et de l’Europe occidentale plus
largement, joua sans aucun doute un rôle déterminant et elle influença naturellement le travail
d’Ibsen. Cette société de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle est marquée en
Scandinavie par l’avènement du capitalisme et les questions sociales émergentes, ainsi que
par la remise en cause de la position de la femme dans la société, une question qui traverse
toute l’Europe. Ces changements trouvent naturellement leur écho dans l’œuvre d’Ibsen.
Le capitalisme industriel et les problèmes sociaux qui en découlent, arrivent en
Norvège avec un retard par rapport à d’autres pays européens. Les dissonances et les écarts
entre les modes de vie précapitalistes et ceux dictés par la morale de la bourgeoisie naissante
sont profonds. C’est de là que vient une certaine tendance de la littérature norvégienne de la
deuxième moitié du dix-neuvième siècle à s’intéresser principalement aux problèmes sociaux
et éthiques.
4
Lettre d’Henrik Ibsen adressée à Moritz Prozor le 4 décembre 1890, citée par Bjorn Hemmer dans « Le
dramaturge Henrik Ibsen », article consultable sur le site officiel du Ministère des Affaires Étrangères de
Norvège, www.odin.dep.no. Notons l’importance de la partie consacrée au dramaturge pour un outil de
communication ministériel.
220
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
L’histoire de la remise en cause de la position de la femme dans la société suit cette
évolution. On voit surgir au dix-neuvième siècle de nombreux mouvements visant
l’émancipation de la femme, qui se répandent depuis l’Angleterre à travers toute l’Europe,
essentiellement dans les pays protestants. À cette époque-là, la femme doit se contenter de
veiller sur le bonheur et le bon fonctionnement du foyer familial. Sa position est
problématique du fait qu’elle est entièrement liée à la volonté de l’homme, à l’idéologie et la
pensée masculines ; la femme n’est que ce que l’homme lui permet d’être. Dans la vie du
couple, comme dans celle de la société en général, les décisions importantes sont du domaine
de l’homme. La femme doit une obéissance absolue à son mari, son indépendance
économique et intellectuelle lui sont refusées.
Avec l’industrialisation croissante et l’évolution socio-économique de la société, la
fonction du foyer familial bourgeois et la position de la femme au sein de celui-ci subissent de
profonds changements. La maison n’est plus le lieu du travail : dans la famille pré bourgeoise,
la femme (hormis l’éducation des enfants) devait remplir de lourdes tâches ménagères, à la
cuisine, au jardin, s’occuper des animaux, etc. Désormais, ses obligations sont moindres, et
elles sont remplies par des aides recrutées dans la couche prolétarienne naissante. Ceci ne
signifie pas pour autant que la femme soit “libérée” de la société patriarcale ; le souci des
tâches ménagères est remplacé par la responsabilité de la perpétuation de l’idéologie familiale
et le devoir de préserver l’intimité de la famille. La femme, par conséquent, se doit d’autant
plus de se consacrer à son rôle premier, qui est de soutenir son mari en toutes circonstances.
C’est cette famille bourgeoise qui est le milieu de prédilection de la pensée ibsénienne, et le
cadre majeur de ses pièces.
Ibsen s’est emparé donc de ces nouvelles donnes de la société de son époque pour y
puiser directement les conflits de ses drames, et s’en servir comme fond d’inscription de ses
œuvres. La question sociale est ainsi constamment présente chez le dramaturge, d’une
manière plus ou moins sous-jacente, ce qui offre à un metteur en scène comme Ostermeier
préoccupé d’abord par cette question, un matériau fertile pour une lecture sociétale et pour un
traitement qui puisse soulever des interrogations d’ordre idéologique.
221
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
2. Du réalisme psychologique des personnages
On ne peut dire, concernant les pièces d’Ibsen, que ce soient leurs thèmes qui soient
novateurs ; des questions comme le conflit entre l’individu et la société, l’individu et la
famille ou encore l’homme et la femme, ont certes été traitées par de nombreux auteurs bien
avant lui. Ce qui est nouveau, c’est la façon dont les personnages d’Ibsen vivent leurs
contradictions (n’est-ce pas le propre de l’homme ?5) : ils se trouvent opposés à un monde
extérieur qu’ils méprisent mais dont ils font inéluctablement partie, et ils évoluent dans une
société de « façade où il est plus important de se montrer d’une haute moralité que de l’être
réellement »6. Leur situation est donc “dramatique”, d’autant plus qu’en condamnant cette
société, ils ont conscience de se condamner eux-mêmes. Il s’agit là d’une problématique
récurrente dans tout le répertoire d’Ostermeier et la transposition d’époque s’est avérée de ce
fait allant de soi, les quatre fois où il a mis en scène une pièce d’Ibsen.
Ibsen croit que tout homme aspire à un “but suprême”, il est influencé par le
darwinisme7, par la théorie naturaliste de l’hérédité, par Nietzsche – influences qu’il partage
d’ailleurs avec ses contemporains, notamment avec Strindberg et Hauptmann. L’un des
conflits qui revient sans casse dans son œuvre est donc celui entre l’individu et la morale
commune. Chaque personnage est conçu et décrit comme un individu dont les actes peuvent
être expliqués par l’hérédité et / ou son environnement. « On n’est jamais tout à fait en dehors
de la responsabilité et de la culpabilité de la société à laquelle on appartient »8, écrit-il.
Sa conscience est la seule instance morale à laquelle le héros ibsénien doit se
soumettre : Ibsen la place plus haut que les lois divines et celles de la société, qu’il perçoit,
avec son organisation traditionnelle, comme nocive pour l’homme en tant qu’individu. Ceci
étant, cette société peut être améliorée grâce à des individus “régénérés” par leur prise de
conscience devant la fatalité ou les rouages du monde. D’où la place que l’auteur accorde à
l’individu et à son libre arbitre : cet accent mis sur les personnages et sur l’évolution
psychologique qu’ils subissent au cours du drame est un autre aspect qui semble
particulièrement bien nourrir le travail théâtral d’Ostermeier, du fait que cette évolution
5
Nous nous permettons ici de rapporter la remarque du metteur en scène tchèque, Alfréd Radok, lequel
observe qu’Ibsen « fut le dramaturge qui inventa l’être humain sur la scène ». (« À nos jeunes amis », texte
publié dans le programme d’Hedda Gabler dans la mise en scène d’A. Radok, au Club dramatique de Prague, le
22 avril 1965).
6
Propos du metteur en scène contemporain suédois Terje Maerli, dans « La responsabilité humaine et la
duplicité morale du bourgeois », in OutreScène, n°2, op. cit., p. 34.
7
« Ibsen est un scientifique ». P. Zadek, « Le regard rosmerien », in OutreScène, n°2, op. cit., p. 29.
8
H. Ibsen cité par Bjorn Hemmer dans « Un écrivain pour notre temps », in Europe, n° 840, “Ibsen”,
avril 2009, p. 11.
222
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
psychologique, particulièrement féconde pour le comédien, l’est autant pour la direction
d’acteur, laquelle est d’une importance capitale pour le metteur en scène.
Les personnages d’Ibsen parlent selon leur éducation et leur nature. L’auteur supprime
les longs monologues et travaille surtout la forme dialoguée. Mais celle-ci, malgré son
réalisme, est loin d’être une reproduction fidèle de la réalité9. Selon Michel Vinaver :
« La vraisemblance psychologique, chez Ibsen, est absente, par le fait qu’il n’y a rien,
dans les propos échangés par les personnages, qui soit incident. Ils ne s’entretiennent que de la
chose essentielle. Ils demeurent sans cesse sur la crête de l’essentiel. Qui plus est, ce qu’ils
disent est tout sauf ce que quelqu’un dirait en réalité dans cette même situation, car la façon
dont ils parlent ne cesse d’aller contre leur intérêt. [...] Ceci est précisément ce que les gens,
dans la vie réelle, passent leur temps à éviter de rechercher. Ils tournent autour, ils font tout ce
qu’on veut sauf de forer dans eux-mêmes comme le font les personnages d’Ibsen »10.
Chez Ibsen, chaque réplique a plusieurs fonctions. C’est ce que relève le traducteur
d’Ibsen, Michel Vittoz11, lorsqu’il dissèque les différents propos des personnages. En premier
lieu, Vittoz attire l’attention sur la place considérable que prend, dans les drames d’Ibsen, le
langage véhiculaire. En effet, une grande part des répliques sert simplement à donner des
indications qui relèvent de la vie quotidienne. D’autres répliques sont là pour caractériser les
personnages, comme pour en faire des archétypes, « et chez Ibsen, la typologie est forte »12.
Certaines encore servent principalement au développement de l’intrigue ; parfois sous forme
de fragments allusifs dans un système de renvois extrêmement élaboré, que décrypte Vittoz.
Enfin, un cinquième et dernier type de réplique serait consacré à la métaphore. Ainsi, la
« structure survivante du texte » dont parle Walter Benjamin13, chez Ibsen, serait-elle assurée
précisément par cette hétérogénéité à l’œuvre dans les propos des personnages d’Ibsen. Pour
le metteur en scène suédois Terje Maerli, « Le langage symbolique [d’Ibsen] est nécessaire,
9
Jacques Lassalle évoque le rapport de Bernard Dort au langage particulier d’Ibsen. Dort « n’était pas
entièrement concerné par les méandres et l’arrière-monde de l’univers ibsénien. Mais ce qui le passionnait, c’est
ce qu’Ibsen présente de commun avec Büchner – et avec Lessing [...] –, une écriture tétanisée, une écriture
syncopée, cette écriture à base, non pas de points de suspension, mais de tirets. C’est-à-dire une parole
empêchée, contrariée, quelquefois aphasique, quelquefois digressive, une parole qui va rarement au bout d’ellemême, une parole suspendue ». (Dans « Mettre en scène au tournant du siècle », table ronde du 11 décembre
1998 au Théâtre National de la Colline à Paris, animée par Béatrice Picon-Vallin, avec Stéphane Braunschweig,
Alain Françon, Jacques Lassalle, Michel Vittoz, Claude Yersin, in Jean-Pierre Sarrazac (dir.) : Études théâtrales,
N° 15-16/1999, “Mise en crise de la forme dramatique 1880 – 1910”, 1999, p. 232).
10
M. Vinaver et P. Zadek, « Le géant parmi les oncles », in Théâtre en Europe, n° 15, octobre 1987, op.
cit., p. 19.
11
Dans « Mettre en scène au tournant du siècle », op. cit., pp. 229 – 230.
12
Ibid, p. 229.
13
Que reprend à son tour M. Vittoz pour son étude de la langue d’Ibsen (ibid., p. 228).
223
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
car la réalité qu’il veut dévoiler est équivoque et mensongère. Dans la société d’Ibsen, le
langage ment »14.
Ainsi ce réalisme “invraisemblable” d’Ibsen, ou plutôt ce réalisme “dissimulé” à
plusieurs niveaux, sous le langage des personnages, peut-il tout particulièrement porter et
soutenir le travail d’Ostermeier lequel, comme nous l’avons vu, entretient avec le mode de
représentation réaliste une relation complexe : car s’il s’appuie sur lui dans un premier temps,
il s’emploie ensuite à casser cet effet à l’aide de divers moyens théâtraux. Appliquer un tel
traitement sur l’écriture ibsénienne permet donc de trouver, maintenir et approfondir une
cohérence entre les parties dramaturgiques et scéniques.
14
« En littérature on dirait volontiers que les énoncés des personnages relèvent du “double discours”. Pour
un psychologue “double communication” serait sans doute un terme plus juste. On peut dire tout simplement que
les personnages ne disent la vérité que par intérêt. Qui peut alors distinguer le vrai du faux ? Le théâtre d’Ibsen
dévoile cette duplicité morale : ses personnages montrent par leurs actes que ce ne sont pas les mots qui disent la
vérité, mais, derrière les mots, les motivations conscientes et inconscientes ». T. Maerli, « La responsabilité
humaine et la duplicité morale du bourgeois », in OutreScène, n°2, op. cit., p. 34.
224
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
3. Le récit et la gestion du temps
L’écriture théâtrale moderne doit également se positionner par rapport au roman, le
genre littéraire majeur du dix-neuvième siècle, devenu un lieu de débat prééminent sur les
questions de société, dont l’un des “principes constitutifs” est la mise en place directe d’un
récit. Ainsi, selon Jan Kott, ce défi lancé par la « nouvelle prose épique »15 réclame-t-il
l’invention d’une dramaturgie nouvelle16 qui, pour prétendre être à même de rivaliser avec
elle, doit désormais : a) au niveau du contenu, être capable de mener une analyse approfondie
de l’époque et de la société (autrement dit, de faire exister des éléments naturalistes au sein de
sa poétique), b) au niveau formel, tout en ayant une durée de l’action bien plus courte que le
roman, proposer au spectateur un regard tout aussi pointu sur la société et la vie.
En ce sens, Ibsen, se distinguant de ses contemporains, répond bien aux exigences du
récit romanesque ainsi résumées par Kott17 ; grâce à une remarquable gestion du temps dans
ses pièces, tout à fait singulière et qui va à l’encontre de ce que font alors ses contemporains,
tels les dramaturges français qui, pour transposer l’étirement de la vie réelle au théâtre,
introduisent alors de grands écarts temporels entre les actes18, une « solution [qui] facilite sans
doute les développements psychologiques des caractères esquissés au premier acte »19,
comme le remarque Yves Chevrel. Ibsen, lui, propose aux spectateurs les mêmes
“développements psychologiques”, en concentrant, confinant au contraire l’action de ses
pièces dans un condensé de quelques jours. La « manifestation du tragique »20 dans ses
œuvres surgit à travers la représentation d’une brève tranche de vie quotidienne de ses
personnages. Szondi remarque qu’Ibsen, conscient du fait que la « représentation
directe […du récit] se refuse au présent dramatique »21 et reste l’apanage du roman, contourne
15
Jan Kott, « Der Freud des Nordens – Ibsen neu gelesen », in Theater heute, décembre 1979. (Nous
citons de la traduction française de Sarah Hirschmuller, parue sous le titre « Ibsen, une relecture » dans la revue
OutreScène, “Ibsen”, op. cit., ici p. 66.)
16
Rappelons, à titre d’exemple, August Strindberg qui, conscient de ce déplacement du centre de gravité
de la création socio-littéraire, dans la préface de Mademoiselle Julie, compare le théâtre à une “forme d’art
mourante”.
17
« Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, le roman – chronique des mœurs, tribune de la
réforme sociale, confessionnal des femmes – devint le genre littéraire dominant. Cette épopée bourgeoise acquit,
surtout après Madame Bovary (1857) et Anna Karénine (1876), une importance et une respectabilité artistique et
sociale que le théâtre avait perdues après l’époque romantique. C’est Ibsen qui les rendit au théâtre », poursuit
Kott. (« Ibsen, une relecture », in OutreScène, op.cit., p. 66.)
18
Pour ne citer que deux exemples : l’action des Corbeaux (1882) d’Henri Becque s’étend sur une période
de plusieurs mois et Émile Zola laisse le premier acte de sa Renée (1887) se dérouler dix ans avant les suivants.
19
Y. Chevrel, « Vers un théâtre de l’analyse cruelle : la “percée” du drame moderne, de Maison de poupée
à Avant l’aube », op.cit., p. 47.
20
Ibidem.
21
P. Szondi, Théorie du drame moderne, op.cit., p. 27.
225
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
cet obstacle en se servant du présent uniquement comme « occasion »22 pour évoquer le
passé ; un “subterfuge” qui fait éclater la forme dramatique traditionnelle et permet de garder
le récit au premier plan de la pièce (Jean-Pierre Sarrazac parle à ce propos d’un « roman nonécrit dont [les pièces] constituent en quelque sorte le chapitre conclusif »23).
Dans les œuvres d’Ibsen, le rapport des personnages à leur passé a une fonction
primordiale. Dans chacune de ses douze dernières pièces, on en trouve qui expient une faute
qu’ils ont commise bien avant le début du premier acte24. C’est ce qui autorise Kott à opérer
un rapprochement avec la dramaturgie antique :
« Ce nouveau drame bourgeois trouve son modèle dans la tragédie grecque, dont les
prologues rappellent le passé et présagent de l’avenir, et dont l’action, limitée à cinq épisodes,
commence à l’aube et s’achève au crépuscule dans un seul et même lieu »25.
Szondi souligne néanmoins une différence essentielle entre ces deux formes
dramatiques : si dans Œdipe roi, la « vérité […] est de nature objective »26, elle est « celle de
l’intériorité »27 chez Ibsen : « les effets traumatisants sont enfouis au-dedans et survivent à
toutes les transformations extérieures »28. Le résultat en est donc l’accent mis à chaque fois
sur une histoire individuelle, un « roman personnel sous-jacent au drame »29, car toutes ces
pièces tentent de reconstituer le passé à travers le regard que posent sur lui les personnages,
un regard qui devient de plus en plus analytique au cours de la pièce. Le tragique qui, chez
Ibsen, n’est pas « rétabli dans la mort, mais dans la vie elle-même »30, s’explique « par la
compréhension du passé des personnages »31. Ce qu’on voit sur scène n’est, en réalité, que le
dernier acte d’une tragédie (les autres ayant déjà eu lieu) dont les données ont été déterminées
depuis longtemps, avant même les premières lignes du premier acte. Les drames d’Ibsen
reposent sur la révélation d’un événement, ou d’une série d’événements, appartenant au passé
22
Ibidem.
J.-P. Sarrazac, « La Pièce et l’Épilogue », in Études germaniques, n° 4, “Actualité d’Ibsen, Le texte et la
scène”, p. 869.
24
Le passé envahit la scène. Les œuvres d’Ibsen sont des « pièces à thèmes contemporains, qui ne cessent
de se tourner vers le passé et de faire l’inventaire des fautes – réelles ou imaginaires – qu’ont commises des
années auparavant les protagonistes ». J.-P. Sarrazac, « Tournant du XXème siècle, Ibsen, Strindberg,
Tchékhov », Dossier de la Revue électronique du Théâtre de la Colline, op. cit.
25
J. Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit., p. 66.
26
P. Szondi, Théorie du drame moderne, op.cit., p. 28.
27
Ibidem.
28
Ibidem.
29
J.-P. Sarrazac, Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, coll. Le temps du théâtre, 1989, p. 18.
30
P. Szondi, Théorie du drame moderne, op. cit., p. 30.
31
Y. Chevrel, « Vers un théâtre de l’analyse cruelle : la “percée” du drame moderne, de Maison de poupée
à Avant l’aube », in Jean-Pierre Sarrazac (dir.) : Études théâtrales, N° 15-16/1999, op. cit., p. 47.
23
226
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
des principaux personnages, lesquels n’en mesurent vraiment l’importance que peu de temps
après leur entrée en scène. Peter Zadek observe que la pièce entière est « une scène
d’exposition » et que le dramaturge « écrit en reculant »32. Au début du drame, tout paraît en
ordre, mais le passé qui est dévoilé progressivement tout au long de la pièce, vient compliquer
la situation.
Ce procédé dramaturgique est bien évidemment tout à fait nouveau à l’époque
d’Ibsen. Néanmoins, on peut constater que le dramaturge norvégien s’est inspiré du canevas
de la “pièce bien faite” traditionnelle pour mettre au point sa technique analytique
rétrospective, notamment en en reprenant le trait le plus important : la façon de mener les
scènes d’exposition, d’introduire les personnages et de donner au public d’emblée les
éléments indispensables à la compréhension de la pièce33. Toutefois, ce procédé où le passé
est suggéré, conté, plutôt que représenté de manière directe et explicite, ne semble pas assez
clair à certains des contemporains d’Ibsen. André Antoine cite à ce propos la réaction d’un
critique de l’époque (Henry Céard) après la lecture des Revenants, en 1888 :
« Je voudrais un prologue, où l’on verrait le père d’Oswald et la mère de Régine
surpris par Mme Alving jeune. [...] Après cette exposition, le public français entrerait dans le
drame avec toute la sécurité nécessaire »34.
Aujourd’hui, bien sûr, l’évolution de l’écriture dramatique (et cinématographique)
rend au public la technique rétrospective d’Ibsen plus familière et plus facile à saisir. Dans la
dramaturgie d’Ibsen, comme dans le théâtre d’Ostermeier, le récit est donc au premier plan ; il
est exposé d’emblée et non pas suggéré progressivement et s’affirme ainsi comme le point
nodal de la construction de l’œuvre. Son écriture permet donc au metteur en scène de
développer sa narration, de raconter une histoire riche et “complète”, complexe, tout en
32
Michel Vinaver et Peter Zadek, « Le géant parmi les oncles », in Théâtre en Europe, N° 15, op. cit.,
p.18.
33
Yves Chevrel (dans « Vers un théâtre de l’analyse cruelle : la “percée” du drame moderne, de Maison
de poupée à Avant l’aube », op. cit., p. 45) cite, à titre d’exemple, le premier acte du Canard Sauvage dans
lequel Ibsen consacre l’une des premières scènes à « une longue conversation entre deux hommes – amis intimes
qui se revoient pour la première fois depuis dix-sept ans. Leurs propos sont destinés à éclairer le spectateur sur
leur passé et leur situation, [lui permettant ainsi de s’orienter mieux dans le drame qui suit] ».
34
Cité par André Antoine dans Mes Souvenirs sur le Théâtre-Libre, Paris, Fayard, 1921, p. 166. Michel
Vinaver au contraire considère que : « Typiquement, dans les pièces de Ibsen, tout commence par l’exposition
d’une situation. Il y a énormément de dialogue informatif sur la situation, sur l’horizon de chaque personnage,
sur ce qui leur fait dire ce qu’ils disent. Ce qui contraste avec la façon abrupte dont nous nous trouvons, chez
Strindberg, Tchékhov et leurs successeurs, en contact immédiat avec des paroles émises qui charrient une
pluralité de sens et de résonances, paroles qui peu à peu se constituent en une histoire ». M. Vinaver et P. Zadek,
« Le géant parmi les oncles », in Théâtre en Europe, N° 15, op. cit., p.18.
227
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
gardant une unité relative de temps.
228
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
4. Nora, Le Constructeur Solness, Hedda Gabler, John Gabriel Borkman
Les quatre pièces d’Ibsen montées par Ostermeier appartiennent au cycle que forment
les douze derniers drames de l’auteur. Sans entrer dans une analyse dramaturgique de ces
œuvres, nous évoquons ici les particularités de chacune d’elles et les sujets principaux dont
elles traitent et que le metteur en scène a soulignés (l’étude détaillée de l’approche de ces
pièces par Ostermeier fait l’objet du chapitre suivant).
C’est Ibsen lui-même qui a insisté sur le caractère particulier de la dernière période de
son œuvre dramatique35. Effectivement, ses douze dernières pièces forment un cycle qui
explore un certain nombre de thèmes récurrents, dans la plupart des cas d’ordre social. Après
ses deux grands poèmes dramatiques (Brand, 1866, et Peer Gynt, 1867) et un diptyque
historique monumental (Empereur et Galiléen, 1873), Ibsen écrit un grand nombre de
variations de drames bourgeois de l’époque36. Ainsi, après les œuvres mentionnées ci-dessus,
qui voulaient raconter une façon de voir le monde dans sa globalité, il opte pour une
succession de pièces ancrées dans un temps et un espace réels, dont le propos est plus
concentré et dont le mode d’expression sera désormais la prose37.
Pour ces œuvres à la problématique contemporaine, Ibsen s’inspire directement des
événements sociopolitiques de son temps. Ainsi prend-il comme modèle, pour le personnage
de Mademoiselle Hessel dans les Piliers de la société, une figure incontournable de la vie
politique norvégienne de l’époque : Aste Hansteen, la pionnière du féminisme en Norvège38.
De même, pour la Maison de poupée, Ibsen puise parmi ses connaissances du milieu littéraire,
en partant de Laura Kieler, une jeune femme qui, imaginant une suite à Brand, avait écrit une
pièce qu’elle avait envoyée à Ibsen, les Filles de Brand. Cette écrivaine, aujourd’hui oubliée,
s’était installée avec son mari au Danemark. Peu après leur mariage, son mari étant tombé
gravement malade, Laura avait emprunté de l’argent pour payer ses soins, mais en falsifiant la
signature de son mari sur la reconnaissance de dette. Elle avait espéré gagner l’argent
nécessaire au remboursement de cet emprunt par son activité littéraire. Une fois dévoilé, cet
35
Ibsen a parlé d’un cycle de onze pièces, commençant par la Maison de poupée publiée en 1879 et
s’achevant par Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, sa dernière pièce publiée en 1899 et à laquelle il
donne le sous-titre Épilogue dramatique. Toutefois, des chercheurs contemporains préfèrent situer le début du
cycle aux Piliers de la société, pièce publiée en 1877, donc deux ans avant la Maison de poupée, et parlent ainsi
de douze pièces.
36
Des variations qui vont toutefois jusqu’à en faire éclater la forme.
37
L’influence de la pratique théâtrale de l’époque est ici indiscutable. Ibsen, après avoir assisté à une
représentation de ses Prétendants à la couronne par les Meininger, réécrit entièrement les Piliers de la société,
laissant désormais la pièce se dérouler dans un lieu unique et concret, décrit dans les didascalies avec précision.
38
Wladimir Admoni, Henrik Ibsen. Die Paradoxie eines Dichterlebens, Reinbek 1986, p. 87.
229
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
acte lui avait valu d’être déclarée irresponsable et d’être enfermée dans un hôpital
psychiatrique.
L’influence de cette histoire concrète d’un membre de l’entourage de Ibsen sur
l’intrigue de la Maison de poupée est indiscutable ; elle s’accompagne de la sympathie
d’Ibsen pour le mouvement féministe qui commençait à se former en Norvège, à peu près à
l’époque de la parution de cette pièce. Ibsen a lui-même plusieurs fois souligné l’influence
qu’avait eue sur son œuvre la jeune Camille Collett, porte parole littéraire de ce mouvement.
La question de la femme est un problème sur lequel il revient régulièrement dans son travail,
sans toutefois aller jusqu’à faire de ses pièces des manifestes pour le féminisme. Aux yeux
d’Ibsen, l’émancipation de la femme fait partie d’un questionnement plus vaste : celui sur la
liberté de l’esprit humain, de la personnalité humaine en général. On voit d’ailleurs cette
approche assez clairement dans Maison de poupée, par exemple lorsque Nora revendique sa
liberté auprès de Helmer en lui rappelant : « Je suis avant tout un être humain »... Ibsen est
clair et catégorique sur ce point :
« Je ne suis même pas sûr de ce que ça veut réellement dire, l’affaire de la femme. À
moi, ça s’était toujours présenté comme l’affaire de l’humain. Et si on lit mes livres
attentivement, on le comprend. Ceci dit, il est tout à fait souhaitable de résoudre la question de
la femme. Mais ça n’a jamais été mon intention primaire. Ma tâche a été de dépeindre
l’homme en tant qu’être humain »39.
D’un point de vue dramaturgique, on voit chez Ibsen des figures qui sont incapables
de rentrer dans le moule du personnage de la femme tel qu’il est représenté à l’époque. Alors
que la plupart des scènes européennes montre des femmes volages, à l’esprit superficiel, Ibsen
propose des êtres intelligents, des femmes qui refusent la “loi du triangle”, qui, à l’adultère,
préfèrent l’insoumission. Au personnage de la femme coquette, il oppose donc celui d’une
femme être humain. Après l’étalage de la légèreté, de l’insouciance ou encore l’inconstance
féminines, Ibsen amène à la scène des femmes qui s’éduquent, sont capables d’une réflexion
intellectuelle, savent prendre part à des discussions d’idées et peuvent (en revendiquent même
le droit) affronter l’homme sur un plan intellectuel. À ce titre, elles revendiquent la liberté
d’agir de leur plein gré et d’assumer elles-mêmes la responsabilité de leurs actes40. Notons
39
Discours d’Henrik Ibsen pour l’Association norvégienne pour la cause de la femme, à l’occasion du
soixante-dixième anniversaire de l’auteur, en 1898, cité par Edgar Neis, Nora – Hedda Gabler, Hollfeld, 1997,
p. 60. (« Ich bin mir nicht einmal klar darüber, was die Sache der Frau eigentlich ist. Mir hat sie sich als eine
Sache des Menschen dargestellt. Und wenn man meine Bücher aufmerksam liest, wird man das verstehen. Es ist
wohl wünschenswert, die Frauenfrage zu lösen, so nebenher. Aber das war nicht der hauptsächliche Zweck.
Meine Aufgabe ist die Menschenschilderung gewesen ».)
40
Michael Robinson parle à ce propos du besoin d’absolu de ces personnages, d’un refus de compromis,
230
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
que ces personnages de femmes sont dépeints sur fond d’une société en profonde crise
morale :
« [Les femmes d’Ibsen] se rendent compte qu’elles ont participé à une société
mauvaise, corrompue, et qu’en luttant contre cette société, c’est elles-mêmes qu’elles
condamnent. En luttant pour la liberté et la vérité, elles prennent conscience qu’elles ont ellesmêmes aliéné leur liberté : il n’y a plus de partage clair entre la société coupable et le
personnage innocent. Les personnages sont à la fois responsables personnellement et engagés
dans la responsabilité collective de la société »41.
Le personnage de Nora, quant à lui, marque un tournant dans la perception de la
femme ibsénienne. Il suscite chez les critiques les réactions les plus alarmistes, qui voient en
lui une menace pour l’ordre social et pour l’homme. Parce que si les autres héroïnes
ibséniennes luttaient contre les limites que leur imposait leur époque, Nora, elle, les
transgresse : non seulement elle s’émancipe, quitte son mari et ses enfants, mais elle remporte
la bataille contre l’homme, qui sort du duel vaincu. De plus, ce qui est novateur ici, c’est que
la femme vainc l’homme dans une bataille cérébrale ; elle ne se sert ni de ruse, ni d’intrigue,
ni de sa sensualité comme on aurait pu s’y attendre. Ce sont principalement ces interrogations
sur la position de la femme qu’Ostermeier met en avant dans sa mise en scène de Nora, en
faisant un déplacement de l’époque d’Ibsen à la nôtre :
« Après les bouleversements des années 1960 et 1970 qui ont fait vaciller ces
institutions [le mariage, la famille…], nous assistons, sous la pression du néo-libéralisme et de
la précarité généralisée, à un retour de l’idéologie du couple tourné vers la réussite sociale, la
famille relookée, la morale modernisée. En même temps qu’un portrait de femme, Maison de
poupée interroge cet endroit-là du contemporain »42.
Dans Le Constructeur Solness, on ne perçoit pas de prime abord un objectif social
aussi évident que dans les drames précédents : Maison de poupée, Revenants ou L’Ennemi du
peuple. Pourtant, on y retrouve de nouveau des allusions à la question féminine, mais sans
qu’elles soient, cette fois-ci, au centre du drame : elles passent principalement par le
personnage de la jeune Hilde Wangel, cette « première adolescente en fugue à paraître sur
scène »43. Et, de nouveau, on peut établir un parallèle entre le parcours de la jeune écolière et
dans « Ibsen and the Possibility of Tragedy », Scandinavica, vol. 20, N° 2, 1981. Cité par Marthe Segrestin, dans
sa thèse (laquelle fut un outil précieux pour notre travail), Le théâtre français face à H. Ibsen, G. Hauptmann et
A. Strindberg, Université Paris IV, 2002, p. 16.
41
M. Segrestin, Le théâtre français face à H. Ibsen, G. Hauptmann et A. Strindberg, op. cit. L’essentiel de
mes informations sur la femme scandinave données dans ce chapitre est emprunté à cet ouvrage.
42
Propos du metteur en scène dans l’entretien « Disco Pigs », op. cit.
43
J. Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit., p. 83.
231
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
l’évolution de la société de l’époque, comme le rapporte Kott :
« En 1882, quand Hilde Wangel, habillée de blanc, agitait son drapeau vers Solness au
sommet de la tour, la mixité était introduite dans les écoles publiques de Norvège. Cette même
année, les femmes furent admises à l’Université de Christiania »44.
Dans ce drame, ce qui semble primer cependant, est le regard plus symbolique que
social qu’Ibsen porte sur la vie. Ce symbolisme est lié notamment aux images de la tour (non
présente sur scène, mais inséparable de l’intrigue de la pièce) et, par conséquent, aux thèmes
de la montée, de l’ascension et de la chute, une symbolique relevant naturellement plusieurs
champs sémantiques (religieux, sexuel, etc.), dont « le plus intéressant [est] leur
interchangeabilité »45. Ce qui paraît particulièrement étonnant dans la pièce, et qui est une
question importante pour la lecture qu’en fait Ostermeier, est la manière dont ce symbolisme
(qui ressort surtout à la fin), s’articule avec le réalisme qui domine la première partie ; nous
pourrions là encore parler d’un réalisme “invraisemblable”, « artificiel »46 de l’action, comme
nous l’avons déjà fait pour le langage des personnages d’Ibsen. La fin, qui voit Solness
monter sur la tour de sa maison avant d’en tomber, rompt en effet radicalement avec le
traitement réaliste de tout le drame :
« Dans les situations prosaïques de la vraie vie, tout comme dans la part réaliste de la
pièce, [Solness] n’avait que deux options : soit conduire [Hilde] en Espagne, en Italie ou au
“Schwarzen Ferkel” de Berlin47, soit la renvoyer chez elle. Leur “lune de miel” les aurait
probablement conduits à un désastre sexuel dès la première nuit, et à leur séparation le
lendemain matin. […] Dans le dernier acte de sa vraie vie, il n’y aurait pas eu d’ange pour
chanter, et les “trolls” scandinaves auraient été renvoyés pour de bon »48.
L’introduction d’une fin non réaliste, qui contraste avec le reste de la pièce, semble
donc être cette particularité principale du drame qu’il nous faut souligner en vue de l’étude de
son traitement par Ostermeier.
La pièce d’Hedda Gabler, quant à elle, donne l’impression d’être centrée moins sur
une idée que sur un être humain dont le portrait est extrêmement complexe ; un être humain
44
Ibidem.
Ibid., p. 85.
46
Ibid., p. 84.
47
Kott parle ici de la célèbre taverne berlinoise “Zum Schwarzen Ferkel” qui est devenue, dans les années
1890, le rendez-vous d’artistes et d’écrivains modernes, tels Strindberg, Przybyszewski ou Munch, pour ne citer
qu’eux.
48
Ibidem.
45
232
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
« fait de mystère, de malfaisance, de mauvais instincts, et en même temps doué d’un charme
et d’une fascination irrésistibles »49. Néanmoins, à ce portrait psychologique se mêlent des
questions d’ordre social, de sorte que « le personnage [d’Hedda Gabler] est en soi une
protestation contre l’ordre social »50. L’état psychique d’Hedda et les actes qu’il déclenche
sont inséparablement liés à la condition féminine du personnage, qui en est “victime”. Il en
résulte un refus global de sa part, inconscient sans doute, de tout ce qui est susceptible d’être
féminin. Hedda se rend vaguement compte que si elle était un homme, elle pourrait disposer
tout à fait librement de son destin et de son potentiel personnel ; (in)conscience du personnage
auquel Ibsen donne libre cours en en faisant le trait constituant, et sans doute majeur, de son
Hedda Gabler.
Il faudrait à cet égard évoquer en premier lieu l’un des principaux objets symboliques
de la pièce : les pistolets dont Hedda a hérité de son père51. Signes par excellence de la
masculinité, symboles sexuels, ils renvoient également à la séparation des rôles dans la
société primitive, à l’archétype de l’homme chasseur et de l’homme guerrier (ce que n’est
résolument pas le mari d’Hedda). Mais le profond mépris de celle-ci pour le rôle
traditionnellement imparti à la femme se manifeste aussi sous d’autres abords. Elle se refuse à
être une femme d’intérieur et hait la seule idée de la maternité au point que, en se tuant ellemême (de la manière masculine par excellence : en se tirant dessus), elle va jusqu’à tuer
l’enfant qu’elle porte. De même désire-t-elle ardemment participer à l’œuvre créatrice de
Lövborg (domaine réservé aux hommes)52.
Toutefois, même si Hedda Gabler nie sa féminité, force est de constater qu’elle reste
tout de même profondément conditionnée par l’appartenance à son sexe. C’est ainsi qu’elle a
choisi son mari, non par amour, mais en raison de considérations d’ordre économique (qu’elle
a, par conséquent, pris Tesman plutôt que Lövborg) ; par ailleurs, peut-être faut-il voir dans sa
position sociale une autre explication à ce choix car, fille du respectable général Gabler,
« conditionnée plus rigoureusement que n’importe quel chien de Pavlov à réagir en membre
de sa classe »53, elle appartient à la couche supérieure de la société bourgeoise, où rester
célibataire est pire que tout. Ainsi le drame d’Hedda est-il étroitement lié à ce phénomène
49
Martin Esslin, « Héroïne antihéroïne », in Comédie-Française, n° 106, 1982, p. 13.
Ibidem.
51
« Mais Ibsen ne se contente pas d’exploiter les deux pistolets d’Hedda Gabler comme des accessoires
au service d’une logique dramatique de fer et des ses conséquences prédéterminées ; les pistolets donnent aussi
lieu à des sous-entendus sexuels ». Jan Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit., p.77.
52
Régis Boyer résume ces traits en proposant, pour caractériser Hedda, l’amalgame suivant : « une fausse
femme (vrai homme)-mort-amazone-revolver ». Dans « L’activité icono-motrice chez Henrik Ibsen », in Europe,
n° 840, op. cit., p.130.
53
Martin Esslin, « Héroïne antihéroïne », op. cit., p. 15.
50
233
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
sociologique : elle refuse sa condition sociale, mais n’arrive pas à renoncer à sa position de
classe supérieure dans la société, ce qui l’empêche de réaliser ce qui ferait sa véritable
supériorité : les possibilités créatrices et intellectuelles de sa personnalité. La manière
masculine dont elle se tue, dans la logique de son comportement, sera son seul acte
d’émancipation. Mais une émancipation relative selon Kott, puisque ce serait “l’ombre du
père” qui tue la fille :
« L’élément crucial de la scénographie est la chambre du fond. On y voit, derrière le
sofa, l’immense portrait “d’un bel homme âgé, en uniforme de général”. Dans la dernière
scène, Hedda entrera dans cette chambre, tirera les rideaux, et se tuera devant le portrait de son
père. Hedda Tesman, enceinte de deux mois, tue Hedda Gabler. Cette chambre du fond, dont
la seule issue conduit au salon situé au premier plan, est le cadre à la fois concret et
symbolique du conflit entre le Père-Surmoi et le Ça. En se tuant, Hedda tue l’ombre de son
Père et l’enfant dont elle n’a jamais voulu. L’ “ombre” du père tue la fille »54.
Il est étonnant qu’Ostermeier, qui s’est penché à maintes reprises dans sa carrière sur
les problèmes intergénérationnels, ait complètement évincé cet aspect dans l’histoire du
personnage d’Hedda. Au centre de sa lecture du drame se trouve le refus de l’héroïne
d’accéder à l’âge adulte, lequel passe chez elle par le rejet de l’homme. Le metteur en scène
s’intéresse cette fois-ci davantage à des sujets liés à la féminité qu’au féminisme, sans
négliger pour autant les autres sujets sociaux sous-jacents dans la pièce.
Si, selon Kott, Hedda Gabler est « certainement le plus grand personnage de femme
qu’Ibsen ait inventé », John Gabriel Borkman est, toujours selon le théâtrologue, « le plus
grand rôle masculin de toute son œuvre théâtrale »55. Avec cette pièce, John Gabriel
Borkman, nous nous retrouvons de nouveau face à un symbolisme fort, où deux images
s’opposent et se répondent réciproquement : celle de la montagne, du grand air et de la liberté
des hauteurs d’un côté, et celle de la mine, du souterrain et de l’enfermement de l’autre. Les
mouvements descendant / ascendant et intérieur / extérieur qu’instaure l’opposition de ces
deux univers, se reflètent dans la pièce, respectivement dans la scénographie décrite dans les
didascalies, laquelle prévoit un espace à deux étages, et dans le contraste du huis-clos du
manoir (où se déroule la majeure partie du drame) avec les plaines de la montagne de la fin de
la pièce. De nouveau, c’est la scène finale qui surprend : Ibsen “met en scène” ici un véritable
tableau allégorique, très explicite : les deux sœurs jumelles, rivales depuis des années, se
réconcilient et se donnent la main au-dessus du cadavre de Borkman.
54
55
J. Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit., p. 78.
Ibid., p. 87.
234
Chapitre I – La Dramaturgie ibsénienne
Cependant, cette pièce aussi s’attaque à un fait réel de la société de l’époque ; cette
fois-ci, il s’agit des questions et des considérations économiques et sociales soulevées par
l’arrivée un peu tardive, et d’autant plus brusque et ravageuse, du capitalisme industriel en
Scandinavie. C’est dans cette perspective donc qu’il faut également voir l’utilisation de la
symbolique des mines dans le drame : les galeries servent ici principalement à évoquer un
labeur intense et une activité incessante. Ainsi, John Gabriel Borkman serait-il un
« représentant de cette génération “dure”, celle de ces hommes assoiffés de pouvoir, prêts à
piétiner sans pitié quiconque se met en travers de leur chemin, même s’ils doivent se perdre
eux-mêmes »56.
Ostermeier joue dans sa mise en scène de cette particularité de la pièce de présenter un
sujet politique et économique dans un registre symbolique, voire allégorique (tout en le
faisant résonner avec l’époque de la création du spectacle, 2008).
Les sujets sociaux et politiques que ces quatre pièces ibséniennes abordent, toujours
d’actualité de nos jours, permettent au metteur en scène de poursuivre son questionnement sur
les réalités de la vie d’aujourd’hui, une constante de son travail ; en même temps, les
particularités de l’écriture du dramaturge lui donnent la possibilité d’enrichir, de varier et de
développer son travail sur le réalisme et le symbolisme. Ces quatre drames d’Henrik Ibsen
offrent donc un terrain particulièrement propice aux interrogations idéologiques et aux
procédés artistiques de Thomas Ostermeier.
56
J. Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit., p. 90.
235
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
II.
L’ACTUALISATION ET LA TRANSPOSITION
1. Conditions de l’actualisation des quatre pièces d’Ibsen
D’un point de vue méthodologique, nous abordons cette partie consacrée aux quatre
pièces d’Ibsen mises en scène par Thomas Ostermeier, non dans l’ordre chronologique de leur
création (Nora, Le Constructeur Solness, Hedda Gabler, John Gabriel Borkman), mais selon
les liens logiques qui se tissent entre elles. C’est pourquoi, Hedda Gabler étant en de
nombreux aspects une suite, sinon un deuxième volet de Nora, nous étudions ici ces deux
représentations l’une à la suite de l’autre, avant Le Constructeur Solness.
1.1. Lieux de ces créations
Nora (Une Maison de poupée) fut créée à la Schaubühne am Lehniner Platz le 26
novembre 20021 et rencontra un succès international hors du commun. Cette mise en scène est
un moment charnière dans l’œuvre de Thomas Ostermeier et dans son parcours esthétique au
théâtre am Lehniner Platz, il semble qu’elle ait influencé son travail à plusieurs égards, à voir
notamment le retour du metteur en scène par trois reprises à la dramaturgie ibsénienne. En
effet, un an et demi après Nora, Ostermeier monta Le Constructeur Solness ; mais cette
représentation, bien qu’on ne puisse pas dire qu’elle passa inaperçue, ne suscita pas
énormément de réactions dans la presse allemande2 ; c’est sans doute ce qui amena par la
suite la plupart des critiques à voir dans la mise en scène d’Hedda Gabler (créée le 26 octobre
2005 à la Schaubühne), avant tout une tentative d’Ostermeier pour renouer avec le succès de
Nora3. Ce à quoi le metteur en scène rétorqua qu’il avait retardé cette création de deux ans,
1
Dans l’onglet “Chronologie” du site internet de la Schaubühne est mentionnée la date du 26 octobre, ce
qui est une inexactitude. Mais cette “faute de frappe” (banale, comme d’autres dans le site) révèle aussi une
curieuse coïncidence : le 26 octobre 2005 eut lieu la première d’Hedda Gabler…
2
Un certain nombre de journaux allemands (Die Welt, Der Tagesspiegel, Die Zeit, Berliner Zeitung,
Frankfurter Rundschau…) ont certes publié des analyses de ce spectacle, mais cela n’a pas amené les critiques
d’Hedda Gabler un an plus tard, à rapprocher les deux représentations. En effet, le seul critique allemand qui
évoque la mise en scène du Constructeur Solness dans son article sur Hedda Gabler est Ulrich Seidler, dans
« Wo der Terror brütet », op.cit.
3
Ainsi par exemple la critique de Frankfurter Allgemeine Zeitung écrit : « Thomas Ostermeier tente
vainement de sortir de l’ombre de Nora d’Ibsen, dont la représentation lui a valu un grand succès en 2002 ».
Irene Bazinger, « Weine, wenn der Regen fällt », 28 octobre 2005. (« Thomas Ostermeier versucht vergeblich,
aus dem Schatten von Ibsens Nora zu treten, mit deren Inszenierung ihm 2002 ein großer Wurf gelungen war ».)
236
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
justement « pour éviter d’éveiller cette impression »4. Le lien entre les deux pièces et leurs
protagonistes est à considérer à un autre niveau, dit-il :
« Nora comprend au cours de la pièce qu’elle doit se libérer de son mari et des
conventions bourgeoises. Cette conscience, Hedda Gabler l’a dès le début. Elle sait avec
pertinence que son mariage l’a enfermée dans une mauvaise cage. Ses questions sur l’identité
et la liberté pourraient très bien être soulevées par un homme. Mais chez un personnage
féminin, cela devient plus dangereux. Peut-être qu’Hedda est tout simplement une femme plus
moderne que Nora »5.
Ce choix du metteur en scène répondait donc à un besoin de poursuivre un
questionnement amorcé avec Nora, sur la société actuelle et la position de la femme au sein
de celle-ci.
La mise en scène d’Ostermeier du Constructeur Solness (créée le 10 juin 2004, dans
l’Akademietheater du Burgtheater de Vienne, en coproduction avec le festival international
viennois des Wiener Festwochen), fut certainement elle aussi conditionnée par le traitement
de Nora, tant d’un point de vue esthétique et stylistique qu’à travers la question de la
transposition et de l’adaptation. C’est ce que relevèrent les critiques viennois qui le firent
d’autant plus naturellement que la Nora d’Ostermeier était également au programme de cette
même édition des Festwochen. Le public a ainsi pu assister aux deux représentations l’une à
la suite de l’autre et les voir donc dans une “logique comparative” pareille à celle
qu’adoptèrent, un an plus tard, les spectateurs berlinois à l’égard d’Hedda Gabler.
La représentation de John Gabriel Borkman fut créée le 10 décembre 2008 à Rennes,
au Théâtre National de Bretagne, dans le cadre du Projet Prospero. La première berlinoise eut
donc lieu un mois après celle de Rennes, le 15 janvier 2009.
Toutefois, on trouve quelques réactions contraires, comme par exemple celle de la critique de Tageszeitung :
« Celui qui regarde aujourd’hui cette deuxième mise en scène d’Ibsen par Ostermeier n’a pas besoin de craindre
un sentiment de déjà-vu. Le spectacle évite toute comparaison et cherche sciemment un autre chemin ». Simone
Kaempf, « Angst vor dem Abstieg », 28 octobre 2005. (« Wer jetzt Ostermeiers zweite Ibsen-Inszenierung sieht,
muss Déjà-vu-Gefühle nicht fürchten. Der Abend umgeht den Vergleich und sucht bewusst einen anderen
Weg ».)
4
Dans l’entretien avec Peter Laudenbach, « Die Angst vor dem Absturz », in Der Tagesspiegel, 25
octobre 2005. (« Ich habe es mir zwei Jahre lang verkniffen, Hedda Gabler zu inszenieren, nur um diesen
Eindruck nicht zu erwecken ».)
5
Ibid. (« Nora begreift im Lauf des Stücks, dass sie sich befreien muss, von ihrem Mann, von den
bürgerlichen Konventionen. Dieses Bewusstsein hat Hedda Gabler von Anfang an. Sie weiß die ganze Zeit, dass
sie sich mit ihrer Hochzeit in den falschen Käfig begeben hat. Ihre Fragen nach Identität und Freiheit könnte
ebenso gut ein Mann stellen. Aber bei einer Frauenfigur ist das alles etwas gefährlicher. Vielleicht ist Hedda
einfach nur eine modernere Frau als Nora ».)
237
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Il est intéressant de constater qu’au moment de la création de John Gabriel Borkman,
la critique abandonna la “logique comparative” au profit d’une “logique de cycle”. Thomas
Ostermeier, en mettant en scène cet avant-dernier drame d’Henrik Ibsen, atteignait le nombre
juste, quatre, à partir duquel l’on pouvait désormais considérer son travail sur cette
dramaturgie comme un cycle et le consacrer “metteur en scène ibsénien”. Cette observation
est intéressante pour nous, notamment du fait que nous émettons l’hypothèse qu’avec John
Gabriel Borkman, Thomas Ostermeier rompt avec ses autres mises en scène ibséniennes ;
hypothèse que nous allons étayer dans les parties suivantes de ce chapitre.
1.2. Contexte social et politique
Nora
Le souci d’inscrire ses représentations dans un cadre social précis compte, on le sait,
parmi les premières préoccupations de Thomas Ostermeier pour monter une pièce. Il n’en fut
pas autrement pour ses quatre mises en scène ibséniennes : Nora, Hedda Gabler, Le
Constructeur Solness et John Gabriel Borkman réagissent à des sujets brûlants de l’actualité,
aux maux de la société de notre temps. Ainsi le choix de Nora fut-il primordialement dicté par
le désir du metteur en scène de parler d’une couche spécifique de la société berlinoise
d’aujourd’hui et, plus précisément, de la position de la femme au sein de celle-ci. Dès sa
création, et dès les premières représentations de la pièce, le personnage de Nora a été
emblématique de la lutte de la femme pour son émancipation ; en témoigne la réception de
cette œuvre d’Ibsen, pendant les douze décennies qui séparent la première représentation de
celle d’Ostermeier à la Schaubühne. Si la femme, au cours du vingtième siècle, a acquis ses
droits civiques et sociaux, grâce à la libération sexuelle, la pilule contraceptive et le droit à
l’avortement, conquis celui de disposer de son corps comme elle l’entend, pour Thomas
Ostermeier, sa condition s’est cependant gravement détériorée ces dernières années :
« À Berlin, par exemple, les deux tiers des personnes qui reçoivent des aides sociales
sont des femmes, souvent seules, avec ou sans enfants. La situation des femmes en Allemagne
est encore plus préoccupante qu’en France ou qu’en Angleterre, car nous héritons peut-être
davantage de vieux préjugés qui ont entretenu la domination masculine »6.
6
Propos du metteur en scène dans « Entretien avec Thomas Ostermeier », op. cit.
238
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
La plupart des jeunes femmes aujourd’hui sont mises devant un dilemme :
« Ou bien rejoindre la cellule familiale bourgeoise au sein de laquelle seul le mari
travaille et la compagne se doit d’élever ses enfants, ou bien faire le choix de l’indépendance,
des études et de la vie professionnelle, en encourant le risque de la déchéance sociale, de la
7
solitude ou d’une vie sans enfant » .
C’est pourquoi Ostermeier s’intéresse à ces héroïnes qui posent le problème de
l’aliénation féminine, comme la Nora d’Ibsen ou Mademoiselle Rasch de Kroetz. Il part du
constat que la société actuelle enferme la femme dans un carcan (du point de vue moral,
civique, matériel, etc.) guère éloigné de celui d’il y a cent trente ans. Sa Nora réagit donc par
là à une réalité sociale précise, soulève une problématique concrète et palpable de notre temps
et s’inscrit dans un large débat social, moral, citoyen :
« Le couple, la monogamie et le mariage demeurent des institutions dont les bases
sont restées “marchandes” [...] Après les bouleversements des années 1960 et 1970 qui ont fait
vaciller ces institutions, nous assistons, sous la pression du néolibéralisme et de la précarité
généralisée, à un retour de l’idéologie du couple tourné vers la réussite sociale, la famille
relookée, la morale modernisée »8.
Hedda Gabler
Il est assez fréquent qu’un metteur en scène monte Nora et Hedda Gabler en
diptyque9, instaurant un dialogue entre les deux pièces ibséniennes, qui traitent du rôle de la
femme dans une société donnée, de son enfermement, son impasse, son destin.
Si la mise en scène d’Hedda Gabler s’inscrit à première vue dans cette logique
d’Ostermeier de dénonciation de la position de la femme au sein de certaines couches de la
société actuelle, si prise de parti par rapport à la situation de la femme il y a, la question qui
semble ici au centre de ses préoccupations est moins celle de l’émancipation féminine et de
ses limites en général mais, plus largement, celle du courage et des dangers du libre arbitre10,
7
Ibid.
Ibid.
9
Et ce, depuis leur création. Le dernier en date, pour le public français, étant celui du metteur en scène
argentin Daniel Veronese, qui présenta en France, en 2009-2010, Le développement de la civilisation à venir
d’après Une maison de poupée, en diptyque avec Tous les grands gouvernements ont évité le théâtre intime,
d’après Hedda Gabler.
10
Comme observe Franz Wille dans son article « Optionsbürger-Schlampe » dans le Theater heute de
décembre 2005 : « La Hedda de Katharina Schüttler illustre l’état de ce qu’on appelait émancipation, il y a vingt
ou trente ans : elle ne se salit plus les mains avec une auto-détermination laborieuse ; au lieu de cela, elle attrape
dans ses filets un mari bon enfant et ennuyeux, qu’elle assujettit de sorte qu’il ne fasse pas de difficultés, car ce
8
239
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
une problématique qui dépasse les sexes et les âges, est par là moins “ciblée” que celle que
posait Nora, mais certainement tout aussi brûlante. D’après Ostermeier, « la couche moyenne
[de la société étant] menacée, de nouvelles forces, de nouvelles stratégies de survie et de
destruction se libèrent aujourd’hui »11, l’individu de facto est poussé à réinventer les moyens
de son auto détermination. Aussi la pièce, et surtout son personnage titre, lui semblent-ils
personnifier le sentiment de toute une génération et être emblématiques de notre actualité, où
tout est régi par la peur de la chute sociale et de la ruine :
« La pièce raconte une situation où on a le sentiment d’être arrivé dans un
“establishment”. Le revenu mensuel est assuré, il n’y a plus grand’ chose qui puisse arriver. Et
puis, brutalement, un vide de sens se crée. […] Ceci est précisément le sentiment d’Hedda. Je
crois, que c’est un sentiment de vie dans la République fédérale allemande d’aujourd’hui.
Mais on n’est pas obligé de parler des extrêmes. On peut également parler de ce qui se passe
lorsqu’on grandit et qu’on perd ses idéaux et sa rage de jeunesse. Hedda est un personnage
auquel je m’identifie. C’est le personnage dans lequel je retrouve quelque chose de moimême »12.
Le Constructeur Solness
Si la problématique s’est élargie de Nora à Hedda Gabler, de la question de la position
de la femme au sein de la société, à celle de la situation d’un être humain en général, Thomas
Ostermeier approche toutefois ces deux “drames sociaux” à travers le même prisme, celui de
l’individu. Mais dans le cas du Constructeur Solness, il change d’angle de vue, s’attaquant à
un phénomène sociologique plus large, qui concerne une couche entière de la société actuelle,
serait contre son intérêt à lui ». (« Katharina Schüttlers Hedda markiert den aktuellen Stand dessen, was man vor
20 bis 30 Jahren Emanzipation nannte: man macht sich nicht mehr angestrengt die selbstbestimmen Finger
schmutzig, sondern angelt sich einen gutmütig langweiligen Mann, den man jederzeit um den Finger wickelt,
und der ansonsten, weil verlässlich unterlegen, keinen Ärger macht ».)
