université paris ouest nanterre la défense pôle histoire des arts et
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UNIVERSITÉ PARIS OUEST NANTERRE LA DÉFENSE PÔLE HISTOIRE DES ARTS ET DES REPRÉSENTATIONS, EA 4414 ÉCOLE DOCTORALE LETTRES, LANGUES, SPECTACLES, EA 138 THÈSE DE DOCTORAT ARTS DU SPECTACLE : THÉÂTRE Jitka PELECHOVÁ LE THÉÂTRE DE THOMAS OSTERMEIER. EN QUÊTE D’UN RÉALISME NOUVEAU À L’APPUI DE QUATRE MISES EN SCÈNE DE PIÈCES D’HENRIK IBSEN Thèse dirigée par Monsieur le Professeur Jean-Louis BESSON Soutenue le 28 avril 2011 Membres du Jury : Georges BANU, Professeur des Universités, Université Paris III Jean-Louis BESSON, Professeur des Universités, Université Paris Ouest Doc. PhDr. Jan HYVNAR, CSc., Université Charles, Académie du Théâtre, Prague Jean JOURDHEUIL, Metteur en Scène, Maître de Conférences, Université Paris Ouest Prof. Dr. Nikolaus MÜLLER-SCHÖLL, Université de Hambourg $X[GHX[IRXVTXLRQWFKDQJpPDYLH HWVDQVTXLFHWUDYDLOQ·DXUDLWMDPDLVYXOHMRXU« Table des Matières INTRODUCTION 8 PREMIÈRE PARTIE : PARCOURS PROFESSIONNEL ET CHOIX ESTHÉTIQUES DE THOMAS OSTERMEIER 21 I. LA PÉRIODE DE FORMATION 1. Quelques éléments biographiques 2. La formation 2.1. L’École Ernst-Busch, une institution mythique 2.2. La période des études 2.2.1. Einar Schleef 2.2.2. Manfred Karge 2.2.3. Autres rencontres et premiers spectacles 2.3. Thomas Ostermeier enseignant 22 22 25 25 29 30 36 39 45 II. LES DÉBUTS 1. Le paysage théâtral berlinois depuis les années 1990 1.1. Les bouleversements provoqués par la chute du mur et la réunification 1.2. Volksbühne, Berliner Ensemble, Deutsches Theater, Maxim Gorki Theater : des institutions théâtrales berlinoises majeures 1.3. La question des générations 2. La Baracke du Deutsches Theater 2.1. Shopping & Fucking de Mark Ravenhill 3. En France 3.1. Une réception particulièrement favorable 3.2. Le Festival d’Avignon 49 49 49 1. 2. 3. 4. 5. III. LA SCHAUBÜHNE Une codirection 1.1. Contexte de la nomination de Thomas Ostermeier, Sasha Waltz, Jens Hillje et Jochen Sandig à la direction 1.2. D’un départ enthousiaste à une fin malheureuse Une cogestion 2.1. Le modèle de la “Mitbestimmung” 2.2. L’esprit de compagnie L’identité artistique de la Schaubühne sous la direction de Thomas Ostermeier L’organigramme, le financement et le public de la Schaubühne depuis 1999 L’héritage de Peter Stein 59 64 69 74 80 80 81 86 86 86 88 92 92 94 97 101 104 4 IV. LE RÉPERTOIRE 1. Le répertoire général de la Schaubühne 2. Le répertoire de Thomas Ostermeier 2.1. Les auteurs contemporains et les auteurs du passé 2.2. Ibsen comme auteur de prédilection 3. Le répertoire d’Ostermeier au regard de ceux de Stein et Castorf 110 110 114 114 120 124 V. L’AUTEUR, LE TEXTE ET LA DRAMATURGIE 1. L’auteur et le texte 2. Un dramaturge, Marius von Mayenburg 2.1. “Hausautor”, auteur associé 2.2. Dramaturge de production 2.2.1. Une « pratique transversale » 2.2.2. La collaboration avec Ostermeier 136 136 143 149 152 152 156 VI. LA SCÉNOGRAPHIE 1. Le rôle du scénographe 1.1. Jan Pappelbaum, un scénographe – architecte 2. La scénographie comme élément déterminant de l’esthétique générale 2.1. Un scénographe – dramaturge 2.2. Une revendication de fonctionnalité 2.3. Univers général ou “sculpture praticable” ? 2.4. Le rapport scène / salle, la place du spectateur 160 161 161 168 168 170 173 178 VII. LE JEU ET LA MISE EN SCÈNE 1. La direction d’acteurs 2. Les répétitions 3. Quelques principes de mise en scène 3.1. Des procédés cinématographiques 3.2. Insertions de scènes muettes 3.3. La place et l’utilisation de la musique 185 185 195 202 204 210 214 DEUXIÈME PARTIE : QUATRE PIÈCES D’HENRIK IBSEN MISES EN SCÈNE PAR THOMAS OSTERMEIER 218 1. 2. 3. 4. I. LA DRAMATURGIE IBSÉNIENNE Un réalisme social Du réalisme psychologique des personnages Le récit et la gestion du temps Nora, Le Constructeur Solness, Hedda Gabler, John Gabriel Borkman 219 220 222 225 229 5 II. L’ACTUALISATION ET LA TRANSPOSITION 1. Conditions de l’actualisation des quatre pièces d’Ibsen 1.1. Lieux de ces créations 1.2. Contexte social et politique 1.3. Thématiques majeures 2. Traduction et travail dramaturgique 2.1. Actualisations linguistiques et scéniques 2.2. Changements de la fin 3. Transposition 3.1. Spatialisation sociale 3.2. Actualisations factuelles 3.3. Actualisation des personnages 1. 2. 3. 4. III. LA SCÉNOGRAPHIE Les quatre espaces scéniques 1.1. Constructions 1.2. Projections (photos et vidéos) 1.3. Lumières 1.4. Objets scéniques 1.5. Les univers de Jan Pappelbaum et les indications d’Ibsen Décors et lecture des drames Points communs et divergences : une évolution évidente vers l’épure Réception de la scénographie 236 236 236 238 243 247 247 260 281 281 284 288 318 320 320 333 336 340 345 350 364 367 IV. LA MISE EN SCÈNE, LE JEU DES ACTEURS ET L’INTERPRÉTATION 1. Principes majeurs de la mise en scène des quatre représentations 374 1.1. Rythme et contrepoint scénique 374 1.2. Une influence cinématographique revendiquée 376 1.3. Quelques inserts 378 1.4. La musique 379 2. Jeu d’acteur et interprétation des personnages 383 2.1. Nora 383 2.2. Le Constructeur Solness 403 2.3. Hedda Gabler 416 2.4. John Gabriel Borkman 434 2.5. Une interprétation selon trois registres 450 CONCLUSION 455 BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE INDEX ANNEXES 463 487 494 6 7 Introduction INTRODUCTION Thomas Ostermeier, né en 1968 en Basse-Saxe, est considéré aujourdhui, à 43 ans, comme une personnalité artistique majeure, lun des metteurs en scène qui dominent depuis une dizaine dannées la scène berlinoise, sinon le théâtre européen contemporain. Par un concours de circonstances, jai découvert son travail, qui ma fortement intéressée, à Prague, en 1999 déjà, à peu près au moment où il prenait la direction de la Schaubühne. Jai donc suivi son parcours à la tête de cette prestigieuse institution, pratiquement depuis le départ. En 2003, jai vu la représentation de Nora, grâce à laquelle Ostermeier parvint à conquérir un large public et à consolider sa position à la Schaubühne durant sa quatrième saison. Cest à partir de cette date que jai commencé à étudier systématiquement son uvre, à suivre, spectacle après spectacle, saison après saison, lévolution de son travail, car il me semblait quil sagissait là dun parcours intéressant, qui pouvait éclairer mes propres interrogations sur le théâtre ainsi que ma pratique artistique. Lannée suivante, artiste associé au Festival dAvignon, Ostermeier montra quatre de ses spectacles et fit venir des metteurs en scène allemands dimportance, offrant ainsi au public français un panorama du théâtre allemand du moment. Limpact de cette rencontre fut comparé à celui queurent les visites du Berliner Ensemble au Théâtre des Nations à Paris, un demi-siècle auparavant Cette confrontation entre les mondes des théâtres allemand et français provoqua nombre de débats et discussions, mena à des réflexions souvent fructueuses et permit de renouer un dialogue fertile. Ayant suivi de près lévénement, jai pensé quune étude du travail dOstermeier, parce que si étroitement impliqué dans le bouillonnement artistique qui animait son pays, représentatif même de cette évolution, pouvait peut-être permettre de dégager, de saisir et de comprendre pour partie certains des bouleversements qui avaient affecté le paysage théâtral berlinois après la chute du mur. Cest par un premier travail universitaire sur Nora, puis un second sur Hedda Gabler, que jai commencé à explorer la substance et lefficacité de son art, lequel semblait trouver dans ces uvres dIbsen une bonne caisse de résonance. Tout en cherchant à situer son théâtre dans le contexte berlinois daprès la chute du mur, je me suis attachée à saisir en quoi consistait la particularité du travail dOstermeier, à quelles raisons tenait sa percée, sur quel savoir-faire reposait ce succès si durable. Car sur un plan esthétique, formel ou idéologique, il ny a là rien de vraiment exceptionnel, rien de 8 Introduction vraiment novateur. Cest à travers lanalyse de ses mises en scène, notamment celles des quatre pièces dIbsen quOstermeier a montées jusquà aujourdhui1, à létude de ses nombreuses entrevues, aux propos incisifs et quelquefois contradictoires, à lécoute de ses réponses à mes propres questions (puisque je me suis naturellement mise en contact avec lui et son équipe) et à la lecture de très nombreux écrits sur le metteur en scène, que jappréhende ici ce théâtre, tente de comprendre lintérêt quil suscite et les raisons de son succès. Le lieu et lépoque de lavènement dOstermeier, Berlin quelques années après la chute du mur, se prêtaient bien à lapparition de ce genre de figures artistiques, jeunes et pleines dallant, audacieuses et ambitieuses, porteuses de projets et de revendications. La Wende, le retournement de 1989, avait été perçu comme une nouvelle Stunde Null, une heure zéro, comme le point de départ dun nouveau monde ; pour faire table rase, lAllemagne avait besoin de personnalités fortes, à même de fonder un théâtre vivant qui incarnerait ce renouveau2. Cest dans cette logique que Frank Castorf avait été nommé à la tête de la Volksbühne en 1992, afin de mettre en place « un théâtre jeune, dans une volonté dinnovation »3 très vite cependant, son théâtre a bâti sa renommée sur une ostalgie forte, empreinte dun regard tourné ostensiblement vers le passé (lEst) plutôt que le présent. Mais cette tendance au jeunisme correspondait peut-être moins à un désir de lAllemagne de rompre avec son passé, quau besoin de trouver une nouvelle manière dassumer son histoire, de lappréhender et dévoluer à partir delle. En ce sens, la nomination du jeune Ostermeier à la direction de la Schaubühne fut un geste fort, qui fit contrepoids à la direction de Castorf : « La politique culturelle des années quatre-vingt-dix [à Berlin] (qui était probablement une politique culturelle sans auteur) a établi entre ces deux théâtres une tension, une relation algébrique de complémentarité, qui faisait de ces deux metteurs en scènes des sortes de jeunes premiers promis à un avenir commun, la réunification à venir »4. Toutefois, en 1999, Ostermeier revendiquait déjà son appartenance à une certaine tradition du théâtre européen, affirmant trouver lancrage et les références de son travail, pour 1 À lheure où nous déposons cette thèse, Ostermeier vient de créer une cinquième mise en scène dune pièce dIbsen, Les Revenants, au Toneelgroep dAmsterdam (première le 27 février 2011). 2 « Prendre acte de la fin dune époque », selon Jean Jourdheuil (« À bâtons rompus », in Frictions, n° 17, hiver 2011, p. 14.) 3 Ivan Nagel, « Überlegungen zur Situation der Berliner Theater », in Theater heute, mai 1999. (« Ein junges Theater, mit Innovationslust ».) 4 J. Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », in Theater der Zeit, juillet-août 2009. Nous citons la version française de cet article, que nous a aimablement communiquée son auteur, et qui a été par la suite publiée dans la revue Frictions, n° 15, automne 2009, sous le titre « Chacun pour soi dans les eaux tièdes du management européen » (pp. 55 63). 9 Introduction ne pas dire son inspiration, dans lhéritage de Vsevolod E. Meyerhold, principalement, et dans celui de Bertolt Brecht, sans renier celui de Konstantin S. Stanislavski. Est-ce là que résiderait lune des raisons de lintérêt de son théâtre : dans sa manière de renouer avec le passé sans pour autant se distancier du présent, à travers une démarche plurielle et synthétique qui, dune part dépasserait le clivage Est-Ouest, et de lautre conjuguerait des influences variées et contradictoires par le réemploi du spectre très large des procédés formels, esthétiques et idéologiques qui ont nourri le théâtre européen en général et le théâtre germanophone plus particulièrement ? Le parcours institutionnel dOstermeier est exemplaire : après trois spectacles proposés au bat, le studio de lÉcole Ernst-Busch, Ostermeier dirigea, de 1996 à 1999, le petit théâtre de la Baracke, trouvant immédiatement sa place au sein et à lombre du Deutsches Theater (recevant même, au bout de deux ans, une double invitation au Theatertreffen), pour prendre ensuite les rênes de la Schaubühne, avec Sasha Waltz, Jens Hillje et Jochen Sandig. Il fut présenté alors comme une figure de proue de la jeune génération et opposé, dune manière certainement trop rapide, aux vieux maîtres. À la tête de la Schaubühne, où il tenta de ressusciter lhéritage de Peter Stein (notamment en réactivant le principe de la Mitbestimmung, la cogestion, la participation aux décisions), il a pu redresser une maison qui se trouvait sur le « déclin »5 dans les années quatre-vingt-dix. Mais cette réussite, après la période de la Baracke, en tant que metteur en scène-directeur de la Schaubühne, aurait-elle été aussi forte si Ostermeier nétait passé maître dans lautopromotion de son travail et de celui de son équipe ? Jean Jourdheuil parle de ses « acrobaties communicationnelles »6, lesquelles ne sauraient masquer toutefois, selon lui, que cette Schaubühne daujourdhui, « cest autre chose »7. Anja Dürrschmidt, dans un essai datant de 2003, qualifie, elle, la carrière dOstermeier, de « phénomène médiatique »8 et parle dune « ascension toute faite pour les pages culturelles »9, que soutient un « amour apparemment inconditionnel des journalistes »10 à son égard. Cette activité de promotion trouve son pendant 5 J. Jourdheuil, « Le théâtre, la culture, les festivals, lEurope et leuro », in Frictions, n° 17, hiver 2011, op.cit., p. 46. Plus loin, il parle même de « lagonie longue ». 6 Ibidem. 7 Ibidem. 8 Anja Dürrschmidt, « Der Beschleunigung etwas entgegensetzen », in Anja Dürrchsmidt, Barbara Engelhardt (dir.), Werk-Stück. Regisseure im Porträt, Berlin, Theater der Zeit, 2003, p. 88. (« Medienphänomen ».) 9 Ibid. (« Ein Aufstieg wie gemacht fürs Feuilleton ».) 10 Ibid. (« Diese scheinbar grenzenlose Liebe der Journalisten ».) Elle remarque quOstermeier na pas vraiment participé à linvasion des scènes allemandes par la dramaturgie coolness britannique (même si, notons-le, il la dune certaine façon initiée) et relève que la critique du capitalisme quil a mise en avant avec 10 Introduction dans une diffusion intense à létranger. La forte présence de la Schaubühne dOstermeier en tournée ou, et principalement, dans divers festivals, en fait une institution incontournable de la scène internationale contemporaine et quasiment tous les spectacles dOstermeier sont présentés aux quatre coins du monde. Le prestige que cela confère au metteur en scène laiderait-il à renforcer sa position dans son pays dorigine11 ? Et du point de vue artistique, quels seraient les traits essentiels, les partis pris esthétiques qui régissent ce travail, à lorigine de son succès ? Premier constat majeur : derrière lélégance et la fluidité des spectacles dOstermeier, réside dabord une envie de raconter des histoires. La force de son travail se trouverait principalement dans la capacité du metteur en scène à traduire un récit : chaque élément de ses représentations semble être mis au service de la narration, laquelle est placée au centre de sa démarche. À une époque dominée par des formes théâtrales qui excèdent volontiers le texte, où les recherches des metteurs en scène (à Berlin comme ailleurs) sengagent bien souvent dans la voie dun théâtre quHansThies Lehmann a appelé postdramatique, sintéresser principalement au récit (des contemporains, mais aussi des classiques : Ibsen puis Shakespeare) relève donc dun défi. Est-ce là la singularité, la différence, la nouveauté Ostermeier12, là aussi ce quune partie du public attendait : entendre des histoires ? Et de quelle façon le metteur en scène y parvient-il ? Grâce à une énergie créatrice mobilisée principalement dans son travail avec les comédiens, son savoir-faire en matière de direction dacteurs ? Grâce à son habileté à créer des univers sociaux dans lesquels le spectateur puisse se reconnaître ; et en quoi leffet de réel produit concourt-il à réactualiser la forme théâtrale narrative ? Si le travail dOstermeier paraît en phase avec son temps, est-ce en raison des assemblages et montages de différentes techniques de jeu et dinterprétation dont use le metteur en scène, du fait de la diversité dans son approche des textes, de la variété des formes et contenus quil met en uvre, ou de lhétérogénéité qui en résulte sur le plan artistique ? La multiplicité de registres sur lesquels il a joué, durant la période de la Baracke déjà, peut-elle son équipe, nest pas en soi quelque chose qui puisse vraiment retenir lattention des médias. Pour Dürrschmidt, le succès vertigineux du metteur en scène est dû à la grande variété de directions quil a explorées à chacun de ses spectacles, essentiellement au début de sa carrière. 11 Cependant, cette activité a peut-être une répercussion dommageable directe sur lesthétique de certaines de ses représentations, car ces prouesses de communication et de diffusion saccompagnent fatalement d acrobaties de production qui débouchent sur ce phénomène, de plus en plus fréquent dans le théâtre actuel, que décrit Jean Jourdheuil quand, parlant des festivals, il voit dans leurs spectacles des « produits artistiques et culturels frelatés [ du] business culturel ». (« In den seichten Wassern des Managements », op. cit.) 12 Le principe de nouveauté, qui ferait la différence, conditionne fortement toute appréhension des uvres artistiques (quelles quelles soient), alors même que cela ne peut bien entendu être un critère de valeur en soi. 11 Introduction fournir lamorce dune explication à ce premier engouement immédiat dun public qui, las des approches trop systématiques répétitives des metteurs en scène, aurait été alors en demande dune ouverture dans léventail des spectacles mis à sa disposition ? Telles sont les questions que jai progressivement été amenée à me poser au cours de ma découverte de luvre de Thomas Ostermeier et auxquelles une mise à plat laborieuse et minutieuse de son uvre ma permis de répondre. Il me fallait voir ce quil en était réellement de ce réalisme nouveau que le metteur en scène avait annoncé dès son investiture à la Schaubühne (dans un manifeste) et quil continue toujours à défendre et prôner. Force était donc de me pencher dabord sur la place quoccupait Ostermeier dans le paysage théâtral berlinois actuel, en tant que metteur en scène mais aussi en tant que directeur de la Schaubühne, et de voir comment il y était parvenu. Ceci exigeait une lecture attentive de lensemble de son uvre : dans son évolution chronologique pour en déceler les particularités et en définir la singularité, et au regard de celle de ses pairs et de ses prédécesseurs, pour la situer dans le contexte global sociopolitique et culturel (berlinois bien sûr, mais aussi, plus largement, allemand et européen) où elle se produit. Le réalisme, donc : voir sil sagissait dun retour en arrière (alors quOstermeier est considéré comme une figure de proue du théâtre allemand), saisir en quoi il consistait et quel sens on pouvait lui donner aujourdhui, en des temps où cette notion paraît pour certains plutôt obsolète, et même tabou. Et, si effectivement les mises en scènes dOstermeier témoignent dun certain réalisme, il fallait étudier la manière dont cela se manifestait et les procédés, moyens, approches et parti pris quadoptait le metteur en scène pour y parvenir. Cest pourquoi, cette question du réalisme mapparaissant comme véritablement centrale, nodale, tout en mattachant à lensemble de luvre dOstermeier, je décidai de centrer mon étude sur ses quatre mises en scène de pièces dIbsen. Si Ostermeier a monté quatre de ses drames en si peu de temps, cest que lauteur lui permet de travailler sur des thèmes de société aisément adaptables à notre époque, tels le rôle de largent, la condition de la femme, le conflit de génération ou lexclusion sociale, des arguments en faveur de ce réalisme vers quoi tend le metteur en scène. Ces pièces lui offrent un terrain propice pour développer une double relation spéculaire, condition là aussi dun certain réalisme : dans un jeu de miroir entre les personnages et les spectateurs dabord, entre les personnages et les acteurs ensuite. Aussi, le tournant dans les choix de répertoire quopère Ostermeier en 2002 en montant Nora, est-il essentiel ; ceci dautant plus quà ce retour en arrière (partiel certes) à des pièces du passé correspondit celui du succès dOstermeier (après ses difficultés des débuts à la Schaubühne), 12 Introduction lequel venait comme valider cette quête de réalisme, tant le metteur en scène donnait là, dans ce premier travail sur Ibsen, sa pleine mesure, atteignait une forme de maturité. Lanalyse systématique de ces quatre représentations ibséniennes ma ainsi permis de cerner davantage mon sujet et dêtre à même de répondre à cette question du réalisme, en néludant aucun des points essentiels de la construction dun spectacle par lesquels elle pouvait passer : depuis le choix de la pièce par le metteur en scène, à sa réception par le public et la critique, en passant par les différentes phases de réalisation (traduction, actualisation, répétitions ) et lapproche de toutes ses composantes (espace, scénographie, musique, interprétation ). Autrement dit, jémis lhypothèse que la quête dune forme de réalisme était le moteur dOstermeier, quil en tire sa force créatrice ; par conséquent, cela me conduisit à la thèse que ses quatre mises en scène des pièces dIbsen13 lui avaient permis davancer (à contrecourant des tendances théâtrales contemporaines) dans cette recherche, délaborer son propre réalisme, synthèse de concepts et principes théâtraux fondamentaux. Ostermeier trouvait en Ibsen lauteur idéal par lequel il pouvait affirmer son théâtre et sa démarche artistique. Mon travail se divise en deux parties. La première examine le parcours professionnel de Thomas Ostermeier et ses choix esthétiques, la deuxième ses quatre mises en scène de pièces dIbsen. Après quelques informations dordre biographique, il commence par les années de formation du metteur en scène à lÉcole Ernst-Busch. Ostermeier revendique limportance constitutive de cette institution, mythique en Allemagne, pour la voie quil a empruntée par la suite ; et par ailleurs, cest là quil a également rencontré des personnalités qui lont durablement influencé (comme principalement Einar Schleef et Manfred Karge), là encore quil mène actuellement un enseignement dont la dimension expérimentale est essentielle pour son travail avec les acteurs. Le chapitre qui suit relate dans un premier temps le contexte de lascension fulgurante dOstermeier sur la scène berlinoise et internationale de la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, ses débuts : il situe le parcours du metteur en scène dans le cadre du théâtre allemand et berlinois de la chute du mur à aujourdhui. Pour cerner la situation institutionnelle 13 Même si celle de John Gabriel Borkman semble dune certaine façon faire exception. 13 Introduction et la politique culturelle de lépoque, il fait un examen du paysage théâtral berlinois depuis 1989, envisage les séquelles et les retombées de la réunification sur le système théâtral allemand en général et sur le réseau des principaux théâtres berlinois en particulier (la Volksbühne, le Berliner Ensemble, le Deutsches Theater, le Maxim Gorki Theater et le Schiller Theater) ; il donne un bref aperçu de lévolution et de lidentité de ces théâtres jusquà aujourdhui et se termine sur lévocation du conflit de générations que générèrent ces bouleversements. Dans un second temps, vient une présentation du travail dOstermeier à la Baracke du Deutsches Theater, qui dune part aborde les conditions statutaires et le fonctionnement de cette petite salle annexe, à partir de laquelle le metteur en scène sest imposé, et de lautre se penche sur lun des spectacles emblématiques de cette période, Shopping & Fucking de Mark Ravenhill, parce que déjà porteur de certaines marques caractéristiques du théâtre dOstermeier. En troisième lieu est résumé le parcours du metteur en scène en France, pays qui, depuis ses années détudes, lui réserve une réception particulièrement favorable et a contribué à son succès ; la présence régulière dOstermeier au Festival dAvignon depuis 1999, et notamment en 2004 lorsquil en fut artiste associé, révèle par ailleurs limportance quil attache à la diffusion et à la réception de son uvre hors de lAllemagne, lesquelles ne sont pas étrangères non plus à ce succès. La Schaubühne sous la direction dOstermeier fait lobjet dune attention particulière (troisième chapitre). Après une présentation des conditions et des particularités de la codirection tétracéphale du début et de son évolution dans les années suivantes, est examiné le fonctionnement de cogestion mis en place au cours des premières années de cette aventure : limportance accordée au collectif, à la compagnie (metteurs en scène, auteurs, collaborateurs artistiques, comédiens ) et à lesprit de troupe. Une troisième partie est consacrée à lidentité artistique de la Schaubühne sous Ostermeier. Elle est suivie dune autre sur le statut, le financement et le public de ce théâtre, en comparaison avec ceux des autres grandes institutions berlinoises. En dernier lieu est abordée la part de lhéritage de Stein pour la direction dOstermeier et la façon dont celui-ci assume le poids de cette succession. Le second volet de cette première partie sattache à cerner et à définir les choix esthétiques de Thomas Ostermeier. Il commence par un chapitre qui étudie sa politique de répertoire : après lexposition de lévolution de celui, général, de la Schaubühne, de 1999 à aujourdhui, il aborde celui du metteur en scène, en insistant sur le clivage qui sy opère entre auteurs contemporains et auteurs du passé et sur la place particulière quy tient Henrik Ibsen, dramaturge de prédilection dOstermeier. Ce travail analytique se clôt sur deux mises en parallèle : une première, qui confronte le répertoire dOstermeier à celui de Stein lorsquil 14 Introduction dirigeait la Schaubühne, permet de prolonger la réflexion sur lhéritage de celui-ci, entamée au chapitre précédent ; une deuxième, qui oppose le répertoire dOstermeier à celui de Frank Castorf, aide à mieux situer la pratique de celui-là dans le Berlin daujourdhui. Suit un chapitre sur le rapport du metteur en scène à la dramaturgie contemporaine. Y sont examinées dabord les attentes quOstermeier formule envers lauteur et le texte, en termes de récit, sa quête dune narration linéaire qui mette laccent sur les personnages, toutes exigences quil sagit de situer par rapport aux tendances de la dramaturgie et de la pratique scénique européennes contemporaines. La figure de Marius von Mayenburg, auteur dramatique, traducteur et conseiller littéraire et artistique dOstermeier depuis 1998, fait lobjet dune seconde partie qui, après une brève présentation de son uvre, se concentre sur son rôle au sein de la Schaubühne, où il est auteur associé, et sur sa collaboration avec le metteur en scène. À cette occasion est fait un petit détour sur le travail de dramaturge ou de conseiller littéraire et artistique (un métier qui nexiste pas de manière institutionnelle dans le théâtre français et, pour cela, est souvent difficile à saisir en France). Létude de la scénographie vient ensuite, selon une approche similaire : un rappel du rôle et de limportance quaccorde Ostermeier à cet élément précède la présentation du travail de Jan Pappelbaum, le scénographe attitré du metteur en scène depuis 1996. À la demande dOstermeier dun espace fonctionnel qui propose un rapport singulier entre la scène et la salle, serve au mieux la narration scénique et obéisse à ce réalisme en quête duquel est le metteur en scène, le travail de Pappelbaum répond judicieusement et efficacement ; il est devenu de ce fait déterminant pour lesthétique générale du metteur en scène. Ce chapitre aborde donc la particularité des dispositifs créés par le scénographe, leur inscription dans lunivers général du théâtre et les enjeux quils suscitent sur la place du spectateur : une réflexion quétayent des exemples concrets pris dans un grand nombre de ses scénographies pour les mises en scène dOstermeier, et que ponctuent des évocations de lhéritage de Meyerhold et Brecht, aisément décelables dans les choix qui guident la collaboration des deux artistes. Le dernier chapitre de cette première partie de la thèse est consacré au travail scénique dOstermeier à proprement parler. Dans un premier temps, il tente de cerner et de décrire les principaux aspects du travail du metteur en scène : sa manière de diriger les acteurs, le déroulement des répétitions et les différentes étapes de la création de ses spectacles. Il sintéresse ensuite aux principes de mise en scène récurrents dans luvre dOstermeier, comme les procédés cinématographiques quil transpose sur scène, les insertions de scènes muettes plus ou moins indépendantes des pièces, et lutilisation de la musique, un élément 15 Introduction capital pour lui. Cette réflexion se fonde essentiellement sur la notion de réalisme quil revendique, sur la définition quil en donne et la manière dont il se positionne par rapport à elle, dont il sen saisit dans ses spectacles pour la souligner ou la malmener. Elle est argumentée par de nombreux exemples pris dans ses mises en scène et, là encore, les influences de Stanislavski, Meyerhold et Brecht sont évoquées, quand elles semblent à lorigine directe de la démarche du metteur en scène. La seconde partie de la thèse est consacrée à lanalyse des quatre mises en scène par Ostermeier des pièces dIbsen. Elle passe par une description détaillée, une mise à plat et un décryptage systématiques, qui aident à repérer lapplication que le metteur en scène fait des éléments et principes observés dans la première partie. Les spectacles sont traités un par un et leurs mécanismes démontés méthodiquement. Chaque fois que cela paraît opérationnel, dans une logique comparative, des remarques sur les similitudes et les divergences existant entre les représentations ponctuent cette analyse, laquelle, parce que diachronique, permet par ailleurs de dégager une certaine évolution dOstermeier dans sa lecture de luvre dIbsen. Cette approche descriptive et minutieuse pourrait de prime abord sembler fastidieuse, mais elle nous a paru nécessaire pour rendre compte de ces spectacles, dans lobjectif annoncé de mettre à nu les mécanismes par lesquels Ostermeier parviendrait à ce réalisme visé. Un premier chapitre évoque les principales caractéristiques de la dramaturgie ibsénienne, sans chercher à être exhaustif ; il tente de saisir avant tout ce qui, dans luvre dIbsen, a pu retenir lattention du metteur en scène au point quil en ait fait son auteur de prédilection. Il sarrête ainsi sur le réalisme social et psychologique de ses pièces, sur les principes de narration mis en uvre et leur gestion du temps toute particulière. Il se clôt sur une brève présentation de chacun des quatre drames bourgeois quOstermeier a montés (Nora, Le Constructeur Solness, Hedda Gabler et John Gabriel Borkman), en mentionnant les points déterminants pour la lecture quil en a faite. Vient ensuite létude de la manière dont ces pièces ont été actualisées et transposées à lépoque contemporaine. Sont dabord relevées les thématiques majeures qui guident le travail dOstermeier et qui ont déjà été observées de manière récurrente dans les parties précédentes : lexclusion sociale, le conflit de générations et la relation spéculaire entre le spectacle et le spectateur, toutes thématiques bien ancrées dans le réel. Suit une approche du travail de traduction, puis létude de lélaboration dramaturgique : le traitement particulier de la fin de chaque drame, objet de modifications plus ou moins radicales, la spatialisation sociale des pièces dIbsen et les divers changements apportés à cet effet au texte et à la fable, les 16 Introduction anachronismes qui résultent parfois de ces modifications et, enfin, le traitement des différents personnages. Ce chapitre se clôt sur un résumé des réactions critiques face à ces actualisations. Lanalyse des quatre scénographies de Jan Pappelbaum passe dabord par la description des espaces scéniques quil propose, ainsi que celle des objets, des projections de photos et vidéos, et des lumières ; elle relève les références quil convoque (tant dans le champ de larchitecture ou du cinéma que dans celui des arts visuels) et la façon dont le metteur en scène et le scénographe appréhendent les didascalies dIbsen. Pour chacune des représentations sont étudiés lincidence des dispositifs de la scénographie sur le jeu des comédiens, leur impact sur le travail du metteur en scène et la façon dont ils soutiennent sa lecture des pièces. Cette analyse débouche sur une étude comparative des quatre scénographies et conclut sur le constat dune évolution évidente de la première (Nora) à la dernière (John Gabriel Borkman), de la plus réaliste à la plus symbolique. Le chapitre final a pour objet lanalyse de la mise en scène et celle du jeu des acteurs dans ces quatre représentations des pièces dIbsen. Dans un premier temps, il sattache à relever et identifier les principes majeurs de mise en scène auxquels recourt ici Ostermeier, une observation qui fait naturellement écho à celle menée, dans un chapitre précédent, sur lensemble de son uvre. Où il est question de limportance du rythme et du contrepoint scéniques pour Ostermeier, de linfluence du cinéma sur son travail, des scènes insérées et de linscription de la musique, quatre points essentiels dans ses mises en scène. Le jeu des acteurs et leur interprétation des personnages font ensuite lobjet dune étude détaillée et systématique ; la même logique paratactique que pour les autres parties, transposition et scénographie, préside. Pour chacun des comédiens, de prime abord, sont donnés quelques éléments biographiques qui peuvent aider à comprendre, dune part les raisons pour lesquels le metteur en scène leur a confié le rôle, de lautre la façon dont ils linterprètent ; suit une description de lapparence physique de leurs personnages (costumes, maquillages, etc.). Les caractéristiques fortes du jeu de chaque acteur sont dégagées ensuite en sappuyant sur des exemples précis. Nous avons préféré donner des aperçus plus ou moins complets du jeu de chacun, à laide de quelques qualificatifs clefs, plutôt que de tenter directement de faire des catégories qui regrouperaient leurs différents registres, par comparaison ou confrontation, parce quaucune conception générale en cette matière ne se dégage véritablement, à la vision globale de ces quatre mises en scène dOstermeier. De lune à lautre, en effet, on a limpression que les tonalités de jeu varient sensiblement ; et, même si lon peut bien entendu trouver quelques similitudes (cest le cas entre Nora et Hedda Gabler), il est impossible 17 Introduction dappréhender de la même manière le Solness de Gert Voss et le Borkman de Josef Bierbichler. Ostermeier respecte, suit et tire profit de la singularité de chacun de ses comédiens, du plus grand au plus petit. Par ailleurs, nous ne pouvons malheureusement pas nous appuyer sur des études universitaires, sur un discours critique qui aurait fait une synthèse sur ce point et nous aurait permis de faire léconomie de cette description systématique (et un peu longue) du mode dinterprétation des acteurs, pour procéder à rebours : dune vision analytique globale, chercher son application dans les cas particuliers de ces quatre représentations. Car, à notre connaissance, il nen nexiste pas à lheure actuelle (sans doute est-il encore trop tôt pour des représentations si récentes). Quant à la critique théâtrale, même si, faute de mieux, nous sommes obligés de nous y référer fréquemment, force est de constater quen règle générale elle se limite à distribuer les bons et les mauvais points. Si le chapitre se clôt, dans une logique comparative, sur lévocation des influences de Stanislavski, Meyerhold et Brecht dans ces spectacles, ce nest pas pour réduire le travail dOstermeier à un habile panachage, mais pour insister sur le fait quen matière de direction dacteurs, le metteur en scène ne senferme pas dans des principes, quitte à assumer la contradiction (ou ce qui est perçu jusquà maintenant comme tel) de ces héritages, à la revendiquer même. Il serait impossible, voire malvenu, en tout cas réducteur, de chercher à définir des catégories de jeu qui seraient autant de caractéristiques des mises en scène dOstermeier : arrêter des principes irait à lencontre de sa démarche, laquelle, plaçant le travail dacteur au fondement même de son théâtre, ne peut par conséquent être enfermée dans une définition, sous peine den freiner lévolution. Mon travail sappuie sur un corpus important et varié. Depuis 2003, jai vu, à Berlin et dans dautres villes, tous les spectacles dOstermeier, assisté, à de nombreuses reprises, aux trois mises en scène dIbsen créées par la Schaubühne (Nora, Hedda Gabler et John Gabriel Borkman)14, mais malheureusement pas au Constructeur Solness qui, créé au Burgtheater de Vienne dans le cadre des Wiener Festwochen, est resté très peu de temps à laffiche de ce théâtre et na pas été joué ailleurs. Je dispose en revanche de la captation vidéo de ce 14 Je les ai également suivies lors de leurs déplacements, tant il sest avéré instructif de voir ces spectacles dans des cadres et des contextes différents. À titre dexemple, jai pu voir Nora dans quatre villes et sur quatre scènes différentes (Berlin, Paris, Athènes et Prague) et autant pour John Gabriel Borkman : dabord lors de sa création au TNB de Rennes, en décembre 2008, puis à la Schaubühne, en février 2009, ensuite au Théâtre de lOdéon, en avril 2009, et enfin au Festival dAthènes et dÉpidaure, en juin 2010. 18 Introduction spectacle, ainsi que de celle des trois autres15. Quant aux mises en scène antérieures à 2003, je me suis procuré dautres enregistrements, auprès du Deutsches Theater notamment, pour les productions de la Baracke, qui mont permis de compléter ce corpus. À ce jour, je pense détenir tous les matériaux qui ont été diffusés sur luvre dOstermeier en français ; hormis deux petits livres dentretiens avec le metteur en scène16 et quelques rares articles analytiques dans des revues spécialisées, aucun ouvrage dimportance ne lui a été consacré. En allemand, il existe naturellement davantage détudes à son sujet, mais qui bien souvent font partie de recueils thématiques et abordent donc son travail sous un angle dattaque précis, partiel ; elles mont toutefois été dune aide précieuse car, en sus des renseignements quelles fournissent, elles font état des questions et des enjeux que soulève le théâtre dOstermeier de lautre côté du Rhin. À cela sajoute une quantité importante de documents, grâce auxquels jai pu cerner le contexte institutionnel et artistique où inscrire le théâtre dOstermeier : des ouvrages sur lhistoire du théâtre allemand, et berlinois plus particulièrement, sur celle de la Schaubühne ou de metteurs en scène importants et, en complément, des revues spécialisées, comme principalement Theater heute et Theater der Zeit, dont la lecture assidue a apporté des éléments précieux. Une très grande partie de mon corpus est constituée darticles de presse en plusieurs langues17, ce qui paraît naturel eu égard à la dimension médiatique du théâtre dOstermeier que nous avons évoquée. Il sagit pour la plupart de critiques ou de comptes rendus de ses spectacles, mais également dentrevues avec le metteur en scène, ses collaborateurs ou autres figures clefs de lunivers théâtral berlinois. Aux nombreux reportages, documentaires et émissions de télé et radio, relatifs à luvre dOstermeier, jai accordé une place particulière, parce quil sagit là de documents rares, fragiles et difficilement accessibles. Quant aux propos personnels du metteur en scène rapportés ici, ils ont été pour moi une source dune importance capitale : naturellement, ils proviennent des médias (Ostermeier est extrêmement prolixe), mais aussi et surtout de mes nombreux entretiens avec lui, ainsi que 15 Ces documents constituent des aide-mémoires indispensables. Dans le cas de Nora, Hedda Gabler et le Constructeur Solness, il sagit dadaptations télévisées de la ZDF, réalisées dans ce but avec laide du metteur en scène, et pour John Gabriel Borkman, de lenregistrement dune représentation à la Schaubühne, que jai pu acquérir directement auprès du théâtre. 16 Qui fournissent des réponses concrètes aux questions liées à sa vision générale du théâtre et aux différentes facettes de son travail : celui de Sylvie Chalaye (Thomas Ostermeier, Arles, Actes Sud, 2006) et celui de Suzanne Vogel (Entretiens avec Thomas Ostermeier, Rennes, Michel Archimbault, 2001). Par ailleurs, jai placé en annexe certains documents essentiels, lesquels jai traduits en français pour le lecteur, car ils nexistent à ce jour quen allemand. Jai également pris le parti, pour les très nombreuses citations que jutilise, dinsérer celles-ci en français (dans ma traduction) dans le texte, et de les donner dans leur langue originelle (principalement lallemand) en notes de bas de page, de sorte que le lecteur qui pratique cette langue ait la possibilité de les consulter dans leur version originale. 17 Outre le français et lallemand, en anglais, tchèque et grec (langues que je pratique). 19 Introduction des répétitions, rencontres et débats publics auxquels jai pu assister18. De ce fait, la part qui leur est donnée peut paraître excessive, mais elle est voulue : il faut y voir des témoignages de la vision artistique du metteur en scène, laquelle je mefforce de présenter dans les pages qui suivent. 18 Et même parfois animer, comme au Théâtre de lOdéon ou à Athènes. 20 PREMIÈRE PARTIE : LE PARCOURS PROFESSIONNEL ET LES CHOIX ESTHÉTIQUES DE THOMAS OSTERMEIER Chapitre I La Période de la formation I. LA PÉRIODE DE FORMATION 1. Quelques éléments biographiques Fils dun officier militaire, Thomas Ostermeier naît en 1968 à Soltau dans le Nord de lAllemagne. Quelques années plus tard, toute la famille déménage en Bavière. Cest là quil se tourne vers le théâtre, ce qui fut, selon certains journalistes1, à la fois le signe dune révolte et un lieu de refuge pour Ostermeier : révolte contre son père (avec lequel il dit avoir rompu tout contact depuis lâge de seize ans) et refuge devant la mise à lécart quil ressent de la part de ses camarades, du fait de sa façon de parler. Car il parle le Hochdeutsch, lallemand pur, ce qui fait quil est lobjet de moqueries de la part des écoliers locaux qui, eux, parlent le dialecte bavarois. « Je suis né dans le Nord de lAllemagne et je suis venu, à huit ans, dans le Sud de lAllemagne, en Bavière, dans une petite ville et après dans un petit village bavarois. Là, cétait très difficile parce que je parlais avec un autre accent. En Bavière, cest plus difficile dêtre du Nord de lAllemagne que dêtre Turc... Alors jai vécu un certain isolement »2. Mais dans le groupe de théâtre de son lycée, ce handicap linguistique se mue plutôt en avantage : « la page tourna, mon Hochdeutsch ne fut plus une tare », dit Ostermeier3. Lexclusion des individus de ou par la société sera un thème récurrent dans le travail dOstermeier, qui par ailleurs répète souvent quil aime montrer au théâtre son vécu personnel : « Dans les mondes que je construis au théâtre, beaucoup de choses sont liées à mon propre passé. Et, dans une certaine mesure, il mest agréable de porter cela sur la scène pour pouvoir my confronter »4. Il est connu que la Bavière fut, tout au long du vingtième siècle, une pépinière 1 Tels par exemple Vincent Josse, « Ostermeier fait saigner la scène », in LÉvénement du jeudi, 9 décembre 1999, ou encore Ruth Valentini, « La révolution Ostermeier », in Le Nouvel Observateur, 8 juillet 1999. 2 Propos tenu dans Radio Libre, rencontre autour de Thomas Ostermeier présentée par Joëlle Gayot, France Culture, 17 juillet 2004. 3 Dans lentretien avec Bernd Philipp, « Ein rastlos reisender Regisseur », in Die Welt, 4 septembre 2007. (« Da drehte sich das Blatt - und mein Hochdeutsch war kein Makel mehr ».) 4 B. Engelhardt, « Un regard matérialiste sur le présent », in OutreScène, n° 2, Ibsen, mars 2003. À une autre occasion, il confie : « Il me faut toujours éprouver le sentiment que le texte contient des ambiances qui me renvoient à mes propres souvenirs. Jessaie de recréer des moments de ma vie, des expériences que jai vécues, de retrouver des endroits... ». (« Ma passion est de montrer sur scène tout ce qui nest pas dit », entretien avec T. Ostermeier, propos recueillis par Marcus Rothe et Laetitia Trapet, in LHumanité, 21 juillet 2001.) 22 Chapitre I La Période de la formation dhommes de théâtre socialement et politiquement engagés5. Cest là que les convictions politiques dOstermeier commencèrent à se former, là également quil fit la connaissance de son futur proche collaborateur artistique, Jens Hillje6, lequel affirme : « Cest là [...] que nous nous sommes forgé une conscience politique. Être adolescent en pleine campagne de désarmement de lOtan, dans une cité nucléaire, et faire du théâtre, a constitué une excellente formation à la subversion »7. Après un service civil effectué auprès de handicapés graves à Hambourg8, Thomas Ostermeier sinstalle à Berlin. Il hésite entre le théâtre et la musique, mais sa rencontre avec Einar Schleef à loccasion dun atelier sur Faust à lUniversité des Arts de Berlin, auquel il assiste en 1990 1991, se montre décisive pour sa vocation et son orientation théâtrales. Bien quil ait eu à lorigine lambition de devenir acteur, il se présente, en 1992, au concours du Département de la Mise en scène de LÉcole Supérieure dArt dramatique Ernst-Busch, où il poursuit sa formation jusquen 1996. Cette même année 1996, Thomas Langhoff, alors directeur du Deutsches Theater, cherche un jeune metteur en scène pour diriger une petite scène adjacente à ce grand vaisseau. Son choix tombe sur Ostermeier qui baptise aussitôt le lieu du nom de Baracke. Au cours des quatre années de sa direction commune avec Jens Hillje (1996 1999), Ostermeier impose cette petite salle (qui pouvait accueillir à peu près 90 spectateurs) comme un endroit culte incontournable de la culture berlinoise, et il obtient des prix prestigieux. Avec sa troupe, constituée pour la plupart danciens étudiants de lÉcole Ernst-Busch, il présente au public des textes dauteurs contemporains, dont quelques-uns en création allemande. Il sentoure de collaborateurs de sa génération et ouvre son théâtre au répertoire étranger. En 1999, Ostermeier se voit proposer le poste de directeur artistique de la Schaubühne am Lehniner Platz. Il conçoit cette direction en commun avec Jens Hillje, Sasha Waltz et le compagnon de celle-ci, Jochen Sandig ; le théâtre dramatique et la danse contemporaine coexistent ainsi à la Schaubühne. Il amène là la plupart de son ancienne troupe, ainsi que ses 5 Citons à titre dexemple Bertolt Brecht, Karl Valentin, Marieluise Fleißer, Franz Xaver Kroetz ou Rainer Werner Fassbinder. Le dramaturge Marius von Mayenburg, très proche collaborateur dOstermeier, a lui aussi passé son enfance en Bavière. 6 Compagnon de toutes les aventures, Hillje partagea avec Ostermeier la direction de la Baracke au Deutsches Theater de 1996 à 1999 en tant que dramaturge, puis plus tard la codirection de la Schaubühne, jusquen 2009. 7 Propos de J. Hillje dans Laurence Liban, « Ostermeier ou laction directe », in LExpress, 4 novembre 1999. 8 Autres exclus de la société « Cest là que jai rencontré les personnages de mes mises en scène », dit par ailleurs le metteur en scène, dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », in Mouvement, Spécial Festival dAvignon, juillet 2001. 23 Chapitre I La Période de la formation collaborateurs de la Baracke. Son objectif étant de redonner à linstitution théâtrale un caractère social, voire politique et idéologique, il gère léquipe comme un collectif communautaire, où tous les membres de la compagnie ont des salaires égaux et participent aux décisions de la direction. Son répertoire est constitué toujours en majorité de pièces contemporaines ; bien que, petit à petit, sy opère une intrusion progressive des uvres classiques. Malgré un départ un peu hésitant de cette aventure, Ostermeier a su redonner à la Schaubühne le rang dun des plus grands théâtres de lEurope. Dès ses débuts à la Baracke au Deutsches Theater, le metteur en scène est souvent sollicité par dautres scènes. Ainsi, travaille-t-il aux Kammerspiele de Münich, au Burgtheater de Vienne, ou au Deutsches Schauspielhaus de Hambourg. Cinq de ses mises en scène sont invitées au Theatertreffen de Berlin (Des Couteaux dans les poules et Shopping and Fucking en 1998, Nora en 2003, Hedda Gabler en 2006 et Le Mariage de Maria Braun en 2009). Il participe également à de nombreux festivals, où il crée des spectacles, comme pour celui dAthènes et dÉpidaure, les Wiener Festwochen ou encore lEdinbourg International Festival. En 2004, il participe à la direction du Festival dAvignon en tant qu artiste associé et y présente quatre de ses créations. Au-delà du Festival dAvignon, Ostermeier tisse systématiquement des liens avec le monde théâtral et culturel français9. 9 Cet engagement fut couronné en 2010 par sa nomination à la tête du Haut conseil culturel francoallemand et par la remise de lOrdre de lArt et des Lettres, grade dofficier, par le Ministère français de la Culture. 24 Chapitre I La Période de la formation 2. La formation Thomas Ostermeier étudia la mise en scène à lÉcole Ernst-Busch de 1992 à 1996. Linsistance avec laquelle il rappelle limportance qua eue cette institution sur son travail, son parcours et son identité artistique en général, nous amène à nous pencher sur cette école de manière détaillée, afin de bien cerner les tenants et les aboutissants de cet enseignement dans lequel sest immergé le jeune metteur en scène. Après une évocation de lhistoire, de lévolution et de la forme actuelle de cette formation, légendaire en Allemagne, nous examinons ici linfluence concrète quelle a pu avoir sur Ostermeier. 2.1. LÉcole Ernst-Busch, une institution mythique LÉcole Supérieure dArt Dramatique (Hochschule für Schauspielkunst) Ernst Busch de Berlin compte aujourdhui parmi les formations théâtrales les plus renommées et les plus anciennes dAllemagne. Sinscrivant dans la continuité de lÉcole Dramatique du Deutsches Theater de Berlin (Schauspielschule des Deutschen Theaters zu Berlin), fondée par Max Reinhardt en 1905, lÉcole Ernst-Busch repose sur une tradition plus que centenaire. Gérée au départ comme une entreprise privée, mais subventionnée par lÉtat à partir de la deuxième moitié des années trente, elle resta liée à ce grand théâtre jusquà la fin des années quarante. Située dans lancien secteur Est de Berlin, elle fit lobjet, dans la période daprès 1948, dun large débat sur la nature dune formation théâtrale : celle-ci devait-elle être liée à lesthétique dun théâtre particulier (le Deutsches Theater, en loccurrence), où devait-elle au contraire suivre un plan général, indépendant dune institution théâtrale précise ? Les autorités de lancienne RDA avaient tranché finalement au profit dune logique générale de formation publique, dont le cursus serait fixé par lÉtat et non par un théâtre, et lui avaient concédé, en 1951, le statut dÉcole Dramatique Nationale (Staatliche Schauspielschule Berlin)10. Trente ans plus tard, en 1981, elle obtint le statut dÉcole Supérieure et fut baptisée École Ernst-Busch, du nom de lun des acteurs phares du Berliner Ensemble sous la direction de Brecht, chanteur également, mort quelques mois auparavant. Cest à ce moment-là que 10 Dans son livre 100 Jahre Schauspielschule Berlin, Von Max Reinhardts Schauspielschule des Deutschen Theaters zur Hochschule für Schauspielkunst Ernst Busch Berlin, publié sur le site www. Berlinerschauspielschule.de, Gerhard Ebert remarque que cette interrogation fut doublée par une autre, liée à une éventuelle dichotomie, finalement considérée comme caduque, entre la formation dacteurs de théâtre et de cinéma, car à cette époque, lÉcole fusionna également avec la formation dacteurs des studios DEFA. 25 Chapitre I La Période de la formation lÉcole fusionna avec lInstitut de la Mise en Scène (Institut für Schauspielregie), fondé en 1974 par Manfred Wekwerth (autre collaborateur de Brecht)11 et qui faisait partie jusque-là de lÉcole Supérieure du Film et de la Télévision (Hochschule für Film und Fernsehen) de Potsdam. LÉcole Ernst-Busch, qui se consacra au départ exclusivement à la formation dacteurs, fut donc progressivement amenée à ouvrir les domaines détudes quelle proposait. Au début des années soixante-dix, un Département du Théâtre de Marionnettes fut ouvert sous la direction de Hartmut Lorenz12. Depuis 1981, lÉcole propose également une formation à la mise en scène, et en 1988, un parcours Chorégraphie a été ouvert au sein du Département de la Mise en scène. Depuis 2006, la Danse a même son propre département, où est enseignée non seulement la chorégraphie, mais également la danse contemporaine, en collaboration avec lÉcole Nationale de Danse Classique de Berlin (Staatliche Balletschule Berlin). Aujourdhui, lÉcole Ernst-Busch compte, en règle générale, tous départements et années confondus, une centaine détudiants sélectionnés sur concours. La formation (que ce soit au Département du Jeu, de la Mise en scène, du Théâtre de Marionnettes ou de la Danse) mêle la théorie à la pratique et se fixe pour objectif de développer chez les étudiants non seulement des capacités artistiques, mais également une réflexion théorique. Le Département de la Mise en scène où Thomas Ostermeier reçut sa formation, fut dirigé entre 1993 et 2002 par Manfred Karge (il lest depuis par Peter Kleinert). Lun de ses principes majeurs, comme de lÉcole dans son ensemble, est de former, dans la tradition brechtienne, des artistes socialement responsables, conscients de leur rôle dans la société. Lobjectif de lapprentissage vise « lacquisition dimportantes capacités artistico-artisanales et organisatrices, pour former des personnalités artistiques performantes, qui entendent leur travail et leur influence publique dans le sens dune responsabilité socioculturelle et sachent répondre dans une grande mesure aux exigences dune pratique nécessairement toujours en mutation »13. Le parcours sarticule autour de trois axes de formation principaux : mise en scène, dramaturgie appliquée et histoire de la mise en scène et des sciences sociales. 11 Par ailleurs, au moment de cette fusion, donc en 1981, Manfred Wekwerth était depuis quatre ans lintendant du Berliner Ensemble LÉcole Ernst-Busch sappuyait ainsi solidement sur deux piliers majeurs du théâtre est-berlinois, le Deutsches Theater et le Berliner Ensemble. 12 Lorenz avait importé cette formule du département analogue de lAcadémie des Arts du Spectacle de Prague, où il avait reçu sa formation. 13 Cf. le site officiel de la Ernst-Busch Schule, hfs-berlin.de. (« auf hohe handwerklich-artistische und organisatorische Fähigkeiten sowie auf Förderung leistungsstarker künstlerischer Persönlichkeiten, die ihre Arbeit und ihr öffentliches Wirken in einer sozial-kulturellen Verantwortung verstehen und den Anforderungen einer sich notwendig ständig verändernden Praxis in hohem Maße genügen ».) 