Dans la même logique, Christina Tilman écrit dans son article « Die Leiden der jungen H. », in Der
Tagesspiegel, 28 octobre 2005 : « Auto détermination et émancipation ne sont plus les enjeux ici, Hedda fait
toujours ce qu’elle veut : et pourtant, elle fait tout mal ». (« Selbstbestimmung, Emanzipation ist hier keine Frage
mehr, Hedda tut immer nur, was sie will: und macht dennoch alles falsch ».)
11
Propos du metteur en scène dans Peter Michalzik, « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Weil jetzt
der Mittelstand bedroht ist, setzen sich neue Kräfte frei, neue Überlebens- und Ausschlussstrategien ».)
12
Propos d’Ostermeier dans P. Laudenbach, « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Das Stück erzählt
von einer Situation, in der man das Gefühl hat, im Establishment angekommen zu sein. Das monatliche
Einkommen ist versichert, es kann einem nicht mehr viel passieren. Und dann tut sich auf einmal ein brutales
Sinnvakuum auf. […] Das ist genau das Hedda-Gefühl. Ich glaube, dass das ein sehr bundesrepublikanisches
Lebensgefühl ist. Man muss ja nicht unbedingt von Extremen reden, man kann auch davon sprechen, was
passiert, wenn man erwachsen wird und sich von den Idealen und der Wut seiner Jugend verabschiedet hat.
Hedda ist meine Identifikationsfigur. Das ist die Figur, in der ich etwas von mir erkenne ».)
240
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
la gentrification13, phénomène qui semble préoccuper Ostermeier depuis la fin des années
quatre-vingt-dix où il en fit état, notamment dans sa conférence du 20 mai 1999 (Le Théâtre à
l’ère de son accélération). Il explorerait par le biais du Constructeur Solness cette
problématique, pour la première fois de façon approfondie. En sociologie, ce terme de
“gentrification” désigne un mode de surprotection d’une élite sociale et économique par son
isolement dans certaines parties de la ville ; les quartiers à dominante populaire deviennent
attractifs pour une couche de société plus aisée qui, les “envahissant” massivement, les
transforme à son goût et selon ses besoins :
« Ces territoires ont été pris naturellement entre les deux lames habituelles de l’État et
de l’économie : la répression et la gentrification. Les maisons squattées ont été vidées, les
espaces ouverts classés comme “lieux dangereux” et les forces de l’ordre renforcées par
l’arrivée de nouveaux collègues privés, avec chiens fidèles et compétences particulières pour
chasser toute personne déplaisante hors des stations de métro et des espaces ouverts. En
revanche, les cadres d’une nouvelle normalisation ont été proclamés et légitimés par trois
fois : par l’État, par la nouvelle capitale et par les nouvelles conditions de l’ère de la
globalisation et du capitalisme mondial. […]
Ce côté répressif de la normalisation s’opposait aux données cosmopolites,
transparentes et multicolores de la gastronomie nouvellement à la mode dans la Mitte. Ceux
qui étaient propres et ne se droguaient pas, sans miettes dans leur barbe, pouvaient y rester et
inventer des idées stupides pour des flyers quelconques. Tout ce qui était empreint des
nouvelles formes de vie approuvées et internationalement validées dans les reportages de
“Max” et par une Europe “Newsweek”, devait être montré et pouvait être exploité »14.
Thomas Ostermeier reprend à son compte textuellement cette analyse éloquente du
processus de gentrification par le théoricien de la culture, Diedrich Diederichsen15. Ce
13
Le terme, que l’on pourrait traduire comme “embourgeoisement”, fut introduit en 1963 par la
sociologue britannique Ruth Glass, pour désigner l’évolution au centre de Londres dans les années 1950 : la
“gentry”, petite noblesse urbaine, a progressivement remplacé la population ouvrière de ce quartier central et en
a réhabilité l’habitat. Le concept fut par la suite repris par de nombreux sociologues et élargi à l’ensemble des
grandes villes euro-américaines.
14
Diedrich Diederichsen, Der lange Weg nach Mitte (der Sound und die Stadt), Cologne, Kiepenheur &
Witsch, 1999. Cité par T. Ostermeier, in « Das Theater im Zeitalter seiner Beschleunigung » (« Le Théâtre à
l’ère de son accélération »), op. cit.. (« Natürlich wurden diese Territorien in die übliche staatlich-ökonomische
Doppelzange von Repression und Gentrifizierung genommen. Besetze Häuser wurden geräumt, öffentliche
Plätze als „gefährliche Orte“ eingestuft und die öffentlichen Ordnungskräfte und ihre neu hinzugekommenen
privaten Kollegen mit treuen Hunden und besonderen Kompetenzen ausgestattet, so ziemlich jeden aus der UBahn und der Öffentlichkeit zu vertreiben, der ihnen nicht gefiel. Dafür wurden die Normen einer neuen
Normalisierung in Anschlag gebracht, die sich gleich dreifach über neuen Staat, neue Hauptstadt und neue
Verhältnisse im Zeitalter von Globalisierung und Weltkapitalismus legitimierten. […] Dieser repressiven Seite
des Normalisierung stehen die kosmopolitisch, transparent und bunt getünchten Wände der neuen Gastronomie
von Mitte gegenüber. Was sauber und drogenfrei blieb und keine Essensreste im Goatee hängen hatte, durfte hier
bleiben und plietsche Ideen für Flyer entwickeln. Was immer von den erprobten und international geschätzten
neuen Lebensformen auf der Ebene von „Max“-Berichterstattung und „Newsweek“-Europa tragfähig war, sollte
sich zeigen und konnte verwertet werden ».)
15
Cette vision alarmante de la mutation d’une grande ville culmine avec la description suivante : « Les
chiens et leurs maîtres, depuis toujours une composante importante de Berlin, ont dominé la ville. Les grandes
places et les nœuds des grandes artères de la circulation – donc tout ce qui donnait, par sa contingence ou l’effet
241
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
phénomène était déjà directement abordé dans la représentation de Nora, que le metteur en
scène avait choisi de situer dans la Mitte, un quartier berlinois représentatif par excellence de
la gentrification : situé dans l’ancien secteur Est de la ville, il est devenu après la chute du
Mur, le lieu de prédilection des artistes, bohèmes et autres couches marginales de la société,
avant de se faire récupérer, quelques années plus tard, par la nouvelle bourgeoisie néolibérale,
économiquement aisée16.
Certes, le Constructeur Solness fut créé à Vienne et non à Berlin, mais ce processus
inquiétant concerne toutes les grandes villes. La représentation se déroule dans l’une des
banlieues résidentielles et “chic” de la capitale autrichienne, telle que nous pouvons la voir
dans le film Hundstage (Canicule) d’Ulrich Seidl, où se concentre l’élite économique de la
population : des pavillons particuliers nouvellement construits s’enchaînent à perte de vue,
tous semblables avec leurs garages, jardins et piscines, habités par les mêmes familles
décadentes, en mal de vivre, perdues, sans repères17.
John Gabriel Borkman
Dans le cas de John Gabriel Borkman, la question de l’inscription de la représentation
dans le contexte social du moment s’avère plus délicate, même si, à première vue, elle
semblerait aller de soi : monter l’histoire d’un banquier déchu, en 2008, en pleine crise
économique et financière mondiale, met la représentation clairement en phase avec son
époque. Toutefois, même si cela semble difficile à croire, à plusieurs reprises Ostermeier dit
ne pas être intéressé par l’aspect économique de la pièce mais par « le destin de cet homme,
presqu’un personnage d’artiste, qui a le rêve de tout recommencer à zéro encore une fois »18.
Le dramaturge d’Ostermeier, Marius von Mayenburg, insiste sur ce point :
du hasard, le sentiment des possibilités illimitées d’une grande ville, a été placé sous surveillance spéciale ».
Diedrich Diederichsen, ibid. (« Hunde und Hundeführer, immer schon wichtiger Bestandteil Berlins,
übernahmen gänzlich die Stadt. Große Plätze und Knotenpunkte von Verkehrsadern – also alles, was durch
besondere Kontingenz und verschärfte Zufallserzeugung für das großstädtische Gefühl der unbegrenzten
Möglichkeiten stand – wurden unter spezielle Bewachung gestellt ».)
16
En France, on pourrait trouver l’équivalent dans le quartier parisien du Marais, longtemps populaire,
puis devenu progressivement le lieu de résidence de classes économiquement riches.
17
Dans le chapitre « Spatialisation sociale », nous reviendrons plus amplement sur les liens entre ce film
et la mise en scène d’Ostermeier, lequel fait de Solness l’architecte même, le créateur de ce monde artificiel.
18
Propos du metteur en scène dans l’entretien avec Stefan Kirschner, « Von der skandalösen Aktualität
des 19. Jahrhunderts », in Die Welt, 5 janvier 2009. (« Das Schicksal dieses Mannes, der fast eine Künstlerfigur
darstellt, der den Traum hat, noch mal von vorn anzufangen ».)
242
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
« Une lecture contemporaine est facile, évidente, d’autant plus dans le contexte de la
crise bancaire actuelle. En ce moment, de nombreux Borkman marchent dans tous les sens.
Mais la pièce va au-delà. De grands sujets sont abordés : il y est question d’amour, de trahison,
de vengeance et de mort. Une question est présente en filigrane : peut-on changer sa vie ? À
quel moment est-il trop tard ? »19.
Cette volonté de ne pas imposer au premier plan de la lecture de la pièce un cadre
sociopolitique donné, de renoncer à la spatialisation sociale de la mise en scène, n’empêche
pas Ostermeier de “glisser” dans la représentation quelques renvois directs et des
commentaires sur la crise économique sévissant dans le monde actuel, comme l’allusion
explicite faite par Josef Bierbichler au deuxième acte, au cas d’Adolf Merckle, richissime
magnat allemand qui s’est suicidé à cause de ses dettes en janvier 2009 – nous y reviendrons.
1.3. Thématiques majeures
1.3.1.
L’exclusion sociale
Si des quatre pièces d’Ibsen dont nous traitons ici, Nora semble de prime abord et
d’un point de vue dramaturgique, avoir une visée sociale plus évidente, à savoir
l’émancipation et la libération de la femme, elle aborde comme les trois autres une thématique
qu’Ostermeier semble explorer systématiquement à travers ses choix de répertoire en
général, celle de l’exclusion de l’individu par la société. « Ce qui est passionnant chez Ibsen,
c’est que l’exclusion sociale, qu’il connaît de par sa propre biographie, est constamment
présente », dit-il dans un entretien avec Barbara Engelhardt20.
Dans la Maison de poupée il y a d’abord et avant tout l’exclusion dont souffre Nora en
tant que femme, dans une société dominée par les hommes, lesquels ne la traiteront jamais en
égale, mais aussi celle que doit affronter Madame Linde, sans famille ni ressources ; on
rencontre également le cas de l’avocat Krogstad, qui s’est trouvé en marge de la société suite
à une falsification de signature, ou encore celui du Docteur Rank qui n’appartient déjà plus au
monde des vivants, qui se sent déjà rejeté hors de leur compagnie en raison de sa maladie.
Dans Hedda Gabler, là aussi à nouveau, l’héroïne tâche tout au long de la pièce de se libérer
19
Propos de Marius von Mayenburg recueillis par Raymond Paulet, dans un entretien qui figure dans le
programme du spectacle pour les représentations au Théâtre National de Bretagne.
243
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
de sa condition féminine, de la dépasser et d’intégrer le monde des hommes ; Ejlert Lövborg,
quant à lui, doit faire face à la position en marge de la société dans laquelle l’a précipité son
alcoolisme. À cause de leurs sentiments de culpabilité, Halvard et Aline Solness se refusent
l’accès aux joies de la vie terrestre, tandis que Ragnar Brovik souffre de ne pas pouvoir
intégrer le marché de la construction où y faire ses propres armes. Dans John Gabriel
Borkman, la logique de l’exclusion se trouve d’une certaine manière inversée par rapport aux
trois autres pièces où les personnages, en souffrant, tentent de se réinsérer au sein de la
société ; là, seule Gunhild est dans cette position marginale contre son gré. Si pour Ella
Rentheim, l’exclusion sociale est volontaire et assumée, dans le cas de Borkman, de plus, elle
se “matérialise” en s’auto-séquestrant à l’étage de sa maison, après un séjour en prison. Dans
les quatre pièces, Ibsen développe donc ce thème sous plusieurs formes et offre par là à
Ostermeier un énorme espace à explorer pour dépeindre cette problématique de l’exclusion,
lui permettant de rapprocher ainsi ces mises en scènes de ses spectacles antérieurs.
1.3.2.
Le conflit de générations
Si la première problématique, l’exclusion sociale, inscrit ces spectacles dans un
questionnement propre au répertoire d’Ostermeier, une deuxième nourrit les représentations,
qui est liée plutôt au contexte plus large du théâtre allemand contemporain : celle du conflit
générationnel. La représentation où elle est la plus manifeste est sans doute Le Constructeur
Solness. En effet, le “clash” générationnel est l’un des sujets principaux de ce drame
d’Ibsen, qui le dépeint dans le milieu professionnel (trois générations d’architectes : Knut
Brovik – Halvard Solness – Ragnar Brovik) et sur un plan humain (le rapport entre Solness et
Hilde, notamment). Mais, au-delà des considérations dramaturgiques, cette problématique est
présente dans le spectacle en raison du contexte de sa création et de l’histoire récente du
théâtre germanophone. Les rênes des institutions majeures, notamment à l’Ouest, étaient
restées pendant des décennies entre les mains des metteurs en scène nés dans les années vingt
et trente (Peter Zadek, Peter Stein, etc.), qui les gardèrent fermement, excluant toute une
génération21. Ce n’est que dans les années quatre-vingt-dix, en partie grâce à l’ambiance de
20
Propos du metteur en scène dans « Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent,
entretien avec Thomas Ostermeier par Barbara Engelhardt, paru dans OutreScène, n° 2, « Ibsen », op. cit., p. 45.
21
Il peut être intéressant de rapporter ici la remarque de Jan Kott dans son essai « Der Freud des Nordens
– Ibsen neu gelesen », (« Ibsen, une relecture », op. cit.), sur le fait qu’il y a plus qu’une génération qui sépare
Solness et Hilde, au regard des évolutions fulgurantes dans la mentalité de la société suédoise de l’époque : « ce
244
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
renouveau général qui régnait à cette époque sur toute l’Allemagne, qu’une nouvelle
génération d’hommes et de femmes de théâtre put faire son entrée sur scène, Thomas
Ostermeier en tête. D’où le fait que l’esthétique, l’idéologie et le parcours professionnel du
nouveau directeur de la Schaubühne relèvent d’un phénomène emblématique du paysage
théâtral allemand à ce tournant du millénaire.
« Je me demande si ce n’est pas une situation propre à Berlin-Ouest. Les pères étaient
dans une sorte de serre, un jardin artificiel qui a disparu de lui-même quand le mur s’est
effondré, en 1989 – même si les choses s’étaient déjà épuisées avant 89 »22.
Après avoir été confronté à cette génération des “pères” par sa nomination à la tête de
l’ancien théâtre de Peter Stein, et après la création de Nora (précédée de celle de La Mort de
Danton de Georg Büchner), où il se mesure pour la première fois au répertoire classique, le
metteur en scène a affronté un autre lourd héritage à travers la création du Constructeur
Solness. Car la représentation fut créée au Burgtheater de Vienne, une institution d’une part
chargée d’histoire, liée, dans un passé récent notamment, à une figure incontournable de cette
génération des “pères”, Claus Peymann23 (qui la dirigea de 1986 à 1999), et d’autre part, plus
encore que la Schaubühne, un lieu privilégié des grandes représentations ibséniennes : la
dernière avant le Solness d’Ostermeier ayant été Rosmersholm en 2002, dans la mise en scène
de Peter Zadek (autre “père”…), avec pour protagoniste Gert Voss (né en 1941), lequel sera le
Solness d’Ostermeier24 ! De plus, l’édition 2004 des Wiener Festwochen comptait à son
programme une autre représentation ibsénienne, Peer Gynt, mise en scène, là encore,
justement, par Peter Zadek.
Le thème du conflit générationnel se lit donc ici à deux niveaux : l’un dramaturgique
et l’autre plus largement théâtral, comme le rapportèrent certains critiques :
sont deux générations qui se rencontrent [en ces deux personnages], grand-père et petite-fille ». D’où un
parallèle possible avec la situation des metteurs en scène allemands de cette fin du vingtième siècle : on pourrait
s’avancer à parler de rapports de grands-pères à petits-fils, plutôt que de pères à fils…
22
Dit à ce propos Jean Jourdheuil dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre
Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op. cit., p. 25. Pour appuyer cette place particulière que tient
Ostermeier dans le théâtre allemand contemporain, Jourdheuil ajoute que « l’époque et ce qu’elle véhicule
posent sur lui une surdétermination : il doit se présenter comme le messie du théâtre de l’après 1989, du théâtre
de l’année zéro, du théâtre sans communisme… ». Propos tenu le 13 novembre 2009 à l’INHA, lors du séminaire
des doctorants de l’équipe d’accueil HAR (Histoire des Arts et des Représentations), séance consacrée au théâtre
berlinois avant et après la chute du mur en 1989.
23
Sur le conflit entre Ostermeier et Peymann, voir le chapitre « Conflit de générations ».
24
À l’instar de Gert Voss, la plupart des comédiens dans cette représentation sont des figures marquantes
de toute une génération du théâtre germanophone : Kirsten Dene, Branko Samarowski, Urs Hefti…
245
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
« Le drame d’Ibsen est raconté selon le point de vue d’un vieil homme qui refuse de
laisser la jeunesse prendre le relais. Qui veut bâtir tout seul. Donc la situation même qu’a
trouvée Thomas Ostermeier lorsqu’il rencontra ses premiers succès à la Baracke. Lorsque les
Zadek et Peymann se considéraient toujours et encore comme les jeunes du théâtre et qu’ils
voulaient “bâtir” seuls »25.
1.3.3.
La relation spéculaire ou “l’effet de miroir”
Le troisième principe à l’aune duquel sont examinées ici ces quatre mises en scène
ibséniennes, l’effet de miroir, est lié au contexte de la période historique de la Schaubühne où
Peter Stein était à la direction. Le travail d’Ostermeier sur la dramaturgie d’Ibsen pourrait en
effet être perçu en continuité de cette collaboration caractéristique de Stein avec l’écrivain
Botho Strauß dans les années soixante-dix et quatre-vingt, qui visait à instaurer une relation
spéculaire entre la scène et la salle. Cette même relation spéculaire, Ostermeier la recherche
notamment à travers une transposition très précise du cadre social et géographique de la pièce
à celui de son public. Et le spectacle qui participe le plus de cette démarche serait, à notre
sens, Hedda Gabler. Là en effet, la mise en scène choisit sans équivoque de faire se dérouler
la pièce dans le quartier berlinois de la Charlottenburg, partie de la ville où se trouve la
Schaubühne am Lehniner Platz et une bonne partie de son public. Les spectateurs se
retrouvent donc peu ou prou dans les personnages représentés sur scène. Naturellement, dans
une certaine mesure, ce principe de spatialisation sociale se retrouve dans d’autres spectacles
d’Ostermeier, mais il est nettement plus prononcé dans ses mises en scène d’Ibsen, du fait que
les pièces traitent de la “nouvelle bourgeoisie”, une couche sociale majoritaire dans le public
des théâtres berlinois. Seule la représentation de John Gabriel Borkman sort du lot, car là,
point de localisation géographique et sociale clairement identifiable, et si effet de miroir il y a,
cela tiendrait plutôt au rapprochement possible entre la problématique de la pièce et le
contexte général dans lequel elle est montée, soit la crise économique mondiale de 2008.
25
« Lorsque les pages culture des quotidiens se posaient sans cesse la question de savoir si les jeunes
n’étaient pas par hasard en train de vouloir destituer les anciens. Non, plutôt non, ça marche aussi comme ça, fut
la réponse. Cela marchait effectivement ainsi », écrit Karin Cerny dans son article « Konversation zwischen zwei
Ideen », in Berliner Zeitung, 12 juin 2004. (« Ibsens Drama erzählt aus der Perspektive eines alten Mannes, der
versäumt hat, die Jugend hochkommen zu lassen. Der nur alleine bauen wollte. Also genau jene Situation, die
Regisseur Thomas Ostermeier vorgefunden hat, als er an der Baracke seine ersten Erfolge einfuhr. Als die
Zadeks und Peymanns sich nach wie vor für die Jugend des Theaters hielten und alleine "bauen" wollten. Als das
Feuilleton nicht müde wurde zu fragen, ob die Jungen die Alten denn nicht stürzen wollten. Nee, lieber nicht,
geht doch auch so, war die Antwort. Ging ja auch wirklich so ».)
246
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
2. Traduction et travail dramaturgique
Monter des pièces écrites il y a un siècle et demi, pour traiter certains problèmes de
notre société présente, suppose avant tout de se positionner face à l’épineuse question de
l’actualisation, laquelle pose trois enjeux majeurs. Le premier est de parvenir à faire face à la
difficulté de trouver des analogies crédibles, subtiles et sensées, entre les faits relatés dans une
pièce du passé et leur représentation actuelle, entre les situations, les objets, les costumes, etc.,
tout un univers visuel et sonore et sa matérialisation ; le deuxième d’éviter de porter par là un
regard réducteur sur notre société, qui mènerait à un double aplatissement et de la pièce et de
la réalité actuelle ; le troisième de ne pas faire dire à un auteur classique ce que l’on veut, en
lui faisant tenir certains propos, en lui prêtant des intentions – c’est-à-dire en se servant de son
œuvre, parfois à son détriment. Si le problème de la légitimité de ce genre d’entreprise ne se
pose pas ou plus (ce sont « les regardeurs qui font les tableaux » et les lecteurs qui font les
livres, affirmaient respectivement Marcel Duchamp et Edmond Jabès), la force, la pertinence,
la justesse et l’audace de cette actualisation par un metteur en scène seront évaluées et jugées
avec attention, voire remises en cause.
Nous étudierons dans un premier temps le traitement du texte, avant d’aborder plus
tard les questions liées à celui de la scène, ces deux versants de la création théâtrale étant
intrinsèquement liés et se conditionnant réciproquement. Connaître l’élaboration textuelle
d’une création en éclaire tout aussi bien les principes d’actualisation ou de transposition
scénique, que les enjeux de l’interprétation et de la direction d’acteurs.
2.1. Actualisations linguistiques et scénique avec les traducteurs et les
dramaturges
Thomas Ostermeier commanda les versions allemandes de ses trois premières mises
en scène ibséniennes (Nora, Hedda Gabler et Le Constructeur Solness) à Hinrich SchmidtHenkel26. Il ne s’agissait pas là de leur première collaboration : Ostermeier avait déjà sollicité
26
Né en 1959, cette “figure de proue” de la traduction allemande contemporaine traduit du norvégien, de
l’italien et du français (notamment les œuvres de Michel Houellebecq ou Yasmina Reza).
247
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Schmidt-Henkel pour les traductions de deux pièces de Jon Fosse et d’une de Lars Nóren,
qu’il avait montées auparavant27.
« Mon but avec ces nouvelles traductions [écrit Schmidt-Henkel] est d’épurer le texte
avec beaucoup de précautions, et en même temps, de rester au plus près de lui, de manière à
faire ressortir les rapports intimes qu’entretiennent entre eux les personnages, sans pour autant
les mettre en évidence avec platitude ; à sa façon, Ibsen a fait la même chose, avec la langue
de son époque. En général, je cherche un parler sobre, atemporel et clair au maximum.
J’estime que cela est faisable et que l’on peut rester ainsi très près de l’original d’Ibsen »28.
Et le traducteur d’ajouter, presque comme une revendication : « Avant tout, mes
traductions ne doivent être ni des actualisations, ni des adaptations »29.
Cette dernière collaboration avec Schmidt-Henkel provoqua une rupture chez
Ostermeier dans son traitement des pièces ibséniennes ; il demandera ensuite directement à
son collaborateur dramaturgique, l’auteur Marius von Mayenburg, de réaliser une nouvelle
traduction pour sa mise en scène de la quatrième pièce d’Ibsen qu’il montera, John Gabriel
Borkman.
Nora
À l’origine de la mise en scène de Nora était un désir d’Ostermeier de parler d’une
couche spécifique de la société berlinoise d’aujourd’hui. Comme à son habitude toutefois, le
metteur en scène comptait puiser dans le répertoire contemporain mais, faute de trouver là une
pièce qui réponde à ce vœu, lui et son équipe se rendirent à l’idée des dramaturges, Beate
Heine et Maja Zade, de monter la Maison de poupée d’Ibsen, c’est-à-dire d’opter pour une
27
Jon Fosse, Le Nom, en 2000 à la Schaubühne, en coproduction avec les Salzburger Festspiele, The Girl
on the Sofa, en 2002 à l’Edinbourg International Festival, et Catégorie 3.1 de Lars Nóren, en 2000, à la
Schaubühne.
28
Propos de Schmidt-Henkel dans la postface à la publication de ses traductions de Nora oder Ein
Puppenhaus, Hedda Gabler, Baumeister Solness, John Gabriel Borkman, Berlin, Rowohlt Taschenbuch Verlag,
2006, p. 476. (« Mein Ziel mit diesen Neuübersetzungen ist es, den Text behutsam zu entrümpeln und doch
möglichst nah bei ihm zu bleiben, in einer Weise, die das innere Verhältnis der Figuren zueinander freilegt, ohne
es platt herauszustellen, so, wie, es Ibsen, auf seine Weise, mit dem Zungenschlag seiner Zeit, auch gemacht hat.
Insgesamt geht es mir um eine möglichst schlichte, möglichst zeitlose, möglichst klare Sprache. Ich behaupte,
dass das machbar ist und man damit sehr dicht an Ibsens Original bleiben kann ».)
29
Ibid. (« Meine Übersetzungen sollen nämlich zweierlei nicht sein: weder Aktualisierung noch
Bearbeitung ».)
248
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
pièce classique, que l’on moderniserait notamment par une nouvelle traduction30 : « on a
voulu décrire cet univers [d’une couche spécifique de la société berlinoise d’aujourd’hui]. La
traduction qu’on avait commandée a été faite en fonction de cette approche »31, rapporte
Heine. De ce fait, le travail nécessita une collaboration étroite entre le metteur en scène, les
dramaturges, et le traducteur32. Ce dernier mit environ quatre mois pour achever sa traduction,
puis travailla quatre semaines avec l’équipe de la Schaubühne33. Les répétitions (six semaines
environ) ne commencèrent qu’une fois arrêtée la version scénique du texte, lequel continua à
évoluer, mais sans la présence du traducteur : les dialogues, mais aussi les situations décrites
par le texte, subirent des transformations notoires au cours du travail sur le plateau – c’est
ainsi que la syphilis du Docteur Rank se transforma en sida – il s’agissait de moderniser le
langage tout en actualisant les événements et le contexte de la pièce. Toutefois, SchmidtHenkel remarque :
« Le théâtre est libre – ou du moins c’est pratique courante – de continuer à travailler
un texte ou une traduction ; c’est ainsi que j’ai pu entendre dans les représentations de mes
traductions des drames d’Ibsen, rajoutés ici ou là, un “cool”, un “hallucinant” ou un “trop
fort”. Cela ne me dérange pas de manière fondamentale, mais en fait, à chaque fois, je l’ai
trouvé superflu. Pour ces spectacles, cela a pu être une décision juste, mais cela n’a pas sa
place dans mes traductions, qui doivent fonctionner au-delà des différentes représentations. En
effet, cela leur redonnerait un coup de vieux en un clin d’œil : aucune mode n’est plus vite
passée que celle du jour »34.
30
« C’était une proposition des dramaturges. Il était difficile de trouver une pièce contemporaine qui
décrive la situation à Berlin à présent. On a fait une nouvelle traduction avec une langue moderne ». Je me réfère
ici à l’entretien que j’ai eu avec Beate Heine, le 4 février 2005 à la Schaubühne de Berlin.
31
Ibid.
32
« Nous avons travaillé ensemble avec les deux traducteurs et on leur donnait souvent des propositions
concrètes pour moderniser le texte ». Ibid. Notons que B. Heine parle ici de deux traducteurs ; cependant, la
version finale de la traduction porte un seul nom : celui de Hinrich Schmidt-Henkel. C’est aussi uniquement ce
nom qui figure dans le livret de la représentation, ainsi que dans les autres supports (le programme, l’affiche
etc.).
33
« Je crois que le traducteur a eu besoin de trois ou quatre mois en tout et nous avons travaillé avec lui
pendant trois ou quatre semaines ». B. Heine, ibid.
34
Propos du traducteur dans la postface à Nora oder Ein Puppenhaus… (op. cit., pp. 476 – 477), qui écrit
également que : « dès le départ, j’ai pris mes distances par rapport à une actualisation linguistique des textes.
Lorsqu’en été 2002, la Schaubühne am Lehniner Platz me chargea d’une nouvelle traduction de Nora, le metteur
en scène Thomas Ostermeier et les deux dramaturges, Maja Zade et Beate Heine, furent vite convaincus que ma
participation au déplacement linguistique des personnages de cette représentation (yuppies habitant un loft à
Berlin-Mitte) ne devait pas consister en l’application d’un jargon typique de l’époque et de l’endroit, elle n’avait
nul besoin précisément de cela ; je voulais plutôt leur fournir une version atemporelle, avec l’argument que le
reste serait à la charge de la mise en scène, du jeu et du décor. Je voulais faire une traduction que l’on puisse
jouer aussi bien dans un costume de biedermeier que dans celui d’un businessman ». (« Von einer sprachlichen
Aktualisierung der Texte habe ich von Anfang an Abstand genommen. Als die Berliner Schaubühne am
Lehniner Platz mich im Sommer 2002 mit der Neuübersetzung von Nora beauftragte, waren der Regisseur
Thomas Ostermeier und die Dramaturginnen Maja Zade und Beate Heine rasch davon überzeugt, dass mein
sprachlicher Anteil an der Verortung der Figuren dieser Inszenierung (Yuppies – ein Loft in Berlin-Mitte) nicht
in einem zeit- und szenetypischen Jargon bestehen sollte, ja, gar nicht darin zu bestehen brauchte; vielmehr
wollte ich ihnen eine zeitlich nicht einzuordnende Fassung liefern, mit dem Argument, dass alles Übrige von
Regie, Spiel und Bühne zu leisten sei. Ich wollte eine Übersetzung, die sowohl im Biedermeierkostüm als auch
249
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Les différentes couches de langage qui s’ajoutent au texte initial, depuis la traduction
jusqu’aux répétitions, fonctionnent comme un véritable palimpseste (il en va ainsi dans ce
genre de démarches artistiques d’appropriation d’un texte), palimpseste que nous avons eu
l’opportunité d’étudier à travers la traduction publiée dans le programme35, et surtout grâce,
d’une part au “texte scénique” que nous a procuré Beate Heine, qui servit de base pour les
répétitions, et de l’autre, à la version finale de la représentation36.
C’est un lieu commun pour le théâtre, de nos jours, que de dire que chaque génération
a besoin de “sa” traduction des textes écrits dans une langue étrangère. La commande
d’Ostermeier à Schmidt-Henkel s’inscrit dans cette logique. C’est pourquoi le langage précis,
tranchant, libre et en même temps respectueux des “particularités” ibséniennes (comme par
exemple ses dialogues allusifs, voire opaques) de cette traduction, est en parfait accord avec la
mise en scène37. Il s’opèrerait ainsi une sorte d’osmose entre la traduction, la mise en scène et
le jeu des comédiens, jusqu’à la représentation. Schmidt-Henkel donne un exemple éclairant
de ces variations subies par le texte pendant la traduction puis au cours des répétitions, de la
manière dont ont évolué les dialogues :
« Parfois, le chemin, ou plus exactement le détour, nous amena d’une réduction par
trop radicale à une autre qui pouvait sembler plus légitime. Ainsi, par exemple, lorsque Nora
dit à son mari – et à ce moment, on sent et on perçoit déjà bien leurs conflits, elle n’est plus
uniquement un petit oiseau gâté - : “Mon cher Torvald, j’aimerais te le demander de tout mon
cœur”, ma première solution, avait été, à titre expérimental : “Torvald, s’il te plaît”.
Reconnaissons que là, ça réduisait trop. Maintenant, c’est devenu : “S’il te plaît, Torvald. S’il
te plaît !” – et par là, la comédienne peut demander, mendier, implorer ou même, si elle le
im Business-Anzug spielbar ist. […] Natürlich steht es Theatern frei – zumindest ist das geläufige Praxis -, jeden
Text und also jeden Übersetzung noch weiter zu bearbeiten, und so habe ich in meinen Ibsen-Übersetzungen auf
der Bühne das eine oder andere hinzugefügte “cool”, “krass” oder “geil” gehört. Mich stört das nicht
fundamental, aber ich fand es eigentlich jedes Mal überflüssig. Für diese Inszenierungen mag das die richtige
Entscheidung gewesen sein, in meine Übersetzungen, die über eine einzelne Produktion hinausgehen sollen,
gehört es nicht. Übrigens würde es sie wieder im Nu altern lassen – nichts ist schneller gestrig als der Mode-Ton
von heute ».)
35
Quatre ans plus tard, elle sera également publiée sous forme de livre, avec d’autres drames d’Ibsen
traduits par Hinrich Schmidt-Henkel (Nora oder Ein Puppenhaus, Hedda Gabler, Baumeister Solness, John
Gabriel Borkman, op. cit.).
36
Principalement dans la version filmée du spectacle, plutôt qu’à partir de notre captation “sauvage” et de
notre seul mémoire du spectacle que nous avons vu maintes fois et sur des scènes différentes.
37
Ce qui ressort à la confrontation que nous avons faite de la traduction de Schmidt-Henkel à d’autres, en
allemand, en français ou en tchèque, qui paraissent nettement moins propices au traitement de la pièce par
Ostermeier. En allemand, la traduction de Richard Linder (Berlin, Reclam, 2004). En français, celles de Terje
Sinding (in Les douze dernières pièces, Paris, Imprimerie Nationale Editions, 1990), de Marc Auchet (Paris,
Librairie Générale Française, 1990) et de Régis Boyer (Paris, Flammarion, 1994). En tchèque, celles de Karel
Kraus et Jan Rak (Prague, Éditions d’État de belles lettres, musique et art, 1958) et de Frantisek Fröhlich
(Prague, Institut du théâtre, 2006).
250
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
veut, menacer. Toutefois, des condensations de cette importance restent des cas
exceptionnels »38.
Dans la version scénique finale, Anne Tismer, la Nora d’Ostermeier, répète ce « s’il te
plaît » plus d’une fois, avec, à chaque reprise, une autre intonation, passant ainsi par tous les
stades évoqués par le traducteur : après avoir demandé, elle mendie, quémande, implore,
jusqu’à, enfin, laisser percer dans sa voix un soupçon de menace.
Curieusement, aucun critique n’émit de jugement au sujet de cette nouvelle traduction
de Nora, à l’exception de Michael Merschmeier qui écrivit dans son article du Theater heute :
« Trop de détails dans cette mise en scène ne collent pas ensemble [...]. Le ton
ponctuel du langage quotidien (nouvelle traduction de Hinrich Schmidt–Henkel) est juste.
Mais ce qui est dit est faux. [...] Le chic accumulé tout autour rend toutes les thèses, et avant
39
tout le conflit fondamental de la pièce, non crédibles » .
Hedda Gabler
Les versions d’Hedda Gabler et de Nora par Ostermeier constituent à plus d’un titre
un diptyque ; toutes deux soulèvent une problématique voisine, présentent de nombreux
points communs dans le traitement de leur mise en scène, et sont le fruit d’une même équipe :
mêmes acteurs (pour la plupart), scénographe et traducteur ; seul le dramaturge change : pour
Hedda, ce fut Marius von Mayenburg. La collaboration étroite d’Ostermeier avec ce
dernier montra de façon éclairante que, pour le metteur en scène, un des points nodaux de
cette création était le texte scénique, lequel porte de façon très prononcée, la marque de ce
dramaturge auteur.
Engagé, dès l’arrivée d’Ostermeier à la direction de la Schaubühne, en tant que
Hausautor (auteur maison) de ce théâtre, Mayenburg y a vu la création de la dizaine de pièces
38
Propos du traducteur dans la postface à Nora oder Ein Puppenhaus…, op. cit., pp. 478 – 479. (« Wieder
andere Male ging der Weg oder besser: Umweg über eine letztlich doch zu radikale Verknappung zu einer, die
vielleicht gerade noch legitim ist. So zum Beispiel, wenn Nora zu ihrem Mann sagt – da sind die Konflikte
zwischen ihnen schon spürbar und sichtbar, sie ist nicht mehr nur das verwöhnte Vögelchen –: “Mein lieber
Torvald, ich möchte dich so sehr von Herzen darum bitten”. Meine erste Lösung lautete versuchsweise:
“Torvald, bitte”. Leicht zu erkennen, dass das zu weit geht. Jetzt heißt es “Bitte, Torvald. Bitte!” – und damit
kann eine Schauspielerin bitten, betteln, flehen, aber auch, wenn sie will, drohen. Verdichtungen dieses
Ausmaßes sind allerdings Einzelfälle ».)
39
Michael Merschmeier, « Mama oder Prada ? », in Theater heute, janvier 2003. (« Zu viele Details
passen in dieser Inszenierung nicht mehr zueinander [...]. Der alltagssprachlich genaue Ton (Neu-Übersetzung
von Hinrich Schmidt-Henkel) stimmt. Aber was gesagt wird, stimmt nicht. [...] Der angehäufte Chic drumherum
macht all diese Behauptungen und vor allem den Grundkonflikt des Stücks unglaubwürdig ».)
251
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
qu’il a écrites jusqu’à ce jour40, rappelons-le. Ostermeier a monté trois de ses pièces : d’abord,
au Deutsches Schauspielhaus de Hambourg, le Visage de feu, en 1999, ensuite les Parasites,
en 2000 (les deux spectacles furent par la suite présentés à la Schaubühne de Berlin), puis
Eldorado en 2004, à la Schaubühne.
Autrement dit, après avoir travaillé par deux fois, pour Nora et Le Constructeur
Solness, avec des équipes dramaturgiques de production traditionnelles, Ostermeier a ressenti
le besoin d’avoir à ses côtés un vrai écrivain, porteur d’un univers littéraire singulier, au
langage théâtral et scénique personnel, pour apporter un “plus” à sa version scénique41.
Mayenburg, décrivant leur collaboration, souligne la liberté d’intervention durant les
répétitions que lui octroie Ostermeier :
« Thomas me laisse complètement libre de diriger directement ou de signaler aux
acteurs des intentions, des directions. [...] Cela peut être sur plusieurs niveaux différents : sur
le texte proprement dit, sur le sens d’un texte ou sur un mouvement sur le plateau ou sur une
direction dans l’entrée ou la sortie d’un acteur »42.
Il y a une particularité du langage ibsénien, et notamment dans Hedda Gabler, qui
consiste en une langue compliquée, car évoluant sur plusieurs niveaux, un langage tantôt
véhiculaire, tantôt descriptif, caractérisant les personnages, tantôt allusif ou fragmentaire,
etc.43. Ayant étudié ce texte à l’aune de sa “version scénique”, laquelle nous avons pu nous
procurer directement à la Schaubühne, nous avons pu constater que, comme dans le cas de
Nora, le texte de la représentation se lit comme un palimpseste de la version originale, mais
qu’il ne “recouvre” pas complètement pour autant, et qui la “traduirait” plutôt pour un public
contemporain44. Les actualisations n’ont aucunement pour but de modifier, simplifier ou
rajouter quelque chose au propos d’Ibsen, elles visent à le rendre plus clair pour notre époque,
et par là même, plus brûlant, plus pénétrant. « Je respecte le texte, mais mon but n’est pas de
40
À deux exceptions près : Visage de feu, qui fut créé en 1998 par Jan Bosse dans le cadre des Wiener
Festwochen, et Haarmann, sa toute première pièce, créée par Michael Talke en 2001 au Schauspielhaus de
Hanovre.
41
« Ce n’est pas facile pour lui parce que nous tous, les acteurs et moi-même, voulons toujours qu’il soit
présent à la Schaubühne, pour l’avoir dans les répétitions, et c’est ainsi qu’il ne peut pas écrire ». Propos du
metteur en scène dans Radio Libre, op. cit.
42
Propos de Marius von Mayenburg, ibid.
43
C’est ainsi que le qualifie Michel Vittoz dans « Mettre en scène au tournant du siècle », table ronde du
11 décembre 1998 au Théâtre National de la Colline à Paris, op. cit., pp. 229-230.
44
Comme dans le cas Nora, nous avons pu apprécier les qualités de la traduction d’Hinrich SchmidtHenkel en la comparant avec plusieurs autres. En allemand, celle de Christel Hildebradt, (Stuttgart, Reclam,
2001). En français, celles de P.-G. La Chesnais (in Œuvres complètes, Paris, Librairie Plon, 1930 – 1945), de
Michel Vittoz (Paris, Édition Papiers, 1987), de Terje Sinding (Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1990), de
François Regnault (Paris, Éditions Théâtrales, 2000) et de Pierre Bertrand (Paris, La Pochothèque, 2005). En
252
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
faire entendre de la littérature », a coutume de dire Ostermeier45. Au sujet de cette version, il
explique qu’il s’agit d’une tentative de « travailler avec une langue extrêmement réduite »46,
et confie également : « nous nous sommes laissés guider par un souhait d’Ibsen : “Je veux que
les gens parlent comme dans la vie normale. Je ne veux pas que cela sonne comme au
théâtre” »47. Cette formule qui sonne comme un manifeste linguistique du naturalisme,
Schmidt-Henkel la reprend à son compte, mais pour gagner en clarté, à travers une réduction
linguistique qui servirait le but d’Ibsen :
« Les membres d’un cercle de respectables spécialistes d’Ibsen norvégiens qui
tiennent chaque mot du dramaturge pour sacré, comme il se doit à leur position, ont bien
froncé les sourcils, lorsque j’annonçai mon intention de couper dans Hedda Gabler tous les
“oui”, “non”, “ah”, “mon dieu”, “eh oui”, “si”, “vois-tu”, etc., au début des phrases – comme
une expérience, pour les réintroduire par la suite là où ils paraissaient vraiment indispensables.
Naturellement, toutes ces sinuosités de la conversation bourgeoise ibsénienne servent à
masquer l’essentiel, ce qui est également typique de nos dialogues d’aujourd’hui, et à voiler ce
qu’il y a de refoulé dans cette société. D’un autre côté, l’on constate avec étonnement que
même sans elles, le texte fonctionne de la même manière et qu’il gagne ainsi en netteté et en
clarté – et cela sert, à mon avis, ces constellations souterraines pointues, intrigantes,
suicidaires et meurtrières, telles que les met en scène Ibsen »48.
Le résultat en est un texte scénique assez condensé, voire laconique, porté par un
langage quotidien – plus proche ainsi de la langue des pièces de Mayenburg, le dramaturge.
Ces changements ne seraient pas dus uniquement à la traduction, mais également au travail
scénique de l’équipe laquelle aurait poussé cette réduction encore plus loin, comme en
témoigne Franz Wille dans Theater heute :
tchèque, celles de Jan Rak (Prague, Éditions d’État de belles lettres, musique et art, 1959) et de Frantisek
Fröhlich (Prague, Dilia, 1981).
45
Dans Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 49.
46
Propos de T. Ostermeier dans Peter Michalzik, « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Es geht um
den Versuch, mit einer extrem reduzierten Sprache zu arbeiten ».)
47
Propos du metteur en scène dans Reinhard Wengierek et Matthias Heine, « Wir haben alle Angst vor
dem Absturz », in Berliner Morgenpost, 23 mai 2005. (« Ein Ausspruch Ibsens war immer maßgebend für uns:
"Ich möchte, daß die Leute so reden wie im normalen Leben. Ich möchte nicht, dass das nach Theater klingt" ».)
48
Propos du traducteur dans la postface à Nora oder Ein Puppenhaus…, op. cit., pp. 478. (« Ein Kreis von
respektablen norwegischen Ibsen-Fachleuten, die jedes seiner Worte heilig halten, wie es ihres Amtes ist,
runzelte deutlich die Stirnen, als ich berichtete, dass ich in Hedda Gabler als Experiment sämtliche “Ja”, “Nein”,
“Ach”, “Lieber Gott”, “Nun ja”, “Doch”, “Weißt du” etc. pp. an den Anfängen der Repliken gestrichen habe –
als Experiment, um sie dann dort wieder einzusetzen, wo sie wirklich nötig erschienen. Natürlich dienen auch
diese wie andere Gewundenheiten von Ibsens Bürgerkonversation dazu, das Eigentliche zu verschleiern, wie es
ja auch für heutige Dialoge typisch ist, und sorgen dafür, die Verwerfungen dieser Gesellschaft zu bemänteln.
Auf der anderen Seite stellt man verwundert fest, wie auch ohne sie der Text in derselben Weise funktioniert,
wie insgesamt eine größere Schärfe und Klarheit entsteht – und das, so meine ich, entspricht und dient diesen
untergründig scharfen, intriganten, selbstmörderischen und mörderischen Konstellationen, die Ibsen auf die
Bühne bringt ».)
253
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
« Comment ces gens parlent-ils ? La troupe et la mise en scène (le dramaturge est
l’auteur dramatique Marius von Mayenburg) ont, lors des répétitions, libéré la traduction tout
à fait convaincante de Hinrich Schmidt-Henkel et qui utilise un parler contemporain, de ce qui
y restait de poétique ; ils l’ont rendue, dans les moments décisifs, plus laconique et pleine
d’excitation. Ici, Hedda ne danse pas jusqu’à ce qu’elle soit “fatiguée”, elle “en a tout
simplement marre de ces longues nuits” ; elle expédie la tante Julie importune avec un “ok”
austère ; Madame Elvsted n’est plus dramatiquement “désespérée” mais, plus logiquement,
“tout à fait à bout” ; sans tenir compte d’autres actualisations rares et précises »49.
Le Constructeur Solness
Pour cette création au Burgtheater de Vienne, Ostermeier fit appel à deux de ses
collaborateurs précédents : le traducteur Schmidt-Henkel et le scénographe Jan Pappelbaum ;
le reste de l’équipe était viennois et il travailla avec le dramaturge en chef du Burgtheater de
l’époque, Wolfgang Wiens. Le caractère “générationnel” du spectacle, que nous avons évoqué
plus haut, se manifeste également dans cette collaboration, car, dramaturge, metteur en scène
et traducteur, Wiens est un personnage de proue de la génération d’hommes de théâtre
germanophones précédente. Depuis les années soixante, son nom fut lié à un grand nombre
d’institutions théâtrales allemandes parmi les plus prestigieuses (Theater am Turm, puis le
Schauspielhaus de Francfort, Thalia Theater et le Schauspielhaus de Hambourg, le Théâtre de
Brême, celui de Cologne, etc.), dont la Schaubühne (où il signa notamment la mise en scène
de la Chevauchée sur le Lac de Constance de Peter Handke en 197150), qu’il dirigea au
tournant des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, période où il fut également un
collaborateur régulier de Bob Wilson ; et entre 2000 et 2006, il occupa le poste du dramaturge
en chef du Burgtheater de Vienne. Ostermeier rapporte que c’est sur l’initiative du comédien
Gert Voss (Solness) qu’il fut invité à mettre en scène dans le grand théâtre viennois, mais que
ce ne fut pas celui-ci qui choisit la pièce, ni même lui51 : c’est Wiens qui serait à l’origine de
ce choix.
49
Franz Wille, « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« Wie reden diese Leute? Ensemble und Regie
(Dramaturg ist der Dramatiker Marius von Mayenburg) haben während der Proben an entscheidenden Stellen die
ohnehin überzeugend schlanke und gegenwartssprachliche Übersetzung von Hinrich Schmidt-Henkel von ihren
letzten poetischen Schlenkern befreit, ein paar Erregungsgrade tiefer gelegt und lakonisiert. Hier tanzt sich keine
Hedda mehr “müde”, sie hat “die langen Nachten einfach satt” ; sie quittiert die penetrante Tante Julle mit einem
knappen “ok” ; Frau Elvsted ist nicht mehr dramatisch “verzweifelt”, sondern verständlicherweise “völlig am
Ende”. Von den sparsamen und passgenauen Vergegenwärtigungen ganz abgesehen ».)
50
Après que le metteur en scène Claus Peymann ait quitté la Schaubühne, au cours des répétitions de cette
représentation.
51
Propos du metteur en scène tenu lors d’une rencontre publique à l’Université de Rennes 2, le 11
décembre 2008.
254
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Nous avons comparé la traduction publiée dans le programme et le texte scénique
final, avec d’autres versions de cette pièce52 ; cette comparaison, ainsi que les propos de
Schmidt-Henkel dans la postface du volume qui regroupe ses quatre traductions ibséniennes
(propos largement repris ici), nous amène à penser que le travail du traducteur et de l’équipe
artistique s’est déroulé là, comme dans les deux autres spectacles.
Deux questions méritent toutefois d’être relevées ici. Tout d’abord, celle de la
“réduction linguistique” de la pièce, évoquée précédemment par le metteur en scène et le
traducteur, qui devint, dans le cas du Constructeur Solness, plus complexe qu’elle ne l’avait
été pour Nora ou Hedda Gabler. Car il fallait de plus résoudre la question des symboles dont
la pièce regorge, une difficulté qui ne se posait pas tellement dans les deux autres étudiées
précédemment. En effet, il semble qu’Ostermeier et Schmidt-Henkel aient souhaité estomper,
sinon effacer, de nombreux éléments ibséniens qui fonctionnent au niveau du symbolique,
dans la pièce. Ainsi, dans leur version, n’ont-ils gardé que quelques rares références aux trolls
et autres figures de la mythologie nordique, comme ils ont supprimé toute allusion au
“devoir” « imprégné de morale piétiste puritaine »53 d’Aline Solness. Ensuite, celle de la
réception de la traduction : le côté linguistique de la mise en scène du Constructeur Solness a
nettement plus attiré l’attention des critiques que pour Nora et Hedda Gabler où les
journalistes s’étaient contentés de relever le caractère « quotidien » ou « laconique »54 du
texte. Pour la représentation viennoise, ils insistèrent davantage là-dessus, parlant du ton léger
qui lui conféra un côté “boulevard” (un point qui passe évidemment aussi par les autres
composantes de la mise en scène)55, et qu’ils lient directement au fait que le metteur en scène
et le traducteur auraient “vidé” la pièce de son contenu symbolique :
« Dans la mise en scène de Thomas Ostermeier […], Le Constructeur Solness devient
une pièce de conversation tragi-comique, qui raconte l’histoire d’un vieil homme et d’une
52
En allemand, celles de Peter Zadek et Gottfried Griefenhagen (Francfort, Fischer Verlag, 1983) et de
Hans Egon Gerlach (Stuttgart, Reclam, 1966). En français, celles de Gilgert Sigaux (Paris, NRF, coll. Théâtre du
Monde Entier, 1973), de Terje Sinding (in Les douze dernières pièces, Paris, Imprimerie Nationale Éditions,
1994) et d’Eloi Recoing et Ruth Orthmann (Actes Sud – Papiers, 1994). En tchèque, celles de Bozena
Ehrmannova (Prague, Éditions d’État de belles lettres, musique et art, 1959) et de Frantisek Fröhlich (Prague,
Dilia, 1982).
53
Jan Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit.
54
Cf. les extraits des critiques cités plus haut.
55
« Thomas Ostermeier est en passe de devenir un spécialiste d’Ibsen. Au passage, il l’allège de quelques
lourdes livres symboliques et le laisse se dérouler rapidement, dans la direction du boulevard. Cela aussi
fonctionne », écrit Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », in Der Tagesspiegel, 12 juin 2004.
(« Ostermeier entwickelt sich zum Ibsen-Spezialisten. Dabei erleichtert er den alten Norweger um ein paar
schwere symbolische Pfunde, er lässt ihn schnell spielen, in Richtung Boulevard. Auch das funktioniert ».)
255
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
jeune femme comme un cauchemar, dans une traduction agréablement actuelle, qui ne suit
pourtant pas des effets de mode (Hinrich Schmidt-Henkel) »56.
John Gabriel Borkman
Le travail sur le texte de John Gabriel Borkman se déroula dans une logique différente
de celle des autres mises en scène ibséniennes d’Ostermeier. En effet, dans les trois spectacles
précédents, celui-ci effectua relativement peu de coupes ou autres interventions dans le texte.
Dans Nora, à part quelques changements mineurs et somme toute banals (par exemple
l’amalgame des personnages de la Bonne et de la Nourrice en la seule figure de Jeune fille au
pair), le seul essentiel est celui de la fin, où Nora tue son mari au lieu de se contenter de le
quitter ; cependant, cette intervention radicale s’effectua au niveau visuel, sans modifications
textuelles à proprement parler. Dans Hedda Gabler, les coupes furent là encore de peu
d’importance, comme la suppression d’un personnage secondaire (Tante Rina mourante) et la
fin reste intouchée. Pour Le Constructeur Solness, toujours peu de coupes mais, à l’instar de
Nora, une modification radicale et significative de la fin : Solness ne meurt pas mais se
réveille d’un cauchemar où il a rêvé sa mort. Au contraire, dans John Gabriel Borkman, de
nombreux changements et des coupes importantes furent apportées au texte, de sorte que l’on
serait en droit de parler ici d’adaptation de la pièce. L’intervention la plus frappante est
sûrement la suppression de la quasi totalité du quatrième (et dernier) acte de la pièce : à la fin
de l’acte trois (départ d’Erhard, après lequel les trois personnages principaux restent seuls),
Ostermeier enchaîne de suite le dernier dialogue entre Borkman et Ella Rentheim qui clôt la
pièce chez Ibsen, dialogue qui est lui aussi considérablement coupé et réduit à l’essentiel.
Ainsi, on n’assiste pas à la scène en dehors de la maison où les deux sœurs, Gunhild Borkman
et Ella Rentheim, essaient une dernière fois de retenir Erhard, ni au retour de Foldal qui brave
la neige, ni encore et surtout au départ de Borkman et Ella à la montagne : contrairement à ce
qu’Ibsen a imaginé dans sa pièce, la fin du drame ne se déroule pas en pleine tempête sur les
cimes enneigées, mais dans le salon de la maison. Ostermeier explique :
56
Critique du Wiener Zeitung, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de
Vienne, www. burgtheater. at. (« Baumeister Solness wird in Thomas Ostermeiers […] Inszenierung zum
tragikomischen Konversationsstück, das die Geschichte vom alten Mann und der jungen Frau in einer angenehm
heutigen, aber nicht modisch klingenden Übersetzung (Hinrich Schmidt-Henkel) als Lebens-(Alp)-Traum
erzählt ».)
256
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
« Nous avons eu l’impression que les motifs de la pièce se répètent dans le quatrième
acte. Et à mon avis, ils se répètent trop. On pourrait presque s’imaginer de jouer la pièce
seulement jusqu’à la fin du troisième et de terminer la soirée là, avec les trois personnages
dans le salon. Mais ce qui est intéressant dans le quatrième acte, est ce moment où Borkman
commence à halluciner, cet écart entre la réalité et ce qu’il voit. Car jusque-là, il y a aussi un
écart entre la réalité et la manière dont Borkman la perçoit : il attend des gens qui ne viennent
pas, etc. La différence dans l’acte quatre est que ce n’est pas seulement qu’il voit la réalité
autrement, mais qu’il voit autre chose que la réalité. C’est cela qu’on a voulu souligner en le
gardant à l’intérieur du salon : le fait que sa vision devient différente. Il croit qu’il est dehors,
qu’il est à la montagne »57.
Le travail effectué sur le texte éloigne donc John Gabriel Borkman des mises en scène
ibséniennes précédentes. La représentation s’apparente plutôt à d’autres spectacles
d’Ostermeier comme Woyzeck de Georg Büchner, Le songe d’une nuit d’été ou Hamlet de
William Shakespeare, pièces qui firent l’objet d’une adaptation textuelle importante, à
laquelle prit part toute l’équipe. Mayenburg58, traducteur et dramaturge de John Gabriel
Borkman, parle d’une parenté thématique entre cette mise en scène et le Hamlet
d’Ostermeier :
« Cet homme [John Gabriel Borkman] est obnubilé par le pouvoir, sans être un tyran
comme Richard III, mais fondamentalement, il veut faire le bien. [Il] va pourtant sacrifier
d’autres personnes pour tenter d’atteindre son but. Comme il est dit dans Hamlet : “quand un
roi tombe, il entraîne tout son entourage”. Pour nous, Borkman est un roi moderne et la pièce
montre la catastrophe induite par la déchéance »59.
Une autre raison qui place ce John Gabriel Borkman à part est le changement de
traducteur. Malgré le “succès indiscutable” de leurs précédentes collaborations, Ostermeier
cessa là sa collaboration avec Schmidt-Henkel et demanda à son dramaturge, Mayenburg, de
faire la traduction du John Gabriel Borkman60 :
57
Propos du metteur en scène lors de la rencontre publique à l’Université de Rennes 2.
Marius von Mayenburg est le dramaturge quasi exclusif de Thomas Ostermeier. Ainsi a-t-il collaboré à
la quasi totalité de ses mises en scène depuis Hedda Gabler (2005) : Le Deuil sied à Electre d’E. O’Neill, Le
Songe d’une nuit d’été de W. Shakespeare et Le Produit de M. Ravenhill en 2006, Room Service de J. Murray et
A. Boretz en 2007, La Ville de M. Crimp, La Coupe de M. Ravenhill, Hamlet de W. Shakespeare et John
Gabriel Borkman d’H. Ibsen en 2008. Seules exceptions à la règle : Le Mariage de Maria Braun de R. W.
Fassbinder qu’Ostermeier mit en scène en 2007 aux Münchner Kammerspiele et où il fit appel à Julie Lochte,
une dramaturge munichoise, et La Chatte sur un toit brûlant de T. Williams, également en 2007 ; la première de
cette représentation coïncidait à quelques jours près avec la création de la pièce Der Häßliche (Le Moche) de M.
von Mayenburg par le metteur en scène B. Andrews, d’où peut-être l’indisponibilité du dramaturge pour le
spectacle d’Ostermeier.
59
Dans l’entretien publié dans le programme de John Gabriel Borkman au TNB, op. cit.
60
Nous avons déjà notifié en ouverture de cette partie que Schmidt-Henkel a écrit que ses traductions ne
doivent être ni des actualisations, ni des adaptations. Or, les interventions effectuées dans le cas de John Gabriel
Borkman sont tellement importantes, nous l’avons dit, qu’il s’agit quasiment plus d’une adaptation que d’une
traduction. Ce serait là que résiderait la raison de cette “rupture” de leur collaboration, qui pourrait surprendre,
étant donné que le traducteur avait dès 2006, c’est-à-dire deux ans avant la création de John Gabriel Borkman,
58
257
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
« Normalement, on reçoit la traduction d’Hinrich Schmidt-Henkel et puis on la
retravaille, on réécrit chaque phrase, pour aboutir à une langue beaucoup plus contemporaine.
C’est également une question du rythme et du “gestus de la langue”. C’est pour cette raison
que cette fois-ci [pour John Gabriel Borkman], Marius a décidé de traduire la pièce, car là
peut déjà commencer la réécriture ; nous avons donc rassemblé ces deux phases en une seule.
Marius faisait la traduction pendant que je travaillais, de mon côté, avec une autre plus
ancienne. Nous avons chacun fait notre texte [scénique] et à la fin, avons confronté et comparé
les deux versions »61.
Mayenburg prit pour point de départ l’une des premières traductions de la pièce en
allemand par Sigurd Ibsen (le fils de l’auteur), la remodela dans son propre langage, son
propre idiome théâtral, et fit avec le metteur en scène et les comédiens, un travail
dramaturgique de toilettage conséquent62. L’équipe fut à nouveau confrontée au même
problème que pour Le Constructeur Solness, celui de la charge symbolique de la pièce et de
son mode de représentation dans une version contemporaine. Et comme dans le cas de
Solness, elle choisit de l’alléger, en réduisant la langue à son strict minimum : « il y a un côté
très symbolique, trop symbolique pour moi », dit Ostermeier63. Cependant, cette fois-ci, la
gêne semble s’appliquer surtout au texte, à la parole, et pas à la vision générale de la
représentation, à en juger par les images clairement symboliques qu’il propose.
Toutefois, si ce choix linguistique fut salué par la critique lors du spectacle viennois, il
fut unanimement décrié par les journalistes berlinois, aux yeux desquels ces transformations
et coupes changeaient fondamentalement le ton de la pièce.
« Ostermeier et Mayenburg ont coupé toute la rhétorique féérique. Ils ont purgé la
pièce de ses nombreuses métaphores liées au minerai. Les vents glaciaux et tranchants,
hautement symboliques, qui ne cessent de souffler chez Ibsen, sont ici réduits à des conditions
météorologiques normales. Parfois, le ton romantique de la pièce s’en trouve renforcé. Chez
Ibsen, Borkman ne sait pas à la fin si son cœur a été mortellement serré par une main “en fer”
ou “en minerai”. À Berlin, Bierbichler dit que quelque chose l’a “saisi”. Là, tout le monde
pense naturellement au Roi des aulnes de Goethe » 64.
publié la traduction de quatre pièces d’Ibsen (H. Schmidt-Henkel, Nora oder Ein Puppenhaus…, op. cit ), où
John Gabriel Borkman figure aux côtés de Nora, Hedda Gabler et Le Constructeur Solness.
61
Propos tenu à l’occasion de l’Atelier de la pensée au Théâtre de l’Odéon, le 3 avril 2009.
62
Là encore, nous avons pu comparer le texte scénique à partir de la captation filmée, à différentes
traductions. En allemand, celle de Hans Egon Gerlach (Stuttgart, Reclam, 1986). En français, celles de Maurice
Prozor (Actes Sud – Papiers, 1985) et de Terje Sinding (in Les douze dernières pièces, Paris, Imprimerie
Nationale Éditions, 1994). En tchèque, celles de Bretislav Mencak (Prague, Éditions d’État de belles lettres,
musique et art, 1960) et de Frantisek Fröhlich (Prague, Institut du théâtre, 2006).
63
L’Atelier de la pensée.
64
Matthias Heine, « Bei Ibsen wird mit Schuld-Verschreibungen gezockt », in Die Welt, 16 janvier 2009.
(« Dabei haben Ostermeier und Mayenburg die ganze märchenhafte Rhetorik eher noch etwas gestutzt. Das
Stück wurde von den allzu vielen Erzmetaphern entschlackt. Und die hochsymbolischen eisigen Winde, die
dauernd wehen, sind auf ein Normalwettermaß reduziert. Manchmal verstärkt sich dadurch noch der romantische
Ton. Bei Ibsen ist sich Borkman am Ende nicht sicher, ob eine "Eishand" oder "eine Hand aus Erz" tödlich nach
258
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
En général, la traduction de Mayenburg fut plutôt mal accueillie par la critique. La
plupart des journalistes regrette d’abord son caractère beaucoup trop explicite. Peter von
Becker estime dans le Tagesspiegel que la traduction-adaptation de l’auteur dramatique et
dramaturge berlinois suggèrerait des allusions à l’actualité « même au plus borné » et rapporte
que « lors de la première à la Schaubühne de Berlin, elle récolta quelques rires décents »65.
Katrin B. Müller écrit dans le Tageszeitung que von Mayenburg laisse « sonner chaque phrase
du dialogue de manière tout à fait vraisemblable et contemporaine, mais ne laisse pas aux
personnages le moindre non-dit »66.
Le fait de prendre Mayenburg, son dramaturge, en place de Schmidt-Henkel pour la
traduction, s’ajoute donc aux nombreuses autres données qui placent cette représentation un
peu à part dans le travail d’Ostermeier et le font rompre avec sa “lignée ibsénienne”. Mais ce
choix répond certainement autant à un besoin de continuité et d’unité dans le travail en
binôme, qu’à des questions d’adaptation. « Quand Marius et moi essayons de trouver une
vision d’un texte classique, il n’y a qu’une solution : celle d’imaginer la pièce comme une
pièce contemporaine »67.
« Nous sommes [dit Mayenburg] dans un dialogue continu, depuis toutes ces années.
Nous travaillons ensemble dans une relation très fluide, très spontanée. Dès la traduction ou
l’adaptation du texte, que j’effectue dans la plupart des cas, nous discutons des choix à opérer,
des coupes possibles. […] J’assiste aux répétitions, je lui fais mes remarques… »68.
seinem Herz gegriffen habe. In Berlin sagt nun Bierbichler, etwas habe ihn "angefasst". Da denkt natürlich jeder
an Goethes Erlkönig ».)
65
Peter von Becker, « Am Abgrund, einen Schritt weiter », in Der Tagesspiegel, 16 janvier 2009. (« …
auch dem Begriffsstutzigsten », « Sie erntet bei der Premiere an der Berliner Schaubühne dezente Lacher ».)
66
Katrin B. Müller, « Nebel des Grauens », in Die Tageszeitung, 15 janvier 2009. (« … zwar jeden
Dialogsatz ganz glaubhaft nach Gegenwart klingen lässt, den Figuren aber nicht den kleinsten Zipfel von mehr
lässt, von Unausgesprochenem ».) La critique du Weltexpress ajoute quant à elle que « le mystique et le
mythique, ainsi qu’un fait aussi marginal que l’émotion, restent en dehors ». (Hinrike Gronewold,
« Abgewirtschaftet ‘John Gabriel Borkman’ in der Schaubühne », in Weltexpress, 20 janvier 2009 : « Mystik
und Mythos sowie eine rührselige Randbegebenheit bleiben draußen ».) Enfin, Hans Peter Göpfert laisse
pleinement résonner ses réserves par rapport à ce travail : « On n’entre pas dans l’actualité en installant dans la
maison des Borkman un téléphone sans fil. Ni, en faisant lancer au fils de la maison, ballotté entre sa mère et sa
tante, un “lèche-moi le cul !”. […] Thomas Ostermeier […] s’est fait faire littéralement une mise à jour [update]
du texte par son auteur-maison, Marius von Mayenburg ». (Peter Hans Göpfert, « Ostermeier nimmt Ibsen nicht
allzu ernst », in Berliner Morgenpost, 15 janvier 2009 : « Und in der Gegenwart ist man noch lange nicht
angekommen, wenn im Hause Borkmann ein schnurloses Telefon installiert wurde. Auch nicht, wenn der
zwischen Mutter und Tante umkämpfte Sohn des Hauses ein „Leck mich am Arsch“ ruft. […] Thomas
Ostermeier […] hat sich das Stück extra von seinem Hausautor Marius von Mayenburg textlich updaten
lassen ».)
67
Propos du metteur en scène dans un entretien qu’il m’a accordé le 12 décembre 2008 au TNB.
68
Propos de M. von Mayenburg dans l’entretien publié dans le programme de John Gabriel Borkman au
TNB, op. cit.
259
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
2.2. Changements de la fin
Le changement de la fin des quatre pièces que nous étudions ici est un dénominateur
commun suffisamment important pour mériter un traitement à part dans le chapitre de
l’actualisation. Certes, on peut observer ce genre d’intervention dans d’autres mises en scène
d’Ostermeier, mais il se limite plutôt à des déplacements ou des coupes de scènes entières des
pièces, pratique somme toute assez banale chez les metteurs en scène d’aujourd’hui. Or, dans
le cas des quatre pièces ibséniennes, ces changements de la fin sont de réelles interprétations,
sinon réécritures, des œuvres originales.
2.2.1.
Nora
Historique d’un claquement de porte
La fin de la Maison de poupée a toujours fait l’objet d’un traitement spécifique, qui a
évolué selon les temps et les lieux où la pièce a été montée. Gerhard Stadelmaier, dans sa
critique de la représentation d’Ostermeier, en fait même un bref historique :
« C’est l’un des plus fameux claquements de porte de l’histoire du théâtre. [...] À la fin
de la Maison de poupée d’Ibsen, Nora quitte son mari Torvald Helmer et ses trois enfants. [...]
Le dramaturge prend la femme par la main et la guide vers l’émancipation. En 1878, ce fut un
scandale. Plus tard, lorsque les femmes eurent moins besoin de dramaturges que davantage de
courage, une question embarrassante est restée de ce scandale : que faire par la suite ? Dans la
pièce d’Elfriede Jelinek, Ce qui arriva quand Nora quitta son mari ou Piliers de la société,
créée en 1979, Nora travaille comme une espionne industrielle et une mère maquerelle pour
retomber par la suite dans la vieille arnaque du mariage. Dans la fameuse mise en scène de
Neuenfels de 1972, la Nora d’Ibsen se réintroduit dans la maison en grimpant par une fenêtre,
après un départ impressionnant. Dans la non moins fameuse mise en scène de Rudolf Noelte
de 1976, elle n’a plus rien qui vaille la peine d’être quitté, sinon un mari faible et saoul. Au
Burgtheater, dans la mise en scène de Karin Henkels en 1997, le couple s’enfermait, chacun
de son côté et continuait à discuter interminablement de sa crise conjugale, à travers la porte
fermée. Dernièrement, à la Hamburger Thalia (dans une mise en scène par Stefan Kimmig),
Nora grimpait simplement sur le balcon et fumait cigarette sur cigarette, les avocats du
divorce se chargeraient du reste. Ce qui faisait la force de la pièce d’hier ne produit plus
aujourd’hui qu’un coup sans effet. À la Schaubühne, Nora frappe à nouveau. Avec effet.
L’héroïne se tient debout dans un pull en angora et un jean sur la galerie en bois d’acajou d’un
loft mortellement chic. [...] Elle tient dans sa main un pistolet, que son mari Helmer, enfin
accédé au poste de directeur de banque, s’était procuré pour son autodéfense. Et – “Tu as
lourdement fauté contre moi !” – avec ce pistolet, elle ne quitte pas son mari cette fois-ci : elle
lui tire dessus. Torvald plonge dans un grand aquarium au milieu de carpes japonaises. Les
260
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
poissons s’émerveillent devant ce coup de la mise en scène. Le lieu du crime : Ibsen69. Un cas
criminel d’aujourd’hui »70.
Une fin audacieuse
« Dans la mise en scène de la Maison de poupée [...], on voit une classe sociale
bourgeoise, presque de la haute bourgeoisie, où les contraintes de la vie économique
deviennent si dures, qu’eux-mêmes deviennent des monstres, presque des monstres plus
grands que ne l’est la monstruosité de tuer son mari »71, dit Ostermeier.
Même si les différentes versions de la pièce ont proposé des dénouements différents,
aucune toutefois n’eut l’audace de celle d’Ostermeier, qui fit de Nora une meurtrière ;
l’intention étant, comme nous dit Beate Heine, de « trouver une fin qui maintiendrait le tabou
dans la logique d’Ibsen »72. S’interroger sur le bien fondé de cette intervention si radicale
dans la dramaturgie de la pièce n’a plus beaucoup d’intérêt, la scène contemporaine ayant
depuis longtemps acquis la légitimité de ce genre de geste artistique. Par contre, il semble
indispensable de décrire et analyser la fin de la représentation pour saisir la manière dont
Ostermeier conduit Nora au crime.
69
« Tatort Ibsen. » Cette expression a une connotation spéciale, car elle fait allusion au titre d’une série
policière télévisée contemporaine allemande, « Tatort Berlin », « Tatort München », etc., d’une esthétique que
l’on désigne habituellement sous l’étiquette de “série B”, dans laquelle deux détectives résolvent des crimes.
70
Gerhard Stadelmaier, « Nora oder ein Puppenpeng », in Frankfurter Allgemeine, 28 novembre 2002.
(« Es ist der berühmteste Knall der Theatergeschichte. [...] Am Ende von Ibsens “Nora oder Ein Puppenheim”
verlässt Nora ihren Mann Torvald Helmer und die drei Kinder. [...] Der Dramatiker nimmt die Frau bei der Hand
und führt sie in die Emanzipation. Das war 1878 ein Skandal. Später, als die Frauen zum Weggehen immer
weniger die Dramatiker, nur noch die eigene Courage brauchten, blieb vom Skandal die ratlose Frage: Was
dann? Im Theaterstück von Elfriede Jelinek “Was geschah, nachdem Nora ihren Mann verlassen hatte, oder:
Stützen der Gesellschaft”, uraufgeführt 1979, arbeitet Nora danach als Industriespionin und als Puff-Domina und
verendet am Ende in der alten Ehe-Bude. In der berühmten Neuenfels-Inszenierung von 1972 klettert Ibsens
Nora nach dem starken Abgang wieder durch ein Fenster ins Haus hinein. In der noch berühmteren Inszenierung
von Rudolf Noelte von 1976 hatte sich nichts mehr, was zu verlassen sich gelohnt hätte, außer einem schwachen,
betrunkenen Ehemann. Im Burgtheater sperrte sich 1997 unter Karin Henkels Regie das Ehepaar Helmer
gemeinsam aus und diskutierte hinter der ins Schloss gefallenen Tür endlos seine Ehekrise weiter. Unlängst im
Hamburger Thalia (Regie: Stefan Kimmig) kletterte Nora einfach auf der Dachbalkon und rauchte Kette. Den
Rest erledigen die Scheidungsanwälte. Das starke Stück von gestern ist heute ein Knall ohne Effekt. In der
Berliner Schaubühne knallt “Nora” nun wieder. Mit Effekt. Die Heldin steht im Angorapulli und in Jeans auf der
Mahagoniholzgalerie eines Todschicken Lofts. [...] In der Hand hält sie die Pistole, die ihr Mann Helmer, eben
zum Bankvorstand aufgestiegen, zu seinem Selbstschutz angeschafft hatte. Und – “Du hast dich schwer an mir
versündigt!” – mit dieser Pistole verlässt sie nun ihren Mann nicht. Sie erschießt ihn. Torvald sinkt ins große
japanische Zierkarpfen-Aquarium. Die Fische staunen über einen Regie-Streich. Tatort Ibsen. Ein Kriminalfall
von heute ».)
71
Propos de T. Ostermeier dans Radio Libre, op. cit.
72
B. Heine, entretien du 4 février 2005, op. cit.
261
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Dans un premier temps, le metteur en scène laisse planer comme hypothèse de
dénouement un possible suicide de Nora : pendant que Torvald monte lire son courrier, celleci, précipitamment, va chercher une grosse écharpe de laine blanche roulée en boule ; elle
s’assied et, sur fond de cantiques de Noël, déroule délicatement cette écharpe qui dissimulait
le revolver de service de Torvald (qu’il lui avait demandé de cacher au cours du deuxième
acte) ; elle se saisit alors de l’arme et, tout en parlant, la pose sur sa nuque, avant de
l’enfoncer dans sa bouche. L’entrée violente et soudaine de Torvald, qui redescend vers elle,
furieux, après la lecture de la première lettre de Krogstad, lui fait suspendre son geste et
modifier ainsi le cours de son destin. Nora remballe alors en cachette le revolver dans
l’écharpe et fait une tentative de sortie, avec ce paquet, mais Torvald l’attrape et la jette sur le
sofa. Après l’avoir traitée de menteuse et d’hypocrite, un « pire encore, de criminelle », sonne
comme un indice verbal de la fin. Peu après, lorsque Torvald, dans sa joie folle d’avoir
récupéré la reconnaissance de dette, se rue sur elle en lui criant « je suis sauvé », avec la
même violence et la même hystérie que quand il lui crachait au visage sa haine et sa rage
quelques instants plus tôt, Nora, discrètement, glisse l’arme à la place du faux pistolet de son
déguisement de Lara Croft, qu’elle portait dans un étui à la cuisse. De sorte que lorsqu’elle
monte pour se changer et préparer son départ, elle est armée. L’hypothèse du parti qu’elle va
prendre commence à se dessiner. Deux autres images fortes peuvent être perçues comme des
signes avant coureurs du meurtre : celle où Nora braque son arme sur Torvald, pendant la
lecture de la deuxième lettre que vient de lui apporter Monika, et celle où celui-ci plonge dans
l’aquarium et y flotte les yeux grands ouverts (c’est là que son cadavre échouera).
« Dans une ébauche antérieure [dit Ostermeier], Ibsen explique vouloir écrire
l’histoire d’une femme poussée au suicide. Le point de départ de l’écriture était donc le
sacrifice de Nora pour Helmer. C’est la raison pour laquelle nous avons utilisé le motif du
revolver d’Hedda Gabler et faisons concrètement allusion au suicide. Pour moi, le moment-clé
de la mise en scène est celui dans lequel Helmer lit la lettre et Nora applique le revolver sur sa
tempe, veut se tourner une dernière fois vers lui et ne remarque qu’en se retournant qu’elle
peut aussi diriger l’arme contre lui - et de victime, devenir ainsi “actante”. C’est ici que réside
le moment émancipatoire de cette image féminine qui de nos jours se fait plutôt rare dans le
cinéma contemporain, lorsqu’on pense par exemple aux figures de victimes stylisées et
fortement réactionnaires telles qu’elles sont glorifiées dans « Dancer in the dark » et
« Breaking the waves »73.
C’est donc une autre femme qui descend un peu plus tard l’escalier, prête et
déterminée à régler ses comptes avec son mari : Nora a enfilé un jean et un pull angora blanc
à col roulé, et affiche une assurance et un calme auxquels contraires à la ligne de jeu suivi par
262
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Anne Tismer depuis le début de la représentation. Sa tentative d’explication avec Torvald, qui
échoue lamentablement pour raison d’incompréhension mutuelle, se clôt sur ses derniers
mots : « ta poupée Barbie ». Elle grimpe alors l’escalier pour aller prendre ses affaires, après
avoir dit à Torvald qu’elle le quittait, reste hors de scène pendant la dernière réplique de celuici, « Nora, c’est inconcevable, Nora », et ressort alors, le pistolet tenu à bout de bras, des deux
mains. Bien calée dans l’angle de la balustrade de la mezzanine, elle vide son chargeur sur
Torvald. Celui-ci s’écroule avec de nombreux soubresauts à moitié dans l’aquarium.
Lentement, Nora accomplit une série de gestes à la manière d’une héroïne de film noir : elle
essuie les empreintes sur l’arme, la dépose près du corps qu’elle repousse du pied, retire
l’alliance du doigt de son mari, enfile un blouson et sort. Derrière elle et en même temps, l’on
voit la jeune fille au pair, se dépêcher d’emmener les enfants, tandis que la maison pivote sur
elle-même. Nora se retrouve alors dehors, le dos à la porte, contre laquelle elle s’accroupie,
avant de plonger son visage dans ses mains, puis de dresser son regard vers le haut, abattue :
« Nora fléchit aussi. Désormais, elle va se taire. Elle ne va dire à personne pourquoi elle a fait
ça : “Don’t ask me why !” »74, dit le texte de la chanson qui clôt sur cette image la
représentation.
Malgré les quelques indices semés par le metteur en scène, malgré le mépris affiché de
Nora pour son mari, son assurance déterminée ne laissait pas clairement prévoir a priori
qu’elle ressortirait l’arme à la main pour abattre son mari dans un geste qui paraît finalement
impulsif. Ce crime passionnel, au motif somme toute « irrationnel »75, s’inscrit dans le mode
de relation des époux (une sexualité un peu “vorace”, démonstrative et violente, et en ce sens,
73
« Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit., pp. 49-50.
C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », in Süddeutsche Zeitung, 28 novembre 2002. (« Vor dem
Haus sinkt Nora zusammen. Niemandem wird sie eine Antwort geben, warum sie es tat: “Don’t ask me
why!” ».) Auparavant, le critique écrit : « La femme sait qu’il n’y a pas d’issue – Ostermeier montre ici sa
finesse, dans cette intervention unique dans la pièce. La mécanique est cassée. Nora veut la fin. Et elle tire.
Torvald chavire, s’écroule, meurt ». (« Die Frau weiß, dass es keinen Ausweg gibt – dies ist Ostermeiers kluge
Zuspitzung und der einzige Eingriff in das Stück. Die Mechanik ist kaputt. Nora will das Ende. Und schießt.
Torvald taumelt, stürzt, stirbt ».)
75
« Ostermeier pousse la représentation vers une fin radicale, la seule fin systématique et salutaire,
semblerait-il. Même si ce salut est loin d’être une solution ou d’ouvrir vers le bonheur. Il donne à la femme un
motif irrationnel de meurtre : aucun des clichés psychologisants des histoires pour femmes, jalousie, justice,
vengeance, cupidité – non, cet homme doit tout simplement disparaître, c’est tout. [...] À travers cette lecture,
Ibsen devient actuel – une conclusion qui fait du bien à la pièce ». A. Dürrschmidt / T. Irmer, « Generation Ich
zwischen Aktualisierung und Atomisierung », in Theater der Zeit, janvier 2003. (« Ostermeier treibt die
Inszenierung in ein radikales Ende, das einzig konsequente und erlösende, wie es scheint. Auch wenn die
Erlösung weit von Lösung oder gar Glück entfernt liegt. Und er gibt dieser Frau ein irrationales Motiv für die
Tötung. Keines der typischen psychologisierenden Frauen-Handlungsklischees zwischen Eifersucht,
Gerechtigkeit, Rache und Gier – nein, dieser Mann muss einfach weg, mehr nicht. [...] Ibsen kommt durch diese
Lesart im Heute an – eine Konsequenz, die dem Stück wohltut ».)
74
263
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
la connotation sexuelle certaine du pistolet paraît justifiée). Et par ailleurs, pour certains
commentateurs, par son crime, Nora « tue tout le système, toute la structure du mariage
bourgeois »76.
Car Nora, ni ne se défend (Torvald ne l’a pas menacée), ni ne tue son mari par peur de
reculer, deux cas de figure possibles : elle l’exécute froidement, telle une justicière. Le crime
est presque idéologique et, au regard de ce geste de redresseur de tort, le déguisement de Lara
Croft prend alors sa pleine justification. Plusieurs critiques font allusion à cette héroïne
virtuelle, toutefois dans un autre sens, comme possibilité pour Nora d’accéder à son
autonomie sans avoir à en passer par « une thérapie du couple »77, ce qu’elle redouterait. Nora
endossant les habits de Lara Croft, il lui est plus facile d’être violente78.
Quant à Torvald, c’est peut-être sa dernière réplique : « Nora, c’est inconcevable,
Nora », qui lui est fatale. À cet instant crucial et vital pour sa femme, où il devrait la laisser
libre de décider de sa vie, il la poursuit pourtant avec une assurance et une insistance qui
rappellent la forme de harcèlement moral sous la coupe duquel il l’a tenue durant huit ans, et
montrent qu’il n’a rien compris du discours de sa femme, ni de sa détermination, de son réveil
et du changement profond qui vient d’affecter tout son être. Son égoïsme et sa lâcheté l’auront
condamné à mort.
76
« Avec ce seul changement, [Thomas Ostermeier] transforme une pièce d’émancipation, interdite et
porteuse d’espoir à son époque, en un drame presque grec. Parce que, qu’est-ce que fait Nora quand elle tue : elle
tue son mari et elle se tue elle-même en même temps, comme être humain, comme femme, elle tue tout le
système, toute la structure du mariage bourgeois. Je crois qu’avec un seul changement, une telle transformation,
c’est vraiment génial », propos de Mathias Greffrath dans Radio Libre, op. cit.
77
« Le metteur en scène Thomas Ostermeier arrange plusieurs variantes possibles vers un final excitant de
sa représentation boulevardière et enlevée. Il étouffe dans l’œuf le faible espoir que la première discussion du
couple, au terme de huit années de mariage, puisse mener à une solution [...]. Peut-être que c’est tout simplement
la terreur d’une thérapie de couple qui laisse mûrir en Nora la détermination d’abattre son mari à la manière de
Lara Croft. Plus qu’une détonation étourdissante, c’est également une invitation à réfléchir. L’explosion
meurtrière de Nora semble la dernière possibilité d’atteindre un sentiment de liberté et d’expression autonome.
[...] Ce qu’on voit chez elle, c’est l’échec d’une émancipation et un défoulement dans un acte de violence
quasiment terroriste – un thème qui est dans l’air ». Michael Bienert, « Im Barbiepuppenhaus », in Stuttgarter
Zeitung, 28 novembre 2002. (« Regisseur Thomas Ostermeier arrangiert mehrere mögliche Varianten zu einem
spannenden Finale seiner boulevardesken, temporeichen Aufführung. Die zarte Hoffnung, das erste offene
Gespräch nach acht Jahren Ehe werde vielleicht doch noch zu einer Lösung führen, erstickt er bereits im Keim
[...]. Vielleicht ist es einfach der Horror vor einer Paartherapie, der in Nora den Entschluss reifen lässt, ihren
Mann in Lara-Croft-Manier nieder zu ballern. Über den Knalleffekt hinaus ist es auch ein Angebot zur
Nachdenklichkeit. Noras mörderische Explosion scheint der letzte Weg, um zu einem Gefühl von Freiheit und
Selbstausdruck zu gelangen. [...] Was wir an ihr sehen, ist das Scheitern einer Emanzipation und die Entladung
in einem quasi terroristischen Gewaltakt - ein Thema, das in der Luft liegt ».)
78
« Pour séduire son public, [Lara Croft] ajoute à ses avantages physiques une docilité à toute épreuve.
Elle exécute immédiatement sans hésitation ni murmure les ordres les plus stupides à condition qu’ils
correspondent aux programmes qui lui ont été inculqués », écrit Fanny Lignon dans « Présence virtuelle : Lara
264
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Réactions à cette intervention dramaturgique iconoclaste
Alors que Nora emporta sans aucun doute la plus grande adhésion du public, les
critiques ont été très partagés sur les interprétations et justifications du parti pris du metteur en
scène. Ils mirent l’accent tantôt sur la nature particulière du couple Nora - Torvald79, tantôt
sur l’aspect psychologique du personnage (son hystérie) ou sur les choix esthétiques du
metteur en scène et son souci d’actualiser l’œuvre d’Ibsen.
« Avec l’hystérie de Nora, une esthétique brusque et destructive fait irruption dans la
pièce bourgeoise bien-tempérée, jusqu’à ce qu’à la fin, Nora abatte son mari, dans un fracas
électronique et dans un style Pulp Fiction du meilleur effet. Chez Ibsen, elle le quittait
seulement ; mais il y a longtemps de cela, de nos jours, les maris comme Monsieur Helmer
doivent s’attendre au théâtre à des réactions plus radicales. C’est comme si cette mise en scène
n’empruntait pas seulement le chemin d’une hystérie refoulée pour mener à une explosion
mentale et une autolibération de Nora, mais qu’elle traçait la voie qui mènerait d’un subtil
théâtre bourgeois de l’exploration de l’âme et des conflits intérieurs conjugaux, vers d’autres
explosions violentes et cyniques du présent : un coup de pistolet et c’est terminé. Happiness is
a warm gun. Je vous fais du Stein, signale le début de la représentation au spectateur de la
Schaubühne, mais à la fin, le commando esthétique est repris, de façon satisfaisante, par un
Ostermeier trash-pop social endurci »80.
L’envie du metteur en scène de brusquer le public ou du moins de trouver une fin
provocatrice est explicite : « aujourd’hui, un tel abandon ne choquerait plus. Il me fallait, pour
provoquer un choc, inventer une fin plus ravageuse »81 ; celle-ci, effectivement, semble
satisfaire en partie le goût reconnu du metteur en scène pour la provocation.
« Nora abat Helmer. C’est du nouveau. Au cours des cent-vingt années qui se sont
écoulées depuis la première de cette classique ibsénienne sur l’émancipation, à chaque fois,
Nora quittait son mari. Nora, la première femme moderne du théâtre. Bien sûr, il serait
envisageable qu’elle reste, qu’un enfer conjugal perpétuel à la Strindberg implose dans la
Croft », in Gérard-Denis Farcy et René Prédal (dir.), Brûler les planches, crever l’écran : La présence de
l’acteur, Saint Jean de Védas, L’Entretemps, coll. Voies de l’acteur, 2001, pp. 230-231.
79
Ainsi René Solis écrit-il que « d’une violence inouïe, la scène finale de Helmer et de Nora est à la
mesure de la fausse insouciance dans laquelle ils ont vécu jusque-là », dans « Ostermeier fait sauter la Maison de
poupée », in Libération, 17 juillet 2004.
80
P. Laudenbach, « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Mit Noras Hysterien bricht eine schroffere,
kaputtere Ästhetik ins bürgerlich-wohltemperierte Spiel ein, bis Nora am Ende zu lauteren Elektro-Krach in
besten Pulp-Fiction-Stil ihren Gatten erschießt. Bei Ibsen verlässt sie ihn nur, aber das ist lange her, heute
müssen Ehemänner wie Herr Helmer im Theater mit deutlicheren Reaktionen rechnen. Es ist, als würde die
Inszenierung nicht nur den Weg von der unterdrückten Hysterie zur seelischen Explosion und Selbstbefreiung
Noras gehen, sondern gleichzeitig eine Bewegung von einem subtilen bürgerlichen Theater der Seelenerkundung
und der familiären Binnenkonflikte zu den grelleren, zynischeren Explosionen der Gegenwart vollziehen : Ein
Schuss, und Schluss. Happiness is a warm gun. Ich mache euch den Stein, signalisiert der Beginn der
Aufführung dem Schaubühnenbesucher, aber am Ende übernimmt beruhigenderweise wieder der sozialtrashpop-gestählte Ostermeier das Ästhetik-Kommando ».)
81
Propos du metteur en scène dans J. Schidlow, « Le feu dans la Maison », in Télérama, 9 juillet 2003.
265
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
maison de poupée, mais le metteur en scène Thomas Ostermeier se décide pour un showdown
final : Nora vide son chargeur, d’un coup auto-libérateur jouissif »82.
La presse française voit pour la plupart dans le crime de Nora un geste révélateur de
notre temps. Ainsi, pour Fabienne Darge, Nora tuerait par impossibilité d’agir autrement,
selon un comportement qui serait tout à fait actuel :
« La dernière scène magnifique qui voit une femme, Nora, trouver le chemin de sa
vérité, et qui constitue la plus grande liberté prise par Thomas Ostermeier avec le texte
d’Ibsen : car cette Nora-là, incapable de résoudre son conflit intérieur, tue son mari avec le
revolver que celui-ci s’était vu confier avec ses nouvelles fonctions. Ce dénouement
audacieux, car, dans la pièce d’Ibsen Nora quittait simplement – si l’on peut dire, car cela
avait fait scandale à l’époque – son mari et ses enfants, ce parti pris, dont on sent qu’il n’a rien
de gratuit et de factice, laisse une impression étrange : comme si, plus d’un siècle après que la
pièce a été écrite, cette solution là : quitter le cocon, choisir de se trouver dans la douleur et
dans la solitude, n’était même plus possible, envisageable. Comme si les jeunes femmes de la
nouvelle bourgeoisie européenne n’avaient plus le choix qu’entre la soumission à des rôles
codifiés et la violence suicidaire. Dur constat – mais il sonne juste »83.
Jean-Pierre Léonardini voit lui aussi dans le geste de Nora le reflet d’une attitude
résolument actuelle, mais à cela il ajoute une dimension politique :
« Nora (Maison de poupée), c’est un véritable thriller conjugal. Dans la logique des
comportements si savamment construite au cours de la représentation, le geste final de Nora
apparaît inéluctable, car tout se passe comme si - le message féministe d’Ibsen n’ayant pu être
entendu - il ne restait plus à la Nora d’à présent, femme en apparence libérée, comme on dit,
au cœur de la sphère matrimoniale, qu’à passer à l’acte pour rompre le lien infernal qui unit la
préservation du capital par l’héritage à la prostitution monogame sous le couvert du mot
84
amour » .
Notons pour finir qu’Ostermeier était naturellement conscient de l’enjeu d’une telle
décision et de son impact sur la réception du public, et qu’il n’a cessé de le souligner partout
82
Rüdiger Schaper, « Schoppen und Fischen », in Der Tagesspiegel, 28 novembre 2002. (« Nora erschießt
Helmer. Das ist neu. In den gut 120 Jahren seit der Uraufführung des Ibsen’schen Emanzipationsklassikers hat
sie ihren Mann immerzu verlassen. Nora, die erste moderne Frau des Theaters. Natürlich ist es denkbar, dass sie
bleibe, dass in das “Puppenheim” eine lebenslange Strindbergische Ehehölle implodierte. Doch Regisseur
Thomas Ostermeier entscheidet sich für den finalen Showdown. Nora feuert das Magazin leer, der
Befreiungsschlag macht ihr Lust ».) L’auteur écrit plus loin : « Plusieurs fois, elle a elle-même pressé le pistolet
contre ses tempes ou le canon dans sa bouche. Au moment où elle disparaît pour “se changer”, une tension
horrible règne. Tout peut arriver. Suicide ? Entraînera-t-elle ses trois enfants dans la mort avec elle ? ».
(« Mehrfach hat sie sich selbst die Pistole an die Schläfe, den Lauf in den Mund gedrückt. Als sie verschwindet,
um sich “umzuziehen”, herrscht eine ungeheure Spannung. Alles scheint möglich. Selbstmord ? Reißt sie ihre
drei Kinder mit in den Tod? ».)
83
Fabienne Darge, « L’emprisonnement conjugal dans un loft de verre et métal », in Le Monde, 17 juillet
2004.
84
Jean-Pierre Léonardini, « Un thriller conjugal haletant », in Humanité, 17 juillet 2004.
266
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
où la représentation fut donnée ; aux États-Unis, pays d’une longue tradition féministe, mais
aux dérives parfois ultra conservatrices, Ostermeier proclamait :
« L’idée naquit en examinant la pièce originale. Le public de l’époque fut si choqué
que Nora ait quitté son mari, qu’à Oslo, on mettait des panneaux au-dessus des portes,
disant : “Ne parlez pas de la Maison de poupée ici.” La fin originale, bien évidemment, ne
produit pas le même effet sur le public moderne, d’une part parce que tout le monde connaît
la pièce, d’autre part parce que le fait qu’une femme quitte son mari n’est sans doute plus si
choquant de nos jours. Nous avons donc cherché quelque chose qui aurait provoqué un débat
aussi violent que celui provoqué à l’époque par l’issue originale ; de toutes façons, la fin de
notre représentation est un moment qui entraîne des gens dans de violentes discussions, donc
à ce niveau, ça a marché »85.
2.2.2.
Hedda Gabler
Une autre fin iconoclaste ?
Thomas Ostermeier emprunte avec Hedda Gabler, là encore, un chemin qui va d’une
certaine façon à l’encontre du sens initial de la pièce et de sa tradition scénique. Il prive son
héroïne du grand suicide spectaculaire que suggère l’auteur : dans cette représentation, les
autres personnages ne se rendent pas compte qu’Hedda s’est suicidée. Cependant, toutes les
répliques de la fin d’Hedda Gabler sont restées fidèles au texte d’Ibsen, tout comme dans
Nora. Pour le metteur en scène, cette lecture de la fin s’inscrit tout à fait dans la logique
ibsénienne.
« [Le] suicide [d’Hedda] est comme un coup de poing dans le visage des autres [dit
Ostermeier] : alors, vous, les connards, je vous montre maintenant la grandeur que j’ai. Hedda
Gabler se rend compte qu’il y a encore une dernière et noble possibilité de se libérer, après
l’avoir tenté en vain auparavant, à l’intérieur de la cellule familiale bourgeoise où elle a
échoué »86.
85
Propos du metteur en scène dans Paulanne Simmons, « Ibsen Play Re-examined », in The Brooklyn
Papers, article publié sur le site http ://www.go-brooklyn.com/html/issues/_vol27/27_43/nora. html. (« The idea
originated when we looked at the original play. The original audience was so shocked that Nora left her husband
that in Oslo they put signs up over the doors saying, 'Do not discuss 'A Doll's House' here.' The original ending,
of course, doesn't have the same effect on a modern audience, partly because everyone knows the play, and
partly because a woman leaving her husband is probably not so shocking anymore. So we looked for something
that would provoke an equally violent debate as the original end, and the end of our production is always the
point where people get into violent discussions, so on that level it's worked ».)
86
Propos de T. Ostermeier « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Ihr Selbstmord ist wie ein Schlag
ins Gesicht der anderen. So, ihr Schweine, jetzt zeige ich euch, welche Größe ich besitze. Hedda Gabler merkt,
267
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Une description détaillée des dernières huit minutes de la représentation aide à
comprendre les étapes par lesquelles le metteur en scène fait passer sa comédienne avant de
l’amener à son suicide. On peut situer le début de cette fin dans la conversation entre Hedda et
Brack au quatrième acte, lorsque le juge désillusionne l’héroïne en lui révélant les détails sur
le suicide de Lövborg et lui dit qu’il connaît la provenance du pistolet du jeune savant. Le
praticable est à ce moment-là situé de sorte que la partie représentant l’extérieur, la terrasse,
est face au public ; les deux personnages en dialogue sont assis l’un à côté de l’autre, sur le
rebord ; Tesman et Thea, eux, pendant ce temps, sont en train de mettre de l’ordre dans les
notes de Lövborg, derrière la cloison en béton (située côté jardin), de sorte qu’ils ne voient ni
n’entendent cette conversation, les portes coulissantes étant fermées (à l’initiative du juge).
« Me voilà désormais en votre pouvoir, Monsieur Brack. Je suis à votre merci », dit Hedda de
façon provocante, en fixant ce dernier, qui vient d’enlever ses lunettes, droit dans les yeux.
Puis, elle jette un regard dans le vide, légèrement paniqué pourrait-on dire, avant de répondre
à l’assertion que Brack lui lance dans un ricanement plein de mépris : « croyez-moi Hedda, je
n’en abuserai pas ». Elle se lève alors et, sentant le ridicule de sa situation, dit avec une sorte
de sourire sarcastique : « quoi qu’il en soit, je suis en votre pouvoir. Vous pouvez faire de moi
ce que vous voulez », puis elle marche lentement vers la cloison de verre, ouvre l’une des
portes, s’apprête à entrer, lorsque cette réplique du juge la fait s’arrêter brusquement : « tôt ou
tard, on se résigne à l’inévitable, on y a tous droit »87. Hedda répond par un « peut-être »
ironique, entre dans le salon et commence à se diriger vers le mur en béton derrière lequel
travaillent Thea et Tesman. À nouveau, elle s’immobilise à mi-chemin, car Brack l’appelle de
son nom et la suit dans le salon.
À partir de ce moment, on suit leur dialogue (il s’agit plutôt du monologue de Jörg
Hartmann) sans les entendre toutefois, car le juge a soigneusement refermé la porte derrière
lui, on les voit seulement. Le son de leur conversation fait place à une musique calme,
apaisante, monotone, consistant en quelques mesures répétées à l’infini. Brack reste un
moment dos à Hedda, il regarde par la porte en verre vers l’extérieur (le public), une main
posée sur la vitre. Hedda, quant à elle, reste face au mur en béton, la tête tournée, dans une
expression froide, en direction de Brack. Celui-ci se retourne à son tour et avance vers elle, en
dass es noch eine letzte, große Möglichkeit gibt, sich zu befreien, nachdem sie das vorher innerhalb der
bürgerlichen Familienzelle versucht hat und daran gescheitert ist ».)
87
C’est à ce moment précis de la représentation qu’Ostermeier situe la décision finale de son héroïne :
« Dans notre représentation, quelqu’un dit à Hedda, peu avant qu’elle ne se suicide, la belle phrase que “tôt au
tard, on se résigne à l’inévitable”. La réponse d’Hedda à ce genre de phrases, à cette résignation, est son
suicide ». Ibid. (« In unser Aufführung sagt jemand zu Hedda, kurz bevor sie sich umbringt, den schönen Satz,
268
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
agitant les mains puis en les glissant nonchalamment dans les poches de son pantalon. Arrivé
au niveau du sofa, il ôte sa veste, s’assied et défait ses chaussures, toujours avec le même
calme froid et détendu. Hedda observe ses actes d’un regard impassible, sinon ironique,
devant l’assurance de Brack. Enfin, elle pousse un léger soupir et passe la main dans ses
cheveux. Le juge s’approche d’elle, les chaussures dans la main droite, tandis qu’il continue à
agiter sa main gauche puis caresse la joue d’Hedda et tient son menton quelques instants entre
ses doigts. Celle-ci ne réagit pas et il s’éloigne d’elle à nouveau, pour s’allonger, détendu et
sûr de lui-même, sur le sofa. L’héroïne se met à marcher lentement et s’arrête devant lui,
gardant toujours son expression neutre. Brack prend ses mains dans les siennes et les lève
tranquillement vers son visage. L’ombre que le couple projette à ce moment sur le mur en
béton fait clairement penser à un acte sexuel, curieusement tranquille et doux, Hedda
chevauchant le juge.
Au moment où le juge lève les bras d’Hedda au niveau de son visage et veut les baiser,
celle-ci les retire d’un geste brusque, énergique et rapide, presque violent, qui rompt
soudainement avec la lenteur et le calme de cette “pantomime”. Sans changer d’expression,
elle les garde un moment au niveau de sa tête, ostensiblement, comme pour appuyer son refus.
Ensuite, son corps se détend, s’amollit lentement, comme si elle avait perdu l’énergie de sa
résolution, et elle marche, à reculons, en fixant le juge du regard, vers sa destination initiale,
Thea et Tesman.
Le praticable tourne de quelques degrés, de façon à ce que le spectateur puisse à
présent assister à ce qui se passe derrière la cloison en béton. Le mode de la conversation
entre les trois personnages, Hedda, Thea et Tesman, laisse entendre que l’héroïne cherche une
sorte de “refuge”, de consolation auprès d’eux. Mais elle ne la trouve pas : Tesman, qui se
sent déjà inspiré par Thea, invite sa femme à aller rejoindre Brack. À la question, désespérée,
d’Hedda, cherchant une échappatoire, « Je ne peux vraiment pas vous aider ? », sa réponse est
catégorique : « Non, pas du tout », dit-il, avec une sorte d’étonnement et d’amusement,
comme si, non seulement il ne pouvait pas croire en sa sincérité, mais encore cette demande
était complètement incongrue. Hedda se déclare donc fatiguée et exprime son désir d’aller se
coucher, ce que les deux autres respectent en se déplaçant alors dans le salon. Le plateau
tourne et cache l’héroïne à nos yeux. Nous ne la reverrons plus vivante.
À l’arrivée de Thea et Tesman dans le salon, le juge se met précipitamment à remettre
ses chaussures. Les autres continuent, assis sur le sofa, à étudier les petites fiches de papier
dass sich “früher oder später jeder mit dem Unvermeidlichen arrangiert”. Heddas Antwort auf solche Sätze, auf
diese Resignation, ist ihr Selbstmord ».)
269
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
qui portent les notes de Lövborg, alors que soudain jaillit une musique très forte, sans doute
mise par Hedda sur une chaîne hi-fi88. Brack jette un regard amusé et ironique dans la
direction de l’héroïne ; Tesman l’appelle plusieurs fois de son nom, mais celle-ci ne peut (ne
veut) pas entendre. Thea, de toute évidence mal à l’aise, regarde Tesman, comme si elle
n’osait rien dire. Enfin, celui-ci se lève, irrité, et court énergiquement derrière le mur en
béton. Brusquement, la musique s’arrête aussi brutalement qu’elle s’était enclenchée. Brack
profite de ce moment pour mettre, discrètement, une goutte d’une teinture quelconque sur son
poignet, en le massant lentement. Entretemps, Thea se met à quatre pattes par terre, pour
mieux étudier les fiches, “offrant” ainsi son derrière au juge, ce à quoi celui-ci ne répond que
par une moue sarcastique. Le court échange, hors scène, entre Tesman et sa femme se clôt sur
une réplique équivoque d’Hedda : « À partir de maintenant, je ne ferai plus de bruit ».
Tesman retourne au salon et, dans le dialogue qui suit, propose à Thea de s’installer
chez sa tante, où il la rejoindra tous les soirs. Hedda déclare derrière le mur : « J’entends tout
ce que tu dis, Jörgen... Et moi ? Qu’est-ce que je vais faire le soir toute seule ici ? ». Tesman
l’assure alors que le juge se fera certainement plaisir de s’occuper d’elle, ce que ce dernier
confirme volontiers, en échangeant un regard de connivence avec son ami. On entend alors la
dernière réaction d’Hedda : « C’est exactement comme ça que vous l’imaginiez, Monsieur
Brack, non ? Le seul coq dans le poulailler ». Un coup de feu retentit immédiatement après.
Le juge sursaute, Tesman pousse un « Oh mon Dieu ! ». Seule Thea reste impassible. Comme
pour alléger la situation et rompre le silence qui s’est installé, Tesman dit : « La revoilà qui
joue avec ses pistolets », et il continue à étudier les notes de Lövborg. Thea, complètement
absorbée par ses fiches, ne réagit pas. Au bout d’un moment, Tesman s’arrête quand-même,
lève la tête pour tendre l’oreille et appelle plusieurs fois Hedda. Son expression traduit alors
une certaine inquiétude, mais pas vraiment d’angoisse. Il jette un regard interrogatif vers
Brack, qui reste toujours calme et détendu, et lui dit : « Ça y est, elle s’est tuée. Tu te rends
compte ? », avec un rire légèrement crispé, comme faisant « une plaisanterie macabre »89.
Thea, submergée qu’elle est par les notes, sourit à peine à cette blague maladroite. Brack
répond, avec un petit ricanement : « Enfin, quand-même, ça ne se fait pas », ce qui déclenche
leurs rires à tous trois. Tesman et Thea continuent ensuite de travailler, à présent tous les deux
à quatre pattes par terre devant le sofa.
88
Il s’agit de la musique que l’on entendait lors de la danse de Nora et du meurtre d’Helmer.
« Ein makabrer Scherz », expression de Knut Lennartz, « Wohlstandsverwahrlos », in Deutsche Bühne,
décembre 2005.
89
270
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Le spectateur entend alors s’élever une musique douce, mélodique, un peu
sentimentale et nostalgique. Brack se lève pour aller observer de près les efforts de ses deux
compagnons, tandis que le praticable commence sa rotation. On découvre alors Hedda avec le
pistolet dans la main droite, le visage plein de sang, écroulée, assise, au pied du mur, la jambe
gauche tendue devant elle, la droite pliée en arrière, de façon grotesque, comme une poupée
désarticulée. Ses yeux sont fermés et elle a une expression sereine. Une tache de sang sur le
mur au-dessus d’elle dégouline sur les fiches de Lövborg. Le praticable continue à tourner :
Tesman, toujours à quatre pattes, avance vers la terrasse en posant les fiches devant lui, de
sorte qu’elles créent une longue ligne traversant tout le praticable en profondeur. Brack se met
à marcher comme pour aller regarder derrière le mur en béton, mais il dévie au dernier instant
vers son ami sur la terrasse. Enfin, le praticable s’arrête et propose au spectateur une dernière
image : Hedda écroulée au pied du mur, à côté de la porte translucide, sur laquelle on voit à
présent groupées les silhouettes des trois autres personnages. Ce dernier tableau semble
directement extrait d’un film policier, et l’on sait le goût, revendiqué, de Thomas Ostermeier
pour le cinéma.
Ce suicide si discret qu’il en passe inaperçu, est-il un acte inutile, une vengeance à
retardement (de toutes façons, tôt ou tard, on retrouvera le corps) ; relève-t-il d’une ironie du
sort, tragique ; l’indifférence de l’héroïne quant aux circonstances et à la manière dont les
autres apprendront sa mort témoigne-t-elle d’un désir de supériorité et dans quelle mesure ?
Ostermeier laisse ces voies ouvertes.
Le suicide d’Hedda Gabler et la critique
Les réactions au traitement de la fin d’Hedda Gabler par Ostermeier sont diverses.
Certaines montrent que le suicide n’est pas perçu comme un point final logique de la
représentation90, que le personnage d’Hedda manque de motif pour se suicider91, d’autres, et
90
Comme par exemple Franz Wille pour la revue Theater heute : « Celui qui se suicide aussi rapidement
que cette Hedda sait que cette vie n’en vaut pas la peine. Personne ne peut lui reprocher un manque de regard
introspectif dans ce dernier coup. En même temps, le fait que Brack soit au courant de tout n’est naturellement
pas une raison pour se suicider. En tout cas pas pour cette Hedda. Peut-être que Thomas Ostermeier aurait dû
réfléchir encore une fois sur ce coup de pistolet. Continuer à vivre parmi ces hommes ennuyeux serait pour
chaque Hedda d’aujourd’hui une condamnation à la mort. Ou justement pour cela ? » ; in « OptionsbürgerSchlampe », op. cit. (« Wer sich so schnell umbringt wie diese Hedda Gabler, weiß natürlich, dass dieses Leben
nichts wert ist. Mangelnden Durchblick aufs Selbst kann ihr noch im letzten Schuss niemand vorwerfen.
Andererseits: Ein zwingender Grund, sich umzubringen, ist Bracks Mitwisserschaft natürlich nicht. Jedenfalls
271
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
ce sont les plus nombreuses, adhèrent au parti pris d’Ostermeier, trouvant la fin de l’héroïne
tout à fait convaincante, donnant même raison au metteur en scène de ridiculiser et rapetisser
son suicide92.
Le coup de feu qui retentit à la fin de la pièce incite donc, tout naturellement, certains
critiques93 à faire un rapprochement avec celle, iconoclaste, de Nora :
« Lorsque Nora quitta son mari, en novembre 2002, ce ne fut pas une porte qui
résonna à la Schaubühne de Berlin, mais un coup de pistolet, et puis un autre, et encore un
autre : Nora avait tué son mari avec huit balles, une pour chaque année de mariage. Ce fut un
coup de feu tel que le théâtre n’avait pas vu depuis longtemps. Aujourd’hui, dans Hedda
Gabler d’Ibsen, un nouveau coup de pistolet retentit, juste un : c’est le dernier coup salvateur
par lequel l’héroïne se suicide, pour rompre avec le ridicule de sa vie familiale banale »94.
nicht für diese Hedda. Vielleicht sollte Thomas Ostermeier doch noch mal über den Schluss nachdenken.
Weiterleben unter diesen langweiligen Männern wäre für jede Hedda heute Todesstrafe genug. Oder gerade
deshalb ? ».)
91
Comme le remarque la critique de Frankfurter Rundschau : « Dans le spectacle de Thomas Ostermeier,
les nerfs tiennent bon et personne ne peut s’imaginer que quelqu’un quitte le bateau de son plein gré. D’autant
plus maintenant où, du point du vue social, tout est remis en jeu. Où plus aucun concurrent ne barre le chemin du
mari vers le poste de professeur, où un enfant arrive et où l’on pourrait commencer à rendre cette maison belle,
même si elle n’est pas encore payée ». Petra Kohse, « Zwei verpasste Chancen, die Geschichte zu verändern »,
28 octobre 2005. (« In der Inszenierung von Thomas Ostermeier sind die Nerven gut, und keiner kann sich
vorstellen, dass eine freiwillig das Boot verlässt. Zumal jetzt, wo soviel alles wieder im Lot ist. Wo der Professur
des Gatten kein Konkurrent mehr im Wege steht, wo ein Kind kommt und man es hübsch haben könnte im
neuen, wenn auch noch nicht abbezahlten Eigenheim ».)