26 Chapitre I La Période de la formation La particularité de la formation des metteurs en scène à lÉcole Ernst-Busch réside notamment dans le fait que ceux-ci participent, surtout dans les premières années de leur formation, à lentraînement des acteurs. Laxe mise en scène réserve en effet une grande place au jeu, à limprovisation et à linterprétation, ainsi quau travail sur la voix, la diction ou le corps dans lespace ; cours que les apprentis metteurs en scène partagent avec les étudiants du Département Jeu. Ils sont donc dès le début confrontés aux enjeux de linterprétation théâtrale et immergés dans le travail de plateau avec lacteur ; principe qui devait être en son temps particulièrement motivant pour quelquun qui, comme Ostermeier, avait déjà un début de formation de comédien. Viennent ensuite des enseignements plus spécifiques à la mise en scène, comme ceux de la préparation des répétitions ou de lorganisation des différentes étapes de la création dun spectacle. Enfin, les étudiants sont également familiarisés avec des éléments de base de la scénographie, du costume ou du masque, ainsi quavec lutilisation de la musique ; toutes connaissances qui sont censées concéder aux futurs metteurs en scène une vision, la plus globale possible, du processus de création théâtrale. Laxe de la dramaturgie appliquée sarticule autour de ce que lon désigne habituellement par la dramaturgie de production, au sens allemand du terme. Les étudiants sont confrontés aux différentes facettes du métier de dramaturge, auquel ils sont préparés au même titre quà celui de metteur en scène. Il ne sagit naturellement pas seulement de leur donner des capacités danalyse dramaturgique de textes dramatiques et dassemblage de matériaux autour dun spectacle, mais également de provoquer une réflexion sur le rapport, le partenariat entre le metteur en scène et le dramaturge et ceci dans les deux sens : de saisir comment le travail dun dramaturge peut nourrir celui dun metteur en scène et comment un metteur en scène peut mettre à profit les fruits dun travail dramaturgique. Enfin, le troisième axe, lhistoire de la mise en scène et des sciences sociales, est destiné à donner aux étudiants un bagage théorique dans plusieurs domaines : sociologie du théâtre, des médias et de la culture, esthétique du théâtre, droit du théâtre et, naturellement, histoire de la littérature théâtrale dramatique, avec un accent particulier mis sur lhéritage de Stanislavski et de Brecht. En plus de ces enseignements, tant théoriques que pratiques, la formation à la mise en scène comprend également et surtout la création de spectacles. Dès la première année, les étudiants sont amenés à élaborer des projets non seulement avec ceux du Département Jeu, mais également avec des acteurs professionnels. La quatrième et dernière année est consacrée à la conception et la création dune mise en scène de fin détudes, de la Diplominszenierung, laquelle est ensuite présentée dans le studio-théâtre de lÉcole, le 27 Chapitre I La Période de la formation bat14. Les étudiants évoluent donc dans une constante confrontation avec la pratique scénique : « Apprendre par laction. Saisir par lexpérience. Comprendre par lobservation des autres et de soi-même »15 est la devise de cet établissement. Nous rapportons ici quelques-uns des objectifs de la formation tels quils sont formulés à lÉcole, car ils savèrent éclairants, on y reviendra, pour une étude du théâtre de Thomas Ostermeier, tant le metteur en scène sest laissé imprégner par cette approche de la pratique théâtrale, par certaines notions qui sont autant de maîtres mots de sa conception de lart du théâtre (« conscience de la réalité », « narration scénique », « formation dune troupe », etc.). La formation à la mise en scène à lÉcole Ernst-Busch vise donc surtout chez létudiant : - - « Le développement de la conscience de réalité, des capacités dobservation et de description de la réalité et de lart, le développement de limagination et de la narration scéniques, lapprentissage de lart de motiver les acteurs pour faire des propositions de jeu, observer et décrire leurs attitudes et leurs actions, le savoir nécessaire pour former une troupe, encourager la volonté de performance chez les acteurs et corriger leurs performances de manière critique, lacquisition des capacités pour mener un travail conceptuel autour dun spectacle, élaborer un répertoire et le profil dun théâtre, celles pour organiser les répétitions et les mener à bien jusquà la première, pour accomplir le travail en collaboration avec les autres participants du processus théâtral général ; lacquisition des capacités de communication et de confrontation critique pour venir à bout des différentes tâches ; des capacités pour affronter les problèmes et les contradictions sociales et individuelles dune manière productive, lacquisition des capacités et de la disposition active nécessaire pour se confronter au système théâtral, ainsi que pour élaborer des alternatives et les mettre à lépreuve, celle des capacités de travailler dans le champ de tensions entre lart et la recherche, avec des méthodes artistiques et scientifiques »16. 14 Berliner Arbeiter- und Studententheater, appelé bat, fondé dans les années 1960, par Wolf Biermann entre autres ; il fut depuis 1974 le siège de lInstitut de la Mise en scène de Manfred Wekwerth, mentionné plus haut. 15 Hfs-berlin.de. (« Erlernen durch Handeln. Begreifen durch Erleben. Verstehen durch Beobachten des anderen und sich selbst ».) 16 Ibid. (« Entwicklung von Realitätsbewusstsein, Fähigkeiten zur Beobachtung und Beschreibung von Wirklichkeit und Kunst / Ausbildung zu szenischer Phantasie und zu szenischem Erzählen / Fähigkeiten zur Motivierung von Schauspielerinnen und Schauspielern für Schauspielangebote, zur Beobachtung und Beschreibung schauspielerischer Haltungen und Aktionen / Fähigkeiten zur Bildung von Spielensembles, zur Förderung des Leistungswillens der Spielerinnen und Spieler und zur kritischen Korrektur von Leistungen / Fähigkeiten zur konzeptionellen Arbeit für Inszenierungen, für Spielplanung und Profilbildung eines Theaters / Fähigkeiten zur Organisation und Führung von Proben bis zur Premiere / Fähigkeiten, Aufgaben in Zusammenarbeit mit anderen am Gesamtprozess Theater Beteiligten zu lösen; Fähigkeiten der Kommunikation und kritischen Auseinandersetzung zur Bewältigung der jeweiligen Arbeitsaufgaben; Fähigkeiten, sich sozialen und individuellen Problemen und Widersprüchen produktiv zu stellen / Fähigkeiten und aktive Bereitschaft zur Auseinandersetzung mit dem Theatersystem sowie zur Erarbeitung und Erprobung von Alternativen / Fähigkeiten, im Spannungsfeld von Kunst und Wissenschaft mit künstlerischen und wissenschaftlichen Methoden zu arbeiten ».) 28 Chapitre I La Période de la formation 2.2. La période des études Thomas Ostermeier revendique à de nombreuses reprises le caractère symbolique du choix de lÉcole Ernst-Busch, ceci en deux termes : celui dune rupture dabord, dune filiation ensuite. Premièrement, le choix de cette école prestigieuse, haut lieu de la formation et temple de la tradition théâtrale de lancienne RDA, gardienne de celle-ci en quelque sorte, est emblématique dun état desprit général dans le théâtre allemand au début des années quatre-vingt-dix : les hommes de théâtre ouest-allemands redécouvraient alors avec intérêt le théâtre de lautre côté du mur, qui paraissait à cette époque par de nombreux aspects comme une alternative à un certain épuisement esthétique et idéologique du leur. Le choix dOstermeier sinscrit de façon revendiquée dans cette logique : « Je suis précisément allé à Berlin-Est, à lÉcole Ernst-Busch, pour ne rien devoir à ce théâtre ouest-allemand incarné par Peter Stein »17. Deuxièmement, cette décision répond également au désir dOstermeier de découvrir le théâtre de tradition brechtienne, avec lequel il avait commencé à se familiariser lors de sa collaboration avec Einar Schleef : « [La] filiation [brechtienne] passe dabord par le choix de lÉcole Ernst-Busch. Jai voulu faire ma formation dans cette institution, car cétait le seul endroit où le théâtre était encore dans la tradition de Brecht, autrement dit dans une tradition de théâtre engagé. Il sagit de transmettre une conception du théâtre qui ne le réduise pas à un espace de création artistique, mais défende également sa place comme un espace de pensée dans la société, dans la cité. Le théâtre doit pouvoir traduire un point de vue sur la société. Il a une responsabilité politique. LÉcole Ernst-Busch était la seule où jimaginais pouvoir étudier, parce quelle défendait les valeurs brechtiennes du théâtre engagé et, même si aujourdhui cela a un peu changé, lécole essaie toujours de travailler dans cette tradition »18. Ses années de formation ont offert de plus à Ostermeier loccasion de rencontres qui se sont avérées décisives (ou du moins les présente-t-il comme telles) pour son évolution, son esthétique et sa carrière théâtrales. La première, qui fut capitale, notamment parce quelle fut directement à lorigine de son désir dintégrer lÉcole Ernst-Busch, fut celle avec Einar Schleef, à la Faculté des Arts du Spectacle de lUniversité des Arts (Universität der Künste) de Berlin, où Ostermeier était entré avec le projet de devenir acteur19. Cet homme de théâtre universel quétait Einar Schleef, influença celui dOstermeier à bien des égards. 17 Propos du metteur en scène dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op.cit. 18 Dit Ostermeier dans lentretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op.cit., pp. 34-35. 19 « Pour moi, cétait toujours le fait que je voulais monter sur la scène. Jai commencé en étant acteur. Jamais la question de devenir metteur en scène : je cherchais un endroit pour mexprimer. Alors, cétait à la fois la musique et le théâtre. Jai joué avec mon groupe de musique. Jai fait des concerts. Et le reste du temps, jétais 29 Chapitre I La Période de la formation Einar Schleef Metteur en scène, comédien, scénographe, dramaturge, plasticien, écrivain et théoricien, Einar Schleef était lun des hommes de théâtre les plus complets de lAllemagne des trente dernières années du vingtième siècle. Né en 1944 à Sangerhausen, à la frontière de la Saxe et de la Thuringe, laquelle, cinq ans plus tard, fera partie de la République démocratique allemande, il étudie à Berlin-Est la peinture et la scénographie, puis uniquement la scénographie en tant quélève de Karl von Appen, le décorateur attitré de Bertolt Brecht dans les années cinquante, que Schleef vénérait. En 1972, Bernhard Klaus Tragelehn se prépare à monter Katzgraben, une pièce dErwin Strittmatter, au Berliner Ensemble quand, au cours des répétitions, sa scénographe (camarade de classe de Schleef), Ilona Freyer, passe à lOuest ; le metteur en scène fait alors appel à Schleef pour continuer le travail. Coïncidence : ce premier travail de Schleef au théâtre porte sur une pièce créée par Brecht en 1953 au Deutsches Theater de Berlin, puis reprise au Berliner Ensemble, dans un décor justement de Karl von Appen. Schleef et Tragelehn travailleront ensemble pour deux spectacles encore, toujours au Berliner Ensemble : LÉveil du printemps de Frank Wedekind en 1974 et Mademoiselle Julie dAugust Strindberg en 1975. Pour ces deux réalisations, ils ne dissocient plus mise en scène et décor, mais signent le spectacle conjointement, de leurs deux noms. Lorsquen 1976, après la dixième représentation, le spectacle de Mademoiselle Julie est suspendu par la censure, Schleef profite dun séjour à Vienne pour passer à lOuest20. Il sinstalle alors à Francfort, mais peine à prendre contact avec le monde du théâtre ouestallemand et se consacre, dans les premières années de son exil, surtout à lécriture : de cette période datent notamment les deux tomes de son récit Gertrud, une sorte de biographie de la mère de lartiste21. Ce nest quen 1985 que Schleef devient metteur en scène associé au Théâtre municipal de Francfort, alors sous la direction de Günther Rühle. Il y monte, en 1986, une adaptation des Sept contre Thèbes dEschyle et des Suppliantes dEuripide, intitulée Les Mères, puis, successivement et jusquen 1990, Avant le lever du soleil de Gerhart Hauptmann, sur la scène en étant acteur ». (Affinités électives, émission de France Culture du 1er mars 2007, proposée par Francesca Isidori, réalisée par Brigitte Allehaut.) 20 Lorsque trois ans plus tard, Heiner Müller écrit pour le quotidien français Le Monde que « la politique culturelle et la structure sociale de la RDA produisent plus de talents que ce dont lÉtat peut faire usage », on peut sautoriser à postuler quil parle justement du cas dEinar Schleef. (Dans « Et bien des choses comme sur les épaules un fardeau de bûches sont à retenir », dans la traduction de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger, paru dabord dans Le Monde du 12 mars 1979, puis dans Heiner Müller, Erreurs choisies, Paris, LArche, 1988, pp. 11 15.) 21 En 2007, louvrage a été adapté pour la scène par Armin Petras, lactuel directeur du Maxim Gorki Theater à Berlin, qui la également mis en scène, justement au Théâtre de Francfort. Ce spectacle rencontra un grand succès et fut notamment invité au Theatertreffen 2008. 30 Chapitre I La Période de la formation Urgötz, Faust de Goethe, 1918 de Feuchtwanger et lune de ses propres pièces, Les Comédiens. Après la chute du mur, Schleef retourne à Berlin et au Berliner Ensemble, pour y monter Wessis in Weimar, du dramaturge de théâtre documentaire et auteur controversé, Rolf Hochhuth. Il quitte le théâtre tout de suite après, car Peter Zadek, alors lun des cinq directeurs de cette institution, déchaîne contre lui une « polémique démagogique »22, en taxant son spectacle de « fascistoïde »23. Schleef retournera au Berliner Ensemble deux ans plus tard, lorsque Heiner Müller sera devenu le maître des lieux : cette fois-ci, pour monter une pièce de Brecht, Maître Puntila et son valet Matti, où plusieurs comédiens interprèteront le rôle de Matti, dans un système dexpression chorale qui est le principal point de recherche artistique du metteur en scène24. Par la suite, il continuera à travailler à Berlin, Vienne et Düsseldorf, jusquà sa mort prématurée, en 2001. Schleef est lauteur de seize mises en scène, de presque autant de pièces et dune dizaine de livres. Dans lesthétique théâtrale de Schleef, le rôle majeur revient au chur et à la choralité : « Le théâtre classique allemand se nourrit de deux sources : des tragédies antiques et des pièces de Shakespeare. Il tente de réconcilier lindividualisation de Shakespeare avec le théâtre choral de lAntiquité », dit-il dans Droge Faust Parsifal25, son essai majeur sur le théâtre, qui date de 1997. Ainsi introduit-il systématiquement un chur (ou des churs) dans des pièces qui nen prévoient pas lexistence, ce qui lui permet également de tracer des liens depuis Goethe et Schiller jusquà la dramaturgie allemande contemporaine, en passant notamment par Wagner et Hauptmann ; Schleef remarque dailleurs que le chur donne souvent leur titre aux drames allemands, à commencer par Les Brigands. Tout chur, selon Schleef, est soudé par une prise de drogue rituelle. Il écrit : « Les pièces qui partent de lidée du chur sont reliées par un thème : celui de la drogue, par sa définition et sa prise rituelle au sein du groupe. La drogue est indispensable 22 Jean Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit. Ibid. La raison de cette accusation fut un chur aux traits militaires, une forme par ailleurs récurrente dans les spectacles de Schleef (ainsi pour sa mise en scène du Sportstück dElfriede Jelinek au Burgtheater de Vienne, en 1998). De nombreux critiques ont trouvé dans ce principe soldatesque de la formation du chur un prétexte pour accuser le metteur en scène de fascisme. Voir à ce propos larticle dEvelyn Annus, « Zur Historizität postdramatischer Chorfiguren. Einar Schleef und das Thingspiel », in Dramatische Transformationen, Zu gegenwärtigen Schreib- und Aufführungsstrategien im deutschsprachigen Theater, sous la direction de Stefan Tiggs, Bielefeld, Transcript Verlag, 2008, pp. 361 374. 24 Voir encore à ce propos le numéro n° 76-77, Choralités, dAlternatives théâtrales, sous la direction de Christophe Triau, avec la collaboration de Georges Banu, paru en 2003, et notre article « La Masse malade : Introduction à une étude de la dimension chorale dans luvre dEinar Schleef », in Ateliers, n° 41, Du chur antique aux choralités contemporaines, 2009, pp. 71 80. 25 Einar Schleef, Droge Faust Parsifal, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1997, p. 7. (« Die deutsche Klassik nährt sich aus zwei Quellen, aus den antiken Tragödien und den Stücken Shakespeares. Sie versucht Shakespeares Individualisierung mit dem Chor-Theater der Antike zu verbinden ».) 23 31 Chapitre I La Période de la formation pour le développement dune utopie sociale, pour le maintien de son influence et, par conséquent, pour laugmentation du nombre de ses consommateurs. En cela, la prise de drogue évoquée par les auteurs allemands renvoie à la première prise de drogue chorale de notre domaine culturel : Ceci est mon corps. Ceci est mon sang »26. Les churs de Schleef pour la plupart sont détériorés, « constamment en perte dimportance et de signification »27. Lui-même affirme que : « Le chur est malade. Malade de la peste28. Dune certaine mesure, tous les churs de la tragédie antique le sont. [ ] La masse semble malade depuis le début. Comme si seul le fait de sattrouper dégageait déjà lodeur habituelle, comme si seul le fait de sattrouper était la peste elle-même. Des attroupements joyeux et sains, comme les célèbre Wagner dans les Maîtres chanteurs de Nuremberg, sont des exceptions et restent sensiblement stupides dans limage quils donnent de lhomme. Le théâtre bourgeois, avec ses héros et sa représentation du peuple, a durablement imposé le paradoxe quil ny a pas, sur scène, dhommes et de masses joyeuses et saines qui puissent avoir de la grandeur, mais que la joie et lapprobation de la vie ont au théâtre un effet de petitesse et de misère »29. Le moment crucial pour le chur, selon Schleef, est la scène devant le palais30. Car cest là que se rassemble la masse malade pour choisir un individu parmi ses membres à exclure de ses rangs, pour se purifier. Bien que le chur soit conscient du fait que ce sacrifice est une trahison, il persévère et désigne la victime comme lunique coupable. « Ceci nest pas 26 Ibidem. (« Die vom Chor-Gedanken ausgehenden Stücke verbindet ein Thema, die Droge, ihre Definition und rituelle Einnahme in Gruppe. Grob gesagt, wird die Droge notwendig, um eine gesellschaftliche Utopie zu entwickeln, ihren Einflussbereich aufrecht zu erhalten, folglich die Zahl ihrer Konsumenten zu erhöhen. Dabei beruft sich die von den deutschen Autoren verwendete Drogeeinnahme auf die erste chorische Drogeeinnahme unseres Kulturkreises: Das ist mein Leib. Das ist mein Blut ».) 27 Ulrike Haß, Professeur à lInstitut dÉtudes Théâtrales de lUniversité de la Ruhr à Bochum, dans sa communication lors de la Journée détude « Choralité et théâtre pré-dramatique », organisée le 8 octobre 2005 à lINHA à Paris par le groupe de recherche « Représentation » de lUniversité Paris X Nanterre. 28 Tout le discours de Schleef est imprégné dun lyrisme et dun mysticisme qui le rendent hermétique et en même temps ouvert à de nombreuses interprétations. Ainsi emploie-t-il des notions-symboles (telles la peste, la drogue, la masse, etc.) qui parcourent toute son uvre littéraire et quil faudrait comprendre, concevoir et interpréter au-delà de leur sémantique habituelle. On peut voir naturellement dans lévocation de la peste une référence directe à Artaud, dont la pensée semble lune des références implicites de la réflexion de Schleef, même si ce dernier ny fait jamais directement allusion. 29 Einar Schleef, Droge Faust Parsifal, op. cit., p. 274. (« Der Chor ist Krank. Pestkrank. In gewissem Sinne sind das alle Choreinsätze der antiken Tragödie. [ ] Masse scheint von Beginn an krank. Als begleite ihre Zusammenrottung der üble Geruch, gehe von ihm aus, als sei schon die Zusammenrottung die Pest selbst. Fröhliche, gesunde Zusammenrottungen, wie sie Wagner in Die Meistersinger von Nürnberg feiert, sind Ausnahmen, bleiben in ihrem Menschenbild sichtbar stupid. Der Widerspruch, dass es keine fröhlichen, gesunden Menschen, Massen auf der Bühne gibt, die Format und Größe besitzen, sondern dass Fröhlichkeit und Lebensbejahung klein und arm wirken, hat sich mit dem bürgerlichen Theater, seinen Helden, seiner Volksdarstellung dauerhaft etabliert ».) 30 Voir à ce propos également larticle de Barbara Engelhardt et dEmmanuel Béhague, « Devant le palais. Quelques éléments sur le chur chez Einar Schleef », in Alternatives Théâtrales, n° 76-77, Choralités, op. cit., pp. 5054. 32 Chapitre I La Période de la formation un aspect du chur antique uniquement, mais un processus qui se répète tous les jours »31, dit Schleef. Comme le résume Hans-Thies Lehmann, « la relation normale de chaque individu au chur est pour Schleef lappartenance, et en loccurrence une appartenance souhaitée ou subie. [ ] Dans chaque individu existe pour Schleef une sorte de conscience dappartenance, en terme de douleur ou de désir, et de lautre côté, Schleef conçoit le chur comme celui qui regarde toujours lindividu comme quelquun qui a été exclu »32. Ceci concerne toutefois uniquement lindividu masculin, car il en va tout autrement pour la femme qui se trouve face au chur. La différence majeure, selon Schleef, entre les churs antiques et ceux des auteurs allemands, est leur rapport à la femme : pour ces derniers, le chur présuppose lexclusion de la femme, car elle dérange la prise de drogue, dit Schleef. En même temps, continue-t-il, « pas de drogue pas de femme. [ ] Ce nest que sous lemprise de la drogue que lhomme reconnaît la femme, quil est capable dacte sexuel ; elle doit lobliger au rapport sexuel par le biais de la prise de drogue »33. Ce nest donc pas uniquement le retour du chur sur la scène allemande que Schleef sassigne comme tâche, mais aussi la réintroduction de la femme dans le conflit central. Cest ainsi que pour Les Mères (qui, rappelons-le, consistait en une adaptation des Sept contre Thèbes et des Suppliantes), le rapprochement entre les deux pièces sopérait justement par le biais dun chur de cinquante-trois femmes, véritable héros du spectacle. En 1991, Schleef mena donc avec les étudiants de lUniversité des Arts (dont Ostermeier) un atelier autour de Faust, qui venait après un premier collage de textes de la pièce que le metteur en scène avait monté au Berliner Ensemble en 1990. Ostermeier prolongea cet apprentissage avec Schleef par une brève période dassistanat à ses côtés, pendant laquelle naquit en lui le désir de se consacrer à la mise en scène et non plus au jeu, son projet initial. Schleef ayant lui-même suivi sa formation dans un esprit brechtien, en RDA, laurait alors orienté vers le cursus mise en scène de lÉcole Ernst-Busch. En cet artiste 31 Einar Schleef, Droge Faust Parsifal, op. cit., p. 14. (« Das ist nicht nur ein Aspekt des antiken Chores, sondern ein Vorgang, der sich jeden Tag wiederholt ».) 32 Hans-Thies Lehmann, « Theater des Konflikts. Einar Schleef @ post-110901.de. Teil 2 », in Einar Schleef Arbeitsbuch, Berlin, Theater der Zeit, 2002, pp. 50 51. Des extraits de cet article sont cités dans Alternatives Théâtrales, n° 76-77 Choralités, op. cit. 33 Einar Schleef, Droge Faust Parsifal, op. cit., p. 384. (« Ohne Droge keine Frau. [ ] nur unter die Droge anerkenne der Mann sie, sei zum Geschlechtsverkehr fähig, sie müsse ihn durch Drogenkonsum zum Geschlechtsverkehr zwingen ».) 33 Chapitre I La Période de la formation aux talents multiples de lex Berlin-Est, dans sa façon de travailler et son « théâtre corporel », Ostermeier trouve lun de ses « pères » en théâtre : il considère encore aujourdhui ce « grand metteur en scène méconnu en France, mort trop tôt, [comme] lun des grands maîtres de la scène allemande des dernières années. [ ] Cest lun des metteurs en scène qui étaient les plus importants pour moi. Là, jai appris que le génie théâtral peut encore exister »34. « [Pour] Faust, il a pris sept jeunes gens qui ont joué le Faust et douze Mephisto et douze Marguerite. Cétait un théâtre très, très différent [du mien], mais pour moi, cette expérience était très importante parce quavant ma rencontre avec Einar Schleef, je croyais toujours que lexpression du génie (expression dailleurs très allemande) nexistait pas du tout. Je ne croyais pas que cela pouvait exister ; je croyais que cétait un mythe. Mais, lui, il était vraiment un génie de lart. Il écrivait, il faisait de la peinture, il faisait des émissions de radio, il faisait les costumes, les décors, tout à la fois. Cétait pour moi une influence très, très importante. [ ] Ce monsieur était pour moi le maître, et une sorte de père en même temps, un maître-metteur en scène »35. Dans le théâtre dOstermeier, cette influence se fait sentir surtout au début de sa carrière, et tout particulièrement dans son spectacle de fin détudes, sa Diplominszenierung, la Recherche Faust / Artaud. Il sagissait là dune variation inspirée par Artaud, sur le fragment de Faust de Georg Heym, écrivain et poète allemand du début du mouvement expressionniste, dun spectacle « fortement antipsychologique, à une choralité visuellement très puissante »36. La recherche, à la manière dArtaud, dun langage théâtral indépendant de la parole, passait notamment par lutilisation, à la façon de Schleef, du théâtre choral, par la démultiplication de certains personnages, la confusion des identités, dans une logique de distanciation radicale : Faust fut ainsi représenté par un chur de sept comédiens (comme chez Schleef ), Marguerite par un acteur et Méphisto par une comédienne, la Française Dominique Frot, qui « craquait les mots allemands de manière distanciée, comme si elle ne les comprenait guère : ce qui était la parole, devenait un bruit qui pourtant continuait à véhiculer du sens »37. Ce premier spectacle, somme toute assez peu représentatif du travail scénique postérieur dOstermeier, tant il emprunta par la suite des chemins radicalement différents, témoigne toutefois de la façon la plus littérale, de cette influence qua eue sur lui le théâtre de Schleef. 34 Propos dOstermeier dans Radio Libre, op. cit. Dans Affinités électives, op. cit. 36 Petra Kohse, « Das Theater sieht dich an: Drei Artaud-Projekte bei den Festwochen », in Die Tageszeitung, 23 septembre 1996. (« Kraftvoll antipsychologisch und bildmächtig chorisch »). 37 Ibid. (« Knarrt die deutschen Worte verfremdet, als ob sie sie kaum verstünde - was Sprache war, wird Laut und bleibt doch Sinn ».) 35 34 Chapitre I La Période de la formation Recherche Faust / Artaud (bat, 1996) Cette empreinte se retrouve, retrouve de manière plus ténue certainement, indirectement, indirecte dans son travail ultérieur,, à travers trois données. La choralité encore : si Ostermeier a très rarement recours au théâtre choral comme forme, on en retrouve un usage allusif parfois ; il ne sagit plus alors de la démultiplication dun personnage, pe mais de la représentation de personnages choraux, comme des d bandes de voyous (Woyzeck), des marginaux (Catégorie 3.1). Lexclusion de lindividu ensuite, ensuite qui chez Schleef est la condition sine qua non de la formation dun chur, qui soude la masse : chez Ostermeier, elle est constamment présente, présente notamment par la thématique de la marginalisation sociale qui traverse la plupart de ses uvres. La place particulière réservée à la femme enfin, qui se manifeste manif chez lui principalement dans sa préférence pour des pièces mettant en scène des personnages féminins, féminins telles Nora, Hedda Gabler, Lulu, Le Deuil sied à Electre, Le Mariage de Maria Braun Braun Au-delà de cela,, il apparaît dévidence d que lempreinte et limpact réels réel de Schleef sur le travail dOstermeier ne sont pas aussi profonds que ce qui ressort de ses dires, quand il insiste sur le rôle essentiel de Schleef pour son évolution théâtrale. Mais ceci c était sans doute dans l air du temps depuis la fin des années quatre-vingt-dix et a fortiori après la mort prématurée de Schleef, en 2001 : le milieu théâtral (ett théâtrologique) allemand avait reconnu, dans cet artiste protéiforme, lune des figures les plus marquantes marquantes des dernières décennies. Revendiquer cette filiation peut sembler alors relativement attendu. attendu Si le metteur en scène sest certainement laissé imprégner par lidéologie théâtrale et politique de Schleef, il a vite 35 Chapitre I La Période de la formation délaissé ses premiers partis pris esthétiques et formels trop proches de ceux de cet artiste, dont lempreinte, aujourdhui, ressort dune manière plus sourde. Manfred Karge La filiation brechtienne dOstermeier fut marquée par une autre rencontre, tout aussi importante pour sa carrière, celle de Manfred Karge, qui eut lieu pendant sa formation à Ernst-Busch. Né en 1938, Karge est un personnage incontournable de la vie théâtrale berlinoise et, comme Schleef, un homme de théâtre universel : metteur en scène, auteur, acteur, enseignant. Formé avant lui à la même école (à lépoque la Staatliche Schauspielschule) à la fin des années cinquante, Karge est engagé par Helene Weigel au Berliner Ensemble directement au sortir de ses études, en 1960. Là, il travaille comme acteur, mais également comme assistant à la mise en scène. Quelques années plus tard, en 1963, il y fait la connaissance de Matthias Langhoff, engagé lui aussi comme assistant, avec lequel il se lie immédiatement : les deux metteurs en scène travailleront en tandem pendant près de vingt ans38. Dabord au Berliner Ensemble où, soutenus par Weigel, ils introduiront une nouvelle approche du corpus brechtien, « qui ne nie pas la nature du poète, mais lexploite plutôt dune nouvelle manière, qui use certes des moyens du théâtre distancié, mais sans être strictement subordonnée au dogme, le déjouant de façon libre et dans lesprit dune nouvelle génération »39. Cela se traduit notamment dans leurs Brecht-Abende, des soirées Brecht, au cours desquels ils présentent des textes comme Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, LAchat du cuivre ou Le Commerce du pain40. Parallèlement à la mise en scène, 38 En 1978, au moment de la fin de leur collaboration, lalmanach annuel de la revue Theater heute leur consacre un dossier afin de dresser le bilan de leur travail commun ; on parle alors du tandem Karge/Langhoff comme dune « marque dun théâtre est-allemand intelligent et ancré dans son temps, à la fois dans lappropriation et dans lextension de lhéritage brechtien ». (Christoph Müller, « Siebzehn Jahre Zusammenarbeit : Die Regisseure Manfred Karge und Matthias Langhoff », in Theater heute, almanach 1973 : « ein Markenzeichen für intelligentes und zeitbewusstes DDR-Theater in der Aneignung und Ausweitung des Brechtschen Erbes ».) 39 G. Ebert, 100 Jahre Schauspielschule Berlin, Von Max Reinhardts Schauspielschule des Deutschen Theaters zur Hochschule für Schauspielkunst Ernst Busch Berlin, op. cit. (« Karge hatte mit seinem Freund Langhoff einen Zugang zu Brecht gefunden, der das Wesen des Dichters nicht leugnete, es vielmehr neu erschloss, zwar durchaus mit Mitteln des verfremdenden Theaters, aber nicht streng einem Dogma untergeordnet, sondern frei und im Geiste einer neuen Generation damit spielend ».) 40 Ostermeier se dit très admiratif du travail scénique de ce duo : « Cétaient deux jeunes metteurs en scène qui ont fait plusieurs créations des pièces de Brecht, notamment Mahagonny, et cétait un grand choc. Quand on entend ce disque (parce quil existe un disque de ça), cest dune fraîcheur et dune rapidité, dune vélocité incroyables. Si on compare ça à notre réalité théâtrale daujourdhui, cest beaucoup plus rapide, beaucoup plus fort que la plupart des mises en scène quon peut voir et entendre aujourdhui ». (Dans Radio Libre, op. cit.) 36 Chapitre I La Période de la formation Karge continue sa carrière de comédien, y compris au cinéma41. Obligés de quitter le Berliner Ensemble pour des raisons politiques, après leur mise en scène des Sept contre Thèbes dEschyle en 1968, un spectacle qui protestait de manière directe contre lentrée des chars soviétiques à Prague, Karge et Langhoff sinstallent dès lannée suivante à la Volksbühne, alors dirigée par Benno Besson. Ils y poursuivent leur travail commun, toujours dans le même esprit subversif et contestataire. Karge joue à cette période non seulement dans les spectacles quil met en scène avec Langhoff42, mais également sous la direction de Besson43. Lesprit novateur de la Volksbühne de lépoque est lié en grande partie aux Spektakel (une initiative de Besson), des fêtes de théâtre de plusieurs jours, durant lesquelles des représentations sont données simultanément dans plusieurs endroits du théâtre44 ; Karge et Langhoff y participent activement. À cette époque, les deux hommes se lient damitié avec Heiner Müller, dont ils mettront en scène un grand nombre de pièces. En 1978, ils quittent la RDA pour travailler dabord à Hambourg45, puis à Genève46, avant de sinstaller à Bochum, auprès de Claus Peymann, où ils poursuivent notamment leur travail sur la dramaturgie est-allemande contemporaine47. Après le départ de Langhoff vers la France et la Suisse, Karge suit Peymann en 1986 au Burgtheater de Vienne, où il continue à monter surtout des textes allemands. En 1993, il revient à Berlin, au Berliner Ensemble (où Peymann le suit à son tour en 2000), mais aussi à lÉcole Ernst-Busch, où il dirige le Département de la mise en scène de 1993 à 2002, donc pendant la période détudes dOstermeier. Au cours de ses années de formation, Ostermeier fut élève de Manfred Karge, lun de ses acteurs et son assistant au Berliner Ensemble. Karge eut par conséquence sur lui une influence certaine. Leurs parcours, toutes proportions gardées, présentent quelques symptômes semblables. En premier lieu, soulignons le fait que tous les deux sont originellement des comédiens convertis à la mise en scène ; ce point commun est dautant 41 En 1964 sort, avec un grand succès, le film LAventure de Werner Holt dans lequel il joue le rôle principal dun jeune nazi. 42 Citons parmi les plus légendaires Les Brigands en 1969, Othello en 1972 et Le Canard sauvage en 1973. 43 Par exemple Hamlet en 1978. 44 Spektakel I en 1973, avec douze représentations, et Spektakel II en 1974, avec huit représentations. Besson parle des Spektakel comme dune « entreprise géante [pendant laquelle] des représentations furent données partout, sur tous les plateaux, dans les foyers et dans la maison entière ». Cité dans Thomas Irmer et Matthias Schmidt, Die Bühnenrepublik. Theater in der DDR, Berlin, Alexander Verlag, 2003, p. 51. (« Die Spektakel waren eine Riesenunternehmung, überall wurden Stücke aufgeführt, auf allen Bühnen, in den Foyers und rund um das Haus ».) 45 Le Prince de Hombourg de Kleist en miroir avec Fatzer de Brecht. 46 Prométhée enchaîné dEschyle dans une adaptation de Müller. 47 Notamment Lieber Georg de Thomas Brasch en 1980, puis Rivage à labandon, Matériau Médée, Paysage avec Argonautes et Anatomie Titus Fall of Rome de Müller en 1983. 37 Chapitre I La Période de la formation plus important que lapprentissage du jeu, comme nous lavons déjà dit, est au centre de lenseignement de la mise en scène à lÉcole Ernst-Busch. Ostermeier revendique fréquemment limportance qua eue pour lui son expérience (et sa formation) dacteur : « La formation dun metteur en scène commence avec les comédiens. Dans le sens où on participe à la formation dacteur, on commence par les bases, on apprend tout ce que les acteurs doivent apprendre. Cette formation est concentrée sur les questions dacteur, les techniques de jeu, les méthodes de recherche dans le travail dacteur, celles de Stanislavski, de Brecht, celles de Michail Tchékhov, un peu celles de Meyerhold aussi »48. Linfluence de Karge se manifesta dans les choix de répertoire dOstermeier pour ses premières mises en scène comme, pour son premier travail scénique dans le cadre de ses études, qui fut celui dune pièce de Brecht, Tambours dans la nuit (quil présenta au bat en 199449). Deux ans plus tard, en 1996, elle se fit plus fortement ressentir, dans sa mise en scène de fin détudes, la Recherche Faust / Artaud50 ; là, comme Karge51, Ostermeier se fit alors auteur, en travaillant autour et à partir du fragment de Heym52 et des textes dAntonin Artaud. Plus tard, en 2004, sans fausse modestie, Ostermeier placera le début de sa carrière explicitement sous le signe de cette filiation : « Manfred Karge était pendant des années au Berliner Ensemble avec Matthias Langhoff et tous deux faisaient un peu les mêmes choses que ce que jai fait moi, à la Baracke du Deutsches Theater »53. En 2000, il devient enseignant à son tour à lÉcole Ernst-Busch, et depuis, il y dirige régulièrement des séminaires pratiques pour les étudiants à la mise en scène. Mais si Ostermeier a tendance à privilégier lui aussi le travail en tandem, ce nest pas tant sur le plan proprement artistique, où il na cosigné que deux mises en scène54, que sur celui de la direction des théâtres quil prend en charge : ainsi de celle de la Baracke am Deutschen Theater, quil partage dans un premier temps avec Christian von Treskow puis avec Jens Hillje et, plus tard, de celle de la Schaubühne, quil conçoit de manière tétracéphale dabord (avec Sasha Waltz, Jochen Sandig et Jens Hillje), puis en binôme (avec Jens Hillje). 48 Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 19. Il revint dailleurs à Brecht peu de temps après, en 1997, lorsquil monta Homme pour homme à la Baracke am Deutschen Theater. 50 Entre ces deux spectacles, Ostermeier créa dans le cadre de ses études également Linconnue dAlexander Blok, en 1995. 51 « Karge est aussi auteur, alors chez lui jai appris un grand respect pour le travail dun auteur », dit-il dans Radio Libre, op. cit. 52 Par ailleurs, Karge lui-même adapta le fragment de Heym, dans sa pièce Faust 1911. 53 Radio Libre, op. cit. 54 Lune en 1997 (Homme pour homme, avec Guennadi Bogdanov) et lautre en 2006 (Le Songe dune nuit dété, avec Constanza Macras). 49 38 Chapitre I La Période de la formation Einar Schleef et Manfred Karge sont donc les personnages clefs de la période de formation de Thomas Ostermeier, quils semblent avoir marqué à de nombreux niveaux. Bien quils naient jamais collaboré entre eux et que leurs esthétiques respectives ne présentent pas de points communs évidents, leur théâtre à tous deux sinscrit dans ce dialogue critique qui a nourri toute une génération du théâtre est-allemand, celui quelle a entretenu avec la tradition brechtienne. En cela, le travail dOstermeier, vu sous cet angle, peut être compris et (surtout) présenté, comme une continuation de ce dialogue avec Brecht, en règle générale plutôt réfuté par sa génération ; mais ceci serait à relativiser : si luvre dOstermeier se nourrit indiscutablement des concepts du théâtre brechtien, elle nentre pas avec eux dans un rapport dialectique ou critique, comme ont justement pu le faire avant lui celles dEinar Schleef ou de Manfred Karge. Autres rencontres et premiers spectacles LÉcole Ernst-Busch fut donc déterminante pour la formation dOstermeier, car terrain de rencontres, dopportunités et déchanges fertiles, au confluent des enseignements sur le travail dacteur, de Stanislavski à Brecht en passant par Meyerhold. Et si les liens entre Stanislavski et les deux autres étaient déjà plus ou moins exploités55, la mise en rapport du théâtre de Brecht et de celui de Meyerhold (sans doute plus méconnu ou moins assimilé) était plus rare ; elle fut rendue possible grâce aux conditions exceptionnelles, sur le plan artistique, pédagogique et politique, quoffrait lÉcole Ernst-Busch à cette époque. Ostermeier dit être conscient davoir bénéficié de cette ouverture : il sut, en cela aussi, su saisir une tendance de lunivers théâtral de lépoque qui, quelques années après la chute du régime soviétique et la réapparition des archives Meyerhold, (re)découvrait avec enthousiasme et engouement le legs du metteur en scène russe. Ostermeier se familiarisa avec son uvre, grâce à un atelier mené par Guennadi Bogdanov, élève dun acteur de Meyerhold, invité par lÉcole, lequel lui instilla la passion pour cet autre théâtre, dont certains aspects imprégneront durablement son théâtre : « Au début de mon travail de metteur en scène, Meyerhold était très important, à cause de son côté ludique du jeu, son côté cirque, son côté musical. Je nai pas vu grand-chose, puisque malheureusement, il ny a que des petits extraits de films de ses mises en scène, mais 55 Aussi bien par des théoriciens et que des praticiens du théâtre, sur scène et dans les écoles dart dramatique 39 Chapitre I La Période de la formation je crois que cétait un théâtre très, très énergique, avec une grande force, une grande volonté. Et il a aussi essayé de trouver une méthode. De là vient mon admiration pour son travail »56. Ostermeier simmerge dans un premier temps dans la théorie de la biomécanique de Meyerhold, qui vise à provoquer un certain état psychologique chez le comédien à travers des mouvements du corps précis et économiques, se fondant sur quatre critères : « 1. labsence de mouvements inutiles non productifs ; 2. un rythme ; 3. la conscience exacte de son centre de gravité ; et 4. labsence de flottement »57. Selon Meyerhold, « tout état psychologique est conditionné par certains processus physiologiques »58 que lacteur doit apprendre à maîtriser pour être « apte à réaliser rapidement les consignes reçues de lextérieur »59. Sinspirant du taylorisme, une pratique visant à augmenter la productivité de louvrier sur une machine, cette théorie sinscrit dans un contexte large, social et économique, celui de son temps60. Lacteur doit donc « étudier la mécanique de son corps »61, qui est son matériau principal, linstrumentaliser, afin daugmenter son potentiel et ses capacités expressives : « La biomécanique cest le mouvement humain, le discours humain, le mouvement et le discours humains conjugués ; cest la relation de lhomme et de lespace, celle de lhommecollectif (les masses) avec lui-même et avec le monde. Les biomécaniques permettent à lacteur qui contrôle parfaitement son corps et ses mouvements, de donner premièrement aux dialogues une force dexpression exceptionnelle, deuxièmement de maîtriser lespace théâtral, et troisièmement, dinsuffler son énergie et sa volonté aux scènes de foule ou de groupes qui se déroulent sur scène »62. Ostermeier adopte certains de ces principes de théâtre corporel, tels que nous venons de les présenter ici brièvement, surtout dans lun de ses premiers spectacles à lécole, LInconnue dAlexandre Blok (en 1995, au bat, le deuxième de ses trois spectacles63). Sagissant dun spectacle détudes, nous ne disposons pas de captation vidéo, mais de 56 Affinités électives, op. cit. Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le théâtre, tome II, Lausanne, LÂge dHomme, 1975, p. 79. 58 Ibid., p. 80. 59 Ibid., p. 79. 60 Jean Jourdheuil parle à ce propos dun « projet de société » (dans « Ludisme et libération », entretien avec J. Jourdheuil et le public, in LÉcole de jeu, former ou transmettre , Paris, LEntretemps, p. 52) : il est évident que cet aspect de la théorie meyerholdienne na pu quattiser davantage lintérêt dOstermeier. 61 V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre II, op. cit., p. 80. 62 Propos de Meyerhold cité par Konstantin Rudnitski, Théâtre russe et soviétique, Paris, Éditions du Regard, 1988, p. 93. 63 Le premier fut Tambours dans la nuit de Brecht (en 1994, au bat), avant de rencontrer Bogdanov, et le troisième, Recherche Faust / Artaud (décrit plus haut, placé sous la marque de Schleef). 57 40 Chapitre I La Période de la formation quelques affirmations ffirmations du metteur en scène et de témoignages qui parlent explicitement de lempreinte de Meyerhold64. Pour Homme pour homme de Bertolt Brecht (en 1997,, à la Baracke65), la mise en scène, qui fut cosignée avec Bogdanov, Bogdanov incorporait directement des « éléments démonstratifs de la biomécanique de Meyerhold [lesquels] donnaient à la représentation une patine des années vingt »66. La scène sétendait sur le côté long du petit théâtre de la Baracke (ce qui ne laissa la place quà trois longs rangs de spectateurs). Elle fut aménagée aménagé par Jan Pappelbaum comme une longue passerelle peu profonde close au lointain l par un long mur, le tout en planches de bois brut : dessus,, des rails permettaient de faire glisser un chariot avec un canon et ses artilleurs « arrangés comme dans Le Radeau de la Méduse de Géricault »67. Homme pour homme de B. Brecht (Baracke, 1997).. © Jan Pappelbaum. Pappelbaum Dans cette scénographie, scénographie les comédiens se livraient à « une orgie acrobatique acro et bouffonne, [qui nétait] pas de mauvaise facture »68 : avec des mouvements maîtrisés et précis, ils grimpaient sur le mur vertical et sautaient sautaient de nouveau au sol, passaient de manière fluide dune position à une autre et « grimaçaient pour ainsi dire constamment amment avec tout leur 64 « Étudiant à lÉcole Ernst-Busch, Busch, [Ostermeier] est remarqué par Michael Ebert le dramaturge du Deutsches Theater qui avait beaucoup apprécié LInconnue dAlexandre Blok [quil] avait montée en appliquant les principes de la biomécanique de Meyerhold Meye ». S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 5. 65 De ce troisième travail dOstermeier Ostermeier dans ce théâtre, ainsi que de la quasi totalité de ses mises en scène à la Baracke, nous disposons des enregistrements vidéo vi de bonne qualité. 66 Gerhard Ebert, « Glückliches Kanonenfutter », in Neues Deutschland,, 3 juillet 1997. (« [Die] biomechanische Zeige-Elemente ente à la Meyerhold [ ] geben der Vorführung die Patina Pa der zwanziger Jahre »). 67 Petra Kohse, « Geschäftig wippende Brüste », in Die Tageszeitung,, 3 juillet 1997. (« [Die] Besatzung, arrangiert wie auf Géricaults Floß der Medusa »). 68 G. Ebert, « Glückliches iches Kanonenfutter », op. cit. (« Eine akrobatische Slapstick-Orgie, Slapstick die nicht von schlechter Machart ist »). 41 Chapitre I La Période de la formation corps »69. Selon Jean Jourdheuil, « cette méthode semblait organiser dans la troupe une énergie densemble, [ un] goût de lexcès quont les gens dune certaine génération »70. À la fin, avec des mouvements rapides et chorégraphiés, tout en chantant en chur, les acteurs démontaient toutes les planches du décor, de sorte que ne restaient que les rails. Pour certains critiques, ce final, assez exigeant pour les acteurs, permettait de dessiner de manière heureuse un parallèle entre la pression exercée sur les soldats chez Brecht, et celle à laquelle étaient exposés ici les jeunes comédiens, inexpérimentés (certains encore élèves à lÉcole ErnstBusch). Selon Ostermeier, le spectacle devait cependant mettre en avant un tout autre parallèle : la biomécanique de Meyerhold, « qui tente dinventer lacteur de lavenir, et donc aussi lhomme de lavenir »71, servait lobjectif d « analyser lhistoire du national-socialisme, en la comparant aux autres idéologies qui visaient à créer un nouvel homme »72 ; Meyerhold et Brecht séclairaient donc mutuellement : « À travers Meyerhold, je voulais parler de Brecht, et de sa croyance en linvention dun nouveau monde »73. Autre point qui suscite lintérêt dOstermeier, limportance accordée à la musique au théâtre par Meyerhold, lui-même violoniste, qui dit que : « Si le metteur en scène nest pas musicien, il ne pourra pas construire un spectacle authentique, parce quun spectacle authentique [ ] ne peut être construit que par un metteur en scène musicien. Des tas de difficultés ne paraissent insurmontables que parce quon ne sait pas comment aborder une uvre, comment mettre en lumière sa facture musicale »74. Lélément musical est en effet très présent dans les spectacles dOstermeier (un grand nombre dentre eux mettent en scène des musiciens qui les accompagnent en live) et dans Homme pour homme, toute la représentation était soutenue par un guitariste, un pianiste et un batteur, présents sur le plateau (la présence des musiciens sur scène permet dopérer ici encore un autre parallèle entre Meyerhold et Brecht). De plus, comme chez Meyerhold, le traitement des pièces est souvent guidé par des principes musicaux, tels le rythme, le leitmotiv, le 69 P. Kohse, « Geschäftig wippende Brüste », op. cit. (« Grimassieren sozusagen stets mit dem ganzen Körper »). 70 « Ludisme et libération », op. cit., p. 52. 71 Propos du metteur en scène dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op.cit. 72 Ibid. 73 Ibid. Pour certains critiques, en revanche, lapplication sur une pièce de Brecht, des principes dun jeu biomécanique qui, en général, amène « un théâtre très explicite, donc un théâtre distancié », fut perçue comme redondante, comme faisant double emploi. (cf. P. Kohse, « Geschäftig wippende Brüste », op. cit. : « [Ein] Theater größter Deutlichkeit, [ ein] Theater der Verfremdung ».) 74 V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, tome II, op. cit., p. 224. 42 Chapitre I La Période de la formation contrepoint, etc. Si la biomécanique, à létat pur, influence surtout la première période du travail dOstermeier, laccent mis sur la musique est une constante qui traverse son travail depuis ses débuts jusque dans ses mises en scène les plus récentes. « Jai découvert avec [Meyerhold] la force de la musique, du rythme, et cest, aujourdhui encore, le plus important pour moi. Il faut dire aussi que Meyerhold ma permis de faire le lien avec ce qui gouvernait ma vie avant le théâtre, puisque jétais musicien, je jouais de la basse, de la contrebasse, et pratiquais le chant ; jai même envisagé de devenir professionnel. Or la méthode de Meyerhold sappuie beaucoup sur la musique et cela avait du sens pour moi »75. Ostermeier reprend également à son compte lidéologie de Meyerhold, selon laquelle le travail ne doit plus avoir « laspect dune malédiction, mais celui dune nécessité joyeuse et vitale »76, une force quil a découverte en travaillant avec Bogdanov, lequel lui aurait inculqué qu « il faut toujours rire quand on répète, même dans les scènes de tragédie ou de douleur ; le travail de lacteur, cest quelque chose qui fait plaisir »77. Ostermeier évoque à plusieurs reprises ce « ludisme dans le travail du comédien »78 avec Bogdanov, dont il dit quil a été pour lui « un moment de libération »79. Il attache donc une grande importance à cette dimension et affirme à son tour que « le théâtre ne doit pas être un espace de souffrance, mais un espace de vie et de joie, la joie du jeu vivant, du jeu accéléré, rythmique, explosif, avec un montage dattractions, avec quelque chose qui est plus vivant que la vie. Cest cet aspect du théâtre de Meyerhold que je revendique »80. La période de formation a été pour Ostermeier également loccasion de nouer avec plusieurs artistes des complicités durables : de manière générale, on observe chez lui une certaine constance dans le choix de ses collaborateurs, avec lesquels la rencontre sancre souvent assez loin dans le passé. Nous avons déjà mentionné le cas de Jens Hillje, rencontré dès les études secondaires, qui fut codirecteur de la Baracke, puis de la Schaubühne jusquen 2009, et qui reste aujourdhui encore un collaborateur proche. Il faut bien sûr évoquer le scénographe Jan Pappelbaum, rencontré lors du Festival dArt de Weimar en 1994, où tous deux furent assistants sur le même projet, Faust-Kubus, Ostermeier à la mise en scène auprès 75 Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 29. V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, tome II, op. cit., p. 78. 77 « Ludisme et libération », op. cit., p. 51. 78 Ibid., p. 52. 79 Ibidem. 80 Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 25. Ailleurs, il évoque encore le principe du sourire exigé pendant les répétitions : « Cest lun des premiers principes de Meyerhold. Il parle beaucoup de la joie de jouer, que cest un grand plaisir et un grand privilège que dêtre sur la scène, cest un plaisir que dêtre devant les gens, cest un plaisir que de jouer et cest un grand privilège que de jouer un personnage ». (Dans Radio Libre, op. cit.) 76 43 Chapitre I La Période de la formation de Karge, et Pappelbaum à la scénographie, auprès de Dieter Klass. Leur premier travail commun date de la même année, 1994 (Tambours dans la nuit de Brecht au bat) et depuis, Pappelbaum est devenu le scénographe principal dOstermeier, leur collaboration se poursuivant depuis plus de seize ans et vingt-sept représentations. Des relations de complicité se sont tissées aussi, naturellement, avec les autres élèves de lÉcole Ernst-Busch, notamment ceux de sa promotion (1992 1996) du Département de Mise en scène ; comme avec Robert Schuster et Tom Kühnel, deux metteurs en scène qui travaillèrent en tandem pendant les premières années à leur sortie détudes, jusquen 2000 (au Schauspielhaus de Francfort entre 1997 et 1999, et au Theater am Turm de la même ville, en tant que directeurs, de 1999 à 2002)81. Ostermeier présenta un grand nombre de leurs spectacles à la Baracke et à la Schaubühne, puis, après la fermeture du TAT, invita Kühnel à mettre en scène à la Schaubühne82. Les trois metteurs en scène partagent de plus certains de leurs collaborateurs : Jan Pappelbaum, par exemple, a travaillé fréquemment avec Schuster et Kühnel, et Bernd Stegemann, qui fut sous leur direction le dramaturge en chef du TAT, exerce cette même fonction aujourdhui à la Schaubühne. Un lien très étroit lie Ostermeier avec un autre collègue de lÉcole Ernst-Busch, Tobias Veit, lequel est, depuis 1998, à la tête de son bureau de production artistique (à la Baracke dabord, puis à la Schaubühne). Nommons également Christian von Treskow, autre camarade de classe, qui devait initialement assumer la codirection de la Baracke en 1996 avec Ostermeier, mais qui sest finalement retiré de laventure avant même quelle ne débute. Enfin, de nombreuses complicités naquirent également avec les élèves comédiens ayant travaillé avec Ostermeier à la Baracke qui, pour certains, lont suivi pour former le noyau de la troupe de la Schaubühne, comme Lars Eidinger, véritable acteur fétiche du metteur en scène. 81 Par ailleurs, la première composition du directoire tétracéphale pressenti pour la Schaubühne était constituée dOstermeier, de Waltz, Schuster et Kühnel. 82 Pour Electronic City de Falk Richter en 2004 et pour La Bêtise de Rafael Spregelburd en 2005. 44 Chapitre I La Période de la formation 3. Thomas Ostermeier enseignant Comme un certain nombre de ses camarades, Ostermeier est revenu à lÉcole ErnstBusch en tant quenseignant en 2000 : dabord chargé de cours, il fait partie de léquipe enseignante fixe depuis 2005. Dans un premier temps, il proposa un séminaire qui sinscrivait dans la longue tradition de lenseignement de la méthode Stanislavski à lÉcole. Même si Ernst-Busch ne fut jamais un haut lieu de la formation stanislavskienne, le système y est enseigné depuis 1952. La méthode sétait en effet solidement enracinée en Allemagne, surtout au Theaterinstitut de Weimar, dès 1946, avec le retour dURSS des exilés, notamment Maxim Vallentin et Ottofritz Gaillard ; ce dernier rassembla ses expériences denseignement dans le Deutsche Stanislawski-Buch, le livre allemand de Stanislavski, qui servit de base pour lexportation de cette formation en dehors de Weimar, y compris à lÉcole Ernst-Busch. Au sortir de la guerre, la formation des comédiens butte sur de nombreuses lacunes et incohérences, que la méthode de Stanislavski vient combler, par sa rigueur mais aussi, et surtout, par le fait quelle englobe la vie théâtrale du début de la formation de lacteur jusquà la construction dune troupe83. De plus, comme dans tous les pays sous la houlette soviétique, cet enseignement fut imposé par les autorités, car la méthode de Stanislavski semblait conforme aux objectifs fixés à la formation de lacteur dans le cadre du réalisme socialiste. À partir de 1952 donc, et pendant de longues années, le séminaire Stanislavski fit partie de lenseignement de base, en première année, à lÉcole Ernst-Busch, et il constitue une sorte de passage obligé pour les élèves, dans le sens où il précède létude des uvres du répertoire mondial. Ostermeier affirme quà lépoque de ses études, « Stanislavski était même plus important que Brecht »84 dans le cursus de lErnst-Busch, en ajoutant que le metteur en scène russe « a été mal compris, [ quon] tentait toujours de faire une différence entre les idées de Stanislavski et celles de Meyerhold »85. Cest sans doute pour cette raison quil opta, lui, pour une nouvelle approche et choisit daborder Stanislavski par la bande : il explorait, dans ses cours, la proximité entre celui-ci et Meyerhold : « lenjeu de ce séminaire [était] de montrer 83 On lit dans la préface au Stanislawski-Buch : « Stanislavski est bien connu des hommes de théâtre allemands depuis des décennies Ce quil a enseigné nest pas dune nouveauté renversante. Il na par ailleurs jamais revendiqué cela. Au contraire : ce quil enseigne, cest de lancien, cest de la vérité et de la nature ». Ottofritz Gaillard, Das deutsche Stanislawski-Buch, Berlin, Aufbau Verlag, 1946, p. 13. (« Den deutschen Theaterleuten ist Stanislawski seit Jahrzehnten ein Begriff... Was er gelehrt hat, ist nichts umwälzend Neues. Darauf erhebt er niemals Anspruch. Im Gegenteil: es ist das Alte, es ist Wahrheit und Natur, was er lehrt »). 84 « Ludisme et libération », op. cit., p. 51. 85 Ibidem. 