92
« En même temps, Hedda aurait dû le savoir, déjà auparavant elle avait rouspété : “Tout ce que je fais
est ridicule ou petit”. Alors pourquoi pas aussi sa fin, sa mort dans l’indifférence de tous ? En cela, le metteur en
scène Thomas Ostermeier a tout à fait raison ». Reinhard Wengierek, « Tödliche Lächerlichkeit », in Die Welt,
28 octobre 2005. (« Dabei hätte Hedda es wissen müssen. Schon immer hat sie gemurrt: "Alles, was ich anfasse,
wird lächerlich und klein." Warum also nicht auch ihr Ende, ihr beiläufiger Tod. Da hat Regisseur Thomas
Ostermeier ganz recht ».)
La critique de Tagesspiegel est du même avis lorsqu’elle note : « Ostermeier ne lui accorde même pas
un grand départ. Le monde de la scène tournante continue à tourner et avec lui ceux qui restent les pieds sur terre
et qui se sont engagés dans de nouvelles tâches. Personne ne remarque qu’Hedda manque, qu’elle est partie.
Encore une blague, on rit, et ça continue : business as usual. Sans doute c’est cela, la fin la plus forte, une
échappatoire, un désespoir, une mort dont personne ne se rend compte ». Christina Tilman, « Die Leiden der
jungen H. », op. cit. (« Ja, nicht einmal den großen Abgang gönnt Ostermeier ihr. Die Welt der Drehbühne kreist
weiter, und mit ihr die Bodenständigen, die sich arrangiert haben in neuen Aufgaben. Dass Hedda fehlt, dass sie
abgegangen ist, bemerkt keiner. Ein Witz noch, man lacht, und weiter geht’s: business as usual. Wahrscheinlich
ist es so das klanglichste Ende, eine Flucht, eine Verzweiflung, ein Tod, der keiner auch nur wahrnimmt ».)
93
Notons que, curieusement, aucun des critiques français ne fait allusion à cette fin particulière.
94
Christine Dössel, « Stell dir vor, du erschießt dich, und keiner sieht hin », in Süddeutsche Zeitung, 29
octobre 2005. (« Als Nora im November 2002 ihren Mann verließ, knallte in der Berliner Schaubühne nicht nur
eine Tür, sondern ein Schuss, und dann noch einer und noch einer : Mit acht Kugeln, für jedes Ehejahr eine,
streckte Nora ihren Gatten nieder. Es war ein Knaller, wie ihn das Theater lange nicht erlebt hatte. Jetzt, in
Ibsens Hedda Gabler, fällt wieder ein Schuss, ein nur: Es ist der finale Rettungsschuss, mit dem sich Ibsens
Titelheldin selbst niederstreckt, um der Lächerlichkeit ihres banalen Ehelebens etwas entgegenzusetzen ».)
Cette même critique ajoute plus loin : « Le suicide d’Hedda, l’unique grand acte de sa vie, n’est ni
compris ni pris au sérieux. C’est là, la tragédie qu’Ostermeier offre à son anti-héroïne ». (« Heddas Selbstmord,
die einzige große Tat in ihrem Leben, wird weder wahr- noch ernst genommen. Das ist die eigentliche Tragik,
die Ostermeier seiner Antiheldin schenkt ».)
Michael Bienert (« Zuerst ein Glas Sekt, dann die Pistole », in Stuttgarter Zeitung, 28 octobre 2005),
quant à lui, écrit : « On tire à nouveau dans Hedda Gabler. Et, contrairement à Nora, c’est même prévu par
272
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
2.2.3.
Le Constructeur Solness
Une fin cauchemardesque
Pour cette mise en scène, là encore, Ostermeier opta pour un changement de la fin de
la pièce : après la chute mortelle du héros du haut de la tour de sa nouvelle maison, le Solness
viennois d’Ostermeier se réveille et constate que cette chute, tout comme ce qui avait précédé,
n’avait été en fait qu’un rêve ou un cauchemar.
Le début de cette fin se déroule parfaitement dans la logique et selon les indications
d’Ibsen. La jeune Hilde Wangel, Aline Solness, l’apprenti architecte Ragnar Brovik et le
Docteur Herdal sont réunis sur la partie terrasse du décor, qui pour cette occasion a tourné et
s’est arrêtée face au public. Tous regardent le Constructeur monter en haut de la tour de la
nouvelle maison, les yeux rivés sur un endroit situé quelque part au-dessus de la tête des
spectateurs, côté cour. Lorsqu’Aline reconnaît son mari dans la personne qui s’apprête à
porter la couronne au sommet de la bâtisse (imaginaire), elle pousse un cri de terreur et va se
blottir dans les bras du Docteur, sans pour autant lâcher la tour du regard. Suit un long
moment de silence pendant lequel les comédiens restent immobiles. Peu à peu, une musique
commence à se faire entendre : deux ou trois tons prolongés, un son transformé par
l’ordinateur qui s’apparente à la fois à une voix féminine et au son d’une cloche d’église.
L’on se souvient alors du récit d’Hilde qui racontait avoir entendu « le chant des harpes dans
les airs » lorsque, petite fille, elle regardait Solness monter sur la tour de l’église de son
village. Cette musique céleste, donc, monte progressivement, de sorte qu’elle crée, en
contrepoint au mutisme et à l’immobilité tendue des acteurs, une ambiance de suspens et de
tension extrêmes.
C’est Hilde qui rompt le silence, en décrivant les mouvements et les gestes de Solness,
sans bouger ni le perdre des yeux. Les répliques des autres personnages prévues par Ibsen ont
été coupées, de sorte que seule la jeune fille rapporte au public l’action qu’ils sont censés
observer. Lorsque, alors qu’elle voit le Constructeur accrocher la couronne au sommet de la
tour, elle répète plusieurs fois, avec une excitation grandissante, « hourra au Constructeur
Ibsen. Mais cette menue Katharina Schüttler dans le rôle-titre expédie l’affaire de façon assez indifférente. Ainsi
réussit-elle à faire paraître comme tout naturel ce qui, il y a d’extrême, d’impitoyable et de destructeur, chez
cette petite femme qui s’ennuie ». (« Zwar wird auch in Hedda Gabler wieder scharf geschossen. Und anders als
in Nora ist das von Ibsen sogar vorgesehen. Aber die schmächtige Katharina Schüttler in der Titelrolle erledigt
273
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Solness ! », on entend soudainement le cri désespéré d’Aline qui cache son visage dans la
poitrine du Docteur : « Halvard ! ». Un bruit sourd se fait entendre : un objet lourd s’est
écrasé contre le sol ; curieusement, le bruit fait penser plutôt à un objet métallique qu’à un
corps humain. À ce moment, le public est brusquement ébloui par une forte lumière à contrejour, qui l’empêche d’observer ce qui se passe sur scène. La musique des sphères a cédé la
place à un son aigu, strident, qui fait presque mal aux oreilles. Pendant ce bref moment
d’éblouissement, qui fait parfaitement croire au public qu’il assiste à la chute finale – de
Solness, mais également du rideau – le plateau a tourné, et lorsque la lumière à contre-jour
baisse, les spectateurs, à leur grande surprise, découvrent Solness en train de somnoler, affalé
dans un fauteuil du salon.
Au bout d’un moment, celui-ci se réveille brusquement, en sursautant, tout ébouriffé et
désorienté. Il regarde autour de lui, comme s’il ne reconnaissait pas l’endroit où il se trouvait.
Une fois ses esprits recouvrés, il s’affaisse à nouveau dans son fauteuil, pose pensivement sa
main sur son visage et soupire profondément, mais pas de soulagement comme cela aurait
paru logique, maintenant que l’on a compris que Solness se réveillait d’un cauchemar… En
retirant sa main, il se rend compte qu’il saigne du nez et sort de sa poche un grand mouchoir à
carreaux avec lequel il se met, avec des gestes longs et pensifs, à nettoyer son visage. L’image
est désolante, qui montre un vieil homme à bout de souffle, bien loin de celui, plein de force
vitale, qui nous avait été présenté en début de soirée.
À ce moment-là arrive Aline. Elle jette sur Solness un regard rapide et se dirige vers le
sofa, où elle s’assied en feuilletant un magazine. Suit, tel un déjà-vu, la reprise d’un dialogue
du deuxième acte, dans lequel Hilde racontait à Solness le cauchemar de sa chute dans le vide
et où ce dernier la consolait et lui confirmait connaître ce genre de rêves effrayants. Ici,
Ostermeier a changé les rôles : c’est le Constructeur qui tient les propos d’Hilde, tandis
qu’Aline lui répond par les phrases avec lesquelles Solness réconfortait la jeune fille. À cette
différence qu’ici, Kirsten Dene parle d’une voix absente ; on sent clairement que son esprit
n’est pas là, que cette conversation l’ennuie, la dérange même. Elle garde son magazine dans
ses mains et continue de le feuilleter, de sorte qu’elle parle à Gert Voss sans le regarder, avec
une indifférence manifeste. Elle coupe d’ailleurs net à cette conversation, disant qu’elle a des
courses à faire en ville, se lève et, jouant avec une balle, passe devant Solness pour sortir par
la porte située à côté du fauteuil.
das ganz beiläufig. So wie es ihr überhaupt gelingt, das Extreme, Mitleidlose und Zerstörerische dieses
gelangweilten Eheweibchens ganz selbstverständlich ausschauen zu lassen ».)
274
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Une fois seul, le Constructeur regarde vers le fond et le haut de la scène, là où au début
de la représentation, Hilde flottait dans les airs, tel un être féérique. Il scrute longuement
l’endroit, puis se laisse retomber dans son fauteuil, le regard fixé dans le vide ; bien que très
intrigué par son rêve, il est à présent trop vieux et fatigué pour tenter de le comprendre, et se
résigne devant son énigme.
Ce n’est donc qu’à la toute fin de la représentation que le spectateur peut saisir l’image
sur laquelle celle-ci s’ouvrait, et qui montrait Hilde flottant dans les airs : il ne s’agissait pas
tant de la présence maléfique d’un troll nordique, mais plutôt de la Reine Mab dont la
présence introduisait le ton onirique de la représentation.
Les critiques et le rêve
La fin de la pièce que Thomas Ostermeier proposa dans cette mise en scène suscita de
nombreuses réactions ; nous pouvons affirmer, sans crainte d’exagérer, que la plupart des
critiques ont consacré à cette question la majeure partie de leurs articles. Ainsi Peter Kümmel
dans Die Zeit, qui s’attarde sur la fausse sortie de Solness, sur cette fin onirique, dans laquelle
il ne voit qu’une « escroquerie de la dramaturgie, une tricherie nébuleuse servant à camoufler
des catastrophes artistiques »95.
95
« Lorsque, dans l’art, les héros rêvent, leurs rêves suivent dans la plupart des cas les mêmes modèles.
Modèle numéro un : le rêve est pire que la réalité, une exécution imaginaire, qui donne naissance aux nouveaux
réflexes, nobles, du dormeur. Plein de reconnaissance, celui-ci continue sa vie d’antan ; le réveil annonce le
salut. Modèle numéro deux : le rêve est plus beau que la réalité. Le réveil annonce le déclin. [...] Modèle numéro
trois : le rêve est une escroquerie de la dramaturgie, une tricherie nébuleuse servant à camoufler des catastrophes
artistiques. [...] Salut, déclin ou plaisanterie – quelle variante correspond à ce qu’expérimente à Vienne l’homme
qui vient de se réveiller ? [… Ostermeier] a transposé toute une pièce […] sous le mode du rêve. À la fin du
drame, Solness glisse dans la mort, d’une tour qu’il a lui-même construite. À Vienne, ceci (et tout ce qui
précède) n’est qu’un rêve : dans son sommeil, Solness se blottit contre le dossier du fauteuil et se réveille en
saignant du nez. Modèle de rêve numéro un : il est sauvé. Entre autres choses, il a rêvé qu’une belle jeune
femme, Hilde Wangel, à laquelle, dix ans auparavant, il avait fait moult baisers et promesses d’amour, revenait
pour réclamer l’amour promis. Lorsqu’il se réveille, il est forcé de constater qu’Hilde Wangel n’est pas là et
qu’elle n’a sans doute jamais existé. Le réveil lui a tout dérobé. Modèle de rêve numéro deux : Solness est
anéanti. Et le public ? Il expérimente la variante numéro trois : la tricherie et la tromperie qui réduisent toute une
pièce en compote et mettent l’accent sur le réveil, sur ce moment de bascule ».
(Peter Kümmel, « Besucht mich im Traum », in Die Zeit¸ 24 juin 2004 : « Wenn in der Kunst die
Helden träumen, dann folgen die Träume meist denselben Mustern. Muster eins: Der Traum ist schlimmer als
die Wirklichkeit, eine Scheinhinrichtung, aus der gnädige Reflexe den Schläfer reißen. Dankbar nimmt er sein
Leben wieder auf. Das Erwachen bedeutet Rettung. Muster zwei: Der Traum ist schöner als die Wirklichkeit.
Das Erwachen bedeutet Untergang. [...] Muster drei: Der Traum ist ein Betrug der Dramaturgie, eine schaumige
Schummelei zur Camouflage künstlerischer Katastrophen. [...] Rettung, Vernichtung oder Spielerei – welche
Traumvariante erlebt in Wien der Mann, der nun, am Schluss der Vorstellung, auf seinem Designerstuhl
erwacht? Thomas Ostermeier, Intendant der Berliner Schaubühne, hat fürs Wiener Burgtheater ein ganzes Stück,
275
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
D’autres critiques s’accordent sur le fait que le rêve de Solness relève plutôt de cette
deuxième variante formulée par Kümmel, où « le réveil annonce le déclin » du
personnage. En refusant au Constructeur une mort spectaculaire, à sa hauteur pourrait-on dire,
le metteur en scène lui réserve un sort beaucoup plus noir, car il le « condamne à continuer à
vivre dans le malheur », comme le remarque Ulrich Wenzierl dans Die Welt, qui ajoute : « en
effet, la peine majeure dans les sociétés civilisées actuelles se nomme bien “à perpétuité” »96.
Cependant, certains critiques semblent adhérer sans réserve à ce parti pris de la mise en
scène : « Avec cette pirouette artistique et le sens fin qu’il a pour exposer les âmes complexes
des personnages, Ostermeier réussit une actualisation naturelle de cette œuvre sceptique et
mélancolique d’Ibsen »97.
Un autre point sur lequel les avis des critiques divergent concerne le “bien fondé”
d’une pareille intervention sur la fin de la pièce, le côté éthique et déontologique d’un tel
geste artistique. Pour Rüdiger Schaper, par exemple, critique du Tagesspiegel, Ostermeier, là,
« passe tout simplement outre certaines difficultés, remisant dans sa cave quelques cadavres
dramaturgiques » ; à défaut de témoigner de cette même « “conscience robuste” dont on parle
sans cesse » dans le drame et dont Solness manque, Ostermeier, selon le journaliste, agirait
« tout simplement sans scrupules... »98. Au contraire, pour le critique du Wiener Zeitung,
« cette intervention artistique (dramaturgie Wolfgang Wiens) est peut-être quelque peu
drastique, mais elle est en même temps fascinante, et en tout cas ouvre certaines dimensions
du texte qui jusque-là étaient tabou »99.
Ibsens Baumeister Solness, in den Traummodus versetzt. Solness stürzt am Ende des Dramas von einem selbst
gebauten Turm in den Tod. In Wien träumt er seinen Tod (und alles vorige) nur. Tatsächlich stößt er im Schlaf
gegen die Sessellehne und erwacht mit blutender Nase. Traummuster 1: Solness ist gerettet. Allerdings hat er
auch geträumt, dass eine schöne junge Frau, Hilde Wangel, der er vor zehn Jahren viele Küsse und ein
Liebesversprechen gegeben hat, nun zurückgekommen ist, um sich seine Liebe zu holen. Als er erwacht, stellt er
fest, dass Hilde Wangel nicht da ist und vielleicht nie existiert hat. Das Erwachen hat ihm alles geraubt.
Traummuster 2: Solness ist vernichtet. Und das Publikum? Es erlebt Variante 3: die Schummelei schlauer
Betrüger, die ein ganzes Stück zum Schaum erklären und alles auf die Pointe des Erwachens setzen, auf den
Kippmoment »).
96
Ulrich Wenzierl, « Ganz graziöse Alterspanik », in Die Welt, 12 juin 2004. (« Solness ist zum
Weiterleben im Unglück verurteilt. In zivilisierten Gesellschaften von heute heißt die Höchststrafe nun mal
"Lebenslänglich" ».)
97
« Kräftiger Applaus für Baumeister Solness in Wien », critique non signée in Rhein Zeitung, 11 juin
2004. (« Mit diesem Kunstgriff und mit feinem Gespür für die vielschichtige Seelenlage der Figuren gelingt
Ostermeier eine ungekünstelte Aktualisierung von Ibsens skeptischem, melancholischem Bühnenwerk ».)
98
Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« gewisse Schwierigkeiten einfach übergeht
und selbst ein paar kleine dramaturgische Leichen im Keller hat », « jenes „robuste Gewissen“, von dem sie hier
ständig reden; was man braucht, um Glück und Erfolg unter einen fest sitzenden Hut zu bringen. Man kann es
auch Skrupellosigkeit nennen ».)
99
Critique du Wiener Zeitung, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de
Vienne, op. cit. (« Mit diesem vielleicht etwas drastischen, aber faszinierenden Kunstgriff (Dramaturgie:
Wolfgang Wiens) werden jedenfalls bisher tabuisierte Dimensionen des Textes offen gelegt ».)
276
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Naturellement, le changement de la fin offre aux journalistes une possibilité de
comparaison avec Nora (qui, rappelons-le, se jouait à Vienne lors de la même édition 2004
des Wiener Festwochen). Tandis que certains virent dans ce traitement de la fin un point
commun aux deux spectacles, d’autres en firent un moment de divergence. Le critique du
Tageszeitung note que « dans sa mise en scène viennoise, [Ostermeier] construit une nouvelle
fin au Constructeur Solness. Ce qu’il a d’ailleurs déjà fait avec Nora, chez lui, à la
Schaubühne, et avec beaucoup de succès [et il conclut :] cela met Ibsen à l’envers – mais cela
fonctionne »100. Ulrich Wenzierl, pour Die Welt, écrit que « tandis que la fin de Nora à la
Schaubühne fut radicalisée par Ostermeier à l’aide de coups féministes mortels ; celle du
Constructeur Solness est maintenant relativisée »101, et l’on trouve également des voix pour
dire que « contrairement à la Nora d’Ostermeier, rien ne devient plus clair ou plus
tragique [… et que le metteur en scène] voulait peut-être tout simplement éviter la fin
pathétique d’Ibsen »102.
Enfin, si la comparaison avec Nora semble aller de soi, le traitement de la fin a suscité
également un autre rapprochement explicite chez certains critiques, curieux et beaucoup
moins attendu : un rapprochement avec Peter Zadek.
« Curieusement, Le Constructeur Solness à l’Akademietheater de Vienne, en
coproduction avec les Wiener Festwochen, paraîtrait avoir été mis en scène par Peter Zadek
(ou un autre vieux maître en matière de direction d’acteurs) [… chez qui] on préfère les
questions nuancées aux réponses. […] Chez Ostermeier, cela continue : Voss est assis dans un
fauteuil, il saigne du nez, mais sinon il est sain et sauf. Ceci n’était qu’un rêve, une pièce de
peur rêvée. Comme chez Nora (qui est d’ailleurs en ce moment invitée aux Wiener
Festwochen), une pirouette finale de mise en scène, telle la sortie de secours d’une soirée
parfaite et peaufinée de Peter Zadek, euh…, de Thomas Ostermeier »103.
100
« Ce n’est pas écrit ainsi chez Ibsen – mais cela fonctionne. À l’Akademietheater, Gert Voss est assis,
écroulé, dans un fauteuil, saigne du nez et se réveille d’un profond sommeil. Solness a tout rêvé : la montée sur
l’échafaudage, la rencontre enivrante avec Hilde, la jeune femme avec qui une nouvelle vie serait possible. Reste
un vieil homme cassé, seul avec l’enfer de son mariage sans issue. Cela met Ibsen à l’envers – mais cela
fonctionne ». Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« Er baut in seiner Wiener Inszenierung
dem „Baumeister Solness“ einen neuen Schluss. Das hat er auch schon mit „Nora“ gemacht, zu Hause an der
Berliner Schaubühne, mit großem Erfolg. […] Steht so nicht bei Ibsen – aber funktioniert. Und Gert Voss sitzt
im Akademietheater zusammengesunken im Sessel, mit blutender Nase aus einem schweren Schlaf erwachend.
Solness hat alles geträumt; die fatale Klettertour auf dem Baugerüst, die rauschhafte Begegnung mit Hilde, der
jungen Frau, mit der ein neues Leben möglich wäre. Zurück bleibt ein alter, gebrochener Mann in der Hölle einer
ausweglosen Ehe. Stellt Ibsen vom Kopf auf die Füße – aber funktioniert ».)
101
Ulrich Wenzierl, « Ganz graziöse Alterspanik », op. cit. (« Den Schluss der "Nora" hat Ostermeier an
der Schaubühne Berlin durch feministische Todesschüsse radikalisiert, denjenigen von "Baumeister Solness"
relativiert er jetzt ».)
102
Critique du Kurier, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de Vienne,
www. burgtheater. at. (« Anders als bei Ostermeiers "Nora" wird dadurch aber nichts tragischer oder deutlicher.
Vielleicht wollte er einfach nur dem pathetischen Schluss von Ibsen entkommen ».)
103
Karin Cerny, « Konversation zwischen zwei Ideen », op. cit. (« Nur "Baumeister Solness" am Wiener
Akademietheater in Koproduktion mit den Wiener Festwochen sieht erstaunlicherweise so aus, als hätte Peter
Zadek (oder ein anderer Altmeister der Schauspielerführung) inszeniert. […] Lieber weniger Antworten,
277
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
2.2.4.
John Gabriel Borkman
Une fin ibsénienne
Nous avons déjà mentionné le fait qu’il y eut de nombreuses coupes importantes à la
fin de la pièce dans la représentation de John Gabriel Borkman. La quasi totalité du quatrième
(et dernier) acte se trouvait supprimée, de sorte qu’il ne restait que le dialogue final entre
Borkman et Ella, lui aussi réduit à l’essentiel. En sus de ces coupes dans le texte dramatique,
Ostermeier et ses collaborateurs firent des choix qui modifièrent les conditions et les
circonstances de la fin du drame, le plus essentiel étant que le banquier ne sortait plus dans les
montagnes en pleine tempête de neige, comme il est prévu chez Ibsen, mais mourait chez lui,
dans un fauteuil du salon. Certes, ce changement généra un nouveau regard sur le personnage,
comme nous l’avons déjà évoqué dans la partie consacrée au travail dramaturgique du texte.
Là, la vision erronée que porte John Gabriel Borkman sur le réel se trouvait, en effet et d’une
certaine façon matérialisée : si jusque-là, il refusait de regarder la réalité en face, croyant que
“les autres” allaient finir par s’en remettre à lui, à présent, il a une vision des choses carrément
brouillée, des hallucinations, il est dans une confusion d’esprit annonciatrice de sa mort
prochaine. Chez Ibsen, Borkman observe les fjords du haut de la montagne et se les imagine
pleins de bateaux et d’usines, chez Ostermeier, il le fait depuis son salon, pensant vraiment
voir ces bateaux et usines imaginaires. Malgré cela, on peut quand même considérer que la
logique générale de la fin de la pièce est observée telle qu’elle avait été voulue par l’auteur.
Lorsque Borkman et Ella se retrouvent tous les deux dans le salon, après le départ
d’Erhard pour le Sud, Josef Bierbichler va s’asseoir sur le sofa situé au centre du plateau,
tandis qu’Angela Winkler reste debout derrière le dossier du meuble, regardant à jardin et se
montrant ainsi aux spectateurs de profil. Pendant presque tout ce dialogue final, les deux
acteurs maintiennent leurs positions et attitudes ; Angela Winkler en a même l’air statufiée.
La cloison en plexiglas du fond du dispositif s’élève alors de cinq à dix centimètres, de sorte
que par cette fente s’échappe la fumée artificielle amassée derrière elle. Celle-ci envahit
bientôt tout le plateau, mais reste au sol, baignant ainsi les pieds des acteurs jusqu’aux
stattdessen höchst differenzierte Fragen. […] Bei Ostermeier geht weiter: Voss sitzt im Fauteuil, er hat
Nasenbluten, ist aber sonst heil. Alles war nur ein Traum. Ein Angst-Traumspiel. Ähnlich wie bei "Nora" (die
auch gerade bei den Wiener Festwochen zu Gast ist) eine Doch-noch-Regie am Ende als etwas ausgeprobter
Notausgang für einen geschliffenen und perfekten Schauspielerabend von Peter Zadek, äh, Thomas
Ostermeier ».)
278
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
chevilles. Cette fumée, en mouvement constant, “coule” pour ainsi dire, dans la direction du
public : les spectateurs ont l’impression que Borkman et Ella se tiennent au milieu d’un fleuve
venu de l’au-delà. L’ambiance devient onirique, presqu’irréelle : la lumière baisse, un
projecteur derrière la cloison dessine en son centre un cercle de lumière, dont le halo, au
milieu de la fumée, évoque celui du soleil lorsqu’il se devine péniblement à travers un
brouillard épais et que ses rayons ne parviennent plus jusqu’à notre monde ici-bas.
C’est donc dans ce dispositif que se déroule le dernier dialogue de Borkman et de son
ancien amour ; dans sa mise en scène, Ostermeier le réduit toutefois à un quasi monologue :
Ella ne place que quelques-unes de ses répliques et, la plupart du temps, se contente d’écouter
les rêves délirants de John Gabriel. Pendant cette scène, pour exprimer sa perplexité et sa peur
grandissantes, Angela Winkler ne fait que d’infimes mouvements de tête. Josef Bierbichler,
lui, ne quitte pas son sofa, mais en revanche agite vivement ses bras, à mesure que le délire de
son personnage croît. Ce n’est que vers la fin de son monologue, à l’apogée de sa folie, qu’il
se lève et se dirige, chancelant, vers le fauteuil côté cour, dans lequel il se laisse tomber
lourdement. Au terme d’un long moment de silence, Josef Bierbichler se pose la main sur la
poitrine, en disant que quelque chose l’avait « saisi ». Angela Winkler, toujours le visage à
jardin, lui tourne donc le dos, et, sans le regarder, maintient son silence, immobile. C’est alors
que, dans la plus grande discrétion pourrait-on dire, John Gabriel Borkman meurt, sans être
vu : dans un premier temps, seul le public peut constater que son corps a perdu ce qui lui
restait de tonicité, que sa tête repose trop lourdement sur la poitrine et que ses bras pendent,
amorphes.
Lorsque, quelques instants plus tard, Ella se rend compte de l’état de Borkman, elle se
précipite d’abord vers lui, le couvre de son manteau et dit qu’elle va aller chercher du secours.
Elle déambule confusément sur le plateau, changeant plusieurs fois de direction, comme si
elle n’arrivait pas à se décider par quelle porte sortir. Enfin, elle se dirige résolument vers la
sortie côté jardin, mais s’arrête brusquement, regarde longuement Borkman, avant d’aller
finalement d’un pas posé s’asseoir sur le sofa, en disant « Mieux vaut comme ça pour toi.
Mieux vaut comme ça ».
C’est alors qu’entre Gunhild, par la porte opposée. Son expression est bien plus
sereine que lorsqu’elle avait paru pour la dernière fois, après le départ de son fils Erhard. À la
question d’Ella, si elle les cherchait, Gunhild répond sur un ton réconciliant : « mais oui, il
faut bien ». « Il dort ? », demande-t-elle à son tour sans regarder Borkman. Lorsque sa sœur
lui apprend que le sommeil de celui-ci est des plus profonds, une réaction violente, un choc et
une stupeur muette traversent, le temps d’une seconde, le visage de Kirsten Dene. Cette
279
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
sérénité profonde revient toutefois aussitôt et Gunhild se dirige lentement vers le sofa pour
s’asseoir aux côtés d’Ella. Les deux sœurs se tiennent là immobiles et muettes ; la lumière du
projecteur derrière elles se fait plus forte et plus claire, comme si le brouillard se dissipait et
que le soleil revenait sur terre. En un mouvement à peine perceptible, Ella prend la main de
Gunhild, que celle-ci serre à son tour. Au bout d’un long moment, Angela Winkler tourne
lentement la tête vers Kirsten Dene ; lorsque son mouvement est achevé, la lumière s’éteint
brusquement.
Cette fin de représentation ne contredit pas la mort qu’Ibsen a réservée à son héros ; de
ce point de vue, John Gabriel Borkman ne suit pas la logique des trois spectacles précédents.
Certes, on a opéré cette modification majeure du changement de lieu pour le quatrième acte
(ou plutôt ce qu’il en reste, étant donné les coupes importantes qu’il a subies), qui ne se
déroule plus à la montagne, mais dans le salon. Toutefois, ces libertés prises avec la fin de la
pièce n’ont pas fondamentalement modifié les propos de l’auteur, ni imposé une nouvelle
lecture globale de l’œuvre, comme ce fut le cas lorsque Nora cribla son mari de balles au lieu
de le quitter, lorsque le suicide d’Hedda passa inaperçu ou quand Solness se réveilla sain et
sauf après le cauchemar de sa chute. Le renoncement à ce type de “pirouette” de mise en
scène finale, qu’évoquèrent de nombreux journalistes pour les trois premiers spectacles
ibséniens, participe ici, semble-t-il, d’un traitement de l’ensemble de la mise en scène plus
épuré que celui adopté pour Nora, Hedda Gabler et le Constructeur Solness104.
104
Les critiques ne réservèrent curieusement aucun commentaire à ce “changement” de la fin de la pièce
qui la réduisit pourtant du quart de sa durée, à savoir une heure quarante de spectacle.
280
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
3. Transposition
Nous aborderons la transposition selon quatre angles précis : la “spatialisation
sociale”105 des drames par Thomas Ostermeier, les différents changements factuels apportés
aux pièces, l’actualisation des personnages d’Ibsen, et enfin, la réception que la critique a
réservée à ces transpositions et actualisations.
3.1. Spatialisation sociale
Nous avons déjà mentionné le souci du metteur en scène d’envisager ses spectacles
selon un double point de vue : géographiquement d’abord, sociologiquement ensuite. Ainsi, la
représentation de Nora se déroule-t-elle dans le quartier huppé du centre de Berlin, la Mitte.
Située dans l’ancienne partie Est de la ville divisée, la Mitte fut au début des années quatrevingt-dix le quartier de prédilection des artistes et des bohèmes, avant d’être massivement
“envahie” par la classe économiquement aisée des nouveaux riches du néolibéralisme – la
« loft-génération », comme la nomme alors l’une des collaboratrices dramaturgiques
d’Ostermeier106. Le quotidien d’un jeune couple habitant un loft dans ce quartier, telle qu’est
montrée dans la représentation de la Schaubühne la vie des Helmer, renvoie donc à un
phénomène général que l’on peut observer à Berlin de nos jours, et permet au metteur en
scène de situer les personnages dans un milieu social concret, facilement identifiable par le
public.
« J’ai aussi voulu insister sur la situation particulière de Berlin où la bourgeoisie était,
jusqu’à l’arrivée d’Hitler, majoritairement juive. Ce n’est que depuis peu, avec l’essor de la
nouvelle économie, qu’a surgi une bourgeoisie infiniment moins cultivée que la précédente,
qui vit dans la peur de la ruine »107.
La situation d’aujourd’hui, « celle de jeunes gens qui veulent faire une carrière pour
monter dans la hiérarchie sociale »108, ressemble étrangement, selon le metteur en scène, à
105
Nous reprenons l’expression employée par Sylvie Chalaye dans son livre d’entretiens avec Thomas
Ostermeier, op. cit., p. 39.
106
Propos de Beate Heine dans un entretien avec Christine Adams, « So schrill wie Berlin selbst », publié
sur http: //www.neue-oz.de/_archiv/noz_print/feuilleton/2003/05/nora_interview. html.
107
Propos de Thomas Ostermeier dans l’article de Joshka Schidlow, « Le feu dans la Maison », op. cit.
108
B. Heine, entretien du 4 février 2005, op. cit.
281
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
l’état de la société du temps où Ibsen écrivait la pièce : la bourgeoisie naissante de la
deuxième moitié du dix-neuvième siècle dans une Norvège brusquement transformée et
atteinte par le capitalisme industriel, trouve un écho dans celle, néolibérale, de la société
allemande contemporaine. Or, la dénonciation du pouvoir de l’argent et du consumérisme est
au cœur des intérêts d’Ostermeier, ceci depuis ses premières mises en scène d’auteurs
contemporains, qu’Ibsen rejoint ainsi avec Nora109.
Avec Hedda Gabler, le metteur en scène opte de nouveau pour une localisation de la
pièce géographiquement et sociologiquement précise. Cette fois-ci, il choisit la
Charlottenburg110 – c’est-à-dire le quartier-même de la Schaubühne, dont le bâtiment se
trouve sur le Kurfürstendamm, l’artère commerciale majeure de Berlin ; quartier bourgeois
par excellence, la Charlottenburg témoigne encore aujourd’hui de la grandeur et de la
décadence de certaines parties de l’ancien secteur Ouest de la ville divisée. Comme souvent
dans les spectacles d’Ostermeier, l’action est transposée à notre époque : « dans un décor
historique avec des costumes d’époque, je suis automatiquement saisi d’un sentiment de
théâtre poussiéreux »111 dit le metteur en scène, « en ce moment, je ne peux comprendre les
pièces qu’à partir de l’actualité »112.
Aussi, les Tesman appartiennent-ils à la classe qui se concentre dans ces lieux,
économiquement aisée, prospère et légèrement décadente, comme le suggère Ostermeier :
« Je trouve plutôt agréable ce qui se passe sur le Kudamm et dans les rues attenantes,
plus inspirant que la Mitte ou le Prenzlauer Berg. Ce monde-là, ce milieu de l’Allemagne de
l’Ouest qui se décompose, va bien avec notre travail »113.
L’habitacle des Tesman et son intérieur sont d’un chic et d’un luxe frappants, tout
comme leurs vêtements et objets personnels assez comptés et précieux dans ce spectacle. Ce
109
« Et c’est en cela que se rejoignent Ibsen et les auteurs contemporains que j’ai mis en scène : cette
obligation constante d’acquérir de l’argent, cette convoitise de la sécurité matérielle recèle pour moi une
dimension tragique ». « Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit., p. 48.
110
Ce fait est suggéré surtout par les projections vidéo qui proposent au spectateur des vues d’extérieur des
villas situées dans ce quartier.
111
Propos de T. Ostermeier dans « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Bei einem historischen Setting
mit alten Kostümen habe ich automatisch das Gefühl von verstaubtem Theater ».)
112
Ibid. (« Ich kann zurzeit Stücke nur aus der Gegenwart heraus verstehen ».)
113
Propos de T. Ostermeier dans « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Ich finde es ganz ansprechend,
was in den Seitenstraßen und auf dem Kudamm rumläuft, inspirierender als Mitte oder Prenzlauer Berg. Diese
Welt hier, diese bröckelnde, westdeutsche Milieu, passt zu unserer Arbeit ».)
282
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
choix de transposition n’est pas anodin : il reflète le souci du metteur en scène de se
rapprocher au plus près de son public, sinon même de lui tendre un miroir114.
Pour Le Constructeur Solness, de nouveau l’action est localisée avec beaucoup de
précision. La pièce est censée se dérouler dans l’une des banlieues résidentielles et chic de la
capitale autrichienne, telle que nous pouvons la voir dans le film Hundstage (Canicule)
d’Ulrich Seidl. En effet, les photographies des villas projetées pendant le spectacle rappellent
fort les maisons de ce documentaire fiction, qui traite de la petite bourgeoisie autrichienne de
nos jours, laquelle s’isole dans ces parties de la ville où les villas luxueuses, piscines et
garages compris, s’enchaînent à perte de vue et d’où toute personne non désirée est exclue. De
la même manière, la vie des personnages du Constructeur Solness n’est pas sans rapport avec
celle que nous présente Ulrich Seidl dans son film. Malgré le luxe amassé autour d’eux, ils
souffrent tous d’une solitude profonde : parmi eux, l’histoire d’un couple dont l’enfant est
mort, paraît particulièrement en résonance avec le drame d’Ibsen115.
Ainsi la mise en scène suggère-t-elle, notamment à travers des projections vidéo, que
lorsque Solness a loti le jardin de l’ancienne maison de ses beaux-parents, après que celle-ci
eut brûlé, pour y bâtir des villas116, c’était justement pour donner naissance à un quartier
résidentiel de ce type. La décadence, le vide et la tristesse de la vie de ces familles, telle que
nous la montre Canicule, font que ce Solness ne peut même pas se bercer de cette réussite.
La mise en scène de John Gabriel Borkman, comme nous l’avons déjà mentionné,
déroge à la règle de la spatialisation sociale, qui fut pourtant déterminante pour la lecture des
trois spectacles ibséniens précédents. En effet, c’est grâce au parler et aux costumes des
personnages, ainsi qu’aux quelques (très) rares accessoires, que l’on comprend que l’action a
été transposée à notre époque. Toutefois, aucun indice n’est donné sur la localisation
géographique du drame, aussi approximative fut-elle, et rien ne nous informe précisément sur
l’appartenance sociale des personnages ; comme si le metteur en scène avait voulu empêcher,
114
« Je vois la dépression de la prospérité, le vide intérieur, le désir désespéré d’Hedda Gabler lorsque,
entre deux répétitions, je vais dans un restaurant sur le Kudamm », dit le metteur en scène dans « Die Angst vor
dem Absturz », op. cit. (« Die Wohlstandsdepression, die innere Leere, die verzweifelte Sehnsucht von Hedda
Gabler sehe ich, wenn ich in der Probenpause in ein Restaurant am Kudamm gehe ».)
115
Dans une villa énorme, les deux époux qui sont devenus étrangers l’un pour l’autre, vivent chacun de
leur côté, incapables de partager leur chagrin ; ils coexistent, sans se parler. S’ils acceptent de se croiser dans la
maison, vide comme la piscine dans leur énorme jardin, ils tiennent à ce que chacun aille sur la tombe de l’enfant
séparément, comme si se retrouver tous deux face à la pierre tombale les amènerait nécessairement à une
confrontation, à une explication qu’ils fuient avec panique, tout comme les Solness, qui pendant des années
n’évoquent le malheur qui les a frappés qu’à demi-mots.
283
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
ou du moins atténuer la référence au contexte très précis de la crise économique de l’automne
2008, qui ne manquerait pas de venir à l’esprit de tous les spectateurs.
3.2. Actualisations factuelles
En transposant les pièces dans un milieu contemporain, Ostermeier et ses
collaborateurs étaient obligés d’introduire quelques changements dans le texte d’Ibsen,
comme nous l’avons évoqué dans le chapitre consacré aux traductions. Effectivement, le
travail étant fondé avant tout sur une esthétique réaliste, il fallait actualiser certains faits et se
positionner face à l’épineuse question de possibles anachronismes. De son côté, Hinrich
Schmidt-Henkel, le traducteur des trois premières pièces, se dissocie du procédé :
« J’ai d’emblée renoncé à toute adaptation des faits, en sachant que […] c’est l’affaire
de la mise en scène. Dans ma Nora, il y a donc toujours sous le sapin de Noël une petite
trompette et un sabre en bois, pas des personnages Playmobil ou des poupées Barbie, et dans
Hedda Gabler, un manuscrit en papier, et non un ordinateur. J’observe la même logique pour
les didascalies, où je reproduis les descriptions vestimentaires et d’intérieur détaillées d’Ibsen.
Elles nous renseignent sur la manière dont Ibsen voyait ses personnages et chaque décorateur
ou metteur en scène contemporain a le droit de les “traduire”, s’il le souhaite »117.
Les changements opérés sont de deux ordres : matériels (ils reflètent le niveau de plus
en plus performant et l’omniprésence croissante des technologies modernes dans nos vies
quotidiennes) et sociaux.
3.2.1. Actualisations matérielles
On constate effectivement que le metteur en scène a mis dans les mains de ses
personnages des appareils informatiques contemporains : téléphones, ordinateurs portables,
chaînes hi-fi. Chez les Helmer, les Tesman, les Solness et même les Borkman, on n’écrit plus
116
« Des foyers agréables, doux et clairs, où le père et la mère et les enfants peuvent vivre dans la joie et la
sécurité, avec le sentiment que l’existence est un grand bonheur ». Henrik Ibsen, Le Constructeur Solness, in Les
douze dernières pièces, trad. T. Sinding, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1994, p. 337.
117
Propos du traducteur dans la postface à Nora oder Ein Puppenhaus…, op. cit., p. 479. (« Auf eine
Bearbeitung der Realien habe ich durchgehend verzichtet, im Wissen, dass […] das Sache der Inszenierungen
ist. Es gibt in meiner Nora als Weihnachtsgeschenke also weiterhin eine Spielzeugtrompete und einen Holzsäbel,
keine Playmobil – Männchen oder Barbiepuppen, es gibt bei Hedda Gabler ein Papiermanuskript, kein Laptop.
Ebenso bleibe ich in den Regieanweisungen bei Ibsens detaillierten Kleidungs- und Interieurbeschreibungen. Sie
geben Auskunft darüber, wie Ibsen seine Figuren sah, und jeder heutige Ausstatter, jede heutige Regisseurin
wird das selbst “übersetzen”, wenn sie es wollen ».)
284
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
des lettres, on n’envoie plus les bonnes avec des messages, mais on règle ses affaires de
communication quotidienne par un coup de fil ou un SMS, depuis son téléphone portable.
Dans Nora, par exemple, Torvald passe un coup de fil au Docteur Rank pour lui renouveler
son invitation pour la soirée du réveillon ; le téléphone est un outil de communication
tellement ancré dans la vie du couple que Nora, pour obtenir un tête à tête avec son mari, y
recourt, bien que Torvald se trouve juste à côté d’elle, ceci bien sûr sur un mode
humoristique118. Au premier acte d’Hedda Gabler, lorsque Thea et Hedda proposent à
Tesman d’écrire à Lövborg et de l’inviter dans la nouvelle maison, au lieu d’aller chercher un
crayon et une feuille de papier, Lars Eidinger sort son mobile de sa poche et tape un
message119.
Il en va de même pour les ordinateurs que manipulent sans cesse Torvald, Tesman,
Lövborg, Solness, Ragnar et les autres personnages masculins (donc ceux à qui il est permis
de travailler), à l’exception toutefois de John Gabriel Borkman (exclu du monde du travail).
Le manuscrit du nouveau livre de Lövborg n’est pas rédigé sur du papier mais tapé sur son
ordinateur120, lequel Lövborg ne perd pas en chemin mais oublie dans un taxi. Hedda détruira
ensuite ce texte d’une manière « peu spécialiste »121 : en cassant l’ordinateur à coups de
marteau, avant d’avouer avoir brûlé les restes sur le grill du jardin122 ! Toujours dans Hedda
Gabler, un autre ordinateur, celui de Tesman cette fois-ci, tient lieu d’album photo du voyage
de noces du jeune couple, qu’Hedda montre à Lövborg au deuxième acte.
Enfin, toujours dans la même logique, le piano droit classique qui semble lui aussi un
objet beaucoup trop obsolète pour les foyers modernes, est remplacé par un piano
électronique dans Nora et John Gabriel Borkman, par une chaîne hi-fi dans Hedda Gabler, et
par la radio dans Le Constructeur Solness.
118
Dans la même logique, lorsque Torvald demande à la jeune fille au pair d’aller porter une lettre à la
poste, c’est tout naturellement qu’il lui propose sa voiture pour effectuer cette course.
119
De même, Tesman ne demande pas alors : « Avez-vous son adresse ? », mais, tout naturellement,
« Avez-vous son numéro ? ».
120
Cette actualisation, de remplacer le manuscrit par un ordinateur, est un peu problématique, comme nous
allons le voir plus loin.
121
Comme le commente Franz Wille dans « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« … etwas
unfachmännisch ».)
122
Petit clin d’œil à la version d’Ibsen, où Hedda brûle l’œuvre de Lövborg dans un poêle.
285
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
3.2.2. Actualisations sociales
Certaines actualisations sont dues à des changements sociaux par rapport au texte et au
contexte de la pièce d’Ibsen. Chez les Helmer, par exemple, nous ne trouvons pas les
personnages de la bonne et de la nourrice, mais une jeune fille au pair, à la peau mate et qui
parle aux enfants en anglais (aide indispensable des mères de jeunes enfants d’aujourd’hui).
Le metteur en scène explique :
« Les crèches étant quasiment inexistantes [en Allemagne aujourd’hui], les femmes
doivent rester à la maison et vivent sous la dépendance de leur mari. Pour échapper à cette
souricière, elle engagent, comme le fait Nora, des jeunes filles au pair qu’elles choisissent de
préférence originaires du tiers-monde »123.
Ce genre d’actualisation permet de glisser dans les représentations des commentaires
sur des sujets brûlants de l’actualité, de faire référence aux débats qui animent les médias au
moment de la création des spectacles. À titre d’exemple : lors de cette soirée fatidique pour
Lövborg, les hommes ne rendent pas visite à cette « Mademoiselle Diane, une cantatrice aux
cheveux roux » imaginée par Ibsen, mais à une certaine « asiatique, une chinoise ou une
coréenne » (Brack utilisera même plus loin l’expression de « bordel asiatique »). En
Allemagne, la prostitution, légale, notamment celle des femmes venues de l’étranger, était au
moment de la création de la pièce (2006) au centre d’un débat qui avait pris une tournure
internationale, en raison de la Coupe Mondiale de Football qui s’y tenait alors. Autre sujet
propre à notre époque : le sida qui a remplacé dans la représentation de la Schaubühne, la
syphilis dont souffre le Docteur Rank dans la Maison de poupée d’Ibsen.
Même pour John Gabriel Borkman, pièce qu’Ostermeier, selon ses propres mots, ne
voulait pas lire à travers le prisme de la crise économique, le metteur en scène ne renonce pas
à ce principe, et l’on retrouve dans le spectacle des allusions concrètes à l’actualité. Lors des
représentations à Rennes, en décembre 2008, le banquier Borkman affirmait, selon la pièce
d’Ibsen, qu’il se serait depuis longtemps tiré une balle dans la tête s’il n’avait pas eu la
certitude que l’heure de sa réhabilitation sonnerait. Mais début janvier 2009, les médias
allemands et mondiaux rapportèrent le suicide d’Adolf Merckle, un richissime magnat
industriel allemand qui, à cause de la faillite qui menaçait son entreprise suite à des
spéculations boursières ruineuses, accablé de dettes, s’était jeté sur les rails. Lors des
123
Propos de Thomas Ostermeier dans Joshka Schidlow, « Le feu dans la Maison », op. cit.
286
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
représentations berlinoises, Josef Bierbichler substitua à l’hypothèse de se tirer une balle dans
la tête, celle de se jeter sous un train124…
3.2.3.
Anachronismes
« On avait une image de ce que l’on voulait faire et on a découvert pendant les
répétitions qu’il était difficile de transformer toute la pièce. Il est difficile de trouver une
analogie à tout anachronisme, et si on le faisait on risquerait de “détruire” la pièce, parce que
ces anachronismes sont très étroitement liés à la structure de la pièce, et d’ailleurs très
intéressants d’un point de vue scénique »125.
La transposition des pièces, qui dans toute son ampleur constitua un travail minutieux
et à haut risque, déboucha sur certains anachronismes, revendiqués et jugés même importants
pour la représentation. Effectivement, ces soi-disant “fausses notes” permettaient de créer un
effet d’ “éloignement” très utile (brechtien, pourrions-nous dire) qui “réveillait” le spectateur
et pouvait l’amener à porter, à distance, un jugement sur l’action ainsi théâtralisée.
Deux exemples illustrent ce problème : celui de l’impossible actualisation du mode de
transmission de la lettre compromettante de Krogstad dans Nora, indissociable de la trame de
la pièce, et qui aurait dû, en toute logique, se faire par voie électronique et non postale126, et
celui, dans Hedda Gabler, du manuscrit de Lövborg, qui est devenu un fichier textuel dans
l’ordinateur portable du jeune savant. On constate alors que, si le metteur en scène a préféré
garder le papier pour Nora, au risque de créer un anachronisme, la solution contraire, dans
Hedda Gabler (remplacer le papier par un médium virtuel), s’avère tout aussi problématique.
Car le spectateur d’aujourd’hui, suffisamment au fait de l’informatique, trouve étrange que
Lövborg n’ait pas gardé une copie de sauvegarde de son texte, et que celui-ci soit par
124
« Il aurait pu se jeter sous un train, bredouille Bierbichler, mais il ne l’a pas fait. Toutefois, les allusions
au cas Merckle et à notre pain quotidien des spéculations boursières, ne représentent pas ici une plus-value […].
Au contraire, elles ressemblent à un fardeau que la soirée est forcée de traîner avec elle ». Simone Kaempf,
« Vernebelter Endkampf der Gefühle », critique publiée sur le site nachtkritik.de, le 14 janvier 2009. (« Vor den
Zug hätte er sich werfen können, nuschelt Bierbichler, hat er aber nicht. Anspielungen an den Fall Merckle und
ans tägliche Brot der Anlagespekulationen finden sich hier einige, ergeben aber keinen Mehrwert […]. Im
Gegenteil wirken sie eher wie eine Last, die der Abend mitschleppen muss ».)
125
Entretien avec B. Heine, op. cit., qui affirme qu’Ostermeier revendique ces anachronismes comme des
éléments constituants du spectacle : « Je crois qu’on n’a pas réussi à transformer toutes les choses dans une
version contemporaine. Il y a un peu de contradictions, mais je ne crois pas que ce soit mauvais au théâtre...
Nous avons conscience que cela est toujours un risque, mais on doit toujours l’essayer quand-même ».
126
Ce que remarque René Solis dans « Ostermeier fait sauter la Maison de poupée », op. cit. : « Restent des
anachronismes ; ainsi la boîte aux lettres, objet de fixation des angoisses de Nora, n’est pas électronique, alors
qu’on verrait bien Krogstad le maître chanteur opérer par l’Internet ».
287
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
conséquent irrévocablement perdu lors de la destruction de l’ordinateur par Hedda. Tout aussi
invraisemblable paraît le fait que la fameuse lettre de Krogstad attende deux jours durant dans
la boîte postale des Helmer, dont seul d’ailleurs Torvald aurait la clef.
Naturellement, de nombreux critiques prirent justement ces points pour cible de leurs
réticences générales sur cette question de l’actualisation des drames de la fin du dix-neuvième
siècle127
3.3. Actualisation des personnages
3.3.1. Personnages principaux
Nora
Dès sa création et ses premières représentations, le personnage de Nora est devenu
synonyme de la lutte de la femme pour son émancipation ; en témoigne la réception de cette
œuvre d’Ibsen, pendant les douze décennies qui séparent sa première représentation de celle
de Thomas Ostermeier à la Schaubühne. Or, le metteur en scène propose une “antithèse” au
personnage de la Maison de poupée, en faisant de sa Nora une femme actuelle, épanouie et
réussie dans son rôle d’épouse et de mère ; certes elle est dépendante de son mari, mais sa
soumission aux lois patriarcales de la société prend les dimensions d’un libre
arbitre contemporain : être considérée comme une femme-objet n’est pas révoltant pour la
Nora d’Anne Tismer, qui campe un personnage aux allures de Lara Croft ou de Kill Bill. De
la sorte, cette femme aux apparences trompeuses pourra parvenir de façon plus logique au
dénouement criminel, donc tragique, que propose Ostermeier. D’ailleurs, le metteur en scène
affirme :
127
Ainsi le virulent Michael Merschmeier du Theater heute : « Ici, dans ce monde de nouveaux-riches, le
partenariat, au moins en tant qu’accord de base, est évident, même s’il n’est peut-être pas toujours pratiqué dans
la réalité. Cette Nora aurait aussi sans aucun doute aidé son Helmer à se procurer l’argent indispensable – et, de
même, ce dernier aurait certainement accepté son aide. Ou bien, elle se serait déjà rendu compte auparavant qu’il
est un monstre macho, égoïste et carriériste ». Michael Merschmeier, « Mama oder Prada ? », op. cit. (« Hier, in
dieser Welt der hippen Neureichen, ist Partnerschaft zumindest als Grund-Verabredung selbstverständlich, auch
wenn sie in der Realität vielleicht nicht immer praktiziert wird. Diese Nora hätte ihrem Helmer ganz bestimmt
auch bei der nötigen Geldbeschaffung geholfen – und ebenso wahrscheinlich hätte der ihre Hilfe dankend
akzeptiert. Oder sie wäre schon früher darauf gekommen, dass er ein egoistisches, karrieresüchtiges MachoMonster ist ».)
288
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
« Aujourd’hui, l’héroïsme théâtral me paraît en effet mieux porté par les femmes. [...]
Le héros masculin s’est peut-être fatigué. Et la crise de l’identité masculine dans nos sociétés
est sans doute passée par là »128.
Dès son apparition sur scène et jusqu’au dernier moment, Anne Tismer est toujours en
mouvement, comme si tous ses actes, tous ses mouvements témoignaient d’un désir d’être à
plusieurs endroits en même temps, d’un manque d’ordre dans ses pensées, d’un chaos interne.
On ne sait jamais ce qu’elle va faire par la suite. C’est une Nora qui ne prend jamais le temps
de réfléchir ou de parler, une Nora qui agit, une Nora qui « fonctionne »129.
Qu’Ostermeier ait situé la famille des Helmer dans les quartiers huppés de la capitale
allemande, ajoute d’autres caractéristiques au personnage :
« Nora appartient à une couche de société dans laquelle la femme n’est pas obligée de
travailler – on pense vite à la nouvelle loft-génération du Berlin Mitte et de Prenzlauer Berg
qui peut se le permettre »130.
En effet, d’Ibsen à Ostermeier, on passe d’une société où la femme ne devait pas
travailler à une société où elle ne doit plus travailler, d’un milieu où le fait que la femme
travaillait était mal vu à cause des préjugés moraux, à un milieu où le même fait témoigne
d’une honteuse insuffisance économique de la famille. Le travail, qu’il s’agisse d’un poste
élevé ou d’un simple gagne-pain est au cœur de la problématique de la pièce, comme il l’est
dans la société allemande contemporaine, dit Ostermeier :
« Cette question, à savoir si les femmes doivent oui ou non rester à la maison, est en
ce moment au centre de nombreux débats. Et en même temps, elle constitue une ligne de
partage claire entre les classes. Car en fait, cela commence à jouer un rôle seulement au
moment où l’un des deux compagnons, et c’est souvent l’homme, a la possibilité de faire vivre
la famille au niveau de l’image qu’elle a d’elle-même. Ainsi les couples dans lesquels les deux
compagnons travaillent, n’appartiennent-ils pas à la classe bourgeoise »131.
Une simple équation nous ramène au personnage de Nora : travail égale argent. La
Nora d’Anne Tismer vit dans un autre mode binaire, qui lie l’argent et le sexe, lequel tient la
128
http:// www.theatre-contemporain.net/spectacles/disco_pigs/entretien. htm, op. cit.
C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », op. cit.
130
Propos de Beate Heine dans « So schrill wie Berlin selbst », op. cit. (« Nora gehört zu einer Schicht, in
der die Frau nicht arbeiten muss – da denkt man schnell an die neue Loft-Generation von Berlin Mitte und
Prenzlauer Berg, die sich das leisten kann ».)
131
Propos de T. Ostermeier dans son entretien avec J. Pappelbaum, « Doch eher näher an Kroetz », in Dem
Einzelnen ein Ganzes, op. cit., p. 161. (« Dieses Thema, ob Frauen zu Hause bleiben sollen oder nicht, wird ja
gerade viel diskutiert. Und dabei gibt es eine klare Distinktionslinie zwischen den Klassen. Denn eigentlich
spielt es erst eine Rolle, wenn einer der beiden Partner, und das ist meistens der Mann, die Möglichkeit hat, die
129
289
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
place du travail. La définition du mariage bourgeois comme forme de prostitution132, telle
qu’en fait Ostermeier est sans appel :
« La thèse est assez connue et répandue : le mariage bourgeois a été une invention de
la classe dirigeante pour que l’argent reste dans l’enceinte de la famille. L’homme avait besoin
d’une femme confiante et aimante, afin d’être certain que le patrimoine serait confié aux
héritiers. La monogamie est ici essentielle, et relève d’une invention économique, inséparable
de la morale qui l’accompagne »133.
Dès le début, cette Nora montre qu’elle est très consciente de sa position de femme
désirée par son mari (et par les deux autres personnages masculins de la pièce), et elle ne
laisse passer aucune occasion d’en tirer profit. La sexualité, sous-jacente chez Ibsen, est une
composante importante de la personnalité de cette bourgeoise, et occupe par conséquent une
place prédominante pour l’interprétation du personnage.
Dans cette représentation, la vie du couple des Helmer semble régie par les lois de
l’argent et du confort matériel, et mue par le sexe. À un niveau plus général, on passe ici
d’une société où la sexualité était un sujet tabou à une société où on en parle ouvertement et
apparemment sans aucune gêne (voir également l’attitude générale du Docteur Rank et ses
rapports avec Nora). La sexualité devient peut-être même l’unique moyen de communication
pour le couple ; en tout cas le seul par lequel les deux époux, d’après Ostermeier, parviennent
à entrer en relation l’un avec l’autre. Omniprésente, elle trouve sa place dans toutes les
situations de vie commune des Helmer, et l’on se demande si c’est Torvald qui le veut ainsi
ou si c’est Nora qui a imposé cette forme de relation, ayant pressenti que résidait là sa
supériorité face à son mari : car elle recourt à cette arme chaque fois qu’elle veut obtenir
quelque chose de lui.
En tout cas, la sexualité, ou plutôt la nécessité d’être désirable et désirée est au
fondement de cette Nora poupée berlinoise des années 2000, de cette Nora “Barbie”. Pendant
toute la pièce, celle-ci porte des vêtements qui soulignent une silhouette qu’Anne Tismer
n’hésite pas à faire valoir. C’est pourquoi à la fin de la représentation, alors que Nora a réalisé
sa situation et pris sa décision, elle revêt un vieux jean et un gros pull qui cachent, nient ses
formes féminines et lui donnent une allure masculine. Le corps était au cœur de sa soumission
et sa révolte finale doit passer par une négation de ce corps.
Familie auf dem Standard ihres eigenen Selbstbildes zu ernähren. Paare also, bei denen beide Partner arbeiten
müssen, zählen nicht zur bürgerlichen Klasse ».)
132
Cf. « Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit., p. 47.
290
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Après avoir offert son corps à son personnage, assumant et dominant les différentes
mises en danger dans lesquelles elle le place (les points culminants étant naturellement ses
luttes répétées avec les trois hommes et, de façon paroxystique, sa danse), Anne Tismer fait
de sa Nora objet de désir, une créature froide, cérébrale et autonome, un être social, critique.
Hedda Gabler
Au cours des onze décennies de sa vie scénique, le personnage d’Hedda Gabler a été
abordé avant tout sur le plan psychologique, comme une étude menée par Ibsen, comme le
portrait extrêmement complexe d’un être humain134. Une grande part du vocabulaire
psychanalytique a été utilisée pour décrire le caractère d’Hedda qui, même si cette discipline a
considérablement évolué depuis la création de la pièce, se prête toujours aussi bien à ce
traitement. Cependant, comme à son habitude, et sans pour autant négliger le côté
psychologique de l’héroïne, Ostermeier a voulu exprimer à travers ce personnage des
préoccupations plutôt d’ordre social. « Il ne s’agit pas de dépression chez Hedda, mais de
liberté »135, dit-il. D’une liberté que l’environnement où elle évolue lui refuse et à laquelle elle
renonce d’elle-même en acceptant les règles de jeu de la société. Aussi, aux yeux du metteur
en scène, le personnage d’Hedda Gabler est-il moins construit par son caractère que par le
rôle auquel l’a réduit notre société, qui vit constamment sous le dictat des considérations
économiques, et dans laquelle, rappelons-le, même « le couple, la monogamie et le mariage
demeurent des institutions dont les bases sont restées “marchandes” »136. C’est ainsi
qu’Ostermeier résume les préoccupations de son Hedda, en les mettant en rapport avec notre
époque actuelle :
« Être établie et se demander : zut, comment est-ce que j’en suis arrivée là ? Une rente
sûre, une belle maison, donner des enfants à un mari. Cela a beaucoup à voir avec nous.
Qu’est-ce qu’on fait lorsqu’on se retrouve dans des rails, mais qu’on est métaphysiquement
vide ? Ou bien, qu’est-ce que cela veut dire, de ne rattacher au bonheur que les questions de
133
http ://www.theatre-contemporain.net/spectacles/disco_pigs/entretien. htm, op. cit.
Nous pouvons évoquer notamment le spectacle d’Andrea Breth, à la Schaubühne en 1993, qui a mis en
scène cette pièce comme « l’étude d’une dépression ». Ainsi, « le suicide d’Hedda Gabler est un point final
terrible mais logique, réfléchi dès le début ». Cf. Peter Michalzik, « Langeweile bestimmt nicht », op. cit.
(« Studie einer Depression », « Hedda Gablers Selbstmord war der von Anfang an angelegte, grauenvoll aber
logische Endpunkt ».)
135
Propos de T. Ostermeier dans « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Es geht bei Hedda nicht um
Depression, sondern um Freiheit ».)
136
http ://www.theatre-contemporain.net/spectacles/disco_pigs/entretien. htm, op. cit.
134
291
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
sureté économique ? On est bloqué dans une forme de médiocrité. Tout comme chez
Ibsen »137.
Pour mettre en évidence cette vision plus sociologique que psychologique du
personnage, le metteur en scène a opté pour un traitement qui va à l’encontre de celui, très
psychologisant, traditionnellement adopté. Son approche vise à libérer Hedda Gabler de son
statut d’héroïne théâtrale, pour en faire davantage une femme ordinaire de la société actuelle :
« Il s’agit d’une tentative de renoncer aux effets superflus et aux moments théâtraux,
de se concentrer sur l’essentiel et par conséquent de s’approcher au maximum des
personnages »138.
Ainsi, Katharina Schüttler campe-t-elle le personnage d’une Hedda moderne et
inhabituellement jeune139 : on est loin de la femme mûre approchant la trentaine dessinée par
Ibsen. Il ne s’agit pas là de la seule déviation des caractéristiques de l’héroïne que propose
Ostermeier. Cette Hedda ne fait pas son entrée en tirant les rideaux pour se cacher de la
lumière du soleil ; d’ailleurs, il n’y en a pas dans le décor de Jan Pappelbaum, et de toute
façon, il pleut dehors. De la même manière, cette femme n’a pas tant d’identité en tant que
fille de son père : le Général Gabler est à peine évoqué, et sans que soit d’ailleurs mentionnée
137
Propos de T. Ostermeier dans « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Etabliert sein, um dann zu
fragen: Mist, wie bin ich denn hierher geraten. Die gesicherte Rente, das schöne Haus, dem Mann Kinder
gebären. Das hat viel mit uns zu tun. Was macht man, wenn man sich in den Bahnen befindet, aber metaphysisch
leer ist. Oder was heißt es, mit Glück nichts anderes zu verbinden als Sicherheit. Man steckt in irgendeiner Form
von Mittelmaß fest. Wie bei Ibsen ».)
138
Propos de T. Ostermeier, ibid. (« Es geht um den Versuch, auf überflüssige Effekte und theatralische
Momente au verzichten und sich so auf das Wesentliche zu konzentrieren und näher an die Figuren
heranzukommen ».)
139
Franz Wille dit, dans son article « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. : « La Hedda de Katharina
Schüttler est d’une autre trempe que [ses] devancières. Elle n’est pas une dame ibsénienne, bourgeoise et qui
s’ennuie comme le fut Corinna Kirchhoff chez Andrea Breth il y a dix ans à la Schaubühne, ni une DesignersofaLady froide comme Susanne-Marie Wrage à Bâle il y a deux ans ». (« Katharina Schüttlers Hedda ist jetzt von
deutlich anderem Zuschnitt als [seine] Vorgängerinnen. Keine gelangweilte, großbürgerliche Ibsen-Dame wie
Corinna Kirchhoff bei Andrea Breth vor zehn Jahren an der Schaubühne, keine kühle Designersofa-Lady wie
Susanne-Marie Wrage in Basel vor zwei Jahren ».)
Pour sa part, Knut Lennart écrit pour la Deutsche Bühne dans son article « Wohlstandsverwahrlos », op.
cit. : « Pas vraiment femme fatale de 29 ans, mais plutôt adolescente de bonne famille, à moitié encore dans la
puberté ». (« weniger die Femme fatale, nicht die 29-jährige Frau, sondern der mitten in der Pubertät steckende
Teenager aus gutem Haus ».)
Enfin, la critique du Tagesspiegel commente : « L’actrice Katharina Schüttler a tout juste 26 ans et
lorsqu’elle dit : “Je m’ennuie tant”, l’on comprend que ce ne fut jamais autrement. Ce n’est pas la lassitude mûre
d’une Corinna Kirchhoff, d’une Isabelle Huppert : des femmes qui commencent à comprendre, au zénith de leur
vie, que rien ne viendra plus, que rien ne sera mieux ». Christina Tilman, « Die Leiden der jungen H. », op. cit.
(« Knapp 26 ist die Schauspielerin Katharina Schüttler, und wenn sie sagt : « Ich langweile mich so », dann hört
man heraus, dass es nie anders war. Dass ist nicht der reife Überdruss einer Corinna Kirchhoff, einer Isabelle
Huppert: Frauen, die im Zenit ihres Lebens ahnen, dass da nichts mehr kommen kann, dass nichts mehr besser
werden wird ».)
292
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
leur parenté140. Toujours dans cette logique de ramener le personnage à nos données actuelles,
il n’y a plus d’équivoque sur la grossesse d’Hedda : Katharina Schüttler dit clairement qu’elle
est enceinte. Elle se trouve donc d’autant plus réduite à son rôle féminin d’épouse et de
(future) mère, un effet qui est par ailleurs appuyé par l’une des interventions majeures
d’Ostermeier dans le texte d’Ibsen, celle par laquelle Brack est averti du rôle d’Hedda dans la
disparition du manuscrit de Lövborg ; ses propositions ultérieures d’un ménage à trois sont
ainsi clairement teintées d’un chantage sexuel. Enfin, cet effet de “déthéâtralisation” d’Hedda
Gabler, de “démythification”, cette plongée dans le réel, devient crucial à la fin de la
représentation, où le suicide d’Hedda, comme nous l’avons vu, n’a rien de spectaculaire,
justement faute de spectateurs.
Le Constructeur Solness
Ayant traité de la spatialisation sociale de la représentation, nous pouvons constater
que, d’après Ostermeier, le Solness du début du troisième millénaire ne serait plus un artiste
de génie, un créateur, mais un vulgaire promoteur. Cette transposition trouve en partie sa
justification dans la pièce elle-même. Solness y explique à Hilde qu’il préfère en effet se faire
appeler “constructeur” plutôt qu’ “architecte”, car il n’a pas pris son essor grâce à des études,
mais suite à l’incendie de la maison de ses beaux-parents, lequel lui a permis de lotir l’énorme
terrain sur lequel celle-ci se trouvait. Les projections qui rythment toute la représentation,
montrent le quartier résidentiel auquel le constructeur Solness a donné naissance : il s’agit
d’un seul type de maison reproduit à l’infini, avec quelques variantes minimes de l’une à
l’autre (une fenêtre à la place d’un balcon, la porte d’entrée à gauche et non à droite, etc.).
Solness n’est donc effectivement pas un architecte, un artiste, mais un constructeur, un
entrepreneur, un promoteur, un spéculateur sans scrupules, bref, un parvenu qui œuvrerait
dans le seul but de gagner de l’argent. De nouveau donc, comme dans le cas de Nora et dans
celui d’Hedda Gabler, le héros ibsénien vu par Ostermeier est construit surtout par son rôle et
sa fonction dans la société, plutôt que par des caractéristiques liées à sa psychologie141 :
140
Le seul moment où l’on parle de lui, c’est à la fin du premier acte, lorsqu’Hedda annonce à Tesman
qu’elle va maintenant s’amuser à tirer des pistolets qu’elle tient du Général Gabler. Avec le fait que le nom de
jeune fille de l’héroïne ne soit presque jamais prononcé dans le spectacle d’Ostermeier, cette réplique laconique
fait qu’un spectateur non-spécialiste de l’œuvre d’Ibsen, ne peut guère se douter du lien filial des deux
personnages.
293
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
« Solness, campé par Voss, est ce que les sociologues appellent un “faiseur de
temps” : il détermine le climat dans la pièce. Les autres s’effacent. Ses humeurs font leur
climat ; ils sont à sa merci »142.
L’incendie de la maison parentale, qui marqua le début de la carrière du
constructeur Solness, est, dans la pièce d’Ibsen, également à l’origine d’un sentiment de
culpabilité, notamment envers sa femme Aline, sentiment qui pèse depuis sur lui. Il se
reproche d’avoir, au fond de lui, souhaité ce désastre, de l’avoir appelé de ses vœux et par là,
provoqué. « Selon la morale piétiste puritaine, chacun est toujours responsable de ses pensées
et de ses intentions »143, commente Jan Kott. Dans la mise en scène d’Ostermeier, la
démarche assurée et le parler rude de Gert Voss, qui respirent l’autosuffisance, disent
qu’aujourd’hui, la morale “piétiste puritaine” n’est plus de mise ; plus encore : que le seul mot
de “morale” est étranger au monde selon Solness144. Lorsque Gert Voss parle de culpabilité, le
ton ironique qu’il prend laisse entendre que pour lui ce n’est qu’un mot vide. Le second degré
qu’il ne quitte pas montre que cet « animal prédateur »145, comme l’appellent les critiques, ne
se fait pas le moindre reproche sur cet incendie grâce auquel il a pu mettre en marche ses
spéculations de terrain, ni sur rien d’autre d’ailleurs. Par de nombreuses petites coupes dans le
texte d’Ibsen, Ostermeier va jusqu’à insinuer que ce manque de culpabilité tiendrait au fait
que son Solness non seulement n’a pas été “rattrapé” par l’événement, mais qu’il y aurait pris
une part active et qu’il serait même à l’origine de l’incendie ; il laisse planer un doute sur
cette affaire, et le fait que le spectateur se pose cette question souligne le déplacement du
héros d’Ibsen dans ce monde sans scrupules qu’est le nôtre.
John Gabriel Borkman
Dans le cas du personnage principal de John Gabriel Borkman, Ostermeier semble
emprunter un chemin qui va à l’encontre de ses mises en scène ibséniennes précédentes, et
ceci à plusieurs niveaux. Tout d’abord, alors que dans Nora, Hedda Gabler ou Le
141
Cf. le chapitre consacré à la marque des principes brechtiens sur le travail d’Ostermeier.
Peter Kümmel, « Besucht mich im Traum », op. cit. (« Solness, gespielt von Voss, ist das, was
Soziologen einen Wettermacher nennen: Er bestimmt das Klima im Raum. Die anderen ducken sich. Seine
Stimmungen sind ihr Wetter; sie sind ihm ausgesetzt ».)
143
Jan Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit.
144
On peut facilement imaginer que ce Solness n’a naturellement aucune conscience écologique non plus,
comme le remarque P. Kümmel dans son article « Besucht mich im Traum », op. cit. : « …il a certainement garé
un quatre-quatre dehors ». (« …bestimmt hat er draußen ein Allradauto stehen ».)
142
294
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Constructeur Solness, le metteur en scène préférait définir les personnages surtout par leur
rôle et/ou leur fonction dans la société, et qu’il se concentrait ainsi sur des problématiques
d’ordre social plutôt que sur la psychologie des personnages, dans John Gabriel Borkman,
c’est justement cet aspect, la psychologie particulière du héros principal, et la symbolique qui
en découle, qui est mis en avant. Car le Borkman de Josef Bierbichler, non seulement défend
une morale et des idéaux, mais il s’en sert comme de moteurs de ses actes ; ce sont ses
motivations principales. Ne montrant pas la moindre trace de repentir ou de regret, il se
comporte comme « un nouveau Napoléon, un bienfaiteur de l’humanité »146. Avec un tel
Borkman, idéaliste et utopiste, Ostermeier tente de freiner ou de contrebalancer cette
actualisation tellement évidente en 2008 (en pleine crise économique) qu’aucun spectateur ne
manquait de la faire ; tout comme les critiques, d’ailleurs :
« La pièce datant de 1896 est de toute façon suffisamment actuelle, et pourrait tout
aussi bien s’intituler “John Gabriel Ackermann”. Ou encore mieux : “John Gabriel Madoff”.
Car le personnage-titre a perdu son honneur et son poste dans le même système boule de neige
que le spéculateur américain Bernard Madoff : piller les avoirs de ses épargnants afin de
satisfaire les créanciers, prendre de l’argent dans d’autres comptes pour remplir ceux qu’il
avait vidés. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que toute l’affaire soit démasquée »147.
“Cas pathologiques” ou symptômes de notre époque, les banquiers escrocs sont
généralement présentés comme des personnes foncièrement trompeuses, menteuses et
irresponsables ; Bierbichler ne met en avant aucune de ces caractéristiques chez son
personnage, lequel semble sincèrement persuadé d’avoir œuvré pour le bien commun : « Ce
Borkman a la conscience tranquille »148.
La logique d’actualisation habituelle observée pour les trois autres pièces d’Ibsen se
trouve renversée dans le cas de John Gabriel Borkman ; plus, Ostermeier remet ici en
question la notion d’actualisation et reprend même le chemin à rebours. Car en effet, il ne
dessine pas un parallèle entre un personnage ibsénien, du passé donc, et un autre
145
Critique du Der Standard, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de
Vienne, www. burgtheater. at.
146
Peter Hans Göpfert, « Schaubühne am Lehniner Platz, John Gabriel Borkman », émission de la chaîne
Kulturradio, du 15 janvier 2009. (« … der sich als neuer Napoleon fühlt, als Menschheitsbeglücker ».)
147
Matthias Heine, « Bei Ibsen wird mit Schuld-Verschreibungen gezockt », op. cit. (« Das Stück von
1896 ist ohnedies aktuell genug, und es könnte genauso gut "John Gabriel Ackermann" heißen. Oder besser noch
"John Gabriel Madoff". Denn der Titelheld hat sich mit einem ähnlichen Schneeballsystem um Ehre und Posten
gebracht wie der amerikanische Spekulant Bernard Madoff: Er plünderte Geld aus den Guthaben seiner Einleger,
um Gläubiger zu befriedigen. Dann nahm er Geld aus anderen Konten, um die leeren Konten aufzufüllen. Immer
so weiter, bis die Sache aufflog ».)
148
Barbara Villiger Heilig, « Winkler, Dene, Bierbichler », in Neue Zürcher Zeitung, 16 janvier 2009.
(« Sein Borkman hat kein schlechtes Gewissen ».)
295
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
emblématique de notre société et de notre époque, archétype contemporain en somme, comme
ce fut le cas dans les trois spectacles précédents :
« Avec Nora et Hedda, ces femmes malheureuses, fortes et révoltées, le jeu de
transposition temporelle, ce double éclairage de la mise en scène fonctionnait de manière bien
plus naturelle. Car dans les héroïnes d’Ibsen survit un mythe moderne et atemporel. Mais le
Borkman d’hier, un Ackermann d’aujourd’hui ? Là, on doit ajouter en pensée bien plus qu’il
ne se passe réellement sur scène »149.
Au contraire, en suivant de près l’auteur, le metteur en scène donne l’impression de
vouloir souligner la différence qui sépare les Borkman de la fin du dix-neuvième siècle des
Madoff du début du vingt-et-unième siècle, un écart qui s’exprime précisément à travers leurs
états d’âme respectifs. Bierbichler n’use pas d’ironie ou de distance critique face à son
personnage ; abattu, déchu, blessé, il montre que les questions morales et idéologiques le
préoccupent sincèrement, ce qui ne semble pas être le cas chez les traders contemporains tels
que nous les présentent les médias. Les escrocs modernes semblent agir uniquement dans le
but de leur enrichissement personnel, alors que pour Ibsen-Ostermeier-Bierbichler, ce sont
des idéaux qui ont poussé John Gabriel Borkman à l’acte. Leur vision du personnage crée
donc une forte dichotomie entre le trader d’aujourd’hui, foncièrement matérialiste, et ce héros
purement idéaliste qu’est Borkman150.
Le metteur en scène remet en cause son processus habituel d’actualisation. Certes,
Borkman s’habille, parle et, somme toute, agit comme l’un de nos contemporains, mais ses
motivations semblent appartenir “à un autre monde” ; et c’est cette différence que la
représentation s’efforce de faire ressortir.
Poussé par la motivation de comprendre ce personnage ibsénien et de le rendre ce
vivant, crédible, intéressant, Ostermeier surprend par sa relative indulgence face au monde de
la finance. Lui qui tenait des propos si catégoriques sur le mariage, une forme de préservation
de capitalisme, pour comprendre les figures de Nora et d’Hedda, dit trouver :
149
Peter von Becker, « Am Abgrund, einen Schritt weiter », op. cit. (« Mit Nora und Hedda, mit den
unglücklich starken, revoltierenden Frauen funktionierte dieses Zeitversetzungspiel, diese inszenatorische
Doppelbelichtung freilich viel zwangloser. Weil in Ibsens Heldinnen ein moderner Mythos überzeitlich fortlebt.
Aber Borkman gestern ein Ackermann von heute? Man muss da im Kopf immer viel mehr hinzufügen, als auf
der Bühne wirklich passiert ».)
150
« À la différence d’eux, Borkman n’a pas lu Milton Friedman et abusé de la coke, mais il tire ses idées
délirantes de Nietzsche et Novalis ». Matthias Heine, « Bei Ibsen wird mit Schuld-Verschreibungen gezockt »,
op. cit. (« Im Gegensatz zu ihnen hat Borkman aber nicht bloß Milton Friedman gelesen und zuviel gekokst,
sondern er hat sich seine Wahnideen bei Nietzsche und Novalis eingefangen ».)
296
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
« trop simple de traiter globalement les banquiers de criminels, comme on le fait
aujourd'hui. Certains le sont, mais pas tous. Je suis content si les spectateurs voient l'homme
Borkman, et pas seulement le banquier »151.
3.3.2.
Les autres rôles – Nora
Le Docteur Rank
Chez Ibsen, le tragique du Docteur Rank tient à la fatalité de son destin ; on sait que la
théorie naturaliste de l’hérédité a considérablement influencé le dramaturge norvégien. Pour
Ostermeier, « le discours médical confus de l’époque ne peut être vu de la même manière
aujourd’hui »152. C’est pourquoi, en disant que le Docteur Rank est atteint du sida, le metteur
en scène substitue à la fatalité tragique familiale, la question du destin personnel. De plus, ce
changement, loin de relever d’une simple actualisation “médicale”, lui permet de situer son
discours dans un contexte autrement plus large, en trouvant une analogie pertinente à
plusieurs niveaux153.
Les deux maladies étant sexuellement transmissibles et mortelles, elles ont provoqué
dans les sociétés de leurs époques respectives, les mêmes réactions et sentiments. La honte et
« les peurs folles »154 qu’elles suscitent et qui tendent souvent à exclure de la vie quotidienne
les individus qui en sont atteints, rapprochent donc notre époque de celle d’Ibsen : en matière
d’exclusion, l’humanité n’a pas beaucoup avancé en un siècle et demi.
Après la “période de grâce” des années soixante-dix, où les maladies sexuellement
transmissibles ne causaient pas des taches indélébiles dans l’imaginaire collectif, on assiste de
nos jours à une mise en cause importante de cette insouciance propre à l’époque de la
révolution sexuelle. Ostermeier résume :
« Si l’on veut, il s’agit là d’un avantage par rapport aux années soixante-dix, alors que
cette maladie n’existait pas, qui permet de correspondre d’un point de vue émotionnel à ce que
provoquaient à l’époque d’Ibsen les maladies sexuellement transmissibles »155.
151
Propos du metteur en scène cités par Brigitte Salino dans son article « Thomas Ostermeier et Ibsen font
l’autopsie de la catastrophe intime », in Le Monde, 11 décembre 2008.
152
« Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit. p. 47.
153
B. Heine, dans l’entretien du 4 février 2005, précise que le remplacement de la syphilis par le sida n’a
pas été décidé d’emblée et qu’il est le résultat de tout un processus d’actualisation survenu lors des répétitions.
154
« Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit., p. 48.
155
Ibid., p. 46.
297
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Cette actualisation du destin personnel du Docteur Rank a permis à Thomas
Ostermeier et Lars Eidinger de faire sortir le personnage du stéréotype d’être asexué et
résigné sous lequel on le dépeignait traditionnellement, comme pour souligner le poids de la
fatalité qui pèse sur sa vie. Désormais, les séquelles de l’hérédité écartées, le Docteur Rank
est un homme de son temps, à la mode, plein de désir de vivre et débordant d’humour (noir,
certes). Quant à sa vie sexuelle, Ostermeier la rend sans équivoque, en laissant Nora expliquer
à Madame Linde : « C’était un autre homme auparavant, il a aimé beaucoup de femmes... et
d’hommes aussi ».
Malgré tout, le Rank d’Eidinger n’arrivera pas non plus à échapper à son destin, même
s’il est déterminé désormais non par la génétique mais par la société qui l’entoure. On assiste
donc ici à une contamination de la sphère privée par la vaste réalité sociale, comme l’exprime
avec justesse Ostermeier :
« Pour ma part, je perçois [le sida] comme un fléau qui dérobe à notre génération [...]
sa liberté jusque dans la sphère privée »156.
De cette façon, le metteur en scène donne une signification élargie à la fonction que
joue le Docteur au sein du “triangle ibsénien” : il ne s’agit plus simplement d’une affaire entre
le mari, la femme et l’amant(e) qui relèverait uniquement de la sphère privée ; le monde
extérieur, et la réalité sociale viennent déranger l’intimité de la maison des Helmer. Ils
s’incarnent sous l’apparence d’un ange déchu (au sens métaphorique, mais aussi au sens
propre, au troisième acte). La déchéance, la chute, et la fin du Docteur Rank, symptomatiques,
coïncident avec celles du couple.
Ainsi, Ostermeier accorde-t-il au personnage un rôle majeur dans sa lecture de la
Maison de poupée ; il est le contrepoint indispensable (selon un principe meyerholdien
déterminant de son travail). Il est le pôle contraire de Torvald Helmer, ce “golden boy” qui ne
supporte aucune figure de détresse humaine, ignore ostensiblement le mal qui ronge Rank. Le
cynisme extrême de Lars Eidinger, poussé à la limite du supportable tout au long du troisième
acte, lorsqu’il est déguisé en ange, permet au metteur en scène de dresser un bilan impitoyable
sur la souffrance des individus victimes d’une société homophobe. L’exclusion sociale et le
rejet du Docteur Rank par son ami Torvald, précède et annonce celle de Nora ; et sa mort,
celle de Torvald. Lars Eidinger contrebalance le couple, établit l’équilibre du triangle.
156
Ibid., p. 48.
298
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Torvald Helmer
Figure archétypale d’un homme enfermé dans son monde, dans des valeurs dictées par
la société de son temps, rigides et hypertrophiées au point d’en devenir des notions vides,
Torvald Helmer se veut le représentant d’une certaine morale, sur laquelle il se montre
intransigeant. Toutefois, parallèlement à son discours moralisateur et prétendument profond,
il tient parfois également des propos extrêmement frivoles. Ostermeier parle de « l’extrême
superficialité »157 de son comportement, entre autres envers le Docteur Rank mourant, et
Torvald a par ailleurs une attitude très désengagée envers ses enfants, se déchargeant
manifestement des soucis parentaux sur Nora et se contentant d’afficher sa progéniture
comme un trophée. C’est selon cette morale creuse – loin de celle, pleine d’idéaux, que
véhicule le personnage de John Gabriel Borkman – qu’il conçoit son mariage avec Nora :
comme une garantie et une assurance de sa descendance, il est le maître de la structure
familiale, et c’est lui qui a posé des règles auxquelles son épouse se soumet, dans un
consentement qui la rabaisse à une sorte de « prostitution conjugale »158. Sa préoccupation
constante, et qui vire à l’obsession, pour le côté marchand et matériel de la vie conjugale,
témoigne d’un autre trait de caractère du personnage. « On l’observe souvent encore dans de
nombreux cas de divorce. La question du devenir des biens y reste prédominante »159,
constate Ostermeier qui montre Torvald gérer sa famille comme une entreprise et instaurer de
ce fait à l’intérieur de son foyer des rapports de force et de pouvoir relevant plutôt du domaine
du professionnel que de celui du privé. Ceci est particulièrement visible à travers la manière
dont il traite les autres, comme par exemple la jeune fille au pair, qu’il emploie et dont il
n’arrive même pas à retenir le prénom. La contamination des deux milieux, professionnel et
familial, symptomatique du personnage, se lit encore à travers le fait qu’il ne fasse pas trop la
différence entre son bureau et son salon.
Que le spectacle s’ouvre au moment où Jörg Hartmann – Torvald – prend ses enfants
en photo avec un appareil numérique à la dernière mode, minuscule, est significatif.
L’équipement électronique de la maison lui sert pour en diriger ses habitants. À notre époque
où le pouvoir et la situation économique se mesurent pour certains au nombre et au niveau de
performance de leurs téléphones portables, ordinateurs et autres objets électroniques, Torvald
157
158
159
Ibid., p. 47.
Ibid., p. 46.
http ://www.theatre-contemporain.net/spectacles/disco_pigs/entretien. htm, op. cit.
299
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
se veut à la pointe des nouvelles technologies. Cependant, il arrive que ces appareils se
tournent contre lui et qu’il perde ainsi le contrôle sur tout, par exemple sur sa vie familiale :
Nora l’appelle sur son téléphone portable pour parvenir à se faire enfin écouter, alors qu’elle
se tient à deux mètres de lui, l’obligeant à couper ainsi sa communication professionnelle, et
la danse de Nora, à la fin du deuxième acte, devient quasiment extatique, précisément parce
que Torvald n’arrive pas à éteindre la chaîne hi-fi.
Krogstad
Le personnage et les motivations de Krogstad se trouvent souvent sur scène réduits au
seul concept d’un maître chanteur qui veut se venger. Or, la situation de cet employé de
banque a suscité chez Ostermeier une réflexion plus approfondie et un traitement plus
singulier. Dans sa mise en scène, on serait tenté de dire que Krogstad fait l’objet d’une étude
sur les symptômes pathologiques d’un maniaco-dépressif profond et que Kay Bartholomäus
Schulze fait, 125 ans plus tard, la démonstration scénique d’une hystérie masculine classique
quand, du temps d’Ibsen (dans les officines et cabinets médicaux qu’il fréquentait), cette
maladie était considérée comme spécifiquement et uniquement féminine. Effectivement, si
Krogstad menace Nora de subir le même sort que lui il y a quelques années, c’est moins parce
qu’il est guidé par un désir de vengeance personnelle (chez Ibsen, les Helmer n’ayant
d’ailleurs pas été explicitement impliqués dans son affaire), que parce qu’il est animé par un
désespoir profond devant l’inutilité de ses actes pour obtenir sa rédemption, une frustration
familiale et sexuelle, et une aigreur existentielle. La faute commise auparavant pèse lourd sur
sa vie personnelle ; toutefois, sa cruauté ne traduit pas une malveillance quelconque, il s’agit
plutôt d’un mal-être général, d’une insatisfaction au sens où tout tourne mal pour lui. On le
voit d’ailleurs, à la fin de la représentation et après de réelles crises d’hystérie, dompté et
apaisé par son bonheur soudain, revenir sur ses décisions et renoncer immédiatement à ses
exigences envers Nora.
Dans la mise en scène d’Ostermeier, Kay Bartholomäus Schulze présente un Krogstad
à bout de forces, qui se croit trahi partout où il tourne les yeux, littéralement tel un animal
traqué, comme par exemple lors de sa première apparition où il ouvre une bouche béante et
montre les dents à Nora pour lui faire peur, en poussant un cri de fauve. Il ne lâche pas prise
facilement et en même temps ne semble pas croire à l’utilité de ce qu’il fait. Dans son
300
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
désespoir il s’accroche à tout, que ce soit à une fascination passagère pour le corps de Nora ou
à une promesse d’avenir aux côtés de son ancien amour, Kristine Linde.
Madame Linde
Kristine Linde apporte un autre regard sur la situation de Nora. Bien que son amie
d’enfance, elle arrive chez elle en étrangère ; elle appartient à une autre couche sociale que
celle des Helmer. Tout comme Nora a fait des sacrifices pour son mari, elle s’est sacrifiée
pour sa mère et ses frères et vient enfin d’accéder à une sorte d’indépendance.
Jenny Schily porte un costume qui témoigne des conditions de Madame Linde,
beaucoup plus modestes que celles des Helmer, ce qui lui vaut d’ailleurs des regards un peu
méprisants de la part du Docteur Rank et de Torvald. De ce fait, elle n’est pas très à l’aise
dans ce milieu haut en couleurs : préfère un schnaps ordinaire à un cocktail bleu-vert et garde
au maximum ses distances (au sens propre et métaphorique). Pourtant, et peut-être à cause de
cela, elle est la seule à voir clair dans la situation de Nora. C’est elle également qui sera à
l’origine du fait que Krogstad, avec qui elle reprendra son ancienne liaison, rende la
reconnaissance de dette.
Ostermeier a préservé toute la richesse dramaturgique du personnage. Ainsi, le couple
hétérogène de Krogstad-Linde (un fauve apprivoisé par son ange gardien), lui a-t-il permis
d’ajouter un brin d’espoir au dénouement noir de son spectacle, espoir qui équilibre un tant
soit peu le tragique du sort de Nora, que le metteur en scène a si fortement appuyé en faisant
de son héroïne une meurtrière. Ostermeier d’ailleurs affirme :
« Suivant Ibsen, je trouve le couple Linde-Krogstad très intéressant : en tant que
personnages désillusionnés, qui ont derrière eux leurs erreurs, tous deux se trouvent pour
former une sorte de couple très moderne et mener, autour de quarante ans – lorsque l’on a déjà
connu la séparation, peut-être eu des enfants, lorsqu’on prend un nouveau départ – une
relation plus désabusée, plus pragmatique, par-delà la passion romantique. Ces deux
personnages sont pour moi un moment d’espoir, et c’est la raison pour laquelle je n’avais plus
besoin de celui-ci pour Nora elle-même, et pouvais chercher un final qui mette en branle
quelque chose d’autre »160.
301
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
La jeune fille au pair
Ibsen dote la famille des Helmer d’une nurse d’enfants, Anne-Marie, qui aurait été
aussi auparavant la nourrice de Nora et qui n’a qu’une douzaine de répliques au début du
deuxième acte, et d’une bonne, Hélène, dont le rôle est muet. Ostermeier a réuni ces deux
personnages en un seul, celui de la jeune fille au pair, Monika, laquelle, par sa présence
quasiment constante sur scène, acquiert dans ce spectacle une importance incontournable qui
vaut pour deux, et évolue ainsi dans la pièce au même titre que les autres personnages.
Cette jeune fille au pair ajoute quelques traits à l’esquisse de la famille de “yuppies”
qu’a tracée Ostermeier. Monika est une jeune fille de couleur, venue de l’autre bout de
monde, qui parle anglais aux enfants et semble faire partie de “l’équipement” indispensable
de ce type de foyer. En effet, comme le dit le metteur en scène, des femmes comme Nora
engagent :
« des jeunes filles au pair qu’elles choisissent de préférence originaires du tiersmonde. Elles se croient du coup dénuées de tous préjugés racistes. C’est pourquoi la vieille
servante qui a élevé Nora dans la pièce d’Ibsen est remplacée ici par une jeune
Africaine... »161.
D’ailleurs Torvald traite la jeune fille avec une désinvolture qui frise l’indifférence et
en tout cas montre la façon dont il la considère : au même titre que l’un des accessoires
indispensables au bon fonctionnement de sa maison, et peu comme un être humain. Ainsi, ne
se souvenant jamais de son prénom, ne cesse-t-il de l’appeler Hélène, soit du prénom de la
bonne originelle de la pièce d’Ibsen162. Son exclamation « comment s’appelle déjà la
nouvelle ? » donne à entendre que sur la question de la domesticité et de la différence des
classes, l’époque d’Ibsen n’est pas si éloignée de la nôtre.
160
« Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit., p. 49.
Propos de Thomas Ostermeier dans « Le feu dans la Maison », op. cit.
162
Subtilité de la transposition, que naturellement seuls les spécialistes de la littérature ibsénienne
pourraient saisir : au deuxième acte, Torvald, cherchant de nouveau le nom de la jeune fille, crie non seulement
« Hélène ! », mais également « Marie-Anne ! », prénom qui fait penser à “Anne-Marie”, le deuxième domestique
(la nounou) d’Ibsen, qu’Ostermeier fond dans celui de la jeune fille au pair.
161
302
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Les enfants
Dans la plupart des drames d’Ibsen, des enfants sont régulièrement évoqués, s’ils ne
sont pas directement présents sur scène. Dans la Maison de poupée, l’auteur leur a réservé
deux apparitions au cours du premier acte, qui encadrent la première conversation de Nora
avec Krogstad : juste avant l’arrivée de ce dernier, Nora joue avec insouciance à cache-cache
avec eux et, après son départ, elle renonce à leurs jeux et les renvoie dans leur chambre. La
fonction dramaturgique (la charge émotionnelle et dramatique) de ces deux apparitions est de
montrer avant tout l’attachement de Nora à ses enfants (et par conséquent le sacrifice que
représentera pour elle son départ à la fin de la pièce), et ensuite le poids du chantage de
Krogstad, qui affecte Nora au point de lui faire oublier son rôle de mère en cette période de
Noël si symbolique et si forte pour les enfants.
Bon nombre de représentations modernes de la Maison de poupée, considérant que la
présence des enfants n’a qu’une valeur illustrative, voire anecdotique, pour montrer le cadre
de vie des Helmer, esquivent la question – par ailleurs, les difficultés pratiques évidentes
(souvent dues à la législation restrictive liée au travail des enfants) poussent parfois les
metteurs en scène à supprimer leur présence.
Ostermeier, en leur accordant plus d’espace, s’est servi d’eux pour ajouter d’autres
traits au dessin réaliste de la vie des Helmer. Ainsi, les enfants apparaissent-ils non seulement
lors des deux scènes où Ibsen les fait intervenir, mais également pendant le prologue et tout à
la fin de la pièce. Effectivement, dans la vie familiale sociale, de nos jours, les enfants
acquièrent de plus en plus de place et d’attention. De plus, depuis l’époque d’Ibsen, le concept
de paternité a subi de considérables changements, de sorte que les pères sont désormais plus
présents et plus impliqués dans la vie de leurs enfants. C’est pourquoi le metteur en scène
expose leur relation non seulement avec Nora, mais aussi avec Torvald, ce qui n’est pas le cas
chez Ibsen. Leur présence, dans la logique de la transposition générale de la pièce, ajoute ainsi
réalisme et véracité à la représentation.
Leur importance au sein de la vie familiale décroît au fil de la représentation : pendant
un assez long prologue muet, on les voit, tous trois habillés de façon endimanchée (“bon chic
bon genre”), jouer avec leur papa, qui se complaît à ces jeux et s’amuse avec eux. Tandis que
plus tard, lorsqu’ils envahissent le plateau, vêtus d’habits plus quotidiens, Nora, dépassée, les
renvoie alors dans leur chambre. Peu après, elle refusera à la jeune fille au pair qu’ils en
sortent, de peur qu’ils ne la débordent, et à la fin de la représentation, lorsqu’ils quitteront
définitivement les lieux, en pyjamas, on ne les reverra que furtivement.
303
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Leur présence, progressivement effacée, donne l’impression que les enfants sont chez
les Helmer, au début de la représentation, l’objet d’une quasi idolâtrie. Le comportement
détendu de Torvald envers ses enfants nous fait clairement comprendre qu’ils sont pour lui
synonymes de « trophées du bonheur petit bourgeois »163.
3.3.3.
Les autres rôles – Hedda Gabler
Jörgen Tesman
Comme pour le personnage d’Hedda, Ostermeier a voulu aborder, à travers la figure
de Tesman, un phénomène sociologique de notre époque, la reconnaissance et
l’accomplissement professionnels des jeunes, indispensables à leur épanouissement et confort
individuels :
« Un jeune chercheur, qui n’est pas sûr d’obtenir son poste, mais doit absolument
l’avoir pour pouvoir construire son bonheur privé, ceci est un phénomène que l’on peut
fréquemment observer de nos jours »164.
Le Jörgen Tesman de Lars Eidinger appartient à cette sorte d’universitaires qui passent
leur vie à fouiller dans les archives, sans jamais ambitionner de rattacher leurs recherches à la
réalité. Le visage juvénile du comédien, son allure adolescente, se prêtent parfaitement à cet
« éternel étudiant »165 qui n’a par l’air d’avoir d’idées politiques ni esthétiques arrêtées ; son
regard flou sur l’avenir montre une absence totale de sens pratique et de pragmatisme. Ses
ambitions académiques sont conditionnées pour l’instant par l’obtention du poste qui lui
permettrait d’assurer sa vie matérielle et, grâce à cela, d’avoir une jolie femme et une belle
maison, ce qui, d’après lui, suffit pour avoir une vie heureuse. Sa naïveté et son manque de
perspicacité dans tous les domaines le font ressembler à un enfant166 : ainsi ne comprendra-t-il
sans doute jamais, et ne tentera-t-il aucunement de le faire d’ailleurs, la “chance” de son
mariage avec Hedda, ou le double jeu de Brack, tout comme il se laissera facilement
163
Ester Slevogt, « Die Leiche im Aquarium », in Die Tageszeitung, 28 novembre 2002. (« Trophäen
bürgerlichen Glücks ».)
164
Propos de T. Ostermeier dans « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Eine Figur wie ein
Jungwissenschaftler, der seine Professur nicht unbedingt verdient hat, aber doch haben muss, um sein privates
Glück auf sichere Füße zu stellen, ist doch nachvollziehbar ».)
165
Comme le note M. Bienert dans « Zuerst ein Glas Sekt, dann die Pistole », op. cit. (« Der ewige
Student ».)
166
P. Laudenbach le caractérise, dans « Eine Frau unter Einfluss », in Tip, 03 novembre 2005, de « bébé
géant bredouillant amicalement ». (« … einem freundlich brabbelnden Riesenbaby ».)
304
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
convaincre par ce dernier de ne pas s’inquiéter pour l’obtention de son poste lors de
l’apparition de son rival, Lövborg. Malgré cette “mollesse d’esprit”, le manque de méchanceté
de Tesman, et sa bonne volonté maladroite, qui rompent avec la froideur de son entourage le
rendent sympathique aux yeux du spectateur. Franz Wille résume ainsi, dans la revue Theater
heute, le personnage :
« Cet homme possède bien un ordinateur, une femme et une tante, mais il ne sait
guère combien font deux et deux. Ce qui se passe dans la tête de Lars Eidinger, aux grimaces
amicales, reste incertain, mais n’est pas non plus une énigme. Le monde extérieur n’a pas l’air
de trop l’intéresser ; en tout cas, il ne peut sûrement pas l’inquiéter. À la trentaine tardive, cet
homme ressemble toujours à un bachelier amical, il est très fier de sa superbe femme que le
hasard lui a amenée devant l’autel, il ne va jamais encombrer le monde d’une idée
personnelle. À quoi bon d’ailleurs, tout allait bien sans, jusque-là »167.
Le juge Brack
Comme le personnage d’Helmer dans Nora, celui du juge Brack, interprété d’ailleurs
par le même comédien, Jörg Hartmann, n’a pas eu besoin d’une actualisation idéologique
aussi importante que les autres. Comme chez Ibsen, c’est un homme sans valeurs morales, à
l’ego hypertrophié, qui est prêt à tirer profit de tout. Ce bourgeois atemporel, qui cache un
double jeu derrière son amicalité et sa bienveillance affichées, chez Ostermeier « est prêt à
n’importe quelle cochonnerie et profite de la première occasion d’enlever son manteau et ses
chaussures pour se jeter sur Hedda »168. Personnage “antipathique” chez Ibsen, qui le
cantonne à une figure d’opportuniste qui veut profiter de chaque occasion, Ostermeier lui
donne dans sa mise en scène cependant un rôle beaucoup plus important, ce qui lui permet de
mener une réflexion plus approfondie sur l’hypocrisie de cette société à laquelle Brack
appartient. Pour ce faire, le metteur en scène a multiplié sa présence sur scène, sans toutefois
lui rajouter des répliques : ainsi, le Brack de Jörg Hartmann, ne reculant devant aucun moyen,
espionne-t-il Hedda et lui fait-il immédiatement savoir qu’il l’a vue détruire l’ordinateur de
167
Franz Wille, « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« Der Mann besitzt zwar Laptop, Frau und Tante,
aber zwei und zwei zusammenzählen kann er nur bedingt. Was in Lars Eidingers freundlich grinsendem
Tesman-Kopf eigentlich vorgeht, bleibt zwar im Dunkeln, aber deshalb noch lange kein Rätsel. Größere
Zusammenhänge scheinen ihn wenig zu interessieren, und beunruhigen können sie ihn schon gar nicht. Der nette
Mann sieht mit Ende dreißig immer noch aus wie ein freundlicher Abiturient, ist glühend stolz auf die tolle Frau,
die ihm der Zufall vor den Traualtar gespült hat, und wird die Welt nie mit einer eigenen Idee belästigen. Wozu
auch, ging ja bisher bestens ohne ».)
168
Comme le note la critique de Frankfurter Allgemeine Zeitung, Irene Bazinger, « Weine, wenn der
Regen fällt », op. cit. (« Er ist sich für keine Schweinerei zu schade und nutzt die erste Gelegenheit, um Jacke
und Schuhe abzulegen und sich an Hedda heranzumachen ».)
305
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Lövborg qui contenait son œuvre. Le metteur en scène émet un jugement très dur sur ce
personnage : l’hypocrisie et la sournoiserie sont profondément gravées dans sa manière d’être
et d’agir, et son double jeu l’amène tout naturellement à jouer les maîtres chanteurs169.
Ejlert Lövborg
Le personnage d’Ejlert Lövborg est chez Ibsen un homme venu du passé, qui vient
ruiner les illusions et les intrigues d’Hedda. Deux principes sont constamment en lutte chez
lui : l’ascèse et la démesure, la privation et l’excès, ce qui fait qu’il vacille tout le temps entre
ces deux extrêmes. Thomas Ostermeier a réservé à cet alcoolique repenti un traitement plus
singulier. Il a misé, pour ce « grand “outsider” génial et radical »170, sur une noirceur d’esprit
absolue et le Lövborg de Kay Bartholomäus Schulze est l’incarnation même du scepticisme et
du cynisme.
Ainsi, lorsqu’il apparaît sur scène comme un homme dur, froid, impassible, sûr de lui,
presqu’un mafieux, un parrain, un “marchand de savoir”, il montre que rien ne l’émeut ni le
touche. Contrairement à Tesman, il est conscient du pouvoir des idées et compte bien s’en
servir à son avantage, sûr qu’il est d’y parvenir. Chacun de ses gestes est calculé avec une
précision quasiment militaire, il parait très maître de lui-même. Toutefois, c’est un tout autre
homme qu’on retrouve plus tard, au troisième acte : il arrive chancelant et tremblant de tout
son corps, en ruines et déchu, sans plus trace de cette tonicité et de ce self-control dont il avait
fait preuve auparavant ; on pourrait presque dire que Lövborg, dans la mise en scène
d’Ostermeier, fait l’objet d’une étude sur les symptômes pathologiques de l’alcoolisme
avancé. Le cynisme du personnage est renforcé par sa frustration et son aigreur existentielle,
malgré les larmes et le désespoir, tout à fait crédibles, dont il fait montre lorsqu’il parle de la
perte de son manuscrit, « l’enfant de Thea » qu’il a tué, pire que ça, perdu. Il revient à bout de
169
Ce regard d’Ostermeier sur le personnage fut relevé par la critique : « Cet homme chic pourrait être une
figure légèrement odieuse, un simple bourgeois au double visage. Pas chez Thomas Ostermeier. Jörg Hartmann
porte son pull nonchalamment autour de ses épaules, ses chaussures cousues à la main brillent discrètement, son
rire sympathique correspond à son amitié vide. Cet homme ne cache pas son double jeu derrière les valeurs
bourgeoises, bien pire : il est le meilleur allié de lui-même, aussi candidement que l’on puisse l’être ». Franz
Wille, « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« Dieser feine Herr könnte eine leicht schmierige Gestalt sein, ein
Fassadenbürger mit doppeltem Gesicht. Nicht so bei Thomas Ostermeier. Jörg Hartmann hat dem Pulli locker
um die Schulter, die handgenähten Schuhe knarzen dezent, das sympathische Lachen sitzt wie angegossen in
seiner nichtssagenden Freundlichkeit. Der Mann spielt kein doppeltes Spiel hinter bürgerlichen Werten, viel
schlimmer: Der ist so harmlos selbstverständlich sich selbst der nette Nächste, wie man es nur sein kann ».)
170
Propos de T. Ostermeier dans « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« genialischen, radikalen
Außenseiter Lövborg ».)
306
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
forces, tel un animal traqué et blessé, qui refuse pourtant toute consolation. C’est ce côté
animal qui rapproche, paradoxalement, Lövborg du Krogstad de Nora, tous deux interprétés
avec sauvagerie par le même Kay Bartholomäus Schulze.
Thea Elvsted
Le personnage de Thea Elvsted permet à Ostermeier de faire un nouveau constat sur la
position de la femme aujourd’hui : cette femme, qui a quitté son mari pour suivre Lövborg,
n’est pas capable finalement d’assumer son émancipation, malgré le fait qu’elle ait osé un acte
qu’Hedda n’aura jamais le courage d’accomplir. Effectivement, la Thea d’Annedore Bauer
met en évidence qu’elle a honte d’avoir agi de la sorte et le laisse clairement voir aux autres ;
ainsi se met-elle de son plein gré dans une position d’infériorité. Si Ibsen suggère qu’elle
arrive de la montagne, l’impression qu’on a dans la mise en scène d’Ostermeier est qu’elle
vient d’une autre planète, d’un autre espace-temps. Son amour pour Lövborg ne consiste pas
uniquement en de l’admiration, il s’agit plus d’une dévotion absolue liée à sa reconnaissance
d’avoir été élevée au rang de femme, rang qu’elle n’est pourtant pas prête d’assumer. Avant
de se décider à suivre Lövborg et de devenir son assistante, Thea s’est trouvée devant un
dilemme qui est, selon le metteur en scène, celui de la plupart des jeunes femmes
d’aujourd’hui : faire le choix entre une vie en famille bourgeoise d’un côté, où la compagne
est soumise (d’un point de vue économique, social, etc.) à son mari, et un épanouissement
professionnel de l’autre, qui risque de la priver d’une vie de famille. « Cette pièce évoque
pour moi le dilemme entre carrière et famille auquel les femmes sont souvent confrontées,
surtout en Allemagne »171, dit le metteur en scène qui, à travers ce personnage, fait de
nouveau allusion à l’impossibilité pour une femme de se libérer des conventions sociales et
d’accéder pleinement à son indépendance.
Tante Julie
La Mademoiselle Tesman de Lore Stefanek n’a pas fait l’objet d’actualisations aussi
importantes que les autres personnages. Il s’agit, tout comme dans la pièce d’Ibsen, d’une
171
Propos du metteur en scène cités dans l’article d’Agnès Santi, « Hedda Gabler », in La Terrasse, février
2007.
307
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
vieille tante sans enfants, qui a transféré sa tendresse maternelle inaccomplie sur Tesman, le
fils de son frère décédé. La seule modification apportée par Ostermeier est peut-être
l’amplification de ce sentiment au point qu’il en devient presque maladif, et par certains
aspects comique. Franz Wille résume son attitude ainsi :
« Lore Stefanek propose une petite incursion dans l’horreur des soi-disant sains
sentiments familiaux : constamment émue, elle incarne une mère de réserve. Sa volonté de se
sacrifier devient menaçante et ses fantasmes de protection ne sont qu’illusion. Elle engage sa
rente pour son neveu adulé et construit des châteaux de sable sur les rêveries de celui-ci »172.
D’où d’ailleurs, l’agacement à peine dissimulé d’Hedda en sa présence.
3.3.4.
Les autres rôles – Le Constructeur Solness
Aline Solness
Le décalage qu’introduit Ostermeier dans son traitement du personnage d’Aline
Solness est de nouveau lié, comme chez la plupart des figures féminines d’Ibsen, au rôle et à
la position de la femme dans la société, lesquelles sont en grande partie déterminées par son
mariage. Le fait qu’Aline continue à vivre avec Solness, qu’elle ne tente pas de sortir de cette
vie de couple déprimante et source de frustration, paraît d’un point de vue contemporain
moins évident naturellement qu’à l’époque d’Ibsen où le mariage, a priori, devait durer à vie.
Ainsi le metteur en scène se trouve-t-il amené à justifier l’attitude d’Aline, qui reste avec son
mari malgré les conflits et la douleur que cette coexistence représente.
Pour cela, Ostermeier a modifié (par des coupes dans le texte) les motivations du
personnage, joué par Kirsten Dene. Le deuil des enfants, le chagrin et la culpabilité envers
Solness qu’elle ressent, dans la pièce d’Ibsen, et qui la poussent à continuer cette vie, se sont
transformés chez Ostermeier, en un cynisme et une haine profonds, dont Aline s’est fait une
carapace, non seulement au sens métaphorique, mais au sens propre : toute de noir vêtue,
enfermée comme dans une armure, elle porte sur sa tête une perruque noire aux formes
172
Franz Wille, « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« Lore Stefanek gibt einen kleinen Ausblick in den
kleinen Horrorladen des gesunden Familiengefühls : Jederzeit rührungsbedroht kitscht sie eine bedrohlich
aufopferungsvolle Reservemutter vors Sofa im Wahn ihrer Versorgungs-Fantasien : verpfändet ihre halbwegs
sichere Rente für den vergötterten Enkel, türmt ihr Luftschloss auf dessen Traumtänzerei ».)