45 Chapitre I La Période de la formation comment finalement lun et lautre ont travaillé dans la même direction »86, dit-il. Laccent fut donc mis dun côté sur la théorie biomécanique et de lautre sur celle des actions physiques, créant ainsi un point de rencontre entre les deux hommes de théâtre russes. Quelques années plus tard, en 2005, toutefois, Ostermeier décide de revoir son engagement denseignant : « Au début jétais euphorique, mais aujourdhui, jai le sentiment que ce type denseignement ne va pas sans risque, notamment celui de perdre son aura artistique. Si on enseigne trop, on sépuise, on perd en somme sa substance »87. Il a donc allégé sa charge, et depuis préfère concentrer son enseignement sur deux ou trois stages par an, quil structure autour duvres dramatiques précises abordées avec les étudiants (et dont il entreprend souvent la mise en scène par la suite). La méthode quil privilégie alors est celle dune observation et dune description, qui sont considérées comme plus importantes que linterprétation : « les grands romanciers, les peintres, les plasticiens enseignent toujours le regard. Honoré de Balzac ou Victor Hugo ont décrit la réalité sans linterpréter et je minscris dans cette tradition réaliste. Apprendre à mettre en scène, cest apprendre à regarder et à observer, [ car les acteurs] ont besoin dun miroir objectif, mais ni critique ni interprétatif »88. Il prend comme exemple un exercice au cours duquel il regarde avec ses élèves une scène que ceux-ci ont préparée, avant de leur demander de décrire avec le plus de précision possible ce quils ont vu, plutôt que de lui expliquer leurs intentions et idées de départ et la manière dont elles se sont déclinées dans la forme finale. Lavantage dune telle approche est selon lui le fait quà la fin de la séance de travail, le bilan et les conclusions simposent deux-mêmes aux étudiants, que ces derniers font en quelque sorte eux-mêmes le cheminement visé par lenseignant. Dautre part, étant donné que le travail se déroule souvent autour dune pièce quOstermeier compte monter par la suite, il profite également de ces séminaires pour mettre en place un premier laboratoire autour dun texte, avant dentrer dans la phase des répétitions avec ses collaborateurs et sa troupe. Il a mentionné à plusieurs occasions lexemple de latelier quil a mené à lÉcole Ernst-Busch autour du Mariage de Maria Braun de R. W. Fassbinder (quil mit en scène en 2008)89. 86 Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 33. Ibid., p. 54. 88 Ibid., p. 58. 89 Et dont lun des enjeux principaux fut dexpérimenter, avec les étudiants, « les différentes manières dont il serait possible de traduire le film à la scène » (dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 55). Finalement, affirme-t-il, « le résultat ma convaincu quil était impossible » (dans « Maria Braun, dans la lignée de Nora et Hedda Gabler », entretien réalisé par Jean-Louis Perrier, in Alternatives théâtrales, n° 101, Extérieur cinéma, 2009, p. 24) demprunter les chemins imaginés par les étudiants, mais il affirme toutefois que « les 87 46 Chapitre I La Période de la formation Lactivité denseignant quOstermeier mène à lÉcole Ernst-Busch se prolonge par des ateliers en dehors de cette école. En 2007, par exemple, à loccasion du Festival de Liège, il réunit quatre de ses élèves berlinois avec seize apprentis comédiens du Conservatoire de Liège autour dun atelier ayant pour titre États durgence, à propos de deux pièces contemporaines, In God We Trust de Falk Richter et Tout va mieux de Martin Crimp. Malgré cette activité pédagogique intense, le metteur en scène considère ne pas avoir de disciples et ressent, au contraire, quun fossé le sépare de ses élèves, trop préoccupés dans leur pratique par les explorations et expérimentations des différentes approches formelles et conceptuelles : « ils ne sintéressent plus à lhomme, ni au travail avec lacteur »90. Cette tendance, selon lui générale, risquerait même à son avis de modifier radicalement le profil traditionnel de lÉcole Ernst-Busch : « La réputation de lÉcole Ernst-Busch na plus grand-chose à voir avec la réalité actuelle de lécole. La chute du Mur a généré des changements importants. [ ] Je crains que la grande tradition quErnst-Busch perpétuait ne se perde totalement. Cette école est la dernière qui ait tenté de travailler dans les traces de Brecht et de donner une vision politique et idéologique à lacteur. À lépoque, la tradition voulait quon essaie de trouver des solutions à des questions politiques, quon les montre sur scène »91. Cest peut-être pour cette raison quOstermeier, à linstar de ses maîtres, tels Karge, en sinscrivant parfaitement dans lesprit brechtien, forme des jeunes metteurs en scène également auprès de lui, à la Schaubühne, par lintermédiaire des assistanats à la mise en scène. En effet, de nombreux jeunes gens qui arrivent dans cette institution en tant quassistants (pas nécessairement auprès dOstermeier), y présentent ensuite leurs propres mises en scène, sur le plateau du Studio ou même parfois sur la grande scène de la Schaubühne. Citons à titre dexemple Enrico Stolzenburg, assistant notamment pour Nora, puis metteur en scène de Kebab de Gianina Carbunariu en 2007, ou Anne Schneider, assistante entre autres pour John Gabriel Borkman et qui monta à la Schaubühne les Dingos de Paul Brodowsky en 2009 et Il ne faut pas le dire dHélène Cixous en 2010. Enfin, Pedro Martins Beja, élève pour sa part à lÉcole Ernst-Busch, présenta sa mise en scène des Contrats du marchand dElfriede Jelinek à la Schaubühne en 2010. expériences [quil] mène avec les élèves nourrissent aussi [sa] propre réflexion » (dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 54). 90 Nous confia-t-il lors de notre entretien du 23 juin 2010. 91 « Ludisme et libération », op. cit., p. 50. 47 Chapitre I La Période de la formation Ostermeier mène une activité de transmission longue et riche : engagé à lÉcole ErnstBusch seulement quatre ans après en avoir lui-même quitté les bancs, il sinvestit dans la formation des jeunes metteurs en scène, non seulement là, mais aussi à la Schaubühne ou au sein dautres institutions, percevant le fait de transmettre comme un devoir, une mission parallèle à celle de former une troupe, tout en revendiquant lapport que cet investissement peut avoir pour lui, selon un retour socratique : « Transmettre, cest aussi se remettre en question »92, dit-il. Cependant, même en ouvrant les salles de la Schaubühne à des projets ponctuels de ses jeunes étudiants ou assistants, Ostermeier na pas encore fait preuve de cette audace et de cette générosité dont il a profité, lui, dans sa jeunesse, notamment de la part de Thomas Langhoff, qui lui confia la direction de la Baracke, salle annexe du Deutsches Theater, alors quOstermeier terminait tout juste ses études. 92 Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 55. 48 Chapitre II Les Débuts II. LES DÉBUTS 1. Le paysage théâtral berlinois depuis les années 1990 1.1. Les bouleversements provoqués par la chute du mur et la réunification Dans plusieurs pays de lancien bloc communiste, le tournant politique de 1989 fut soutenu et accompagné par lactivité du monde théâtral, sur certains points même déclenché par elle ; en cela les théâtres de la RDA (et notamment de Berlin-Est) ne font pas exception, ils firent même à lépoque figure dexemple pour les autres pays socialistes. Les changements provoqués par la réunification allemande ont à tel point façonné et conditionné le paysage théâtral berlinois des années quatre-vingt-dix1, alors que Thomas Ostermeier faisait son entrée dans la vie théâtrale professionnelle, quil nous a paru indispensable de rapporter ici quelques éléments de cette mutation, afin de mieux pouvoir situer, comprendre et analyser la carrière et lascension fulgurante du metteur en scène dans ce Berlin du tournant du vingt-et-unième siècle2. La chute du mur de Berlin fut le résultat dune évolution idéologique et politique commencée bien avant novembre 1989. Sans entrer dans une analyse approfondie, systématique du processus, mais en nous focalisant plutôt sur le domaine théâtral, notons que dès la saison 1987 1988, des rapprochements entre les mondes de théâtre est et ouest allemands sétaient multipliés et intensifiés, notamment en raison de la présence des productions théâtrales de la RDA à lOuest. En mai 1988, par exemple, la pièce de Volker Braun, Die Übergangsgesellschaft (La Société de transition), créée par Thomas Langhoff au Maxim Gorki Theater quelques semaines auparavant3, est la première représentation est- 1 Et continuent aujourdhui. « Pendant ces vingt dernières années, Berlin fut une scène expérimentale », rappelle Jean Jourdheuil, in « In den seichten Wassern des Managements », op. cit. 2 Nous nous appuyons largement et principalement sur le dossier « Berliner Theater in der Wende » (« Les théâtres de Berlin pendant le tournant du 1989 »), constitué par Sabine Zolchow à lAcadémie des Arts de Berlin. 3 La pièce, une critique de lintérieur du régime socialiste, date de 1982. Le fait que sa mise en scène fut rendue possible en 1988 témoigne à lui seul dun début de louverture à lEst, encouragée par la pérestroïka, même si les réactions des critiques se montrent encore très prudentes à son encontre, comme celle de Gerhard Ebert dans le Neues Deutschland, lorgane de presse officiel du SED : « Cette comédie satirique reste, malgré sa singularité qui ne fait aucun doute, une pierre seulement dans la mosaïque de notre dramaturgie socialiste ». (« Aus synthetischen Hüllen gepellt », in Neues Deutschland, 8 avril 1988 : « Ohne Zweifel ist diese satirische Komödie ein zwar auffälliger, aber eben nur ein Stein im Mosaik unserer sozialistischen Dramatik ».) 49 Chapitre II Les Débuts allemande à participer, à lOuest, au concours des Mülheimer Theatertage (Journées théâtrales de Mülheim) ; un an plus tard, en mai 1989, cette représentation fait même partie de la sélection du Berliner Theatertreffen, avec deux autres spectacles de la RDA (LHomme qui casse les salaires dHeiner Müller, mis en scène par lauteur au Deutsches Theater, et Le Suicidé de Nicolaï Erdman, mis en scène par Christoph Schroth au Théâtre de Schwerin) : là encore, il sagit des premières participations du théâtre est-allemand à ce prestigieux festival de Berlin-Ouest. Par ailleurs, la succession de Luc Bondy, en septembre 1988, par Jürgen Gosch, à la tête de la Schaubühne, est sans doute à inscrire dans cette même logique, car cest la première (et unique) fois où ce théâtre est dirigé par un homme de théâtre venant de lEst4. La mobilisation citoyenne, qui va aboutir aux événements de novembre 1989, est demblée soutenue et dans une certaine mesure portée, par le milieu théâtral. Dès le mois de septembre, le Nouveau Forum pour les droits civiques, initié par des militants est-allemands, appelle au dialogue démocratique, afin de trouver « des chemins pour sortir de la situation de crise actuelle »5 ; le ministère de lintérieur lui refuse le statut dassociation, mais ce mouvement de réforme trouve ladhésion de nombreux partisans engagés, dont beaucoup dhommes de théâtre. Le 14 septembre, une déclaration de lAssociation Régionale berlinoise de lUnion des Écrivains de la RDA, ainsi quune résolution des Artistes du Spectacle quatre jours plus tard, réclament un dialogue public et démocratique à tous les niveaux, face à la « fuite massive des citoyens de la RDA »6. Suivant cette revendication, à partir de la fin septembre, de nombreux théâtres de la RDA adressent des lettres ouvertes, des résolutions et des déclarations, au SED dabord, mais aussi au Conseil dÉtat et à celui des ministres, au Freier Deutscher Gewerkschaftsbund (Confédération Allemande de Syndicats), à ladministration régionale et à la presse. Le 7 octobre 1989 a lieu une première réunion de gens du théâtre à la Volksbühne de lEst, trois jours après que léquipe du Théâtre de Dresde ait lu pour la première fois devant le public, à lissue dune représentation, une déclaration ayant pour titre : « Nous sortons de nos rôles. La situation dans notre pays nous y oblige »7, et ait appelé aux débats publics ; dans les semaines qui suivent, des discussions avec le public sur la situation politique du moment ont également lieu dans les théâtres est-berlinois, au sortir des spectacles. Une semaine plus tard, le 15 octobre 1989, des artistes de tous bords se rencontrent au Deutsches Theater pour condamner, dans une résolution commune, les 4 Une importante plateforme est-allemande existait toutefois à la Schaubühne dans les années soixante, avant larrivée de Peter Stein, ayant comme tête de proue le dramaturge et metteur en scène Hartmut Lange, originaire de la RDA. 5 « Berliner Theater in der Wende », op. cit. (« Wege aus der gegenwärtigen krisenhaften Situation ».) 6 Ibid. (« Die massenhafte Abwanderung von DDR-Bürgern ».) 7 Ibid. (« Wir treten aus unseren Rollen heraus. Die Situation in unserem Land zwingt uns dazu ».) 50 Chapitre II Les Débuts arrestations brutales des manifestants pacifiques à Berlin les 7 et 8 octobre précédents, et exiger la punition des responsables. Ils décident, pour le 4 novembre, dune nouvelle manifestation de protestation, contre les actions brutales et pour la liberté dopinion, dexpression et de réunion. Ils forment l Initiativgruppe (Groupe dinitiative) 4.11. et, officiellement, chargent le Syndicat des Artistes des préparations de la manifestation. Le 28 octobre 1989, le Deutsches Theater entame une série de lectures, « Texte zur Lage (Textes à propos de la situation) », qui souvre sur les mémoires de Walter Janka (éditeur allemand, victime des procès spectacles staliniens des années 1950), intitulées Schwierigkeiten mit der Wahrheit (Difficultés avec la vérité) ; elles sont lues par Ulrich Mühe, en présence de lauteur et devant une salle bondée : la persécution politique en RDA est abordée pour la première fois de manière publique. La première manifestation de protestation à Berlin-Est à être autorisée, dans lhistoire de la RDA, réunit ainsi un million de participants qui exigent des réformes politiques. Lors du rassemblement qui suit sur lAlexanderplatz, animé par le scénographe Henning Schaller, sexpriment dautres personnalités du théâtre comme Ulrich Mühe, Heiner Müller ou Johanna Schall. Le mur de Berlin tombe le 9 novembre 1989 et son ouverture est de nouveau fêtée par les théâtres ; ainsi, trois jours plus tard, la troupe de la Deutsche Oper (à lOuest) donne-t-elle une représentation spéciale de la Flûte enchantée pour les visiteurs de la RDA, avec entrée libre et, de leur côté, Daniel Barenboim et la Philharmonie de Berlin leur offrent un concert gratuit de Beethoven. En août 1990 est signé le traité dunification des deux États allemands (Beitritt der DDR im Grundgesetz der BRD, Entrée de la RDA dans la Loi fondamentale de la RFA), laquelle devra être effective le 3 octobre 1990 : conformément à larticle 53, la substance culturelle des régions est-allemandes doit rester intègre. LÉtat Fédéral sengage à débloquer des fonds financiers afin dempêcher la faillite des théâtres, des musées et des orchestres de lex-RDA. Toutefois, lespoir de solutions communes, qui prévaut encore lors de la première réunion des directeurs de théâtres allemands en avril 1990, cède rapidement place à une désillusion amère, devant lévidence que les deux pays ont des systèmes théâtraux si radicalement différents quils sont incompatibles. En effet, la RDA disposait du réseau théâtral le plus dense au monde ; les grands théâtres de Berlin (qui formaient une catégorie à part) étaient financés directement par le Ministère de la Culture, et les théâtres régionaux par les régions ; dans les deux cas, les subventions dÉtat étaient très importantes et permettaient, dun côté de travailler sans la contrainte du succès et de la rentabilité économique, de lautre de maintenir très bas le prix 51 Chapitre II Les Débuts des places. En RFA, en revanche, le système était double : il y avait, dune part des théâtres municipaux (Stadttheater) sous la responsabilité de la commune ou du Kreis, et de lautre des théâtres dÉtat (Staatstheater) sous la responsabilité principale du Land (mais bien souvent cofinancés par les Kreis). À lOuest, une autre grande différence par rapport à la RDA était lexistence, dans lÉtat Fédéral, parallèlement aux institutions publiques, dun réseau de théâtres privés (notamment les Tourneetheater et les Freie Truppen), qui se concentraient sur des productions consensuelles, au succès garanti auprès du public ; indépendants, ces théâtres bénéficiaient toutefois fréquemment de subventions publiques. Tant en RFA quen RDA, ce système, dans les années quatre-vingt notamment, mena à un certain nombre dexcès, sans doute pour deux raisons, elles-mêmes intrinsèquement liées : des moyens financiers énormes dune part, que les institutions publiques, dans les deux Allemagne, sétaient habituées à percevoir, et la pratique du Regietheater de lautre, ce théâtre de metteurs en scène qui savérait extrêmement coûteux : dans un essai publié dans le Süddeutsche Zeitung en 1996, et qui portait un regard en arrière, C. Bernd Sucher dénonce ce « théâtre Lufthansa »8, où des stars de la mise en scène, tels Peter Zadek ou Robert Wilson, travaillant sur linvitation des institutions, percevaient des salaires astronomiques et, qui plus est, arrivaient avec leur propre équipe, alors que le théâtre en entretient une, à leur disposition. LAllemagne réunifiée reprend finalement la structure de lancienne RFA, ce qui a pour conséquence des changements radicaux dans le tissu théâtral est-allemand. Le premier problème qui se pose, en matière de financement, est dû à lextrême densité, dans les nouveaux Länder, du réseau des théâtres nationaux et municipaux, dont plus de la moitié sont des Mehrspartenhäuser, des institutions qui entretiennent parallèlement une troupe de théâtre, une dopéra (avec orchestre) et un corps de ballet. Or, il est extrêmement compliqué de maintenir un personnel si important, à un moment où les salaires, à lEst, sont censés rejoindre peu à peu le niveau de ceux de lOuest. La question du financement des institutions publiques est dautant plus problématique que les taux de fréquentation chutent alors considérablement, dun côté comme de lautre Le pays réunifié est donc obligé de faire des économies, et pour arriver à réduire ses dépenses, la culture, naturellement comme trop souvent, est le premier domaine touché. Le maître mot devient la rentabilité et, sous couvert de la dénonciation des excès des années quatre-vingt, les premières années daprès la 8 Cité par Emmanuel Béhague, Le Théâtre dans le réel. Formes dun théâtre politique allemand après la réunification (1990 2000), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2006, p. 43. Nous empruntons dailleurs à cet auteur de nombreuses informations dans cette partie. 52 Chapitre II Les Débuts réunification sont placées sous le signe de coupes budgétaires, voire de fermetures des institutions, pratiquées bien souvent de manière brutale et arbitraire. Durant toute la décennie, on réalise également un grand nombre de fusions des institutions, notamment dans les Länder de lex-RDA, où les communes et les régions ne sont plus à même de maintenir le réseau dense de lépoque socialiste : ce genre de pratique est naturellement vivement dénoncé par le milieu théâtral, mais il implique tout de même une suppression moins massive de postes que les fermetures radicales. Selon lEntrée de la RDA dans la Loi fondamentale de la RFA, la ville de Berlin est choisie pour capitale (le transfert de Bonn nest effectué quen 1999), mais elle nest pas considérée comme un ancien Land de la RDA et, par conséquent, elle ne reçoit pas de subventions spéciales. Dautre part, les aides allouées par la Fédération à Berlin-Ouest du temps où la ville était enclavée, sont, elles aussi, supprimées. Ainsi, en un bref laps de temps, disparaît le rapport privilégié à la culture qui caractérisait les deux parties de la ville divisée, censées représenter leurs États respectifs, telles des vitrines culturelles. Sen suit une lourde crise financière à Berlin, qui crée une situation dautant plus difficile que cette grande ville de cinq millions dhabitants est désormais vouée à tenir le rôle de capitale de la plus grande force économique des pays de lUnion européenne. Or, comme le note Jean Jourdheuil, « Berlin nest pas une capitale économique ou financière, elle nest pas non plus une capitale politique (comme Londres et Paris), cest une capitale culturelle »9. En 1991, le Sénateur de la Culture berlinois, Ulrich Roloff-Momin, commande un rapport qui puisse permettre dentrevoir lavenir des institutions berlinoises. Ce sera le rapport Nagel, Überlegungen zur Situation der Berliner Theater (Réflexions sur la situation des théâtres de Berlin), du nom de son principal auteur, Ivan Nagel, avec qui ont collaboré deux autres critiques dAllemagne de lOuest, Michael Merschmeier et Henning Rischbieter du Theater heute, et un autre, Friedrich Dieckmann, originaire de la RDA10. Après une évocation du riche passé artistique de Berlin depuis un siècle, tant au niveau du théâtre dramatique (avec des dramaturges tels Hauptmann, Horváth, Weiss ou Müller, et des hommes de théâtre tels Brahm, Reinhardt, Jessner, Piscator ou Brecht), quà celui du théâtre musical (avec les chefs dorchestre Walter, Kleiber ou Klemperer), les auteurs de ce 9 J. Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit. De larges extraits de ce rapport ont été publiés dans la revue Theater heute, en mai 1991 (« Überlegungen zur Situation der Berliner Theater », pp. 37-42). 10 53 Chapitre II Les Débuts rapport insistent sur la multiplicité et la variété culturelles particulières au microcosme berlinois davant la chute du mur : « rien dans le reste de lAllemagne ne pouvait se comparer à cette situation berlinoise, en termes de diversité artistique et de rayonnement culturel »11. Ils remarquent que le nombre élevé des théâtres subventionnés et limportance exceptionnelle de leurs subsides du temps de la ville divisée, nétaient pas liés uniquement à une « quête de prestige des deux capitales »12, mais aussi à un réel intérêt de la part du public, dont témoignaient des taux de fréquentation assez élevés : « Pour Berlin-Ouest, le théâtre fut un facteur économique de premier rang, grâce à lattirance quil exerçait sur les autochtones et les étrangers. La RDA quant à elle, exploitait la renommée que lui avaient conférée, en Europe occidentale et en Amérique, lart de Brecht, de Felsenstein et de leurs élèves »13. Nagel et ses collaborateurs poursuivent par une brève énumération des institutions publiques et des scènes privées entièrement subventionnées par la ville, du théâtre dramatique et musical, qui constituent selon eux la « charpente artistique et culturelle de Berlin »14, quil faut maintenir et subventionner comme un cas à part, et qui ne doit donc plus dépendre uniquement du budget du Land de Berlin mais également de celui de lÉtat Fédéral. Avant dentrer dans une étude de ces institutions au cas par cas, et de formuler des propositions pour chacune delles, en termes didentité artistique et de financement, le rapport émet un avertissement urgent sur le mode de financement général de ces scènes berlinoises : en effet, sil reconnaît que, dans un premier temps, puiser largent dans les fonds de reconstitution pour lex-RDA peut paraître « incontournable »15, il rappelle que, du fait que ces allocations soient appelées à diminuer progressivement jusquà disparaître totalement, poursuivre ce mode de financement serait « desprit étroit, incertain, mais aussi totalement non réaliste et donc nocif non seulement pour Berlin, mais pour la culture allemande en général »16. Les auteurs analysent ensuite le paysage du théâtre lyrique berlinois : ils plaident pour le maintien des trois maisons dopéra (la Staatsoper, la Deutsche Oper et la Komische Oper), 11 Ibid. (« An künstlerischer Vielfalt in Deutschland, an kultureller Ausstrahlung [ ] lässt sich dem nichts vergleichen ».) 12 Ibid. (« Der Prestigesucht der beiden Hauptstädte ».) 13 Ibid. (« Für Westberlin wurde das Theater auch ein Wirtschaftsfaktor ersten Ranges dank seiner Anziehung für In- und Ausländer. Die DDR nutzte den Ruf, den die Kunst Brechts, Felsensteins und ihrer Schüler in Westeuropa und Amerika erlangt hatte ».) 14 Ibid. (« Das Künstlerisch-kulturelle Gerüst Berlins ».) 15 Ibid. (« Unumgänglich ».) 16 Ibid. (« Engstirnig, verunsichernd, aber auch gänzlich unrealistisch deshalb nicht nur für Berlin, sondern für die deutsche Kultur schädlich ».) 54 Chapitre II Les Débuts en précisant quelles ne doivent pas pour autant être pourvues dune intendance qui les regroupe. Au contraire, elles doivent, selon eux, fonctionner comme des organismes artistiques indépendants, avec des objectifs clairement différenciés, des profils divers et des répertoires distincts qui ne se chevauchent quà titre exceptionnel. Dans le domaine du théâtre dramatique, ils constatent que le principe dune diversification stricte du répertoire, requis pour lopéra, ne peut être appliqué car, soulignent-ils, « trois mises en scène dune même pièce procurent, apportent de la diversité et non de la monotonie elles se complètent réciproquement, [ et les comparer] serait pour les curieux du théâtre et de la littérature un exercice hautement intelligent et plaisant »17. Ils plaident donc pour une complémentarité des scènes berlinoises, sans contrer leur individualité, et consacrent le reste de leur réflexion à des propositions concrètes pour les différentes institutions théâtrales de Berlin. Nous nous attardons ci-dessous sur leurs suggestions concernant les cinq théâtres principaux de la ville. Le Deutsches Theater dabord, pour lequel les auteurs ne proposent aucun changement radical : ils approuvent au contraire des décisions qui avaient déjà été prises et dont la réalisation avait déjà été amorcée au moment de la rédaction du rapport, comme celle de confier la direction à Thomas Langhoff et de transformer lancienne salle de répétitions de la Reinhardtstrasse en scène annexe, sous condition que celle-ci ne dispose pas dune équipe particulière et quelle saccommode des forces artistiques et techniques de la maison mère. La seule réticence émise par le rapport concerne la troupe de quatre-vingt-dix membres proposée par Langhoff, jugée trop importante, car elle ferait « plus de mal que de bien au théâtre »18. Le Berliner Ensemble ensuite : les auteurs dénoncent une gestion type entreprise familiale, à laquelle il serait temps de mettre fin. Cette tâche, selon eux, est lune des plus ardues de cette restructuration du domaine théâtral berlinois ; avec une pointe dironie, ils comparent le Berliner au théâtre Nô japonais, qui « vit depuis huit cents ans grâce aux troupes et écoles familiales [ et qui est] un monument pour les historiens du théâtre »19. Ils plaident donc pour une réforme fondamentale, qui doit passer notamment par deux renouvellements radicaux : celui de léquipe dabord, laquelle « maîtrise le style brechtien » certes, mais qui ne dispose pas de « comédiens assez forts »20, celui du répertoire ensuite, qui doit désormais 17 Ibid. (« Dreimal die Aufführung desselben Stückes ergab Vielfalt statt Eintönigkeit sie ergänzten einander [ und sie] zu vergleichen, wäre für theatralisch oder literarisch Neugierige eine höchst intelligente und vergnügliche Übung gewesen ».) 18 Ibid. (« Dem Theater eher schadet als nützt ».) 19 Ibid. (« Mit Familientruppen, Familienschulen lebt das Noh-Theater in Japan seit 800 Jahren weiter ein Denkmal für Theaterhistoriker ».) 20 Ibid. (« Das Stil beherrscht, aber nicht genug starke Schauspieler versammelt ».) 55 Chapitre II Les Débuts être « contemporain, dans lesprit de Brecht »21. Pour opérer ces changements, une nouvelle intendance simpose. Nagel et ses collègues proposent de chercher parmi les élèves de Brecht de la première ou de la seconde génération ; ils évoquent Ruth Berghaus, Benno Besson, Manfred Karge, Matthias Langhoff, Peter Palitzsch ou Bernhard Klaus Tragelehn. Suit la Schaubühne am Lehniner Platz, qui « reste toujours et encore le meilleur théâtre dAllemagne »22, notamment grâce au « sérieux de lattitude de la production, [ ] à la concentration sur des projets importants, [et] au travail acharné des dramaturges »23. Pour cette raison, ils proposent de ny faire aucun changement, mais au contraire de rendre possible, par une aide privilégiée, la continuation de cette manière de travailler singulière, qui attire à Berlin des metteurs en scène de renom (le rapport parle de Peter Stein, Klaus Michael Grüber ou Bob Wilson) : « si la Schaubühne était obligée de travailler avec moins de générosité, avec moins de luxe, ce ne serait plus la Schaubühne »24. Cest sans doute pour la Volksbühne am Luxemburg Platz que le rapport Nagel propose les innovations les plus fondamentales, pour parvenir à la mettre en phase avec son époque. Il suggère quelle soit le lieu dun « théâtre jeune, avec un désir dinnovation esthétique et un courage politique »25 qui puisse insuffler une nouvelle vie dans le paysage théâtral de la ville, comme le faisait à Berlin-Ouest, dans les années soixante-dix, Peter Stein à la Schaubühne. En raison, entre autres, de la situation géographique de la maison à la frontière des deux secteurs, Berlin-Est et Berlin-Ouest, entre le Prenzlauer Berg et le Kreuzberg, il estime que celle-ci, abritant une troupe constituée autour dun noyau de lexRDA, serait particulièrement adaptée pour refléter « les chocs et les mélanges sociaux et culturels de notre situation »26, en y apportant un « regard neuf, éclairant et perturbateur »27. Quant au Maxim Gorki Theater, les auteurs du rapport estiment que lidentité forte quavait cette scène dans les années quatre-vingt, lorsquon y « montrait des pièces dérangeantes des auteurs de la RDA, des mises en scène sensibles »28, nest plus de mise, car désormais sans raison dêtre. Sans formuler de contre-proposition concrète, ils suggèrent alors 21 Ibid. (« Ein heutiger Spielplan in Brechts Sinn ».) Ibid. (« Wohl immer noch das beste Schauspieltheater im Deutschland ».) 23 Ibid. (« Der Ernst der Produktionshaltung, [ ] Konzentration auf wichtige Vorhaben, [ ] tüchtige Dramaturgie ».) 24 Ibid. (« Wäre die Schaubühne gezwungen, weniger großzügig, ja luxuriös, zu arbeiten, so wäre sie nicht mehr die Schaubühne ».) 25 Ibid. (« Ein junges Theater, mit Innovationslust und politischem Mut ».) 26 Ibid. (« Die sozialen, kulturellen Shocks und Wirrnisse unserer Lage ».) 27 Ibid. (« Einen neuen, erhellenden und verstörenden Blick ».) 28 Ibid. (« Irritierende Stücken von DDR-Autoren, sensible Inszenierungen ».) 22 56 Chapitre II Les Débuts que les contrats soient limités à deux ou trois ans, de sorte que lon puisse préserver cet espace et en même temps garder la maison disponible pour lavenir. Enfin, dans un post-scriptum, ils ajoutent quelques remarques désabusées sur la coordination générale du complexe des scènes berlinoises, en déplorant notamment labsence de référents et rapporteurs attitrés au théâtre auprès du Sénateur de la Culture de Berlin. Ceuxci, selon eux, seraient indispensables, notamment pour revoir lefficacité du mode de gestion et dorganisation du théâtre tel quil fonctionnait dans le système ouest-allemand, afin de ne pas transmettre des structures « trop dépensières ou hostiles à lart »29 aux théâtres de lEst. Ils concluent sur une exclamation légèrement ironique (comme est globalement le ton du rapport) : « Les théâtres occupent des milliers de spécialistes, un minimum de cinq spécialistes ne pourrait-il pas soccuper des théâtres ? »30. En 1993, face à un manque de moyens critique, le Sénateur de la Culture se voit finalement obligé de fermer certaines institutions, parmi lesquelles lun des théâtres phares de lex-Berlin-Ouest, le Schiller Theater. Cette décision, longtemps impensable, voire tabou, provoque des réactions passionnées, principalement pour deux raisons : la première est quil sagit de la plus grande institution allemande, comptant lensemble le plus important de tout le pays, la deuxième que cest lunique théâtre de lancien secteur Ouest à même de rivaliser avec la Schaubühne, de lui proposer un « contrepoint artistique »31. Le rapport Nagel, lui, navait pas pris en considération léventualité de la fermeture de ce théâtre, qui faisait partie dune institution réunissant également les scènes du Werkstatt et du Schloßparktheater, les trois portant le titre de Staatliche Schauspielbühnen (Théâtres dÉtat). Le rapport évoquait une équipe certes affaiblie par de fréquents changements de direction « mal organisés »32, depuis 1990, mais le Schiller Theater était quand même capable de justifier sa place à côté des autres grandes institutions berlinoises, puisque ses succès des dernières années « tranchèrent par leur acuité et leur humour [ ] avec lart de la Schaubühne et du Deutsches Theater ». Le rapport reconnaît cependant que « la rumeur selon laquelle le Schiller Theater aurait des problèmes de fréquentation [ ] nest malheureusement pas démentie par les statistiques »33 et que la scène bénéficie de subventions très (trop) importantes : sil propose alors de privatiser le 29 Ibid. (« Verschwenderische oder kunstfeindliche Strukturen ».) Ibid. (« Die Theater beschäftigen Tausende von Spezialisten sollten sich nicht mindestens fünf Spezialisten mit ihnen beschäftigen? ».) 31 E. Béhague, Le théâtre dans le réel, op. cit., p. 55. 32 « Überlegungen zur Situation der Berliner Theater », op. cit. (« Fehlgesteuerten ».) 33 Ibid. (« Das Gerücht, Schiller-Theater habe Besucherprobleme, [ ] hält den Statistiken leider nicht stand ».) 30 57 Chapitre II Les Débuts Schloßparktheater et de revoir la trop nombreuse équipe à la baisse, il ne préconise en aucun cas la suppression de cette institution. Certains commentateurs, parmi lesquels Michael Merschmeier, lun des cosignataires du rapport Nagel, tentent de lire, sinon de justifier, cette fermeture à travers « limmobilisme artistique et le caractère conservateur de lensemble du Schiller Theater depuis les années soixante-dix »34, tout en insistant toutefois sur la rudesse et la précipitation avec laquelle la décision fut prise, sans aucune projection vers lavenir. Dautres, comme ladministrateur de la Schaubühne, Jürgen Schitthelm, le présentent comme emblématique dune absence totale de dialogue entre les politiques et les hommes de théâtre, et il rappelle que les institutions berlinoises avaient elles-mêmes proposé de faire des économies sur leurs propres budgets (à hauteur de 20 millions DM), afin déviter cette fermeture35. Finalement, lune des conséquences de cette décision est le déplacement du centre de gravité de lactivité théâtrale, dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, vers les institutions de lEst de la ville ; car le Schiller Theater fermé (pour « raison déconomie »36) et la Schaubühne ayant un poids artistique moindre (pour « raison dincompétence »37), il ny a plus désormais, à lOuest, dinstitution forte et affirmée capable de tenir tête à celles de lEst. La chute du mur et la réunification allemande ont donc naturellement amené des mutations radicales dans le tissu théâtral berlinois, mais ils ont de ce fait créé un paysage particulièrement productif : « La ville de Berlin, au cours des deux dernières décennies, fut probablement le lieu de la principale politique culturelle européenne. Il fallait communiquer à lEurope et au reste du monde la réunification allemande et la place nouvelle de lAllemagne en Europe »38, écrit Jean Jourdheuil. La situation artificielle et protégée des deux secteurs de la ville divisée, et le dialogue artistique, réel ou virtuel, qui sinstaurait entre les institutions de part et dautre du mur, ont abruptement disparu au début des années quatre-vingt-dix, et laissé derrière eux un paysage à reconstruire de fond en comble, tant au niveau économique quau niveau idéologique. Lune des conséquences de cette restructuration fut le déplacement du potentiel théâtral et artistique vers lancien secteur Est, un phénomène à mettre sans doute en rapport également avec lévolution sociologique générale qui affectait la ville à cette période : 34 E. Béhague, Le théâtre dans le réel, op. cit., p. 55. Lauteur résume ici larticle de M. Merschmeier, « Frist und stirb. Stirb und werde? », paru dans Theater heute, août 1993. 35 Jürgen Schitthelm, « Berlin, Krisenhauptstadt », in Die deutsche Bühne, mai 1997. Cet article est cité par E. Béhague, Le théâtre dans le réel, op. cit., p. 41. 36 Laurent Muhleisen, « Berlin, entre lancien et le nouveau », in Ubu, Scènes dEurope, n° 12, Spécial Berlin, 1999, p. 16. 37 Ibidem. 38 J. Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit. 58 Chapitre II Les Débuts les Allemands de lOuest envahissaient massivement les parties anciennement orientales de la métropole, à la recherche dun monde autre, plus exotique ; rappelons par ailleurs que Thomas Ostermeier, lui aussi, fit à cette époque le choix dune formation théâtrale à BerlinEst. La dramaturge allemande Dea Loher résume la situation de lépoque ainsi : « Mitte et Prenzlauer Berg à lEst ont relayé Kreuzberg à lOuest comme zones de gentrification. Artistes et intellectuels y ont déménagé, et sil existe à lEst une colonie de Berlinois de lOuest, cest là-bas quelle se trouve. [ ] Les Berlinois de lOuest nemménagent à lEst que pour y rencontrer dautres gens de lOuest »39. 1.2. Volksbühne, Berliner Ensemble, Deutsches Theater, Maxim Gorki Theater : des institutions théâtrales berlinoises majeures Le Berlin daujourdhui compte (à part trois opéras, deux théâtres dopérette et une multitude de théâtres privés) cinq scènes publiques majeures qui essaient, avec plus ou moins de succès, de se définir les unes par rapport aux autres en fonction des demandes de la société. Le fait que de ces cinq théâtres, quatre soient situés dans lancienne partie Est de la ville (le seul qui se trouve à Berlin-Ouest est précisément la Schaubühne), suffit pour montrer que le passé politique que nous venons dévoquer continue à être dactualité. Faisons un bref historique de ces cinq établissements depuis la chute du mur et la réunification de Berlin. De tous les théâtres berlinois, celui avec lequel la Schaubühne entretient le dialogue le plus fertile est la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, dirigée par le frère ennemi dOstermeier, Frank Castorf40. Ce dernier a pris la direction des lieux en 1992 et sa maison compte depuis, incontestablement, parmi les scènes berlinoises les plus en vue. Les propositions formulées par Nagel et ses collègues concernant cette institution ont été suivies deffets : le théâtre fut confié à une forte personnalité du théâtre est-allemand, représentant dune esthétique jeune, provocatrice, à la conscience et à la vision politique marquées. Dès son arrivée, Castorf a fait inscrire sur le toit de la Volksbühne, en énormes lettres de néon, le mot Ost (Est), entérinant ainsi sa revendication dappartenance à un théâtre contestataire (esthétiquement et idéologiquement), dans le droit fil de la tradition est- 39 Dea Loher, « La plaie Berlin Babylone », in Ubu, Scènes dEurope, n° 12, op. cit., p. 10. « Tout le monde sait à Berlin que le plus grand concurrent de la Schaubühne [...] est la Volksbühne de Frank Castorf », dit Ostermeier dans « Entretien avec Thomas Ostermeier », non daté et sans autres références, publié sur le site http://www.theatre- contemporain. net /spectacles /disco_pigs /entretien.htm. 40 59 Chapitre II Les Débuts allemande41. Il y poursuit un travail iconoclaste entamé à lépoque de la RDA, quand il faisait des pièces quil montait, notamment celles dauteurs classiques, autant de « chevaux de Troie pour une toute autre conception du monde »42. Si Castorf règne sur sa maison dune main de fer, il sait néanmoins sentourer de fortes personnalités du théâtre germanophone contemporain, et cest grâce à cela quil a su faire de son théâtre lun des lieux phares de Berlin en terme desthétique, notamment dans les années quatre-vingt-dix. Il a associé à la Volksbühne des metteurs en scène tels Christoph Marthaler, René Pollesch, Christoph Schlingensief ou le chorégraphe Johann Kresnik, tous innovateurs et perturbateurs notoires du théâtre germanophone. Cette filiation est-allemande, revendiquée par Castorf à plusieurs niveaux, va de paire avec linscription géographique du théâtre dans la ville, plus particulièrement perceptible dans les années qui suivent la réunification. Matthias Lilienthal, dramaturge en chef de la Volksbühne à lépoque, et alors « directeur informel »43 de ce théâtre, résume la situation ainsi : « La Volksbühne sintègre dans le paysage théâtral berlinois, en sen détachant. Dun point de vue géographique, cette maison se situe entre les quartiers de Kreuzberg et de Prenzlauer Berg. Nous faisons un théâtre pour les marginaux, les étudiants, nous tentons de faire venir des jeunes au théâtre. Avant la réunification, chaque théâtre sefforçait de plaire à tout le monde. Nous avons rompu avec tout ça, nous avons choisi une esthétique de la fragmentation, fondée sur une certaine idéologie, avec un jeu bien défini, destinée à un certain public »44. La Volksbühne sadresse à un public spécifique, qui vient principalement des quartiers limitrophes45 : un public détudiants et dintellectuels, originaire des deux Allemagne, et qui se nourrit du bouillonnement artistique de cette partie de la ville. Encore aujourdhui, afin douvrir son théâtre aux jeunes, Castorf maintient les prix des places très bas46 ; de ce fait, il existe à la Volksbühne une adéquation certaine entre les mondes représentés sur la scène et lunivers des spectateurs : 41 « Mais pour en revenir à ce qui distingue la Volksbühne, ma foi je nen sais rien, sauf peut-être que cest à lEst », dit Castorf in Rolf C. Hemke, « De lart de ne pas diriger un théâtre, entretien avec Frank Castorf à propos de la Volksbühne », in Ubu, Scènes dEurope, n° 12, op. cit., p. 19. 42 Ibidem. 43 Nicolaus Merck, « Une topographie de contrastes », in Alternatives théâtrales, n° 82, Théâtre à Berlin, p. 61. 44 Berlin changement de décor, un film de Wilma Pradetto et Christiane Pulvermacher, © Arte, 1995. 45 Rolf C. Hemke, « De lart de ne pas diriger un théâtre, entretien avec Frank Castorf à propos de la Volksbühne », op. cit., p. 18. 46 « Les prix des places oscillent entre 50 et 70 francs maximum à peine plus quune place de cinéma ». Berlin changement de décor, op. cit. 60 Chapitre II Les Débuts « Quand on entre dans la Volksbühne et que lon regarde le public, on ressent quelque chose de très important dans cette ville : linachevé, louverture, lambivalence. On y rencontre des vieux et des jeunes de différentes cultures et orientations. Cest exactement ce que lon retrouve sur scène »47. Un effet de miroir semblable sobserve à la Schaubühne dOstermeier, même si le public est autre : la Volksbühne puise son public plutôt dans les couches défavorisées de la société berlinoise, tandis que la Schaubühne sadresse traditionnellement à des classes plus élevées dans la hiérarchie sociale (ce qui tient aussi au quartier bourgeois de lancien secteur Ouest où elle est implantée). Ostermeier résume : « Mais ce qui fait la différence essentielle avec la Volksbühne, cest que nous essayons de nous adresser à cette nouvelle classe bourgeoise européenne et donc berlinoise, celle du pouvoir économique, politique et médiatique, afin dinterroger son mode de vie, ses contradictions, ses déchirements internes »48. Le Deutsches Theater, lancien théâtre national de lAllemagne de lEst, fut dirigé, entre 1991 et 2001 par Thomas Langhoff, lequel paria sur une troupe très importante, avec lambition de réunir là les meilleurs acteurs du théâtre allemand. Il dit en 1995 : « Tous les grands comédiens allemands ont joué sur cette scène, Otto Brahm et Max Reinhardt en ont fait le premier théâtre allemand. Mais prétendre que nous sommes une institution de premier rang serait idiot ; simplement, nous essayons de préserver ce quils nous ont transmis, à savoir que le comédien est lélément central, quil faut réunir le plus dacteurs possible, et les meilleurs, pour offrir au public une distribution parfaite, chaque soir, même dans les petits rôles. Cest ce qui fait la particularité de ce théâtre »49. Mais face à la Volksbühne, le Deutsches Theater de Langhoff peine à affirmer une identité claire et forte. À cela sajoute une mutation radicale dans la composition de son public, dont les attentes sont moins prévisibles, difficiles à cerner, car dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, les spectateurs habituels de Berlin-Est ont cédé la place à un 47 Ibid. « Entretien avec Thomas Ostermeier », http://www.theatre -contemporain.ne t/spectacles/ disco_pigs/ entretien.htm, op. cit. 49 Berlin changement de décor, op. cit. 48 61 Chapitre II Les Débuts nouveau public venu de lOuest ; la situation ne se « normalise »50 que quelques années plus tard. Le « coup de maître sur le plan artistique »51 de la direction de Langhoff, a été de créer, en 1996, une scène annexe, la Baracke, et de la confier à Thomas Ostermeier, même si cette petite scène finit par faire de lombre à la maison mère. À Langhoff succéda à la direction du Deutsches Theater, de 2001 à 2008, un metteur en scène venu du Maxim Gorki Theater, Bernd Wilms. Celui-ci prit le parti de faire confiance à de jeunes metteurs en scène (Michael Thalheimer, Andreas Kriegenburg, Robert Kühnel et Tom Schuster, Nicolas Stemann ), quil lia, pour certains, à son théâtre (Thalheimer par exemple en fut le directeur artistique associé entre 2005 et 2008). Toutefois, il continua parallèlement à confier le plateau régulièrement à des metteurs en scène de la génération précédente, comme Dimiter Gotscheff et Jürgen Gosch. Aux yeux de nombreux commentateurs, Wilms réussit par là à relever le défi dun « renouvellement artistique »52, ce qui se refléta dans une hausse considérable des taux de fréquentation du théâtre. En 2008, le Deutsches Theater a ainsi raflé six des neuf catégories de prix décernés par la revue Theater heute. Wilms a su affirmer la place du Deutsches Theater dans un paysage théâtral berlinois dominé sur un plan artistico-idéologique par les deux pôles de la Volksbühne et de la Schaubühne ; ceci grâce à la richesse et la variété esthétiques de ses programmations, en raison du grand nombre de metteurs en scène invités, mais aussi grâce à la dimension politique de son théâtre qui, compensant celle des deux autres institutions, se voulait « plus en sourdine que [chez] Castorf, et moins pessimiste que [chez] Ostermeier »53. En 2006, un nouvel intendant, Christoph Hein, fut nommé54, mais il se retira avant son entrée en fonction, prévue pour 2008 ; la direction du Deutsches Theater fit alors lobjet de nombreuses querelles politiques et le théâtre connut en 2008 2009 une période de direction transitoire avec Oliver Reese, lancien dramaturge en chef de cette institution. Depuis 2010, il est dirigé par Ulrich Khuon, lancien chef du Thalia Theater de Hambourg. Quant au Berliner Ensemble, tout au long des années quatre-vingt-dix, les directions se sont succédées à un rythme rapide. Manfred Wekwerth, ancien élève de Brecht, à la tête du théâtre depuis 1977, se retira en 1991. À partir de là, il y eut une période de direction 50 Même si cette normalisation reste assez relative : « Depuis, la situation sest quelque peu normalisée, avec 70% de spectateurs de lOuest et 30% de lEst : les anciens secteurs de la ville sont représentés à peu près à proportions égales », dit Klaus Siebenhaar, chef de service de communication du Deutsches Theater, ibid. 51 N. Merck, « Une topographie de contrastes », op. cit., p. 63. 52 Ibidem. 53 Ibid., p. 62. 54 La nomination de ce dramaturge originaire de la RDA aurait sans doute marqué un certain retour du Deutsches Theater vers le passé est-allemand 62 Chapitre II Les Débuts intérimaire, avant que ne soit nommé, en août 1992, un directoire à cinq têtes, composé de Peter Zadek, Fritz Marquardt, Heiner Müller, Peter Palitzsch et Matthias Langhoff. Ce dernier quitta la direction un an plus tard, et fut remplacé, au terme dune autre année, par la comédienne Eva Mattes. Au printemps 1995, suite à des différends répétés avec Müller, Zadek et Palitzsch se retirèrent à leur tour, suivis de près par Marquardt et Mattes ; de sorte quà partir de septembre 1995, Müller resta lintendant souverain du Berliner Ensemble ; il mourut toutefois en décembre de la même année. Les rênes furent reprises alors par le comédien Martin Wuttke, lequel abandonna au bout dun an. Depuis 1999, le Berliner Ensemble est sous la direction de Claus Peymann. La nomination de Peymann à la tête de lancien théâtre de Brecht, qui coïncida avec celle dOstermeier et de Waltz à la Schaubühne, fut présentée comme le début dune nouvelle ère. Le metteur en scène, connu pour son théâtre et son idéologie contestataires affirmés, avait derrière lui déjà plusieurs directions marquantes et somme toute réussies : au Theater am Turm de Francfort, au Schauspielhaus de Stuttgart puis à celui de Bochum et, surtout, au Burgtheater de Vienne. En quelques saisons, il a effectivement réussi à hisser le Berliner Ensemble au rang de théâtre le plus fréquenté de Berlin ; les critiques saccordent sur le fait quil est un « directeur de théâtre exemplaire »55 mais, contrairement à la majorité du public, déplorent ses « mises en scène conventionnelles »56 (ainsi que celles des metteurs en scène quil engage, comme George Tabori, Peter Zadek ou Bob Wilson) et parlent dun « théâtre fabuleusement réconciliant »57 : « Lorsque Peymann, obéissant au genius loci, met en scène Brecht, le vieux communiste ressemble à celui dil y a cinquante ans, comme si ces années navaient pas 58 existé. Plaisant, un peu cabaret, et profondément inoffensif » . Le Maxim Gorki Theater est la plus petite des institutions berlinoises majeures, son équipe est plus réduite et ses subventions de même, par conséquent. Le théâtre, fondé en 1952 afin dêtre consacré à la dramaturgie du réalisme socialiste, a été en première ligne du mouvement de contestation de 1988 1989, avec la mise en scène de lÜbergangsgesellschaft de Volker Braun par Thomas Langhoff, que nous avons déjà mentionnée ; plus largement, tout au long des dernières années de la RDA, il comptait parmi les scènes les plus audacieuses de Berlin-Est. La question de trouver comment lui faire garder son identité dans le Berlin 55 56 57 58 N. Merck, « Une topographie de contrastes », op. cit., p. 64. Ibidem. Ibidem. Ibidem. 63 Chapitre II Les Débuts réunifié, se posa avec insistance : « Toute la motivation, toutes les impulsions de ce théâtre ont disparu avec la chute de la RDA. Il est dautant plus difficile de [lui] trouver une nouvelle définition et une nouvelle identification »59. Cest dabord Bernd Wilms qui essaya de la trouver, entre 1995 et 2001, en pariant sur la dramaturgie contemporaine, mais souvent dans une veine quelque peu boulevardière, qui a toutefois rencontré un écho positif auprès du public. Après son départ au Deutsches Theater, Wilms fut remplacé par Volker Hesse, lequel proposa une programmation éclectique, mais sans vraie cohésion. Il est intéressant de noter que, même pendant cette longue période de tâtonnement artistique et idéologique, le Maxim Gorki Theater ne fut jamais délaissé par les spectateurs ; comme si son passé glorieux des années quatre-vingt lui avait fait gagner un public très fidèle. Depuis la saison 2006 2007, la direction est assurée par le metteur en scène Armin Petras (qui est également dramaturge, sous le nom de Fritz Kater), lequel a opéré un retour vers le théâtre dauteurs, en montant des uvres relevant de la dramaturgie contemporaine, réaliste, et politiquement et socialement critique. Régulièrement, le théâtre passe donc à des auteurs des commandes de pièces en rapport à des événements réels et récents de la vie allemande. Malgré cela, le Maxim Gorki Theater occupe toujours une position plutôt marginale face aux autres grandes institutions berlinoises et peine à rivaliser avec elles. 1.3. La question des générations Les événements liés à la chute du mur et à la réunification eurent pour autre conséquence, de soulever des questions liées au changement de générations, comme celles qui sétaient posées avec force en 1968. Les rênes des théâtres ouest comme est allemands, étaient restées entre les mains des aînés durant plusieurs décennies. Ces turbulences que nous venons dévoquer dans les institutions théâtrales eurent lieu donc, dans les années quatrevingt-dix, sur fond dun débat générationnel plus ou moins explicite et plus ou moins intensif, et qui ne se limitait pas uniquement au domaine théâtral. LAllemagne réunifiée devait regarder résolument vers lavenir, et Berlin, la nouvelle capitale, devait être présentée comme une ville neuve qui faisait table rase du passé (du nazisme comme du communisme) ; ceci ne pouvait saccomplir que grâce à un sang neuf, que lon injecterait dans des institutions 59 Franz Wille in Berlin changement de décor, op. cit. 64 Chapitre II Les Débuts sclérosées. Cest pourquoi laventure de Thomas Ostermeier à la Baracke, et son avènement à la Schaubühne, ont valeur exemplaire. Ostermeier lui-même, parlant de la situation des années quatre-vingt-dix, se montre très critique envers ce « culte de la jeunesse »60 qui sétait emparé du pays tout entier, et était particulièrement sensible à Berlin : « La jeunesse faisait partie du mythe. La jeunesse avait toujours raison à lépoque »61. En plus dêtre une « notion idéologique »62, lidéal de la jeunesse, de la dynamique et de la flexibilité, était devenu, selon le metteur en scène, un idéal de la société en général, une valeur du modèle néolibéraliste : « Cest ainsi que lon simaginait le monde dans les années quatre-vingt-dix : tous devaient être sexy et virils et physiquement en forme, malgré des drogues ou grâce à elles. Tous devaient pouvoir danser toute la nuit jusquà laube, et pourtant aller travailler le lendemain, rester au bureau jusque dans la nuit et commander des pizzas et fonctionner en équipe. Ce sont des rêves qui proviennent des fonds de la commune ou du collectif, mais qui ont à cette époque-là, été découverts également pour le contexte du travail qui sert le marché. [ ] Autant que je me souvienne, la notion de la jeunesse est liée au marché. Les jeunes ont toujours été une marchandise »63. Le succès dOstermeier à la Baracke, ainsi que sa nomination à la tête de la Schaubühne, sont donc à placer sous le signe de lavènement de cette nouvelle génération dhommes de théâtre allemands, nés dans les années soixante et soixante-dix, qui fonctionne dans les années quatre-vingt-dix, à lépoque de la new economy, comme une sorte d « index du marché »64. Du reste, Ostermeier nest pas lunique exemple de ce renouveau générationnel, que lon peut alors observer à travers tous le pays : cest dans cette même perspective que la direction du légendaire Theater am Turm de Francfort, de 1999 à 2004, a été confiée à Robert Schuster et Tom Kühnel, deux camarades de classe dOstermeier. On peut également évoquer la carrière de Jan Bosse, entre le Schauspielhaus de Hambourg, le 60 T. Ostermeier, « Alter und Ego », in Die Zeit, n° 30, 16 septembre 2004. (« Jugendwahn ».) Plus loin, il dit : « Nous, comme génération, étions entendus et on nous a donné de lespace et du temps pour articuler nos revendications. Cela nous a donné de la force et de la confiance en soi. On publiait des entretiens avec nos maîtres à penser, il y avait des héros des start-up, il y avait une agitation dans le théâtre, dans la musique, dans la mode ». (« Wir wurden als Generation verstanden und bekamen Raum und Zeit, uns zu artikulieren. Dadurch entstand Stärke und Selbstvertrauen. Unsere Meinungsführer wurden interviewt, es gab die Start-up-Helden, es gab eine Bewegung im Theater, in der Musik, in der Mode »). 61 Ibid. (« Die Jugend war eben Teil des Mythos. Die Jugend hatte immer Recht damals ».) 62 Ibid. (« Ideologischer Begriff ».) 63 Ibid. (« So stellte man sich das Leben in den Neunzigern vor: Alle sollten sexy sein und potent und körperlich gut drauf, trotz oder wegen der Drogen. Alle sollten die Nacht hindurchtanzen und trotzdem am nächsten Tag arbeiten und bis nachts im Büro sitzen und sich Pizzas bestellen und als Team funktionieren. Das sind Träume, die aus der Fundgrube der Kommune oder des Kollektivs kommen die aber nun für Arbeitszusammenhänge entdeckt wurden, die den Markt bedienen. [ ] Seit ich denken kann, ist der Begriff Jugend verknüpft mit dem Markt. Jugend war immer eine Ware ».) 64 Anja Dürrschmidt et Barbara Engelhardt dans leur préface au Werk-Stück, Regisseure im Porträt, op. cit., p. 6. (« Marktindex ».) 