308
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
découpées comme un casque. Il semble que ce soient ces sentiments qui lui donnent un sursis,
qu’elle ne vive que pour se venger de Solness, aux yeux de qui elle est un “reproche vivant”.
« Kirsten Dene joue de façon fantomatique le drame d’une femme qui vieillit plus
vite que son mari ; Aline s’est voilée en noir uniforme avec jupe, chemisier, châle et
perruque de page. Seules les répliques venimeuses qui jaillissent du plus profond de son être
lui procurent encore un peu de joie ; à travers chaque mot, elle laisse s’échapper un souffle
d’Hadès »173.
Hilde Wangel
Le traitement du personnage d’Hilde Wangel, interprété par Dorothee Hartinger,
semble se décliner dans le spectacle, avant tout selon deux principes. Le premier consiste à
assimiler cette fille venue de la montagne à la génération des jeunes d’aujourd’hui, tels qu’on
peut les croiser dans les rues. Sa tenue sportive semble être moins due au fait qu’Hilde vienne
de la montagne, qu’à un souci de suivre la mode des teenagers contemporains, pour qui les
vêtements de sport sont leur tenue de tous les jours. C’est aussi pour cette raison qu’elle est
habillée haut en couleurs et d’une manière qui laisse volontiers deviner ses formes. Ainsi la
voit-on plus facilement comme une adolescente que comme la jeune femme imaginée par
Ibsen. Et si elle séduit Solness dans la mise en scène d’Ostermeier, cela n’est certainement
pas dû à son charme érotique (il n’y a guère trace de féminité en elle), mais à son côté
enfantin.
« Petit elfe boudeur, plutôt que troll dangereux, elle s’amuse à grimper sur la
charpente. Son charme et sa force séductrice trouvent leur source dans l’enfantin, non dans
l’érotique », souligne la critique174.
173
Remarque Peter Kümmel dans « Besucht mich im Traum », op. cit. (« Kirsten Dene spielt gespenstisch
das Drama der Frau, die schneller altert als ihr Mann; Aline hat sich monochrom verhüllt mit Rock, Bluse, Schal,
Pagenperücke. Lust bescheren ihr bloß noch die giftigen Repliken, die von tief innen aus ihr herauszischen; mit
jedem Wort entlässt sie einen Hauch vom Hades ».)
Celui de Die Welt va encore plus loin dans cette description noire : « L’on peut difficilement flirter de
manière plus menaçante. Une odeur d’amandes amères flotte constamment autour d’elle : en cas de besoin, elle
dégagera de l’acide cyanhydrique. Et sa gamme de modulations vocales touche au grand opéra : chaque mot est
un reproche, chaque syllabe une piqûre ». Ulrich Wenzierl, « Ganz graziöse Alterspanik », op. cit.
(« Bedrohlicher lässt sich kaum schäkern. Um sie schwebt stets der Duft von Bittermandeln: Bei Bedarf wird
Blausäure freigesetzt. Und die Skala ihrer Stimmmodulationen grenzt an große Oper: jedes Wort ein Vorwurf,
jede Silbe ein Stich ».)
174
Ibid. (« Ein schmollendes Elfchen, kein gefährlicher Troll, klettert sie mit Vorliebe im Gebälk herum.
Ihr Charme, ihre verführerische Kraft liegt im Kindlichen, nicht im Erotischen ».)
309
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Le deuxième principe pour l’appréhension de ce personnage est fortement marqué par
sa première apparition : la représentation s’ouvre sur l’image d’une Hilde flottant dans les
airs, au-dessus de l’atelier de Solness. Cette scène concède à la jeune fille un côté spectral et
imaginaire, dont le spectateur ne se défait pas de tout le spectacle ; ce trait féérique est certes
présent en sourdine dans la pièce d’Ibsen, mais il se trouve ici renforcé et souligné. Cela offrit
aux critiques un espace propice à de nombreuses comparaisons avec des figures provenant du
monde dramatique ou littéraire ; certains la virent par exemple comme « un mélange d’Ariel,
de Puck et Fifi Brindacier »175, d’autres la comparèrent à « un Peter Pan, un Puck qui se serait
égaré du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare dans un bureau d’architecte moderne »176.
Knut Brovik et son fils Ragnar, Kaja Fosli et le Docteur Herdal
Dans Nora et Hedda Gabler, Ostermeier proposa un traitement extrêmement élaboré
pour l’ensemble des personnages, y compris les rôles secondaires ; dans le cas du
Constructeur Solness, il s’est concentré davantage sur le triangle Solness, Aline et Hilde, les
héros principaux ; pour les autres, Knut Brovik et son fils Ragnar, Kaja Fosli et le Docteur
Herdal, il n’introduisit pas de décalage par rapport à la conception ibsénienne de ces figures.
C’est pour cette raison que nous les traitons en un ensemble, à l’instar d’ailleurs de la
critique177.
Le couple père-fils, Knut et Ragnar Brovik, semble faire écho avant tout au conflit de
générations qui traverse toute la pièce et toute la représentation (comme nous l’avons déjà
remarqué). La particularité de ce conflit est qu’il ne survient pas directement entre le père et le
fils, mais se déploie à travers la personne de Solness, lequel vient s’interposer entre eux.
Aussi le côté tragique du personnage du vieil architecte Knut Brovik (que la mise en scène
d’Ostermeier souligne), tient au fait que celui-ci se trouve dans l’impossibilité de “passer le
flambeau” directement à son fils et qu’il est réduit au bon vouloir et aux caprices de Solness.
175
Ibid. (« eine Mischung aus Ariel, Puck und Pipi Langstrumpf ».)
Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« ein Peter Pan, ein Puck, der sich aus dem
Shakespeare’schen „Sommernachtstraum“ in ein modernes Architektenbüro verirrt hat ».)
177
« Branko Samarowski en Knut Brovik, entraîné par Solness d’abord dans la ruine puis dans la mort,
Markus Gertken en son fils Ragnar, travailleur mais opprimé par Solness, Sabine Haupt en Kaja, amoureuse de
Solness, et Urs Hefti en ami et médecin de la maison, complètent la représentation dense, qui exploite de
manière économique ses deux heures sans pause ». Critique du Die Presse, publiée sans autres références sur le
site électronique du Burgtheater de Vienne, www. burgtheater. at. (« Branko Samarovski als von Solness in den
Ruin und in den Tod getriebener Knut Brovik, Markus Gertken als sein tüchtiger, aber von Solness geknechteter
Sohn Ragnar, Sabine Haupt als Solness verfallene Kaja und Urs Hefti als Hausfreund, Hausarzt runden die
dichte, ihre zwei Stunden (ohne Pause) ökonomisch nutzende Aufführung ab ».)
176
310
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
De la même façon, son fils Ragnar fait figure de cas emblématique d’une génération à qui la
possibilité de faire ses preuves a été refusée178.
Ragnar ne rivalise pas avec Solness uniquement sur le terrain professionnel, mais
également sur celui des rapports humains. Au centre de ce conflit se trouve le personnage de
Mlle Fosli. De nouveau, comme dans Nora et Hedda Gabler, le metteur en scène semble faire
allusion ici à la situation précaire dans laquelle se trouve, selon lui, la majorité des femmes de
nos jours, économiquement dépendantes de leur compagnon. Dans ce cas précis de Kaja
Fosli, la situation est d’autant plus tragique qu’elle n’a pas d’issue. Toute tentative de sortie
est en effet d’avance vaine car vouée à l’échec : en quittant Ragnar, elle perdrait tout intérêt
aux yeux de Solness, qui ne se sert d’elle que pour retenir son jeune assistant.
Quant au Docteur Herdal, il apparaît surtout au premier acte, dans une longue
conversation avec Solness. Le personnage semble réduit au rôle d’un faire valoir de Gert
Voss, car celui-ci déploie devant lui toutes les facettes de son rôle et de son jeu. Urs Hefti (le
Docteur) s’exprime d’une façon très monocorde, très peu expressive, alors que Voss use
alternativement de registres autrement plus contrastés, allant d’une hypotonicité lasse à une
énergie excessive, quasi hystérique.
3.3.5.
Les autres rôles – John Gabriel Borkman
Ella Rentheim
La question de l’actualisation dans John Gabriel Borkman, nous l’avons dit, est
délicate dans la mesure où, s’il y a naturellement dans cette représentation aussi un décalage
entre les visions de l’auteur et celles du metteur en scène, cet écart ne passe pas par une
actualisation factuelle. En effet, Ostermeier ayant délibérément renoncé à tout ancrage de sa
représentation dans un contexte sociopolitique précis et préférant se « concentrer davantage
sur les relations entre les personnages »179, il propose ici un traitement particulier de leur
psychologie, sur un mode que l’on pourrait qualifier de symbolique. Les personnages, selon le
regard du metteur en scène, bien que naturellement construits à partir du caractère dont les a
178
Il personnifie ainsi des millions des jeunes dans tous les pays du monde qui se trouvent actuellement
dans un cas semblable. Mais au-delà, il résume ce qui arriva dans l’histoire récente du théâtre allemand, cf. le
chapitre « Conflit de générations ».
179
Propos du metteur en scène, tenu à l’occasion de l’Atelier de la pensée au Théâtre de l’Odéon, le 3 avril
2009.
311
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
dotés Ibsen, échappent à leur “destinée dramaturgique initiale”, la dépassent, débordants de
vie. Ainsi d’Ella Rentheim, la sœur jumelle de la femme de Borkman, dont l’objectif est de
reconquérir, pour ses derniers jours, Erhard, le fils de Borkman qu’elle avait élevé : grâce à de
nombreuses coupes relatives essentiellement à son côté maternel et les sentiments qui y sont
liés, le personnage devient plus calculateur chez Ostermeier, plus égoïste, motivé par ses
propres intérêts. L’on peut donc parler de décalage et d’interprétation nouvelle, mais pas
véritablement d’actualisation.
Angela Winkler campe donc un personnage profondément marqué par le combat
intérieur que se livrent en elle deux forces contradictoires. D’un côté, son personnage semble
tout entier imprégné d’un altruisme sans bornes, dont il tire une certaine dignité : Ella
Rentheim agit de manière posée et réfléchie, sans coups de tête, toujours en accord avec des
principes qui émanent de ses qualités humaines personnelles positives. De l’autre, cette Ella
Rentheim est en proie à une souffrance profonde, ravagée par un désespoir noir et une douleur
infinie. Au fur et à mesure que le drame progresse et que les explications avec Borkman
s’enchaînent, elle se sent de plus en plus trahie et sacrifiée, ce qui fait monter en elle une rage
violente qui rend son comportement de moins en moins prévisible et de plus en plus en
désaccord avec ses principes. « Elle éprouve à l’âme un viol grossier, telle l’immaculée
conception – et dans le moment qui suit est au bord d’un abîme de désespoir
inconsolable »180. Son humanité, ou plutôt sa condition humaine la rattrape en quelque sorte et
elle est sans cesse ballottée entre deux visions du monde fondamentalement différentes.
Un autre trait marquant du caractère de ce personnage est la relative duplicité dont il
fait preuve à plusieurs reprises. En règle générale, Angela Winkler respire la bonté, son regard
et ses gestes affichent douceur et tendresse, et ces sentiments, tellement gravés dans son être,
paraissent inébranlables ; pourtant, par moments, ses actes et son comportement laissent
entrevoir que derrière cette façade se trouve une calculatrice froide :
« [Angela Winkler saisit la possibilité] de montrer une Ella ambiguë, et par là de la
rendre plus intéressante : cette vieille petite tante va tellement droit au but, de faire d’Erhard
son fils adoptif et le compagnon de ses derniers jours, que l’on reconnaît dans son
comportement l’égoïsme des autres »181.
180
Peter von Becker, « Am Abgrund, einen Schritt weiter », op. cit. (« Sie erfährt die seelengröbste
Vergewaltigung noch als unbefleckte Empfängnis – um im nächsten Moment doch am Abgrund einer tieferen
Untröstlichkeit zu stehen ».)
181
Michael Bienert, « Kältetod eines Kapitalistes », in Stuttgarter Zeitung, 16 janvier 2009. (« … ihre Ella
zweideutiger und damit interessanter zu machen: Das alte Tantchen geht so geradlinig auf sein Ziel zu, Erhard
als Adoptivsohn und Sterbebegleiter zu gewinnen, dass man den Egoismus der anderen darin wiedererkennt ».)
312
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
En insistant sur cette ambiguïté du caractère d’Ella Rentheim, Ostermeier fait de ce
personnage un portrait impitoyable, qui ne laisse guère de place pour un quelconque espoir
dans les qualités humaines. Il propose alors un dénouement noir par lequel, pour certains182 ,
le spectacle renoue, ici plus qu’ailleurs, avec l’esprit d’Ibsen ; autrement dit, à travers Ella
Rentheim, le metteur en scène dévoile toute la noirceur, la gravité de l’âme humaine.
Gunhild
Les traits du caractère de Gunhild Borkman paraissent, dans la mise en scène
d’Ostermeier, moins affinés que ceux de Borkman et d’Ella. En effet, c’est ici un personnage
très peu nuancé ; l’accent semble avoir été mis sur sa différence par rapport à sa sœur jumelle.
Angela Winkler et Kirsten Dene représentent effectivement chacune l’exacte contraire de
l’autre183 ; si Ella agit et se comporte de manière ambiguë, Gunhild est on ne peut plus claire
et constante : elle semble mue exclusivement par sa haine profonde envers son mari. Face à la
vulnérabilité de sa sœur, elle affiche une force inépuisable et inébranlable. Contrairement à
Ella, qui garde sa détresse et son désespoir en son for intérieur et ne les laisse entrevoir que
par moments et à contrecœur, Gunhild les extériorise sans gêne et presqu’avec soulagement,
dès qu’elle en a l’occasion. Si Ella semble lutter contre son amertume et tâche de ne pas se
laisser gagner par elle, de s’efforcer de ne pas agir sur des coups de tête, Gunhild est
clairement aigrie et son comportement n’est guidé que par ses états d’âme : lorsqu’Erhard part
pour le Sud, Ella se force à lui dire au revoir d’une manière encourageante, quand Gunhild le
laisse partir sans même un regard184.
182
Peter Hans Göpfert met l’accent effectivement là-dessus lorsqu’il en arrive à la conclusion qu’avec Ella,
Ostermeier a fait « ce qu’il n’a pas osé faire de toute la soirée – prendre son Ibsen au sérieux ». « Ostermeier
nimmt Ibsen nicht allzu ernst », op. cit. (« … was er sich sonst den ganzen Abend nicht traut, - hier hat er seinen
Ibsen ernst genommen ».)
183
Nous gardons les considérations sur leur physique, gestuelle, etc. pour le chapitre consacré à
l’interprétation de ces spectacles.
184
Ajoutons que Kirsten Dene (Gunhild) est la seule à manipuler sur scène les rares accessoires qui situent
la représentation dans une époque récente. Elle utilise le téléphone (le personnage de la bonne, qui transmettait
ses messages chez Ibsen, ayant été supprimé), feuillette un album de photographies, fume des cigarettes et avale
de temps en temps quelques pilules tranquillisantes.
313
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
Erhard
Le personnage d’Erhard Borkman, le fils de John Gabriel et de Gunhild, peut sembler
de prime abord moins élaboré que les trois héros principaux, sur lesquels le metteur en scène
s’était concentré (constat qui vaudrait aussi pour les personnages restant : Fanny Wilton,
Wilhelm Foldal et la fille de celui-ci, Frida). Plusieurs commentateurs prétendirent même
qu’Ostermeier avait réduit ces personnages au rôle de faire valoir (comme ce fut le cas, nous
l’avons vu, pour le Constructeur Solness), frôlant parfois la caricature. La critique du Neue
Zürcher Zeitung résume :
« Erhard, un Sebastian Schwarz aux lunettes d’intellectuel et à l’allure joufflue d’un
gros poupon, et son ami Fanny Wilton, qui devient chez Cathleen Gawlich plus une manager
de relations roublarde qu’une femme du monde, deviennent des figurants. Le Foldal de Felix
Römer, en habits fripés, trottine sur scène lui aussi comme une caricature, et la Frida
Elzemarieke de Vos, la fillette de Foldal, disparaît dans un rôle qui manque de relief, de
contours »185.
Ceci étant, le personnage d’Erhard Borkman, qui semble donc pour certains réduit à
un fils obligé de regagner l’honneur perdu de son père, offrit à Ostermeier la possibilité
d’aborder de façon audacieuse un thème qui lui est cher et qui résonne en Allemagne
autrement plus fort qu’ailleurs : celui de la génération qui doit réparer les fautes et les crimes
de la précédente. Il en fait un personnage profondément tragique qui, ballotté entre deux
mères, l’une plus possessive et “castratrice” que l’autre, doit se sacrifier lui-même et se
consacrer entièrement à son père, le grand absent de sa vie. À l’instar du Docteur Rank dans
Nora, Ostermeier a néanmoins transposé ce concept dramatique sur un mode comique, ce qui
le rend encore plus prégnant :
« J’espère que si les spectateurs rient [au moment des apparitions d’Erhard], c’est
parce qu’ils trouvent cela comique dans le vrai sens : le comique parle en fait des choses
tragiques. Il y a une reconnaissance de la tragédie dans la vie d’Erhard. Je n’ai pas du tout
tenté de le faire comique et de faire rigoler les gens. C’est un choix que nous avons fait, de
l’opposer à ces trois corbeaux, Ella, John Gabriel Borkman et Mme Borkman, qui sont déjà
presque morts. Pour moi, il très important d’avoir une autre vie sur la scène avec Erhard »186.
185
Barbara Villiger Heilig, « Winkler, Dene, Bierbichler », op. cit. (« Darin werden Erhard, von Sebastian
Schwarz mit Intellektuellenbrille und Babyspeck ausgestattet, und seine Freundin Fanny Wilton, bei Cathleen
Gawlich weniger Lebedame denn gewiefte Beziehungs-Managerin, zu Statisten. Auch Felix Römers zerknitterter
Foldal trippelt wie eine Karikatur über die Szene, und Elzemarieke de Vos als Frida, Foldals Töchterchen,
verschwindet in einem konturlosen Rollenprofil ».)
314
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
L’Erhard campé par Sebastian Schwarz apparaît en effet comme une « caricature d’un
gamin de milieu aisé »187, un éternel enfant qui se refuse de grandir, car la vie que les autres
tracent devant lui ne lui semble en rien attrayante. Sa jeunesse qui devrait faire contrepoint à
l’agonie lente du reste de sa famille, le mène vers une révolte laborieuse, qui prend finalement
la forme d’une fuite désespérée et produit un effet presque pathétique. Les critiques
commentèrent cette vision du personnage d’Erhard de manière plutôt négative, ce qui permit à
certains de rejeter la représentation dans son ensemble : « La présentation du fils comme un
gros bébé relève de la caricature pure, et au fond, n’est qu’une approximation parmi tant
d’autres »188.
Fanny Wilton
Il en va de même pour le personnage de la jeune femme qui fait irruption dans la vie
d’Erhard, se substituant à ses deux mères, mais en représentant au fond une troisième. Cette
“femme libre”, mariée certes, mais séparée de fait de son mari, devait faire figure au moment
de la création de la pièce, d’un esprit libéré de toute convention. Aujourd’hui, une telle
situation dans la vie d’une jeune femme ne paraît guère exceptionnelle, et encore moins
choquante, et le metteur en scène se trouva donc devant la difficile tâche de justifier les
regards par lesquels les autres personnages, notamment Gunhild Borkman, la condamnent.
C’est pour cette raison que celui de Fanny Wilton est le seul qui appelle une forme
d’actualisation.
Là encore, Ostermeier paria sur une logique de caricature, en exacerbant le côté
mondain et grossier du personnage. Cathleen Gawlich, pour interpréter Fanny Wilton, est
lourdement maquillée, habillée de façon tape à l’œil (bustier recouvert de paillettes, courte
jupe moulante, souliers aux talons-aguilles extrêmement hauts, etc.). Elle s’exprime avec des
« phrases creuses mondaines […], des mots vides de sens, kitsch et des clichés »189 et s’agite
d’une manière extrêmement affectée et provocante. Si son manque de décence aux yeux des
personnes bien pensantes résidait, à l’époque d’Ibsen, dans le comportement amoral du
186
Propos du metteur en scène tenu lors d’une rencontre publique à l’Université de Rennes 2, le 11
décembre 2008.
187
Ulrich Seidler, « Das Bisschen Wirklichkeit », in Berliner Zeitung, 16 janvier 2009. (« WohlstandsbubiKarikatur ».)
188
Simone Kaempf, « Vernebelter Endkampf der Gefühle », op. cit. (« Das Auftreten des Sohns als
Riesenbaby ist die reine Karikatur und im Grunde eine Unstimmigkeit unter vielen ».)
315
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
personnage, il se manifeste dans la représentation de la Schaubühne, à travers sa vulgarité
dans sa manière de parler, sa gestuelle et son goût vestimentaire outré.
Pour certains critiques190, cette transposition manque de justification au sens où ils ont
du mal à comprendre en quoi Erhard, ce « nounours rondouillard »191, peut intéresser cette
femme, alors que d’autres saisissent bien l’attrait qu’elle peut exercer sur le jeune garçon, tout
en estimant que cette actualisation manque un peu de sérieux :
« Le rôle de Lady Fanny Wilton qui arrache, grâce au sexe, à l’argent et au bon sens
féminin, le bébé géant Erhard à l’emprise des Desperate Housewifes Gunhild et Ella, est par
contre bricolé en une vague parodie »192.
Wilhelm Foldal (et sa fille Frida193)
Le metteur en scène a décidé de couper l’une des deux scènes de Foldal, de sorte que
ce personnage n’apparaît qu’une seule fois, au deuxième acte. Il constitue en de nombreux
aspects un écho, ou plutôt un contrepoint à celui de Borkman. Comme lui, il se trouve dans
une situation conflictuelle envers sa famille, mais à la différence de Borkman, qui fait face à
l’animosité de sa femme et de son fils la tête haute, Foldal se laisse opprimer et rabaisser par
les siens. L’ancien bras droit du banquier a lui aussi tout perdu dans les spéculations de ce
dernier ; il vit depuis dans une détresse financière profonde. Enfin, et surtout, comme
Borkman, Foldal se sent porteur d’un dessin singulier – écrire une tragédie et libérer l’âme de
poète qui, croit-il, sommeille en lui.
Dans sa pièce, Ibsen dessine un autre parallèle entre ces deux personnages, qui est lié à
leur paternité, à leur rapport à leurs enfants. Cette confrontation se manifeste à la fin du
189
Peter Hans Göpfert, « Ostermeier nimmt Ibsen nicht allzu ernst », op. cit. (« Allerweltsfloskel
[…] Phrasen, Kitsch und Klischees ».)
190
Comme par exemple Ulrich Seidler, qui écrit dans son article « Das Bisschen Wirklichkeit », op. cit. :
« La passion de la blonde et attirante High-Heel-Fanny (Cathlen Gawlich) pour Erhard est du reste tout aussi
infondée ». (« Ebenso unbegründet ist übrigens auch die Leidenschaft der blonden, scharfen High-Heel-Fanny
(Cathlen Gawlich) für Erhard ».)
191
Peter Hans Göpfert, « Ostermeier nimmt Ibsen nicht allzu ernst », op. cit. (« dicklicher Teddybär ».)
192
Peter von Becker, « Am Abgrund, einen Schritt weiter », op. cit. (« Die Rolle der Lady Fanny Wilton,
die das Riesenbaby Erhard mit Sex, Geld und weiblicher Vernunft aus den Fängen der Desperate Housewifes
Gunhild und Ella entführt, ist dagegen zur blassen Parodie zusammengestrichen ».)
193
Frida n’est présente que brièvement au début du deuxième acte, où elle joue du piano (ici, électronique)
à Borkman. Elle se présente alors comme une « souris au piano » (Eva Behrendt, « Ibsens ‘Borkman’ in der
Finanzkrise », in Frankfurter Rundschau, 16 janvier 2009 : « Klaviermaus »), une fillette trop vite mûri dans un
corps de femme qu’elle n’est pas encore prête à assumer : ses habits d’écolière (chemisier, jupette plissée et
chaussettes hautes jusqu’aux genoux) produisent sur le corps d’Elzemarieke de Vos, filiforme et féminin, un
effet ambigu.
316
Chapitre II – L’Actualisation et la transposition
troisième et au début du quatrième acte, lors du départ d’Erhard avec Fanny Wilton et Frida :
Foldal, qui n’a pas eu la possibilité de dire au revoir à sa fille, exprime alors sa joie de ce
départ qu’il conçoit comme une ouverture vers un futur meilleur, tandis que Borkman, par
contre, refuse de dire au revoir à son fils, car il s’obstine à voir dans son départ une trahison.
Mais Ostermeier a décidé de ne pas garder ce parallèle dans son spectacle :
« La réapparition de Foldal aussi, nous l’avons coupée dans notre spectacle. Je pense
qu’avec cette scène du quatrième acte, Ibsen veut montrer une autre façon de traiter la jeune
génération. Foldal, qui est beaucoup moins intellectuel et cultivé que Borkman, rend sa liberté
à son enfant. Il est heureux que Frida quitte cette petite ville, alors que Borkman ne dit même
pas au revoir à son fils. Je pense qu’Ibsen voulait montrer qu’il y a deux alternatives dans le
rapport à la jeune génération. Pour moi, cela déséquilibrait la narration ; la pièce en devenait
plus faible. Car le comportement de Borkman est moins radical, avec cette scène en
contrepoint »194.
194
Propos du metteur en scène, tenu à l’occasion de l’Atelier de la pensée au Théâtre de l’Odéon, le 3 avril
2009.
317
Chapitre III – La Scénographie
III.
LA SCÉNOGRAPHIE
Les scénographies des quatre mises en scène ibséniennes de Thomas Ostermeier ont
toutes été créées par Jan Pappelbaum et s’inscrivent dans la longue collaboration entre le
metteur en scène et le scénographe, dont nous avons traité dans un précédent chapitre. Nous
avons pu constater à cette occasion la forte osmose entre les deux artistes ; déterminante pour
leur œuvre en général, elle est capitale, voire primordiale pour les quatre représentations
étudiées ici. L’évolution commune, parallèle, de leur esthétique se reflète ici mieux que
partout ailleurs. La raison en est que c’est notamment à travers les espaces scéniques de ces
quatre spectacles que passe le lien entre un monde social et son expression esthétique ; les
univers représentés véhiculent en effet le principe de la spatialisation sociale, de par leur
inscription, plus ou moins réaliste comme nous allons le voir, dans le milieu de la “nouvelle
bourgeoisie” contemporaine. « Un monde esthétique est toujours représentatif d’un monde
social »1, rappelle souvent Pappelbaum qui insiste sur le fait qu’en plus des choix
dramaturgiques, la préoccupation sociale est à l’origine de l’esthétique de ces représentations :
« Si nous avons trouvé précisément cette esthétique au cours de ces dernières années, c’est
aussi parce que, depuis Nora, nous sommes préoccupés par ce monde social »2.
L’une des conséquences majeures de ce parti pris esthétique est le fait que ces
représentations contiennent un certain nombre d’éléments d’ “autoreprésentation”, car cet
univers social auquel renvoient les scénographies est également celui, quotidien, des artistes :
« Le matériau bourgeois sur lequel nous travaillons en ce moment m’intéresse aussi pour la
raison que, d’une manière ou d’une autre, c’est également mon monde à moi. Je n’habite
naturellement pas un loft dans la Mitte, mais je peux partager cette situation, ces soucis et ces
angoisses »3, confie Pappelbaum.
1
« Doch eher näher an Kroetz », entretien entre Jan Pappelbaum et Thomas Ostermeier, op. cit., p. 164.
(« Eine ästhetische Welt steht auch immer für eine soziale ».)
2
Propos du scénographe, ibid., p. 164. («Wir haben diese Ästhetik in den letzten Jahren auch gefunden,
weil wir uns seit Nora immer wieder mit dieser sozialen Welt beschäftigt haben ».)
3
Et il ajoute : « C’est aussi que j’ai maintenant une famille et que ces côtés économiques de la vie
bourgeoise se sont tout d’un coup mis à jouer un rôle pour moi. Si ma compagne ne travaillait pas, cela me
poserait problème ». Ibid., p. 161. (« Mich interessieren diese bürgerlichen Stoffe, die wir im Moment machen,
weil das irgendwie schon meine Welt ist. Natürlich wohne ich nicht in Mitte-Loft, aber die Situation, die Sorgen
und Ängste kann ich teilen. Auch weil ich jetzt eine Familie habe und für mich plötzlich diese ökonomischen
Punkte des Bürgerlichen eine Rolle spielen. Wenn meine Freundin nicht arbeiten würde, hätte ich da ein
Problem ».)
318
Chapitre III – La Scénographie
Ces spectacles ibséniens furent l’occasion pour le scénographe de mettre pleinement
en valeur sa formation d’architecte car, à la Schaubühne, les maisons ou appartements de la
Norvège de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, sont figurés par des habitats
modernes ou contemporains. Pappelbaum a puisé son inspiration auprès des grands maîtres de
l’architecture moderne4, notamment ceux du Bauhaus, comme nous allons le voir, ce qui
confère à ces quatre constructions scéniques un caractère avant tout fonctionnel, réaliste et
concret : « je ressens le désaveu du concret comme une attitude artistiquement faible »5, dit le
scénographe, dont les dispositifs scéniques fonctionnent au théâtre comme de véritables
machines à jouer, au sens meyerholdien du mot. René Allio, un artiste issu et nourri d’un
univers autre que celui du théâtre, résume avec pertinence ce passage et cette complicité de
l’architecture à la scénographie :
« Ma définition personnelle de la machine à jouer, je l’avais trouvée chez Le
Corbusier (il faudra revenir à Le Corbusier et à l’impérialisme des architectes) dans une page
où ce dernier parlait des maisons comme des “machines à habiter”. La maison devait
accomplir à la perfection, tel un outil de l’industrie ou un instrument scientifique, sa fonction
spécifique »6.
4
Il affirme : « Ce qui distingue les maîtres de l’architecture moderne est la lutte pour la simplicité et pour
la clarté. C’est ce que nous tentons nous aussi sur scène ». Ibid., p. 162. (« Das, was die Meister der Moderne
auszeichnet, ist der Kampf um Einfachheit, um Klarheit. Das versuchen wir auf der Bühne auch ».)
5
Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », entretien avec Anja Dürrschmidt,
in Dem Einzelnen ein Ganzes, op.cit., p. 26. (« Ich spüre die Verachtung des Konkreten als künstlerisch
schwächere Leistung ».)
6
« De la machine à jouer au paysage mental – un entretien de Jean-Pierre Sarrazac avec René Allio », in
Travail théâtral, n° 28 – 29, juillet – décembre 1977, Lausanne, La Cité, p. 107.
319
Chapitre III – La Scénographie
1. Les quatre espaces scéniques
1.1. Constructions
Nora
La marque de l’architecte se fait sentir chez le scénographe Pappelbaum : le décor est
construit comme une maison des années vingt par assemblages de plans orthogonaux,
planchers et cloisons (coulissantes ou non). Ce principe architectural, qui répondait à l’époque
à une envie de lier décor et architecture, espace intérieur et extérieur, libère ainsi, comme on
le sait, de la contrainte des murs porteurs et de la nécessité d’une enveloppe extérieure. Le
résultat en est une architecture éclatée et ouverte en ses bords, sans limites, comme on peut le
voir par exemple dans le fameux prototype de la maison Schröder de Gerrit Rietveld (1924, à
Utrecht, Pays-Bas, une maison qui applique les principes formels du Stijl7), ou le non moins
fameux pavillon allemand de l’exposition universelle de Barcelone de 1929 de Mies Van der
Rohe (architecte germano-américain ayant enseigné au Bauhaus), qui semble d’ailleurs être à
l’origine directe des choix du scénographe, puisqu’on retrouve chez les Helmer le fameux
mobilier qu’il conçut à cette occasion. On sent encore l’empreinte de Mies, certes de façon
moins explicite, dans ce jeu élégant, voire « poétique »8, de contrastes des couleurs et textures
variées des différents matériaux de construction qui renvoie à ce que l’architecte
affectionnait : surfaces réfléchissantes des portes vitrées, translucidité laiteuse des parois,
aspect brut des pierres grises, brillant des chromes, vernis lissé du bois d’acajou, aspect mat
du cuir crème.
7
À savoir une géométrisation stricte (lignes droites et formes orthogonales), une asymétrie et une
continuité entre l’intérieur et l’extérieur de l’édifice.
8
« À Barcelone, Mies van der Rohe réussit une synthèse remarquable de ces concepts spatiaux et
structurels. À partir de surfaces horizontales et verticales, de matériaux opaques et transparents, et d’une
ossature, il a créé un bâtiment d’une grande qualité poétique ». Cf. Peter Carter, Mies van der Rohe au travail,
Édition Phaidon, Paris, 2005, p. 24.
320
Chapitre III – La Scénographie
Maison Schröder de G. Rietveld (Utrecht, 1924)
Pavillon Barcelone de Mies van der Rohe (1929)
Notons que ce modèle architectural des temps modernes paraît particulièrement
convenir aux besoins de la scène de théâtre en général car, sans solution de continuité entre
l’intérieur et l’extérieur, il permet à la fois de préserver des ouvertures latérales pour
l’éclairage et les entrées et sorties des comédiens, même si, ici, dans la mise en scène de
Thomas Ostermeier, celles-ci se font dans la logique du décor, c’est-à-dire par les portes de la
maison des Helmer (portes d’entrée, du bureau et de la chambre des enfants).
321
Chapitre III – La Scénographie
Par ailleurs, cette dissolution des bords de l’habitacle des Helmer renforce l’effet axial
vertical de la colonne centrale blanche qui s’éclaire parfois de l’intérieur, et que l’on peut
comprendre comme un diffuseur de lumière ou de chaleur. Chez Ibsen, la maison de poupée
est un huis clos qui se construit autour du poêle et du sofa. Dans la mise en scène
d’Ostermeier, le décor se développe de même autour de cette colonne qui masque par ailleurs
l’escalier intérieur de la maison, autre pivot autour duquel tourne, au sens propre comme au
figuré, l’ensemble du dispositif.
Nora d’H. Ibsen (Schaubühne, 2002). © Jan Pappelbaum.
Le décor s’étage sur trois niveaux, jusqu’à environ six mètres de haut. Le plateau (de
dimensions moyennes : environ neuf mètres d’ouverture et autant de profondeur) est
recouvert de plaques de bois carrées d’un mètre de côté, qui lui donnent l’aspect d’un parquet
d’acajou. Il est coupé en son centre par un praticable que nous nommerons ici passerelle, qui,
partant du lointain et allant jusqu’au nez de scène, mesure environ quatre mètres de long, un
de large et flotte à quarante centimètres au-dessus du sol. Cette « passerelle de show en bois
322
Chapitre III – La Scénographie
précieux »9, comme l’écrit le critique du Berliner Zeitung, qui effectivement fonctionne
parfois comme un lieu d’exhibition pour Nora, sépare ainsi l’espace en deux, laissant, côté
jardin, l’entrée de la maison et une sorte d’antichambre où trône le divan Barcelona (deux
mètres sur un mètre) à traversin de cuir blanc cassé et piètement d’acier de Mies Van Der
Rohe, que nous appellerons ici sofa, et, côté cour, le reste du mobilier Barcelona : deux
fauteuils et un repose-pieds avec coussins de cuir capitonnés de même couleur sur sangles de
cuir, disposés autour d’une table basse à plateau vitré, qui constitue ainsi le coin salon de la
maison. Ce “living” est entouré d’une margelle de bois d’une vingtaine de centimètres de
hauteur, qui cache un éclairage indirect. On entre chez les Helmer par une porte à gonds
ordinaire, qui donne sur un sas où se trouve un portant pour les vêtements. Situé légèrement
en contrebas du plateau, ce sas se ferme par une deuxième porte, vitrée et coulissante, et l’on
entre dans l’appartement par une volée de quatre marches.
La passerelle enjambe au lointain un autre praticable de deux mètres sur un, avant de
buter sur cinq marches qui donnent accès au deuxième niveau du décor, une mezzanine située
à environ un mètre vingt de haut par rapport au sol.
Il s’agit d’un espace transitionnel qui donne accès à la chambre des enfants (par une
porte pivotante) et au bureau de Torvald (par une autre volée de cinq marches), où Nora
installera le sapin de Noël et où sont placés, sur des étagères basses, la chaîne hi-fi et le bar.
La grande toile qui clôt cet espace au lointain rompt avec la géométrie de l’ensemble : là est
projetée une image lumineuse, comme la vision nocturne d’une ville, floue, qui semble flotter
et de ce fait casse les limites spatiales de la scène, donnant un effet “d’inquiétante étrangeté”,
annonciateur des débordements des habitants de la maison, et qui en tout cas met un peu de
folie dans cet ensemble si rigoureux. Vue en plan, la mezzanine n’occupe que le quart du
plateau, sur une largeur de trois à quatre mètres et une profondeur de trois mètres environ.
Son bord antérieur est fait d’un mur de pierres brutes qui sert de fond à un immense aquarium,
habité par des poissons assez gros et multicolores (des carpes japonaises), dont la paroi de
verre s’aligne avec le bord de la cinquième marche, faisant ainsi corps avec l’architecture.
La mezzanine donne accès, plus haut, à un balcon de trois mètres sur deux, qui domine
le sas d’entrée et ouvre par une porte coulissante sur le bureau de Torvald, dont on devine
l’intérieur. Le plancher de ce balcon (toujours en bois d’acajou) est percé en son bord par la
colonne lumineuse couleur crème dont les trois tronçons lient ainsi les trois niveaux du décor,
en soulignant sa verticalité. Les murs du bureau, quant à eux, sont faits de plaques
9
Comme la nomme Ulrich Seidler dans « Der Mensch ist nur als Leiche ehrlich », in Berliner Zeitung,
28 novembre 2002. (« Edelhölzerner Showtreppe und Laufsteg ».)
323
Chapitre III – La Scénographie
rectangulaires de verre
rre dépoli, montées sur une structure métallique tubulaire, dans l’esprit de
cette esthétique “chic” de l’habitat des Helmer.
Le Constructeur Solness
Le décor du Constructeur Solness applique de nouveau les mêmes principes formels
architecturaux : assemblage de plusieurs cloisons de natures et de matériaux différents,
di
coulissantes ou non, qui séparent l’espace en plusieurs
plusi
aires de jeu. Il semble que Pappelbaum
se soit inspiré là encore d’une œuvre de Mies van der Rohe : le Crown Hall (construit en
1956, à Chicago, aux États-Unis
Unis), un bâtiment qui abrite le Département d’Architecture
d
de
l’Institut technologique de l’Illinois.
’Illinois.
Crown Hall de Mies van der Rohe (Chicago,
(
1956)
Sur laa scène de l’Akademietheater,
l’Akademietheater la plus importante et la plus grande des salles
annexes du Burgtheater de Vienne, est posé un praticable circulaire tournant d’environ dix
mètres de diamètre, traversé par trois cloisons qui le divisent en quatre
quat aires de jeu plus ou
moins clairement distinctes. L’ensemble
L
du décor (construction, mobilier,, sol, etc.) est d’une
blancheur éclatante10.
Deux des cloisons,, disposées en V dont la pointe est au ras du praticable, traversent le
plateau pour s’arrêter à peu près à un mètre de l’autre
l’a
bord. Elles sont matérialisées par deux
10
On pourrait voir là un autre clin d’œil aux principes
princip formels du Stijl, en raison notamment de la
prédominance des couleurs primaires (bleu, jaune, rouge)
r
et du noir et du blanc.
324
Chapitre III – La Scénographie
cadres montant à deux mètres cinquante à la pointe du V et trois mètres cinquante à son
ouverture, translucides, et leur armature se donne à voir. À l’aplomb de chaque cadre, liées
par de petites tubulures métalliques, sont dressées deux parois d’environ deux mètres sur un,
faites de caissons lumineux posés en damier avec des alternances de pleins et de vides,
comme pour servir également d’étagères. L’ensemble, cadre plus parois, crée ainsi des
séparations ajourées entre les différentes aires de jeu, que le regard peut traverser. Sur la
cloison “côté salon”, en plus de cet échiquier, est un pan de mur plein, long d’environ deux
mètres, où s’ouvre une porte pivotante, pleine elle aussi. Vues de face, les deux cloisons en V
se complètent pour en former de facto une seule : l’“échiquier lumineux” de l’une comble
celui de l’autre et le pan de mur “côté salon” ferme le vide du “côté bureau”. On peut donc
certes parler d’une division de l’espace, mais celle-ci est loin d’être hermétique, il n’y pas de
réelles séparations, car même ainsi, la combinaison de ces deux cloisons laisse de nombreuses
ouvertures.
Le Constructeur Solness d’H. Ibsen (Burgtheater Vienne, 2004). © Jan Pappelbaum.
La troisième cloison, complètement transparente, composée de huit portes coulissantes
en verre, forme une ligne courbe qui traverse le cercle du plateau à peu près en son tiers, et
croise les deux autres, à l’ouverture du V, en passant à environ soixante-dix centimètres en
dessous d’elles. Les huit portes coulissantes sont prises dans une fine structure métallique, qui
325
Chapitre III – La Scénographie
répond aux barres reliant les cadres entre eux. Cette armature sépare et borde les pans de
verre. Quelques-unes de ces portes vitrées portent des stores vénitiens.
Les trois cloisons divisent donc le plateau en quatre aires de jeu : l’espace ovale,
dessiné par les portes coulissantes, qui figure la véranda de la maison des Solness lequel, avec
celui dessiné par les deux branches du V, est situé sur un praticable légèrement surélevé, et les
deux espaces, de chaque côté du V, qui figurent respectivement le salon et le bureau du
constructeur. Le sol est uniformément blanc sur l’ensemble du plateau, mais recouvert de
matériaux différents selon chaque espace : un genre de linoléum mat côté bureau, une
moquette à longs poils pour le salon, et un plancher de lattes blanches pour la véranda.
Dans la partie représentant le bureau de l’architecte, se trouvent quatre postes de
travail. D’abord celui de Solness (une longue table collée à “l’échiquier lumineux” et une
chaise sur roulettes), au dessus duquel flotte, perpendiculairement, une planche de travail pour
Kaja, sa secrétaire (laquelle alors reste debout) ; ensuite les deux petits bureaux des Brovik,
père et fils, situés sur le praticable, devant la baie vitrée, avec une chaise blanche sur roulettes
et un ordinateur blanc chacun11. Devant ceci, une petite cloison (à peu près d’un mètre carré)
en verre laiteux empêche les chaises de tomber du praticable. Le centre de cet espace est
occupé par un fauteuil, un sofa et une table basse, en plastique et métal, aux courbes
élégantes. Côté salon, on retrouve cette combinaison fauteuil – sofa – table basse, blancs et
élégants eux aussi, mais d’un autre modèle : larges coussins rectangulaires sur piètement
métallique. Un deuxième fauteuil est plaqué contre la cloison ; à côté de la porte et devant
l’échiquier, est rangée une table haute, genre bar ou cuisine américaine. La véranda quant à
elle, est occupée par quelques meubles de jardin : un banc en bois, une chaise pliante en
plastique et métal, et un barbecue mobile. Devant la porte vitrée, côté salon, se dresse un
rosier haut sur pied dans un pot blanc, et de l’autre côté, devant le bureau, une petite table
avec une plante verte.
Enfin, un cyclorama en forme de fer à cheval, qui se teinte différemment selon les
moments de la représentation, entoure le praticable et sa construction labyrinthique.
11
Certains critiques évoquent directement les ordinateurs qu’Apple décline, depuis les années 1980,
principalement en blanc (comme par exemple Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit.).
326
Chapitre III – La Scénographie
Hedda Gabler
Le décor d’Hedda Gabler est de nouveau construit comme une maison moderne.
Pappelbaum prit pour point de départ la maison Farnsworth12 (1951, près de Plano, aux ÉtatsUnis), une autre œuvre de Mies van der Rohe dans laquelle celui-ci appliqua les principes
formels du “style international”, mouvement architectural émanant du Bauhaus et du groupe
De Stijl, dont les caractéristiques peuvent être résumées en trois points essentiels :
simplification radicale de la forme, rejet de l’ornementation de toute sorte et prédilection pour
le verre, l’acier et le béton comme matériaux de construction majeurs.
Maison Farnsworth de Mies van der Rohe (Plano, 1951)
L’espace de jeu d’Hedda Gabler est concentré sur un praticable rectangulaire placé au
centre et à l’avant-scène de la salle B de la Schaubühne. Il mesure à peu près dix mètres sur
huit, et s’élève de soixante centimètres au-dessus du sol. Il est carrelé de dalles carrées de
couleur anthracite, d’à peu près un mètre de côté, lustrées et réfléchissantes. Sur l’une de ses
longueurs, trois marches permettent d’accéder au praticable. Le plateau tourne ponctuellement
de trois cent soixante degrés, en s’arrêtant à chaque fois sous un angle différent par rapport au
public, ce qui fait que pour la description, il sera difficile de distinguer entre jardin et cour, car
12
C’est ce que relevait Friederike Meyer, dans « Kein bisschen theatralisch », op. cit., et ce que Jan
Pappelbaum lui-même dit lors de l’Atelier de la pensée.
327
Chapitre III – La Scénographie
ce dispositif scénique semble ne pas avoir de “côtés” ; nous reviendrons sur ce caractère
particulier13.
Hedda Gabler d’H. Ibsen (Schaubühne, 2005). © Jan Pappelbaum.
Sur cette aire de jeu, deux murs se croisent à angle droit : le premier, en verre, la
traverse dans sa longueur, la divisant en son tiers en deux parties inégales. Il est constitué de
cinq portes coulissantes et bordé de poutrelles noires qui dissimulent un système
d’écoulement qui laisse ruisseler des filets d’eau sur les vitres pour simuler la pluie. Le
deuxième mur, perpendiculaire au premier, en “béton”, épais d’à peu près quinze centimètres,
traverse le praticable sur son petit côté. Il ne passe pas par le centre, lui non plus, mais coupe
l’aire de jeu à peu près au quart de sa longueur. Contrairement au mur en verre, qui ne permet
pas aux acteurs de le contourner car il déborde de dix centimètres de chaque côté du
praticable, celui en béton, qui dépasse largement le praticable d’un côté, laisse environ deux
mètres de l’autre, de sorte que les acteurs peuvent le contourner s’ils n’empruntent pas la
porte coulissante qui s’ouvre sur l’un de ses côtés (porte non pas transparente cette fois-ci,
mais qui s’avèrera translucide à la fin de la représentation).
13
Le décor d’Hedda Gabler « flotte au milieu de la cage de scène » dit Marie-Noëlle Semet à l’occasion
de l’Atelier de la pensée.
328
Chapitre III – La Scénographie
En haut, le mur de verre dépasse celui en béton de quelques vingt centimètres ; les
deux montent à trois mètres du sol. Ils divisent donc le praticable en deux fois deux parties
orthogonales et inégales. L’un des deux espaces les plus grands, celui vers lequel mènent les
marches, représente la “véranda” des didascalies d’Ibsen. Il reste vide tout au long du
spectacle et c’est par là qu’arrivent les personnages venant du dehors14. La partie opposée, à
laquelle on accède par les multiples portes de la cloison en verre, représente le “vaste salon”
(selon Ibsen) des Tesman. Elle est occupée par un énorme sofa vert clair, en forme de L. Le
côté le plus long du sofa est inhabituellement grand par rapport à ce qui est d’usage pour ce
genre de meuble. Sur le dossier du sofa, toujours dans sa longueur, deux petites plaques en
acier rectangulaires font office de tables, où l’on peut poser des verres, des tasses, etc. Le fait
que le sofa soit surdimensionné « fait paraître les personnage petits »15. Les deux petites aires
de jeu du praticable, celles situées derrière la cloison en béton, font, elles aussi, partie de
l’intérieur de la maison. Elles restent vides d’objets, mais sont habitables par les comédiens.
Le dispositif scénique est complété par un élément assez inhabituel : il s’agit d’un
grand miroir accroché dans les cintres, dont les dimensions correspondent à peu près à celles
du praticable. Il est placé un peu derrière celui-ci et légèrement incliné, afin de proposer au
spectateur le reflet de ce qui se passe sur scène. Ce reflet reste néanmoins déformé d’une
certaine façon, car le miroir est constitué de huit plaques autonomes qui renvoient l’espace
chacune sous un angle légèrement différent, de sorte que le tout propose au spectateur comme
une série de plans et crée un effet assez cinématographique (effet renforcé par les projections,
nous y reviendrons). Il planer ainsi au-dessus de la scène l’image d’une croix chrétienne,
dessiné par la rencontre des deux murs. Cependant, et bien évidemment, ce jeu de miroir
conditionne celui des comédiens. Le dramaturge de la représentation, Marius von Mayenburg,
remarque avec perspicacité :
« [Pappelbaum] sait qu’il n’y a rien de plus intéressant au théâtre que l’acteur. C’est
pour cette raison que ses corps scéniques ne sont pas dans un rapport de concurrence avec les
corps des comédiens – au contraire, ils les soulignent, les mettent en relief. Dans un espace
comme celui d’Hedda Gabler, il n’y a littéralement aucun endroit où l’acteur ne serait pas
présent. Même lorsque les comédiens agissent derrière le mur en béton, on les voit dans le
miroir suspendu aux cintres : un […] changement de perspective formidable »16.
14
À l’instar de la Maison Farnsworth, l’espace est « divisé en lieux de vie extérieurs et intérieurs, reliés
entre eux ». Cf. P. Carter, Mies van der Rohe au travail, op. cit., p. 83.
15
Comme le remarque Simone Kaempf dans « Angst vor dem Abstieg », op. cit. (« Macht die Menschen
klein ».)
16
Dans « Nähe und Distanz », in Dem Einzelnem…, op. cit., p. 227. (« Er weiß, dass im Theater nichts so
interessant ist wie der Schauspieler. Deshalb konkurrieren seine Bühnenkörper nicht mit den Körpern der
Schauspieler, sondern heben sie. Bei einem Raum wie dem für Hedda Gabler gibt es buchstäblich keine
329
Chapitre III – La Scénographie
John Gabriel Borkman
« L’idée était
ait de ne pas répéter ce qu’on [avait] fait avec la Maison de poupée mais
d’aller dans une direction beaucoup plus minimaliste,
minimaliste, abstraite. Je souhaitais avoir deux
niveaux de narration : l’espace et l’histoire »17, confiait Thomas Ostermeier quelques jours
après la création de John Gabriel Borkman.
Borkman Pappelbaum : « Avec notre décor pour Hedda
Gabler, nous avions
ons atteint un point où je ne savais plus comment, ni dans quelle direction, on
pourrait aller plus loin ; avec
vec une configuration de base réduite d’une manière aussi extrême,
il fallait en fait cesser le travail sur “le dispositif-objet” et partir dans une autre direction »18.
En effet, le dispositif proposé pour John Gabriel Borkman rompt radicalement avec
celui des trois mises en scène d’Ibsen précédentes. Il est moins réaliste, beaucoup plus
sculptural. Et si l’on peut l’ancrer dans un champ référentiel, ce serait davantage dans celui de
la sculpture minimaliste américaine des années quatre-vingt,
quat vingt, et même plus précisément
pourrait-on
on y voir un réemploi du principe des caissons transparents de l’artiste Dan Graham.
Penultimate Curving Pavilion de Dan Graham (Los Angeles, Regen Projects, 2010)
unpräsente Position. Selbst
bst wenn die Darsteller hinter einen Betonwand agieren,
agie
sehen wir sie im darüber
aufgehängten Spiegel: ein weiterer verblüffender Perspektivwechsel
Pe
».)
17
« L’honneur, le pouvoir, l’amour », in La Libre Belgique, 23 décembre 2008.
18
Dans « Doch eher näher an Kroetz », in Dem Einzelnem…, op. cit., p. 163. (« Wir haben mit unserer
Hedda-Bühne
Bühne einen Punkt erreicht, wo ich nicht weiß, in welche
welche Richtung man das noch weiter treiben kann.
Bei einer solchen extrem reduzierten Grundanordnung müsste man eigentlich mit der Arbeit am Objekt aufhören
aufh
und erst mal in eine andere Richtung weitergehen ».)
330
Chapitre III – La Scénographie
La scénographie de John Gabriel Borkman rompt avec les principes qui déterminaient
les trois décors précédents et utilise de nouveaux éléments. Le spectateur se retrouve devant
un espace dépouillé : une boîte rectangulaire (à peu près 15m de longueur, 6m de profondeur
et 5m de hauteur), située sur un praticable légèrement surélevé, dont les parois translucides et
le plafond, doublés, se chargent, s’emplissent de fumée19.
John Gabriel Borkman d’H. Ibsen (TNB Rennes, 2008). © Jan Pappelbaum.
Le sol est recouvert de dalles réfléchissantes (1,5m sur 1m), qui font songer à du
marbre gris clair lustré. Découpé dans le praticable, un plateau tournant circulaire, dont la
moitié se trouve derrière la cloison du fond, dans les coulisses, permet de laisser entendre que
l’on passe du rez-de-chaussée au premier étage de la maison, sans toutefois changer de
niveau ; la verticalité de l’espace pensé par Ibsen, qui situe le deuxième acte de la pièce à
l’étage de la maison, est remplacée par un déploiement horizontal du décor. Dans chacune des
cloisons latérales s’ouvre une porte simple, pivotante. Les entrées et sorties des acteurs se font
donc soit par ces portes, soit à l’aide du plateau tournant, lorsque, à cette occasion, le mur du
19
Le décor se présenta ainsi lors de la création de la représentation au Théâtre National de Bretagne à
Rennes (10 décembre 2008). Toutefois, pour cause de complications techniques, liées principalement au
maniement difficile de la fumée artificielle dans les murs, les parois latérales furent remplacées par des cloisons
opaques à partir de la création à la Schaubühne (15 janvier 2009). Jan Pappelbaum en explique la raison : « Nous
ne pouvions pas contrôler la fumée dans les parois latérales, juste celle dans le mur du fond. En général,
travailler avec la fumée, c’est jouer avec le feu. Elle est très difficile à manipuler. […] Derrière les parois
latérales, il y avait beaucoup de structures porteuses, qui étaient certes faites elles aussi en matériaux
translucides, mais on les voyait quand-même à cause de l’éclairage à contre-jour. Cela donnait un aspect bancal à
l’ensemble. Thomas Ostermeier le comparait à une station service pour laver les voitures », (propos tenu à
l’occasion de l’Atelier de la pensée).
331
Chapitre III – La Scénographie
fond monte dans les cintres pendant qu’un pan de plexiglas descend à l’avant-scène20, fermant
ainsi le quatrième mur de la boîte (c’est le cas notamment pour l’arrivée de Borkman et de
Frida dans le bureau du banquier, au début du second acte, ou pour celle de Gunhild dans son
salon, au début du troisième). Sur scène, seuls un sofa, un fauteuil et une table basse meublent
le salon des Borkman ; un mobilier dépouillé, sobre et élégant : structures en bois d’acajou,
coussins capitonnés rectangulaires anthracites, plus une lampe sur pied métallique avec abatjour noir. Au premier acte, ces meubles sont réunis au centre du plateau (sur sa partie
tournante, de sorte qu’ils puissent partir dans les coulisses lors de sa rotation), formant ainsi
un “îlot salon” dans le vaste espace vide. Plus tard, au cours du troisième acte, les acteurs les
déplaceront et les dissémineront davantage sur le plateau.
Au deuxième acte, la chambre du banquier, qui arrive des coulisses sur le plateau
tournant, relève de la même austérité : un bureau de travail et quelques chaises. La table, au
plateau en bois de chêne et aux pieds métalliques, surdimensionnée, “trône” pour ainsi dire au
centre du praticable. Quant aux chaises, elles ont elles aussi des pieds en métal et des coussins
marron ; l’une est située à jardin par rapport au bureau, les trois autres sont empilées côté
cour. Sur la table, une lampe de bureau allumée et de nombreux dossiers témoignent de
l’activité incessante de Borkman. Ils feront place, au tout début du second acte, au clavier
numérique sur lequel jouera Frida, assise sur les chaises empilées, afin d’être à la bonne
hauteur.
Même si, comme pour Nora, Hedda Gabler et Le Constructeur Solness, le décor fait
allusion à un espace concret, à un habitacle réaliste, l’univers onirique que Jan Pappelbaum et
Thomas Ostermeier ont imaginé pour ce John Gabriel Borkman fonctionne aussi avec des
connotations métaphoriques et symboliques. Noyé dans des vapeurs grisâtres, il évoque un
nid juché dans les montagnes et entouré de nuages.
« On n’a pas besoin d’expliquer la situation au niveau des images ou des décors. On
pourrait très bien imaginer avoir des écrans avec des chiffres de la bourse, etc., mais il n’y en a
pas besoin parce que chacun dans la salle a ces images dans la tête. C’est pour cela que j’ai
essayé d’éviter toutes les images décoratives et de me concentrer davantage sur les relations
entre les personnages. Les images de la crise, chacun d’entre nous en voit assez dans le journal
télévisé »21.
20
Cette cloison qui apparaît uniquement lors des rotations du plateau tournant, donc à deux reprises au
cours de la représentation, semble servir surtout à empêcher la fumée, qui se déverse sur la scène dès que celle
du fond se soulève, d’envahir également la salle.
21
Propos de Thomas Ostermeier à l’occasion de l’Atelier de la pensée.
332
Chapitre III – La Scénographie
1.2. Projections (photos et vidéos)
Comme c’est
est souvent le cas dans les spectacles d’Ostermeier, dans trois de ses quatre
mises en scène ibséniennes les projections jouent un rôle important.
important. Il s’agit de projections de
photographies ou de séquences vidéo, qui permettent d’élargir l’espace--temps du drame et
d’apporter des informations sur les personnages ou l’univers dans lequel la pièce est située.
Ces projections ont une fonction strictement illustrative,
illustrative au sens où les personnages n’entrent
jamais en interaction avec elles.
elles Toutefois, Ostermeier n’y recourt pas pour John Gabriel
Borkman : il opère là une rupture avec les principes déterminants des espaces scéniques de ses
trois premiers spectacles ibséniens, leur préférant une logique générale plus épurée.
épurée
Nora
on des projections s’en tient aux moments de la rotation de la
Dans Nora, l’utilisation
scène, lorsque le décor dévoile son envers – la façade extérieure
eure de la maison des Helmer –,
qui
ui sert alors de support à ces projections.
Nora, 2002
Ces scènes rythment toute la représentation et sont toujours accompagnées de
musique. Elles montrent, en fondu enchaîné, les photographies
photographies agrandies des
d trois enfants du
couple, qu’a prises Torvald au début de la représentation. La façade de la maison devient
devien celle
de la famille : elle montre l’image que les Helmer présentent de leur vie à l’extérieur,
l’e
celle
333
Chapitre III – La Scénographie
d’un “bonheur technicolor”. On
On pourrait voir dans ce procédé une utilisation du contrepoint
scénique, car les visages souriants et insouciants des enfants sont en contraste frappant
frappan avec
l’expression de plus en plus dure (Torvald) ou préoccupée
préoccupée (Nora) de leurs parents.
Le Constructeur Solness
La représentation s’ouvre sur une projection, sur un rideau fin et translucide à l’avantl’av
scène, de plusieurs vues (légèrement
légèrement floues)
floues d’un quartier résidentiel, avec des villas
familiales énormes,, toutes pareilles
pareille ou presque, certaines encore en cours
ours de construction,
construction qui
défilent en fondu enchaîné, rappelant celles du film d’Ulrich Seidl Canicule (Hundstage) et
qui dépeint la vie dans les banlieues
ba
résidentielles de Vienne22. Lee rideau monte et des
colonnes de chiffres interminables sont alors projetées sur le décor en rotation. Les
projections reviennent à la fin du premier et du second
se
acte, mais il s’agit cette fois-ci
fois d’une
seule villa prise de face et qui recouvre toute la construction de la scène. Ces images semblent
donc avoir plusieurs vocations : premièrement, elles servent de hors champ du décor, et par là
élargissent
nt l’univers représenté au-delà
a
des limites du plateau ; deuxièmement, leur référence
au film de Seidl permet de faire une allusion explicite
expli
à une certaine réalité sociale et d’ancrer
ainsi la représentation, dès le début, dans un contexte
cont
précis ; troisièmement, leur aspect flou
indique d’emblée le mode onirique sur lequel est traité le drame.
Le Constructeur Solness, 2004
22
« Des maisons comme on les connaît du film d’Ulrich Seidl,
S
Hundstage.. Tellement normales que ça fait
mal. Tellement formatées que l’on a envie de crier », remarque Karin Cerny dans son article « Konversation
zwischen zwei Ideen », op. cit. (« Häuser wie man sie aus Ulrich Seidls Film "Hundstage"
"Hundstag kennt. So normal,
dass
ss es weh tut. So angepasst, dass man schreien möchte
möch ».)
334
Chapitre III – La Scénographie
Hedda Gabler
L’utilisation la plus complexe des projections se trouve certainement dans la mise en
scène d’Hedda Gabler. Elles reviennent à plusieurs reprises au cours de la représentation,
accompagnées le plus souvent de musique, essentiellement lorsque le praticable tourne.
Toutefois, il ne s’agit pas de projections de photographies, comme dans Nora et Le
Constructeur Solness, mais de courtes séquences vidéo, qui se font sur l’ensemble du
dispositif scénique, mais ne sont réellement visibles que sur la cloison en “béton”.
On peut distinguer trois séquences qui reviennent dans un ordre aléatoire : la première,
dès le tout début de la représentation, consiste en un lent et long travelling, à la manière de
celui qui ouvrait le film de Jim Jarmusch, Stranger than Paradise, pris d’une voiture roulant
au pas, qui monte le long d’une rue et montre, en plan d’ensemble, la façade d’une maison
dissimulée derrière une allée d’arbres. Il s’agit d’une grande demeure bourgeoise de la fin du
dix-neuvième siècle, qui pourrait très bien être la maison qu’Ibsen avait imaginée pour son
Hedda. Pour le critique du magazine Tip, ces projections situent celle des Tesman dans un
« ghetto de maisons familiales, pour les citoyens qui gagnent le plus »23. Toutefois, la caméra
ne jette sur cette façade “ibsénienne” qu’un regard furtif ; on ne la voit jamais en entier, à
cause du “rideau” d’arbres, mais aussi du fait que la caméra semble être tenue par une main
tremblante, comme celle d’un passant.
La deuxième séquence propose un gros plan sur Hedda, assise au volant d’une voiture,
roulant dans une ville la nuit. On fait alors le lien avec le travelling précédent, que l’on
imagine correspondre au regard suggestif d’Hedda qui, depuis sa voiture, découvre avec
Tesman la “maison de ses rêves”, comme elle le raconte à Brack. Elle est donc peut-être là
aussi pour évoquer une image du voyage de noces des Tesman, dont ils viennent de rentrer.
Ce gros plan est suivi d’une vue sur les lumières de la ville, toujours par la fenêtre de la même
voiture.
Alors que ces deux séquences ont pour fonction d’élargir le cadre de la scène pour le
spectateur (en lui montrant l’apparence extérieure possible de la maison), et de lui proposer
une image concrète des souvenirs d’Hedda (le voyage), la troisième vidéo donne à voir cette
partie du drame qu’Ibsen a préféré laisser se dérouler entre deux actes : la soirée entre
hommes, fatidique pour Lövborg : on voit celui-ci, en plan américain, le regard vide,
23
Peter Laudenbach, « Eine Frau unter Einfluss », op. cit. (« Eigenheimghetto für besserverdienende
Großstädter ».) De nombreux critiques en déduisent que la maison est située autour du Kurfürstendamm ou dans
le Charlottenburg, quartiers chics de Berlin, très près de la Schaubühne.
335
Chapitre III – La Scénographie
chancelant, sur fond de bruits sourds de discothèque.
discothèque. L’image semble flotter dans l’eau,
évoquant ainsi l’état alcoolique de Lövborg.. Convoquer le hors champ, le hors temps (le
passé) et le hors drame semble donc être la vocation de ces images filmées, dont le traitement
en noir et blanc renforce l’effet de distanciation.
Hedda Gabler, 2005
1.3. Lumières
Les lumières de Nora, Hedda Gabler et John Gabriel Borkman,, les trois spectacles
présentés à la Schaubühne, furent créées par Erich Schneider, l’éclairagiste en chef de ce
théâtre depuis les années 2000.
2000 Celui-ci conçoit l’éclairage de la quasi totalité des spectacles
de la Schaubühne, et pas seulement pour les mises
mises en scène d’Ostermeier. En ce sens, Le
Constructeur Solness constitue une exception par rapport aux trois autres
autre représentations
ibséniennes, car son éclairage,, à Vienne, ne lui fut pas confié. Lee metteur en scène a choisi un
autre collaborateur de la Schaubühne, plutôt qu’un éclairagiste du Burgtheater,
Burgtheater Michael
Gööck, caméraman, photographe et éclairagiste, qui travaillait à la Schaubühne entre 2003 et
2006.
336
Chapitre III – La Scénographie
Nora
Erich Schneider propose trois types d’éclairage de l’ensemble du dispositif scénique,
qui se succèdent et se combinent au fil de la représentation.
Tout d’abord, pour renforcer l’effet de réalisme du décor, celui-ci est éclairé la plupart
du temps par une lumière blanche, qui varie seulement en intensité, suivant les différents
moments de la journée (plus sombre le soir). Cette lumière provient à la fois de l’équipement
traditionnel de la machine théâtrale (projecteurs latéraux, de face et à contre-jour), mais aussi
de ce que l’on pourrait appeler un éclairage d’appoint inscrit dans le décor lui-même (et qui
de ce fait renforce le réalisme de l’appartement des Helmer) : dans la colonne-pivot à trois
tronçons, dans l’aquarium ou sous la margelle qui entoure le living.
Au contraire du précédent, le second type d’éclairage cherche à casser l’effet de
réalisme pour dramatiser l’atmosphère. Il est utilisé généralement lors des moments où
s’effectue une rupture de rythme dans le déroulement de l’action et que le praticable se met à
tourner ; l’ensemble de la scène est alors baigné dans une lumière colorée. Rouge une seule
fois, lorsque Nora et la jeune fille au pair portant un chapeau jouent avec les déguisements.
Bleue le plus souvent, par exemple lors du jeu de Nora avec ses enfants où, comme la
musique et les comédiens, la lumière semble s’emballer (stroboscope, éclairs). Bleue encore
pour la farce macabre du docteur Rank allongé sur le sofa, pour la lutte de Krogstad et de
Nora, pour la danse de Nora bien entendu, et enfin pour la dernière scène, depuis le retour du
couple de leur soirée, jusqu’à la fin, au meurtre de Torvald. De la même manière, la
diapositive qui tapisse et éclaire à la fois le mur du fond de la mezzanine, projetée
latéralement par le côté cour, et qui est parfois éteinte, donne, comme nous l’avons déjà
évoqué plus haut, à cet espace intermédiaire, une dimension un peu onirique, voire
psychédélique ou angoissante.
Enfin, la dernière image du spectacle propose un éclairage en rupture avec le reste,
pictural, un “extérieur nuit” réaliste : Nora assise devant la porte de sa maison est éclairée par
un projecteur placé en haut à cour, qui sépare le mur en deux zones d’ombre et de lumière très
franches, comme sous l’effet d’un réverbère, qui évoque un tableau d’Edward Hopper.
337
Chapitre III – La Scénographie
Le Constructeur Solness
On peut pareillement identifier trois types d’éclairage créés par Michael Gööck pour le
Constructeur Solness. Là encore, il y a d’abord les différentes sources de lumière qui font
partie du décor (lampes sur les bureaux et nombreux tubes de néon accrochés aux parois des
meubles – dont “l’échiquier lumineux”), l’éclairage théâtral traditionnel ensuite, provenant
des projecteurs extérieurs, et enfin, celui que reçoit le cyclorama qui entoure presque tout le
plateau. C’est surtout ce dernier élément qui détermine l’atmosphère de toute la scène, car il
se teinte de différentes « couleurs d’ambiance »24 au cours de la représentation : bleu le plus
souvent, calme et apaisant, il devient gris-vert, menaçant et inquiétant, à des moments
dramatiques de la pièce. Dans un souci de réalisme, cette lumière que reçoit le cyclorama
varie d’intensité selon le moment du jour où se déroule telle ou telle scène ; au début du
deuxième acte, elle se teinte même de quelques rayons roses évoquant l’aurore (dans la
logique dramatique, l’action se passe effectivement au petit matin). Quant aux projecteurs, ils
éclairent la scène de manière plutôt égale, la baignant d’une lumière blanche, et ils s’éteignent
lors des rotations du plateau, laissant seules allumées les lumières faisant partie intégrante du
décor.
Une rupture survient à la fin de la représentation : lors de la scène où Hilde décrit
l’escalade de Solness : toutes les lumières baissent, s’éteignent et seule reste une douche
lumineuse sur la jeune fille. Au moment de la chute du constructeur, une très forte lumière à
contre-jour éblouit soudainement et violemment les spectateurs. Et à la fin du spectacle,
lorsque le plateau a tourné et que Solness s’est réveillé de son cauchemar, c’est une lumière
toute autre qui l’éclaire, jaune et chaude. C’est alors que l’on se rend compte du caractère
froid et irréel de l’éclairage dans lequel a baigné cette énorme séquence de rêve qu’est
presque toute la représentation.
Hedda Gabler
Dans l’ensemble du dispositif scénique, il n’y a aucun accessoire qui soit source de
lumière : pas de lampes dans cet intérieur, contrairement à celui de Nora ou du Constructeur
Solness. Tout est éclairé par des projecteurs placés ou bien dans les cintres ou bien dans les
24
Comme on le remarque dans la critique du Kurier, publiée sans autres références sur le site électronique
du Burgtheater de Vienne, www. burgtheater. at. (« Stimmungsfarben ».)
338
Chapitre III – La Scénographie
coulisses. L’éclairage reste assez neutre et réaliste pendant tout le spectacle ; il baisse durant
les projections et se teinte alors de nuances violettes ou bleues.
Un élément mérite pourtant une attention particulière : il s’agit de deux projecteurs qui
sont situés chacun d’un côté de la paroi de verre, dans un coin en haut, sur l’extrémité
opposée à celle en “béton”, de sorte que leur faisceau longe les portes coulissantes des deux
côtés avant de retomber sur celle-ci. Cette manière d’éclairer permet de projeter, sur le mur
transversal, les ombres agrandies des personnes se trouvant dans le salon ou sur la véranda, un
effet qui participe au sentiment que la maison est hantée par des revenants (nous aborderons
ce point plus loin). C’est un jeu d’ombres similaire que l’on retrouve à la fin de la
représentation, lorsque, mis face au “mur” éclaboussé du sang d’Hedda, au pied duquel gît
son cadavre (affaissé pratiquement dans la même position qu’Anne Tismer à la fin de Nora),
le spectateur devine, derrière la porte translucide éclairée à contre-jour, les silhouettes des
trois autres personnages (Tesman, Thea et Brack), qui bavardent sans souci, croyant qu’Hedda
leur a fait une blague.
John Gabriel Borkman
Le traitement de la lumière participe bien évidemment à la création du caractère
symbolique de cette représentation, il le souligne même. La scénographie étant plus
dépouillée que dans les spectacles précédents, la lumière semble “l’habiter” davantage. Erich
Schneider joue ici du contraste entre un éclairage provenant des sources extérieures au décor,
d’une lumière blanche et froide, et celui émanant des accessoires présents sur scène (lampe
sur pied dans le salon et lampe de bureau dans la chambre de Borkman), d’une lumière jaune,
chaude, intimiste25.
Dans le cas de la lumière blanche, des projecteurs dissimulés dans le plafond et dont la
lumière varie en intensité selon les scènes, éclairent uniformément tout l’espace. En sus de
cela, trois faisceaux lumineux balayent le plateau : le premier provient d’un projecteur situé
derrière la porte côté jardin, dont le faisceau, lorsqu’elle s’ouvre, traverse tout le praticable
jusqu’à la cloison opposée ; les deux autres de projecteurs situés chacun au pied d’une des
deux parois latérales, sur le devant de la scène : leur lumière part en diagonale dans le coin
opposé, ce qui fait que leurs deux faisceaux se croisent au centre du plateau. Ces trois
25
On peut alors rapprocher ces deux lumières des caractères contrastés des sœurs jumelles, l’un
chaleureux et l’autre plutôt glacial.
339
Chapitre III – La Scénographie
projecteurs créent à l’intérieur de la boîte un jeu d’ombres riche sur les murs lisses et le sol
lustré.
Si c’est principalement la lumière blanche qui baigne l’ensemble de la représentation,
à quelques reprises cependant, la scène n’est éclairée que par la source ponctuelle des lampes
du décor : ainsi, au début du spectacle, quand Gunhild, assise sur le sofa, feuillette des albums
de photo à la seule lumière de la lampe sur pied, sans avoir conscience de la présence d’Ella,
tapie dans la pénombre ; l’arrivée de celle-ci fera éclater la coquille protectrice de ce petit îlot
lumineux et la lumière blanche et crue montera pour éclairer toute la scène. Il en va de même
lors des deux rotations du plateau (au début et à la fin du second acte) où le “coin salon” et le
“coin bureau” sont tous deux éclairés par leurs lampes respectives, ce qui produit une “ronde”
de ces points lumineux dans l’espace.
L’utilisation de la lumière déploie tout son caractère symbolique à la fin de la
représentation, lors de la scène de délire de Borkman, où tous les éclairages évoqués
précédemment s’éteignent, laissant la place à un projecteur sur pied situé derrière la cloison
translucide du fond, au centre, dont le disque lumineux, qui filtre à travers la fumée qui
envahit à ce moment là tout le plateau, éclaire ainsi les personnages à contre jour, évoquant un
soleil transperçant un brouillard épais.
1.4. Objets scéniques
Nora
L’espace scénique réaliste impose un grand nombre d’objets, dont la signification est
plus ou moins déjà donnée. En règle générale, il s’agit d’accessoires non polysémiques qui
dénotent un usage bien précis. Leur multitude rendrait fastidieuse une énumération
exhaustive, nous faisons donc un choix des objets scéniques les plus forts, les plus
caractéristiques. Ainsi, les verres à pied, les bouteilles d’alcool, les bibelots sont-ils là pour
montrer la richesse et le bon goût de l’habitat moderne des Helmer, tout comme les nombreux
gadgets électroniques de Torvald servent à définir le personnage d’un homme aux faits de sa
réussite sociale et professionnelle, selon un principe de réalité.
340
Chapitre III – La Scénographie
Dans la même logique, les multiples sacs de courses, paquets et surtout le sac à main
Burberry de Nora indiquent et accentuent le vide d’une vie, remplie de fatuité. Mais ils feront
place aux deux étuis de faux pistolets où elle cachera, pour la sortir plus tard, l’arme fatale.
De nombreux objets présents sur scène sont imposés par l’auteur dans les didascalies –
ainsi des cadeaux de Noël (ici donc dans des sacs de courses), du sapin, du piano, des bas en
soie que Nora montre au Docteur Rank au second acte, etc. Le metteur en scène a donné à
certains d’entre eux une importance plus grande que ne le faisait l’auteur : la tenue de danse
de l’héroïne, qui peut être considérée comme un objet scénique, est dans cette représentation
“démultipliée” au début du deuxième acte, lorsque Nora et Monika s’amusent à essayer un
grand nombre de costumes ; cette séance de déguisement, qui a naturellement une connotation
symbolique certaine, donne lieu à l’un des interludes “surréalistes” dont est ponctuée la
représentation. D’autres objets ont été directement apportés par Ostermeier, comme les
pistolets en plastique que manient Nora et ses enfants lors de leur jeu et qui annoncent
l’apparition des revolvers, l’un faux (celui du déguisement de Lara Croft), l’autre bien réel,
lui, à la fin du spectacle.
Certains objets traversent donc la représentation sous plusieurs variantes. Hormis les
costumes (déguisements, puis tenue de Lara Croft) et les pistolets (jouets des enfants – faux
revolver – vraie arme), mentionnons également les nombreuses bouteilles : d’abord celles qui
remplissent le bar des Helmer, ensuite la bouteille de champagne à laquelle Nora boit au
goulot après sa danse, puis celle, enveloppée dans un sac en papier, que traîne avec lui
Krogstad au troisième acte, et enfin la bouteille de whisky, que le Docteur Rank tient à la
main lors de sa dernière apparition, en ange.
Notons enfin l’utilisation symboliquement chargée de l’épée lumineuse en plastique,
en provenance de l’univers des Star Wars ; Nora brandit et manie de façon provocante cet
objet phallique pendant sa chorégraphie, le lèche lentement et ostensiblement, puis, lorsque sa
danse a dégénérée, le braque, comme une menace, directement sur Torvald.
341
Chapitre III – La Scénographie
Le Constructeur Solness
À première vue, le plateau donne une impression de vacuité : il semble que rien ne
traîne dans cette maison, où les étagères et les tables sont nues. Toutefois, quelques menus
objets circulent entre les acteurs, surtout dans le bureau : des dessins (feuilles volantes ou
dans des dossiers), des stylos, une calculatrice, etc. Chaque personnage a également un sac :
Solness, Kaja, le Docteur et les Brovik un cartable, Hilde un sac à dos et Aline un sac à main.
Deux objets retiennent toutefois l’attention du spectateur, car ils semblent chargés d’un
caractère symbolique. Le premier est une balle de tennis avec laquelle joue Hilde au début du
second acte et que l’on retrouvera par la suite à la toute fin de la représentation, après le réveil
de Solness, mais cette fois-ci dans les mains d’Aline, un objet qui fait ainsi le lien,
énigmatique et fortuit, entre les deux parties de l’histoire – le rêve et la réalité. La deuxième,
la couronne que Solness doit accrocher au sommet de sa nouvelle maison et qu’apporte
Ragnar au troisième acte se remarque plus particulièrement : sur un cerceau en paille sont
noués des rubans rouges et rose framboise – exactement les couleurs que portait Hilde
lorsqu’elle faisait irruption (visuellement, mais aussi au sens métaphorique) dans l’univers
blanc de Solness.
La majorité des objets semble présente sur le plateau, ceci dans une visée de
réalisme scénique : ainsi du tas de vêtements hauts en couleur que déballe Hilde de son sac (le
linge sale de voyage décrit par Ibsen), du tuyau en plastique avec lequel Aline arrose les fleurs
sur la véranda ou des magazines et journaux que feuillettent par moments les acteurs.
Hedda Gabler
Dans l’espace dépouillé d’Hedda Gabler, les objets scéniques sont peu nombreux et
n’apparaissent que pour de courts laps de temps26. Les seuls accessoires qui restent tout au
long de la représentation sont trois vases avec des fleurs, en terre cuite noire cylindriques, de
hauteur différente (entre trente et soixante centimètres). Ils portent de riches bouquets de lys
ou chrysanthèmes blancs (donc des fleurs riches en connotations) et, au début de la pièce, sont
placés dans le salon. Deux des vases sont ensuite sortis sur la véranda par Mademoiselle
26
La critique de Tageszeitung remarque que l’on « ne voit aucun objet personnel, rien ne traîne, c’est
comme si le jeune couple avait aménagé dans la vitrine d’un magasin de meubles, rien que pour l’essayer ».
Simone Kaempf, « Angst vor dem Abstieg », op. cit. (« Nichts Persönliches ist zu sehen, nichts liegt herum, als
sei das junge Paar nur zum Probewohnen in ein Möbelschaufenster gezogen ».)
342
Chapitre III – La Scénographie
Tesman, et plus tard, lorsqu’Hedda jouera avec ses pistolets, elle s’en servira pour cibles ; si
elle ramassera aussitôt quelques fleurs éparpillées tout autour, les débris resteront sur la scène
jusqu’à la fin du spectacle.
Les deux paires d’objets scéniques qui méritent ici une attention particulière sont les
pistolets d’Hedda bien évidemment, et les ordinateurs portables de Tesman et de Lövborg.
L’économie d’accessoires de la mise en scène rend la présence de ces objets extrêmement
forte. Les deux revolvers noirs (éléments essentiels du drame, qui ponctuent le cours de la
pièce jusqu’à sa fin) se trouvent dans un petit coffret en bois clair orné de fines lamelles de
métal argenté. Hedda s’en sert pour tirer réellement sur les vases de fleurs qui explosent, faire
semblant de viser le juge Brack et, naturellement, pour se suicider à la fin.
Quant aux ordinateurs portables, leur présence est quasi constante, et en ce sens on
pourrait prétendre que ce sont des objets scéniques aussi importants que les pistolets. Au
début de la pièce, Tesman travaille sur son ordinateur tout en parlant avec sa tante ; il le laisse
allumé sur le sofa pendant assez longtemps, comme s’il était toujours susceptible de lâcher la
conversation avec ses partenaires pour revenir à son travail. Quand ce premier ordinateur
enfin disparaît, c’est pour être aussitôt remplacé par celui de Lövborg. Celui-ci sort l’appareil
de son cartable en cuir noir presqu’immédiatement après son arrivée, pour montrer des
extraits de sa nouvelle œuvre aux Tesman. Ce deuxième ordinateur semble exercer une
attirance particulière sur Hedda, qui se montrait jusqu’alors assez indifférente à celui de son
mari, comme si ce portable était une personnification de Lövborg, plus facilement
manipulable, et à sa merci donc, que son propriétaire. Aussi, au lieu de brûler les manuscrits
de son nouveau livre (comme décrit Ibsen), Hedda casse-t-elle l’ordinateur de Lövborg à
coups de marteau. Des petits morceaux et éclats de l’appareil, comme pour les vases, resteront
sur le sol jusqu’à la fin de la pièce, rappel constant de la relation destructrice d’Hedda à
Lövborg.
Pour compléter la liste de ces objets, on peut évoquer les pantoufles de Tesman, des
chaussons rouges, infantilisants et qui tirent l’œil dans cet espace pauvre en couleurs vives, ou
mentionner le chapeau et l’ombrelle de la vieille Mademoiselle Tesman, objets des railleries
d’Hedda : le chapeau est ici une sorte de casquette touristique blanche à strass, qui inspire
effectivement le ridicule, et l’ombrelle, un parapluie rose (car il pleut sur la scène de la
Schaubühne). Circulent encore parmi les personnages quelques mugs à café (deux des quatre
actes de la pièce se déroulent le matin), des verres et deux bouteilles de champagne.
343
Chapitre III – La Scénographie
John Gabriel Borkman
Dans John Gabriel Borkman, les objets scéniques étant extrêmement rares, nous
pouvons les énumérer quasiment tous ; la parcimonie avec laquelle ils apparaissent souligne
leur importance et leur caractère symbolique. Ostermeier vise moins à donner à la
représentation un caractère réaliste.
Au début du spectacle, Gunhild feuillette un gros album de photographies et y insère
de nouveaux clichés. Cette occupation, qui se rapporte certainement à des événements de son
passé propre et/ou familial, montre d’emblée combien cette femme est déconnectée du présent
et de la réalité extérieure ; on imagine que ce sont des photographies de son fils Erhard, dont
elle se fait par ailleurs, comme on le comprendra par la suite, une image complètement fausse
(à l’instar d’un cliché ?). Le rapport très intime qu’elle a envers ces objets est explicite,
notamment du fait qu’elle ramène vite l’album dans les coulisses, à l’arrivée d’Ella. Les
autres objets scéniques du premier acte sont eux aussi liés au personnage de Gunhild ; il s’agit
d’un paquet de cigarettes, d’un briquet et d’une plaquette de cachets auxquels elle recourt
lorsque son énervement monte, qui font clairement allusion à un personnage névrosé, instable.
Au second acte, dans le bureau de Borkman, on trouve outre le piano numérique dont
joue Frida, des documents classés dans plusieurs dossiers, bien rangés sur la table. Le
banquier les désigne du doigt lorsqu’il explique à Foldal qu’il se prépare pour sa réhabilitation
prochaine ; ils pourraient donc illustrer son activité incessante. Au cours du troisième acte,
lorsque Borkman explique aux deux sœurs avoir étudié son cas en détail et reconstitué tout
son procès, on comprend que ces documents pourraient être relatifs à cet événement, le fait
qu’ils occupent tout le bureau donne donc la mesure dans laquelle lui aussi est obsédé par son
passé. Toujours au second acte, apparaît un objet scénique qui nous permet de déduire que
c’est sa fonction qui compte et non l’objet lui-même : il s’agit du cadeau que Foldal apporte à
son ami. L’objet change d’une représentation à l’autre : tantôt c’est un pot de confiture, tantôt
une bouteille de bière, de vin ou d’alcool, ceci au gré du bon vouloir et de l’imagination des
comédiens ou des accessoiristes. Lors de certaines représentations (autres signe de petite
“liberté” accordée au plateau), Foldal gribouille un petit mot sur un morceau de papier, qu’il
glisse par la suite sous le cadeau. En tout cas, la fonction de l’objet demeure : ce présent
souligne l’attachement touchant du scribe pour le banquier.
Enfin, le téléphone sans fil qui apparaît au début du troisième acte semble jouer ici un
rôle différent de celui des portables dans les spectacles précédents (ceux de Torvald, Tesman
344
Chapitre III – La Scénographie
ou Lövborg) : plutôt que de renvoyer à des modes précis de comportement contemporain, il
palie à la suppression du personnage de la bonne qui, chez Ibsen, est chargé de faire revenir
Erhard auprès de sa mère.
1.5. Les univers de Jan Pappelbaum et les indications d’Ibsen
Thomas Ostermeier, qui dit être « automatiquement saisi par le sentiment d’avoir
affaire à un théâtre poussiéreux devant un décor historique et des costumes d’époque »27,
comme nous avons déjà rapporté (chapitre sur l’actualisation), a maintes fois répété qu’il ne
pouvait « comprendre les pièces qu’à partir de l’actualité »28. En toute logique donc, aucune
des quatre pièces ibséniennes qu’il a montées, n’offre de reconstitution historique.
Ibsen, on le sait, faisait des descriptions très minutieuses des costumes, des objets et
des espaces scéniques dans lesquels il situait ses drames. De ce fait, il nous semble intéressant
de rappeler ses didascalies (un élément constitutif bien connu du théâtre naturaliste) au regard
des scénographies de ces quatre représentations, en analysant la manière dont Ostermeier et
Pappelbaum s’y sont confrontés, dont ils les ont assimilées ou rejetées.
Nora
Pour Nora, le scénographe a suivi le choix de l’auteur en figurant le salon, la pièce à
vivre d’un appartement, attenant d’un côté au vestibule, de l’autre au bureau de Torvald.
Toutefois, là où Ibsen imagine un décor sur un même plan, Pappelbaum choisit de déployer
l’espace de façon verticale, l’articulant sur plusieurs étages, puisqu’il situe l’action dans un
loft berlinois moderne et confère à la maison des Helmer un luxe matériel certain. Ainsi, la
proposition du scénographe est-elle en contradiction avec les didascalies dès la première
phrase, dans laquelle l’auteur imagine un univers « sans grand luxe ». L’habitacle des Helmer
à la Schaubühne étale au contraire un mobilier et un équipement luxueux, ce qui manque de
27
Propos de T. Ostermeier dans « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Bei einem historischen Setting
mit alten Kostümen habe ich automatisch das Gefühl von verstaubtem Theater ».)
28
Ibid. (« Ich kann […] Stücke nur aus der Gegenwart heraus verstehen ».)
345
Chapitre III – La Scénographie
logique au regard de l’histoire (puisque le couple vient seulement d’accéder à une situation
décente), ce que certains critiques notèrent29.
La maison de poupée semble être un huis clos évoluant chez Ibsen autour du poêle
central ; dans la représentation de la Schaubühne, celui-ci, nous l’avons déjà écrit, est
remplacé par une colonne lumineuse à trois tronçons qui lie les différents niveaux de la
construction et autour de laquelle tourne la vie des habitants. Quant à l’équipement de la
maison, il est très chargé, ainsi que le voulait Ibsen, avec de nombreux meubles et bibelots, un
piano (même s’il s’agit juste d’un clavier électrique), un sofa, des fauteuils, etc.
Le Constructeur Solness
Le parti pris du scénographe de s’inspirer du Crown Hall pour cette pièce, semble
répondre parfaitement à la thématique qui y est développée : l’immeuble référent à été
construit par Mies van der Rohe pour le Département d’Architecture de l’Institut
Technologique de l’Illinois, qu’il dirigea pendant quelques années ; c’est un endroit de travail
et de formation des architectes, tout comme devrait l’être l’atelier de Solness. Toutefois, les
lignes strictement rectangulaires du Crown Hall sont ici malmenées : biais, angles très aigus,
courbes… Cette déformation de la construction peut être liée à celle, professionnelle, de
Solness, qui refuse de former ses élèves30, ou au mode onirique dans lequel a été transposée la
pièce.
Dans ses didascalies, Ibsen imagine un espace différent pour chaque acte : le bureau,
le salon et la véranda. Pappelbaum a respecté ce choix dans le sens où il a figuré ces trois
espaces dans son décor, mais ceux-ci se donnent à voir conjointement et ne sont pas réservés à
un acte chacun, car les personnages circulent librement entre les différentes aires de jeu tout
au long de la représentation. On retrouve dans le bureau (qui n’est pas divisé en deux pièces,
l’une pour celui du Constructeur et l’autre pour l’atelier où évoluent Ragnar et Knut Brovik)
29
Avec, en tête, Michael Merschmeier (« Mama oder Prada ? », op. cit.) qui écrit avec ironie :
« Maintenant, peu avant Noël, les Helmer sont encore relativement pauvres, comme nous l’apprenons plus tard
de la pièce d’Ibsen ; ce n’est qu’à partir du début janvier que Torvald va gagner vraiment beaucoup d’argent
dans son nouveau poste du directeur de la banque ». (« Helmers, das erfahren wir später aus Ibsens Stück, sind
jetzt – kurz vor Weihnachten – noch vergleichsweise arm, er wird erst ab Anfang Januar im neuen Amt als
Bankdirektor so richtig gut verdienen ».)
30
À la différence de l’atelier de Solness, le Crown Hall se veut « l’expression spatiale d’un programme
pédagogique », qui cherche à éviter autant que possible le « côté tour d’ivoire ». L’espace intérieur est
entièrement ouvert, de sorte que chaque étudiant peut « se rapprocher de ceux qui sont plus ou moins en avance
par rapport à lui ». Cf. P. Carter, Mies van der Rohe au travail, op. cit., p. 87.
346
Chapitre III – La Scénographie
quelques éléments mentionnés par l’auteur, notamment le pupitre auquel travaille Kaja, mais
aussi le canapé, les fauteuils et les lampes sur les tables. Quant au salon, il est – comme le
décrit Ibsen – dominé par une baie vitrée donnant sur la véranda. Au troisième acte, qui se
déroule justement sur la véranda, l’auteur imagine que l’on puisse entrevoir, sur les côtés du
plateau, d’une part la nouvelle maison de Solness, d’autre part une rue attenante, avec des
« maisons délabrées ». Pappelbaum nous les montre donc, mais dès le début de la
représentation, à l’aide de projections, et, contrairement à ce que souhaite Ibsen, il s’agit d’un
quartier franchement luxueux, tout comme l’est la maison de Solness.
Hedda Gabler
Le choix de la maison Farnsworth comme référence du décor n’est pas anodin :
l’histoire de la propriétaire de cette maison s’approche d’une certaine façon de celle d’Hedda.
Cette riche Américaine, follement amoureuse de Mies van der Rohe paraît-il, lui avait passé
commande pour une maison d’été. Bien qu’elle ait régulièrement visité le chantier sans faire
d’objections, elle se déclara, à la fin, horrifiée du résultat et du coût final. Elle porta plainte
alors contre l’architecte (auquel le tribunal donna raison), et déchaîna contre lui une
campagne publique dans laquelle s’impliquèrent des représentants majeurs de l’architecture
moderne, tels Frank Lloyd Wright, Le Corbusier ou Walter Gropius. Mais cette tentative
“d’assassiner” médiatiquement son architecte se retourna contre elle, et Mme Farnsworth finit
par se retirer de la vie publique (on la disait alors “frustrée” et “pleine d’amertume”), se
résignant à ne jamais pouvoir habiter sa maison de Plano.
Conformément aux indications d’Ibsen, Pappelbaum propose un espace où dominent
les couleurs sombres. Cet effet est appuyé surtout par le carrelage du sol de couleur anthracite,
mais aussi par la forte présence de la cage de scène dans laquelle “flotte” le décor, et dont les
limites (coulisses, cintres) restent dans l’obscurité. Par contre, le scénographe change les
conditions spatiales du dispositif scénique. Ainsi, l’importance des deux pièces attenantes au
grand salon, à savoir le petit salon et le vestibule d’entrée, se trouve ici diminuée : les pièces
ne sont pas meublées, et il n’y a rien qui permette de leur attribuer une fonction particulière
dans l’ensemble de la maison. Par ce changement, Pappelbaum condamne l’entrée principale
de la maison voulue par Ibsen (celle du vestibule), et n’en garde qu’une, celle de la véranda,
réservée dans les didascalies au départ secret de Brack au troisième acte.
347
Chapitre III – La Scénographie
Le soleil éclatant, aveuglant pour Hedda, est remplacé à la Schaubühne par une pluie,
parfois assez drue, qui ruisselle sur les vitres de la véranda et accentue leur caractère
réfléchissant. En ce qui concerne les accessoires, les fameux rideaux d’Hedda Gabler que
l’héroïne tire au début de la pièce sont supprimés et les principaux meubles que propose Ibsen
(un petit canapé, un fauteuil et deux petites tables) se trouvent condensés en un seul élément,
l’énorme sofa qui domine le salon. Le piano du petit salon est remplacé par la chaîne hi-fi
invisible, qui diffusera “l’air de danse” qu’Hedda joue chez Ibsen avant son suicide.
Conformément à la logique de “banalisation” et de “démythification” du personnage d’Hedda,
voulue par Ostermeier, que nous avons évoquée plus haut, il n’y a pas de portrait du général
Gabler.
John Gabriel Borkman
Deux choix scénographiques rompent fondamentalement avec la proposition d’Ibsen.
D’une part, le remplacement de la verticalité de la maison de Borkman par un déploiement
horizontal de l’espace, procédé inverse de celui utilisé pour la maison de Nora Helmer ; en
effet, dans les didascalies, comme nous l’avons vu, l’auteur imagine le bureau du banquier à
l’étage, au-dessus du salon, alors qu’à la Schaubühne, celui-ci arrive des coulisses sur un
plateau tournant et est donc situé au même niveau que le séjour31. D’autre part, la fin de la
pièce ne se déroule pas à l’extérieur, dans la montagne, mais dans le salon ; des trois espaces
évoqués par le dramaturge (le salon, le bureau et la montagne) ne sont donc ici gardés que
deux.
Dans le salon des Borkman (premier et troisième acte), l’ambiance générale de
l’univers proposé par Pappelbaum semble s’inspirer directement de celle décrite par Ibsen
dans les didascalies : au fond de la pièce, des fenêtres et une porte vitrée par lesquelles l’on
voit tourbillonner la neige au crépuscule ; le scénographe y répond par une large baie
translucide, qui clôt l’espace au lointain et derrière laquelle flotte une masse de brouillard,
dans un clair-obscur inquiétant. Pappelbaum semble suivre le dramaturge encore sur la
question de l’ameublement : un sofa, un fauteuil et une table (ici, basse). Par contre, le « luxe
31
Malgré cela, Gunhild se plaint du bruit incessant des pas de Borkman au-dessus de sa tête.
348
Chapitre III – La Scénographie
suranné et fané » évoqué par Ibsen se mue chez lui en cette élégance austère que nous avons
déjà évoquée.
Quant au bureau de Borkman, le scénographe semble s’éloigner davantage du souhait
de l’auteur. Celui-ci décrit un intérieur (il s’agirait en fait de l’ancienne salle de réception du
manoir) rempli d’objets d’un faste fané (tapisseries, etc.) et de nombreux meubles (piano à
queue, sofa, fauteuil, etc.). Pappelbaum ne garde de cette proposition que de rares éléments
(quelques chaises et un bureau en chêne, recouvert de documents), situant le tout dans un
univers vide, dépouillé et sobre.
349
Chapitre III – La Scénographie
2. Décors et lecture des drames
2.1. Nora
2.1.1. Un espace-image publicitaire du bonheur
L’utilisation des éléments et des principes de l’architecture internationale moderne
déjà évoquée, n’a évidemment pas qu’une fonction esthétique dans la scénographie de Nora,
mais elle enrichit la trame dense de références tissée par la représentation. Non seulement elle
permet de mieux dépeindre l’univers chic typique du milieu dans lequel Ostermeier a situé le
drame, mais elle corrobore naturellement la lecture qu’il fait de la pièce. Ces maisons qui ont
inspiré le scénographe (pavillon Barcelone, villa Savoye, maison Schöder…) n’ont « pas été
construites vraiment pour être habitées, et les personnes qui les ont commandées, n’y ont
jamais vécu plus que quelques années »32, rappelle Pappelbaum. De la même manière,
l’habitat des Helmer à la Schaubühne ne semble pas très adapté aux besoins de la “vraie” vie ;
rien qu’évoluer dans cet intérieur requiert une prouesse physique certaine : il faut sans cesse
monter et descendre les différents escaliers, enjamber la passerelle, etc.
Nora, 2002, © Jan Pappelbaum.
32
Propos du scénographe à l’occasion de l’Atelier de la pensée.
350
Chapitre III – La Scénographie
D’une manière très étudiée, mais peu naturelle, tout y est bien propre et à sa place33, le
tout forme un ensemble équilibré et harmonieux, la moindre intervention humaine menace de
mettre à mal cet équilibre et cette harmonie. C’est ce que prouve la scène où Nora joue avec
ses enfants à la guerre : sous une lumière stroboscopique et sur un fond de vacarme
abrutissant, les acteurs renversent les meubles, font tomber les objets ou trébuchent sur les
marches, comme si dans cet univers et ce milieu, même les jeux d’enfant devaient forcément
dégénérer, mal tourner. Cet espace en devient ainsi presque méta-théâtral, pointant
l’artificialité et le caractère factice de toute vie en de tels lieux. Pourtant, ce type de maison
est assimilé, dans nos imaginaires, à des images de bonheur et d’insouciance, à cause, sans
doute et notamment, de l’usage qu’en a fait la publicité, qui en a tiré « des images de
consommation, de magazines… qui représentent des maisons de rêve »34.
« Les promesses de bonheur que véhiculent ces maisons sont artificielles, elles laissent
croire que, grâce à elles, tout ira mieux, que nos problèmes et nos soucis disparaîtront. Et
nous, nous montrons sur scène le contraire de ce que promet la publicité, notamment le fait
que ces maisons sont un sac à problèmes. Ces soucis sont surtout liés à la situation financière
qu’amène leur achat : on devient tellement prisonnier de cette situation que l’on ne peut plus
aspirer au bonheur »35.
2.1.2. Un dispositif scénique à plusieurs niveaux
La configuration en paliers du décor est évidemment contraignante et déterminante
pour le jeu des comédiens qui montent et descendent sans cesse les marches, sont obligés de
se baisser pour actionner les appareils à musique ou se servir à boire, ou encore de faire
attention à ne pas tomber, que ce soit dans l’aquarium ou les escaliers sans rambarde. Les
aires de jeu sont démultipliées et clairement dessinées : sas d’entrée de la maison,
antichambre, passerelle, salon, escalier, mezzanine, balcon et bureau de Torvald.
Jan Pappelbaum ne s’est pas contenté de figurer l’intérieur chic, « mortellement
chic »36 dit le critique Gerhard Stadelmaier, des Helmer, mais aussi l’extérieur de la maison,
33
« Cette architecture peu rassurante offre aux pièces d’Ibsen un espace inhospitalier idéal », commente
Sotiri Haviaras dans « Mies van der Rohe meuble la Schaubühne de Thomas Ostermeier », op. cit. Il ajoute que
ces dispositifs conçus « pour provoquer chez ceux qui les pratiquent (les comédiens) des attitudes et des
comportements susceptibles de déclencher du sens, […] proposent des lieux concrets à visée fictionnelle ».
34
Ibid.
35
Ibid.
36
G. Stadelmaier, « Nora oder ein Puppenpeng », op. cit. (« Todschick[en] Loft[s] ».)
351
Chapitre III – La Scénographie
puisqu’il permet à l’ensemble de son dispositif de faire une rotation complète à 360°, et de ce
fait de nous entraîner dans “l’envers du décor”.
Nora, 2002, © Jan Pappelbaum.
Ces rotations du plateau ont lieu dans les moments parenthèses (ou interludes) qui
ponctuent le spectacle, et sont généralement fortement signifiants du versant sombre et
tourmenté de la famille37. C’est d’ailleurs ainsi que l’ont vu certains critiques :
« La scène meut, d’abord seulement de quelques quatre-vingt-dix degrés ; plus tard,
elle pivote rapidement, plusieurs fois même. Un vertige violent s’empare de tous. Ils perdent
l’équilibre, la mesure, la convention et les masques »38.
Michael Merschmeier fait exception et semble, lui, sceptique quant à la nécessité de
ces manipulations ; il n’y voit qu’un effet de style, lui aussi très chic, de la mise en scène :
« On nous donne plus tard à voir le salon encore et encore sous un autre angle ; tout à
la fin aussi l’envers du bonheur familial bourgeois, après que Nora ait quitté son mari. Et
37
« C’est moins la vraisemblance que le climat qui intéresse Ostermeier. Ce qu’il met en scène, ce sont les
à-côtés et conséquences du drame. Plus que la catastrophe, les signes du naufrage », R. Solis, « Ostermeier fait
sauter la Maison de poupée », op. cit.
38
C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », op. cit. (« Die Bühne bewegt sich, erst nur um jeweils
neunzig Grad ; später dreht sie sich wild, gleich mehrfach hintereinander. Ein hitziger Taumel ergreift alle. Sie
verlieren Gleichgewicht, Maß, Konvention und Masken ».)
Dans le même esprit, Joshka Schidlow commente (dans « Le feu dans la Maison », op. cit ;) : « Ce
climat d’incertitude que la jeune femme vit dans son for intérieur est souligné par le décor, qui apparaît de face
dans tout son rutilant confort, mais semble, dès qu’il pivote, annoncer une catastrophe ».
352
Chapitre III – La Scénographie
quand, auparavant, tout devient particulièrement dramatique, ce morceau de Bauhaus tourne
violemment aux sons d’une musique fracassante. Tout est bien chic ici, en quelque manière
hautement moderne et sans aucun doute très contemporain »39.
Ce
« décor
giratoire
[fonctionne
comme] une
machine
à
redistribuer
les
40
perspectives » . Ceci est vrai non seulement d’un point de vue symbolique, mais aussi
physique, car lorsque l’appartement tourne, ne serait-ce que de quarante-cinq degrés, le
dispositif scénique permet, sinon de changer de décor, du moins de focaliser l’attention du
spectateur sur une aire de jeu plutôt qu’une autre et de la voir ainsi sous un autre angle (au
sens figuré comme au sens propre).
Lorsque le décor fait un tour complet sur lui-même, il montre un mur écran qui
signifie celui, extérieur, de la maison des Helmer. Dans la logique stylistique d’une maison
moderne des années vingt, celui-ci est troué de deux fenêtres en bandeaux, qui sont en fait
constituées, l’une par les étagères sans fond de la mezzanine, l’autre par une autre série
d’étagères a priori situées au niveau de la chambre des enfants. Dans le coin inférieur droit du
mur est la porte d’entrée (fermée) de la maison des Helmer, contre laquelle Nora s’effondrera
à la fin du spectacle. Les percées des étagères permettent, lorsque le dispositif scénique
tourne, de pouvoir continuer à suivre l’action, même si les personnages sont en partie
tronqués, comme pendant la scène où Torvald prend sa femme en photo sur la
mezzanine (encore que les comédiens inventent ici un jeu où Torvald, accroupi, entraîne Nora
à s’affaisser de façon répétée, de telle sorte qu’on les voit alors en entier). L’ensemble du mur
est un gigantesque écran, troué donc, qui sert au cours de la pièce de lieu de projection aux
photographies que Torvald a prises de ses enfants au début de la pièce, nous l’avons dit, qui
défilent dans cette scène en fondu enchaîné.
39
M. Merschmeier, « Mama oder Prada ? », op. cit. (« Wir bekommen später das Wohnzimmer immer
wieder aus anderem Winkel zu sehen, ganz zum Schluss noch die Rückseite des bürgerlichen Familienglücks, als
Nora ihren Mann verlassen hat. Und wenn es zuvor besonders dramatisch zugeht, dreht sich das Bauhausteil
rasant zu knall-lauter Musik. Alles schön schick hier, irgendwie höchst modern und ganz bestimmt
gegenwartsmächtig ».)
40
R. Solis, « Ostermeier fait sauter la Maison de poupée », op. cit.
353
Chapitre III – La Scénographie
2.2. Le Constructeur Solness
2.2.1. Un labyrinthe transparent
L’espace que Jan Pappelbaum a imaginé pour la mise en scène du Constructeur
Solness se présente, nous l’avons déjà décrit, comme un enchevêtrement complexe de
plusieurs cloisons. Même si cette construction divise de façon symétrique le plateau, selon un
plan somme toute assez clair, il reste que l’usage du plateau tournant en perturbe la lecture.
Le Constructeur Solness, 2004, © Jan Pappelbaum.
En effet, à chaque rotation de la scène, il s’arrête dans une autre position, ce qui fait
que pour les personnages comme pour les spectateurs, il est assez difficile de s’orienter. La
semi-transparence des cloisons par ailleurs, qui s’entremêlent visuellement, participe à cet
effet labyrinthique de couloirs et de passages qui désoriente le spectateur et qui est utilisé
notamment dans la scène où Hilde se cache du Constructeur et le laisse la chercher. L’actrice
grimpe en haut de la structure et reste juchée au-dessus du centre du plateau, tel un oiseau
(Solness vient par ailleurs d’appeler la jeune fille « l’oiseau boudeur »). Gert Voss, quant à
lui, erre à travers la scénographie, qui se met alors à tourner dans le sens contraire à celui de
sa marche ; il fait plusieurs fois le tour de la construction, emprunte les différents passages,
mais se cogne aux meubles, aux cloisons, etc. Le décor tourne de plus en plus vite, avec Hilde
pour pivot, et cette déambulation pénible de Solness, qui donne le tournis, semble ne jamais
prendre fin.
354
Chapitre III – La Scénographie
L’une des conséquences majeures de la difficulté de s’orienter dans cet espace est
qu’il permet aux personnages de s’observer les uns les autres en cachette, ou de s’épier
carrément ; l’on a du mal à savoir où sont les autres, car pour suivre leur évolution dans ce
labyrinthe, il faudrait vraiment avoir des yeux partout ! À cela s’ajoute le fait que les cloisons
ne séparent pas les différents espaces hermétiquement, mais comportent de nombreuses
ouvertures : cette scénographie semble poreuse. Ostermeier use de la complexité de la
construction à plusieurs reprises dans la représentation, et à chaque fois pour le personnage de
Kaja : ainsi, cette assistante de Solness qui, parce qu’elle est amoureuse de lui, se sent
menacée par l’arrivée d’Hilde, garde-t-elle presque constamment un œil sur sa rivale. Par
exemple dans la scène où le Constructeur lui annonce qu’il n’aura désormais plus besoin
d’elle et la renvoie : l’assistante, qui ne comprend pas cette décision, reste encore pendant un
moment à se cacher dans le décor et observe Solness et Hilde à leur insu, sa tête apparaît dans
les ouvertures des cloisons, les étagères, ou encore elle se baisse pour se dissimuler derrière
les nombreux pans de mur, etc.
2.2.2. Un univers onirique
Dans la scénographie du Constructeur Solness, plusieurs aspects traduisent et servent,
le mode onirique dans lequel a été transposé le drame comme, en premier lieu, la couleur
blanche omniprésente qui rend l’espace aseptisé et irréel, froid comme de la glace. Cette
uniformité chromatique donne une impression d’infini, ou du moins d’un espace dont les
limites ne seraient pas clairement définies, comme dans un rêve.
Les projections, elles aussi, appuient le caractère onirique de cet univers : qu’il
s’agisse des suites de chiffres mystérieuses et énigmatiques projetées au début de la
représentation sur l’ensemble de la construction, ou des diapositives de maisons, floues, qui
semblent flotter dans l’air. Le jeu de lumière du “post-scriptum” de la représentation, réveil de
Solness, le passage à un éclairage jaune et chaud, qui introduit un contraste soudain, mettant
en évidence le caractère irréel et non réaliste de l’éclairage blanc d’auparavant, participe lui
aussi à l’effet général de rêve.
Les intersections des cloisons et des armatures à angles très aigus, les lignes courbes
ou le plan non orthogonal, rappellent par ailleurs les décors du cinéma expressionniste
355
Chapitre III – La Scénographie
allemand, lequel associait les
es formes pointues à la folie (ce dont Solness n’est pas loin) ou,
justement, au rêve.
Le Constructeur Solness, 2004
Enfin, le fait que cet espace fonctionne comme un labyrinthe transparent souligne lui
aussi le caractère onirique de cet univers puisque, comme dans un rêve, les personnages
apparaissent souvent sans logique et de manière aléatoire,
aléatoire, à des endroits et des moments
inattendus, pour disparaitre ensuite discrètement
discrètement dans l’enchevêtrement des cloisons.
2.3. Hedda Gabler
Cette scénographie présente deux aspects majeurs qui modifient les rapports entre les
le
personnages et expriment clairement les angles de lecture
lecture de la pièce adoptés par le metteur
en scène et son scénographe.. Elle instaure, en premier lieu, une logique de surveillance,
su
à
laquelle
le les personnages sont soumis et, deuxièmement, concède à l’espace des dimensions
presque surréelles,, contribuant à créer par là un sentiment de désorientation absolue chez les
personnages comme chez les spectateurs.
356
Chapitre III – La Scénographie
2.3.1. Un dispositif de surveillance
On peut distinguer deux modes de surveillance dans la solution de l’espace scénique :
celui qu’exercent les spectateurs sur les personnages acteurs, et celui que ces derniers
pratiquent les uns envers les autres.
Dans le premier cas, l’élément de décor qui concède au public ce pouvoir est bien
évidemment le miroir géant qui reflète l’ensemble du dispositif. Ainsi, même les endroits que
le spectateur ne peut pas voir (par exemple derrière la cloison en “béton”) se trouvent dévoilés
dans le miroir. Les personnages, qui ne sont pas conscients de l’existence de cet objet, sont de
cette manière mis à nu devant l’œil du spectateur : ils se cachent de leurs partenaires mais,
sans le savoir, pas du public. On est presque ici dans une logique de surveillance
foucaldienne, car les rapports entre les personnages sont régis par ce dispositif qui permet
constamment de voir et d’être vu en même temps. La critique de Süddeutsche Zeitung évoque
à ce propos un effet « Big Brother »41.