65 Chapitre II Les Débuts Maxim Gorki Theater et le Burgtheater de Vienne, ou celle de Nicolas Stemann à Hambourg, Bochum et Francfort65, deux metteur en scène respectivement nés en 1969 et 1968 : « Il ny a guère dautre groupe dâge qui ait été aspiré par les institutions aussi vite et sans frottements que cette génération qui a aujourdhui trente à quarante ans et qui a été appréciée pour son effet de cure de rajeunissement du théâtre »66, estimaient Anja Dürrschmidt et Barbara Engelhardt en 2003. Toutefois, ce changement générationnel sest fait dans une absence de dialogue et une ambiance souvent conflictuelle : « Si lon considère la génération des pères dans le théâtre allemand, cest vrai quil y a une vraie coupure ; je nai presque aucun rapport personnel, ou dialogue de travail avec ceux de cette génération »67, affirme Ostermeier. Il évoque le cas de Peter Zadek et surtout de Peter Stein, lequel, répète-t-il à lenvi, déclinerait systématiquement toutes ses propositions de rencontre. Le conflit entre générations a sans doute culminé, et sest polarisé (les médias aidant), sur la relation de Thomas Ostermeier et Claus Peymann, notamment à partir de la saison 1999 2000, où tous deux venaient dêtre nommés à la tête de lune des grandes institutions théâtrales berlinoises. Un dialogue, ou plus exactement une polémique médiatique, sétait alors établi entre les deux hommes, chacun se faisant le représentant dune génération du théâtre allemand68. Ostermeier, sur un ton caustique, disait à propos de Peymann quil sagissait dun simple « problème biologique »69 dont le temps aurait raison Il déclarait ne pas comprendre la nature de « la lutte que ces vieux hommes avaient engagée »70, se demandant même sil sagissait pour eux de « danser une dernière fois sur leur tombe, avant de sauter dedans »71, pour conclure que la génération des pères était finalement « plus hystérique »72 que celle des fils [sic]. À une autre occasion, il fit porter la responsabilité de 65 La collaboration régulière de ce metteur en scène avec Elfriede Jelinek, dont il crée les pièces depuis 2002, constitue un bel exemple, quoique rare, dun véritable dialogue intergénérationnel, dont labsence est en général à déplorer. 66 A. Dürrschmidt et B. Engelhardt dans leur préface au Werk-Stück, Regisseure im Porträt, op. cit., p. 6. (« Kaum eine Altersgruppe ist so schnell und quasi reibungslos in den institutionellen Theaterbetrieb aufgesogen worden, wie die heute Dreißig- bis Vierzigjährigen, die wie eine Frischzellenkur fürs deutsche Theater zelebriert wurden ».) 67 Bruno Tackels, « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op. cit. 68 Roland Koberg, dans sa biographie de Claus Peymann (Alle Tage Abenteuer, Berlin, Henschel Verlag, 2000, p. 14), cite des titres de journaux comme « Le dictateur théâtral. Comment fonctionne Claus Peymann ? ». (« Der Bühnendiktator. Wie funktioniert Claus Peymann? ».) 69 Michaela Schlagenwerth, Peter Laudenbach, « Baracke - Schaubühne », entretien avec Thomas Ostermeier et Sasha Waltz, in Tip, n° 26, 1999. (« Ein biologisches Problem ».) 70 Ibid. (« Was diese alten Männer für einen Kampf kämpfen ».) 71 Ibid. (« Was wollen sie denn, bevor sie ins Grab springen, noch mal auf ihrem eigenen Grabstein tanzen? ».) 72 Ibid. (« Hysterischer ».) 66 Chapitre II Les Débuts toutes ces tensions sur la génération précédente, se dédouanant, ainsi que ceux de son âge, de toute velléité de combat : « Notre génération préfère la mort au fait de se battre avec le père. Il y a une sorte de désespoir avant même que la lutte commence, parce que nous la savons déjà perdue. Et sachant cette lutte demblée perdue, nous ne lengageons pas. Nous avons une très bonne mémoire historique de ce quest devenue la génération de 68 alors ne voulant pas devenir comme eux, on ne commence pas la lutte »73. Quelques années plus tard, en 2004, il évoquait encore la peur quinspirent souvent les jeunes aux vieux : le mot jeunesse servirait d « argument de défense pour une génération plus âgée qui a peur de perdre ses privilèges »74. De son côté, Peymann, qui a pourtant, depuis les années soixante, plus dune fois montré quil ne craignait pas duser de gestes et de mots forts, na guère fait preuve de cette prétendue hystérie dont laccuse Ostermeier. Lui-même juge (non sans justesse) que le fait de se faire traiter, lui, de « vieux maître autoritaire et patriarcal », relève dune « ironie de lhistoire »75, même sil comprend, dit-il, pour être passé par là, la volonté des jeunes de se démarquer des « patriarches du théâtre »76 ; toutefois, estime-t-il encore, les deux générations devraient trouver un modus vivendi commun. Aujourdhui, nous vivrions, selon Peymann, sous le dictat dune jeunesse qui aurait imposé ses goûts77 : « Pourquoi ne devrait-il pas y avoir une place quelque part pour les vieux maîtres ? Breth, Bondy, Stein, Wilson et Peymann, et récemment encore Zadek, Schleef et Tabori, qui sont malheureusement morts. Dans nulle génération, il ny a plus que cinq ou six metteurs en scène de pointe »78. Il convient de rappeler ici que Peymann lui-même na manifesté aucune sorte de rejet à lencontre des jeunes hommes de théâtre : ainsi, en engageant, dès 1999, Philip Tiedemann 73 B. Tackels, « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op. cit. 74 Dans « Alter und Ego », op. cit. (« Jugend wird zum Verteidigungsbegriff einer älteren Generation, die Angst davor hat, ihre Pfründen zu verlieren ».) 75 Propos de C. Peymann dans Claus Peymann Ma vie, documentaire télévisé réalisé par Johanna Schickentanz, © ZDF, 2009. 76 Propos tenu dans lentretien avec Norbert Mayer, « Ich war laut und besserwisserisch », in Die Presse, 8 janvier 2010. (« Theaterpatriarchen ».) 77 Il parle de Jugendwahn (littéralement délire pour la jeunesse), une expression que stigmatise Ostermeier, lequel lui trouve, dans la bouche des pères, une dimension dépréciative (in « Alter und Ego », op. cit.). 78 « Ich war laut und besserwisserisch », op. cit. (« Heute herrscht das Geschmacksdiktat des Jugendwahns! Warum soll es nicht irgendwo auch einen Platz für die alten Meister geben? Breth, Bondy, Stein, Wilson und Peymann, bis vor Kurzem auch Zadek, Schleef und Tabori, leider sind die tot. Mehr als fünf oder sechs herausragende Regisseure hat es in keiner Generation gegeben ».) 67 Chapitre II Les Débuts (dun an le cadet dOstermeier) comme metteur en scène associé au Berliner Ensemble, a-t-il fait preuve au contraire, dun esprit douverture en ce sens. Toutefois, les médias se sont polarisés sur cette querelle entre les deux metteurs en scène (Ostermeier contre Peymann), la présentant comme un paradigme dune situation générale, malgré les efforts, notamment du côté des collaborateurs de Peymann, pour apaiser les esprits et relativiser les choses. Cest dans cette perspective quil faut sans doute lire la déclaration du dramaturge Hermann Beil, le plus proche collaborateur de Peymann depuis les années soixante-dix : « Jai déjà vu des spectacles dOstermeier, pour lequel jai par ailleurs beaucoup destime, je naurais jamais pu imaginer quils ont été créés par un jeune metteur en scène. Ce qui nest pas mauvais non plus. On ne peut pas réinventer le théâtre à linfini. Ostermeier sera un jour lui aussi un monsieur âgé qui, espérons-le, fera encore du théâtre à ce moment-là. Au fond, ce débat mamuse, car il na absolument rien de neuf et revient périodiquement, comme une année bissextile »79. Au final, cette polémique sen est tenue au terrain médiatique et na bien évidemment pas eu de retombées sur le plan artistique ou plus largement esthétique ; doù le fait quelle semble aujourdhui reléguée au second plan. Douze ans après sa nomination, Ostermeier ne peut plus être considéré comme le représentant de la jeune relève et il a lui-même cessé naturellement de se présenter comme tel80. Par ailleurs, on pourrait considérer que depuis quelques années, un certain dialogue entre les deux générations a tout de même été noué, ne serait-ce que du fait quOstermeier a ouvert ses collaborations à des acteurs qui appartiennent à la génération davant la sienne, comme notamment Kirsten Dene ou Gert Voss, comédiens phares pendant plus dune décennie, justement, de Claus Peymann. 79 Propos du dramaturge dans son entretien avec Annette Rollmann, « Theaterleute sind ein fahrendes Volk », in Die Tageszeitung, 6 janvier 2000. (« Von Ostermeier, den ich ja sehr schätze, habe ich schon Inszenierungen gesehen, da würde ich nicht auf die Idee kommen, dass sie von einem jungen Regisseur sind. Aber das ist auch nicht schlimm. Man kann das Theater ja gar nicht ständig neu erfinden. Auch Ostermeier wird irgendwann mal ein älterer Herr sein, der dann hoffentlich immer noch Theater macht. Im Grunde amüsiert mich die Debatte, weil sie überhaupt nicht neu ist und periodisch wiederkehrt wie das Schaltjahr ».) 80 Cependant, il na pas encore donné leur chance, en leur ouvrant son théâtre, à des metteurs en scène beaucoup plus jeunes que lui. 68 Chapitre II Les Débuts 2. La Baracke du Deutsches Theater Dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, limmeuble du Deutsches Theater, datant de 1850, subit des travaux de rénovation. Le chantier terminé, le directeur du théâtre, Thomas Langhoff, décide de garder un complexe de préfabriqués, qui avait servi de cantine aux ouvriers et jouxtait le théâtre, pour le transformer en une salle annexe, quil baptise la Baracke, et quil voue, dans un premier temps, aux répétitions et à des projets ponctuels, tels des lectures publiques. À partir de la saison 1996 1997, Langhoff confie cet espace à deux metteurs en scène tout juste sortis de lÉcole Ernst-Busch, Thomas Ostermeier et Christian von Treskow. Ce dernier se retire toutefois du projet au bout de quelques semaines, ne supportant pas les pressions et les résistances que devait affronter cette jeune équipe pour parvenir à affirmer sa place au sein dune institution si importante (le Deutsches Theater étant lun de principaux théâtres de lex-RDA)81. Ostermeier formula un projet ambitieux pour la Baracke : sétant particulièrement imprégné, au cours de ses études, de lhéritage et des théories sur le jeu de Meyerhold et de Stanislavski, il envisagea de poursuivre à la Baracke le travail expérimental sur lart du comédien quil avait entamé à lÉcole Ernst-Busch, notamment avec ses mises en scène de lInconnue dAlexander Blok (où il explorait les méthodes du jeu biomécanique de Meyerhold) et la Recherche Faust / Artaud. Cétait dailleurs le premier de ces deux spectacles, présenté au bat, qui lui avait permis de se faire remarquer par les dramaturges du Deutsches Theater de lépoque, Michael Ebert et Dieter Sturm, ce qui lui avait valu plus tard cette nomination à la tête de la Baracke. Dans son projet pour la Baracke, Ostermeier se proposait dexplorer principalement le répertoire auquel il sétait déjà intéressé pendant sa période de formation, celui des auteurs du tournant du dix-neuvième et vingtième siècle, notamment des symbolistes (comme Blok) et des expressionnistes (comme Georg Heym, dont le fragment de Faust avait servi de point de départ pour la Recherche Faust / Artaud). « Je projetais de continuer à la Baracke ce quon pouvait voir dans le Moscou des années 1920 1930, entre autres les studios expérimentaux de Meyerhold et de Stanislavski, qui se trouvaient dans lombre de linstitution quétait le Théâtre dArt de Moscou, où lon pouvait expérimenter des choses nouvelles, dans un cadre relativement protégé, et ce sans être soumis à lobligation de succès. Il était destiné, en principe, à devenir un laboratoire de jeu »82. 81 82 Selon le propos dOstermeier dans S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 11. Ibid., pp. 9 10. 69 Chapitre II Les Débuts La Baracke se prêtait bien, effectivement, à une approche expérimentale, car le lieu était assez singulier : la scène et la salle devaient tenir dans un espace étriqué, de vingt-cinq mètres de long et dix de large. Selon une anecdote qui circule83, la capacité officielle de la salle était de quatre-vingt-dix-neuf spectateurs, car à partir de cent personnes, un pompier aurait dû être obligatoirement présent pour chaque représentation. Le plateau était pour la plupart des événements de plain-pied avec les fauteuils du public, ou alors très légèrement surélevé, car la hauteur sous plafond nexcédait pas deux mètres cinquante ; pour cette même raison, par ailleurs, le théâtre ne pouvait compter sur aucune installation et aucune machinerie. Ces conditions rudimentaires imposaient donc à la Baracke, demblée, un travail artisanal centré sur lacteur : principe inscrit dans le projet initial dOstermeier et principale caractéristique de son travail dans ce théâtre. Le Sénateur de la Culture de Berlin de lépoque, Peter Radunski, navait alloué aucune subvention particulière à la Baracke. Le théâtre disposait donc dun budget (150 000 DM annuels) pris sur celui la maison mère, que complétaient des aides ponctuelles de lassociation privée pour le soutien du Deutsches Theater (à hauteur de 10 000 DM par production) et qui servait à couvrir les frais de production. Ostermeier et ses dramaturges étaient quant à eux payés directement par le Deutsches Theater, comme les comédiens et les techniciens, qui faisaient partie, eux, de la troupe du théâtre. Quant aux ateliers, la Baracke utilisait ceux du Deutsches Theater. Ces conditions ont permis à certains commentateurs de dire que la Baracke « devait sa survie uniquement à la générosité de Thomas Langhoff »84. Lexpérience fut unique dans le Berlin de la fin des années quatre-vingt-dix, car non seulement « les coupes draconiennes opérées dans les subventions [avaient] rendu lexistence des petits théâtres [ ] très aléatoire, voire impossible »85, comme le remarque Laurent Muhleisen, mais de plus, en septembre 1996, quelques semaines seulement après quOstermeier eut signé son contrat, le Sénateur de la Culture adressa une directive aux grandes maisons théâtrales, les appelant à fermer leurs scènes annexes, souvent peu lucratives, afin de se concentrer davantage sur leurs « tâches principales »86. La Baracke faisait donc figure dexception dans ce Berlin de la fin du millénaire ; pour cette raison, le renouveau artistique quelle apportait fut remarqué plus aisément. 83 Par exemple par Matthias Heine, « Mit dem Messer gegen Opa », in Die Welt, 17 janvier 2008. Cornelia Niedermeier, « Männerspiel. Muskelspiel. », in Die Zeit, 19 février 1998. (« Dass das Projekt überlebt, verdankt es der großzügigen Unterstützung durch Thomas Langhoff ».) 85 Laurent Muhleisen, « Berlin, entre lancien et le nouveau », in Ubu, Scènes dEurope, n° 12, Spécial Berlin, op. cit., pp. 16 17. 86 C. Niedermeier, « Männerspiel. Muskelspiel. », op. cit. (« Ihre Kernaufgaben ».) 84 70 Chapitre II Les Débuts Cest ainsi quOstermeier, qui sétait trouvé si rapidement (quasiment à la sortie de ses études) intégré au sein dun grand organisme théâtral, et avait été si tôt responsable de son propre lieu, vécut une expérience essentielle quil put par la suite mettre à profit à la Schaubühne, tant sur le plan artistique quadministratif ; en sus de son apprentissage en termes dorganisation et de gestion, il eut à sa disposition, dès le début, certains grands comédiens de la troupe du Deutsches Theater qui participèrent régulièrement à ses spectacles, aux côtés de ses camarades de lÉcole Ernst-Busch. « La vraie formation, ce fut pour moi les trois premières années à la Baracke. Parce que là, chaque soir, il y avait une représentation. Et chaque soir, jétais avec les spectateurs et les acteurs sur la scène, dans la salle. Là, jai appris, en faisant. [ ] Mais à part cela, les moments les plus importants, cétait la contrainte davoir un théâtre qui joue chaque soir, qui a beaucoup de public chaque soir. Cétait plein. Donc il fallait faire quelque chose »87. Ostermeier commença alors à monter autour de lui une équipe de collaborateurs dont certains le suivirent à la Schaubühne et sont encore aujourdhui ses partenaires de travail privilégiés. Cest le cas de Jens Hillje, dabord son dramaturge qui, sitôt le désistement de von Treskow, devint le codirecteur de la Baracke, et qui a conservé cette fonction auprès dOstermeier à la Schaubühne jusquen 2009 ; cest celui également de Jan Pappelbaum, qui créa à la Baracke plusieurs scénographies pour les spectacles dOstermeier, participa également à laménagement spatial du bâtiment, et qui est devenu à la Schaubühne le scénographe privilégié du metteur en scène ; et cest le cas enfin de lauteur Marius von Mayenburg, qui rejoignit la Baracke en 1998 en tant que dramaturge de production et qui est encore aux côtés dOstermeier ; sans mentionner les nombreux acteurs quOstermeier a engagés ensuite à la Schaubühne et ceux avec lesquels il continue à travailler régulièrement. En 1996, alors quOstermeier projetait dinaugurer la Baracke avec sa Recherche Faust / Artaud, il fut obligé de remplacer au pied levé Christian von Treskow, démissionnaire, de reprendre son travail et signer lui-même la mise en scène dune pièce contemporaine, Fat Men in Skirts de lAméricain Nicky Silver. Ce fut alors sa première confrontation à la dramaturgie contemporaine. Il enchaîna, quelques mois plus tard, avec un second travail : Des Couteaux dans les poules de lAnglais David Harrower. Cette découverte de la dramaturgie contemporaine, ce travail sur des textes neufs et la possibilité dentrer directement en contact 87 Propos dOstermeier dans Affinités électives, émission de France Culture du 1er mars 2007, op. cit. 71 Chapitre II Les Débuts avec leurs auteurs, ouvrirent à Ostermeier « des horizons inattendus »88, quil décida alors dexplorer systématiquement. « À partir de ce mélange de hasard et denvie, [ ] nous nous sommes bientôt considérés et affirmés en tant que théâtre voué au répertoire contemporain. Ce projet trouvait naturellement sa place à la Baracke, parce que cest un petit espace adapté au théâtre contemporain, qui se joue la plupart du temps avec une petite distribution et un décor épuré »89. Le metteur en scène sentoura alors dune équipe dramaturgique qui partit à la recherche de nouveaux textes, et la plupart des pièces choisies furent montées pour la première fois en langue allemande ; Jens Hillje proposa des pièces anglophones (qui constituèrent la majorité du répertoire), alors que le deuxième dramaturge du théâtre, Stefan Schmidtke, proposa des pièces tirées de la dramaturgie contemporaine russe (la Baracke en présenta notamment deux de lauteur Alexej Schipenko, Suzuki I et II) ; quant à la dramaturgie contemporaine française, elle ne trouva quune place mineure, et cest Ostermeier lui-même, francophone et francophile, qui en organisa quelques lectures publiques. Cette affirmation dun répertoire clair et orienté montre que la Baracke sadressait majoritairement à un public différent de celui qui fréquentait traditionnellement le Deutsches Theater. Selon certains commentateurs, la Baracke sinscrivit ainsi par rapport à la maison mère dans une relation d « opposition »90, qui passait aussi, naturellement, par la mise en avant dune esthétique différente et particulière à ce lieu, mais aussi par des choix théâtraux fondamentaux : « La démarche meyerholdienne peut être vue à la Baracke de manière programmatique : comme labandon du style de jeu psychologico-réaliste développé par Stanislavski, cet antagoniste bourgeois de Meyerhold, et prédominant sur les scènes allemandes »91. En plus dune démarche artistique caractéristique et innovante92, la particularité de la Baracke, cette « comète du paysage théâtral berlinois »93 saffirme également à travers la 88 S. Chalaye dans la préface à Thomas Ostermeier, op. cit., p. 6. T. Ostermeier in S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., pp. 11 12. 90 Manuel Brug, « Die achtundsechziger kommen », in Der Tagesspiegel, 30 juillet 1997. (« Opposition ».) 91 C. Niedermeier, « Männerspiel. Muskelspiel. », op. cit. (« Doch der Meyerholdsche Ansatz kann in der Baracke als Programm gelesen werden: als Abkehr von dem an deutschen Bühnen vorherrschenden, von Meyerholds bürgerlichem Gegenspieler Stanislawskij entwickelten psychologisch-realistischen Schauspielstil ».) 92 Qui ressort dun de ses spectacles emblématiques, Shopping & Fucking, que nous décrivons plus bas. 89 72 Chapitre II Les Débuts revendication dune identité politique et idéologique clairement prononcée, ce qui tranche avec le désintérêt massif de la jeune génération du milieu des années quatre-vingt-dix, pour une politique épuisée et usée par des années de débats sur la question des conditions et des séquelles de la réunification allemande. « Aujourdhui, saffirmer apolitique semble être le signe dune éducation soignée »94, remarque à lépoque la dramaturge allemande Dea Loher, qui poursuit : « Mais peut-être cette tendance à lindifférence mutuelle [entre les Wessis et les Ossis] est-elle un phénomène normal, si lon estime quaprès des années de turbulence, les gens ont besoin dune pause. Dun autre côté, on fait tout, du point de vue de lurbanisme, pour faire oublier le mur. Et je crois que ces deux phénomènes sont liés »95. À la Baracke, il semble pourtant, a priori, que le climat soit le même, quand Hillje dit « le théâtre est un endroit ex-territorial : lEst et lOuest, cela ne nous intéresse plus »96. Toutefois, on y propose de déplacer les débats et les interrogations idéologiques, politiques ou sociales à dautres niveaux. Cela se répercute principalement dans deux domaines : premièrement, dans le choix des répertoires qui porte, à la Baracke, majoritairement, sur des textes à forte charge sociale et politique, deuxièmement, dans lorganisation dun programme riche et dense de lectures, conférences et débats autour de sujets politiques qui vont au-delà de cette question récurrente de la réunification allemande, comme : « que reste-t-il de la révolte de 1968 ? » ou « le capitalisme, pour aller où ? »97. Le théâtre se fait ainsi lendroit dun dialogue vivant et engagé, que corroborent les textes présentés et lesthétique des spectacles. En 1998, la Baracke dOstermeier est consacrée Théâtre de lannée et cumule deux invitations au Theatertreffen de Berlin, avec Shopping & Fucking et Des Couteaux dans les poules. Grâce à de nombreuses invitations à létranger, son influence ne se limite pas uniquement au théâtre allemand : en effet, à partir de là, les mises en scène de pièces anglophones contemporaines (telles celles de Ravenhill, Walsh ou Harrower) éclosent dans toute lEurope. 93 Selon le titre de larticle de Laurent Muhleisen, in Ubu, Scènes dEurope, n° 12, op. cit. Dea Loher, « La plaie Berlin Babylone », ibid., p. 10. 95 Ibidem. 96 Propos de Jens Hillje, in M. Brug, « Die achtundsechziger kommen », op. cit. (« Theater ist ein exterritorialer Ort, Ost und West, das interessiert uns nicht mehr ».) 97 L. Muhleisen, « La Baracke, comète du paysage théâtral berlinois », op. cit. 94 73 Chapitre II Les Débuts 2.1. Shopping & Fucking de Mark Ravenhill Ce spectacle, lun des plus marquants de Thomas Ostermeier à la Baracke, Baracke fut créé en 1998. Cest avec vec cette mise en scène quil put définitivement asseoir sa renommée dans le contexte théâtral de Berlin et faire de la Baracke un lieu culte de la jeune génération de spectateurs. Le spectacle rencontra en effet un immense immense succès auprès du public, fit partie du palmarès du Theatertreffen de cette année-là année là et fut ensuite repris à la Schaubühne, pendant pend pas moins de sept saisons. Cest pour ces raisons que nous nous attardons sur cette représentation emblématique, mais aussi parce que nous pouvons y relever des procédés qui vont par la suite devenir caractéristiques du travail dOstermeier : ceux dont il use pour lunivers scénographique, le jeu des acteurs, acteurs lutilisation de la musique, ou pour mêler sur le plateau des principes cinématographiques. cinématographiques Shopping & Fucking de M. Ravenhill (Baracke, 1998) La scénographie (de Rufus Didwiszus) Didwiszus propose deux cloisons perpendiculaires qui figurent, de manière réaliste,, lintérieur dun studio ; dans ans le mur du fond, une fenêtre derrière laquelle on devine lextérieur dune cour dimmeuble dimmeuble crasseuse, et une porte par où les comédiens font parfois leur entrée ; comme omme seul ameublement de lappartement, un sofa usé, usé adossé à la cloison, deuxx radiateurs sous la fenêtre et un grand téléviseur posé sur un magnétoscope. Lensemble de cet univers est très sale et usé : les murs sont décrépis et craquelés, le soll est recouvert dune moquette tachée et déchirée sur s laquelle règne un désordre impressionnant : y traînent des magazines, des habits, du papier toilette, t des sacs en 74 Chapitre II Les Débuts plastique, des cannettes vides, des barquettes de plats pré-cuisinés et autres déchets. Le dispositif est bordé dune passerelle longeant le devant de la scène sur toute sa longueur, large dà peu près un mètre et surélevée denviron quarante centimètres au-dessus du niveau de la scène, laquelle se trouve ainsi légèrement en contrebas. Cette passerelle, autre aire de jeu, offre également la possibilité dentrées et de sorties aux comédiens à cour, et sépare laire de jeu principale des spectateurs, lesquels sont toutefois très près (au premier rang, ils touchent carrément la passerelle de leurs jambes). On retrouve donc ici lun des principes qui vont par la suite devenir récurrents dans les spectacles dOstermeier : installer, dabord, à travers un réalisme quasi documentaire, un milieu clairement identifiable (ici, une couche sociale défavorisée), créer une certaine illusion, pour la casser ensuite, par la mise en avant du caractère théâtral du dispositif. Cette affirmation de la théâtralité dans Shopping & Fucking tient dabord à la présence de la passerelle, un espace neutre qui ne renvoie à aucun lieu précis, mais aussi à louverture du dispositif en ses bords. En effet, la rencontre des deux cloisons délimite une aire de jeu principale au fond et côté jardin ; en revanche, à lopposé, côté cour, le mur et la moquette au sol sarrêtent avant davoir atteint lautre bord de la scène. Le dispositif est ainsi ouvert sur le noir de la cage scénique, lespace de la fiction flotte sans transition dans celui, général, du théâtre, et au cours de la représentation, les acteurs vont dépasser cette limite pour évoluer dans les coulisses, tout en poursuivant leurs dialogues. On retrouvera plus tard, à la Schaubühne, des scénographies fonctionnant sur ce même principe, dans le travail de Jan Pappelbaum, comme par exemple pour Les Jours meilleurs, où la représentation réaliste dune caravane est mise à mal par la disparition progressive de ses parois, ou pour Concert à la carte, où la reconstitution hyperréaliste dun appartement contemporain, ouvert sur ses bords, donne sans transition sur les coulisses. Le jeu des acteurs, lui aussi, donne le ton des spectacles à venir ; en premier lieu, par son réalisme. Dans la plupart des scènes, les comédiens adoptent en effet un jeu extrêmement crédible, même (et surtout) lorsquil sagit de jouer des scènes violentes, pour lesquelles le théâtre a souvent recours à une représentation imagée, symbolique ou métaphorique, surtout si elles sont susceptibles de choquer le public ; Ostermeier montre des scènes dune violence insupportable, dune manière quasi naturaliste, sans détours, sans feintes. Ainsi dans la désormais fameuse scène finale, où le jeune prostitué Gary (André Szymanski) demande à son amant Mark (Thomas Bading) de le sodomiser avec un couteau jusquà ce que mort sensuive : au début de cette scène, Gary, de profil par rapport au public, est plié en deux sur le dossier du sofa, le pantalon baissé, offrant son postérieur à Mark (il sest auparavant fait 75 Chapitre II Les Débuts sodomiser par celui-ci et par Robbie, sur un mode tout aussi réaliste). Bading sapproche de Szymanski et semble en effet enfoncer la lame dun couteau dans ses fesses, avec des mouvements dabord lents, puis de plus un plus énergiques et saccadés. Ostermeier laisse la scène durer quelques longues minutes, pendant lesquelles rien dautre ne se passe sur le plateau qui puisse détourner le spectateur du geste répétitif de Bading et lui épargner les gémissements de plus en plus horribles de Szymanski, dont les cris sont à la fin, et enfin, recouverts par une musique fracassante, cependant quun noir envahit le plateau. Toutefois, de même que le réalisme de lunivers scénographique est cassé par la mise en avant de sa théâtralité, celui du jeu des acteurs lest aussi. En effet, si les comédiens recourent fréquemment à une interprétation psychologique, ils la déconstruisent régulièrement par des moments de jeu excessif, voire hystérique, décalés. « La mise en scène introduit sans cesse des effets de distance, des ruptures dans le jeu des acteurs, des connivences avec les spectateurs, qui contredisent leffet de réel et empêchent le spectacle de sengluer dans le naturalisme »98. Un autre dénominateur commun du jeu des acteurs dans cette représentation est son côté corporel. Les comédiens ont recours à un jeu très physique, très énergique et tonique. Ils sont presque constamment en déplacement sur le plateau et semblent ne jamais pouvoir sarrêter. Ils usent du sofa de toutes les manières possibles, sy assoient dans toutes sortes de positions bizarres, y montent, en tombent, marchent sur le dossier, etc. Lexpression corporelle de lacteur domine, comme pour le dealer Brian (Bernd Stempel) qui semble avoir une jambe de bois, ce qui détermine fortement sa manière dévoluer sur le plateau. Ce jeu corporel outré donne souvent lieu à des moments comiques, autre marque de la direction dacteurs chez Ostermeier. Ainsi dans la scène où Mark essaie déchapper à Gary qui le poursuit, et dans laquelle les deux comédiens ont le pantalon baissé : les chevilles entravées, les acteurs sautillent sur le plateau, tout en en faisant quand même plusieurs fois le tour, assez rapidement, souvent à quatre pattes, passant par-dessus le sofa, etc. Ou encore quand Brian sinstalle confortablement sur le sofa et que, ne pouvant plier sa jambe de bois, il la laisse dressée devant lui : lorsque son personnage commence à sénerver, lacteur tourne son corps entier rapidement de droite à gauche, en sursautant à chaque fois comme un pantin, et sa jambe décrit ainsi de larges demi-cercles dans lair ; par la suite, pris dune sorte de délire, il se met debout et tourne sur sa jambe en bois comme une toupie. Mais lexemple le plus abouti de ce type de jeu est certainement la scène où Robbie (Bruno Cathomas) sinstalle sur un 98 Evelyne Ertel, « Une éblouissante plasticité », in Théâtre / Public, n° 152, 2000. 76 Chapitre II Les Débuts brancard dhôpital : lacteur arrive sur la passerelle dun pas décidé, poussant le chariot devant lui ; avant datteindre lautre bout de lestrade il tombe une première fois en bas, dans laire de jeu principale, il remonte ensuite sur la passerelle avec son brancard dont il se met à explorer les différentes parties articulées, mais il narrête pas de se faire mal en le manipulant : il se coince les doigts, se cogne la tête, les genoux, le laisse tomber sur son pied, etc. Au fur et à mesure quil se blesse en différentes parties de son corps, Robbie essaie de protéger celles-ci et évite ensuite de sen servir : il tente ainsi de remonter le dossier avec sa tête, car il ne veut plus utiliser ses mains, pousse lengin avec une jambe pour éviter de le toucher du pied, ce qui lui rapporte dautres coups et blessures, tout cela sur un mode franchement clownesque. Mais cette dernière scène est également symptomatique dun autre procédé de jeu fréquemment employé par les acteurs dOstermeier : la mise à distance, qui tient à une porosité très relative entre le comédien et son personnage : Cathomas a enfin réussi à installer son brancard et sallonge dessus, arrive Lulu (Jule Böwe) et leur dialogue marque le début de ce tableau de la pièce, qui se déroule aux urgences dun hôpital ; les déboires de Cathomas avec son brancard peuvent donc être vus comme ceux dun comédien qui prépare son aire de jeu et ses accessoires. Le même acteur a par ailleurs recours à ce type de jeu distancié, à plusieurs reprises dans le spectacle, ainsi lorsquil se retrouve avec un sachet plein de pilules dextasy : il esquisse un pas et un geste vers les spectateurs pour leur en proposer. Dans une autre scène, où son personnage, sadressant à Gary, dit que « nous avons tous besoin dhistoires [ ], dhistoires si grandes que tu pourrais vivre ta vie à travers elles [ ] », Cathomas ne se tourne pas vers linterprète de Gary, mais descend de la passerelle et, face aux spectateurs, sadresse directement à eux. Le discours de son personnage fait office dappel du metteur en scène en faveur du retour du récit et de la narration au théâtre, une revendication majeure chez Ostermeier, dont cette représentation constitue un plaidoyer. Le jeu de ces comédiens dans ce spectacle annonce donc à plusieurs niveaux les grands axes de la direction dacteurs chez Ostermeier : un réalisme exacerbé mais constamment cassé, un jeu corporel et comique, et ponctuellement, une adresse directe au public. On retrouve encore lamorce dautres procédés récurrents dans le travail dOstermeier à venir. Ainsi de lorganisation de laction scénique, qui semble sinspirer de principes cinématographiques : la coexistence de deux aires de jeu sensiblement différentes (lappartement et la passerelle), qui permet dinstaller parallèlement plusieurs situations, crée un effet de hors champ et de montage, puisque lon peut ainsi basculer de lune à lautre 77 Chapitre II Les Débuts rapidement, sans transition, à la manière dun raccord de plans ou de lenchaînement de séquences filmiques. Par ailleurs, le metteur en scène affirme déjà dans ce spectacle son goût pour linsertion de scènes muettes, indépendantes de la pièce. Par exemple : tout au long de la représentation, un chien aboie derrière la porte, dans la cour sordide sur laquelle donne lappartement représenté ; parfois les personnages ouvrent pour lui donner un coup de pied, avant de rentrer précipitamment aussitôt, en bandant une blessure causée par la bête. Lorsque, dans la deuxième partie du spectacle, Brian sort par cette porte, après avoir fait preuve dans ses propos dune grande agressivité et dune non moins grande cruauté, on lentend lutter contre le chien qui gémit, avant de le voir (par la fenêtre) brandir le cadavre de lanimal en menaçant les autres personnages du même sort. Ces ajouts par rapport à la pièce ne modifient aucunement le propos de lauteur ; au contraire, ils le renforcent, et on peut même noter la fidélité constante du metteur en scène au texte, ce qui est une autre marque caractéristique de lapproche dOstermeier pour les pièces contemporaines. Ces scènes annexes, avec lesquelles Ostermeier ponctue son spectacle, sont donc plutôt des commentaires amusés de laction. Autre exemple : à la fin du tableau qui met en scène Mark et Gary dans un centre commercial, quand le jeune prostitué avoue à son amant, en pleine fellation, quil na que quatorze ans, une annonce radio du magasin fait savoir que le petit Gary attend son papa à laccueil : de cette manière, Ostermeier offre à ce tableau une chute poignante, mais ironique et sarcastique, tout à fait dans lesprit de Ravenhill. Enfin, cest dans lutilisation de la musique, présente tout au long de la représentation, que lon retrouve un autre aspect caractéristique de la mise en scène dOstermeier. Due à Jörg Gollasch, un collaborateur régulier du metteur en scène à lépoque, elle consiste en plusieurs morceaux rock pour guitare, basse et batterie, tous dans la même veine, qui marquent les ruptures du récit, les changements de scène, ou simplement instaurent une certaine ambiance sur le plateau (à noter quelle noffre pas la même grande variété de styles et de genres quon trouve dans les spectacles postérieurs dOstermeier). À plusieurs reprises, la comédienne Jule Böwe prend un microphone et interprète en direct des chansons. Le spectacle, ponctué par ces songs pendant lesquels lactrice sort de la logique dramatique et de son personnage, est représentatif de lesthétique représentation-rock qui caractérise le travail dOstermeier alors, à la Baracke. Cette représentation de Shopping & Fucking est devenue donc emblématique du style du metteur en scène, quelle a définitivement imposé comme celui qui rompait radicalement 78 Chapitre II Les Débuts avec le théâtre « des papis »99 dominant les scènes allemandes de lépoque. Ce spectacle était le condensé dune démarche scénique singulière, novatrice, qui incita certains commentateurs100 à comparer la Baracke à un cinéma, non seulement en raison de lesthétique des mises en scène, mais aussi compte tenu du lieu qui les accueillait, ou encore du public qui le fréquentait. En 2008, dans un article publié à loccasion du dixième anniversaire de la première de cette représentation mythique, Matthias Heine récapitule les différents niveaux auxquels ce spectacle avait à lépoque révolutionné la scène allemande : il évoque dune part et surtout la manière réaliste et explicite, inédite à lépoque, dont le metteur en scène traitait les scènes de violence, notamment celle de la sodomie au couteau : « avec la scène finale, réaliste au point de faire souffrir, [ ] une nouvelle dimension drastique de la représentation de la violence atteignit lart de la scène ; avant cela, cétait courant uniquement dans le cinéma »101. Il remarque aussi que cette représentation fut à lorigine dun regain dintérêt porté à lauteur dans le processus de création, de sa « renaissance »102 même, et quelle déclencha un engouement généralisé pour la jeune dramaturgie, notamment anglo-saxonne, lequel a favorisé lavènement dune jeune génération dauteurs dramatiques allemands. Le journaliste conclue sur cette comparaison on ne peut plus élogieuse : « Rares sont les spectacles qui ont autant influencé lesthétique théâtrale que cette mise en scène de Thomas Ostermeier peut-être le Murx den Europäer ! de Christoph Marthaler, certaines représentations des plus importantes parmi celles de Frank Castorf, ou encore la performance de Christoph Schlingensief, dans laquelle il aurait prétendument appelé au meurtre dHelmut Kohl »103. 99 M. Heine, « Mit dem Messer gegen Opa », op. cit. (« Opahaft ».) Comme par exemple C. Niedermeier, « Männerspiel. Muskelspiel. », op. cit. 101 M. Heine, « Mit dem Messer gegen Opa », op. cit. (« Vor allem mit der quälend realistischen Schlussszene, [ ] erreichte eine neue Drastik der Gewaltdarstellung die Bühnenkunst. Zuvor war dergleichen nur im Kino gängig geworden ».) 102 Ibid. (« Eine Renaissance des Autors ».) 103 Ibid. (« Die von Thomas Ostermeier inszenierte Aufführung hat die Bühnenästhetik beeinflusst wie wenig anderes in den Neunzigerjahren - vielleicht noch Christoph Marthalers Murx den Europäer, die wichtigsten Inszenierungen Frank Castorfs und Schlingensiefs Performance, bei der er angeblich zur Tötung Helmut Kohls aufgerufen haben soll ».) 100 79 Chapitre II Les Débuts 3. En France 3.1. Une réception particulièrement favorable Depuis la période de ses études, Thomas Ostermeier est régulièrement présent sur les scènes françaises. Sa première rencontre avec le monde du théâtre francophone remonte au Festival dArt de Weimar en 1994, où il fit la connaissance de Dominique Pitoiset, alors directeur du Théâtre Dijon Bourgogne ; ce dernier linvita, ainsi que certains de ses camarades (notamment Christian von Treskow), au festival de théâtre dijonnais, Théâtre en Mai. Ostermeier y présenta son travail sur LInconnue dAlexander Blok, une mise en scène fondée sur les principes de la biomécanique meyerholdienne. Au début, Pitoiset était linterlocuteur principal dOstermeier en France, mais peu à peu, les invitations se suivirent et se diversifièrent. En 1997, le Théâtre de la Cité Internationale à Paris, alors sous la responsabilité de Nicole Gautier, programma la mise en scène dHomme pour homme : ce fut la première rencontre du public parisien avec le théâtre dOstermeier. Il vint ensuite au Théâtre National de la Colline dAlain Françon (avec Le Nom et Manque, en 2001) puis, à plusieurs reprises, au Théâtre des Gémeaux à Sceaux dirigé par Françoise Letellier (pour Nora en 2004, LEldorado en 2005, Hedda Gabler en 2007, Le Songe dune nuit dété en 2008, Hamlet en 2009, et Othello en 2011) et, dernièrement, au Théâtre de lOdéon dOlivier Py (John Gabriel Borkman en 2009 et Les Démons en 2010). Depuis 1999, Ostermeier est régulièrement présent au Festival dAvignon : il y vint déjà pendant la direction de Bernard Faivre dArcier, puis celle de Vincent Baudriller et Hortense Archambault. En province, il noue une collaboration régulière avec François le Pillouër, au Théâtre National de Bretagne à Rennes et avec Ludovic Lagarde, à la Comédie de Reims. En 2010, cette présence dOstermeier en France lui vaut deux distinctions : en février, il est nommé membre du Haut Conseil culturel franco-allemand, et en avril, se voit décerner le titre dOfficier des Arts et des Lettres, une distinction octroyée par le Ministère de la Culture français pour des « personnes sétant particulièrement illustrées au travers de leurs créations artistiques ou de leur contribution au rayonnement artistique et littéraire de la France dans le monde »104 (!). 104 Selon lannonce du décernement du titre parue sur le site de lAmbassade de France de Berlin. 80 Chapitre II Les Débuts Aujourdhui, cette aura exceptionnelle dont jouit le théâtre dOstermeier en France peut certes être mise à lactif dune intense activité de ses services de communication, mais elle se fonde quand même, dès la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, sur des éléments plus directement liés à lesthétique du metteur en scène. Cest en tout cas ce quentend Jean Jourdheuil en 2001, lorsquil dit à Ostermeier : « Limage quon a de vous en France, réaffirmée par votre spectacle Homme pour homme, est celle dun artiste marqué par le sceau de lÉcole Ernst-Busch, filiation que vous revendiquez haut et fort »105. Le metteur en scène apporte en effet une esthétique qui diffère de celle des hommes de théâtre allemands, principalement de lOuest, présents dans lespace francophone à lépoque (à savoir Klaus Michael Grüber, Peter Zadek, Peter Stein, Luc Bondy, etc.). Il contrecarre limage de ces représentants du Regietheater, avec Frank Castorf, qui est lui aussi fréquemment invité par les scènes françaises depuis cette période. Mais contrairement au théâtre de Castorf, celui dOstermeier signifie dabord un recentrement sur la fable et sur la narration, sur la pièce et sur les personnages, chose assez inédite dans le contexte de lépoque. Le texte, avec tout ce quil a de dramatique, chez Ostermeier fait autorité. Cest ce que relève Evelyne Ertel en 1999 déjà, qui écrit que le metteur en scène « cherche une écriture simple, qui raconte clairement des histoires concrètes, qui ne joue pas avec la chronologie, qui mette en scène des situations et des personnages bien définis [ ]. Il pense que la mise en scène et, par suite, le jeu de lacteur, doivent être entièrement au service de luvre dramatique »106. 3.2. Le Festival dAvignon La première venue de Thomas Ostermeier au Festival dAvignon date de 1999, cestà-dire à un moment charnière du parcours du metteur en scène, entre la Baracke et la Schaubühne. Le Festival est alors sous la direction de Bernard Faivre dArcier, et Ostermeier y présente trois de ses spectacles berlinois, dans les locaux de la Baraque Chabran : Homme pour homme, Sous la ceinture et Shopping & Fucking : « un triptyque qui fera événement »107. Faivre dArcier invite ensuite le metteur en scène à deux reprises, en 2001 105 106 107 Dans « Ludisme et libération », entretien avec Jean Jourdheuil et le public, op. cit., p. 50. Evelyne Ertel, « Une éblouissante plasticité », op cit. S. Chalaye dans la préface à Thomas Ostermeier, op. cit., p. 9. 81 Chapitre II Les Débuts avec La Mort de Danton, et en 2003 avec Nora, mais cette édition du Festival sera annulée suite au mouvement des intermittents du spectacle. À partir de lédition 2004, la responsabilité du Festival dAvignon incombera à deux jeunes et nouveaux directeurs, Hortense Archambault et Vincent Baudriller. Continuant louverture du Festival vers les cultures non seulement non françaises, mais aussi extraeuropéennes, ils conçoivent comme acte inaugural le projet dassocier à chaque édition un artiste de renommée européenne, qui co-organise en quelque sorte avec eux la programmation et le déroulement du Festival. « Pour nous, cette association avec un ou des artistes est la colonne vertébrale du projet que nous menons. Elle nous permet de garder au centre de nos préoccupations la création, den explorer les enjeux, chaque année en compagnie dune ou deux personnalités. En nous ouvrant un accès à son plateau, lartiste associé nous emmène sur son territoire, approfondissant notre connaissance du théâtre. De notre côté, en partageant nos questionnements sur la relation de luvre et du spectateur, sur limplantation dans un territoire, sur les formes et les sujets à montrer, nous avons conscience de proposer à lartiste associé une place centrale dans linstitution du Festival. Nous attendons de la part des artistes associés quils nous ouvrent à des champs esthétiques, quils nous permettent daborder autrement des problématiques, en un mot quils nous tiennent inventifs dans lexercice de notre métier. À nous, Hortense et moi, ensuite, riches de ces échanges, dinventer une édition du Festival dAvignon. Ce dialogue qui est au centre de notre projet nous permet ainsi de déplacer, chaque année, le centre de gravité du Festival »108. Le premier artiste associé, en 2004, est Thomas Ostermeier ; le programme de cette édition-là privilégie donc logiquement surtout le théâtre allemand, mais pas uniquement. Le metteur en scène lui-même propose quatre de ses spectacles : Nora, Concert à la carte, Disco Pigs, et surtout Woyzeck, dans la Cour dhonneur du Palais des Papes, qui sera la première représentation en langue allemande à être présentée dans ces lieux. Le choix de ces quatre spectacles a été préparé davance, en dialogue avec les deux directeurs. Celui de Woyzeck répond aux ambitions que se sont fixées Ostermeier, Baudriller et Archambault. Du point de vue de la dramaturgie, le contenu de la pièce de Büchner, à forte dimension politique, était un support intéressant pour traiter des problèmes de la société daujourdhui, tels la violence urbaine et lexclusion des plus faibles. Et dun point de vue formel, la pièce permettait des grandes parties sans paroles imaginées librement, parfois chorégraphiées, qui facilitèrent ladhésion dun public non germanophone. 108 Propos de Vincent Baudriller dans Antoine de Baecque (dir.), Conversation pour le Festival dAvignon 2008, Paris, P.O.L., 2008, p. 7. 82 Chapitre II Les Débuts « Nous avons choisi Woyzeck pour plusieurs raisons. Les Français connaissent la pièce, quils entendront en allemand. Mais ce nest pas seulement un spectacle en allemand. Il y a un tiers sans surtitrage, parce que nous avons cherché à raconter une histoire qui, pendant de longs moments, na pas besoin de mots. Woyzeck est un homme privé de parole. Sil vivait aujourdhui, il ne serait pas un soldat comme il y en avait beaucoup du temps de Büchner. Il vivrait à la marge de la société, dans ce quelle a de plus dur »109. Le choix de Nora constitue en quelque sorte un « contrepoint »110 à celui de Woyzeck, car il sagit cette fois-ci dune pièce « de conversation »111, traitant de cette « nouvelle classe bourgeoise quon retrouve partout en Europe » ; la problématique politique est ainsi envisagée sous un autre angle et ce choix répond à la volonté dOstermeier de « montrer que nous navons pas un regard unique sur le monde »112. Concert à la carte de Kroetz sinscrit, lui, en continuité avec Nora. Dans cette pièce muette, lunique personnage est interprété par la même actrice qui jouait Nora, et lhistoire peut être vue comme un prolongement du sort de lhéroïne ibsénienne, puisquon la voit vivre son dernier jour, avant de se suicider de désespoir devant la vacuité de sa vie et sa solitude. Ostermeier conçut ces représentations en diptyque et cest sous cette forme, confie-t-il, quil les avait proposées à plusieurs programmateurs, mais cest en Avignon seulement que pour la première fois les deux furent effectivement présentées conjointement, dans le cadre dun même événement artistique. Enfin, Disco Pigs de Walsh, permit de présenter au public avignonnais un autre aspect du travail dOstermeier : la mise en scène de cette pièce contemporaine était concentrée sur le travail des deux acteurs, quaccompagnait un musicien, dans un dispositif scénique épuré. Lambition avouée dOstermeier était « de recréer lambiance de laboratoire de la Baracke »113, celle-là même qui avait été à la base de son succès fulgurant pour le Festival dAvignon 1999. Un an plus tard, en 2005, Georges Banu se souvient de lédition Ostermeier en ces termes : « Présenter luvre dun metteur en scène, cest aussi inviter à un voyage dans le temps, comme en 2004, où nous avons pu voir la création la plus récente dOstermeier, Woyzeck, et un vestige de la Baracke, Disco Pigs »114. Les quatre spectacles dOstermeier choisis pour le Festival 2004 formaient donc un tout à la fois cohérent, riche, qui permit de donner un aperçu, grâce à ses multiples facettes, des différents courants esthétiques, dramaturgiques et idéologiques qui traversent le travail du metteur en scène. 109 Propos du metteur en scène rapportés par Brigitte Salino dans « En marge de la société », in Le Monde, 3 juillet 2004. 110 Ibid. 111 Ibid. 112 Ibid. 113 Ibid. 114 Georges Banu et Bruno Tackels (dir.), Le Cas Avignon 2005, Vic-la-Gardiole, LEntretemps, 2005, p. 230. 83 Chapitre II Les Débuts À linstar des choix de son propre théâtre, Ostermeier, en tant quartiste associé, donna à lédition entière une forte dimension politique et idéologique : « Jai découvert à ce moment-là que cette aventure était une sorte de rêve sur la signification de ce que le théâtre peut produire : le triangle théâtre, société et politique a été le point central du Festival »115. Il fit inscrire, par lartiste Julian Rosefeld, dans le verger du Palais des Papes, linversion dune phrase de Büchner, Guerre aux chaumières, paix aux palais, appel qui se prête naturellement à un grand nombre dinterprétations selon les contextes auxquels on le lie116, mais qui symbolisait en tout cas ce sceau politique apposé à lédition entière du Festival : « Nous avons voulu que la scène dAvignon soit un endroit de résistance, de liberté, dhumanité et danarchie »117. Le Festival dAvignon 2004 connut un grand succès, qui imposa la nouvelle direction, et aussi cette fonction nouvelle de lartiste associé. Ce succès revenait en bonne partie à Ostermeier, lequel avait su répondre à ce défi dune manière globale, ne se contentant pas dinviter uniquement sa famille artistique, cest-à-dire les artistes associés à la Schaubühne, mais transplantant en Avignon, le temps dun mois, leffervescence théâtrale caractéristique de Berlin, avec tous les rapports de force et la concurrence stimulante quelle peut générer. Furent donc conviés de nombreux artistes de lespace germanophone : Sasha Waltz, naturellement, mais aussi Frank Castorf, René Pollesch, Christoph Marthaler Il y eut également des artistes venus dautres pays européens, comme par exemple Rodrigo Garcia, Pippo Delbono, Jan Lauwers ou Jan Fabre. Ovationné en Avignon, à partir de 2004 Ostermeier simpose donc, aux yeux de la critique et du public, comme lun des metteurs en scène étrangers les plus intéressants, les plus prometteurs, un artiste novateur, mais aussi populaire et médiatique. Cette réception particulièrement favorable en France eut également un grand retentissement en Allemagne : le prestige international ainsi gagné permit au metteur en scène de consolider la reconnaissance de son institution à Berlin et dasseoir définitivement dans le paysage théâtral berlinois, la place majeure de sa Schaubühne, laquelle commençait tout juste à sortir dune longue période de crise. Selon la Ministre de la Culture allemande de lépoque, Christina Weiss, le 115 Propos du metteur en scène dans un entretien avec Jean-François Peyret, publié sur le site du Festival dAvignon. 116 « La paix au palais serait-elle celle retrouvée du Palais des Papes, un an après lannulation ? La guerre aux chaumières, un appel à lélargissement des luttes ou plus simplement à une nouvelle activité politique de lart, rentrant enfin dans les chaumières en quittant les palais ? ». Eric Vautrin, « Thomas Ostermeier et Frank Castorf, Guerre aux chaumières, paix aux palais », in Mouvement, 15 juillet 2004. 117 Propos du metteur en scène cité par Brigitte Salino, « À lOuest, Thomas Ostermeier », in Le Monde, 3 juillet 2004. 84 Chapitre II Les Débuts succès dOstermeier en Avignon était « un début très prometteur pour un échange artistique entre [les] deux pays »118, tandis que la presse en Allemagne parlait de 2004 comme dune « année de lespoir »119, qui marquait le retour de la culture allemande sur la scène française. Cest à partir de 2004 donc, quOstermeier commença à être perçu comme un ambassadeur culturel allemand en France ; une position qui fut officialisée en 2010 par sa nomination au Haut Conseil culturel franco-allemand et le décernement du titre dOfficier des Arts et des Lettres, deux distinctions que nous avons évoquées plus haut. Depuis ses années de formation, par une présence très investie à létranger, le metteur en scène semble miser sur une reconnaissance de son travail à léchelle internationale, afin de mieux défendre sa place dans le contexte théâtral allemand toujours en pleine effervescence. Par sa présence toute particulière en France, il renoue avec dautres moments forts des échanges théâtraux entre la France et lAllemagne : le théâtre de Brecht, sinscrivant dans un contexte politique difficile et incertain, ne doit-il pas au moins une partie de son prestige et de sa reconnaissance dans son pays dorigine à lenthousiasme quont provoqué les tournées du Berliner Ensemble à létranger, et notamment en France (dès 1954), en Grande Bretagne (dès 1956) ; à noter que Pina Bausch insistait elle aussi sur limportance essentielle pour son travail à Wuppertal, de sa présence au Festival de Nancy dans les années soixante-dix. L attraction entre Ostermeier et la France est donc à double sens : dune part, le public et la scène française, qui semblent apprécier et profiter de lesthétique du metteur en scène, constituent (jusquà aujourdhui) un terrain propice à son uvre, en lui réservant une réception particulièrement favorable ; dautre part, Ostermeier tire parti de ce prestige et de cet état de grâce pour la reconnaissance de son travail dans son pays, sur un plan artistique et institutionnel. 118 Propos rapporté par Sabine Glaubitz in « Neuer Star in Avignon : Thomas Ostermeier beim Festival gefeiert », publié sur le site de la dpa. (« Ein vielversprechender Ansatz eines künstlerischen Austausches zwischen unseren beiden Ländern ».) 119 Peter Kümmel, « In Avignon mit Thomas Ostermeier », in Die Zeit, 6 mai 2004. (« 2004 ist ein Jahr der Hoffnung ».) 85 Chapitre III La Schaubühne III. LA SCHAUBÜHNE 1. Une codirection 1.1. Contexte de la nomination de Thomas Ostermeier, Sasha Waltz, Jens Hillje et Jochen Sandig La Schaubühne am Halleschen Ufer fut créée en 1962 en tant que théâtre étudiant, privé, mais socialement engagé et avec une programmation politique, afin de monter des pièces dauteurs tels que Brecht, OCasey, Horvath... À partir de 1969, regroupés autour du metteur en scène Peter Stein (et du dramaturge Dieter Sturm), de jeunes acteurs (tels Bruno Ganz, Jutta Lampe, Edith Clever, Udo Samel ou Otto Sander) et des metteurs en scène associés (Klaus Michael Grüber ou Luc Bondy, entre autres) cherchent de nouvelles formes de travail théâtral collectives. Leur objectif est de (re)donner au théâtre un rôle social, voire politique en le plaçant au centre des débats citoyens de lépoque1. Avec pour arrière-plan le mouvement de 1968, et comme point de départ un rejet du système des théâtres municipaux et de leur répertoire, ce collectif est alors tenté par toutes les utopies, à commencer par celle de la démocratisation du travail : tout le monde gagne le même salaire, a droit à la parole, participe à un dialogue ouvert, au choix des pièces, etc. Les premières représentations2 de cette troupe connurent un retentissement remarquable, et cest ainsi que la Schaubühne simposa comme lun des leaders culturels de Berlin-Ouest. En 1981, la troupe emménagea dans un ancien cinéma de style Bauhaus, une construction dErich Mendelsohn des années vingt : lUniversum Kino, remodelé pour elle, qui prit le nom de Schaubühne am Lehniner Platz. Au terme de quinze années à la tête de cette institution3, Peter Stein se trouva confronté à une crise latente depuis longtemps, qui tenait à un changement des temps, des 1 Peter Krumme décrit la Schaubühne de Stein ainsi : « Une observation aigue de la société ambiante, un regard critique sur ses propres moyens artistiques passés et présents, regard qui ne craint pas le jeu toujours renouvelé de la découverte et de laveuglement, un refus de jouer les donneurs de leçons ». (« Une polémique avec soi-même », in Théâtre en Europe, n° 1, 1984). 2 Parmi les premières mises en scène de Peter Stein à la Schaubühne, notons La Mère de Bertolt Brecht en 1970, Peer Gynt de Henrik Ibsen en 1971 et La Tragédie optimiste de Vsevolod Vischnevski, Le Prince de Hombourg de Heinrich von Kleist et Pionniers à Ingolstadt de Marieluise Fleißer en 1972. 3 Peter Stein reste directeur artistique jusquen 1985 et collabore avec le théâtre jusquen 1990, année de la Réunification de lAllemagne. Symboliquement, ces vingt années à la Schaubühne se situent entre une agitation sociale à lOuest et la fin dune utopie à lEst. 86 Chapitre III La Schaubühne idéologies et des modèles sociaux4. Cependant, son uvre a marqué lhistoire du théâtre moderne, tant par sa qualité artistique que par la capacité fédératrice de Stein pour animer une compagnie exceptionnelle, pour enrichir sa troupe (et son public) par dautres expériences, en nhésitant pas à ouvrir son théâtre à dautres metteurs en scène, parmi les plus grands. Luc Bondy dirige le théâtre de 1985 à 1988 et y crée alors quatre mises en scène5. Jürgen Gosch prend le relais sans grand succès6 et, de 1992 à 1997, la direction artistique est assurée par Andrea Breth7. De là, jusquen 1999, quand débutera laventure de la nouvelle Schaubühne, comme lappelleront alors les critiques, la Schaubühne est un vaisseau fantôme, qui périclite à tel point que sa troupe est dissoute et que le théâtre devient un simple lieu de programmation. Lannonce de la nomination de Thomas Ostermeier à la tête de la Schaubühne à partir er du 1 janvier 2000 a leffet dune bombe médiatique, ce pour plusieurs raisons : le metteur en scène est très jeune (trente-deux ans) et connu pour son avant-gardisme audacieux ; il est lenfant chéri des médias, en raison de ses représentations à la Baracke du Deutsches Theater, et du fait que, originaire de la RFA, et ayant suivi une formation dans lex-Berlin-Est auprès de Manfred Karge à la Ernst-Busch Schule, il revendique une conscience politique, chose plutôt rare pour les jeunes artistes de sa génération. Son arrivée à la Schaubühne saccompagne de quelques gestes spectaculaires. Tout dabord, il lie sa troupe à celle de la chorégraphe berlinoise Sasha Waltz. La danse contemporaine, ou plutôt le théâtre-danse (dans le sillon de Pina Bausch et de son Tanztheater, créé en 1976 à Wuppertal), ayant acquis un large public, jeune, est alors très en vogue, et la pluridisciplinarité des lieux artistiques, lun des maîtres-mots de ces années-là. Cest pourquoi, dix ans plus tard, alors quon en connaît la fin malheureuse, ce mariage de raison peut être abordé avec un certain scepticisme : « La politique médiatico-culturelle des années quatre-vingt-dix était en phase avec lair du temps. La mise en images de la réunification, lalliance de lOuest et de lEst, du théâtre et de la danse, représentés par Thomas Ostermeier et Sasha Waltz, après avoir fourni quelques prestations artistiques et un discours surgelé (cest-à-dire dépourvu de naïveté et de 4 Il aurait par ailleurs annoncé son départ de manière tout à fait inattendue, lors dun débat radiophonique avec des lycéens qui lattaquaient violemment pour labsence de dimension politique de ses derniers spectacles à la Schaubühne. (Information apportée dans Schaubühne des années Stein à nos jours, un film documentaire de Helmar Harald Fischer, © Arte, 1995.) 5 Le Triomphe de lamour de Marivaux en 1985, La Tanière (Die Fremdenführerin) de Botho Strauß et Le Cur ardent dAlexander N. Ostrovski en 1986, et Le Misanthrope de Molière en 1987. 6 Dès sa représentation dinauguration, Macbeth de Shakespeare, qui est qualifiée de désastreuse par les critiques. 7 Elle y crée en tout dix mises en scènes, dont trois lui valent une invitation au Berliner Theatertreffen : LÉté dernier à Tchulimsk de Vampilov en 1992, Hedda Gabler d'Ibsen en 1993 et LOncle Vania de Tchékhov en 1998. 87 Chapitre III La Schaubühne fraicheur) à quelques rédacteurs de brochures de festivals, fit long feu à la Schaubühne am Lehniner Platz »8. Ostermeier met en place un directoire tétracéphale, avec Sasha Waltz et leurs dramaturges respectifs, Jens Hillje et Jochen Sandig, et il instaure un modèle de gestion égalitaire, de cogestion, avec prises de décisions collectives, basé sur la Mitbestimmung de Peter Stein. Pour entériner leurs revendications politiques et idéologiques, ce directoire publie un manifeste9 quil accompagne dune photographie faisant clairement référence à la Kommune Eins10. 1.2. Dun départ enthousiaste à une fin malheureuse Le fait de concevoir une direction à plusieurs têtes nest certes pas neuf à Berlin : rien quaprès la chute du mur, au début des années quatre-vingt-dix, plusieurs directoires gèrent les principaux théâtres berlinois, comme celui de Matthias Langhoff, Fritz Marquardt, Heiner Müller, Peter Palitzsch et Peter Zadek pour le Berliner Ensemble (entre 1992 et 1993), ou celui dAlfred Kirchner, Volkmar Clauß, Alexander Lang et Vera Sturm pour les Théâtres dÉtat, à partir de 1990. La coexistence forte et revendiquée aussi intensive de la danse et du théâtre est, quant à elle, beaucoup plus inhabituelle, même si elle nest pas tout à fait sans précédent : dans une certaine mesure, ce choix se rapproche de celui de Frank Castorf qui, quelques années après avoir pris les rênes de la Volksbühne, associa à son théâtre, de 1994 à 2002, le chorégraphe Johann Kresnik et sa troupe, sans toutefois que les deux formes artistiques coexistent de manière égalitaire comme à la Schaubühne, où la danse contemporaine et lart dramatique sont traités à part égale. On lit dans le manifeste : « La décision dinstaurer la danse et le théâtre comme des partenaires égaux en droits au sein dun théâtre institutionnel, est unique dans lespace germanophone. La danse contemporaine, qui sest établie, durant les décennies passées, à travers le monde entier, 8 Jean Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit. « Wir müssen von vorn anfangen » (« Nous devons commencer par le commencement »), signé Thomas Ostermeier, Sasha Waltz, Jens Hillje et Jochen Sandig, est paru le 20 janvier 2000 dans le Tageszeitung. Ce texte reprend des extraits entiers du Théâtre à lère de son accélération, une conférence quOstermeier avait donnée quelques mois auparavant (en mai 1999). 10 On voit sur le cliché les quatre codirecteurs nus, de dos, les jambes et les bras écartés contre un mur ; cette prise de vue rappelle la fameuse photographie de Thomas Hesterberg, où les membres de la K1, une communauté liée au mouvement contestataire extraparlementaire de la gauche radicale basée à Berlin-Ouest entre 1967 et 1969, posent dans la même attitude, publiée dans Die Stern avec la devise : « Le privé est politique ! ». 9 88 Chapitre III La Schaubühne comme une forme de théâtre innovante et prometteuse, va à présent jouer un rôle artistique porteur à la Schaubühne. La tentative de donner une perception complexe à limage de notre présent, se heurte au théâtre parlé, à des limites esthétiques. Un théâtre corporel et sensuel dansé ou parlé peut se rapprocher de cette réalité. La danse, du fait quelle raconte ses histoires par les corps, au-delà des paroles, réussit à rendre visibles des expériences qui échappent à lhégémonie du logos »11. Le metteur en scène explique cet appel fait à la chorégraphe, dun côté par son admiration pour cette artiste12, mais dun autre aussi par des préoccupations dordre pratique, liées notamment au fait que la Schaubühne dispose dun très grand espace à remplir (jusquà quatre spectacles peuvent avoir lieu simultanément) ; aussi, répartir le poids de ces espaces sur les épaules de plusieurs artistes, pratiquant des disciplines diverses et travaillant chacun dune manière radicalement différente, semblait-il judicieux pour entretenir un climat créatif. Par ailleurs, le fait de diversifier la programmation en proposant parallèlement un théâtre parlé et dansé permit encore de gagner un nouveau public. Pour Ostermeier, qui montrait par là un esprit douverture qui fut très bien et largement répercuté par les médias, cétait également une occasion de rappeler lâge dor de la Schaubühne : « La Schaubühne est, à ce que je sache, lunique théâtre qui ait depuis toujours réussi à reposer sur deux piliers. Peter Stein pouvait être aussi bon parce quil y avait aussi Klaus Michael Grüber. Jai toujours cru quun metteur en scène doué artistiquement et à la volonté forte, peut à la fois être à la tête dune troupe et en même temps, supporter quelquun de fort à ses côtés »13. Mais lexpérience na pas duré longtemps. En 2003, Sasha Waltz et Jochen Sandig se retirent de la codirection, et le 1er mars 2004, ils optent pour une nouvelle relation de travail avec la Schaubühne, dans un contrat de coopération, qui est résilié à lété 2005, pour des 11 « Nous devons commencer par le commencement », op. cit. (« Die Entscheidung, Tanz und Schauspiel an einem Theater zu gleichberechtigten Partnern zu machen, ist in ihrer Konsequenz einzigartig im deutschsprachigen Raum. Der zeitgenössische Tanz, der sich in den vergangenen Jahrzehnten weltweit als eine innovative und zukunftsweisende Theaterform etabliert hat, wird nun an der Schaubühne eine tragende künstlerische Rolle spielen. Der Versuch, die komplexe Wahrnehmung unserer Gegenwart angemessen darzustellen, stößt im Sprechtheater an ästhetische Grenzen. Ein körperlich-sinnliches Theater - ob Schauspiel oder Tanz - kann sich dieser Realität annähern. Indem der Tanz seine Geschichten mit dem Körper erzählt, gelingt es ihm, jenseits der Sprache, Erfahrungswelten, die sich der Herrschaft des Logos entziehen, sichtbar zu machen ».) 12 « Je suis un grand admirateur du travail de Sasha Waltz. Pendant que jétais à la Baracke, elle était aux Sophiensaele, et cétait les deux endroits, à mon avis, les plus intéressants à ce moment-là à Berlin », dit-il dans Radio libre, op. cit. 13 Dans lentretien avec Barbara Engelhardt, « Die Angst vor dem Stillstand », in Harald Müller et Jürgen Schitthelm, 40 Jahre Schaubühne Berlin, Berlin, Éd. Theater der Zeit, 2002, p. 52. (« Die Schaubühne ist, soweit ich weiß, das einzige Theater, das es seit jeher geschafft hat, sich auf zwei Säulen zu stellen. Peter Stein konnte so gut sein, weil Klaus Michael Grüber da war. Ich habe immer daran geglaubt, dass ein Willensstarker, begabter Regisseur Ensemblevorsteher sein und trotzdem jemand Starken neben sich dulden kann ».) 89 Chapitre III La Schaubühne raisons dincompatibilité des systèmes de production notamment14. Les deux artistes présentent toutefois cette aventure comme fort porteuse et fructueuse : « Cest déjà un grand succès davoir travaillé ensemble pendant cinq ans, parce quau début, quand on a présenté cette codirection artistique de quatre personnes, tout le monde disait : Ah, on a déjà fait des expériences semblables et ça a mal fonctionné.... Et je crois quon a donné une preuve que ça peut fonctionner, même si, comme chez tous les êtres humains, ça crée beaucoup de conflits, de crises et de problèmes »15. Tout comme larrivée de ce tandem à la direction du théâtre, sa séparation fut elle aussi largement médiatisée16, car elle pointait du doigt des incohérences dans le système de soutien et de financement des troupes artistiques par la ville de Berlin. En effet, pour soutenir son autonomie, le Sénat de Berlin accorda à la compagnie Sasha Waltz & Guests un budget de 600 000 Euros, mais qui devait, à compter de la saison 2006/2007, être entièrement pris sur celui de la Schaubühne, ceci dans une situation où ce théâtre souffrait depuis des années de son déficit (estimé à 900 000 Euros) et où la troupe devait désormais remplacer les représentations de danse (soit à peu près un tiers de la programmation). Non seulement cette somme ne pouvait pas suffire au fonctionnement de la compagnie de Waltz, mais en plus cette coupe menaçait la Schaubühne dinsolvabilité et de faillite, dautant quelle survenait de façon très subite, en novembre 2005, alors que des engagements avaient déjà été pris pour la saison suivante (lesquels la direction ne pouvait dès lors plus honorer). Ostermeier perçut ce geste comme « une atteinte à son travail artistique »17 et fit le parallèle à ce propos avec le départ de Kresnik de la Volksbühne qui, lui, sétait déroulé dune toute autre manière : le Sénat avait accordé une subvention au chorégraphe et parallèlement augmenté le budget de la Volksbühne afin quelle puisse assurer les soirées précédemment réservées à la danse. Une solution progressive fut trouvée : dans un premier temps (à partir de la saison 2006/2007), Waltz reprit du budget de la Schaubühne les 400 000 Euros de subventions avec lesquels elle était arrivée en 1999, puis la totalité des 600 000 Euros à la saison suivante, ce qui lui permit de sinstaller à Radialsystem, ce lieu de création pluridisciplinaire à Berlin quelle inaugura avec Jochen Sandig, tout en continuant à présenter à la Schaubühne des spectacles conçus sur mesure pour cet espace. 14 « Il sest confirmé avec le temps que la Schaubühne et nous avions deux systèmes différents de production », dit Jochen Sandig dans « Trennung auf Raten », in Theater der Zeit, décembre 2005. (« Wir haben mit der Zeit festgestellt, dass die Schaubühne und wir unterschiedliche Produktionssysteme haben ».) 15 Dit Ostermeier dans Radio Libre, op. cit. 16 On parlait alors de « divorce » des deux artistes ou même dune « guerre des Roses » entre eux (comme par exemple Reinhardt Hübsch sur les ondes du Deutschlandradio Kultur le 9 novembre 2005). 17 « Trennung auf Raten », op. cit. (« Als Angriff auf seine künstlerische Arbeit ».) 90 Chapitre III La Schaubühne Depuis 2003, et le départ de Sasha Waltz, la codirection artistique de la Schaubühne est assurée par Thomas Ostermeier et Jens Hillje. Ce dernier est dramaturge de longue date auprès du metteur en scène : leur première collaboration remonte au temps des études dOstermeier, pour son spectacle Recherche Faust / Artaud en 1996, à la suite duquel Hillje rejoint le metteur en scène à la Baracke, en tant que codirecteur et dramaturge en chef. À la Schaubühne, il crée notamment le F.I.N.D., Festival Internationaler Neuer Dramatik (Festival de nouvelles dramaturgies internationales), qui présente, tous les printemps, lécriture dramatique contemporaine dune région, à travers des lectures scéniques ou des représentations invitées. Hillje quitte à son tour la direction en 2009, sans pour autant quil sagisse dune vraie rupture18 : il continue à travailler à la Schaubühne en tant que dramaturge de production19. Sil a, naturellement, été remplacé à son poste de dramaturge en chef (par Bernd Stegemann20), il laisse le siège de codirecteur vide : depuis 2009, la direction artistique de la Schaubühne est assumée par Thomas Ostermeier seul. 18 Même si, bien évidemment, les journaux firent un lien entre cette démission et la séparation avec Sasha Waltz, regrettant ce nouveau départ dune « tête daffiche » de la Schaubühne. Cf. Matthias Heine, « Jens Hillje verlässt die Berliner Schaubühne », in Die Welt, 5 mars 2008. (« Prägender Kopf »). 19 Dernièrement pour Trust (2009), projet commun du dramaturge et metteur en scène associé Falk Richter et de la chorégraphe Anouk van Dijk. 20 Le Prof. Dr. Stegemann, qui allie son activité de dramaturge (entre autre au Deutsches Theater, au Theater am Turm de Francfort, aux Salzburger Festspiele ou aux Wiener Festwochen) à celle duniversitaire (il est actuellement Professeur en Histoire du Théâtre et en Dramaturgie à la Ernst-Busch Schule), entama dès son arrivée une collaboration avec Ostermeier en tant que dramaturge de production, pour Les Démons de Norén, en 2010. 91 Chapitre III La Schaubühne 2. Une cogestion 2.1. Le modèle de la Mitbestimmung Dès leur arrivée, en 2000, les quatre directeurs instaurent donc, à linstar de Peter Stein, comme mode de gestion, la Mitbestimmung, la cogestion, un mode collectif de prise de décision. Ce modèle prévoit la transparence des décisions de la direction et le même droit dintervention pour tous ; les membres de la troupe ont un droit de veto à deux tiers de la majorité pour les choix du répertoire et des metteurs en scène invités, mais à condition de faire des contre-propositions concrètes : « Ce droit à un veto constructif est programmé tel un frein durgence et comme un catalyseur positif pour une discussion efficace et engagée sur lévolution du répertoire dune saison »21, est-il écrit dans le manifeste. Dans la même logique, les salaires sont égaux entre les personnes exerçant le même emploi22. Pendant les deux premières années de cette nouvelle aventure, par ailleurs, la charte interdisait aux acteurs et danseurs de travailler autre part quà la Schaubühne ; il leur était interdit de signer des contrats pour le cinéma, la télévision ou la radio, pour quils puissent se consacrer pleinement à leur travail. « Pour nous, le moment utopique du théâtre est lidée de la troupe. Presque quarante comédiens et danseurs se sont déclarés prêts à renoncer pendant deux ans (pour linstant) au film, à la radio et à la télévision, pour élaborer ensemble avec des chorégraphes, des metteurs en scène, des auteurs, des musiciens, des scénographes et costumiers, des dramaturges, des assistants, des souffleurs et des chefs de plateau, une certaine idée du théâtre et lui donner vie sur scène. Cest le point de départ et darrivée de la cogestion »23. Pour Ostermeier lui-même, plus concrètement, ce fonctionnement sert à affirmer une attitude contraire à celle dun chef dentreprise, qui assurerait « à chacun, en aparté, des conditions et un salaire exclusifs, afin que chacun ait le sentiment dêtre dans une situation favorable aux dépens des autres ; on devient ainsi un patron qui, par cette sorte dintrigue, 21 « Wir müssen von vorn anfangen », op. cit. (« Dieses Recht auf ein konstruktives Veto ist als "Notbremse" und als positiver Katalysator für eine zielgerichtete und engagierte Diskussion zur Entwicklung des Programms einer Spielzeit festgeschrieben worden ».) 22 Ils sélèvent, en 2000, à 6 000 DM pour les membres de lensemble et 9 000 DM pour les directeurs. (Information apportée par Ruth Valentini, « La révolution Ostermeier », in Le Nouvel Observateur, 8 juillet 1999.) 23 « Wir müssen von vorn anfangen », op. cit. (« Für uns ist das utopische Moment des Theaters die Idee des Ensembles. Fast vierzig Schauspieler und Tänzer haben sich bereit erklärt, [ ] für zunächst zwei Jahre auf Film, Funk und Fernsehen zu verzichten, um mit Choreographen, Regisseuren, Autoren, Musikern, Bühnen- und Kostümbildnern, Dramaturgen, Assistenten, Souffleusen, Inspizienten eine gemeinsame Idee von Theater zu entwickeln und auf der Bühne mit Leben zu erfüllen. Das ist der Ausgangspunkt und das Ziel von "Mitbestimmung" ».) 92 Chapitre III La Schaubühne gagne en outre en autorité »24. En effet, ce mode de gestion permet avant tout de souligner lengagement politique et idéologique dont le directoire a voulu imprégner la Schaubühne, de renforcer sa « position qui est en désaccord avec les valeurs et les règles du capitalisme néolibéral, [sa] résistance, qui se manifeste dans la quête dun monde meilleur, dans les décisions artistiques, la pratique théâtrale et le choix des textes pour les mises en scène »25. Pour Günther Heeg, le modèle communautaire est « lexpression clef dun théâtre qui veut regagner sa signification politique originelle » : « Un théâtre de la polis, qui aborde le champ de forces entre lindividu et la société dune manière nouvelle, un théâtre de la res publica, qui interpelle les intérêts publics qui dépassent la vie privée, ne peut pas contourner la question de la communauté »26. Le mode collectif de prise de décision resta en vigueur à la Schaubühne jusquen 2004 ; le fait de rendre la structure de linstitution transparente amenait des exigences qui se sont finalement montrées trop « éprouvantes »27 et qui « empêchaient le travail artistique »28. Toutefois, à plusieurs occasions, Ostermeier se félicite légitimement de ces cinq années durant lesquelles le modèle communautaire a pu être maintenu, ce qui relève, effectivement, à notre époque, dun véritable exploit : « Au bout de cinq ans, on a rediscuté de ces questions-là et cest déjà un grand succès, je dirais, parce que, à la Schaubühne des années soixante-dix, sils ont commencé par des salaires égaux, au bout de deux ans, ils les ont modulés. Cest donc un progrès de trois ans »29. 24 Dans lentretien avec Barbara Engelhardt, « Die Angst vor dem Stillstand », op. cit., p. 46. (« jedem Einzelnen hinter verschlossenen Türen exklusive Konditionen und Gehälter zusichern, damit jeder das Gefühl hat, auf Kosten der andern besser dazustehen. Damit wäre man ein Arbeitgeber, der über solche Machenschaften auch Autorität gewinnt ».) 25 Christine Bähr, « Sehnsucht und Sozialkritik », in Franziska Schössler (dir.), Politisches Theater nach 1968: Regie, Dramatik und Organisation, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2006, p. 241. (« [Eine] gegenüber Werten und Regeln des neoliberalistischen Kapitalismus nicht-affirmative Haltung, eine Widerständigkeit, so manifestiert sich die Suche nach einer bessermöglichen Welt auch und gerade in künstlerischen Entscheidungen, in der Spielpraxis und der Auswahl der den Inszenierung zugrunde gelegten Theatertexte ».) 26 Günther Heeg, « Familienbande. Ansichten der Gemeinschaft im Inter-Medium des (Gegenwarts)Theaters », in Patrick Primavesi, Olaf A. Schmitt (dir.), Aufbrüche. Theaterarbeit zwischen Text und Situation. Hans-Thies Lehmann zum 60. Geburtstag, Berlin, éd. Theater der Zeit, 2004. (« Ein Theater der Polis, das das Spannungsfeld zwischen dem Einzelnem und dem Allgemeinen neu eröffnet, ein Theater der Res publica, das die übers private Leben hinausreichenden öffentlichen Belange ansprechen will, wird um die Frage der Gemeinschaft nicht herumkommen ».) 27 Dans lentretien avec Barbara Engelhardt, « Die Angst vor dem Stillstand », op. cit., p. 46. (« Anstregend ».) 28 Université Rennes 2, le 11 décembre 2008. 29 Radio Libre, op. cit. 93 Chapitre III La Schaubühne À cet humour arithmétique, qui témoigne peut-être dun certain embarras, opposons le pragmatisme, voire le cynisme dun Peymann qui, après avoir participé aux débuts de la Schaubühne de Stein, très vite désenchanté, en avait fui le modèle communautaire : « Je suis autoritaire. Cest la seule façon de faire au théâtre. Tous les modèles de cogestion ont échoué. Au théâtre, sil ny a pas quelquun qui a le droit davoir le dernier mot, cest terminé ! Cest la barbarie et lanarchie ! »30. 2.2. Lesprit de compagnie Dans les institutions publiques théâtrales allemandes, sil est courant que les acteurs soient engagés de manière fixe, ils nont pas toutefois interdiction daccepter des engagements partiels ailleurs, dans dautres théâtres, pour le cinéma, la télévision ou la radio. Mais cet engagement exclusif des comédiens à la Schaubühne permet dinstaller un véritable travail collectif, dautant, comme nous lavons vu, quils sont sollicités pour chaque prise de décision. Ivan Nagel, même sil névoque pas explicitement la troupe dOstermeier, voit dans le modèle communautaire une réponse à certains modes contemporains dorganisation de travail : « Le duumvirat de lauteur et du metteur en scène fut convaincant et efficace dans les années 1880, car il reprenait et modifiait la coopération de lépoque entre linventeur et le fabricant. La nouvelle monocratie nimite pas seulement le modèle de dictatures autoritaires et poussiéreuses, mais également un modèle de production véritablement moderne : le travail de petites équipes organisées autour de la figure centrale du chercheur organisateur. (Cest selon ce modèle que sont construites les entreprises du Silicon Valley.) Et en cela, lune des plus anciennes formes de vie et de travail du théâtre européen est réinventée : le théâtre de troupe »31. À son arrivée, Ostermeier constitue à la Schaubühne une troupe de vingt-huit acteurs et douze danseurs. « Le cur de la troupe »32 est composé danciens comédiens de lensemble 30 Propos de C. Peymann dans Claus Peymann Ma vie, documentaire télévisé réalisé par Johanna Schickentanz, © ZDF, 2009, op. cit. 31 Ivan Nagel, Drama und Theater, Munich, Vienne, Carl Hanser Verlag, 2006, p. 32. (« Das Duumvirat von Autor und Regisseur wurde um 1880 einleuchtend und wirkungsvoll, da es die zeitgemäße Kooperation von Erfinder und Fabrikant nachahmte und umdachte. Die neue Alleinbefugnis des Regisseurs ahmt nun nicht etwa das Muster verstaubt-autoritärer Diktaturen nach, sondern ein wahrhaft modernes Produktionsmodell: die Arbeit kleiner, übersichtlicher Teams um die zentrale Figur des Forscher-gleich-Organisators. (Nach diesem Modell sind die Betriebe in Silicon Valley gebaut.) Dabei wird eine der ältesten Arbeits- und Lebensformen des europäisches Theater wiedererweckt: das Theater der Truppe ».) 32 T. Ostermeier dans Stadtgespräch Porträt Thomas Ostermeier, émission de la TV Berlin réalisée par Markus Bleick-Haas, diffusée au printemps 2008. 94 Chapitre III La Schaubühne de la Baracke, mais le metteur en scène fait également régulièrement appel à des acteurs extérieurs. Le travail avec une troupe permanente pose un véritable défi pour le théâtre contemporain : « Il y avait par exemple dans les années soixante-dix une compagnie vivante avec Zadek, une troupe autour de Stein, chez Benno Besson à la Volksbühne de Berlin-Est ou, sur le plan international, chez Ariane Mnouchkine. Si nous voulons aujourdhui défendre un travail de compagnie rigoureux et intime, nous nous retrouvons devant le problème de ne pas avoir encore atteint avec notre propre troupe le point doù lon pourrait prouver combien ce travail est important. On a tout simplement besoin de temps pour construire une telle troupe, et le public na pas cette patience. Nous sommes tous, en Allemagne, témoins du déclin de ces vieilles troupes importantes »33. Cependant, tout comme pour la gestion communautaire, le modèle dun ensemble égalitaire et dun travail strictement collectif a dû être revu par Ostermeier. En 2002, la restriction interdisant aux comédiens de travailler en dehors de la Schaubühne est levée et, peu à peu, les concessions que le metteur en scène est obligé de faire par rapport à la ligne quil sétait tracée saccumulent. Ainsi, sil affirme en 2001, dans un entretien avec Jean Jourdheuil, qu « à la Schaubühne, on ne travaille pas avec des invités, on na pas de stars, pas de gens qui viennent jouer le rôle principal et qui sen vont ; on essaie vraiment de créer une troupe »34, force est de constater que quelques années plus tard, il fait appel à des acteurs extérieurs comme (un des exemples les plus frappants), Katharina Schüttler, une comédienne qui nappartient pas à la troupe de la Schaubühne et revendique sa liberté dartiste freelance, en dehors de tout engagement fixe, avec qui il a une collaboration intensive entre 2005 et 2006. À cette même époque, Ostermeier commence également à travailler progressivement avec des « stars du théâtre européen »35, tels Gert Voss, Kirsten Dene ou Angela Winkler. Ces rencontres savèrent cruciales pour lévolution de son travail, sans toutefois quil songe à intégrer ces comédiens prestigieux à son théâtre : 33 « Die Angst vor dem Stillstand », op. cit., p. 51. (« Zum Beispiel gab es in den Siebzigern ein vitales Ensemble bei Zadek, gab es eine Truppe um Stein, bei Benno Besson an der Ost-Berliner Volksbühne oder international bei Ariane Mnouchkine. Wenn wir heute eine ganz strikte, intime Ensemblearbeit verteidigen wollen, ist das Problem, dass man mit dem eigenen Ensemble noch gar nicht den Punkt erreicht hat, wo man beweisen kann, wie wichtig es ist. Man braucht einfach Zeit, eine solche Truppe aufzubauen, und die Öffentlichkeit hat diese Geduld nicht. Wir sind alle Zeugen des Zerfalls dieser alten, wichtigen Ensembles in Deutschland ».) 34 « Ludisme et libération Discussion avec Jean Jourdheuil et le public », op.cit., p. 53. 35 Propos du metteur en scène dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 23. 95 Chapitre III La Schaubühne « Pour de si grandes actrices comme Angela Winkler ou Kirsten Dene, on aurait du mal à trouver des rôles pendant plusieurs saisons. Et on a aussi la responsabilité par rapport aux comédiens de la troupe, de pouvoir leurs proposer des rôles intéressants »36. Le mode de travail évolue donc, mais limportance accordée à lidée de troupe, à lesprit de compagnie, reste toujours très prononcée à la Schaubühne dOstermeier. Dans un souci de renouvellement et denrichissement de cette troupe, le metteur en scène a par ailleurs engagé, durant ces dernières saisons, un grand nombre de très jeunes acteurs, sortant pour une grande part directement des écoles (surtout de lÉcole Ernst-Busch), et qui sont la nouvelle génération dacteurs de la Schaubühne. Le travail collectif et lidée dune équipe fixe ne sappliquent naturellement pas uniquement aux acteurs. Cest pourquoi lon trouve parmi les collaborateurs dOstermeier des personnalités qui laccompagnent depuis de nombreuses années et qui sont elles aussi engagées à la Schaubühne, tels les dramaturges Jens Hillje et Marius von Mayenburg ou le scénographe Jan Pappelbaum, lequel apprécie les avantages de cette organisation de travail, exceptionnelle dans le théâtre européen de nos jours : « À lEst, lorsquon avait un engagement, on restait longtemps dans le même théâtre. Aujourdhui, au contraire, on est préparé à une vie où lon est un jour ici, le lendemain ailleurs ; lorsquon peut, soudainement, rester plusieurs années de suite au même endroit, on se trouve chanceux. Cest en cela que je considère le fait que nous puissions travailler ici dans une institution de manière fixe, comme une situation de travail merveilleuse, mais finalement aussi très inhabituelle. En RDA, cétait beaucoup plus évident : un théâtre était marqué par ses metteurs en scène et ses scénographes maison, et même les comédiens changeaient densemble uniquement lorsque quelque chose dextraordinaire se produisait »37. 36 Université Rennes 2, le 11 décembre 2008. Dit le scénographe dans « Doch eher näher an Kroetz », in Anja Dürrschmidt (dir.), Dem Einzelnen ein Ganzes Jan Pappelbaum, Bühnen, éd. Theater der Zeit, Berlin, 2006, p. 156. (« Im Osten blieb man, wenn man ein Engagement hatte, lange an einem Theater. Im Gegensatz dazu richten wir uns auf ein Leben ein, bei dem man heute hier und morgen dort sein wird, und ist eigentlich in einer sehr glücklichen Situation, wenn man plötzlich ein paar zusammenhängende Jahre an einem Ort bleiben kann. Insofern betrachte ich es als eine wunderbare Arbeitssituation, dass wir hier fest an einem Haus arbeiten können, und letztendlich auch als etwas sehr Ungewöhnliches. In der DDR war das sehr viel selbstverständlicher. Ein Theater war geprägt durch feste Regisseure und Bühnenbildner. Und auch die Schauspieler wechselten das Ensemble nur, wenn etwas Außergewöhnliches passierte ».) 37 96 Chapitre III La Schaubühne 3. Lidentité artistique de la Schaubühne sous la direction de Thomas Ostermeier La stratégie directoriale dun grand organisme théâtral est bien évidemment déterminée par l esthétique générale des spectacles de son directeur-metteur en scène. À cela sajoutent deux autres facteurs qui déterminent limage générale du théâtre : le choix des collaborateurs artistiques du directeur, de ses metteurs en scène invités ou associés qui encadrent, complètent, mettent en valeur son travail personnel, et celui du répertoire38, en étroite relation avec la recherche, la constitution, la fidélisation dun public. Limage de la Schaubühne, aujourdhui lunique grande institution théâtrale dans lancien Berlin-Ouest, est, depuis les années Stein, associée à un travail formel de haut niveau39 et à une esthétique et une gestion fortement imprégnées dune idéologie et dune conscience politique. Cette identité nest pas reprise uniquement par les spectacles dOstermeier, mais par ceux de lensemble des metteurs en scène qui travaillent, à titres variés, dans ce théâtre : « Les décisions liées au répertoire, cest-à-dire au choix des matériaux et des metteurs en scène, sont déterminées par un regard critique et analytique, souvent politique, sur la réalité sociale, et par une interrogation qui en découle des formes dun réalisme contemporain dans la mise en scène, le jeu dacteurs et la scénographie. La réflexion sur les modes de vie dans la République fédérale daujourdhui va dun regard porté sur les groupes marginaux et les exclus de la société, à un autre sur ce centre du monde bourgeois situé entre la nouvelle Mitte et lancien Berlin-Ouest »40. Aussi Ostermeier invite-t-il à la Schaubühne des hommes et femmes de théâtre aux esthétiques très variées, et « si possible contraires les unes aux autres »41, mais que réunit néanmoins une préoccupation constante de la réalité sociale et des possibilités de sa représentation sur le plateau. Parmi ces figures marquantes de la Schaubühne, citons en premier lieu Falk Richter, qui y travaille régulièrement depuis larrivée dOstermeier, et qui 38 Nous traiterons des questions liées à la politique du répertoire dans un chapitre à part. « La Schaubühne se conçoit comme un laboratoire qui travaille en dialogue avec dautres disciplines artistiques telles larchitecture, les arts plastiques, la musique, la littérature et le cinéma, à lélaboration dun langage théâtral contemporain », lit-on sur le site de la Schaubühne. (« Die Schaubühne versteht sich als ein Laboratorium, das im Dialog mit anderen Disziplinen wie Architektur, Bildender Kunst, Musik, Literatur und Film an der Entwicklung einer Theatersprache der Gegenwart ».) 40 Site de la Schaubühne. (« Maßgeblich für die Spielplanentscheidungen, das heißt die Auswahl der Stoffe und der Regisseure, ist der kritisch-analytische, oft politische Blick auf die gesellschaftliche Wirklichkeit und die daraus folgende Befragung der Formen eines zeitgemäßen Realismus in Inszenierung, Spielweise und Bühnenästhetik. Die Beschäftigung mit den Lebenswelten der heutigen Bundesrepublik umfasst den Blick auf Randgruppen und die Ausgeschlossenen der Gesellschaft genauso wie den ins Zentrum der bürgerlichen Lebenswelt zwischen der neuen Mitte und dem alten Westen Berlins ».) 41 Site de la Schaubühne. (« Auf möglichst untereinander kontroverse Ästhetiken »). 39 97 Chapitre III La Schaubühne est metteur en scène associé depuis la saison 2006/2007 ; il met en scène à la Schaubühne principalement ses propres pièces42, mais parfois aussi celles dautres auteurs, notamment Tchékhov43. Son spectacle Trust, en 2009, est représentatif de linscription de son travail dans le programme esthétique et idéologique de la Schaubühne : conçu en collaboration avec la chorégraphe néerlandaise Anouk van Dijk, sans se cantonner au théâtre ou à la danse, il prend pour sujet limpact de la crise économique et financière sur les vies individuelles des petites gens. Luk Perceval travailla lui aussi au début des années 2000 à la Schaubühne et fut, entre 2006 et 200944, metteur en scène associé. En miroir et en contrepoint à Ostermeier45, il poursuivit là un travail dadaptation, voire de réécriture des pièces classiques46 des grands auteurs du théâtre européen, quil avait entamé au Toneelhuis dAnvers, tout en mettant en scène des textes dauteurs contemporains, comme notamment ceux de Marius von Mayenburg47. Citons également la chorégraphe dorigine argentine Constanza Macras, dont le travail régulier et intensif à la Schaubühne48, notamment depuis le départ de Sasha Waltz, témoigne de limportance accordée par Ostermeier à la danse. Mais ceci, a priori, ne déteint pas vraiment sur sa création personnelle, qui sen ressent peu : ainsi par exemple, lorsquen 2006, Ostermeier et Macras montèrent ensemble Le Songe dune nuit dété de Shakespeare, le 42 Peace en 2000, la tétralogie Das System en 2004 (la première partie, Electronic City, ayant été mise en scène par Tom Kühnel), Die Verstörung en 2005, Im Ausnahmezustand en 2007 et Trust en 2009. 43 Il a déjà monté, à la Schaubühne, trois pièces de lauteur russe : La Mouette en 2004, Les Trois surs en 2006 et La Cerisaie en 2008. 44 Où il partit pour le Thalia Theater de Hambourg. 45 Avec son esthétique, notamment par son refus dun théâtre narratif et réaliste à message politique, Perceval est en effet en opposition claire au théâtre dOstermeier ; dès 2004, le directeur dit à son propos : « Il est parvenu, dans son travail de mise en scène, beaucoup plus loin que moi », et il évoque en même temps les effets bénéfiques dune telle dichotomie : « Ce serait bien bête que jamène ici mon propre clone. Jai intérêt à maintenir la maison attractive pour de grands acteurs ; avec une monoculture ostermeierienne, cela ne serait pas possible. Ce que je veux tenter pendant mon second mandat, jusquen 2009, cest de faire évoluer la troupe par larrivée de nouvelles personnes, mais aussi par lévolution de nos acteurs actuels. Pour cela, on a besoin de quelquun qui travaille dune façon tout à fait différente ». (Propos tenu dans Thomas Irmer (dir.), Luk Perceval, Theater und Ritual, Berlin, Alexander Verlag, 2005, pp. 217 218 : « Er ist in seiner Regiearbeit schon wesentlich weiter als ich. », « Das wäre ja auch blöd, ich würde mir hier meinen eigenen Klon mit reinsetzen. Ich bin ja selbst daran interessiert, das Haus für starke Schauspieler attraktiv zu halten. Das geht mit einer Ostermeierschen Monokultur eben gar nicht. Mein Versuch für die zweite Vertragsetappe bis 2009 zielt auf die Entwicklung des Ensembles mit neuen Leuten und der Weiterentwicklung unserer Schauspieler. Da braucht man jemanden, der ganz anders arbeitet ».) 46 Aars ! daprès lOrestie dEschyle en 2001, L. King of pain daprès Le Roi Lear de Shakespeare en 2002, Andromaque daprès Racine, Maria Stuart de Schiller, Platonov de Tchékhov et Othello daprès Shakespeare en 2006, Molière daprès Le Misanthrope, Don Juan, Tartuffe et LAvare en 2007 ou Penthésilée de Kleist en 2008. 47 Lenfant froid en 2002 ou Turista en 2005. 48 Back to the Present en 2004, Big in Bombay en 2005, Le Songe dune nuit dété avec T. Ostermeier en 2006, Brickland en 2007 et Megalopolis en 2010. 98 Chapitre III La Schaubühne résultat ne donna guère à voir un véritable dialogue, un échange artistique entre les deux arts, mais plutôt un collage de scènes successivement chorégraphiées ou théâtrales. Dautres metteurs en scène travaillent à la Schaubühne de manière récurrente et imprègnent le théâtre de leurs esthétiques variées, dans un esprit douverture internationale (ils sont de nationalités diverses) et intergénérationnelle (les débutants côtoient des légendes vivantes telles Bernhard Klaus Tragelehn49). Outre les spécificités esthétiques et idéologiques, un autre trait marquant de la Schaubühne sous la direction de Thomas Ostermeier est sa politique internationale. En effet, en plus de louverture vers des artistes (metteurs en scène, chorégraphes, comédiens, danseurs, scénographes) venant de pays étrangers, la Schaubühne est également linstitution berlinoise qui voyage le plus50. On note une nette intensification de sa présence à létranger depuis le changement de direction en 1999. De sa fondation en 1962, à la fin de la saison 2007/2008, le théâtre a fait 342 tournées, pendant lesquelles il donna 985 représentations ; or, plus des deux tiers dentre elles se situent durant les neuf dernières années, cest-à-dire celles de lintendance dOstermeier (246 tournées et 679 représentations51). Le théâtre a ainsi tissé une toile très dense de partenariats internationaux, principalement avec les grands festivals estivaux, notamment ceux dAvignon et dAthènes-Épidaure, qui participent parfois aussi à la production de ces spectacles. Depuis 2008, la Schaubühne fait également partie du réseau théâtral Prospero, né de linitiative du directeur du Théâtre National de Bretagne à Rennes, François le Pillouër, qui regroupe six institutions européennes52 sous un triple mot dordre : création, recherche, formation ; chaque spectacle coproduit dans le cadre de ce projet tourne ensuite dans tous les théâtres concernés. Malgré cette forte présence de la Schaubühne à létranger, notamment à travers les spectacles dOstermeier, celui-ci se défend de vouloir adopter une esthétique festivalière, de concevoir des spectacles en vue de leur potentiel dexportation : « Une production qui nest pas ancrée à un niveau local, dans une ville, nest pas non plus intéressante pour le marché international »53, affirme-t-il. Il est vrai que toutes 49 La Dernière bande de Beckett en 2007. Information rapportée par Dirk Krampitz, « Mit Berliner Bühnenkunst auf Weltreise », in Die Welt, 17 juin 2007. 51 À cela il faut ajouter 140 tournées (dont 44 sous la direction dOstermeier) et 299 représentations (dont 90 toujours sous sa direction) en Allemagne. 52 Outre la Schaubühne et le TNB, il sagit du Théâtre de la Place à Liège, dEmilia Romagna Teatro Fondazione à Modène, de Fundação Centro Cultural de Belém à Lisbonne et de Tampereen Yliopisto / Tutkivan Teatterityön Keskus à Tampere. La création inaugurale du projet fut John Gabriel Borkman dIbsen dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, dont la première eut lieu à Rennes le 8 décembre 2008. 53 Dans larticle de Dirk Krampitz, « Mit Berliner Bühnenkunst auf Weltreise », op. cit. (« Wenn sich eine Produktion nicht lokal verankert in einer Stadt, ist sie auch nicht interessant für den internationalen Markt ».) 50 99 Chapitre III La Schaubühne les représentations, même si elles sont coproduites et créées ailleurs, sont ensuite systématiquement inscrites au répertoire de la Schaubühne. Malgré tout, leur forme semble évoluer inexorablement vers celle de « productions artistiques délocalisées »54, selon lexpression quemploie Jean Jourdheuil à propos de la création festivalière contemporaine ; un récent exemple en est la création dOthello de Shakespeare par Ostermeier, en 2010, au Théâtre antique dÉpidaure : ostensiblement, le spectacle ne tenait pas compte des spécificités de ce site si particulier, il était demblée conçu et formaté pour une salle de théâtre frontale, comme celle de la Schaubühne et des autres lieux où il était destiné à partir en tournée. La Schaubühne dOstermeier est aujourdhui couronnée de plusieurs distinctions prestigieuses ; en plus des quatre invitations au Theatertreffen de Berlin (trois pour Thomas Ostermeier55 et une pour Sasha Waltz56), elle fut conviée deux fois au festival Mülheimer Theatertagen57, a reçu le Prix de lAssociation des Critiques dArt58 et deux fois le Prix Friedrich Luft59 pour le meilleur spectacle de la saison. À cela sajoutent les distinctions reçues par les acteurs qui travaillent à la Schaubühne, quils appartiennent à la troupe ou non : ainsi dAnne Tismer60, de Katharina Schüttler61, Josef Bierbichler62 ou Lea Draeger63. 54 J. Jourdheuil, « Le théâtre, la culture, les festivals, lEurope et leuro », op. cit. Nora et Hedda Gabler dIbsen, respectivement en 2003 et 2006, et Le Mariage de Maria Braun daprès Fassbinder en 2009. Nous ne rappelons pas ici toutes les distinctions reçues par Ostermeier, que nous avons déjà mentionnées dans une partie précédente. 56 Körper en 2000. 57 LEnfant froid de Mayenburg dans la mise en scène de Luk Perceval en 2003 et Electronic City de Richter mis en scène par Tom Kühnel en 2004. 58 Pour Hedda Gabler mise en scène par Ostermeier. 59 Les deux pour des spectacles de Luk Perceval : Andromaque daprès Racine en 2003 et Maria Stuart de Schiller en 2007. 60 Qui reçut, en 2003, pour sa Nora, le prix de la meilleure comédienne de la revue Theater heute, ainsi que le très prestigieux Deutscher Kritikenpreis (prix de lAssociation des critiques dart allemands). 61 En 2006, elle reçut elle aussi le prix de la meilleure comédienne de la revue Theater heute, pour son Hedda Gabler, ainsi que le prix Faust (prix de lAssociation des théâtres allemands). 62 En 2008, il obtint le Prix de la Stiftung Preußische Seehandlung pour ses « mérites extraordinaires pour le théâtre germanophone », écrit-on sur le site de la Schaubühne. 63 Le Daphne-Bühnenpreis 2010 de la Communauté théâtrale de Berlin. 55 100 Chapitre III La Schaubühne 4. Lorganigramme, le financement et le public de la Schaubühne depuis 1999 Dans les institutions allemandes, il y a généralement un directeur artistique et un directeur administratif ; dans le cas de la Schaubühne, cette dernière fonction est assurée par Jürgen Schitthelm, depuis la fondation du théâtre en 1962. En 1987, afin de gagner en autonomie, la Schaubühne définit son statut juridique et son fonctionnement gestionnaire en tant que société à responsabilité limitée en commandite, avec Schitthelm pour unique sociétaire (ce qui nimplique naturellement pas labsence de fonds publics). En 1991, Friedrich Barner rejoint Schitthelm à la direction administrative, puis, en 2008, la Schaubühne se transforme en société à responsabilité limitée, avec deux sociétaires et directeurs (Schitthelm et Barner). Les subventions de la Schaubühne sélèvent aujourdhui, en 2010, à plus ou moins 12 millions dEuros : des 24 millions DM (soit à peu près 12,2 millions dEuros) accordés au théâtre au moment du changement de direction artistique en 1999, les subsides ont été ramenés à 11,8 millions en 2006, puis à 11,6 millions en 2007 (suite au départ de Sasha Waltz), et ré-augmentés à 12,1 millions à partir de 200864. Cependant, selon les propos dOstermeier, le budget réel de la maison sélèverait à 15,6 millions dEuros : la Schaubühne est structurellement sous-financée et ne pourrait absolument pas continuer à fonctionner avec les seules subventions publiques65. Lune des conséquences de ce manque de moyens chronique a été la fermeture, en 2007, du petit théâtre annexe au départ une salle de répétitions dans la Cuvry Strasse. Selon le directeur artistique, seules les tournées à létranger sauvent la maison de linsolvabilité et de la faillite, car elles apportent en moyenne plus dun million dEuros annuels. En plus, par un système de coproduction, elles permettent de réaliser des projets que la Schaubühne seule ne pourrait pas assumer, comme ce fut le cas pour la mise en scène du Songe dune nuit dété : « Si nous avons pu montrer Le Songe dune nuit dété à Berlin, cétait uniquement grâce au fait que la représentation avait été coproduite par le Festival dAthènes. Tous seuls, nous naurions absolument pas pu nous permettre ce spectacle. Nous navons tout simplement pas suffisamment de moyens pour payer la troupe »66. 64 Pour comparaison, en 2007, les subventions des autres grands théâtres berlinois sélevaient à 18,7 millions pour le Deutsches Theater, 14 millions pour la Volksbühne, 10,7 pour le Berliner Ensemble et 8,3 millions pour le Maxim Gorki Theater. 65 Propos rapporté par Dirk Krampitz, « Mit Berliner Bühnenkunst auf Weltreise », op. cit. 66 Ostermeier cité ibid. (« Den Sommernachtstraum konnten wir in Berlin nur zeigen, weil das Hellenic Festival in Athen koproduziert hat. Allein hätten uns die Aufführung gar nicht leisten können. Wir haben einfach nicht genügend Geld, um die Truppe zu bezahlen ».) 101 Chapitre III La Schaubühne Quant au public, le taux de remplissage des salles sélève à la Schaubühne en moyenne à 80%, soit à peu près 100 000 spectateurs payants par an ; le théâtre est par là lun des mieux fréquentés de Berlin67. En même temps, il est également (et traditionnellement) celui qui coûte le plus cher à la ville, avec un coût moyen de 112 Euros par spectateur68. Ces chiffres, encourageants, datent de 2006, donc du moment où la Schaubühne jouissait déjà du statut dun lieu de théâtre incontournable, aussi bien à Berlin quen Europe. Les premières années de laventure, en revanche, furent celles dune dure désillusion, car léquipe dut affronter un sérieux problème de public ainsi que des critiques très défavorables. Cest notamment là que le choix dOstermeier de concevoir la direction de cette institution en binôme avec Sasha Waltz savéra prévoyant et quil trouva sa justification : artistiquement, les deux personnalités nont jamais collaboré, tout leur effort commun semblait être de chercher à remplir la salle, et ils y parvinrent ; cest dabord Sasha Waltz qui réussit peu à peu à fidéliser un nouveau public à la Schaubühne. Par ailleurs, il faut prendre en considération lévolution par laquelle est passé le public de ce théâtre. Depuis les militants qui fréquentaient la Schaubühne, une institution théâtrale engagée à gauche, qui dialoguait avec le théâtre berlinois de lEst, au début de la période Stein, un public sest reconstitué au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, issu de la nouvelle classe bourgeoise de Berlin, politisée et cultivée. Après le dernier changement de direction, bien évidemment, ce public sest senti déconcerté par les pièces ultracontemporaines que lui proposait le jeune metteur en scène, si bien que la Schaubühne sest retrouvée avec un sérieux problème, dès la fin de la première saison du tandem Ostermeier Waltz. Thomas Ostermeier dit à cette époque : « Une grande partie [de lancien public de la Schaubühne] vient encore pour les représentations de Sasha Waltz, dans lesquelles il trouve refuge, parce quon y voit un théâtre insolite, mais toujours réjouissant et beau. Pour les productions dramatiques, le vieux public bourgeois est parti. Ce qui est certes bien, mais en même temps critique, parce que je ne cache pas que certaines représentations sont très mal fréquentées. Ça deviendra un véritable problème si on narrive pas à développer ce public de base, si rien dautre ne se 69 construit » . 67 Ces chiffres datent de 2006 et sont rapportés par Stefan Kirschner, « Berlins Bühnen Boomen », in Die Welt, 3 mai 2008. Pour comparer : le Deutsches Theater atteint un taux de fréquentation de 77% (147 000 spectateurs), le Maxim Gorki Theater de 72% (66 000 spectateurs) et la Volksbühne de 71% (129 000 spectateurs). 68 À titre de comparaison : 105 Euros au Deutsches Theater, 100 Euros au Maxim Gorki Theater et 68 Euros au Berliner Ensemble. 69 « Die Angst vor dem Stillstand », op. cit., p. 49. (« Ein Großteil kommt vielleicht noch zu Sasha Waltz, wo sie ihre Nische gefunden haben, weil sie dort ausgefallenes, aber immer noch genießbar schönes Theater 102 Chapitre III La Schaubühne Il faut également voir cette situation à laune de la tâche dOstermeier et de Waltz, qui était doublement difficile : en Allemagne, de nombreux théâtres, dont presque toutes les grandes institutions, fonctionnent grâce à une large fidélisation du public, par une politique dabonnement très répandue. À larrivée du jeune tandem, cela faisait plusieurs saisons que la Schaubühne était un lieu de programmation à la française, plutôt quun théâtre de répertoire en alternance à la façon des théâtres de lEurope centrale : aussi la fidélisation du public avaitelle été interrompue. Cest sans doute pour ces raisons que la baisse de la fréquentation du théâtre pendant les premières années était demblée prévisible, mais en même temps, ajoute Ostermeier, nécessaire pour quune nouvelle troupe à lesthétique et lidéologie très affirmées puisse sapproprier les lieux : « Je trouve que cest un manque de courage de ne pas changer radicalement de voie régulièrement pour désarçonner le public. Nous avons bien sûr un problème lorsque plus personne ne vient. Mais à long terme, nous naurions pas pu continuer à fonctionner avec le public traditionnel de la Schaubühne, car lorsquon reprend un théâtre, on doit dabord le vider pour pouvoir affirmer une nouvelle identité »70. Aujourdhui, Ostermeier se félicite davoir gagné le pari dattirer un public varié, provenant de différents quartiers de la ville, de couches sociales diverses et rassemblant plusieurs générations : « La diversité de notre public est peut-être plus grande quà la Volksbühne », dit-il en 200471. Quatre ans plus tard, il explique de manière plus détaillée : « Lexpérience la plus importante pour moi de ces dernières années a été le fait que nous ayons un public essentiellement, ou pour les deux tiers, jeune. Les veuves de Wilmersdorf [quartier limitrophe] viennent sûrement encore, pour tous les spectacles, et il faut quelles continuent ! Cependant, la différence majeure entre la Schaubühne et les autres théâtres berlinois, comme le Deutsches Theater ou le Berliner Ensemble, est que ces théâtres ont certainement beaucoup de spectateurs, mais ceux-ci ont entre cinquante-cinq et soixantedix ans ! Alors que lâge de nos spectateurs va de la vingtaine à la quarantaine passée »72. sehen. Für die Schauspielproduktionen ist das alte, bürgerliche Publikum weggebrochen. Das ist schön, aber gleichzeitig kritisch, weil ich daraus kein Hehl mache, dass manche Vorstellungen ausgesprochen schlecht besucht sind. Zu einem echten Problem wird das, wenn wir den Rumpf dieses Zuschauerkreises nicht weiter entwickeln können, sich also nichts Neues aufbaut ».) 70 Ibid., p. 55. (« Ich finde es mutlos, wenn man nicht immer wieder einen radikal anderen Weg einschlägt und damit das Publikum vor den Kopf stößt. Probleme haben wir natürlich dann, wenn überhaupt niemand mehr kommt. Aber auf lange Sicht hätten wir mit dem alten Publikum der Schaubühne nicht weitermachen können, denn wenn man ein Theater übernimmt, muss man es erst einmal leer spielen, um ein neues Profil zu behaupten ».) 71 Radio Libre, op. cit. 72 Stadtgespräch Porträt avec Thomas Ostermeier, op. cit. 103 Chapitre III La Schaubühne 5. Lhéritage de Peter Stein Tout comme Ostermeier, Stein, lorsquil arrive à la Schaubühne en 1969, a déjà derrière lui un passé dans des théâtres institutionnels, marqué par un engagement social et politique et une idéologie clairement prononcée ; il se présente comme un metteur en scène contestataire et révolté, voire rebelle. Il se fait remarquer en 1968 en montant Early Morning dEdward Bond au Schauspielhaus de Zürich, puis Discours sur le Vietnam de Peter Weiss à Munich : à la fin de cette représentation, il fait une quête parmi le public au profit des soldats au Vietnam, à la suite de quoi le directeur du théâtre lui interdit, dès le lendemain, laccès au bâtiment. Le metteur en scène part alors au théâtre de Brême, où le directeur Kurt Hübner réunit toutes les personnalités contestataires de la scène allemande de lépoque (Peter Zadek, Peter Palitzsch, Rainer Werner Fassbinder, etc.). Stein y monte alors Torquato Tasso de Goethe, une uvre dont le sujet renvoie aux questions sur les disproportions entre la vie et lart que la troupe se pose, et amorce par là linterrogation sociale, esthétique et idéologique de son théâtre. Selon Stein, la pièce de Goethe reflète non seulement la société de son temps, mais aussi une situation propre aux artistes en ce tournant des années soixante-dix : le devoir de rester à sa place, de faire de belles choses et de plaire au pouvoir. Dans cette représentation, le metteur en scène répond à ce constat par un excès dartificialité (gestes maniérés des acteurs, un parler et des mouvements lents et artificiels, des pauses longues, etc.), qui traduit ses doutes sur lutilité sociale dune uvre dart, son scepticisme vis-à-vis de lart, du rôle de lartiste (un « clown émotionnel »73), qui dit limpuissance de lart et de la pensée critique, tous sentiments largement partagés à lépoque74. Cette interrogation de la création théâtrale et des conditions propres à lépoque passe également par une démarche de « radiographie de linstitution dans laquelle le spectacle est créé »75 (le rôle du Prince est interprété par Hübner, le directeur du théâtre de Brême lui-même) et par une prise à parti directe du public : « lorsque le rideau est tombé après la première partie de la représentation et que les applaudissements duraient encore, les cinq comédiens se sont assis au bord de la scène pour faire part au public de leur interrogation sur lécart entre leurs aspirations politiques et 73 Selon lexpression de Roswitha Schieb dans son livre Peter Stein, ein Portrait, Berlin, Berlin Verlag, 2005, p. 72. (« Emotional-clown ».) 74 Selon Botho Strauß, le collaborateur dramaturgique de Stein, « linterprétation de la pièce procède fondamentalement de la définition du théâtre dans notre société comme bel anachronisme ». (« La belle gratuité », in Travail théâtral, n° 24-25, 1976, p. 4.) 75 Dit Jean Jourdheuil lors de la séance « Berlin Effacement des traces » du Séminaire des doctorants à lINHA, le 13 novembre 2009. 