Hedda Gabler, 2005, © Jan Pappelbaum.
Comme nous l’avons déjà décrit, l’espace scénique résulte de l’intersection de deux
cloisons, qui crée ainsi quatre aires de jeu. Les portes coulissantes en verre qui séparent le
salon de la véranda, une fois fermées, si elles permettent de voir ne permettent pas d’entendre
de l’intérieur ce qui se passe dehors, et vice versa. Cet aspect devient crucial au troisième acte
lorsqu’Hedda, dos à la véranda, examine la nouvelle œuvre de Lövborg et n’entend pas
41
Christine Dössel, « Stell dir vor, du erschießt dich, und keiner sieht hin », op. cit.
357
Chapitre III – La Scénographie
l’arrivée du juge Brack, ce qui permet à ce dernier de rester un long moment à observer le
comportement d’Hedda à son insu, et de ce fait de comprendre plus tôt, contrairement à ce
qu’a imaginé Ibsen, l’implication de l’héroïne dans la disparition du manuscrit de Lövborg.
Ce fait est l’une des interventions majeures d’Ostermeier dans la dramaturgie ibsénienne. Par
ailleurs, le metteur en scène aura “préparé” d’une certaine façon cette scène à l’avance, en
attirant l’attention du spectateur sur ce caractère particulier de la cloison en verre : au
deuxième acte, alors que Tesman fait des allers-retours entre la véranda et le salon en
transportant des piles de livres, Hedda, qui veut continuer sa conversation avec le juge Brack
sans que son mari ne les entende, ferme la porte coulissante. Tesman, des livres pleins les
bras, ne peut pas entrer et demande, de l’autre côté de la vitre, que sa femme lui ouvre : on
voit Lars Eidinger parler et s’énerver, mais on ne l’entend pas, et de la même façon, on
comprend que les propos échangés entre Hedda et Brack restent inaudibles pour Tesman.
La cloison opaque, quant à elle, est encore plus “efficace” : si elle autorise parfois
d’entendre, elle ne permet pas aux personnages de voir, lesquels s’en servent donc pour se
cacher les uns des autres ou s’épier même carrément. Ainsi lors de la première arrivée,
indésirable, de Thea : Hedda et Tesman observent les efforts qu’elle fait pour manifester sa
présence sur la véranda, la laissent traverser plusieurs fois le praticable, taper sur les vitres,
agiter ses bras dans l’espoir de se faire voir par quelqu’un, et à ce jeu du chat et de la souris,
laissent ses efforts sans réponse. Quand Thea s’apprête à partir, c’est à cet instant qu’Hedda
sort de sa cachette pour l’accueillir (hypocritement) les bras ouverts ; quant à Tesman, il
attend encore un moment derrière le mur, écoutant la conversation des deux femmes, avant de
manifester sa présence à son tour.
On assiste à une sorte d’inversion de cette logique de surveillance à la fin de la pièce.
Hedda disparaît derrière le mur en béton, toujours en entretenant une conversation vive avec
les autres personnages restés dans le salon, puis on entend un coup de revolver. Les autres en
déduisent qu’Hedda s’exerce à tirer au pistolet pour calmer son énervement, comme elle l’a
fait auparavant, et considèrent le silence qui suit et son absence de réponses, comme une
simple bouderie, ce qui pourrait parfaitement être dans la logique des dialogues précédents.
Effectivement, la surveillance s’arrête une fois Hedda, la maîtresse et force motrice de cette
logique de machinations, morte.
358
Chapitre III – La Scénographie
2.3.2. Un espace à tiroirs
Le miroir géant participe également d’une démultiplication des images, mais c’est tout
le décor qui donne au spectateur le sentiment d’assister à des apparitions régulières et
multiples de fantômes, d’esprits ou, pour faire un clin d’œil à une autre œuvre d’Ibsen, de
revenants42. Cet effet de présence multiple est encore renforcé par les reflets au sol et par la
projection entre le deuxième et le troisième acte, d’un film vidéo sur le mur en béton, où l’on
voit évoluer Hedda et Lövborg43. S’ajoutent à cette ambiance irréelle, les ombres déformées
des corps, créées par le dispositif d’éclairage décrit plus haut.
Hedda Gabler, 2005, © Jan Pappelbaum.
L’effet est encore accentué par le fait que l’impression du spectateur de voir les
moindres recoins des aires de jeu, se révèle fausse. Car, en raison de l’inclinaison du miroir, il
reste quand même dans cet espace quelques trous noirs, des endroits que le public ne peut pas
voir : principalement contre le dos du mur, qui permettent de stocker là des accessoires, mais
surtout donnent la possibilité aux comédiens de “disparaître” – jusqu’à la prochaine rotation
du décor où un technicien de plateau invisible pourra récupérer ces objets et les acteurs
réellement sortir de la scène, à l’insu du public, pour refaire leur entrée plus tard par un autre
42
« Les personnages se multiplient dans le miroir accroché au-dessus de l’aire de jeu, dans le carrelage
poli du sol et dans le mur de verre géant composé de portes coulissantes ». Michael Bienert, « Zuerst ein Glas
Sekt, dann die Pistole », op. cit. (« In Spiegeln hoch über der Spielfläche, im polierten Fußboden und in einer
riesigen Glaswand mit Schiebetüren, an denen Regenwasser herabrinnt, vervielfältigen sich die Figuren ».)
43
« Les rotations lentes de la scène lors d’une musique douce et des vidéo-projections sur l’un des murs
créent une atmosphère onirique ». Ibid. (« Die sanfte Rotation der Bühne zu gedämpfter Musik und dezente
Videoprojektionen auf einer sich mitdrehenden Wand schaffen eine traumhafte Atmosphäre »).
359
Chapitre III – La Scénographie
endroit. De sorte que si, grâce à son reflet, le miroir permet d’observer certaines entrées des
acteurs de loin et de les prévoir par conséquent, avant même les personnages de la pièce, il
ménage aussi, à l’inverse, des apparitions-surprises : un acteur qui sort par la cloison peut ne
pas réapparaître de l’autre côté. L’effet en est d’autant plus déroutant que ces angles morts
changent de place en fonction des rotations de la scène.
Enfin, cet aspect joue, lui aussi, un rôle primordial dans la solution qu’adopte
Ostermeier pour la fin du drame : Hedda se tire dessus précisément en l’un de ces endroits
aveugles. Ainsi, le spectateur peut-il continuer à croire, tout comme les autres personnages,
qu’elle ne fait que jouer avec ses pistolets. Ce n’est que lors de la dernière rotation du
praticable qu’il découvre la réalité ; découverte qui reste toutefois son privilège, car les
personnages de la pièce ne la verront pas.
La multitude d’images produite par le décor et leurs effets d’irréalité éveillent chez le
public le sentiment d’une certaine désorientation spatiale. En effet, par sa symétrie, et du fait
qu’il soit souvent en rotation, le dispositif scénique empêche le spectateur de s’orienter, et cet
espace ne semble pas avoir de “côtés”. Il en va de même pour les personnages eux-mêmes,
qui font à plusieurs reprises preuve de leur manque de familiarité avec cette maison dans
laquelle ils viennent d’aménager. Ainsi, les voit-on par exemple faire plusieurs fois le tour de
presque tout le praticable, pour arriver en un lieu peu éloigné de leur point de départ ou
encore chercher quelle partie de la paroi en verre coulisse pour pouvoir la franchir ; ils
semblent ne pas avoir encore bien repéré tous les passages possibles entre et à travers les
cloisons. Cette confusion des repères spatiaux, pour le spectateur comme pour les
personnages, est d’autant plus efficiente qu’elle s’opère dans un espace très dépouillé. À la
complexité du fonctionnement du dispositif s’oppose en effet la sobriété du décor, la nudité et
la vacuité de l’intérieur suggéré.
2.4. John Gabriel Borkman
2.4.1. Un espace symbolique, expressionniste et/ou minimaliste
Deux aspects confèrent à la scénographie de John Gabriel Borkman un caractère
particulièrement symbolique : la présence de la fumée artificielle et l’utilisation des lumières.
360
Chapitre III – La Scénographie
Les nuages de fumée peuvent être partiellement “inspirés” par les didascalies d’Ibsen qui
précisent qu’au premier acte, on peut apercevoir des « tourbillons de neige » derrière la baie
vitrée du salon, et que le quatrième acte se déroule dans une tempête de neige, à la montagne.
Dans la représentation de la Schaubühne, le brouillard joue toutefois un rôle autrement plus
important. Dès le début du spectacle, la paroi qui clôt l’espace au lointain se soulève de
quelques centimètres et laisse s’échapper de la fumée sur le plateau. L’appel d’air venant de la
salle fait que le brouillard coule pour ainsi dire sur le sol en direction des spectateurs et baigne
les pieds des acteurs, les faisant disparaître jusqu’aux chevilles. Les personnages apparaissent
ainsi d’emblée comme des revenants, symboliquement encore dans le Léthé. La même chose
se produira également à la toute fin de la représentation, lors du délire de Borkman qui,
rappelons-le, se déroule chez Ostermeier dans son salon et non à la montagne. Le brouillard
qui vient de nouveau envahir le plateau peut alors s’apparenter à celui qui, symboliquement,
obscurcit l’esprit du banquier. Entre ces scènes d’ouverture et de clôture de la représentation,
la fumée reste constamment présente, mais cantonnée au lointain, derrière la paroi.
John Gabriel Borkman, 2008, © Jan Pappelbaum.
Les nuages de fumée, qu’ils soient sur le plateau ou qu’ils moutonnent derrière la
cloison
translucide
du
fond,
contrastent
avec
les
éléments
naturalistes
de
la
scénographie (meubles, portes, objets) et introduisent un décalage par rapport à la figuration
plutôt réaliste qui fut l’apanage des trois scénographies ibséniennes précédentes. L’univers
semble par là irréel, inquiétant, mais aussi romantique, comme celui d’une peinture de Caspar
David Friedrich44 ; il acquiert en tout cas une forte dimension théâtrale. L’utilisation de la
fumée donne ainsi à toute la représentation un ton métaphorique, voire allégorique ou
44
On songe notamment au Voyageur au-dessus de la mer de brume de 1818.
361
Chapitre III – La Scénographie
mythique, qui n’est par ailleurs pas tout à fait absent de la pièce d’Ibsen : les nombreuses
métaphores et images du texte liées au minerai ou à la montagne s’en trouvent renforcées.
Cette dimension symbolique est également appuyée par l’éclairage, notamment à la fin
du spectacle. Comme nous l’avons déjà décrit, le plateau est à ce moment-là éclairé
uniquement par un projecteur sur pied situé derrière la paroi du fond, au centre et à hauteur
d’homme. Son faisceau rond, noyé dans le brouillard, acquiert ainsi un caractère extrêmement
métaphorique, rappelant le soleil ou la lumière au fond du tunnel, et annonce par là la mort
prochaine de Borkman.
John Gabriel Borkman, 2008, © Jan Pappelbaum.
L’utilisation de la lumière dans la scénographie de John Gabriel Borkman lui donne
également une dimension expressionniste. Comme nous l’avons déjà remarqué, les trois
projecteurs (l’un derrière la porte à jardin, les deux autres, frontaux, au pied de chaque cloison
de côté) dont les faisceaux balaient le plateau, dessinent au sol des zones de lumière et
d’ombre très nettement délimitées et contrastées. Les ombres des personnages, meubles, et
objets ainsi éclairés, projetées sur les murs et le sol, allongées, déformées, torturées, semblent
par conséquent habiter, voire hanter la maison au même titre que ses occupants de chair et
d’os. Le tout laisse donc planer au-dessus de cet univers un air de menace45.
Enfin, ce dispositif est en même temps, “paradoxalement”, minimaliste. Cela ne tient
pas seulement à la simplicité des formes, à la vacuité de l’espace, au nombre restreint d’objets
scéniques, ou à la sobriété chromatique de la scénographie (essentiellement des tons de gris)
45
L’on se souvient alors de la fameuse séquence du Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene (1920)
où l’on observe l’ombre de la main de Cesare sur un mur, les doigts monstrueusement prolongés et déformés, qui
se préparent pour étrangler Jane.
362
Chapitre III – La Scénographie
mais au fait que tout se passe dans une seule aire de jeu, ce qui est un fait inhabituel pour un
spectacle d’Ostermeier, comme l’est par ailleurs, ici, l’absence quasi totale de la musique.
Une conséquence majeure de ce parti pris et de ce traitement esthétique est que l’accent est
mis d’abord sur le jeu des acteurs, lesquels sont invités à mettre cet espace en valeur, à
l’ “habiter”.
363
Chapitre III – La Scénographie
3. Points communs et divergences : une évolution évidente vers l’épure
La façon dont la scénographie de Pappelbaum aborde l’espace ibsénien est gérée
quasiment par les mêmes principes dans les quatre cas, ce qui permet de tracer, à travers
certains rapprochements, les jalons de l’évolution de la manière dont Pappelbaum et
Ostermeier appréhendent le milieu bourgeois où se déroulent les drames.
Il y a d’abord, et surtout, la dimension architecturale des quatre dispositifs, les trois
premiers “inspirés” par le travail de l’architecte germano-américain, Ludwig Mies van der
Rohe46, le quatrième, celui de John Gabriel Borkman, suivant les mêmes principes de
l’architecture moderne avec pour élément majeur, la cloison – coulissante ou non.
Cependant, si l’appartement des Helmer accuse une dimension verticale, avec nombre
de plans et d’escaliers superposés, la maison du constructeur Solness se déploie, comme celle
d’Hedda Gabler, de façon horizontale. Il en va de même pour le décor de John Gabriel
Borkman où la dimension verticale (les deux étages prévus par Ibsen) a été remplacée par une
construction à niveau unique.
Ces quatre scénographies sont d’une grande théâtralité. Chez Nora, nous l’avons dit, le
décor est une véritable “machine à jouer”, au sens meyerholdien du mot, dans la mesure où il
détermine fortement le jeu des acteurs : il les contraint dans leur évolution dans l’espace, mais
leur permet également de diversifier les facettes et les moyens de leur jeu (faire des acrobaties
sur la balustrade, se servir de la passerelle comme pour un défilé, etc.). Dans la maison de
Solness et d’Hedda Gabler, c’est la logique de “surveillance” qui prédomine : la transparence
des cloisons et leurs imbrications dans la scénographie de Solness et celle d’Hedda Gabler
créent un effet labyrinthique qui permet aux personnages de se surveiller, de s’épier, les uns
les autres ; cet effet est renforcé en plus pour Hedda Gabler par le miroir géant suspendu aux
cintres et l’absence de mur de fond qui, laissant entrevoir au spectateur à travers les cloisons,
les rideaux noirs du fond de scène, lui rappelle constamment qu’il est au théâtre. Dans le cas
de John Gabriel Borkman, l’espace est dominé par la fumée, autre élément théâtral et
artificiel qui permet de résoudre la dualité intérieur / extérieur de la pièce, dont la fin est
censée se dérouler à la montagne, dans la neige.
46
Rappelons que pour Nora, Pappelbaum avait pris comme référence son fameux pavillon allemand de
l’exposition universelle de Barcelone de 1929 et l’on retrouvait chez les Helmer le fameux mobilier conçu à cette
occasion. Des œuvres plus tardives de l’architecte furent à l’origine des choix du scénographe pour Le
Constructeur Solness et pour Hedda Gabler, respectivement la Crown Hall (1956) et la maison Farnsworth
(1951).
364
Chapitre III – La Scénographie
Les quatre scénographies disposent toutes d’un plateau tournant. Dans les trois
premiers cas, Nora, Le Constructeur Solness et Hedda Gabler, où l’ensemble du décor est
posé sur une tournette, la fonction de ce dispositif giratoire semble la même : souligner et
renforcer la tridimensionnalité des constructions et permettre à tout moment de changer la
perspective et le regard du spectateur, pour mettre en valeur telle aire de jeu plutôt qu’une
autre. Alors que dans John Gabriel Borkman, le plateau tournant étant directement intégré
dans le dispositif, son usage sert un autre but : il permet de basculer entre les deux lieux
dramatiques figurés par la scénographie, le salon et le bureau du banquier.
Chacune des trois premières scénographies est divisée en plusieurs aires de jeu dans
lesquelles les comédiens peuvent évoluer simultanément : il y en a sept dans Nora, trois dans
Le Constructeur Solness et quatre dans Hedda Gabler. Au contraire, dans John Gabriel
Borkman, le plateau tout entier n’offre qu’une seule aire de jeu, indivisée. Ainsi, si dans les
trois premiers cas, les dispositifs permettent au metteur en scène de répartir l’action entre les
différentes aires de jeu (plus éventuellement l’écran de projection), selon un procédé de
montage quasi cinématographique, d’orchestrer plusieurs situations scéniques parallèlement,
de les faire se répondre ou entrer en opposition (selon ce principe du contrepoint scénique
fréquemment exploité par Ostermeier), on observe dans John Gabriel Borkman une réduction
de ces procédés, qui amène à un resserrement de l’attention du spectateur sur une seule action
à la fois.
Sur l’usage et la présence des accessoires et objets scéniques, les scénographies
divergent. Les maisons de Nora et de Solness comportent un grand nombre de meubles (sofas,
fauteuils, tabourets, bureaux, tables, chaises, étagères etc.), alors qu’un seul sofa
surdimensionné domine le salon d’Hedda et que l’ameublement de celui de Borkman n’est
guère plus chargé. Les deux premières demeures regorgent également de différents objets
personnels, équipement de la maison et babioles variées, tandis que chez Hedda et chez
Borkman, au contraire, on ne trouve que très peu d’objets, les maisons sont presque vides et
très peu équipées. Pourtant, d’après Ibsen, les familles Helmer et Tesman sont dans la même
situation (elles viennent toutes deux d’aménager dans un nouveau foyer), alors que les
Solness sont dans une condition inverse : ils s’apprêtent à quitter leur demeure pour s’installer
dans la nouvelle maison qu’ils viennent de construire. Quant à Borkman, le banquier, on
l’apprend dans la pièce, n’ayant plus le droit de rien posséder, la vacuité scénique suit la
logique ibsénienne.
365
Chapitre III – La Scénographie
Cependant,
l’évolution
la
plus
importante
entre
ces
quatre
propositions
scénographiques se lit à travers leur point commun le plus marquant qui est l’ancrage dans
l’univers bourgeois contemporain et la manière, plus ou moins détaillée et réaliste, dont elles
dépeignent ce milieu. Deux constats se dégagent de cette comparaison : la tendance vers la
simplification, la vacuité et l’épure d’abord, et la disparition progressive du réalisme qui en
résulte47. En effet, partant d’un dispositif très riche, dense et figurant un intérieur de façon
assez détaillée et naturaliste (Nora), on est passé à un autre, un peu moins chargé, et dont le
réalisme est remis en cause notamment par sa blancheur uniforme (Le Constructeur Solness),
puis à un troisième, assez vide et au fonctionnement complexe dont le caractère théâtral est
souligné à l’aide d’un immense miroir accroché dans les cintres (Hedda Gabler), pour arriver
à un dispositif très épuré, tant dans sa forme que dans son fonctionnement, quasiment abstrait,
et à forte connotation symbolique (John Gabriel Borkman).
47
C’est l’effet que produit bien sûr le brouillard de John Gabriel Borkman, mais celui-ci fait écho à un
autre élément naturel présent dans les trois spectacles précédents, à savoir l’eau : dans Nora, elle est là à travers
l’aquarium géant placé au centre du dispositif, dans Le Constructeur Solness, elle jaillit du tuyau en plastique
avec lequel Aline arrose ses plantes, et dans Hedda Gabler, elle ruisselle sur les vitres pour évoquer la pluie.
366
Chapitre III – La Scénographie
4. Réception de la scénographie
Nora
La scénographie a attiré l’attention de la quasi totalité des critiques, qui l’ont décrite
ou commentée à divers degrés, relevant surtout la tonalité Bauhaus de l’architecture, le
mobilier Mies Van der Rohe48, et pointant l’omniprésence de l’énorme aquarium, un objet
« récemment encore typique de la Berlin-Mitte »49, dit le critique de Die Welt,
« surdimensionné, [et qui] renvoie au fait qu’Helmer, qui s’est élevé au poste du directeur de
la banque, n’a pas pu renoncer entièrement, même en tant que nouveau riche, à ses rêves de
petit-bourgeois »50, note aussi C. Bernd Sucher.
Les divers qualificatifs et expressions utilisés par les critiques soulignent avant tout le
goût et l’esthétique de la demeure des Helmer : « loft noble et rigide […] appartement de
rêve »51, « appartement penthouse chic »52, « domicile yuppie luxurieux »53, « un bien-être
décent et d’un goût sûr »54, « foyer design »55, « un bel appartement : loft en duplex »56,
« demeure de bourgeois contemporains à la page, avec mobilier de chez Knoll »57.
Les rotations du dispositif scénique de Jan Pappelbaum font également l’objet de
nombreuses remarques aussi bien positives que négatives. Nous avons déjà rapporté
l’importance que leur accorda C. Bernd Sucher : « Un vertige violent s’empare de tous. Ils
48
Ainsi R. Schaper dans son article « Schoppen und Fischen », op. cit. : « La scène de Jan Pappelbaum
expose amplement les ambitions sociales des Helmer : une architecture bauhaus ouverte, sur plusieurs étages,
meubles Mies van der Rohe ». (« Jan Pappelbaums Bühne stellt den gesellschaftlichen Ehrgeiz der Helmers
üppig aus : eine offene Bauhaus-Architektur über mehrere Etagen, Mies-van-der-Rohe-Möbel [...]. »), M.
Merschmeier dans « Mama oder Prada ? », op. cit. : « Barcelona-chairs et –sofa » et « morceau de Bauhaus »,
(« Barcelona-Chairs une –Liege », « das Bauhausteil ») ou encore C. Funke dans « Nora schiesst sich frei »,
in Neue Zürcher Zeitung, 20 décembre 2002, « un paysage de pièces de Bauhaus, prêt pour une exposition »,
(« eine ausstellungsreife Bauhaus-Zimmerlandschaft »).
49
M. Heine, « Ein Fisch namens Nora », in Die Welt, 28 novembre 2002. (« Wie es für Berlin-Mitte
kürzlich noch typisch war ».)
50
C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », op. cit., (« Ein übergroßes Aquarium, […] verweist
darauf, dass Helmer, der zum Bankdirektor aufgestiegen ist, sich auch als nouveau riche nicht ganz von seinen
Spießerträumen hat lösen können ».) De son côté, R. Solis remarque que « l’aquarium géant focalise les regards
et les angoisses », dans « Un couple épatant », in Libération, 2 octobre 2004.
51
A. Dürrschmidt / T. Irmer, « Generation Ich zwischen Aktualisierung und Atomisierung », in Theater
der Zeit, janvier 2003. (« ein edel zurückhaltendes Loft », « Traumwohnung ».)
52
C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », op; cit. (« eine schicke Penthouse-Wohnung ».)
53
P. Iden, « What now, my love ? », in Frankfurter Rundschau, 28 novembre 2002. (« in der luxuriösen
Umgebung eines Juppie-Domizils ».)
54
C. Funke, « Nora schiesst sich frei », op. cit.. (« dezenter, geschmackssicherer Wohlstand ».)
55
E. Slevogt, « Die Leiche im Aquarium », op. cit. (« Designerheim ».)
56
F. Darge, « L’emprisonnement conjugal dans un loft de verre et métal », op. cit.
57
J.-P. Léonardini, « Un thriller conjugal haletant », op. cit..
367
Chapitre III – La Scénographie
perdent l’équilibre, la mesure, la convention et les masques »58, comme l’agacement qu’elles
éveillèrent chez M. Merschmeier : « On nous donne plus tard à voir le salon encore et encore
sous un autre angle »59.
Le Constructeur Solness
Les critiques réservent à la scénographie du Constructeur Solness une réception
généralement positive, parlant d’un « décor techniquement parfait »60, si ce n’est d’une
« attraction en soi »61. Ils commentent surtout le caractère architectural de la construction, en
écho avec le sujet de la pièce ; certains soulignent son côté « aussi onéreux que
fonctionnel »62, d’« un désordre chic, minimaliste et élégant »63, alors que d’autres trouvent
qu’il y « règne une austérité moderne et cool, modèle IKEA en blanc »64. Plusieurs d’entre
eux remarquent l’absence de murs fixes (« le scénographe Jan Pappelbaum a créé des
séparations dans l’espace, mais n’a pas dressé des murs »65) et mettent un accent particulier
sur les dimensions labyrinthiques de cet univers :
« Les solutions spatiales de ce foyer enchevêtré comme un labyrinthe et au style froid,
de Solness, ancienne vedette de l’architecture, puis constructeur, devient la cage d’un couple,
séparé depuis longtemps »66.
On pointe dans la scénographie les indices du mode onirique67 ou irréel de la
représentation68, et on relève son côté impersonnel et froid : « Cela pourrait être une patinoire.
Tellement c’est glacial ici. Tellement ça glisse. Interdit de toucher ! »69.
58
C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », op. cit. Même impression et explication chez J.
Schidlow : « Ce climat d’incertitude […] est souligné par le décor, qui […] semble, dès qu’il pivote, annoncer
une catastrophe ». J. Schidlow, « Le feu dans la Maison », op. cit.
59
M. Merschmeier, « Mama oder Prada ? », op. cit.
60
Critique du Wiener Zeitung, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de
Vienne, www. burgtheater. at. (« Das technisch perfekte Bühnenbild ».)
61
Critique du Die Presse, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de Vienne,
www. burgtheater. at. (« Eine Attraktion für sich ».)
62
Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« so kostspielig wie funktional ».)
63
« Kräftiger Applaus für Baumeister Solness in Wien », op. cit. (« Eine schick minimalistische, elegante
Anordnung».)
64
Ulrich Wenzierl, « Ganz graziöse Alterspanik », op. cit. (« Überall herrscht die moderne, coole
Trostlosigkeit Modell Ikea weiß ».)
65
Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« Bühnenbildner Jan Pappelbaum hat
Raumteiler hineingesetzt, keine Wände ».)
66
Critique du Wiener Zeitung, op. cit. (« Die Raumlösungen im kühl gestylten, labyrinthisch
verschachtelten Heim des sich eher als Stararchitekt denn als Baumeister gebärdenden Solness wird zum Käfig
für ein Ehepaar, das sich längst auseinander gelebt hat ».)
368
Chapitre III – La Scénographie
Un seul critique, Rüdiger Schaper, évoque la “parenté”, pourtant assez évidente, de
cette « architecture d’intérieur transparente dans laquelle habitent le mensonge, le désespoir et
le sadisme »70, avec celle de Nora, en se demandant si elle « n’habiterait [par hasard] à
côté ? »71.
Hedda Gabler
Les critiques s’arrêtèrent principalement sur le fait que la scénographie d’Hedda
Gabler renvoie à l’architecture de l’environnement immédiat de la Schaubühne : « le décor
réfléchissant de Jan Pappelbaum figure le monde de prospérité de Charlottenburg, autour du
Kudamm »72, « on aurait pu le transplanter dans les rues autour du Kudamm
d’aujourd’hui »73, ou qu’il fait penser à « une maison chic telle qu’on pourrait en voir dans
l’une des rues de Charlottenburg »74.
Franz Wille, pour le Theater heute, parle de la « stérilité »75 ce « foyer de design rigide
et chic à en mourir, composé d’angles droits, de façades en verre et béton […] sans visage,
sans histoire, lavable et universellement moderne »76. Reinhard Wengierek écrit dans Die
Welt que la pièce nous est « présentée sur une tablette argentée tournante, comme une
67
« Le décor […] souligne dès le début l’atmosphère de rêve : des images floues contrastent avec la clarté
nette », ibid. (« Das […] Bühnenbild […] unterstreicht vom ersten Moment an die Traumstimmung:
verschwimmende Bilder kontrastieren mit überscharfer Klarheit ».)
68
« Ses décors, que Jan Pappelbaum construit parfois imposants, parfois flottants, fonctionnent comme un
verre fumé : derrière eux résident des forces qui nous observent et nous jugent », comme le remarque Peter
Kümmel dans son article « Besucht mich im Traum », op. cit. (« Seine Bühnen, die Jan Pappelbaum mal
wuchtig, mal schwebend konstruiert, funktionieren wie Einwegspiegel: Hinter ihnen hausen Kräfte, die uns
studieren und über uns Gerichtstag halten ».)
69
Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« Sie könnten alle mit Schlittschuhen
herumlaufen. So eisig ist es hier. So glatt. Berühren verboten! ».)
70
Ibid. (« Transparente Innenarchitektur, in der Lüge, Verzweiflung, Sadismus wohnen ».)
71
Ibid. (« Nora wohnt nebenan!? ».)
72
Knut Lennartz, « Wohlstandsverwahrlos », op. cit. (« Jan Pappelbaums verspiegelte Bühne steht für die
Charlottenburger Schein-Wohlstandswelt rund um den Kudamm ».)
73
Reinhard Wengierek, « Tödliche Lächerlichkeit », op. cit. (« Er könnte sich just in den KudammSeitenstraßen der Gegenwart zugetragen haben ».)
74
Dirk Pilz, « Das Drama von Nichts », in Berliner Zeitung, 28 octobre 2005. (« Ein schmuckes Haus, zu
vermuten in einer Charlottenburger Seitenstraße ».)
75
(« Sterilen ».) « Aseptisé » (« aseptisch ») pour Peter Laudenbach, « Eine Frau unter Einfluss », op. cit.
76
Franz Wille, « Die Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« Ein todschick erstarrtes Designerheim aus
rechten Winkeln mit Glasfassaden, erstarrter Beton […], gesichtslos, geschichtslos, abwaschbar
allerweltsmodern ».)
369
Chapitre III – La Scénographie
expérience de laboratoire croustillante »77 et la critique de Tagesspiegel rejoint ce point de
vue en parlant d’une « maison monstre, cauchemar en verre et en béton »78.
Ce décor n’est « pas aussi pompeux que pour Nora, mais néanmoins plus raffiné »79. Il
nous semble toujours assez curieux qu’un seul critique ait fait le rapprochement avec la
précédente scénographie ibsénienne de Pappelbaum à la Schaubühne, et rares sont ceux qui
dépassent la description, pour remarquer que « la scénographie de Jan Pappelbaum
correspond parfaitement à la philosophie de la représentation »80.
Les critiques français quant à eux, semblent interpelés dans cette « scénographie
extraordinaire »81 surtout par le miroir, qui pour certains « offre encore un autre angle de vue
sur les hors champ et les coulisses de la façade sociale »82, et pour d’autres constitue un
élément filmique et de mise en abyme :
« Thomas Ostermeier nous installe sur un plateau de cinéma, comme si – mais on ne
le découvre vraiment qu’à la fin – un tournage avait lieu et que la maison transparente
surmontée d’un miroir qui démultiplie les scènes, les attaques, fragmente les visions et chasse
tout angle mort, n’était qu’un décor »83.
John Gabriel Borkman
La fumée artificielle, l’élément principal et omniprésent dans la scénographie de John
Gabriel Borkman, est le point de focalisation de la plupart des critiques, qu’ils abordent
évidemment sous différents angles. Ils commentent l’aspect « irréel »84 et « mystique »85 que
77
Reinhard Wengierek, « Tödliche Lächerlichkeit », op. cit. (« Auf dem rotierenden Silbertablett
demonstriert wie ein prickelndes Laborexperiment ».)
78
Christina Tilman, « Die Leiden der jungen H. », op. cit. (« Ein Monsterhaus, ein moderner Alptraum in
Glas und Beton ».)
79
Michael Bienert, « Zuerst ein Glas Sekt, dann die Pistole », op. cit. (« Nicht ganz so pompös wie bei
Nora, aber noch raffinierter ».)
80
Dirk Pilz, « Das Drama von Nichts », op. cit. (« Das Bühnenbild von Jan Pappelbaum passt sich perfekt
in diese Inszenierungsphilosophie ein ».)
81
Fabienne Darge, « Hedda Gabler, la suicidée de la société », in Le Monde, 8 février 2007.
82
Ibid. Dans L’Express du 6 février 2007, Laurence Liban parle d’ « une demeure ultramoderne où le jeu
des baies vitrées permet de confondre, ou de confronter, le dehors et le dedans ».
83
Armelle Héliot, « Anéantis », in Le Figaro, 6 février 2007.
84
Peter Hans Göpfert, « Schaubühne am Lehniner Platz, John Gabriel Borkman », op. cit. « L’on habite
des pièces spacieuses qui, d’un côté, sont vides, dans un souci de réalisme, avec peu d’objets, mais, d’un autre
côté, ont aussi un effet irréel, en raison du brouillard, implacable, qui flotte au sol et dans le fond ». (« Man lebt
in großen Zimmern, die einerseits realistisch leergeräumt sind, mit wenig Inventar, die aber auch unwirklich
scheinen, es nebelt unentwegt kräftig am Boden und im Hintergrund ».)
85
Simone Kaempf, « Vernebelter Endkampf der Gefühle », op. cit. « [Le décor montre] deux mondes à la
fois : celui de la nature, pleine de brouillard, mystique et curieusement sombre, et celui de l’habitat, serein et
correspondant aux normes, mais que Jan Pappelbaum rend cette fois-ci plus glacial et plus hostile à la vie
370
Chapitre III – La Scénographie
ce brouillard confère à l’espace et qui contraste avec le caractère architectural plutôt réaliste
du reste du décor ; la scène en deviendrait même « fantomatique »86, ressemblerait à un
« royaume ensorcelé du réalisme magique »87. Certains voient dans cette union du « décor
élégant et fonctionnel de Jan Pappelbaum, plexiglas et meubles précieux »88 et de cette
« maison dans les nuages, loin de la terre, dans un nulle-part entre le ciel et l’enfer »89, la
traduction de la caractéristique principale de la vie de ces personnages qui « n’ont pas de pied
dans la réalité »90. Selon de nombreux critiques, la fumée contribue largement à l’ambiance
générale hostile et « non-accueillante »91 de la maison de Borkman, à sa froideur qui en rend
le sol « glissant, pas uniquement au sens métaphorique, mais aussi au sens propre »92 ;
certains vont jusqu’à qualifier l’espace de « terrarium »93 ou d’ « aquarium »94, et d’autres
parlent même de « congélateur »95. Ainsi lit-on dans le Berliner Zeitung :
qu’auparavant ». (« […] das gleich zwei Welten auferstehen lässt: die vernebelte, mystische, merkwürdig dunkle
Natur und die genormte, abgeklärte Wohnwelt, die Jan Pappelbaum dieses Mal unterkühlter und
lebensfeindlicher denn je gestaltet hat ».) Matthias Heine estime, dans « Bei Ibsen wird mit SchuldVerschreibungen gezockt », op. cit., que « la fumée artificielle renforce le côté frissonnant et gothique de la
pièce », (« Der Bühnennebel verstärkt auch noch das Schauergotische im Stück ».)
86
Frank Dietschreit, « Thomas Ostermeier inszeniert in der Berliner Schaubühne Henrik Ibsens ‘John
Gabriel Borkman’ », in Maerkische Allgemeine, 16 janvier 2009. (« Eine gespenstische Bühne ».)
87
Ibid. (« Von magischem Realismus verzauberten Totenreich ».)
88
Ulrich Seidler, « Das Bisschen Wirklichkeit », op. cit. (« Die elegant-sachlichen Plexiglas- und EdelMöbel-Bühnenbilder von Jan Pappelbaum ».)
89
Eberhard Spreng, « Ibsen in Traumbesetzung », émission de la chaîne Deutschlandfunk du 11 décembre
2009. (« […] Haus in den Wolken, schon abgerückt von der Erde, in einem Nirgendwo zwischen Himmel und
Hölle ».)
90
Peter Hans Göpfert, « Ostermeier nimmt Ibsen nicht allzu ernst », op. cit.. (« Die Leute stehen mit ihren
Füßen nicht in der Wirklichkeit ».) Dans le même esprit, Matthias Heine note pour Die Welt (dans « Bei Ibsen
wird mit Schuld-Verschreibungen gezockt », op. cit.) : « il est archi-clair, que ces personnages ne posent que très
peu leurs pieds sur la terre ferme ». (« […] dass überklar wird, wie wenig diese Figuren auf dem festen Grund
der Tatsachen stehen ».)
91
Simone Kaempf, « Vernebelter Endkampf der Gefühle », op. cit.. « Le parquet luit comme un miroir, la
baie vitrée du salon monte jusqu’au plafond : un espace chic, mais guère confortable. À travers les fentes, il y a
un courant d’air pas accueillant du tout : le brouillard rampe au sol jusqu’aux pieds des spectateurs du premier
rang ». (« Das Parkett glänzt spiegelglatt, das Wohnzimmerfenster ist deckenhoch verglast, ein schicker, aber
kein behaglicher Raum. Durch die Ritzen zieht es ungemütlich: Bodennebel kriecht nach vorne bis vor die Füße
der ersten Zuschauerreihe ».)
92
Ulrich Seidler, « Das Bisschen Wirklichkeit », op. cit. (« […Der] Boden […] nicht nur von
metaphorischer, sondern auch von tatsächlicher Glätte ist ».)
93
Ibid. (« Terrarium-Bühnenbild ».)
94
Peter Hans Göpfert, « Ostermeier nimmt Ibsen nicht allzu ernst », op. cit.. « L’intérieur est aménagé
comme un aquarium ». (« Wie in einem Aquarium hat man sich in Räumen eingerichtet ».)
95
Michael Bienert, « Kältetod eines Kapitalistes », op. cit.. « À la Schaubühne, la maison du capitaliste
[…] ressemble à un congélateur. […] Tous les sentiments sont gelés dans cette maison. La carapace de glace sur
les âmes est si épaisse que le couple ne peut plus la briser ». (« An der Berliner Schaubühne ähnelt das Haus des
Kapitalisten […] einer Kühltruhe. […] Alle Gefühle in diesem Haus sind tiefgefroren. Der Eispanzer auf den
Seelen ist so dick, dass die Eheleute ihn nicht mehr sprengen können ».)
371
Chapitre III – La Scénographie
« La froideur sentimentale de Borkman se reflète dans le décor de Jan Pappelbaum : le
plateau tournant montre le salon et le bureau comme deux espaces froids aux murs blancs,
noirs et gris acier – la fumée artificielle gele toute l’ambiance »96.
Certes, pour quelques critiques, ce brouillard est surtout un élément esthétique,
esthétisant même, qui donne à l’espace scénique un caractère de « peinture »97, ainsi que le
remarque Katrin B. Müller :
« Le brouillard, dans cette ambiance scénique fonctionnelle […] est comme un
hommage aux peintres de la génération d’Ibsen. Le dramaturge, qui lui-même aurait aimé
devenir peintre, est parti en 1852 pour un voyage d’études à Copenhague et à Dresde avec
Johan Christian Dahl, célèbre pour ses esquisses de nuages. Celui-ci aurait certainement
beaucoup apprécié la manière dont la Schaubühne montre sur scène le temps et autres
phénomènes atmosphériques »98.
L’usage de la fumée pour ce John Gabriel Borkman donne lieu également à de
nombreuses mises en parallèle avec d’autres productions du théâtre allemand contemporain,
lequel aurait souvent recours à des éléments naturels pour habiter la scène, comme l’écrit la
critique du Tageszeitung : « le brouillard artificiel est donc très bien, tout comme la neige, la
pluie et la boue dont l’usage ces dernières années a suscité des espaces grandioses, et pas
uniquement à la Schaubühne »99. D’autres scénographies de Jan Pappelbaum à la Lehniner
Platz sont évoquées et mises en parallèle, notamment celles d’Hedda Gabler et de La Chatte
sur un toit brûlant100 qui, comme pour John Gabriel Borkman, proposent un espace assez
dépouillé, partant d’un praticable rectangulaire, sur lequel sont assemblées plusieurs cloisons
vitrées ou translucides. Le critique de Die Zeit résume :
« Thomas Ostermeier aime bien monter Ibsen – ceci dans des décors aussi froids les
uns que les autres, de sorte que ces mises en scène donnent l’impression de faire partie d’une
même édition d’œuvre complètes, “Ostermeier – Ibsen”. [… Les quatre représentations] se
96
Article de la DPA, paru entre autres dans Berliner Zeitung, 15 janvier 2009. (« Borkmans Gefühlskälte
spiegelt sich in Jan Pappelbaums Bühnenbild: die Drehbühne zeigt Wohn- und Arbeitszimmer als zwei kahle
Räume mit weißen, schwarzen und stahlgrauen Wänden - künstlicher Nebel lässt die Stimmung gefrieren ».)
97
Matthias Heine, « Bei Ibsen wird mit Schuld-Verschreibungen gezockt », op. cit. « Au début et à la fin,
la fumée artificielle moutonne sur le sol du décor de Jan Pappelbaum à la manière d’une peinture ». (« Zu Beginn
und am Ende wogt der künstliche Nebel malerisch auf dem Boden des Bühnenbildes von Jan Pappelbaum ».)
98
Katrin B. Müller, « Nebel des Grauens », op. cit. (« Der Nebel im sachlichen Bühnenambiente […] ist
wie eine Hommage an die Maler unter Ibsens Zeitgenossen. Mit Johan Christian Dahl, berühmt für seine
Wolkenstudien, ging der Dramatiker, der selbst gern Maler geworden wäre, 1852 nach Kopenhagen und Dresden
auf Studienreise. Dahl hätte sicher sehr zu schätzen gewusst, wie die Berliner Schaubühne das Wetter und andere
atmosphärische Erscheinungen auf der Bühne stattfinden lässt ».)
99
Ibid. (« Der Bühnennebel also ist super, wie ja überhaupt in den letzten Jahren an der Schaubühne und
nicht nur dort Schnee, Regen und Matsch grandiose Räume bilden ».)
100
Ainsi Eva Behrendt dans son article « Ibsens ‘Borkman’ in der Finanzkrise », op. cit., ou Simone
Kaempf dans la critique publiée sur le site nachtkritik.de, « Vernebelter Endkampf der Gefühle », op. cit.
372
Chapitre III – La Scénographie
déroulent dans des espaces quasiment vides. Le vacuum est leur force. L’on sent la luminance
d’un ciel dégagé »101.
Ainsi voit-on que, dans son ensemble, la critique allemande commenta abondamment
la proposition scénographique et y adhéra quasi unanimement102. La critique française, par
contre, lui prêta beaucoup moins d’attention, “l’expédiant” rapidement en quelques formules :
« maison glacée »103, décor « allusif »104, « très élégant. Très chic. Très sobre. Très
inconfortable en même temps »105.
101
Peter Kümmel, « Der Baum, in dem wir nisten », in Die Zeit, 22 janvier 2009. (« Thomas Ostermeier
[…] inszeniert gern Ibsen – und zwar in so einheitlich kühlen Kulissen, dass diese Inszenierungen aussehen, als
gehörten sie zu einer einzigen Ostermeier/Ibsen-Gesamtausgabe. […] Sie spielen in Räumen, die sich der Leere
nähern. Das Vakuum ist die Kraft hinter ihnen. Man spürt die Helligkeit eines ausgeräumten Himmels ».) Si
nous adhérons à ce que dit P. Kümmel sur la continuité des spectacles ibséniens d’Ostermeier, nous ne
souscrivons pas à cette impression de vide qu’il éprouve, étant donné les univers scéniques chargés et
complexes, notamment pour Nora et Le Constructeur Solness.
102
Une telle unanimité ne se produisit pas pour les autres composantes de la représentation ou pour le
spectacle en général, ce qui permit à Katrin B. Müller d’écrire (dans « Nebel des Grauens », op. cit.) : « Cette
fois-ci cependant, le brouillard est à peu près ce qu’il y a de mieux dans ce spectacle – et c’est le pire jugement
qu’on puisse porter ». (« Doch diesmal ist der Nebel auch so ungefähr das Beste an der ganzen Inszenierung und
das ist so ziemlich das schrecklichste Urteil, das man fällen kann ».)
103
René Solis, « Ibsen, la madone et l’escroc », in Libération, 10 avril 2009.
104
Brigitte Salino, « Thomas Ostermeier et Ibsen font l’autopsie de la catastrophe intime », op. cit.
105
Armelle Héliot, « John Gabriel Borkman dans la lumière d’Ostermeier », in Le Figaro, 10 avril 2009.
373
Chapitre IV – Mise en scène, jeu des acteurs et interprétation
IV.
MISE EN SCÈNE, JEU DES ACTEURS ET INTERPRÉTATION
Les pièces d’Ibsen témoignent d’un changement d’optique dans les choix du répertoire
d’Ostermeier ; toutefois, quant aux principes de la mise en scène et de la direction d’acteurs,
ces représentations sont autant de paradigmes de son travail, où se trouvent condensées
l’expression des moyens et les influences diverses qui traversent et régissent son théâtre.
Malgré l’ancrage évident de ses spectacles dans l’histoire théâtrale du vingtième siècle,
notamment par la convocation des principes de Brecht, Meyerhold et Stanislavski, il ne s’agit
pas pourtant d’un recul vers une esthétique passée, dépassée, vers un théâtre bourgeois
“intergénérationnel”, mais au contraire d’une affirmation des principes, éléments et
caractéristiques de l’art et de l’esthétique générale du metteur en scène, qu’il a su incorporer
ou injecter dans ses mises en scène ibséniennes.
1. Principes majeurs de la mise en scène des quatre représentations
1.1. Rythme et contrepoint scénique
Les principes musicaux jouent un rôle très important dans le théâtre d’Ostermeier ; ils
structurent sa pensée scénique, comme le metteur en scène le souligne à maintes reprises (cf.
le chapitre relatif à la mise en scène). Deux notions, originellement musicales, semblent
l’inspirer particulièrement pour ce travail sur la dramaturgie ibsénienne : le rythme et le
contrepoint. Ostermeier, à l’exemple de Meyerhold, porte un grand souci au découpage
rythmique de la représentation dans son ensemble, aux changements, voire cassures de rythme
qui doivent ponctuer la narration. Parmi ces quatre spectacles, les questions de rythme
traversent tout particulièrement celui de Nora : là, on a affaire à un rythme très soutenu,
quelquefois même frénétique, qui s’exprime à travers une gestuelle des comédiens souvent
excessive, des danses violentes et presque paroxystiques, et qu’appuie une musique
omniprésente ; en ce sens, le spectacle rappelle fortement les représentations rock
caractéristiques du théâtre d’Ostermeier dans les années quatre-vingt-dix à la Baracke. Les
scènes s’enchaînent rapidement, les explosions d’énergie alternant avec des moments de
calme et des tempos plus lents. Ce souci d’équilibre et de découpage rythmique de la
374
Chapitre IV – Mise en scène, jeu des acteurs et interprétation
narration est le dénominateur commun des quatre représentations, il est particulièrement
prononcé dans Nora.
Autre procédé fréquemment exploité par le metteur en scène, et là encore marque de
l’influence de Meyerhold, le contrepoint scénique qui se traduit notamment par l’utilisation de
la violence pour couper l’émotion, voire les débordements sentimentaux, dans certaines
scènes. L’un des exemples les plus remarquables de cette application du principe
meyerholdien se trouve dans la scène du deuxième acte de Nora, entre Krogstad et l’héroïne,
une scène qui, du point de vue dramaturgique, correspond à un point culminant de tension
psychologique, due la pression que le maître-chanteur exerce sur la protagoniste. Là,
Ostermeier fait coexister parallèlement, s’opposer et se succéder sans transition, de manière
contrapunctique, quatre registres tonals :
- suite à la discussion calme mais tendue entre les deux personnages autour de la fameuse
contrefaçon de la signature, plongeon soudain de Nora (Anne Tismer) sur le sac de Krogstad
(Kay Bartholomäus Schulze) pour tenter de récupérer sa lettre compromettante, qui déclenche
une lutte cruelle entre eux et une tentative de viol de Krogstad sur Nora ;
- arrêt soudain de la bagarre et reprise de leur dialogue sur un mode de séduction presque
tendre ;
- nouvelle cassure brutale du rythme par la gesticulation du petit soldat frénétique Nora sous
les ordres hystériques hurlés par Krogstad ;
- et enfin, sitôt le départ de Krogstad, musique douce, sur laquelle Nora, aidée de Monika, la
jeune fille au pair, se met posément à ranger la maison mise à mal par le passage du maîtrechanteur.
On retrouve cette même opposition simultanée de tonalités violentes et
mélodramatiques dans le Constructeur Solness, par exemple dans la scène entre le
protagoniste (Gert Voss) et Hilde (Dorothee Hartinger), où les personnages se mettent à rêver
sur des châteaux en Espagne qu’ils vont construire ensemble : au ton très calme, voire
amoureux, de leur conversation, s’oppose brutalement le geste de Solness qui attrape la jeune
fille par les cheveux et, serrant très fort, lui secoue sa tête au rythme de ses propos pourtant
par ailleurs pleins de tendresse. C’est sur l’orchestration parallèle de deux registres opposés
que se clôt également la représentation d’Hedda Gabler ; à l’image de l’héroïne (Katharina
Schüttler), affaissée morte au pied du mur éclaboussé de son sang, Ostermeier oppose le
délire créatif et joyeux du couple Tesman (Lars Eidinger) – Thea (Annedore Bauer), tournés
vers l’avenir, ignorants du suicide d’Hedda.
Ces procédés, outre le fait qu’ils produisent un effet fort sur le spectateur, servent
375
Chapitre IV – Mise en scène, jeu des acteurs et interprétation
naturellement à mettre à distance la narration, à lui permettre de s’affirmer comme telle, pour
chercher l’adhésion du spectateur, non par l’illusion, sur un plan émotionnel, mais sur un plan
rationnel, dialectique, donc critique.
1.2. Une influence cinématographique revendiquée
L’influence du cinéma dans l’œuvre d’Ostermeier, des formes et des procédés
filmiques, que nous avons déjà constatée, se retrouve dans ses mises en scène des pièces
d’Ibsen. Tout d’abord, dans ce que l’on pourrait appeler des “arrêts sur images”, qui coupent
court aux émotions : les acteurs s’immobilisent soudainement pendant quelques
secondes, comme pour laisser aux spectateurs un temps pour “faire le point” sur l’évolution
du drame. Ainsi de Schüttler, lorsque son Hedda s’apprête à casser l’ordinateur de Lövborg à
coups de marteau : juste avant de le laisser tomber sur l’appareil, la comédienne s’immobilise
un instant, son “arme” au-dessus de sa tête, comme pour libérer ce moment de toute charge de
réalisme psychologique1. Auparavant, Hedda avait assisté au dialogue entre Tesman et le juge
Brack (Jörg Hartmann), où celui-ci les informait de la renaissance sociale et académique de
Lövborg, dans cette même position immobile, muette, amorphe, appuyée contre la porte en
verre, les mains derrière le dos. On note une attitude similaire chez le Solness de Voss qui, à
plusieurs reprises au cours de la représentation, s’approche de très près de ses partenaires,
colle à leur corps sa stature imposante, immobile et muet, comme pour réajuster un rapport de
force, leur signaler sa supériorité. Quant au Borkman de Josef Bierbichler, qui se retrouve à
de nombreuses reprises seul, à arpenter son bureau de long en large : à chaque fois, parvenu à
l’une des extrémités du plateau, il s’arrête brusquement, se fige longuement et se tourne vers
le public, comme s’il le sollicitait, avant de reprendre par un demi-tour le cours de sa marche.
Casser l’illusion de la convention théâtrale et insister sur la figure de l’acteur derrière le
personnage semble, là encore, la vocation première de ces arrêts.
Ces coupes volontaires et ces suspens dans la dynamique émotionnelle ont deux
conséquences majeures. La première est de proposer un jeu souvent expressionniste,
antinaturaliste, pour un théâtre, une pièce et un auteur pourtant emblématiques du naturalisme,
1
« Ce que [l’acteur] ne fait pas doit être contenu et subsister dans ce qu’il fait. De cette manière, toutes
ses phrases et tous ses gestes se présentent comme des décisions, le personnage demeure sous contrôle et subit
des tests. Dans le jargon du métier, nous appelons ce procédé la détermination du Non pas – Mais ». (B. Brecht,
L’art du comédien, op. cit., p. 130.)
376
Chapitre IV – Mise en scène, jeu des acteurs et interprétation
et de ce fait, Ostermeier s’inscrit ainsi dans la lignée des metteurs en scène qui abordent Ibsen
au-delà de cette esthétique. Ainsi, dans la fameuse scène de la danse de Nora, où le jeu
corporel, hystérique et paroxystique d’Anne Tismer relève plutôt des arts martiaux que de la
danse, et qui dégénère vite en une gesticulation folle et effrénée. Autre exemple, toujours pris
dans la même représentation, le jeu de Kay Bartholomäus Schulze, lorsque Krogstad, qui
vient d’apprendre son licenciement, face à Nora, pousse un long cri animal, inhumain. Dans
John Gabriel Borkman, c’est Sebastian Schwarz (Erhard) qui use de ce jeu corporel, excessif
et décalé, lorsqu’il se met à courir en tous sens sur le plateau et à crier hystériquement, tel un
fauve en cage, qu’il est jeune et qu’il veut vivre. Ces modes de jeu, que l’on retrouve dans
toutes les représentations, ne renvoient à aucun comportement réaliste, à aucune attitude
humaine sensée, à rien de concret, à rien d’autre qu’à une théâtralité excessive. La deuxième
conséquence de ce principe de rupture de ton est de découper l’action selon une logique quasi
cinématographique. Dans Nora, pour certains critiques négatifs2, cela évoque surtout le
montage télévisuel, type “soap opéra”, et pour d’autres, plus positifs, celui du film
publicitaire3. Dans le Constructeur Solness, le découpage s’exprime par une simultanéité des
actions qui traverse toute la représentation : l’action se déroule parallèlement sur les trois
espaces de jeu du dispositif, qui sont tour à tour mis en valeur par la position du praticable
tournant à tel ou tel moment, comme par le cadrage plus ou moins serré d’une caméra.
D’autres allusions explicites à différentes formes proprement filmiques témoignent,
dans ces représentations, de l’influence cinématographique sur le travail d’Ostermeier
comme : le film noir, dont l’ambiance traverse tout Hedda Gabler, depuis la scène où
l’héroïne, telle une “vamp”, tire sur Brack, jusqu’à la fin où l’on voit les silhouettes de Brack,
Tesman et Thea à contre-jour derrière la porte translucide, à côté du corps inerte et maculé de
sang d’Hedda ; le cinéma expressionniste allemand, dans John Gabriel Borkman, notamment
à travers le travail scénographique : ombre et lumière, et surtout, le brouillard qui envahit
l’univers scénique. Par ce rappel et cet usage récurrent des moyens et des formes filmiques,
Ostermeier rejoint Meyerhold et Brecht qui souhaitaient user de ces techniques, pour affirmer
la narration, son accélération et sa mise à distance.
2
« La représentation s’ouvre comme un “daily-soap” », écrit Michael Merschmeier, « Mama oder
Prada ? », op. cit.. (« Die Aufführung beginnt wie eine Daily-Soap ».)
3
« Un remarquable travail sur le corps, les attitudes – il faut voir la façon tout droit sortie d’un film
publicitaire, dont Nora et Torvald s’enlacent et s’embrassent –, mené avec une énergie retenue qui explose dans
certaines scènes paroxystiques ». Fabienne Darge, « L’emprisonnement conjugal dans un loft de verre et métal »,
op. cit.
377
Chapitre IV – Mise en scène, jeu des acteurs et interprétation
1.3. Quelques inserts
Ostermeier insère également dans ces représentations des scènes muettes, non écrites