104 Chapitre III La Schaubühne une certaine esthétique hermétique »76. La poursuite et lapprofondissement de cette démarche vont, dans la même année, être les mots clefs pour la fondation de la Schaubühne : « Il me fallait refonder un théâtre. Mais non comme contre-projet, en réaction au théâtre bourgeois subventionné ; non, il sagissait au contraire de chercher à renouveler lidée qui est à la base du Stadttheater allemand : celle dune troupe qui joue dans une ville pour les spectateurs de cette ville. Cest un concept très local, très provincial si lon veut. Cest dans cet esprit que jai lancé ma proposition de fonder un nouveau théâtre. [ ] Le résultat de ces réflexions, ce fut la fondation de la Schaubühne »77. En juxtaposant cette affirmation de Stein relative à la façon dont il conçoit la place et le rôle de la Schaubühne au sein de son environnement berlinois, avec une autre dOstermeier, on constate des affinités entre les deux projets. Pour le directeur actuel, même sil nutilise pas cette expression, il sagit en effet aussi de mettre en avant cette idée de théâtre municipal, fortement ancrée dans lhistoire des institutions germanophones théâtrales, celle dune structure régionale qui sadresse en priorité aux autochtones (dans un sens large) et dont la raison dêtre principale est dinterroger la société locale, mais également de linstruire, léduquer, l élever. Cest dans cette optique quOstermeier a pu affirmer, dès 2001, face à Jean Jourdheuil : « Quant au public, on essaie dinventer avec lui de toutes autres relations pour ouvrir le théâtre à la ville, et en particulier aux quartiers limitrophes. On linvite notamment à des débats après les spectacles, à des rencontres avec les écrivains, à des stages thématiques autour des pièces. [ ] La grande différence tient dans le fait que pour la plupart de nos spectacles, les spectateurs ne savent rien du texte monté, puisquil est totalement inédit. [ ] Il sagit de leur proposer des pièces qui parlent de leur vie quotidienne, en prise directe avec les questions actuelles que les spectateurs se posent dans leur vie. Et du coup, nous pensons pouvoir les convaincre de venir voir dautres types de spectacles plus conventionnels, comme Büchner, Brecht ou Horvath »78. À son arrivée à la Schaubühne, Stein met demblée en place une codirection et une cogestion79. Le directoire à cinq têtes est composé de trois directeurs artistiques (Peter Stein, Dieter Sturm et Claus Peymann) et de deux administrateurs (dont déjà Jürgen Schitthelm). Le modèle de la Mitbestimmung, inédit à lépoque dans les théâtres, mais bientôt suivi par 76 Ivan Nagel, Drama und Theater, op. cit., p. 142. (« Als der Vorhang nach der ersten Stückhälfte fiel, noch in den Applaus hinein, setzten sich die fünf Spieler an die Rampe, um ihr Dilemma zwischen politischem Impuls und geschlossener Ästhetik mitzuteilen ».) 77 Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, Bruxelles, éd. Ici bas, 1999, p. 27. 78 Dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op. cit. 79 Lessentiel des informations citées dans ce paragraphe est rapporté par Peter Iden, Die Schaubühne am Halleschen Ufer 1970 1979, Frankfurt, Fischer Verlag, 1979. 105 Chapitre III La Schaubühne dautres grandes institutions allemandes (comme le Schauspielhaus de Francfort sous la direction de Peter Palitzsch, entre 1972 et 1980) a pour objectif de faire en sorte que tous les collaborateurs prennent le plus largement possible part aux décisions et donc de renforcer lintérêt de tous pour la création et lorganisation du travail dans le théâtre : « La véritable raison qui nous a poussés à fonder la Schaubühne, cétait la volonté de changer le mode de travail afin de préserver et de maintenir les aspects les plus productifs du système théâtral allemand »80, rappelle Stein. Pour cela, en plus du directoire pentacéphale déjà évoqué, deux autres structures sont mises en place. La Volksversammlung (lassemblée générale) dabord, laquelle regroupe tous les employés du théâtre (donc, une centaine de personnes), siège tous les mois et a le droit de veto sur toute décision, administrative ou artistique ; elle élit ellemême ses directeurs les membres du directoire ne sont pas éligibles. Le Gremium (le comité) ensuite, qui est un organe intermédiaire chargé de faire le lien entre lassemblée générale dun côté et le directoire de lautre : il est composé de deux représentants des acteurs, deux des techniciens, un du département dramaturgique et un de ladministration, lesquels siègent deux fois par semaine ; à la fin de chaque session, un compte-rendu est rédigé et immédiatement diffusé à tous les employés du théâtre. Les salaires à la Schaubühne de Stein seront, comme plus tard chez Ostermeier, égaux par catégorie (au moins durant les deux premières années). Le souhait dOstermeier de recréer à la Schaubühne des conditions de travail intensif, entre autres à travers la charte qui interdisait aux acteurs de prendre des engagements à lextérieur, peut être mis en rapport avec le rythme de travail très soutenu mis en place par Stein81, exigeant de tous les participants un engagement total et exclusif : « Pour accomplir un bon travail, il faut faire éclater cette répartition des rôles. Un metteur en scène doit faire participer tous les membres du collectif au travail de recréation théâtrale. Ainsi lacteur devra-t-il soccuper, lui aussi, de choses qui ne font généralement pas partie de lexercice traditionnel de son métier. Il sintéressera au travail de recherche et danalyse littéraire, à la scénographie, aux costumes et, pourquoi pas, aux aspects administratifs et financiers dune production théâtrale »82. On observe également quelques autres traits communs aux deux directeurs de la Schaubühne, comme limportance quils accordent à une troupe égalitaire ou le fait de 80 Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit., p. 28. Gerd Jäger (« Wie, warum funktionniert die Schaubühne ? », in Theater heute, lalmanach annuel 1973) rapporte la description dune journée de travail à la Schaubühne : lecture de textes, préparations et étude des rôles entre 8h et 10h ; répétitions de 10h à 15h, représentation de laprès-midi (dans des écoles, ateliers etc.), sinon débats entre 16h et 19h et, de 20h à 23h, la représentation du soir 82 Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit., p. 26. 81 106 Chapitre III La Schaubühne sentourer de collaborateurs réguliers83. Stein, avant Ostermeier, pose le refus de vedettariat comme base déterminante non seulement du vivre ensemble de la troupe, mais également, et surtout, de lesthétique des représentations et du choix des pièces, lesquelles devaient éviter de noffrir quun seul rôle principal84, à moins que celui-ci puisse être réparti entre plusieurs comédiens85. Dans la même logique, la collaboration intensive et sur le long terme de Stein avec les metteurs en scène Klaus Michael Grüber86, Luc Bondy ou Frank-Patrick Steckel, les dramaturges Dieter Sturm et Botho Strauß, le scénographe Karl-Ernst Herrmann, annonce celle dOstermeier avec les metteurs en scène Falk Richter, Luk Perceval, les chorégraphes Sasha Waltz ou Constanza Macras, les dramaturges Jens Hillje et Marius von Mayenburg ou le scénographe Jan Pappelbaum87. Il est intéressant de retracer la manière dont Ostermeier lui-même se positionne face à cet héritage qui peut parfois peser lourd. Pendant les premières années de sa direction de la Schaubühne, il semble avoir tendance à minimiser, sinon nier cette influence ; le fait que le nom de Stein ne soit mentionné dans aucun des textes programmatiques dOstermeier et de ses codirecteurs, alors quils en reprennent clairement certains principes majeurs (codirection, cogestion, importance de la troupe, etc.), est symptomatique dun désir de se distinguer de toute filiation, de présenter leur aventure comme un nouveau départ, comme une rupture. Dès le début, et à plusieurs occasions, le metteur en scène se démarque de façon revendiquée de cet héritage, comme en 2001 face à Jean Jourdheuil : « Quand on a pris, à quatre, la direction de la Schaubühne, on nous a systématiquement demandé si nous avions un problème avec la grande histoire de ce théâtre, devenu mythique dans lhistoire, et avec les figures de pères qui lont construite. Au début, jai pensé que ce nétait pas une question, puisque je navais pas vu les grands spectacles de ce théâtre, même si jai beaucoup lu sur toutes les grandes choses qui se sont faites à la Schaubühne. Cest maintenant que le problème commence à se poser : notre travail et celui 83 Comme Stein qui amena avec lui à la Schaubühne un grand nombre de ses acteurs et collaborateurs du théâtre de Brême, Ostermeier, lui, fit largement appel à ses compagnons de la Baracke. 84 Comme pour la Tragédie optimiste de Vischnievski, en 1972, où le héros principal est un groupe de marins. 85 Cest le cas notamment de Peer Gynt dIbsen en 1971. Par rapport à cette représentation, Ivan Nagel parle dailleurs de « la richesse et la liberté de lhétérogène » qui auraient pour source, à la Schaubühne, « le collectif ». (in Kortner, Zadek, Stein, Munich, Vienne, Carl Hanser Verlag, 1989, p. 56 : « Der Schaubühne fließt aber die Fülle und Freiheit des Heterogenen aus einer ganz anderen Quelle zu: aus dem Kollektiv ».) 86 Stein parlait, à propos de son travail à la Schaubühne aux côtés de Klaus Michael Grüber, dun « processus de complémentarité tout à fait particulier entre deux metteurs en scène ». (« Se souvenir est un travail politique », in Théâtre / Public, n° 10, 1976, p. 26.) 87 Nous laissons ici de côté la question des acteurs dont les noms reviennent souvent plus dune fois dans les distributions des mises en scène de Stein et dOstermeier. Toutefois, étant donné le système théâtral allemand, où chaque théâtre ou presque dispose de sa troupe de comédiens fixe, une collaboration régulière avec ces derniers paraît de ce point de vue moins éloquente. 107 Chapitre III La Schaubühne des comédiens est sans cesse comparé à ce qui se faisait dans cette maison, le travail de Peter Stein, ou ceux des comédiens Bruno Ganz ou Jutta Lampe. Cest curieux, parce que je ne vois pas bien ce qui, justement, est comparable dans ces deux aventures. La comparaison avec Peter Stein nest pas pertinente mon travail provient entièrement de la tradition du Berliner Ensemble : avec Matthias Langhoff et Manfred Karge, ou même Benno Besson. [ ] Je ne me retrouve en rien dans le jeu et lunivers des acteurs qui travaillaient à cette époque à la Schaubühne de Peter Stein »88. Dans les années qui suivent, toutefois, Ostermeier atténue et nuance de plus en plus ce rejet premier, si ostentatoire : il ne campe plus sur ses positions dune manière aussi inébranlable, admettant la proximité de lesprit de la Schaubühne de Stein et de la sienne. En 2002, il affirme : « La meilleure façon de poursuivre la tradition [de ce théâtre] est que nous cherchions notre propre chemin, avec tout le respect profond que nous inspirent les travaux des anciens metteurs en scène de la Schaubühne »89. Plus tard, il évoquera de plus en plus fréquemment limportance de laventure fondatrice de linstitution quil dirige, mais toujours en insistant sur la différence fondamentale quil perçoit entre la période Stein et les quinze années qui ont précédé son arrivée à la Schaubühne, pendant lesquelles, dit-il, « il y eut des travaux géniaux, mais aucun processus vivant dans le sens du rajeunissement du public ; le théâtre navait aucun profil marquant dans la ville »90. « Quand je suis venu à la Schaubühne, je me disais quil fallait faire un grand point de rupture avec les derniers dix ou quinze ans, mais pas une rupture avec le début de Peter Stein. Parce quil y a pas mal de mises en scène de Stein, comme par exemple Class enemy de Nigel Williams91, où on lui a beaucoup reproché davoir monté cette pièce anglaise, contemporaine, où il racontait la violence entre les jeunes gens dune classe dun lycée. Je ne voulais pas faire une rupture avec cette tradition-là. Cest très intéressant davoir la possibilité de lire les critiques de lépoque de la Schaubühne dans les années soixante-dix. Cest presque les mêmes reproches envers le théâtre de Peter Stein, que lon fait aujourdhui à notre théâtre ! »92. Le travail de Peter Stein à la Schaubühne est si légendaire quil semble impossible que tout autre directeur de cette institution ne soit comparé, ou ne se compare de lui-même, à ce titan du théâtre allemand. Dans le cas dOstermeier donc, les parallèles quon peut tracer se 88 Dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op. cit. 89 Cité par Gerhard Stadelmaier, « Von der Wirklichkeit zur Legende und zurück, 40 Jahre Schaubühne », in Frankfurter Allgemeine Zeitung, 17 septembre 2002. (« Am besten führen wir die Tradition fort, indem wir unseren eigenen Weg suchen - mit aller Ehrfurcht, die wir vor den Arbeiten der früheren SchaubühnenRegisseure haben ».) 90 Bernd Philipp, « Ein rastlos reisender Regisseur », op. cit. (« Auch in den 90er-Jahren gab es tolle Arbeiten, aber es war eben kein lebendiger Prozess im Sinne einer Verjüngung des Publikums, die Bühne hatte kein markantes Profil in der Stadt ».) 91 La pièce vient par ailleurs dêtre de nouveau mise en scène à la Schaubühne, en 2010, avec les apprenticomédiens de lÉcole Ernst-Busch, sous la direction de la Wulf Twiehaus. 92 Radio Libre, op. cit. 108 Chapitre III La Schaubühne situent essentiellement au niveau de la gestion du théâtre, de lorganisation du travail au sein de celui-ci et de la conception générale de son rôle dans la société, plus quà celui de lesthétique scénique, même si certains rapprochements sont aussi à faire en termes de politique de répertoire des deux artistes et de leur rapport aux classiques. Il est dès lors très difficile, voire impossible, de distinguer la part de filiation due à lhistoire de la Schaubühne, dune autre, plus générale et partagée : est-ce que tout metteur en scène allemand contemporain nest pas confronté à lhéritage esthétique et idéologique de Peter Stein ? 109 Chapitre IV Le Répertoire IV. LE RÉPERTOIRE 1. Le répertoire général de la Schaubühne LorsquOstermeier arrive à la direction de la Schaubühne, il fait noter sur tous les supports de communication, zeitgenössisches Theater, théâtre contemporain. Dans une volonté de se démarquer radicalement du ou dun certain passé de cette institution, principalement relatif au Regietheater : « nous avons rompu avec la tradition de la mise en scène des grands textes classiques sans cesse montés, et dont la dernière version est censée répondre et commenter la précédente, montée cinq ans plus tôt »1, et dans le dessein de « transposer laudace de la Baracke dans ce lieu sacré »2, il prévoit de vouer ce théâtre aux écritures théâtrales daujourdhui, en collaboration étroite avec des auteurs contemporains. Il est écrit dans le manifeste : « Lintérêt principal de la Schaubühne se tourne vers la nouvelle dramaturgie et les récits contemporains. Des commandes seront passées aux auteurs, et les pièces seront par la suite élaborées en collaboration avec les dramaturges et les acteurs. En plus, toutes les pièces reçues seront lues et débattues »3. Le répertoire général du théâtre se construit donc, surtout dans les premières années, principalement autour de pièces contemporaines4 qui sont souvent présentées en création allemande, voire mondiale. Si lon regarde de près les cent-trente-huit spectacles présentés à la Schaubühne depuis la prise de direction par Ostermeier jusquà la fin de la saison 2009/20105, on constate que la moitié exactement (soixante-neuf) est basée sur un texte contemporain ; les mises en scène des pièces du passé représentent à peu près un quart de la 1 Propos dOstermeier dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op. cit. 2 Cité par Ruth Valentini, « La révolution Ostermeier », op. cit. 3 « Wir müssen von vorn anfangen », op. cit. (« Das Hauptinteresse der neuen Schaubühne ist auf neue Dramatik und zeitgemäßes Erzählen gerichtet. Den Anfang bilden Stückaufträge an Autoren und die Entwicklung der Stücke mit den Dramaturgen, Autoren und Schauspielern. Darüber hinaus werden alle eingesandten Stücke gelesen und besprochen ».) 4 La question de la distinction entre un dramaturge classique et un contemporain est bien évidemment épineuse, dautant quelle est intrinsèquement liée à lidéologie artistique générale de tel ou tel artiste ou théâtre. Ostermeier affirme à plusieurs reprises faire une distinction nette entre le travail sur la pièce dun auteur vivant, considéré donc comme contemporain, et celle dun auteur mort. Nous suivons ici cette logique pour parler des pièces contemporaines et des textes du passé. 5 Nous ne considérons ici pas seulement les spectacles créés à la Schaubühne, mais également les reprises (nombreuses, notamment lors de larrivée du nouveau directoire), du moment où elles furent par la suite inscrites au répertoire de ce théâtre en alternance. 110 Chapitre IV Le Répertoire totalité (trente-six) et la danse près dun sixième (vingt-quatre). Naturellement, parmi les auteurs daujourdhui, Marius von Mayenburg, lauteur associé, tient une place privilégiée à la Schaubühne, où neuf de ses pièces ont déjà été mises en scène, dont sept en création6 ; il est lauteur le plus monté dans ce théâtre. Vient ensuite Sarah Kane : la Schaubühne est la première institution dans lespace germanophone à avoir inscrit à son répertoire les cinq pièces de la dramaturge britannique7. Elle est suivie par sa compatriote Caryl Churchill8 et lAllemand Roland Schimmelpfennig9 (quatre pièces chacun), ce dernier ayant été en 2000 et 2001, un deuxième auteur associé à côté de Mayenburg. Mentionnons également deux autres dramaturges qui voient leurs pièces régulièrement montées à la Schaubühne, trois pour chacun, Mark Ravenhill10 et Lars Norén, dont le Personenkreis 3.1 inaugura la nouvelle ère en 200011. Une forte dominante germanique et anglo-saxonne se dégage de lensemble du répertoire contemporain de la Schaubühne ; la dramaturgie contemporaine française a contrario y est complètement absente12. Dautre part, on constate un très grand nombre de créations parmi les pièces actuelles montées dans ce théâtre : ceci est dû au parti pris dOstermeier déchapper à une logique trop comparative des répertoires des grands théâtres berlinois, dans lesquels, à son avis, figurent souvent les mêmes uvres et qui se ressemblent trop ; en présentant au public un grand nombre de pièces qui lui sont inconnues, le répertoire de la Schaubühne se démarque donc radicalement de celui des autres scènes : « la Schaubühne est un théâtre qui peut se permettre nous verrons bien sil pourra se le permettre encore longtemps de jouer des auteurs qui sont à quatre-vingt-dix pour cent des auteurs nouveaux et inconnus », dit son directeur en 200113. Le choix de la dramaturgie contemporaine se 6 Parasites (création) et Le Visage de feu (T. Ostermeier, 2000, reprise des productions du Deutsches Schauspielhaus de Hambourg), LEnfant froid (L. Perceval, 2002 création), Eldorado (T. Ostermeier, 2004 création), Turista (L. Perceval, 2005 création), Augenlicht (I. Berk, 2006 création), Le Moche (B. Andrews, 2007 création), Der Hund, die Nacht und das Messer (B. Andrews, 2008 création), La Pierre (I. Berk, 2008 création). 7 Manque (T. Ostermeier en 2000 création allemande), Psychose 4.48 (F. Richter en 2001), Amour de Phèdre (Chr. Paulhofer en 2003), Purifiés (B. Andrews en 2004) et Anéantis (T. Ostermeier en 2005). 8 This is a chair (T. Ostermeier en 2001), In Weiter Ferne (F. Richter en 2001), La Copie (J. Macdonald en 2003) et Betrunken genug zu sagen ich liebe dich? (B. Andrews en 2007). Toutes ces pièces ont été présentées en création allemande. 9 Vor langer Zeit in Mai (B. Frey en 2000), Mez (G. M. Rau en 2000), Une Nuit arabe (T. Kühnel en 2001) et Push Up (mise en scène par lensemble en 2001). À lexception dUne Nuit arabe, il sagit là aussi de créations. 10 Shopping & Fucking en 2000, Le Produit en 2006 et La Coupe en 2008, toutes trois mises en scène par T. Ostermeier et en création allemande. 11 Dans une mise en scène dOstermeier (création allemande). En 2005, E. Stolzenbach créa Distanz et en 2010, Ostermeier revint à cet auteur pour monter ses Démons. 12 Lunique auteur contemporain francophone présent dans le répertoire de la Schaubühne est le québécois Wajdi Mouawad, avec Le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face, dans une mise en scène de Dominique Pitoiset, en 2008. 13 Dans S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 13. 111 Chapitre IV Le Répertoire manifeste donc dans les premières années de manière particulièrement prononcée, voire audacieuse (sur le plan de la réception) ou provocante (sur le plan esthétique) ; pour certains commentateurs, il serait emblématique de la politique générale des institutions théâtrales à ce tournant du millénaire : « Le travail de Thomas Ostermeier et de son équipe est exemplaire de la promotion systématique de la jeune dramaturgie au sein des institutions théâtrales. Dabord à la Baracke au Deutsches Theater, et ensuite, depuis 2000, à la nouvelle Schaubühne, leur répertoire, qui privilégie les créations des textes contemporains, rend manifeste une tendance générale qui se profile de manière significative à cette fin du vingtième siècle. Car, comme laffirme entre autres le théâtrologue Hans-Thies Lehmann, on observe après les années soixante-dix et quatre-vingt, où la dramaturgie visuelle semblait régner sur le théâtre, un certain retour du et au texte (qui na évidemment jamais complètement disparu) »14. Dans les années suivantes, seffectue progressivement une mise en dialogue de cette dramaturgie actuelle avec des uvres du passé, lesquelles sont de plus en plus présentes à la Schaubühne, même si les textes contemporains restent toujours prédominants ; une évolution que par ailleurs lon observera également dans le répertoire personnel dOstermeier. Entre 2000 et 2003, sur la quinzaine de spectacles créés par saison, il y eut seulement deux pièces classiques, puis trois entre 2003 et 2006, alors que, rien que pour la saison 2008/2009, on en monte six. Ostermeier, le premier, en mit en scène douze, et parmi ses metteurs en scène associés, Luk Perceval, six, et Falk Richter, quatre. Lauteur du passé le plus monté à la Schaubühne est Shakespeare15 (cinq pièces), suivi de près par Ibsen16, Tchékhov17 et Brecht18 (quatre pièces chacun) ; des auteurs qui semblent particulièrement bien se prêter à un 14 Christine Bähr, « Nostalgie und Sozialkritik: Thomas Ostermeier und sein Team an der Berliner Schaubühne », in Ingrid Gilcher-Holtey, Dorothea Kraus, Franziska Schößler (Hgg.), Politisches Theater nach 1968: Regie, Dramatik und Organisation, op. cit., p. 237. (« Als exemplarisch für die programmatische Förderung junger Dramatik innerhalb des etablierten Theaterbetriebs kann die Arbeit Thomas Ostermeiers und seines Teams gelten. Realisiert zunächst an der Baracke des Deutschen Theaters in Berlin, dann ab dem Jahr 2000 an der neuen Schaubühne am Lehniner Platz, konkretisiert sich in deren Spielplänen, die sich auf zeitgenössische Stücke konzentrieren und diese vielfach als Uraufführung oder deutschsprachige Erstaufführung zeigen, beispielhaft eine Tendenz, wie sie sich zum Ausgang des 20. Jahrhunderts in signifikanter Weise abzeichnet. Denn zu beobachten ist, so hält unter anderen der Theaterwissenschaftler Hans-Thies Lehmann fest, in Abgrenzung zu einer visuellen Dramaturgie, die besonders im Theater der späten 70ger und der 80ger Jahre die absolute Herrschaft erreicht zu haben schien, [ ] eine gewisse Wiederkehr des Textes (der freilich nie ganz verschwunden war ».) 15 Macbeth (Chr. Paulhofer en 2002), Troilus et Créssida (J. Macdonald en 2005) et Le Songe dune nuit dété, Hamlet et Othello par T. Ostermeier en 2006, 2008 et 2010. 16 Aux trois pièces dIbsen mises en scène à la Schaubühne par Ostermeier sajoutent également Les Revenants par S. Nübling en 2007 (Ostermeier montera cette pièce à son tour en 2011 au Toneelhuis dAmsterdam). 17 Trois par F. Richter (La Mouette en 2004, Les Trois surs en 2007 et La Cerisaie en 2008) et une par L. Perceval (Platonov en 2007). 18 Homme pour homme par T. Ostermeier en 2000 (reprise dun spectacle de la Baracke), Sainte Jeanne des abattoirs par le duo Schuster / Kühnel en 2002, Dans la jungle des villes par G. Jarzyna en 2003 et La Bonne âme du Se-Tchouan par F. Heller en 2010. 112 Chapitre IV Le Répertoire traitement privilégiant des interrogations dordre social (voire sociologique) et politique. Lune des options idéologiques majeures de la Schaubühne sous la direction dOstermeier est donc, à travers son répertoire, « de tendre un miroir au public, à ses angoisses et ses espoirs et danalyser ses conditions de vie matérielles et spirituelles. Une actualisation intelligible et concluante au niveau du contenu des textes [ ], lorsquelle réussit, rend explicite pour les spectateurs la virulence immédiate et actuelle dun conflit, et en même temps aussi sa dimension historique »19. En ce sens, labsence quasi totale, à une exception près20, de la dramaturgie antique, paraît étonnante, quand on sait que depuis les années soixante, bon nombre de metteurs en scène y puisent leurs matériaux pour poser leur regard sur la cité ; cest dailleurs dans ce même théâtre que Peter Stein et Klaus Michael Grüber, avec leur Antikenprojekt, donnèrent des représentations modèles en ce domaine. 19 Site de la Schaubühne. (« [Das] Publikum in seinen Ängsten und Hoffnungen widergespiegelt und in seinen materiellen und mentalen Lebensverhältnissen analysiert. Die verständliche und inhaltlich schlüssige Vergegenwärtigung von Texten [ ] erschließt wenn sie gelingt den Zuschauern die unmittelbar aktuelle Virulenz eines Konflikts und im gleichen Moment auch dessen historische Dimension ».) 20 Prométhée enchaîné dEschyle par J. Wieler en 2009 qui, de plus, avait créé à la Schaubühne, en mai de la même année, lIphigénie en Tauride de Goethe. Des sujets ayant trait à lantiquité ne sont pourtant pas complètement absents du répertoire de la Schaubühne, car ils y figurent à travers des réécritures des mythes antiques : en 2003, Perceval monte Andromaque de Racine et Paulhofer LAmour de Phèdre de Kane. Ostermeier, quant à lui, met en scène Le Deuil sied à Electre dONeill en 2006. Nous reviendrons sur cette absence des drames antiques dans le répertoire personnel dOstermeier. 113 Chapitre IV Le Répertoire 2. Le répertoire de Thomas Ostermeier 2.1. Les auteurs contemporains et les auteurs du passé Ostermeier établit une distinction nette dans le traitement des pièces du passé et celles contemporaines, affirmant à plusieurs reprises que lapproche du texte et la mise en scène sont fondamentalement différentes dans les deux cas : « Quand je mets en scène des pièces contemporaines, je ne change rien, je ne fais presque aucun changement dans la dramaturgie de ce que propose lauteur contemporain. Si je nétais pas daccord avec lauteur, je ne ferais pas la pièce. Pour les textes classiques, cest tout à fait différent : la plupart du temps, je fais des adaptations très, très importantes »21. Les textes contemporains sont souvent respectés et suivis à la lettre, alors que ceux des pièces classiques servent davantage de matériau au metteur en scène, lequel sautorise à le façonner à sa guise, selon ses envies et ses besoins. En cela, Ostermeier situe son travail dans la logique de ce même Regietheater quil décrie pourtant avec véhémence quelques années auparavant. Pour Ostermeier, deux données jouent un rôle primordial dans le choix dune pièce contemporaine : dabord lunivers que le texte fait naître, qui doit être original, avoir le pouvoir de soulever, chez le public comme parmi la troupe, de nouvelles interrogations, et celui dexplorer des mondes rarement représentés au théâtre22 ; ensuite et surtout, lhistoire, le récit véhiculé par la pièce, qui doit être porté par des personnages forts autour desquels il se cristallise. Souligner limportance de ce deuxième aspect, la narration, est pour le metteur en scène, sa manière de se démarquer dune certaine pratique qui a profondément influencé le paysage théâtral de ces dernières décennies : « Le spectateur que jétais au début des années 1990, à Berlin, nen pouvait plus du cynisme de ce théâtre qui se faisait par exemple à la Volksbühne, que la critique définissait comme déconstructiviste et qui considérait que les grands récits navaient plus rien à nous dire. Toute une génération de jeunes [hommes de théâtre] à laquelle jappartiens a alors 21 Affinités électives, émission de France Culture du 1er mars 2007, op. cit. Ailleurs, il affirme : « Quand je prends la décision de monter un texte contemporain, jessaie toujours de me rapprocher de cet univers et de le traduire le plus fidèlement possible. Et je tente de travailler avec le plus grand respect de luvre. Jai une attitude très conservatrice face au texte. Avec les auteurs contemporains, jessaie toujours de rester au plus près de ce qui me semble être leurs intentions ». (dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., pp. 36-37.) 22 « Quand je prends la décision de monter une pièce contemporaine, cette pièce-là doit être une uvre dart qui nous confronte, les spectateurs et moi, à un monde que lon ne connaît pas encore, un univers inouï. Ce qui motive la mise en scène dune nouvelle pièce, cest le pouvoir quelle a de convoquer un monde, des personnages, des questions qui nont pas eu encore leur place sur scène ». (Ibid., p. 35.) 114 Chapitre IV Le Répertoire commencé à refuser ce nihilisme théâtral et a cessé daborder la scène comme espace de performance ou dinstallation plastique où sabolit lacteur, pour replacer au contraire lhistoire et le personnage au centre du discours scénique, sans pour autant se tourner vers lacadémisme »23. Cest sans doute cette importance accordée au récit et à la narration qui explique lapparition progressive des pièces du passé dans luvre dOstermeier car, partant dun répertoire quasi exclusivement contemporain, il a pourtant créé, en seize ans, autant duvres de dramaturges contemporains que dauteurs du passé. En ce qui concerne ce répertoire classique, Ostermeier semble attiré surtout par les auteurs de la fin du dix-neuvième siècle, de cette période de la crise du drame24 : en plus dIbsen, son auteur de prédilection, il a monté Maurice Maeterlinck (LOiseau bleu en 1999), Frank Wedekind (Lulu en 2004) et Gerhart Hauptmann (Avant le lever du soleil en 2005). Il explore les différents domaines dramaturgiques du passé souvent en plusieurs temps : deux ans séparent chacune des trois pièces de Shakespeare25 quil a montées et deux celles de Büchner26 ; les deux pièces de Brecht27 sont encore plus espacées, alors que celles de deux grands auteurs américains28 se suivent de près. En revanche, deux univers dans lesquels puisent fréquemment les metteurs en scène contemporains sont absents dans les choix de répertoire dOstermeier : les drames de Tchékhov29 dun côté et la dramaturgie antique (nous lavons dit) de lautre. Quant au répertoire contemporain dOstermeier, depuis les spectacles des années de sa formation jusquà aujourdhui, en seize ans, il compte vingt-cinq pièces (sur un ensemble de quarante-cinq créations). LorsquOstermeier était directeur artistique de la Baracke am Deutschen Theater, déjà, il avait fait de ce petit théâtre, nous lavons dit, un temple de la dramaturgie contemporaine ; et il a continué, par la suite, à faire découvrir au public berlinois, à travers le répertoire de la Schaubühne que nous venons de présenter et ses propres mises en scène, qui sinscrivent naturellement dans la même ligne, les nouveaux dramaturges : anglosaxons, en montant quatorze de leurs pièces (et bien souvent plus dune par auteur) : les 23 Ibid., p. 53. Pour reprendre la formule de Peter Szondi (Théorie du drame moderne, Paris, Circé, 2006). 25 Le Songe dune nuit dété en 2006, Hamlet en 2008 et Othello en 2010. 26 La Mort de Danton en 2001 et Woyzeck en 2003. 27 Tambours dans la nuit en 1994 et Homme pour homme en 1997. Il revient en 2002 à une auteure de la mouvance brechtienne, Marieluise Fleißer, avec La Forte race. 28 Le Deuil sied à Electre dEugène ONeill, en 2006 et La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams, en 2007. 29 Ostermeier lui-même explique cette absence justement par une volonté de se démarquer de ses pairs : « Si les autres ne faisaient pas tant de Tchékhov, jen ferais aussi ». (Propos tenu à lUniversité Rennes 2, le 11 décembre 2008.) 24 115 Chapitre IV Le Répertoire Américains Richard Dresser et Nicky Silver, mais surtout les Britanniques Mark Ravenhill, Sarah Kane, Martin Crimp, Caryl Churchill et David Harrower, ou lIrlandais Enda Walsh30 ; un grand nombre de ces auteurs dexpression anglaise appartient au courant de lIn-Yer-Face Theatre, que décrit Aleks Sierz dans son ouvrage éponyme31. Allemands ensuite : Franz Xaver Kroetz, Rainer Werner Fassbinder et Herbert Achternbusch32 et bien sûr le Hausautor de la Schaubühne, Marius von Mayenburg33. Deux scandinaves : le Norvégien Jon Fosse, le Suédois Lars Norén34, un Néerlandais, Karst Woudstra35, et deux slaves enfin : le Russe Alexej Schipenko et la Serbe Biljana Srbljanovic36. On constate donc chez Ostermeier la même prédominance des textes anglo-saxons et allemands que nous avons remarquée dans le répertoire général de la Schaubühne : pour le metteur en scène, ces deux courants de la dramaturgie contemporaine sont intrinsèquement liés lun à lautre, ils uvrent dans le même but : « Linfluence du Royal-Court Theater et des auteurs anglophones, ainsi que celle du mouvement à contre-courant de nombreux jeunes auteurs en Allemagne, ont contribué à un changement profond dans les consciences »37. Signalons également labsence totale des pièces françaises, étonnante pour cet artiste francophile, francophone, qui plus est, connaisseur averti de la dramaturgie contemporaine française38. Le moment charnière où le metteur en scène se tourna vers la dramaturgie classique, et par conséquent commença à délaisser les contemporains, nest pas lié à son passage de la Baracke à la Schaubühne, comme dune certaine façon on aurait pu sy attendre, étant donné que les relectures des uvres classiques constituaient traditionnellement lun des domaines privilégiés de cette institution39 puisque, Ostermeier, au cours de ses deux premières saisons à 30 Shopping and Fucking, en 1998, Le Produit, en 2006, et La Coupe, en 2008 de Ravenhill ; Manque, en 2000 et Anéantis, en 2005 de Kane ; La Ville de Crimp, en 2008 ; Ceci est une chaise de Churchill, en 2001 ; Des Couteaux des les poules de Harrower, en 1997 ; Sous la ceinture, en 1998 et Les Temps meilleurs, en 2002 de Dresser ; Fat Men in Skirts de Silver, en 1996 ; et Disco Pigs de Walsh, en 1998. 31 Aleks Sierz, In-Yer-Face Theatre: British Drama Today, London, Faber and Faber, 2001. 32 Respectivement : Concert à la carte de Kroetz, en 2003 ; Le Mariage de Maria Braun de Fassbinder, en 2007 ; et Susn dAchternbusch, en 2009. 33 Visage de feu, Parasites et Eldorado, en 1999, 2000 et 2004. 34 Respectivement : Le Nom et The Girl on the Sofa de Fosse, en 2000 et 2002 ; Catégorie 3.1 et Les Démons de Norén, en 2000 et 2010. 35 LAnge exterminateur en 2003. 36 Respectivement : Suzuki I et II de Schipenko, en 1997 et 1999 et Supermarket de Srbljanovic, en 2001. 37 S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., pp. 12-13. 38 Voir à ce propos « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op. cit., p. 28. 39 La configuration des lieux de ces deux théâtres suffirait à comprendre les raisons de ces partis pris de répertoire. En effet, les particularités et contraintes de ce petit espace quétait la Baracke, qui nétait pas au départ conçu pour abriter un théâtre, expliquent le choix quasi exclusif de textes contemporains, lesquels demandent « la plupart du temps une petite distribution et un décor épuré » (dit Ostermeier dans S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 12.). Comme a contrario, la Schaubühne am Lehniner Platz qui 116 Chapitre IV Le Répertoire la Schaubühne (de 2000 à 2002), continue à pratiquer la même politique de répertoire quà la Baracke : les quatre cinquièmes des pièces quil monte sont contemporaines. Dailleurs, à cette époque, comme nous lavons dit, il stigmatise fortement le théâtre de relecture à partir de pièces classiques, le Regietheater, le considérant daté, appartenant à la génération précédente et voué par conséquent à disparaître avec elle. En 1999, il écrit : « Le théâtre politique de la génération de soixante-huit est mort : le théâtre dactualisation des classiques, culinaire et tiède, pour des gourmets éduqués qui ne sétrangleront pas sur un hors-duvre trop piquant ou trop exotique ; la dernière génération de bourgeois cultivés, libéraux et ouverts desprit va silencieusement mourir avec ce théâtre »40. Il déclare alors ouvertement ne pas être interpelé par les matériaux anciens qui, pour lui, ne sont pas à même de traiter des questions propres à notre société contemporaine, de soulever des interrogations socialement efficaces, ce qui est pour le metteur en scène lune des exigences premières dun texte dramatique. Ainsi dit-il encore en 2001 (un an avant sa mise en scène de Nora ) : « Jaffirme quasiment avec dogmatisme que les contenus des uvres classiques ne signifient plus rien pour nous aujourdhui, parce quils dépendent trop des conflits propres à leur temps. Prenons lexemple du drame bourgeois : cette monstruosité qui consiste à faire, sur la scène, dun bourgeois un héros tragique, parce que, traditionnellement, la dimension tragique restait lapanage de la noblesse. Le simple fait daffirmer sur la scène cette capacité du bourgeois à souffrir constituait à lépoque une provocation. Mais aujourdhui ? »41. La rupture avec la politique de répertoire de la Baracke, transposée à la Schaubühne sans grande réussite, survient en 2002, avec la mise en scène de Nora, choisie contre toute attente pour faire face au problème dun public quOstermeier narrivait pas encore à constituer dans son nouveau théâtre42. Le succès public de cette représentation et la découverte dun univers dramaturgique auquel Ostermeier ne sétait jamais confronté auparavant, lamènent à un changement de démarche manifeste. Dès lors, les pièces du passé dispose de trois salles considérées comme les mieux équipées de toute lAllemagne, offre la possibilité dun plus large répertoire, des conditions adéquates pour monter des pièces du passé, dont la dramaturgie bien souvent impose de nombreux personnages et changements scéniques. 40 Dit Ostermeier dans « Le théâtre à lère de son accélération », (« Das Theater im Zeitalter seiner Beschleunigung », in Theater der Zeit, juillet / août 1999.) (« Das politische Theater des 68er Generation ist tot. Das Theater der wohltemperierten, kulinarischen Klassikeraktualisierung für gebildete Gourmets, die sich auch an den schärfsten und exotischsten Appetithäppchen nicht mehr verschlucken, diese liberalen, aufgeschlossenen Bildungsbürger der letzten Generation, werden leise mit diesem Theater aussterben ».) 41 Dans « La peur de limmobilité », entretien avec Barbara Engelhardt, in Lexi/textes 4, p. 237. 42 Contrairement à Sasha Waltz qui, avec son spectacle inaugural, Körper, a rencontré un succès immédiat. 117 Chapitre IV Le Répertoire constitueront plus de la moitié de ses créations (treize sur vingt-deux au total). Cest donc à partir de Nora quOstermeier commence à rompre avec (les restes de) la Baracke, à dépasser le mauvais départ qui semblait peser sur la Schaubühne depuis sa prise de direction (problèmes de public, de réception de la part de la critique, etc.). Ce spectacle constitue ainsi véritablement une charnière dans le parcours du metteur en scène qui, grâce à lui, gagne son pari de conquérir de nouveaux spectateurs, de remplir la salle et de renouveler le public de la Schaubühne. Ainsi le rejet dogmatique initial des textes du passé se transforme-t-il progressivement en un traitement particulier de ces uvres, qui ramène Ostermeier, à travers un questionnement de leur rapport à notre présent, à adopter à leur égard une approche semblable à celle dont il use pour les pièces contemporaines. En 2005, le metteur en scène peut donc affirmer : « Sur un texte comme Woyzeck ou Maison de poupée, ou un texte classique, mettre en scène commence au moment où jai une idée de ce que pourrait être le lien entre le texte et notre vie aujourdhui »43. Ostermeier exprime là ce qui est, en principe, la motivation première de toute mise en scène qui affronte aujourdhui un texte du passé Hormis les drames dIbsen, ce sont sans doute ses mises en scène des pièces de Shakespeare qui montrent le mieux ce tournant dans les choix de répertoire et par là dans lesthétique dOstermeier ; même si la dramaturgie élisabéthaine arrive relativement tard dans le parcours du metteur en scène, en 2006, donc après dix ans de travail scénique au sein des institutions théâtrales44. Lactualisation de ces textes par Ostermeier ne se limite pas à une simple transposition à lépoque actuelle (les spectacles introduisent un grand nombre déléments contemporains : Le Songe dune nuit dété est situé dans une boîte de nuit, dans Hamlet, la cour royale est celle, élyséenne, du couple Sarkozy-Bruni, et Othello soulève entre autres des questions relatives au commerce du pétrole), mais elle donne loccasion et la possibilité au metteur en scène de sinterroger sur la contemporanéité de ces uvres, leur résistance au temps, leur universalité, à travers les problématiques quelles soulèvent. Cest ce quil affirme à propos de son dernier Shakespeare : « ce qui mintéresse en travaillant le texte est la biographie dOthello. Cest un arriviste. Cest un homme qui a accédé au pouvoir en 43 S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 38. Ostermeier dit en 2001 : « Je me suis toujours dit, pour Shakespeare, il faut que jattende encore un peu Je ne me sens pas encore assez bon pour ça. Dune certaine manière, avec Büchner, qui a fait de nombreux emprunts à Shakespeare (allant jusquà réutiliser des citations originales de Hamlet), si lon considère laspect comique et la construction de ses pièces, je fais déjà un pas vers Shakespeare ». (S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 33.) 44 118 Chapitre IV Le Répertoire partant de sa condition desclave. La classe dominante, lestablishment, lacceptent à cause du pouvoir quil exerce. Au moment où lon ne veut plus de lui, on peut se débarrasser de sa présence sans problème »45. Après Ibsen, Shakespeare devient donc pour Ostermeier le nouveau continent à explorer, car il affirme par ailleurs vouloir faire le pari de monter, dans les dix ans à venir, toutes ses tragédies46 (comme il le dit également dIbsen !). « Lune des vérités les plus importantes dans luvre de Shakespeare est pour moi le fait que nous tous, nous jouons des rôles sociaux dans la vie. Les personnages jouent pour connaître la vérité, pour la trouver. Hamlet joue le fou pour trouver la vérité et pour pouvoir se cacher. Dans Mesure pour mesure, les personnages changent didentité pour trouver la vérité. Chez Ibsen, ce double jeu nexiste pas ; il y a toujours une identité totale dans le personnage. Hedda ne peut pas simaginer jouer une femme qui sennuie ; elle sennuie à cent pour cent. Si elle était un personnage de Shakespeare, elle aurait une possibilité de sortie de ce jeu. Cest pour cette raison que pour le moment, continuer avec Shakespeare mintéresse plus que de continuer avec Ibsen, car ce double jeu permet daller dans la direction dune nouvelle théâtralité »47. Un autre exemple révélateur a contrario de lévolution constante de la politique de répertoire dOstermeier est celui de la dramaturgie antique, le grand absent. Si en 2008, le metteur en scène, en parlant ddipe roi de Sophocle, disait ne pas avoir encore trouvé « de point dattache, de raison pour raconter cette pièce aujourdhui »48, en 2009, il laissait entendre quil pensait « avoir trouvé la porte dentrée »49, et en 2010, il affirme : « En ce moment, il y a une quinzaine de pièces que je pourrais monter, parmi lesquelles dipe roi »50. La manière de questionner les pièces du passé dans leur rapport à aujourdhui est donc, finalement et dorénavant, pour Ostermeier, un véritable terrain de recherche, qui évolue et sinscrit dans la durée : partant dun dogmatisme assumé, et en passant par un néoconservatisme heureux (Nora), le metteur en scène a renoué avec la pratique des grandes personnalités du Regietheater allemand, tels Peter Stein ou Peter Zadek, dont il voulait pourtant se démarquer radicalement à ses débuts. 45 Cité dans « ȈĮȢ ijȣȜȐȦ ȖȚĮ ȑțʌȜȘȟȘ IJȠ ȤȡȫȝĮ IJȠȣ ȅșȑȜȠȣ », in Elefterotypia, 8 mai 2010. (« ǹȣIJȩ ʌȠȣ ȝİȞįȚȑijİȡİ, įȠȣȜİȪȠȞIJĮȢ IJȠ țİȓȝİȞȠ, İȓȞĮȚ Ș ȕȚȠȖȡĮijȓĮ IJȠȣ ȅșȑȜȠȣ. ȅ ȅșȑȜȠȢ İȓȞĮȚ ȑȞĮȢ ĮȡȚȕȓıIJĮȢ. ǼȓȞĮȚ ȑȞĮȢ ȐȞșȡȦʌȠȢ ʌȠȣ ĮʌȑțIJȘıİ İȟȠȣıȓĮ, ȟİțȚȞȫȞIJĮȢ ıțȜȐȕȠȢ. Ǿ țȣȕİȡȞȫıĮ IJȐȟȘ, IJȠ țĮIJİıIJȘȝȑȞȠ IJȠȞ ĮʌȠțIJȐ. ȉȘ ıIJȚȖȝȒ ʌȠȣ įİȞ IJȠȞ șȑȜİȚ ȐȜȜȠ, ȝʌȠȡİȓ ȞĮ ĮʌĮȜȜĮȤIJİȓ Įʌȩ IJȘȞ ʌĮȡȠȣıȚȐ IJȠȣ ».) 46 Ibid. Il nous a confié par ailleurs son projet de mettre en scène Mesure pour mesure en 2011. 47 Atelier de la pensée, rencontre au Théâtre National de lOdéon, le 3 avril 2009. 48 Propos tenu à lUniversité Rennes 2, le 11 décembre 2008. 49 Atelier de la pensée. 50 In Elefterotypia, 8 mai 2010, op. cit. (« ȊʌȐȡȤȠȣȞ 15 ȑȡȖĮ ʌȠȣ șĮ ȝʌȠȡȠȪıĮ ȞĮ ĮȞİȕȐıȦ ĮȣIJȓ IJȘ ıIJȚȖȝȒ, ȝİIJĮȟȪ IJȦȞ ȠʌȠȓȦȞ țĮȚ Ƞ ȅȚįȓʌȠįĮȢ ȉȪȡĮȞȞȠȢ ».) 119 Chapitre IV Le Répertoire 2.2. Ibsen comme auteur de prédilection Malgré ces dires et les contredisant même, Ibsen occupe une place privilégiée dans luvre de Thomas Ostermeier : il monte Nora en 2002 à la Schaubühne, Le Constructeur Solness en 2004 au Burgtheater de Vienne, Hedda Gabler en 2005 à la Schaubühne et John Gabriel Borkman en 2008 à Rennes51. Il en explore lunivers de manière systématique52, en soumettant les drames sociaux ibséniens à une actualisation très affirmée, nhésitant pas à transposer le milieu bourgeois norvégien du dix-neuvième siècle dans le Berlin ou la banlieue de Vienne daujourdhui, avec des références au monde contemporain facilement identifiables. Pour ce, il modifie radicalement la fin des pièces (Nora tue son mari, Solness ne meurt pas et le suicide dHedda passe inaperçu) ou tranche hardiment dans le texte (il enlève tout le quatrième acte de John Gabriel Borkman). Ce traitement est devenu clairement identifiable depuis quelques années, pas seulement du public allemand, puisque (à lexception du Constructeur Solness) ces trois représentations furent montrées dans le monde entier. Nora est sans aucun doute le plus grand succès public dOstermeier : la pièce est restée à laffiche pendant sept ans, jusquen 2009. Le metteur en scène affirme même également que cest justement à partir de cette représentation quil a commencé à trouver une esthétique propre à son travail à la Schaubühne, « des univers, des mondes et des surfaces quon ne voit quici, dans cette maison »53. Certes, on ne peut pas dire quIbsen soit un auteur délaissé par les metteurs en scène allemands et européens de nos jours. Cependant, une exploration aussi systématique du répertoire ibsénien (quatre pièces en six ans) est un phénomène dans le théâtre allemand contemporain ; autre cas exceptionnel, Peter Zadek qui a monté huit pièces du dramaturge 51 La représentation est jouée régulièrement à la Schaubühne depuis janvier 2009, tout comme Hedda Gabler, alors que les deux premières ne sont plus à laffiche. 52 Il avoue ambitionner de monter encore de nombreuses pièces dIbsen, en commençant par Les Revenants quil mettra en scène au Toneelhuis dAmsterdam en 2011. 53 « Il y a des années, lors dune séance chez moi avec les dramaturges, jai dit quon navait pas encore réussi à trouver notre esthétique à nous. Cétait avant Nora, LAnge exterminateur, Anéantis, Hedda Gabler et Le Deuil sied à Electre. Avec une esthétique propre, je veux dire des univers, des mondes et des surfaces quon ne voit quici, dans cette maison. Je le considérerais comme notre plus grand exploit de lavoir atteinte avec ces spectacles », dit le metteur en scène dans « Doch eher näher an Kroetz », in Dem Einzelnen ein Ganzes Jan Pappelbaum, Bühnen, op. cit., p. 164. (« Ich habe vor Jahren auf einer Sitzung mit den Dramaturgen bei mir zu Hause gesagt: Wir haben es mit der Schaubühne noch nicht geschafft, unsere Ästhetik zu finden. Das war vor Nora, Der Würgeengel, Zerbombt, Hedda und Trauer muss Elektra tragen. Mit eigener Ästhetik meine ich Räume, Welten und Oberflächen, die man nur hier am Haus sieht. Ich würde es als unser größte Errungenschaft bezeichnen, dies mit den oben genannten Inszenierungen erreicht zu haben ».) 120 Chapitre IV Le Répertoire norvégien mais en quarante ans54 ! Les hommes de théâtre allemands préfèrent ne montrer quoccasionnellement une pièce dIbsen. La dramaturgie ibsénienne véhicule encore pour certains une esthétique de théâtre psychologique ou psychologisante, en général rejetée des scènes contemporaines. Cependant, selon Ostermeier qui, comme nous venons de voir, revendique, recherche et réhabilite le récit et la narration au théâtre, Ibsen « se prête bien à raconter quelque chose sur lactualité »55 ; il ajoute : « Cette problématique poussiéreuse est à nouveau dactualité. Elle est, pour ainsi dire, à lorigine de ma volonté de ressusciter Ibsen : nous nous rapprochons de nouveau des structures patriarcales et conservatives, la famille regagne de limportance »56. Ainsi, la prédilection du metteur en scène pour cet auteur de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle peut-elle paraître logique, au sens où Ostermeier dit vouloir réhabiliter, sur le plan esthétique, cette dramaturgie qui raconte des histoires, et sattaquer, par son théâtre, sur un plan politique et sociologique, aux problèmes liés à notre époque : « je ne peux comprendre les pièces quà partir de lactualité »57, dit-il. La dramaturgie ibsénienne permettrait donc mieux que toute autre de mettre le doigt sur une certaine involution idéologique et politique de notre société ; cest ce que constate Ostermeier58 qui se propose de « regarder ce théâtre très psychologique à travers des lunettes matérialistes »59, afin de faire ressortir ce que les pièces révèlent des « contraintes dune société ultra-capitaliste qui rendent malheureux, malades, les gens qui essaient de survivre dans cette société-là. Cest quelque chose qui a beaucoup à voir avec notre époque actuelle »60. Toutefois, lapproche dOstermeier renvoie peut-être justement à ce que dit Jean Jourdheuil, à propos de la manière dont le théâtre aujourdhui ne sattaque quaux maux de la société, ne propose quun traitement de surface, sans parvenir à se saisir dune dimension politique fondamentale : 54 Nora aux Kammerspiele de Brême (en 1967), Le canard sauvage au Deutsches Schauspielhaus de Hambourg (en 1975), deux fois Hedda Gabler, au Schauspielhaus de Bochum (en 1977) et dans celui de Hambourg (en 1979), Le Constructeur Solness au Rezidentztheater de Munich (en 1983), Quand nous nous réveillerons dentre les morts aux Kammerspiele de Munich (en 1991), Rosmersholm au Burgtheater de Vienne (en 2000) et finalement Peer Gynt au Berliner Ensemble (en 2005). 55 Propos de T. Ostermeier dans Peter Michalzik, « Langeweile bestimmt nicht », in Frankfurter Rundschau, 25 octobre 2005. (« [Ibsen] eignet sich gut, etwas über das Heute zu erzählen ».) 56 Propos de metteur en scène dans Ulrich Seidler, « Wo der Terror brütet », in Berliner Zeitung, 23 mai 2006. (« Diese ja verstaubte Problematik auf einmal wieder Aktualität bekommt. Diese Erkenntnis ist sozusagen mein Ibsen-Erweckungserlebnis. Dass wir uns den patriarchalen, konservativen Strukturen wieder annähern, dass Familie wieder wichtig wird ».) 57 Ibid. (« Ich kann zurzeit Stücke nur aus der Gegenwart heraus verstehen ».) 58 « Que nous reste-t-il ? Le refuge de la famille et de la carrière, qui sont les valeurs bourgeoises du XIXe siècle. On revient au temps dIbsen, qui convient mieux à notre génération que Tchekhov. Il nest pas sentimental. Il montre des gens pris dans le carcan de la société, qui livrent un combat personnel, pour trouver une issue ». Cité par B. Salino, « théâtre politik », in Le Monde, 31 mars 2009. 59 Propos du metteur en scène lors dun entretien réalisé au TNB, 12 décembre 2008. 60 Affinités électives, émission de France Culture 1er mars 2007, op. cit. 121 Chapitre IV Le Répertoire « La géopolitique mondiale se recompose et le théâtre ne sait que penser de cette recomposition. Il préfère les phénomènes de société. Lorsquil en appelle à la réalité, il se tourne vers la misère du quart-monde, les horreurs de la guerre en général, le mal vivre des bourgeois bohèmes, des célibataires des deux sexes etc. Il est comme atteint de myopie. On en revient à un naturalisme de proximité, pathétique, postdramatique : Ibsen amputé de sa dimension dramatique »61. Mais si le théâtre dIbsen offre à Ostermeier un terrain thématique particulièrement fertile, il lintéresse également pour dautres raisons. Sa dramaturgie, qui met en avant le récit et la narration, convient bien au travail avec le comédien, lun des centres dintérêt majeurs du metteur en scène et par ailleurs, daprès Ostermeier, lopposition apparente, voire lincompatibilité ou la contradiction qui surgit entre son esthétique générale, son théâtre corporel, musical et rythmé, qui introduit des moments surréels voire cauchemardesques dun côté, et la forme et le contenu de ces drames, le réalisme psychologique dIbsen de lautre, serait très efficace et productive : « Je crois que cette contradiction entre le cliché quon a dans la tête sur Ibsen, et mon théâtre comme un autre cliché, crée des tensions qui produisent quelque chose de différent »62. Au final, la manière qua Ostermeier de traiter la dramaturgie dIbsen donne naissance à un double jeu de miroir : entre les personnages et les acteurs dabord, car la situation et les conditions de vie de ceux-ci correspondent peu ou prou à celles de ceux-là et que, selon le metteur en scène, leur prestation est donc beaucoup plus crédible que lorsquils doivent camper des personnages socialement déclassés, comme cest souvent le cas dans la dramaturgie contemporaine ; entre les personnages et les spectateurs dautre part, car lunivers des uns, représenté sur scène, est clairement inspiré par celui des autres. Le réalisme des drames dIbsen permet donc dincorporer dans les mises en scène, de manière subtile et nuancée, aussi bien des éléments dautoreprésentation que ceux dune relation spéculaire, qui étayent la lecture sociale de ces pièces : « Le grand avantage des drames de société bourgeois dIbsen est quil existe une certaine congruence entre le milieu dans lequel est située la pièce, ceux qui la jouent et qui, ce faisant, évoluent dans une sphère qui est la leur et les spectateurs. [ ] Pour moi se rejoignent ici fort opportunément dune part la possibilité, à travers ces personnages, dinterpeler le public là où il se situe socialement, et dautre part celle de raconter, de manière peut-être plus tangible quavec les matériaux antérieurs, des angoisses individuelles de perte et des mécanismes sociaux brutaux »63. 61 62 63 Jean Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit. Rencontre au TNB, 12 décembre 2008. B. Engelhardt, « Un regard matérialiste sur le présent », in OutreScène, N° 2, op. cit. 122 Chapitre IV Le Répertoire Cette exploration systématique de lunivers bourgeois à travers cet effet de miroir, au bout du compte rapproche la démarche dOstermeier de celle de Stein au début de son travail à la Schaubühne64. Le répertoire de Thomas Ostermeier peut donc au premier regard paraître imprévisible, voire aléatoire. Le metteur en scène affirme par ailleurs que ses choix sont guidés entre autres par le souci de ne jamais être là où on lattend, déviter « dêtre mis dans un tiroir précis »65. Et sans fausse modestie, il sinterroge : « Je serais heureux de pouvoir décrire une direction en ce qui concerne mon travail. Mais il doit bien y avoir un lien dans la mesure où ces matériaux ne me fascinent pas sans raison »66. Nous avons essayé de dégager quelques principes qui structurent cette direction et rendent cette politique cohérente : limportance accordée aux créations de textes contemporains inédits, lesquelles assurent à Ostermeier une originalité dans ses choix par rapport aux autres metteurs en scène et institutions, laccent mis sur le récit, qui lamène à monter des pièces à la narration prononcée, lintérêt porté à la démonstration et la dénonciation des mécanismes de fonctionnement de notre société, qui sont examinés dans leur dimension historique et qui appellent à un dialogue avec les uvres du passé ; ainsi, un dernier constat se dessine : celui dun répertoire mouvant et, naturellement, en plein devenir, qui laisse grandes ouvertes de nombreuses voies devant lui. 64 Nous traitons des points communs et des divergences dans la politique de répertoire de ces deux directeurs de la Schaubühne, un peu plus loin, de manière détaillée. 65 Rencontre au TNB, 12 décembre 2008. 66 « La peur de limmobilité », op. cit., p. 236. 123 Chapitre IV Le Répertoire 3. Le répertoire dOstermeier au regard de ceux de Stein et Castorf Étudier le positionnement de lactuel directeur de la Schaubühne face au lourd héritage de son prédécesseur, Peter Stein, est incontournable, comme nous lavons déjà constaté à plusieurs reprises. Aussi convient-il dexaminer la politique de répertoire dOstermeier et, plus largement, celui de la Schaubühne des années 2000, à laune de celle de Stein. Bien quOstermeier, comme nous lavons déjà cité, pense que « la comparaison avec Stein nest pas pertinente », il sait toutefois quil ne peut léviter. Naturellement, nous ne pouvons nous référer quà un nombre limité des spectacles de Stein, ceux qui illustrent le mieux, à notre sens, les points communs ou divergents entre les répertoires des deux metteurs en scène, qui par ailleurs sinscrivent à peu près dans une même durée : 1970 1980 pour Stein, 2000 2010 pour Ostermeier. Nous nous appuierons, pour ce faire, sur les ouvrages qui se réfèrent à la Schaubühne am Halleschen Ufer67. Rappelons, pour commencer, lassertion connue de Stein selon laquelle il y aurait trois piliers pour tout répertoire théâtral, à savoir les auteurs antiques, Shakespeare et Tchékhov ; on sait que la Schaubühne am Halleschen Ufer fut un laboratoire dune exploration approfondie de ces trois univers68. (Si les deux derniers, Shakespeare et Tchékhov, sont régulièrement montés à la Lehniner Platz depuis 2000, la dramaturgie antique y est, rappelons-le encore, quasiment absente.) Il nexiste pas naturellement de donnée si récurrente quelle inscrirait toutes les pièces montées par Ostermeier dans une seule et même ligne dramaturgique et/ou thématique ; néanmoins, on peut trouver des sujets sociaux qui font retour, notamment celui des différentes formes dexclusion des individus par la société. Cette exclusion peut être due à largent (cest le cas dans Shopping & Fucking, Les Jours meilleurs), à la solitude (dans Le Nom, Manque, Concert à la carte), ou encore à la nonconformité des personnages avec les règles de la cité (dans Disco Pigs, Visage de feu, Catégorie 3.1, Parasites). Cest sans doute parce que ces 67 Notamment Peter Iden, Die Schaubühne am Halleschen Ufer 1970 1979, Frankfurt, Fischer Verlag, 1979 (op. cit.) ; Ivan Nagel, Kortner, Zadek, Stein, Munich, Vienne, Carl Hanser Verlag, 1989 (op. cit.) ; KarlErnst Herrmann, Ruth Walz, Peter Krumme, Schaubühne am Halleschen Ufer, am Lehniner Platz, 1962 1987, Berlin, Propyläen Verlag, 1987 ; Peter Krumme, « Schaubühne am Lehniner Platz, Berlin », dossier consacré à ce théâtre in Théâtre en Europe, n° 1, janvier 1984, pp. 2160 (op. cit.) ; Roswitha Schieb, Peter Stein, ein Porträt, Berlin, Berlin Verlag, 2005 (op. cit.). 68 Stein ne se contentait pas dexplorer ces univers uniquement à travers les uvres de ces auteurs. Ainsi, pour lOrestie dEschyle, en 1980, il mena toute une recherche autour de lAntiquité, avec lAntikenprojekt, en 1974 (et ses Exercices pour comédiens). De la même manière, il prolongea sa mise en scène de Comme il vous plaira, en 1977, par celle du Parc, en 1984, une réécriture libre du Songe dune nuit dété par Botho Strauß. Sa mise en scène des Estivants de Gorki, en 1976, témoigne dune même volonté dapprofondir létude de lunivers dramatique tchékhovien, et annonce ses mises en scène des Trois Surs (la première datant de 1985). 124 Chapitre IV Le Répertoire multiples formes dexclusion par la société daujourdhui restent au centre de ses préoccupations, quOstermeier, dépassant le répertoire contemporain, sest tourné ensuite vers Büchner, puis Ibsen, cest-à-dire vers un autre répertoire qui traite, autrement, de ce problème social majeur : Woyzeck, Nora, Hedda, chacun de ces personnages soulève des questions relatives à la place de lindividu dans la société. Ostermeier résume : « Traditionnellement, les grandes pièces sont toujours celles où un auteur donne la voix aux personnages de la société qui nétaient pas encore sur scène »69. Lintérêt pour les thématiques sociales est un dénominateur commun de la politique de répertoire des deux directeurs de la Schaubühne. Avec une différence majeure cependant : là où Ostermeier aborde ces sujets par le prisme de lindividu, sa position dans la société, Stein, quant à lui, procédait avant tout en examinant la problématique du collectif, son fonctionnement interne et sa gestion ; une problématique qui était au centre des questionnements non seulement esthétiques, mais aussi politiques et idéologiques de la troupe. De là par ailleurs, un certain nombre déléments auto représentatifs dans les spectacles de cette période du théâtre am Halleschen Ufer70 ; on retrouve chez Ostermeier ce même principe dautoreprésentation, mais sur dautres bases. La première mise en scène de Stein à la Schaubühne fut La Mère de Brecht, une adaptation du roman de Gorki, qui dépeint les difficultés dinstaurer une nouvelle organisation commune de la société et illustre le chemin épineux quil faut suivre pour établir un nouveau et meilleur ordre social. Lhistoire de cette Mère qui se montre dabord réticente envers les idées et les activités révolutionnaires de son fils (nous sommes en Russie avant la Révolution de 1917), mais qui simplique de plus en plus dans le mouvement révolutionnaire, va jusquà apprendre à lire et à écrire et, après la mort de son fils, devient une égérie de la Révolution, est en effet très emblématique pour la jeune troupe de la Schaubühne. « Lauthenticité de cette description repose sur le fait quen traitant de circonstances lointaines, la troupe sattaque également à sa propre situation », affirme Peter Iden71. Et ceci non seulement au niveau du contenu de la pièce, poursuit-il, mais également à celui du travail théâtral proprement dit : en confiant le rôle de la Mère à Therese Giehse, lune des comédiennes emblématiques de Brecht, « le jeune collectif fait la révérence au théâtre critique dune autre génération »72. 69 Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 35. La notion de lautoreprésentation, mise en avant par Peter Iden, fut déjà fortement marquante dans la mise en scène de Torquato Tasso de Goethe par Stein au Théâtre de Brême en 1969 (nous lavons déjà évoquée). 71 Peter Iden, Die Schaubühne am Halleschen Ufer 1970 1979, op. cit., p. 38. (« Jedoch gründet die Schilderung darauf, dass das Ensemble, von fernen Umständen handelnd, sehr wohl seine eigenen mitbedenkt ».) 72 Ibid., p. 39. (« eine Reverenz des jungen Kollektivs vor der Tradition des kritischen Theaters einer anderen Generation ».) 70 125 Chapitre IV Le Répertoire Il en va de même pour la Tragédie optimiste de Vsevolod Vischnievski que Stein mit en scène à la Schaubühne en 1972. La pièce traite dun groupe de marins russes qui, lors de la Révolution de 1917, se libère de ses maîtres, mais pour sen voir aussitôt imposer dautres par les fonctionnaires du Parti Communiste : la question de lautorité (comment létablir ?) et de la discipline (comment limposer à un collectif ?) est centrale dans cette uvre. La pièce laisse percer un certain scepticisme sur la possibilité dun changement social significatif, car les marins, dès quon les organise en unité de combat, sombrent dans la guerre. Un questionnement semblable sur le rôle de la direction dun groupe, sur ses raisons dêtre et les conséquences quelle peut avoir, simposait à la troupe. Stein, qui aborda ce genre de problématiques sociales dans un grand nombre des spectacles quil a montés à la Schaubühne am Halleschen Ufer dans les années soixante-dix, en usa même comme éléments auto représentatifs de la troupe. Un autre thème que nous étudions et qui revient régulièrement dans les pièces montées à lépoque de Stein, est celui que Peter Iden a pointé sous le terme dAufbruch, un mot difficilement traduisible en français, qui signifie à la fois une rupture et un nouveau départ, la volonté de faire table rase du passé, pour se tourner vers quelque chose de nouveau. Iden remarque que si les conditions et les causes de ces Aufbrüche varient de pièce en pièce, une chose leur est commune : ils échouent tous, de quelque manière que ce soit : « Toutes les représentations [de Stein] jusquen 1978 racontent des ruptures et des départs qui échouent et, qui plus est, dans lesquels léchec est inscrit dès le début comme inévitable et immanent »73. Ainsi, pour ne donner que deux exemples très connus74 : Peer Gynt, au terme de son voyage, lequel ne fut quune fuite constante, découvre quil a raté sa vie et quil la finira seul75 ; le Duc et sa suite, qui ont quitté leur palais pour chercher la liberté dans la nature, retrouvent dans la forêt dArdenne les vieilles questions et les problèmes de la cour76. Chez Ostermeier, le thème dAufbruch napparaît pas de manière aussi systématique, mais pointe tout de même à travers certains de ses choix : le nouveau départ que le Constructeur Solness tente avec Hilde se solde, de façon inévitable semble-t-il, par sa chute mortelle hautement symbolique ; dans Avant le lever du soleil, lamour entre Loth et Hélène, qui représente pour cette dernière un espoir de sortie du marasme de son milieu, est inévitablement voué à une fin tragique ; et 73 Ibid., p. 44. («Alle Aufführungen bis 1978 erzählen von Aufbrüchen, die scheitern, und mehr: denen das Scheitern zwangsläufig und immanent ist ».) 74 Pour une étude plus approfondie sur ce sujet, cf. les pp. 44 49, ibid. Les Bacchantes dEuripide dans la mise en scène légendaire de K. M. Grüber en 1974 illustrent aussi ce thème : le nouveau culte de Dionysos que tentent dinstaurer les Bacchantes se termine dans un bain de sang. 75 Dans la mémorable mise en scène de la pièce éponyme dIbsen faite par P. Stein en 1971. 76 Comme il vous plaira de W. Shakespeare, mise en scène P. Stein en 1977. 126 Chapitre IV Le Répertoire la vie morne, triste, solitaire et vide de Mademoiselle Rasch dans Concert à la carte, sorte dépilogue de Nora, sachemine logiquement vers un suicide qui stigmatise le geste libérateur de Nora comme vain. Autre point commun que lon retrouve dans la politique de répertoire dOstermeier et dans celle de Stein à la Schaubühne : un certain esprit de contradiction. Ainsi, le répertoire de la Schaubühne de Stein exprime-t-il le désir de son directeur « de rendre manifeste la complexité du monde en combinant des points de vue opposés ou contradictoires », écrit Georges Banu77. Ceci sillustre dune manière particulièrement marquante dès les deux premiers spectacles que présenta la Schaubühne sous la direction de Stein : quelques trois mois après La Mère78 eut lieu la première dune pièce de lAutrichien Peter Handke, La Chevauchée sur le Lac de Constance, dans une mise en scène de Claus Peymann et Wolfgang Wiens79. « Dans la première année, nous avons monté parallèlement La Mère, de Gorki/Brecht, et une pièce de Peter Handke. Lopinion publique a utilisé, selon ses propres intérêts, tel ou tel aspect de notre travail. Mais cette double entente était inscrite dès le départ dans notre projet théâtral. Nous nétions certainement pas devenus acteurs pour faire de la propagande socialiste. La raison profonde était ailleurs : vouloir raconter et faire surgir sur le plateau quelque chose du visage caché de lexistence humaine, tenter de peindre sur la scène des images de lhomme »80. Handke sinspirait librement pour cette pièce du poème éponyme de Gustav Schwab, poète allemand de la première moitié du dix-neuvième siècle, dans lequel un cavalier cherche à atteindre la rive opposée du Lac de Constance par une tempête de neige et, lorsquon lui apprend quil vient de traverser avec son cheval la surface gelée du lac, tombe mort, foudroyé de terreur. De la même manière, les personnages de Handke, qui portent les noms dacteurs connus de lépoque et qui, tout au long de la pièce, tentent de sapprocher, de se connaître les uns les autres, semblent dire que nous nous tenons tous sur une glace fine qui peut à tout moment se rompre. Dans ce jeu de miroir, théâtre dans le théâtre, ils sont brusquement amenés à comprendre quils sont en fait depuis longtemps déjà morts du moins symboliquement, les uns pour les autres ce quils ignoraient. Ce spectacle se trouvait donc 77 Dans Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit., p. 36. Première le 8 octobre 1970. 79 Première le 23 janvier 1971. Claus Peymann et Wolfgang Wiens nont pas travaillé en tandem, comme ce fut le cas pour certains spectacles de la Schaubühne à cette époque, à commencer par La Mère, où le nom de Peter Stein figure à côté de ceux de Wolfgang Schwiedrzik et Frank-Patrick Steckel. La raison est ici plus prosaïque : Peymann ayant quitté la Schaubühne au cours des répétitions de cette représentation, il fut remplacé par Wiens qui les a menées à terme (comme le rapporte P. Iden, Die Schaubühne am Halleschen Ufer 1970 1979, op. cit., p. 44). 80 Dit Stein dans Essayer encore, échouer toujours, op. cit., p. 35. 78 127 Chapitre IV Le Répertoire en opposition et en contradiction totale avec celui qui précédait, La Mère, tant au niveau de son contenu métaphysique, que du fait que Handke comptait alors parmi les critiques les plus virulents du brechtisme, lequel était à cette époque encore très fortement influent dans lesthétique de la plupart des théâtres ouest-allemands. Iden résume : « Cette représentation inattendue pour le public, et difficile à comprendre dans un premier temps, répondait à la propagande optimiste de La Mère par les doutes les plus noirs : vous parlez dun changement de la société et vous ne savez même pas que cest déjà une aventure et un danger de mort, lorsque deux personnes veulent se mettre daccord sur une bagatelle de la vie quotidienne. La thèse de ce spectacle fut : qui parle de changements sur le même mode que Brecht, na rien compris »81. Cependant, si la forme brechtienne de la mise en scène de La Mère était contraire à celle de certains des spectacles suivants, elle entrait en contradiction également avec la pratique brechtienne de lépoque, notamment en RDA. En effet, les deux pères fondateurs de la Schaubühne avant larrivée de Stein, les dramaturges Dieter Sturm et Hartmut Lange, tous deux originaires de lAllemagne de lEst, avaient vécu lépuisement esthétique et idéologique de la théorie et de la pratique brechtiennes prônées par le Berliner Ensemble ; ce serait de cette esthétique muséale que la Schaubühne des années soixante aurait voulu se démarquer. En ce sens, le premier travail de Stein dans ce théâtre aurait pu être une commande passée au metteur en scène par les deux dramaturges : faire un spectacle à contrepied de ceux du Berliner Ensemble, une représentation censée affirmer le potentiel esthétique et idéologique du théâtre brechtien qui se serait évaporé de la pratique est-allemande. La distribution de Giehse dans le rôle titre pourrait être vue sous cette lumière82. Les choix de répertoire de la Schaubühne sous Stein se définissaient fortement par leur rapport au paysage théâtral dans lequel ils sinscrivaient, tout comme, aujourdhui, après lui, ceux dOstermeier. Par la suite toutefois, Stein développa à la Schaubühne une esthétique et une vision du théâtre qui non seulement dépassèrent lorthodoxie brechtienne, mais se détachèrent du brechtisme (pour lui, cest un leurre de croire que le théâtre va agir sur les consciences et faire évoluer les comportements). Sa troupe sattela dès lors à explorer également le monde qui 81 P. Iden, Die Schaubühne am Halleschen Ufer 1970 1979, op. cit., p. 44. (« Diese für das Publikum, unerwartete und anfangs auch schwer verständliche Aufführung antwortete auf die optimistische Propaganda von Die Mutter mit den abgründigsten Zweifeln: Ihr redet von Veränderung der Gesellschaft und wisst noch nicht einmal, dass es schon ein lebensgefährliches Abenteuer ist, wenn zwei sich auch nur über eine alltägliche Winzigkeit verständigen wollen. These dieser Aufführung war: Wer so von Veränderungen redet wie Brecht hat nichts verstanden ».) 82 Nous reprenons ici une hypothèse de Jean Jourdheuil formulée lors de la séance Berlin effacement des traces du Séminaire Doctoral de léquipe de recherche Histoire des Arts et de Représentations, le 13 novembre 2009. 128 Chapitre IV Le Répertoire lentourait et à tenter de saisir limaginaire bourgeois, notamment (Labiche, Courteline, Gorki, etc.)83. À la Schaubühne aujourdhui, on retrouve cette même préoccupation dinterpréter lesprit et lunivers dune certaine bourgeoisie, même si cela passe par dautres choix dramaturgiques (Ibsen, Wedekind, Schnitzler, Williams, Miller, etc.). Limportance accordée à lécriture contemporaine et la présence dun Hausautor, auteur maison, rapprochent la Schaubühne de Stein de celle dOstermeier. En effet, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, Botho Strauß travailla dans cette institution en tant que dramaturge, comme Mayenburg aujourdhui. Stein dit à ce propos : « Lécriture contemporaine est la seule garantie pour le théâtre de pouvoir continuer, même si cest avec difficulté. Au théâtre, il est impossible de se fixer sur le seul répertoire classique [ ]. Cest une relation unique : Botho Strauß a écrit ses textes pour des acteurs quil connaissait, tout comme Tchékhov. Il avait des acteurs de la Schaubühne en tête quand il écrivait, cest pour cela que nous avons travaillé régulièrement avec lui, et je dois dire que cette collaboration a beaucoup contribué à la santé de notre théâtre »84. Strauß vit un grand nombre de ses pièces créé par Stein ou dautres metteurs en scène85, qui mirent en avant le rapport en miroir que ces représentations instauraient entre la scène et la salle. Les mises en scène des pièces dIbsen par Ostermeier font écho à cette pratique spéculaire, alors que lunivers des pièces de Mayenburg impose des représentations dune toute autre nature. On pourrait penser quil existe un autre parallèle à tracer entre les deux directeurs de la Schaubühne, sur un plan idéologique, ou par rapport à leur responsabilité face à lavenir, mais les enjeux, là, diffèrent sensiblement. Les Zielgruppenprojekte, sous Stein, constituèrent une partie non négligeable du répertoire ; il sagissait de projets visant comme public un groupe social déterminé : des jeunes, des apprentis, des ouvriers, etc. Lidée de base, assez répandue dans les institutions de lépoque, était dapporter le théâtre à ceux qui y viennent 83 Jourdheuil décrit lampleur du travail dadaptation sur ce corpus bourgeois, en évoquant ladaptation de La Cagnotte de Labiche, pour laquelle il avait collaboré au titre de dramaturge : « Trois ordres de considérations ont guidé le travail dadaptation : - considérations historiques : Paris sous le Second Empire, les grands travaux du Baron Haussmann, - considérations dramaturgiques (de morale dramaturgique) : transformer les personnages qui nétaient que des faire-valoir en personnages dignes de ce nom, dotés dune certaine autonomie (Blanche, Félix, Tricoche, Madame Chalamel) - considérations enfin sur laffleurement de la sexualité dans les rapports humains (chez Labiche les hommes éprouvent une certaine tendresse les uns pour les autres, il suffit de penser à Perrichon) ». (cf. LArtiste, la politique, la production, Paris, UGÉ, 1976, p. 201.) 84 Dans Essayer encore, échouer toujours, op. cit., p. 35. 85 Les Hypochondres (W. Minks en 1973), La Trilogie du revoir et Grand et petit (P. Stein, 1978), Kalldewey, Farce (L. Bondy, 1982), Le Parc (P. Stein, 1984), La Tanière (L. Bondy, 1986), Le Temps et la chambre (L. Bondy, 1989), Chur final (L. Bondy, 1992) et Jeffers Akt I und II (E. Clever, 1998). 129 Chapitre IV Le Répertoire difficilement ; la Schaubühne dans la période Stein a conçu trente-cinq spectacles de ce genre, avec lesquels la troupe sest produite dans des usines, des ateliers, des foyers de jeunesse ou des centres dapprentissage. Monter des Zielgruppenprojekte nest plus dans lair du temps. Ce que fait aujourdhui Ostermeier, en tentant de rapprocher son théâtre de lÉcole ErnstBusch, où il enseigne depuis 2000, est dun tout autre genre et nettement moins engagé sur le plan sociopolitique ; dailleurs, ce lien entre une école et un théâtre, qui en élargit ainsi la programmation en présentant des spectacles montés avec les élèves du Département Jeu de lÉcole, est relativement commun et conventionnel. Il semble encore opportun ici de mettre en parallèle le répertoire dOstermeier avec celui dune autre personnalité, de la même génération cette fois, dune figure incontournable du paysage théâtral berlinois daujourdhui, Frank Castorf, le directeur de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz à Berlin. Ceci en raison des similitudes et surtout des divergences de parcours des deux metteurs en scène, de celles de leurs uvres et de leur vision théâtrale, mais aussi de leur longévité simultanée à la tête de ces institutions : dix ans86. Mais nous nous limiterons ici à leurs mises en scène personnelles exclusivement, et non à la production globale de leurs théâtres, même si celle-ci participe aussi à la définition de leur travail de directeurs-metteurs en scène, dautant que les pièces quils choisissent généralement de monter eux-mêmes léclairent en retour. Pour comprendre leurs politiques de répertoire respectives, il est utile de voir en regard leurs parcours professionnels et esthétiques, en les situant dans leurs contextes politiques et culturels. Ils sont nés de chaque côté du pays divisé : Castorf à Berlin-Est, en 1951, et Ostermeier dans le nord de lancienne RFA, en 1968. Demblée, leurs études les imprégnèrent dune vision du théâtre différente. Castorf (après un bac professionnel le destinant à une carrière de cheminot) suivit une formation à lUniversité Humboldt de Berlin, au Département de Théâtrologie ; ainsi fut-il dès le départ initié à une approche avant tout théorique, 86 Pour les directeurs des trois autres grandes scènes berlinoises, il nen va pas de même. Le Deutsches Theater fut dirigé par Bernd Wilms depuis 2001 jusquà la saison 2008 ; en 2006, un nouvel intendant, Christoph Hein avait été nommé, mais il sest retiré avant dentrer en fonction ; depuis, la direction du Deutsches Theater fit lobjet de nombreuses querelles politiques et le théâtre traversa même, en 2009, une période de direction transitoire pour un an avec Oliver Reese, lancien dramaturge en chef de cette institution. Depuis la saison 2009/2010, la direction est entre les mains dUlrich Khuon. Le Théâtre Maxim Gorki est, lui, dirigé par Armin Petras, depuis quatre saisons seulement. Quant au Berliner Ensemble, le cas de Claus Peymann, nommé à sa tête depuis 2000, aurait pu offrir dautres comparaisons, mais ses passages déjà très marquants, au Theater am Turm de Francfort, au Schauspielhaus de Stuttgart puis à celui de Bochum et, surtout, au Burgtheater de Vienne, compliqueraient ces mises en parallèles, en amenant trop de paramètres. 130 Chapitre IV Le Répertoire historique et philosophique de lart théâtral. Ostermeier, au contraire, comme nous lavons vu, choisit une formation artistique pratique, en suivant les études de mise en scène à la ErnstBusch Schule de Berlin. En 1992, au moment où Ostermeier intégrait lÉcole, Castorf venait tout juste dêtre nommé à la tête de la Volksbühne et avait derrière lui déjà plus dune décennie de création dans les institutions de la province est-allemande (Brandebourg et Anklam, entre autres), suivie de quelques années de travail sans engagement fixe dans les théâtres occidentaux, après louverture des frontières (à Cologne, Munich, Hambourg, etc.)87. Au contraire, sans passer par des théâtres de province, dès la fin de sa formation, Ostermeier obtint un engagement à Berlin, lorsquen 1996 Thomas Langhoff, alors directeur du Deutsches Theater, lui confia la direction artistique de la Baracke am Deutschen Theater. Le même vent de renouveau qui soufflait dans les années quatre-vingt-dix sur lAllemagne réunifiée porta les deux metteurs en scène, lun à la tête de la Volksbühne, lautre à celle de la Schaubühne. Castorf dit : « les experts88 trouvaient que le bâtiment était dune laideur si repoussante quil fallait y nommer un esprit jeune, pour contrebalancer ça. À lépoque, on ma proposé le poste. Et cest comme ça que tout a commencé »89. La nomination dOstermeier à la direction de lex-théâtre de Stein releva, elle aussi, de ce besoin de sang neuf très marquant de lépoque. Autre point commun aux deux aventures : les metteurs en scène héritaient tous deux dune institution au passé illustre certes, mais qui était tout à fait sclérosée au moment où ils en prenaient les rênes. Au début des années quatrevingt-dix, la Schaubühne périclitait et la Volksbühne ressemblait en effet à un vaisseau fantôme, « un théâtre immense toujours vide »90. Cette cohabitation de deux artistes de formation, culture (politique, esthétique, etc.) et horizons sensiblement différents, au sein du paysage théâtral de la ville réunifiée, est emblématique de la situation politico-culturelle berlinoise actuelle. Ce sont les situations et 87 Chacune des deux Allemagnes avait profité des années qui suivirent la chute du mur pour découvrir le monde du théâtre de lautre côté du Rideau de fer : pendant que Castorf travaillait en intermittence dans des institutions occidentales, Ostermeier participa aux ateliers menés par Einar Schleef, puis aux cours dune école porteuse de lesthétique théâtrale de lAllemagne de lEst. Il est curieux de remarquer quils sont tous deux par la suite retournés chacun de leur côté : Castorf à la Volksbühne, dont les murs respirent encore le passé glorieux du théâtre est-allemand (il a dailleurs fait inscrire au sommet du bâtiment, telle une revendication, le mot « Ost / Est » en énormes lettres de néon), et Ostermeier à la Schaubühne, la plus prestigieuse des institutions de lenclave ouest-allemande. 88 Par les experts, Castorf entend sans doute Ivan Nagel, Friedrich Dieckmann, Michael Merschmeier et Henning Rischbieter, auteurs des « Überlegungen zur Situation der Berliner Theater » (« Réflexions sur la situation des théâtres de Berlin », ou rapport Nagel, op.cit.), où on lit en effet : « Le bâtiment est dune laideur frappante. Ici, lon devrait (justement pour cette raison) fonder un théâtre jeune, avec un désir dinnovation esthétique et un courage politique ». (« Der Bau ist von schlagender Hässlichkeit. Hier sollte man (eben deshalb) ein junges Theater gründen: mit ästhetischer Innovationslust und politischem Mut ».) 89 Dans Ma Vie, un film dAdama Ulrich, © ZDF / ARTE, 2008. 90 Ibid. 131 Chapitre IV Le Répertoire conditions de travail de Castorf et dOstermeier à la tête dune grande institution berlinoise qui, présentant de nombreux points communs, placent le parcours des deux metteurs en scène en parallèle et justifient, voire appellent une comparaison de leurs répertoires91. Pour Castorf, parmi les vingt-cinq pièces environ quil monte les quinze années précédant sa nomination à la tête de la Volksbühne (1992), nous notons que les auteurs du passé prévalent (dix-sept pièces). Trois univers dramaturgiques reviennent régulièrement, qui semblent particulièrement le préoccuper : celui des fondateurs de la littérature dramatique allemande, Gotthold Ephraïm Lessing, Johann Wolfgang Goethe et Friedrich Schiller (Castorf donne une pièce du premier92, trois du second93 et deux du troisième94), lunivers réaliste dHenrik Ibsen (trois drames également95), et celui de William Shakespeare (deux pièces96 puis, Le Roi Lear, en 1992, pour sa première création à la Volksbühne en tant que maître des lieux). Il monte encore Sophocle97 et Federico Garcia Lorca98. Dune manière qui vaut pour lensemble de son uvre, Castorf explore avant tout et presque systématiquement tout lunivers des auteurs allemands. Cette dominante germanique sapplique également à la dramaturgie moderne ; durant la période davant la Volksbühne, deux auteurs dominent ses choix de répertoire : Bertolt Brecht99 et surtout Heiner Müller, dont le metteur en scène monte quatre pièces100 (et auprès duquel il reviendra après 1992) ; il donne aussi une pièce dun auteur contemporain, Lothar Trolle101. 91 Castorf étant de plus de quinze ans laîné dOstermeier, il est naturellement difficile de comparer leurs parcours professionnels dans leur durée, cest pourquoi il nous a paru préférable de faire cette mise en parallèle autour de ce moment charnière que fut leur prise de direction des deux institutions théâtrales berlinoises majeures. Un autre constat vient corroborer ce choix : à considérer leurs carrières respectives comme un tout, lon saperçoit que leur travail, depuis quils sont directeurs, représente quantitativement les deux tiers de leur uvre globale (cinquante et un des soixante-seize spectacles de Castorf et trente des quarante-cinq dOstermeier). Lun comme lautre ne semblent pas tenir compte de leurs choix de répertoire mutuels, lesquels dailleurs évoluent en parallèle, sans jamais se croiser, à quelques rares exceptions près, parmi lesquelles deux Ibsen (Nora et John Gabriel Borkman), et encore, dans un intervalle de presque vingt ans. 92 Miss Sarah Sampson, en 1989 au Prinzregententheater de Munich. 93 Clavigo, en 1986 au Théâtre de Gera, Stella, en 1990 au Schauspielhaus de Hambourg et Torquato Tasso, en 1991 au Residenztheater de Munich. 94 Les Brigands, en 1990 à la Volksbühne, quil reprendra dans ce théâtre plus tard lors de son mandat de directeur, et Guillaume Tell, en 1991 à Bâle. Ostermeier, quant à lui, affirme : « Goethe et Schiller ne me parlent pas ». (Propos tenu à lUniversité Rennes 2, 11 décembre 2008.) 95 Nora, en 1985 au Théâtre dAnklam, LEnnemi du peuple, au Schauspielhaus de Karl-Marx-Stadt et John Gabriel Borkman, en 1990 au Deutsches Theater de Berlin. Par ailleurs, étant donné le parcours personnel et professionnel dIbsen en Allemagne, on pourrait presque le compter également parmi les dramaturges germaniques quaffectionne Castorf. 96 Othello, en 1982 au Théâtre dAnklam et Hamlet, en 1989 au Theater in der Kuppel à Cologne. 97 Ajax, en 1989 à Bâle. 98 La Maison de Bernarda Alba, en 1986 au Neues Theater à Halle. 99 Fragments des pièces de Brecht, en 1976 au Bergarbeitertheater de Senftenberg et Tambours dans la nuit, en 1984 au Théâtre dAnklam. 100 La Bataille, en 1982 et La Mission, en 1983 au Théâtre dAnklam, La Construction, en 1986 au Schauspielhaus de Karl-Marx-Stadt et La Route des chars, en 1986 au Kleist-Theater de Francfort-sur-lOder. 101 Hermès dans la ville, en 1992 au Deutsches Theater de Berlin. 132 Chapitre IV Le Répertoire À partir du moment où Castorf prend ses fonctions à la tête de la Volksbühne, en 1992, il sintéresse aux auteurs classiques et contemporains à part égale (respectivement vingt-trois pièces) et aborde de nouveaux univers, que lon pourrait qualifier de non dramatiques, lesquels apportent une autre logique dadaptation à son travail scénique, celle dune réécriture : une quinzaine de spectacles ont ainsi pour assise un texte à lorigine prosaïque102 ou filmique103, chose qui nexistait pas dans son répertoire antérieur. Cette nouvelle approche du texte scénique a une incidence sur son traitement des uvres dramatiques, si lon considère les libertés quil soctroie désormais par rapport aux textes dramatiques, dans cette même logique dadaptation ou de réécriture. Bien souvent, le travail de Castorf résulte dune approche menée parallèlement et simultanément sur plusieurs pièces, dune confrontation de deux (voire trois) textes et dautant dunivers dramatiques. Ainsi de ses deux spectacles notoires du milieu des années quatre-vingt-dix, Pension Schöller : La Bataille de Carl Laufs, Wilhelm Jacoby et Heiner Müller (1994), et LAcier coule comme de lor / La Route des chars de Karl Grünberg et Heiner Müller (1996), ou encore, exemple plus récent et mieux connu du public français, sa mise en scène des Maîtres chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner (2006), dans laquelle il mêla, à luvre du compositeur allemand, des extraits de la pièce révolutionnaire dErnst Toller, Masse-Mensch104. Castorf continue, dans une mesure variable, à sattacher aux mêmes univers (ceux de Schiller, Ibsen, Shakespeare, Brecht105 et Müller106) et à sattaquer surtout à des thématiques et problématiques spécifiquement allemandes, notamment à celles liées au passé récent de lAllemagne, des deux guerres mondiales à la réunification, autour des sentiments contradictoires de culpabilité ou de nationalisme qui en ont découlé ; il en fait presque une marque de fabrique qui imprègne de manière indiscutable lesthétique de ses spectacles : désordre, catastrophe, noirceur, destruction, provocation, violence, ironie. Dans cette logique, il paraît alors étonnant, intriguant même, que le metteur en scène nait jamais puisé dans 102 Comme Orange mécanique, daprès Anthony Burgess en 1993, Trainspotting, daprès Irvine Welsch en 1997, Les Particules élémentaires, daprès Michel Houellebecq en 2000 ou Berlin Alexanderplatz, dAlfred Döblin en 2001 et en 2007. Lexemple majeur de ce type de travail est naturellement son cycle dadaptations de romans de Fiodor Michailovitch Dostoïevski, entre 1999 et 2005. 103 La Cité des femmes, daprès Federico Fellini, en 1995. 104 À ce propos, on pourrait sétonner du fait quOstermeier ne se soit jamais attaqué à lopéra, alors que, musicien, il revendique limportance primordiale de la musique pour son théâtre. En effet, aujourdhui où presque tous les grands metteurs en scène de théâtre se tournent vers lopéra, Ostermeier refuse de « travailler dans ce monde-là, [dans] les grandes usines, [où] il ne reste pas de place pour la recherche, en concluant : jaime trop la musique pour travailler à lopéra ». (Entretien au TNB, 12 décembre 2008.) 105 Respectivement : Les Brigands, en 1996, La Dame de la mer, en 1993, Le Roi Lear, en 1992, Dans la jungle des villes, en 2006. 106 Outre les deux spectacles déjà cités, ajoutons Der Marterpfahl, daprès Friedrich von Gagern et Heiner Müller en 2005. 133 Chapitre IV Le Répertoire luvre de Georg Büchner, auteur pourtant fréquemment abordé de nos jours, dont luvre semble même une sorte de passage obligé pour les hommes de théâtre allemands contemporains et qui, de plus, semblerait pouvoir servir à merveille lapproche de ce théâtre iconoclaste prôné par Castorf selon une logique de déconstruction et dactualisation ; mais ce manque107 semble dune certaine manière revendiqué par le metteur en scène quand il choisit de monter, en 1994, LAffaire Danton de Stanislawa Przybyszewska, plutôt que La Mort de Danton de Büchner108. De même, autre particularité inattendue, Castorf va puiser dans luvre de Dostoïevski, un Russe, des textes sur lesquels il plaque son intérêt pour les sujets allemands évoqués plus haut, en montant Les Possédés en 1999, Humiliés et offensés en 2001, LIdiot en 2002 et Crime et châtiment en 2005. Cette place que tient lécrivain russe dans le répertoire du directeur de la Volksbühne ressemble par là étrangement à celle dIbsen pour celui dOstermeier : dans les deux cas, les metteurs en scène se sont engagés dans une recherche approfondie sur ces deux univers respectifs, travail qui sinscrit dans une continuité évidente dun spectacle à lautre, en tissant des liens explicites et identifiables par le public ; ils sont tous deux entrés dans une logique de cycle, qui a fait par ailleurs de leurs spectacles, des articles dexportation, puisquils les font tous deux tourner dans le monde entier. En plus, selon Jean Jourdheuil, ces cycles participent également de la « mise en scène de la conflictualité persistante Est-Ouest entre Schaubühne Ostermeier et Volksbühne Castorf [ ]. Le retour dOstermeier à Ibsen après son invocation dun théâtre du réel sur le mode dun manifeste pour en finir avec le Regietheater, nest pas moins symptomatique que le traitement de Dostoïevski par Castorf, inversion certes radicale de linterprétation nazie des uvres de lauteur russe, mais surdité symptomatique à la dimension religieuse orthodoxe »109. Ostermeier a connu, nous lavons vu, un flottement de deux ans lors de sa prise de direction de la Schaubühne, tandis que chez Castorf, il semble que son arrivée à la Volksbühne ait correspondu presquimmédiatement à un changement de répertoire, vers la réécriture de textes non dramatiques, ce qui lui permit, dans un contexte théâtral berlinois dur et perplexe, dasseoir la place de sa maison, quand dautres grands théâtres institutionnels fermaient leurs portes, à défaut davoir trouvé leur identité dans cette ville en pleine mutation. 107 Équivalent de labsence, délibérée et affirmée, des pièces antiques dans le répertoire dOstermeier. De même pour lopéra Jacob Lenz de Wolfgang Rihms que Castorf monte en 2008 (dans le cadre des Wiener Festwochen), et qui lui fait contourner luvre de Büchner, laborder par la bande : le livret est une réécriture par Michael Fröhling de la nouvelle de Büchner, Lenz. 109 Jean Jourdheuil, « In den seichten Wassern des Managements », op. cit. 108 134 Chapitre IV Le Répertoire Si les spectres des deux répertoires, dOstermeier et de Castorf, sont très larges, leur différence majeure réside dans le fait que celui de Castorf semble évoluer en cercles concentriques, autour de quelques univers esthétiques et idéologiques qui touchent moins à des questions dramaturgiques (au choix des pièces) quà des principes scéniques (de réécriture et recherches formelles), alors que celui dOstermeier paraît suivre un parcours linéaire où une pièce, un auteur, amènent lautre, et être de ce fait, plus imprévisible. Cest donc là où se trouverait lécart : entre une politique de répertoire intrinsèquement liée à une idéologie théâtrale générale, déterminée même par elle, celle de Castorf, et une autre plus intuitive, où lesthétique des spectacles semble découler des choix de répertoire, être portée par eux, celle dOstermeier. Enfin, si lon se permettait de pousser plus loin cette réflexion du rapport entre répertoire et esthétique, lon pourrait confronter ce binôme Castorf-Ostermeier à un autre de la génération précédente, celui de Peter Stein-Klaus Michael Grüber110, qui dominait tout autant le même espace culturel berlinois (aujourdhui sans doute pas plus homogène qualors), il y a trente ans. Le répertoire de Stein à la Schaubühne était à la base de son « esthétique classique [laquelle] reposait sur la distinction claire et toujours réaffirmée de la triade lyrique, épique, dramatique »111. On pourrait donc, sur ce point précis, rapprocher le théâtre dOstermeier de celui de Stein, qui paraît lui aussi déterminé par ses choix dauteurs et de pièces ; alors que chez Castorf, au contraire, ce sont les partis pris esthétiques et philosophiques qui régissent les choix de répertoire, comme chez Grüber, dont luvre était guidée plutôt par « une philosophie de lart et une philosophie du tragique dont les jalons seraient Schelling, Hölderlin, Nietzsche et Heidegger »112. 110 Tout en sachant, bien sûr, que ce dernier na jamais dirigé un théâtre ou souhaité le faire. « Effectuant une sorte de synthèse de lesprit humain dEschyle à Tchékhov [qui] réaffirme la validité du drame dans une perspective classique ». (Jean Jourdheuil, Un théâtre du regard, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. Cahiers de lOdéon, 2002, p. 39.) 112 J. Jourdheuil (ibid., p. 41), lequel nous fait remarquer dailleurs qu « il faut aussi relativiser cette comparaison : la rivalité, la concurrence SteinGrüber était à lintérieur dun théâtre à Berlin-Ouest et faisait des vagues à linternational, la rivalité, lopposition OstermeierCastorf a pour espace, ou lieu, une ville, Berlin, et à partir de cet espace berlinois, elle sétend au-delà. La première charrie essentiellement des enjeux artistiques, la seconde de facto des enjeux politiques et artistiques ». 111 135 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie V. LAUTEUR, LE TEXTE ET LA DRAMATURGIE 1. Lauteur et le texte Laccent mis sur la découverte et la représentation de la dramaturgie contemporaine, à « écriture directe, brutale, au rythme rapide »1, expliquait pour certains le succès de la Baracke dOstermeier. Lexploration de nouveaux textes était le fer de lance de ce théâtre, et le metteur en scène poursuivit cette voie dans un premier temps à la Schaubühne : dès 2000, il afficha son intérêt pour les jeunes auteurs, en linscrivant dans la déclaration programmatique de la nouvelle Schaubühne. La spécificité de ce théâtre devait résider non seulement dans une défense des auteurs contemporains, mais aussi dans le retour, à travers les pièces montées, « à la notion de contenu, de message, [pour] essayer de nouveau davoir une influence sociale »2. Ces choix de répertoire devaient être accompagnés dune esthétique particulière, dune manière de raconter « contemporaine »3, qui soit imprégnée dune vision sociale et politique, selon un concept revendiqué de « nouveau réalisme »4. Dans le manifeste Le Théâtre à lère de son accélération, le parti pris de travailler sur des textes de jeunes auteurs apparaît donc en 1999 comme le sujet principal, comme lengagement esthétique le plus important que prend la Schaubühne dOstermeier. Ce qui navait été quune intuition à lépoque de la Baracke, voire le fruit dun hasard (au départ, Ostermeier comptait exploiter plutôt le répertoire du passé ), devient à la Schaubühne une réaction tangible à lépuisement dun certain modèle de théâtre, celui dit de mise en scène, qui choisissait, de préférence aux écritures et aux auteurs contemporains, les relectures des uvres du passé. Ce Regietheater avait conduit, selon Ostermeier, à une crise de lécriture contemporaine en Allemagne : « Il ne faut guère sétonner alors, de ce que les jeunes dramaturges allemands soient restés dans lombre. Ils ne furent ni soutenus ni réclamés. Cétait un cercle vicieux : personne ne voulait mettre en scène leurs textes et personne ne voulait écrire pour les jeunes metteurs en scène et leurs acteurs. Cette évolution mena inévitablement à une crise, qui se déclara définitivement après la mort de Werner Schwab et de Heiner Müller, et la retraite de Botho Strauß et de Peter Handke vers dautres sphères. [ ] La crise de la dramaturgie allemande 1 Cette écriture constitue « une confrontation avec le monde contemporain dans laquelle se retrouve lensemble dune génération ». (Emmanuel Béhague, Le Théâtre dans le réel, op.cit., p. 150.) 2 Entretien avec Barbara Engelhardt, « La peur de limmobilité », op. cit., p. 283. 3 Thomas Ostermeier, Sasha Waltz, Jens Hillje et Jochen Sandig, « Wir müssen von vorn anfangen », op. cit. (« Zeitgemäßes Erzählen ».) 4 Ibid. (« Einen neuen Realismus ».) 136 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie contemporaine survenue après Heiner Müller et Werner Schwab, est une crise des contenus, de la forme et des tâches quelle pourrait elle-même sassigner »5. Mais quels sont donc les auteurs recherchés, quelle est cette écriture dont Ostermeier souhaite lavènement? Dans un premier temps, le metteur en scène appelle à labandon des approches abstraites voire conceptuelles de lécriture, au renoncement à ce théâtre qui « somnole dans une autoréflexion hautement intellectuelle, se masturbe dans un amour vaniteux de la langue, sans idée ni désir, ou est tout simplement inoffensif »6, pour mettre laccent sur la représentation dune réalité concrète, ainsi que sur le récit : « Nous avons besoin de nouveaux auteurs qui aiguisent et ouvrent leurs yeux et leurs oreilles au monde et à ses histoires incroyables »7. Cette réalité, toutefois, doit être saisie et dépeinte, racontée, dune manière originale, personnelle et en même temps plurielle : « Des auteurs qui offrent à la voix un langage jamais entendu, qui trouvent pour les êtres humains des personnages jamais vus, des conflits jamais inventés, pour dire leurs problèmes, des canevas jamais utilisés pour raconter leurs histoires. Lexplosion de différentes réalités des aspects du monde et des formes de vie liée à lécroulement des grandes idéologies et des camps politiques, ne peut se refléter quà travers la plus grande diversité de regards et les esquisses du monde dauteurs variés »8. Ostermeier cherche des dramaturges qui racontent des histoires de la vraie vie et mettent en scène des personnages confrontés à des conflits réels, dont ils ne tentent pas de motiver ou de justifier leurs actes et leurs comportements, des dramaturges qui offrent un nouveau regard sur la réalité, sans pour autant linterpréter ou la juger : « Ces auteurs refusent toute sorte dexplication socio-psychologique, toute sorte de motivation, toute sorte de guidage socio-pédagogique pour surmonter la souffrance il sagit 5 Propos de T. Ostermeier dans « Das Theater im Zeitalter seiner Beschleunigung », op. cit., p. 11. (« Kein Wunder also, dass die jüngeren deutschen Dramatiker ein Schattendasein führten. Nicht gefördert und nicht gefordert. Ein Teufelskreis: Niemand wollte (jüngere) Autoren inszenieren, niemand wollte für (jüngere) Regisseure und ihre Schauspieler schreiben. Eine Entwicklung, die in die Krise führen musste. Spätestens nach dem Tod von Werner Schwab und Heiner Müller und dem Rückzug von Botho Strauß und Peter Handke in andere Sphären war die Krise offensichtlich. [ ] Die Krise der zeitgenössischen deutschen Dramatik nach Heiner Müller und Werner Schwab ist eine Krise der Inhalte, der Form und des Auftrags, den sie sich geben könnte ».) 6 Ibid., p. 13. (« In höchster intellektueller Selbstreflexion dahindämmert oder in eitler Sprachverliebtheit ohne Idee oder Anliegen onaniert oder einfach nur harmlos ist ».) 7 Ibidem. (« Wir brauchen Autoren, die ihre Augen und Ohren für die Welt und ihre unglaublichen Geschichten öffnen und schärfen ».) 8 Ibidem. (« Autoren, die eine Sprache finden für Stimmen, die noch nicht gehört wurden, Figuren finden für Menschen, die noch nicht zu sehen waren, Konflikte für Probleme finden, über die noch nicht nachgedacht wurde, Fabeln finden für Geschichten, die noch nicht erzählt worden sind. Die mit dem Kollaps der großen Ideologien und politischen Lager verbundene Explosion verschiedener Wirklichkeiten Sichten auf Welt und Lebensformen kann sich nur in den unterschiedlichsten Weltsichten und Weltentwürfen der unterschiedlichsten Autoren spiegeln ».) 137 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie seulement dun enchaînement dactions qui est à des années lumière en avance sur tous les clichés de la psychologie humaine »9. Ostermeier semble prôner un retour à des constructions narratives et linéaires, à une écriture qui saffirme davantage par loriginalité, limpact et la force de son contenu, que par les concepts formels de sa composition. La revendication dun réalisme nouveau de la dramaturgie passe par une volonté de « comprendre les hommes », de mettre laccent sur leurs histoires et leurs comportements, et non par le désir de « faire entendre, [ou] de mettre en valeur la littérature »10. Lune des conséquences de cette approche, de cette vision de la dramaturgie, est de réintroduire la notion de personnage, un personnage ancré dans le réel, au sein de lécriture et de la mise en scène, en rompant ainsi avec la logique des figures, des concepts plus ou moins abstraits, des expériences avec le matériau théâtral (dont le texte nest quun élément parmi dautres), apanages du théâtre postdramatique. Pour certains commentateurs, comme Nikolaus Frei11, la politique en faveur des auteurs menée par Ostermeier à la Schaubühne, témoignerait dun changement général dans les consciences, et par conséquent sur les grandes scènes subventionnées, qui sétait déjà manifesté dans le paysage théâtral allemand à travers quelques voix solitaires, sur des scènes indépendantes, dès la fin des années quatre-vingt-dix ; « La présence dOstermeier dans le monde théâtral au tournant du siècle peut avoir valeur dexemple dun appel généralisé à la renaissance du drame »12. Dans un commentaire du Théâtre à lère de son accélération, Frei remarque ensuite que cette intronisation de lauteur comme « celui qui fait la connexion entre le théâtre et le monde »13 signifie laffirmation du dramaturge comme un créateur autonome, dont le regard homogène sur le monde (perçu naturellement de manière plus ou moins fragmentée) peut se réaliser à travers les moyens traditionnels du drame ; dun autre côté, elle vise et sert le détournement du médium théâtre de cette « autoréflexion hautement intellectuelle »14 déjà évoquée, qui caractérise certains spectacles autoréférentiels du théâtre postdramatique. Frei parle ensuite dun « retour à un 9 Ibid., p. 14. (« Die Autoren verweigern eine sozialpsychologische Ursachenerklärung, keine Motivation, keine Anleitung zur sozialpädagogischen Überwindung des Leidens nur eine Kette von Handlungen, die jedem Klischee von menschlicher Psychologie Lichtjahre voraus ist ».) 10 Dans Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 49. 11 Nikolaus Frei, Die Rückkehr der Helden: deutsches Drama der Jahrhundertwende (1994 2001), Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2006. 12 Ibid., p. 56. (« Ostermeiers Präsenz im Kulturbetrieb der Jahrhundertwende kann als repräsentatives Beispiel für den allgemeinen Ruf nach einer Renaissance des Dramas gelten ».) 13 « Das Theater im Zeitalter seiner Beschleunigung », op. cit., p. 13. (« Die Verbindungslinie des Theaters zur Welt ist der Autor ».) 14 Ibidem., cité. 138 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie théâtre littéraire »15 chez Ostermeier, au regard de sa formulation du concept de réalisme, de sa revendication à un retour à la narration (vue comme un « processus : cest-à-dire quune action a des suites, des conséquences »16), donc à un retour aussi à une certaine linéarité. Lunivers que le metteur en scène exploite intensivement dès la période de la Baracke se nourrit des approches globales du drame contemporain anglo-saxon. Cette exigence que des thèmes « dignes dêtre racontés »17 soient au fondement de lécriture dramatique naît dune certaine lassitude causée par le refus de la narration, de la linéarité et de la causalité, caractéristiques du théâtre postdramatique. Ostermeier revendique son aspiration à la réhabilitation dune parole intelligible sur scène : « Personnellement, jétais toujours assez gêné lorsque jallais au théâtre et que je ne comprenais pas certaines choses. Ce côté élitaire, revendiqué, mais qui allait main dans la main avec une incompréhensibilité des spectacles et des pièces, ma toujours terriblement énervé. De nombreux comédiens sur les scènes allemandes ressentaient ce même manque que nous. Ils voulaient prononcer et jouer des textes [ ] qui reflèteraient le quotidien, cest-à-dire ce qui se déroule dehors »18. Face à un modèle culturel et artistique qui stigmatise limitation de la réalité comme étant dépassée, cette volonté dun réalisme nouveau est « forcément exposée au soupçon dêtre sinon réactionnaire, du moins naïve »19. La revendication dOstermeier de faire de la référence aux problèmes politiques et sociaux, lobjectif principal du théâtre, est donc taxée par certains de néo-conservatisme, et vue comme un recul. Cette approche réaliste, « complètement dépourvue toutefois de son acuité provocatrice dantan face à un art idéalisant »20, selon Hans-Thies Lehmann, peut offrir un moment de répit et satisfaire temporairement un public que lon dit las des destructions éternelles, à la longue, « un théâtre tellement consensuel restera forcément au-dessous de ses possibilités politiques et artistiques, 15 N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 57. (« Reliterarisierung des Theaters ».) « Das Theater im Zeitalter seiner Beschleunigung », op. cit., p. 13. (« Sie zeigt Vorgänge, das heißt, eine Handlung hat eine Folge, eine Konsequenz ».) 17 Ibid., p. 14. (« Erzählenswert ».) 18 Propos dOstermeier dans « Auf der Suche nach dem trojanischen Pferd », in Theater Heute, Almanach 1998, pp. 24 et 29. (« Mich persönlich hat es immer gestört, wenn ich ins Theater gegangen bin und bestimmte Dinge nicht verstanden habe. Dieses aufgesetzt Elitäre, was aber auch mit einer Unverständlichkeit der Aufführungen und Stücke einherging, hat mich immer furchtbar aufgeregt. Etliche Schauspieler am deutschen Theater hatten eine ähnliche Sehnsucht wie wir. Sie wollten endlich einmal Texte sprechen und spielen, [ ] die Alltag verspiegeln, das, was draußen abläuft ».) 19 N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 58. (« ist zwangsläufig dem Verdacht ausgesetzt, wenn nicht reaktionär, so doch zumindest naiv zu sein ».) 20 Propos de Lehmann in « Wie politisch ist postdramatisches Theater? », in Theater der Zeit, octobre 2001. (« der freilich seiner einstigen provokativen Schärfe gegenüber der idealisierenden Kunst gänzlich beraubt ist ».) 16 139 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie par crainte de prendre des positions trop risquées »21. Clamer le retour en force dune dramaturgie qui se propose de refléter la réalité actuelle, de limiter dune manière immédiate, revient, pour Lehmann, à « se leurrer »22, car si le théâtre est « laffaire de linstant »23, lécriture dramatique ne peut lêtre : « le temps quune pièce de théâtre sur un thème politique soit écrite, quelle passe par des comités de lecture, quelle soit imprimée, programmée par un théâtre, répétée et enfin représentée, il peut tout aussi bien être trop tard pour tout effet politique immédiat »24. Si, pour Lehmann, le retour à un théâtre dramatique, réaliste, signifie un recul, en termes notamment dacuité politique, Hans Friedrich Bormann insiste sur le fait que ce désir dimitation de la réalité soulève dautre part des questions relatives à lillusion dramatique et à la dichotomie entre la scène et la salle, souvent considérées comme dépassées : ce parti pris relève selon lui dune « tentative du maintien des frontières entre la fiction et la réalité, [ ] dont leffacement est depuis longtemps chose acquise dans dautres domaines de lart, et pas seulement en théorie »25. Malgré ces accusations desthétique et didéologie rétrogrades, Ostermeier soutient que le théâtre dramatique de son réalisme nouveau est bien révolutionnaire. Il oppose à ces attaques, avec ironie, la notion de réalisme capitaliste, un phénomène récurrent dans le théâtre germanophone et européen : une esthétique d anything goes, « où toute sorte de lecture et dinterprétation est autorisée et où on démontre constamment que le noyau de lindividu autodéterminé et subjectif nexiste plus, et quon peut donc tout déconstruire »26. Comme dans le cas du réalisme socialiste, qui se fixait pour but daffirmer et de consolider un certain idéal et un certain ordre social, le réalisme capitaliste est lui aussi représentatif de lestablishment contemporain, au sens où il montre lindividu comme incapable dun acte autodéterminé ; ce serait pour cette raison, selon Ostermeier, que cette esthétique est soutenue et subventionnée, car elle a pour conséquence la diminution de la force contestataire de lart, 21 Ibid. (« Ein so auf Akzeptanz zielendes Theater wird jedoch aus Furcht vor wirklich riskanten Setzungen unter seinen politischen und künstlerischen Möglichkeiten bleiben ».) 22 Ibid. (« Sich zu betrügen ».) 23 Ibid. (« Sache des Moments ».) 24 Ibid. (« Bis ein Theaterstück zu politischen Themen geschrieben, lektoriert, gedruckt, von einem Theater geplant, geprobt und aufgeführt ist, dürfte es für eine politische Wirkung immer schon ganz einfach zu spät sein ».) 25 Propos de Bormann dans « Die vergessene Szene. Drama-Theater-Medien. Ein Nachtrag », in Theater der Zeit, octobre 2000. (« verraten den Versuch einer Aufrechterhaltung jener Grenzen zwischen Fiktion und Wirklichkeit [ ], deren Auskraftsetzung in anderen Bereichen, und nicht nur in der Theorie, schon lange vorausgesetzt wird ».) 26 Barbara Burckhardt, Michael Merschmeier, Franz Wille, « Next Generation, Interview mit Thomas Ostermeier, Stefan Bachmann und Matthias Hartmann », in Theater heute, Almanach 1999. (« wo jede Lesart und Interpretation erlaubt ist und ständig darauf hingewiesen wird, dass es den Kern des Selbstbestimmten, subjektiven Individuums eigentlich nicht mehr gebe, weshalb man alles dekonstruieren könne ».) 140 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie ce qui convient « à ceux qui détiennent le pouvoir »27. Face à cette vision du théâtre, le metteur en scène appelle à un changement des consciences : « Nous opposons [à lesthétique du réalisme capitaliste] la notion romantique de lindividu et de la narration des histoires. Et une forme qui trouve et affirme sa structure dans lunité de laction, ce qui donne aux spectateurs une structure quils nont plus dans leur réalité. Cela aussi est romantique et cela forge les identités »28. Ces revendications, somme toute provocantes, soulèvent une autre question, plus existentielle qui, elle, dépasse lexamen des conditions pratiques de la création théâtrale, les réflexions intellectuelles sur lefficacité politique du théâtre et les débats esthétiques qui en découlent : Frei émet lhypothèse que le retour récent aux structures narratives du drame, « na pas ses racines uniquement dans un certain changement social, mais surtout dans le fait que la vie même nest pas possible sans la linéarité de ces structures »29. Tout en prônant le retour à un théâtre dramatique, Ostermeier semble conscient des limites de la production des jeunes auteurs contemporains, en reconnaissant que « bon nombre de ces pièces sont des produits de lair du temps et sont vite ensuite passées de mode, [quil] y en a très peu qui ont la dimension et la portée quil faut pour pouvoir traverser les âges, [et quil] faut voir si les jeunes auteurs franchissent le prochain cap et créent des étoffes plus riches et sous des formes plus abouties »30. Pour sa part, il prétend avoir trouvé en Marius von Mayenburg, avec lequel il entretient une relation privilégiée depuis les années de la Baracke, lauteur qui peut répondre à ses attentes ; ce quil explicite ainsi : « Je crois que les auteurs sont une sorte de membrane sensible, dotée dun talent de percevoir certaines vibrations et de les transformer en paroles. Si lon veut élever les choses à un niveau mystique, lauteur est un devin ou un oracle, qui répond à celui qui lui demande un conseil, par une histoire. Cette histoire, lautre doit lui-même linterpréter, pour atteindre la vérité. Ainsi, il nest pas du tout important que lauteur connaisse la vérité ou non »31. 27 Ibid. (« Das passt denen, [ ] die die Macht haben ».) Ibid. (« Wir setzen einen romantischen Begriff des Individuums und des Geschichten-Erzählens dagegen. Und eine Form, die aus der Einheit der Geschichte Struktur findet und behauptet; was den Zuschauern eine Struktur gibt, die sie in ihrer Wirklichkeit nicht mehr haben. Das ist auch romantisch und identitätsstiftend ».) 29 N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 66. (« nicht nur auf eine bestimmte gesellschaftliche Veränderung zurückzuführen [ist], sondern ihre tiefere Ursache darin finden, dass das Leben selbst ohne die Linearität solcher Strukturen nicht möglich ist ».) 30 Propos dOstermeier dans Suzanne Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 13. 31 Ulrich Seidler, « Das täglich nötige Gefühl von Blödheit », in Berliner Zeitung, 8 décembre 2004. (« Ich glaube, Autoren sind so eine Art sensible Membran, ausgestattet mit der Begabung, gewisse Schwingungen wahrzunehmen und in Worte zu fassen. Wenn man das mystisch überhöhen will, dann ist ein Autor ein Seher 28 141 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie Si Ostermeier réfute, comme nous lavons vu, toute approche postdramatique et toute démarche déconstructiviste, il se donnerait donc, à lentendre, quand même, un droit dinterprétation qui pourrait le conduire, contre ses dires, à user de lhégémonie du metteur en scène, lune des principales caractéristiques du Regietheater. Cette affirmation, qui date de 2004, montre une évolution dans son travail, sans doute déclenchée par sa découverte dIbsen en 2002, qui semble lavoir entraîné, progressivement, vers cette même pratique du théâtre de mise en scène, quil décrie. oder ein Orakel, der dem Ratsuchenden mit Geschichten antwortet, die der Ratsuchende selber auslegen muss, um an Wahrheit heranzukommen. Dabei ist es gar nicht wichtig, ob der Autor die Wahrheit kennt ».) 142 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie 2. Un dramaturge, Marius von Mayenburg Marius von Mayenburg participe à laventure de la Schaubühne de Thomas Ostermeier et fait partie de son équipe depuis le changement de direction en 1999. En sa qualité de Hausautor, il assume régulièrement entre autres responsabilités celle de la dramaturgie de production des spectacles, quil sagisse de la mise en scène de ses pièces ou non. Les débuts de la collaboration entre Mayenburg et Ostermeier sont antérieurs à leur installation à la Schaubühne et remontent à la première mise en scène dune pièce de Mayenburg par Ostermeier au théâtre de Hambourg (Visage de feu, en 1998), à la suite de laquelle, cette même année, Mayenburg fut invité à la Baracke du Deutsches Theater en tant que dramaturge. Né en 1972 à Munich, Mayenburg entreprend dabord des études dallemand ancien, avant de sinstaller à Berlin et de devenir élève de Tankred Dorst, en écriture scénique, à lAkademie der Künste (Académie des Arts), de 1994 à 1998. Sa première pièce, Haarmann, écrite en 1995, traite dun meurtrier en série, Fritz Haarmann qui, au début des années vingt, à Hanovre, tuait et dépeçait ses jeunes amants. Si cette première uvre neut guère de succès32, la consécration arriva tout de même assez rapidement avec Visage de feu, une pièce écrite en 1997, grâce à laquelle Mayenburg accède au rang dauteur contemporain le plus joué en Allemagne et obtient deux prix prestigieux, le Prix Kleist et celui de lAssociation des auteurs de Francfort ; les médias parlent alors à propos de son uvre dune « renaissance de lécriture dramatique allemande »33. Loin dêtre un phénomène isolé, le cas Mayenburg est révélateur dune évolution générale dans le paysage de lécriture théâtrale allemande contemporaine. Après plus de vingt ans dhégémonie de ce Regietheater qui eut tendance à minimiser le rôle de lécrivain, une nouvelle garde dhommes de théâtre et dauteurs arrive dans les institutions ; on redécouvre lécrivain comme lun des acteurs principaux de la création théâtrale. Certains critiques voient alors en Mayenburg une figure de proue de cette génération de jeunes auteurs germanophones qui saffirme comme la relève à la fin des années quatre-vingt-dix. Peter Michalzik34, partant 32 Elle ne fut par ailleurs créée quen 2001, par Michael Talke au Schauspiel dHanovre, lorsque Mayenburg avait déjà acquis une certaine renommée. 33 Peter Michalzik, « Plüschhase, erleuchtet », in Frankfurter Rundschau, 12 octobre 1998. (« Eine Neugeburt der deutschen Dramatik ».) 34 Peter Michalzik, « Dramen für ein Theater ohne Drama. Traditionelle neue Dramatik bei Rinke, von Mayenburg, Schimmelpfennig und Bärfuss », in Stefan Tiggs (dir.), Dramatische Transformationen, Zu 143 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie de quatre représentants de cette nouvelle écriture (Marius von Mayenburg, Roland Schimmelpfennig, Moritz Rinke et Lukas Bärfuss), tente de saisir, à létude de leur travail, ce nouveau phénomène des scènes allemandes. Il trouve trois points communs à ces quatre auteurs : le réalisme dabord, car tous « veulent écrire des scènes qui pourraient tout aussi bien être jouées en dehors dun théâtre »35, la spécialisation exclusive dans lécriture dramatique ensuite, car aucun deux nest un « dramaturge occasionnel, comme le sont presque tous les écrivains qui aujourdhui écrivent des pièces de théâtre »36 - Michalzik voit dans cette « décision pour une vocation »37, lexpression dune « nouvelle conscience de soi »38 des dramaturges -, limportance et la portée de leurs pièces enfin, car ils écrivent tous des « pièces de grand format, pas des expériences pour les scènes annexes des théâtres »39. Dès Visage de feu, Mayenburg est présenté comme le fer de lance dun retour vers le personnage, la fable et le conflit, longtemps abandonnés : « il serait, on ose à peine le prononcer, un conteur dhistoires »40. Lindividu est en effet au centre de la dramaturgie de Mayenburg, qui affirme : « Les conflits se déroulent naturellement entre les personnages, mais leur cause première doit résider dans un conflit que chaque personnage a avec lui-même quelque chose qui a à voir avec une impossibilité de délivrance ou une blessure quil porte en lui »41. Dans les pièces de Mayenburg, toutefois, ce conflit intérieur donne fréquemment lieu à un conflit extérieur, lorsquil est projeté sur le monde et dans les relations que le personnage entretient avec la société. Pour lauteur lui-même, ce passage de lintérieur à lextérieur serait même emblématique de lévolution de son écriture : « jai essayé dapporter de plus en plus de monde dans mes pièces, de faire grandir les problèmes des personnages, de sortir dun gegenwärtigen Schreib- und Aufführungsstrategien im deutschsprachigen Theater, Bielefeld, Transcript Verlag, 2008. 35 Ibid., p. 33. (« Alle vier wollen Szenen schreiben, die auch außerhalb eines Theaters gesprochen werden könnten ».) 36 Ibidem. (« Keine Gelegenheitsdramatiker, wie fast alle Schriftsteller, die heute Dramen schreiben ».) 37 Ibidem. (« Entscheidung für eine Gattung ».) 38 Ibidem. (« Ein neues Selbstbewusstsein ».) 39 Ibidem. (« Alle vier schreiben großformatige Stücke, keine Experimente für die Werkstattbühne ».) 40 N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 92. (« Er sei, man wagt kaum, es zu aussprechen, ein Geschichtenerzähler ».) 41 Propos cités ibid., p. 97. (« Die Konflikte finden natürlich zwischen den Figuren statt, aber die Ursache für diese Konflikte sollte in einem Konflikt gründen, den jede Figur mit sich selbst hat etwas, das mit einer Unerlöstheit oder Verletzung zu tun hat, die eine Figur mit sich herumträgt ».) 144 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie contexte familial pour arriver à un grand contexte social »42. Laccent mis sur les personnages ne se fait pas au détriment dinterrogations plus larges sur leur condition et leur inscription dans la réalité sociale contemporaine ; Ostermeier évoque lexemple de lun des contextes sociopolitiques que lon peut fréquemment trouver dans les pièces de Mayenburg : « [Elles mettent en scène] lattitude de trentenaires qui sont toujours et encore dépendants de la génération de leurs parents. Il y a là-dedans beaucoup de la République Fédérale, beaucoup de cette génération dhéritiers qui cachent derrière leur richesse, quils nont pas gagnée eux-mêmes, un vide de sens. [...] Nous sommes à un âge où les autres générations ont depuis longtemps créé par elles-mêmes. Il est vrai que nous faisons nos expériences, mais toujours sous la protection et sous la surveillance des patriarches »43. Visage de feu met en scène les tourments de ladolescent Kurt, le personnage principal, et de sa sur Olga. La pièce est divisée en quatre-vingt-treize tableaux (dont certains ne consistent quen une seule phrase) dont lenchaînement suit la chronologie dun récit qui sétale sur une période indéterminée, mais embrasse au moins quelques mois. Dune manière objective, on suit lévolution psychologique de Kurt, lequel sombre de plus en plus profondément dans une sorte de psychose obsession du feu, comme moyen danéantissement du monde proche, puis de lautodestruction finale. Le début de la pièce montre Kurt et Olga enfermés dans leur monde à deux, dans une relation fusionnelle et incestueuse, en opposition farouche à lunivers des adultes représenté par leurs parents, quils méprisent. Comme si elle était quelque part consciente de la perversité de la situation, Olga sengage dans une relation avec Paul, plus âgé quelle, lequel gagne très rapidement la sympathie des parents (il se lie notamment damitié entre hommes avec le père quil accompagne dans ses beuveries et ses parties de foot). Jaloux, Kurt lui dévoile linceste qui le lie à sa sur, ce qui a pour conséquence la rupture entre Paul et Olga. Dès lors, celle-ci se sent de plus en plus attachée à son frère et lassiste lors des incendies quil attise systématiquement à des endroits variés de la ville. Malgré léloignement et lenfermement de plus en plus frappant des deux jeunes (ils ne quittent plus leur chambre, prennent dans la nuit les repas que les parents leur laissent devant leur porte, puis déposent les assiettes vides au même endroit, etc.), et en dépit des indices de plus en plus évidents (comme 42 Propos de Mayenburg dans U. Seidler, « Das täglich nötige Gefühl von Blödheit », op. cit. (« Ich habe versucht, immer mehr Welt in die Stücke zu ziehen, die Probleme, die die Leute umtreiben, mitwachsen zu lassen, aus dem familiären in einen größeren sozialen Kontext zu gelangen ».) 43 Ibid. (« den Zustand der Thirtysomethings, die immer noch von der Elterngeneration abhängig sind. Da steckt sehr viel Bundesrepublik drinnen, viel von dieser gut eingerichteten Erbengeneration, die aber doch einen Mangel, ein Sinnvakuum in dem Reichtum spürt, der nicht von ihr selber erarbeitet wurde. [ ] Wir sind in einem Alter, in dem andere Generationen längst aus sich selbst geschöpft haben. Wir machen zwar unsere Experimente, aber immer abgesichert und überschattet von den Patriarchen ».) 145 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie lessence et les habits et animaux brûlés retrouvés dans le garage), les parents ne se doutent de rien et mettent le comportement difficile de Kurt et dOlga sur le compte dune crise dadolescence passagère. Ce nest que lorsque Kurt met le feu à son école et se fait brûler au visage (doù le titre de la pièce), quils se décident dagir, sans pour autant prendre réellement la mesure de la gravité de la situation, en envoyant Kurt pour plusieurs semaines à la campagne. À linsu de leurs parents, le frère et la sur entretiennent une correspondance qui ne fait quentériner définitivement leur fusion et leur haine commune de leurs géniteurs, même si se manifeste un certain épuisement de la part dOlga. À son retour, Kurt cherchant des confrontations de plus en plus radicales, finit par tuer son père et sa mère dans leur sommeil, à coups de hache, avec lassistance, molle et veule, de sa sur. Suite au meurtre de leurs parents, le frère et la sur sautoséquestrent dans la maison, où Olga est de plus en plus en proie à des sentiments de culpabilité ; lors dun passage inattendu de Paul, elle séchappe avec ce dernier, renvoyant toute la responsabilité sur Kurt. À la fin de la pièce, celui-ci, resté seul, sasperge dessence et craque une allumette. La plupart des tableaux met en scène des situations dialoguées, de manière plus ou moins réaliste ; un tiers des scènes est toutefois consacré à des monologues intérieurs, principalement de Kurt, dans lesquels se développent des discours parallèles qui traversent la pièce : Kurt, le personnage principal, revient par exemple tout au long du drame sur la question de sa naissance, dont il est persuadé se souvenir, ou alors cite ses lectures, notamment des fragments dHéraclite sur la puissance du feu. Malgré lattention portée à la dimension sociale, la dramaturgie de Mayenburg nest pourtant pas une dramaturgie engagée ou politique, au sens galvaudé du terme : « comme beaucoup de ses contemporains, il a abandonné lidée que le théâtre pouvait provoquer le débat politique, voire se substituer à lui »44, estime Laurent Muhleisen, lun des traducteurs des pièces de Mayenburg en français. Les personnages ne sont jamais porteurs dune thèse ou censés représenter une classe de la société, et toutes les pièces sont caractérisées par la distance que prend lauteur, lequel se pose en simple observateur, sans faire de commentaires. Selon Emmanuel Béhague, cette distance serait liée au fait que, de nos jours, toute tentative d « analyse critique de la réalité sociale en termes de victimes et de culpabilité »45 semble davance vouée à léchec, et ce serait pour cela que Mayenburg porte son attention davantage 44 Propos de Laurent Muhleisen in Pauline Sales, « Entretien avec Laurent Muhleisen » publié sur le site www.theatre-contemporain.net. 45 E. Béhague, Le Théâtre dans le réel, op. cit., p. 158. 146 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie à la « faillite des systèmes globaux »46, quil dépeint et raconte sous un angle critique, évitant soigneusement « tout ce qui ressemblerait à une tentative dexpliquer psychologiquement ou socialement ce phénomène »47. Cette approche est revendiquée explicitement par lauteur lui-même, qui dit ne pas vouloir « apporter des conclusions au théâtre »48, mais plutôt « provoquer des irritations, mettre une pensée en marche »49 ; il conçoit donc ses pièces en termes de formulation de questions auxquelles le metteur en scène ou le public peuvent éventuellement tenter de trouver des réponses, sans sinscrire pour autant dans le sillage de Brecht. « Je suis toujours parti de lidée que ce que jécris ne serait jamais complètement apolitique. Mais ce qui éventuellement est politique dans mes pièces ne se situe certainement pas à un niveau superficiel. [ ] Chez Brecht, ou chez les auteurs politiques des années soixante, jai toujours eu le sentiment de rencontrer de jolis modèles, mais qui ne correspondaient tout simplement pas à mon image de lhomme. Les hommes sont autre chose que ce que je vois dans ces pièces ils ne commettent pas des meurtres uniquement parce quils sont en détresse, mais parfois aussi sans motif. [ ] Le but de mon travail [ ] est lespoir quune question bien posée rende superflue toute réponse précise »50. Il en va ainsi lors des monologues qui ponctuent ses pièces et dans lesquels les personnages se tournent de toute évidence vers le public, sadressant directement à lui, sans toutefois tenter de formuler une position idéologique. Ce procédé dramaturgique pourrait ressembler à une parabase, mais ces adresses directes ne se font toutefois pas la voix de lauteur : les personnages ne sortent jamais de la logique du drame, louverture du quatrième mur lors de ces monologues intérieurs nest quune dissolution passagère du lieu dramatique et marque plutôt un « déplacement vers un niveau de réflexion intérieure »51. Si une réalité sociale clairement définie et identifiable est constamment présente dans les pièces de Mayenburg, comme toile de fond des dialogues entre les personnages, la réalité ontologique semble avoir des contours beaucoup plus flous : « la notion, ou peut-être mieux 46 Ibidem. Ibid., p. 159. 48 Dans U. Seidler, « Das täglich nötige Gefühl von Blödheit », op. cit. (« nicht abzuschließen im Theater ».) 49 Ibid. (« Irritationen zu setzen, einen Gedanken in Gang zu bringen ».) 50 Propos cité par N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 99. (« Ich bin immer davon ausgegangen, dass es nicht völlig unpolitisch sein wird, was ich schreibe. Aber das, was in meinen Stücken möglicherweise politisch ist, ist sicherlich nicht auf einer vordergründigen Ebene zu finden. [ ] Bei Brecht oder politischen Autoren aus den 60er Jahren hatte ich immer das Gefühl, das sind schöne Modelle, aber sie entsprechen meinem Menschenbild einfach nicht. Menschen sind anders, als ich sie in diesen Stücken erlebe sie morden auch grundlos und nicht nur, weil sie in Not sind. [ ] Das Ziel meiner Arbeit [ ] ist die Hoffnung, dass eine gut gestellte Frage eine genaue Antwort überflüssig macht ».) 51 Ibid., p. 95. (« Eine Verlagerung auf eine reflexive innerliche Ebene ».) 47 147 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie lidée, de la réalité, telle quelle se dégage des drames de Marius von Mayenburg, est brisée »52. En effet, les pièces mêlent, sans distinction claire, des actions réellement accomplies par les personnages et celles qui ne se passent que dans leur imagination, leurs rêves ou leurs cauchemars. Les limites entre le réel et limaginaire sont abolies, ce qui a pour résultat une multitude de niveaux de signification, des couches « quon peut ou non mettre en valeur, mais dont on na pas besoin pour comprendre le niveau signifiant de base ; des couches qui enrichissent la pièce, sans pour autant la constituer »53. La distance manifeste de lauteur, qui « montre sans condamner »54, le renoncement à toute dimension didactique et explications pour une compréhension commune, lécriture qui mêle lultraréalisme et le fantasmatique, et surtout, le recours fréquent à la violence, thématisée « sous une forme adéquate, à savoir comme un phénomène qui, tout comme ses motivations, se soustrait de temps à autre à la compréhension »55, ces caractéristiques ont valu à Mayenburg dêtre souvent comparé à la jeune dramaturgie britannique de la fin des années quatre-vingt-dix, celle du in-yer-face theatre. Toutefois, si son écriture se rapproche en effet en certains points de celle dune Sarah Kane ou dun Mark Ravenhill, elle sen éloigne sur la question cruciale de la représentation de la violence, laquelle, chez les Britanniques, semble dépourvue de toute « justification dramatique », gratuite, alors que Mayenburg revendique le fait de se servir de la violence avant tout comme dun « moyen pour raconter un conflit »56 ; « il est vrai que chez Mayenburg aussi, le sang coule en abondance, mais chez lui, cest sans lenvie de choquer et surtout sans le naturalisme cru des Britanniques »57. 52 Peter Michalzik, « Dramen für ein Theater ohne Drama », op. cit., p. 34. (« Der Wirklichkeitsbegriff oder vielleicht besser die Wirklichkeitsvorstellung, die aus den Dramen von Marius von Mayenburg spricht, ist dagegen in sich gebrochener ».) 53 Ibid., p. 35. (« Schichten, die man wahrnehmen kann oder nicht, die man zum Verständnis der Oberfläche aber nicht braucht, Schichten, die das Stück bereichern, die es aber nicht constituieren ».) 54 Sandra Umathum, « Die Hölle sind immer die anderen », in Stück-Werk 3, Berlin, éd. Theater der Zeit, 2001, p. 107. (« Von Mayenburg zeigt, ohne zu verurteilen ».) 55 Ibid., p. 108. (« Damit thematisiert er Gewalt in einer Form, die auch ihrem Inhalt angemessen ist als ein Phänomen, das sich mitsamt seinen Motiven dem Verständnis zuweilen entzieht ».) 56 Mayenburg cité par N. Frei, Die Rückkehr der Helden, op. cit., p. 94. (« als Mittel, um einen Konflikt zu erzählen ».) 57 Jutta Baier, « Mit Zuversicht in die Katastrophe », in Frankfurter Rundschau, 17 janvier 2001. (« Zwar fließt auch bei Mayenburg das Blut reichlich, doch bei ihm ohne die Schocklust und vor allem ohne den kruden Naturalismus der Briten ».) 148 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie 2.1. Hausautor, auteur associé Limplication étroite et institutionnalisée dun auteur dans la vie dun théâtre est un principe et un mode de fonctionnement récurrents dans lhistoire du théâtre allemand. Cette collaboration peut prendre différentes formes, qui peuvent déboucher entre autres sur la fonction de Hausautor (auteur de la maison). Avant de nous pencher de manière plus détaillée sur ce rôle au sein de linstitution théâtrale, celui que Marius von Mayenburg tient depuis 1999 à la Schaubühne, un rappel préalable des conditions économiques et de la place de lauteur vivant, en général et en Allemagne, dans la production théâtrale daujourdhui, simpose. Les droits dauteur ne peuvent subvenir aux besoins des écrivains que pour un nombre très limité dentre eux et les revenus provenant de lécriture théâtrale seule sont très limités. Les directeurs de théâtre tendent à privilégier dans leurs programmations les grandes uvres classiques qui leur donnent davantage la garantie dattirer du public. Et lorsque des théâtres prennent le risque de monter une pièce inédite, cette création a le plus souvent lieu sur les scènes annexes de ces institutions ; comme une programmation en plus du répertoire principal, perçue souvent comme une expérience, voire un certain luxe que peut se permettre le théâtre. Les droits des représentations dune pièce, calculés à partir des recettes brutes, ne permettent pas à un auteur, fut-il renommé, de sassurer un revenu suffisant ; ceci est dautant plus valable quand ce dernier est jeune et/ou débutant. Enfin, plutôt que de programmer une pièce contemporaine déjà créée, les théâtres optent plus facilement pour la création dun texte non encore mis en scène, susceptible de susciter davantage dintérêt de la part des spectateurs et des médias. Cette situation nécessite donc clairement un soutien à lauteur vivant et, dans lespace germanophone, ce sont surtout les institutions théâtrales qui le lui apportent58. On peut en effet constater une prise de conscience de la part des théâtres devant cette nécessité, notamment depuis les années quatre-vingt-dix, qui ont été celles dune remise en cause du système du Regietheater, où les metteurs en scène tendaient à se considérer eux-mêmes comme auteurs, rejetant lécrivain « hors du champ de lactivité théâtrale »59. Ainsi a-t-on vu à nouveau, au cours des deux dernières décennies, se multiplier et se renforcer une coopération étroite et durable entre les auteurs dune part et les théâtres de lautre, avec la 58 En France, lécriture dramatique est davantage une pratique individuelle dont le soutien passe notamment par lattribution de prix, bourses ou résidences temporaires au sein des institutions. 59 E. Béhague, Le Théâtre dans le réel, op. cit., p. 61. 149 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie réhabilitation de la fonction du Hausautor : un auteur dramatique occupe un poste au sein dune institution théâtrale, il y exerce des fonctions de dramaturge et, en retour, ses textes, bien souvent écrits spécialement pour la troupe en place, sont créés dans ce même théâtre. La tradition du Hausautor, qui permet de lier socialement lauteur à la vie dun collectif, est un phénomène récurrent dans les pays où le théâtre est organisé en un réseau dinstitutions avec une troupe fixe : linstitution subvient aux besoins de lauteur, qui peut alors se consacrer à lécriture, tout en restant en même temps dans un rapport direct et étroit avec la troupe et léquipe du théâtre. Cette pratique fut maintenue, de manière régulière comme on le verra, dans les théâtres de lancienne RDA : sans remonter jusquà Bertolt Brecht, rappelons quHeiner Müller occupa cette fonction, successivement au Maxim Gorki Theater, au Berliner Ensemble et à la Volksbühne. « Au fond, il ne sagissait pour moi que dêtre attaché à une maison afin de pouvoir écrire des pièces et ne pas être obligé de faire quelque chose à côté qui men aurait empêché »60, dit-il. Dans ces mêmes années, la Schaubühne présentait un autre cas exemplaire de ce genre de collaboration, avec celle de Peter Stein et Botho Strauß, lequel y occupa les fonctions de dramaturge, et dont un grand nombre de pièces fut créé par Stein lui-même ou, plus tard, par Luc Bondy. Cest donc non seulement avec la tradition du théâtre est-allemand que Thomas Ostermeier renoue, mais également avec lhistoire de la Schaubühne, lorsquen 1999, il prend les rênes de cette institution. Car il intègre à son équipe, en tant que dramaturges, les auteurs Marius von Mayenburg et Roland Schimmelpfennig (qui ne reste que jusquen 2001), dont on crée les textes à la Lehniner Platz. Dans le cas de Mayenburg, cest principalement Ostermeier qui monte ses pièces (Visage de feu en 1998, Les Parasites en 2000 et Eldorado en 2004), mais aussi Luk Perceval, metteur en scène associé à la Schaubühne à cette époque (LEnfant froid en 2002 et Turista en 2005), Ingo Berk (Augenlicht en 2006 et La Pierre en 2008), et Benedict Andrews (Le Moche en 2007 et Le Chien, la nuit et le couteau en 2008). Cet engagement en tant que Hausautor permet donc à Mayenburg de se consacrer à lécriture et instaure une influence réciproque entre le dramaturge et léquipe artistique, un « effet rétroactif entre lauteur, la pratique du jeu et les conceptions de la mise en scène »61. Toutefois, cette situation exige de la part de lécrivain maison un double engagement, car il est appelé à exercer parallèlement deux fonctions : celle dauteur et celle de dramaturge de production. Ostermeier témoigne de cette difficulté pour Mayenburg, en disant : 60 Propos de Müller dans « Le nouveau crée ses propres règles », in Théâtre / Public, n° 67, Dramaturgie, 1986, p. 32. 61 B. Engelhardt, « La peur de limmobilité », op. cit., p. 245. 150 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie « Cest difficile pour lui parce que nous, les acteurs et moi-même, on veut toujours quil soit présent à la Schaubühne, on veut toujours lavoir dans les répétitions, on veut toujours quil soit là et comme ça, il ne peut pas écrire »62. Mayenburg, pour sa part, affirme concevoir ces deux facettes du même « métier »63 dans un rapport de complémentarité : « Cest pour moi un dilemme personnel darriver à diviser mon temps, de pouvoir réserver des moments libres pour lécriture, car le théâtre est un monstre qui bouffe tout le temps. Mais en même temps, je lai déjà appris et jai également des collaborateurs qui le comprennent. Bien évidemment, surtout à cause du fait quils veulent mes pièces et quils savent que si je nai pas de temps, il ny a pas de pièces »64. Mayenburg conçoit le fait dêtre associé à un théâtre dabord et surtout comme un moteur pour son écriture, même sil ne songe pas « à la programmation de la Schaubühne en écrivant »65 ; dailleurs, toutes ses pièces ne sont pas des commandes passées par cette institution. Il confie cependant que le fait de connaître ceux pour lesquels il écrit laide à « trouver certaines solutions : lorsque je mimagine lénergie de lacteur, la température avec laquelle il se lancera dans telle ou telle phrase, alors les paroles viennent plus rapidement, plus facilement que lorsque tout cela reste abstrait »66. 62 Propos de Thomas Ostermeier dans Radio Libre, op. cit. F. Wille, « Desdemonas Taschentuch », in Theater heute, décembre 2004. (« Beruf ».) 64 F. Wille, « Desdemonas Taschentuch », op. cit. (« Es ist für mich zwar ein persönliches Dilemma, wie ich meine Zeit einteile, wie ich mir die Freiräume zum Schreiben schaffe, denn das Theater ist ein Moloch, der alles, was an Zeit zur Verfügung steht, auffrisst. Inzwischen habe ich das aber ganz gut gelernt und ich habe Kollegen, die dafür Verständnis haben. Natürlich auch, weil sie meine Stücke wollen und wissen, dass, wenn ich keine Zeit habe, auch keine Stücke kommen ».) 65 Ulrich Seidler, « Das täglich nötige Gefühl von Blödheit », op. cit.. (« Ich denke beim Schreiben nicht an den Spielplan der Schaubühne ».) 66 Eva Behrendt, « Deutlich sympathischer als Goethe », entretien avec Marius von Mayenburg publié sur le site kultiversum, le 23 mars 2010. (« Es hilft mir, auf bestimmte Lösungen zu kommen. Wenn ich mir die Energie des Schauspielers vorstelle, die Temperatur, mit der er in solche Sätze geht, dann kommen die Worte schneller und einfacher, als wenn das abstrakt bleibt ».) 63 151 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie 2.2. Dramaturge de production 2.2.1. Une « pratique transversale » Traditionnellement, la dramaturgie, dans lacception moderne du terme67, opère dans deux contextes, étroitement liés lun à lautre : celui de la vie globale et générale dune institution théâtrale dabord, et celui de la création dun spectacle ensuite. Historiquement, lon considère comme la première expression structurée dune pensée dramaturgique, lessai de Gotthold Ephraïm Lessing, La Dramaturgie de Hambourg, paru en 1769. Lessing, alors directeur du théâtre de la puissante ville hanséatique, mène là une réflexion qui englobe lactivité théâtrale sous un angle large, de lesthétique des textes, leurs représentations et la construction du répertoire dune institution, à linscription de celle-ci dans la cité et limpact esthétique et idéologique quelle peut (doit) avoir sur la polis. À partir du tournant du dixhuitième et du dix-neuvième siècle, « le théâtre a eu recours au dramaturge pour simposer une ligne directrice et dépasser le stade du pur divertissement »68, rappelle Joachim Tenschert, dramaturge pendant plusieurs décennies au Berliner Ensemble. Dans une histoire plus récente, cest sous linfluence de Brecht notamment que la fonction du dramaturge sest affirmée dans la plupart des institutions théâtrales dEurope centrale, faisant de celui-ci une « espèce de directeur de conscience du théâtre »69, comme le qualifie Karel Kraus, le collaborateur dramaturgique dOtomar Krejþa. Lorsque le dramaturge, comme dans le second cas évoqué, participe à la construction et à lélaboration dun spectacle précis, on le désigne habituellement comme dramaturge de production ou de plateau. Tenschert situe lorigine de cette fonction au sein de la création théâtrale, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, lorsque de « jeunes écrivains libéraux : Heine, Gutzkov, Laube, [ ] exigent un droit de regard sur le travail du régisseur [metteur en scène] »70, afin que le caractère révolutionnaire de leurs pièces soit préservé et quelles ne soient pas « idéalisées »71 par les directeurs de salles. Toutefois, « ils refusent de faire eux-mêmes ce travail »72, doù la nécessité dun dramaturge qui fasse office de délégué de lauteur auprès du metteur en scène ou du directeur de salles, et soit chargé de défendre la 67 En français, le terme désigne traditionnellement lart de la composition dramatique. La dramaturgie telle quelle est traitée ici est une notion et une fonction importées dOutre-Rhin, où lon fait la différence entre le Dramatiker (écrivain dramatique) et le Dramaturg (employé dun théâtre au titre de la dramaturgie). 68 Joachim Tenschert, « Quest-ce quun dramaturge ? », in Théâtre populaire, n° 38, 1960, p. 42. 69 Karel Kraus, « Lofficier dintendance », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 27. 70 J. Tenschert, « Quest-ce quun dramaturge ? », op. cit., p. 42. 71 Ibidem. 72 Ibidem. 152 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie cause de lécrivain dramatique. Cest dans cette logique que « notre conception moderne de la dramaturgie est évidemment liée à lavènement de la mise en scène ; elle lui est même antérieure, elle lannonce »73, comme laffirme Bernard Dort. La dramaturgie est une activité difficile à définir et à délimiter de manière exhaustive : « impossible de circonscrire au théâtre un domaine dramaturgique »74 écrivait Dort, en rappelant que « la réflexion dramaturgique est présente à tous les niveaux de la réalisation »75 ; il sagirait selon lui dune « pratique transversale », voire dun « état desprit »76 particulier. Le champ dramaturgique au sein de linstitution et de la création théâtrales est en effet tellement vaste, que de nombreux commentateurs, y compris des dramaturges eux-mêmes, ont du mal à en donner une définition arrêtée ; ainsi de Jean Jourdheuil qui, après avoir vu en elle une « activité réflexive ancrée à lintérieur même de la pratique artistique, [une] pluralité des discours de la pratique artistique sur elle-même »77, la définit par ce quelle nest pas : « Contrairement à lopinion répandue, elle ne se contente pas de réfléchir (théoriser) les divers moments du processus de réalisation dun spectacle, ce processus lui restant extérieur : le dramaturge nest pas un théoricien de la mise en scène, du jeu dacteur, du décor de théâtre, il nest pas non plus une sorte dethnologue qui aurait choisi détudier les gens de théâtre de préférence à quelque tribu primitive »78. Le dramaturge serait, par conséquent, toujours selon Jourdheuil, une personne au confluent, « au carrefour »79 des différents mouvements et courants qui traversent le travail théâtral80. 73 B. Dort, « Létat desprit dramaturgique », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 9. Bernard Dort, « Létat desprit dramaturgique », op. cit., p. 8. 75 Ibidem. 76 Ibid., p. 10. 77 Jean Jourdheuil, « LArtiste à lépoque de la production », in LArtiste, la politique, la production, op.cit., p. 252. 78 Ibidem. 79 Expression utilisée par Jourdheuil à loccasion du colloque « La culture cest la règle, lart cest lexception », le 1er avril 2010 au Théâtre de lOdéon. 80 Le rôle de dramaturge étant une chose acquise dans le monde théâtral allemand, il soulève là peu dinterrogations sur sa nature et sur sa raison dêtre ; par contre, dans lespace francophone, cette fonction suscite un certain nombre de réflexions. Selon Yannic Mancel, le dramaturge se fixerait pour objectif, l « accompagnement intellectuel et critique de la création et de la vie théâtrales » (« Dramaturgie à la française : la cinquantaine décomplexée », in Théâtre aujourdhui, n° 10, LÈre de la mise en scène, 2005, p. 11). JeanMarie Piemme, quant à lui, met en avant létendue et le caractère protéiforme de cette pratique : « Si la dramaturgie est cet ordre où tout signifie, on comprend que, du théâtre, elle englobe le texte, cest évident, mais aussi le spectacle, son bâtiment, son rapport au public, sa mise en scène, son jeu, sa lumière, etc. Tout, cest évidemment tout. Cest pourquoi on peut parler de la dramaturgie dun texte, dun spectacle déterminé, mais encore, par exemple, dune dramaturgie de la scène à litalienne ou même dune disposition dramaturgique dun 74 153 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie De nos jours encore, le rapport au texte reste le souci primordial dun dramaturge, qui est « en premier lieu lavocat de lauteur, celui qui doit repenser luvre pour sen approcher le plus près possible »81. Il est le partenaire de dialogue du metteur en scène, son « interlocuteur, complice, confident »82, il nourrit limaginaire de celui-ci, et par là « favorise »83 son travail, telle une « nouvelle forme dintelligence critique au service de la mise en scène »84. Ses interventions se situent en règle générale surtout en amont des répétitions, durant la période de préparation du spectacle, lorsquil sagit de choisir le texte, de définir des « options et partis pris esthétiques, interprétation du texte, intentions artistiques »85, de trouver les acteurs et la conception générale de la scénographie. Le dramaturge sattèle alors à « mettre en relation deux groupes dinterrogations : quels sont les buts que sest fixés lauteur dramatique et quels sont les moyens quil met en uvre ? Quels sont les buts que se fixe le metteur en scène ou le collectif de réalisation dirigé par le metteur en scène et quels sont les moyens qui vont être mis en uvre ? »86. Pour ce faire, « humblement mais avec exigence, il réunit autour du texte ou du sujet un matériau élargi quil propose aux autres membres de léquipe de création, libre à eux den disposer et den faire (bon) usage ou non »87. Parfois, le dramaturge se fait lui-même traducteur du texte ou alors collabore étroitement avec le traducteur et suit son travail de près, afin daccorder les partis pris du traducteur à ceux de léquipe de réalisation du spectacle. Ensuite, au fur et à mesure que les répétitions progressent, le dramaturge se retire souvent du processus, pour revenir à intervalles donnés et préserver ainsi lextériorité de son regard : « si possible, il devrait éviter de se laisser trop impliquer dans le train train quotidien pour ne pas perdre la vue densemble et les perspectives globales »88. Il est donc également une sorte de « préthéâtre dans lespace architectural dune ville » (« Constitution du point de vue dramaturgique », in Alternatives théâtrales, n° 20-21, Le souffleur inquiet, 1984). Enfin, Michèle Raoul-Davis insiste sur le rapport et lapport personnel, individuel, qui entre en jeu dans ce métier, si tant est quon puisse utiliser ce terme : « cest une personne douée aux yeux dune autre de qualités façons de voir et dêtre que celle-ci apprécie et paye » (« Profession dramaturge », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 4). Nous faisons, en annexe de la thèse, un bref historique de lapparition et linstauration de la fonction de dramaturge de production en France. 81 Wolfgang Wiens, « Lavocat de lauteur », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 18. 82 Charlotte Farcet, « H2O », in Philippe Coutant (dir.), Du dramaturge, Nantes, Éditions Joce Seria, 2008, p. 37. 83 W. Wiens, « Lavocat de lauteur », op. cit., p. 18. 84 Y. Mancel, « Dramaturgie à la française : la cinquantaine décomplexée », op. cit., p. 11. Dans la même logique, Jean-Marie Piemme estime qu « il est dabord là pour aider le metteur en scène à prendre des risques et donc à en mesurer avec lui la fécondité ». (« Une activité de regard », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 56.) 85 Y. Mancel, « Dramaturgie à la française : la cinquantaine décomplexée », op. cit., p. 10. 86 Michel Bataillon, « Les finances de la dramaturgie », in Travail théâtral, n° 7, 1972, p. 53. 87 Y. Mancel, « Dramaturgie à la française : la cinquantaine décomplexée », op. cit., p. 13. 88 W. Wiens, « Lavocat de lauteur », op. cit., p. 14. 154 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie critique »89 qui a pour vocation danticiper sur les réactions du public. Enfin, le dramaturge peut également avoir à sa charge lélaboration du livret de programme qui devient parfois un « outil théorique qui réunit des textes dorigines diverses cernant les aspects [ ] théâtraux de luvre »90. Dans lespace théâtral germanophone, lessor de lactivité du dramaturge de production et de sa participation active à la création est lié à laventure de la Schaubühne des années soixante-dix91. Là, à côté de Peter Stein, Dieter Sturm simpliquait non seulement dans la définition et lélaboration de lidentité générale de cette institution, mais également et surtout dans la création de spectacles qui était à chaque fois précédée dun important travail dramaturgique, comme laffirme Stein : « Il est apparu très vite que nous avions absolument besoin dun homme de lettres. Dieter Sturm a été cet homme de lettres. Dieter nest ni acteur, ni administrateur, ni metteur en scène. Il a sacrifié son monde et sa vie littéraires et les a mis au service du théâtre, pour lequel il a toujours éprouvé de la fascination. [ ] Cétait absolument nécessaire, je dirais même que cétait là le rôle le plus important »92. Laccent mis sur la dramaturgie est devenu une marque de fabrique de la Schaubühne qui, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, occupait « une place centrale, [et constituait] un modèle et un objet de frottements » pour la pratique des dramaturges de production allemands qui, comme Wolfgang Wiens, ladmiraient pour « la méthode dapproche scientifique, la préparation jusque dans les moindres détails, la minutie de la vérification, lanalyse des textes dans leur contexte historique »93 quon y mettait systématiquement en avant94. 89 Hermann Beil, Uwe Jens Jensen, « La notion dEnsemble », in Théâtre / Public, n° 67, op. cit., p. 24. J.-M. Piemme, « Une activité de regard », op. cit., p. 53. Doù une certaine « part universitaire de [son] travail » quévoque Anne-Françoise Benhamou dans « Bref aperçu de dramaturgie expérimentale », in Philippe Coutant (dir.), Du dramaturge, op. cit., p. 46. 91 « Il me semble intéressant de relever ici que la Schaubühne a été à lorigine de lapparition dune nouvelle fonction dans le processus du travail théâtral, celle du dramaturge », dit Georges Banu dans Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit., p. 33. 92 Ibid., p. 33. 93 W. Wiens, « Lavocat de lauteur », op. cit., p. 16. 94 En 1999, avec la distance, Stein relativise le poids et la force de la dramaturgie, dans le travail de la Schaubühne sous sa direction : « Le rôle et limportance du dramaturge ont fini par être tels quils sont devenus comme la marque spécifique de notre théâtre. Mais toute chose poussée à lexcès induit une situation critique et la prépondérance du dramaturge est devenue presque dangereuse ». Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit., p. 34. 90 155 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie 2.2.2. La collaboration avec Ostermeier Engagé dabord à la Baracke puis à la Schaubühne, Mayenburg est le dramaturge de production régulier dOstermeier depuis 1998. La constitution du répertoire, le choix des pièces95 ou lélaboration et le suivi du contact avec le public ne font pas partie de ses responsabilités ; ces tâches incombent au dramaturge en chef de la Schaubühne, Jens Hillje entre 1999 et 2009, Bernd Stegemann depuis 2009. Lors de lélaboration dun spectacle, une fois le choix de la pièce arrêté, le travail de préparation commence par la commande ou le peaufinage dune traduction : « le souci de la traduction est ma première préoccupation »96, dit Ostermeier, qui ajoute que, dans tous les cas, le texte est systématiquement retravaillé pour les besoins de la mise en scène par le dramaturge de production ; à noter que cette attention particulière portée à la traduction se retrouve chez tous les metteurs en scène depuis la seconde moitié du vingtième siècle97. Depuis Manque, en 2000 à la Schaubühne, Ostermeier confie régulièrement la traduction des pièces anglophones quil monte à Mayenburg, pour qui cette activité se situe dans le droit fil de celle de dramaturge : « Traduire dessine effectivement une dramaturgie »98, affirme-t-il. Ses traductions sont, à quelques exceptions près, destinées directement à la scène, et même à un spectacle en particulier ; il les retouche fréquemment au cours des répétitions et les modifie en fonction des exigences concrètes du travail ; en règle générale, elles ne sont publiées, le cas échéant, que dans le livret-programme de la représentation : elles sont par là davantage des versions scéniques, voire des adaptions des textes. Dans le cas des pièces traduites dune autre langue que langlais, Mayenburgdramaturge retravaille en profondeur les versions allemandes des autres traducteurs et signe parfois même la traduction. Cest ce qui sest produit notamment pour le John Gabriel Borkman dIbsen, en 2008, où il signa la traduction de la pièce, en se basant toutefois sur une version allemande du début du vingtième siècle, faite par le fils de dIbsen, Sigurd Ibsen. Pour 95 Mayenburg influence toutefois les décisions de répertoire, de par son rôle dinterlocuteur du directeur et son engagement de longue durée auprès des metteurs en scène : dernièrement, par exemple, Ostermeier affirme que le choix dOthello en 2010 fut au départ une idée de Mayenburg. 96 Propos dOstermeier dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 37. 97 Rappelons quen France, Antoine Vitez, qui revendiquait limportance primordiale de la traduction, lassumait si possible seul et la concevait comme faisant partie intégrante de son travail de mise en scène : « Lart de la traduction est pour moi une activité tout à fait analogue à mon activité de théâtre », disait-il. (In De Chaillot à Chaillot, Paris, Hachette, 1981, p. 168.) 98 Jean-Louis Perrier, « Un dramaturge doit dépecer une pièce, linterpréter, en chercher le sens », entretien avec Marius von Mayenburg, in Le Monde, 17 juin 2001. 156 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie les mises en scène ibséniennes précédentes, il avait constitué le texte scénique, « en retravaillant et réécrivant chaque phrase »99, à partir dune traduction allemande commandée à un traducteur exprès pour ces spectacles. Dans le cas de John Gabriel Borkman, il choisit de commencer la réécriture à partir de la traduction, et a donc, « rassemblé ces deux phases en une seule »100. Le travail avec le texte dans le texte est donc une nécessité que Mayenburg explique ainsi : « Notre expérience est telle [ ] quen tant que dramaturge, je finis toujours par écrire ma propre version de la pièce. Cela peut aller plus ou moins loin. Lorsquil sagit dun texte étranger, cela est dautant plus nécessaire, car sinon, je dois me débattre avec les marottes des autres traducteurs »101. Dans ce même entretien récent, il prend pour exemple son travail sur Othello de Shakespeare, où le fait de connaître la distribution et davoir déjà sous les yeux la scénographie de Jan Pappelbaum prévue pour la représentation la considérablement aidé dans sa traduction. Car dans ce contexte concret, certaines solutions lui sont apparues alors plus pertinentes et appropriées, que dautres. Sa traduction consiste, dès lors, en une véritable interprétation, voire une adaptation du texte, pour le spectacle de la Schaubühne, et elle est revendiquée comme telle : « Il sagit de commencer à penser le spectacle déjà en traduisant. De toute manière, cest ce que fait chaque traducteur : on se construit une représentation dans sa tête. Cela aide à se faire une idée sur les personnages, sils sont sympathiques ou non, comment ils parlent »102. Parallèlement à lélaboration du texte scénique, se poursuit le travail sur la définition des axes principaux de son interprétation. Pour cette phase du travail aussi, Ostermeier dit attacher une grande importance au partenariat et au dialogue avec un écrivain comme Mayenburg, car celui-ci arrive, selon lui, à se situer du côté de lauteur ; il est « très bien placé pour décrire ce que celui-ci tente de faire »103. Lun des avantages dun dramaturge de production-auteur serait donc, aux yeux dOstermeier, de rester au plus près des nécessités du 99 Propos dOstermeier tenu à loccasion de lAtelier de la pensée au Théâtre de lOdéon, le 3 avril 2009. Ibid. 101 « Deutlich sympathischer als Goethe », op. cit. (« Unsere Erfahrung ist, [ ] dass ich als Dramaturg letzten Endes immer eine eigene Version schreibe. Das geht unterschiedlich weit. Aber bei einem fremdsprachigen Text ist es noch mal notwendiger, weil man sich sonst mit den Marotten der anderen Übersetzer herumschlagen muss ».) 102 Ibid. (« Es geht darum, beim Übersetzen schon die Inszenierung zu denken. Das macht jeder Übersetzer bewusst oder unbewusst sowieso. Man baut sich seine eigene Inszenierung. Man bekommt eine Vorstellung davon, wie sympathisch oder unsympathisch die Figuren sind, wie sie sprechen ».) 103 Propos dOstermeier dans S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 26. 100 157 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie plateau et de ne pas aborder les pièces dune « façon intellectuelle et conceptuelle, [en] cherchant des idées grandioses, une structure géniale »104, comme avec les autres dramaturges. Lors du processus final du travail, cest-à-dire des répétitions sur le plateau avec les acteurs, Mayenburg affirme jouir dune « très grande liberté »105, par rapport à Ostermeier. Il confie que le metteur en scène le laisse complètement libre « de diriger directement ou de signaler aux acteurs des intentions, des directions »106, ceci sur plusieurs plans : « sur le texte proprement dit, sur le sens dun texte, sur un mouvement sur le plateau ou sur une direction dans lentrée ou dans la sortie dun acteur »107 : « Nous préparons aussi les répétitions ensemble, [ ] cest Thomas qui a une vision globale, il a sa vision de la représentation, et moi, jai un panorama de versions diverses que je connais, [ ] et je fabrique un puzzle qui correspond à notre vision »108. Toutefois, si cette proximité entre lauteur et le dramaturge se révèle dans la plupart des cas fructueuse, elle peut aussi savérer une entrave, notamment lors des représentations des pièces de Mayenburg, lorsque celui-ci assume lui-même la dramaturgie. Sil accompagne toutes les créations de ses pièces à la Schaubühne, il ne souhaite plus y participer systématiquement en tant que dramaturge de production, comme cétait le cas au début de sa collaboration avec Ostermeier, par exemple pour Visage de feu et les Parasites. Avec le temps, Mayenburg dit avoir ressenti la nécessité de séclipser, principalement lors des premières répétitions, où sa présence « napporte que de la nervosité. Il y a une sorte de gène, de timidité, quelque chose comme une volonté de donner raison à lauteur, et cela va à lencontre du travail de la mise en scène ». « En tant que dramaturge de production, je me mêle généralement de beaucoup de choses. Mais pour la mise en scène de mes propres pièces, cela est par trop pesant, pas assez équilibré, jaurais pour ainsi dire sur tout raison doffice. Après les deux premières mises en scène de mes pièces, dont javais suivi les répétitions Parasites et Visage de feu je me suis dit : laisse-les donc faire ! Tout simplement aussi parce que je suis curieux de savoir ce quils font de mes pièces quand je ne suis pas là »109. 104 Ibidem. Propos de Mayenburg dans Radio Libre, op. cit. 106 Ibid. 107 Ibid. 108 Ibid. 109 Propos de Mayenburg dans F. Wille, « Desdemonas Taschentuch », op. cit. (« Ich mische mich als Dramaturg grundsätzlich sehr stark ein. Bei einem eigenen Stück hätte das zu viel Gewicht, es wäre nicht gut ausbalanciert, ich hätte sozusagen von vornherein recht. [ ] Nach den ersten beiden Inszenierungen, bei denen 105 158 Chapitre V LAuteur, le texte et la dramaturgie Ainsi, lorsquil sagit des créations de ses propres pièces, Mayenburg simpose une distance par rapport au processus de la mise en scène, même sil essaie « dapporter dans la mise en scène lexpérience et le savoir [quil a] eus en écrivant »110. Pour lui, quil soit lauteur de la pièce ou non, le dramaturge de production doit rester avant tout un « conseiller »111, garder « une certaine distance par rapport aux créations et [ne pas sinvestir] mentalement aussi profondément dans le processus que le metteur en scène »112. Ostermeier, quant à lui, semble également conscient de ce bénéfice à double tranchant de la proximité de lauteur lors de la création ; sil affirme dun côté être « constamment en contact avec les auteurs [ qui] sont même souvent présents lors des répétitions »113, il dénonce également leffet négatif que peut avoir une trop grande implication de lauteur dans le processus de création : « Si je peux demander tout de suite à lauteur si telle ou telle chose est dans la scène, le chemin de recherche est barré. Lon me dit simplement, lîle que tu cherches nexiste pas, un point cest tout »114. Marius von Mayenburg fait donc partie des collaborateurs réguliers et incontournables de Thomas Ostermeier : il participe à lidentité de la Schaubühne, où il est auteur associé, et à lélaboration de certains spectacles en tant que dramaturge de production. Cet aperçu des quelques caractéristiques principales de son écriture dramatique et de sa collaboration avec Ostermeier met en avant des points communs évidents avec lidéologie et lesthétique théâtrale du metteur en scène : un réalisme qui vire fréquemment et volontiers au fantastique ou au cauchemar, mais qui garde toujours comme toile de fond des interrogations sociales précises, un rythme rapide et haché, voire cinématographique : « Marius von Mayenburg [ ] nest pas pour rien le dramaturge de Thomas Ostermeier [ ] : il écrit comme Ostermeier met en scène, avec la même manière aiguë de regarder la réalité, et de la pousser dans ses retranchements en une sorte dultraréalisme »115. ich die Proben begleitet hatte Parasiten und Feuergesicht -, dachte ich: Lass die mal machen. Einfach auch, weil ich neugierig bin, was passiert, wenn ich mich raushalte ».) 110 Ibid. (« Aber prinzipiell versuche ich als Dramaturg, meine Erfahrung, mein Wissen aus dem Schreiben in die Inszenierung einzubringen ».) 111 Propos de Mayenburg dans J.-L. Perrier, « Un dramaturge doit dépecer une pièce, linterpréter, en chercher le sens », op. cit.. 112 Ibid. 113 Propos dOstermeier dans S. Vogel, Entretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 11. 114 Propos dOstermeier dans U. Seidler, « Das täglich nötige Gefühl von Blödheit », op. cit. (« Wenn ich gleich den Autor fragen kann, ob es vielleicht an der Szene liegt, dann ist die Forschungsreise abgebrochen. Man sagt einfach, die Insel, die du suchst, gibt es nicht und fertig ».) 115 Fabienne Darge, « LEnfant froid entre réel et fantasme », in Le Monde, 7 avril 2005. 159 Chapitre VI La Scénographie VI. LA SCÉNOGRAPHIE Dans les spectacles de Thomas Ostermeier, la scénographie joue presque toujours, à côté des acteurs et avec eux, le rôle dun protagoniste de la représentation : « le choix de lespace, son fonctionnement et son efficacité sont déterminants »1, dit le metteur en scène, « il structure le sens de la mise en scène et la poétique quil construit autour du texte »2. Sa définition sélabore à partir dune réflexion commune avec le scénographe, en préambule de tout travail pratique sur la pièce3 ; dans cette logique, les répétitions sur le plateau se déroulent dès le début dans le dispositif scénique retenu pour la représentation, même sil nest pas encore définitivement arrêté. La pratique courante dans les institutions allemandes veut que, avant même que les répétitions avec les comédiens commencent, lon procède à un essai du dispositif (Bauprobe) en plaçant sur le plateau les éléments spécifiques de la scénographie, dans un état provisoire une sorte de maquette à léchelle un4. Cette séance permet dappréhender les différents volumes dans lespace, les possibilités dévolution quils offrent aux comédiens, la façon dont ils accrochent la lumière, d « expérimenter les questions de niveau, [et celles] daxe de visibilité des spectateurs »5, mais aussi la dynamique générale de lespace et les perspectives qui en découlent. Lon essaie également à cette occasion les costumes, et choisit les matériaux du dispositif, dont la construction ne commence réellement quaprès cette séance. Pour Ostermeier, il sagit là du « moment le plus important dans la conception du spectacle et dans le travail de mise en scène »6 ; cette affirmation donne à saisir limportance, pour le metteur en scène, de la scénographie, quil voit comme une composante primordiale de la représentation, indispensable à tout travail avec le comédien, dont elle est « le partenaire ; la matière avec laquelle se colleter »7. 1 T. Ostermeier dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 42. Propos de S. Chalaye, ibid., p. 10. 3 « Le travail pratique commence avec le scénographe, avec le choix de lespace où pourrait se jouer cette pièce », dit Ostermeier dans « Ma passion est de montrer sur scène tout ce qui nest pas dit », entretien avec Thomas Ostermeier, propos recueillis par Marcus Rothe et Laetitia Trapet, op. cit.. 4 Nous apportons ici une description de la Bauprobe par Bernard Michel, qui évoque son travail aux côtés de Klaus Michael Grüber : « La Bauprobe [ ] est un moment capital pour les costumes et pour le décor. On passe de nombreuses heures à léchelle un dans le théâtre avec des morceaux de panneaux, de pendrillons faits de bric et de broc. On reconstruit les volumes préparés du décor comme si on réalisait la maquette [ ]. Là, on taille, on coupe et on colore. C'est à ce moment-là quapparaissent les dimensions exactes de lensemble du décor et que lon voit si un costume dans sa forme fonctionne avec lensemble. En général, si la Bauprobe est réussie nous pensons que le spectacle le sera aussi ». B. Michel, « De lesquisse à la scène », in Klaus Michael Grüber Il faut que le théâtre passe à travers les larmes, Portrait proposé par Georges Banu et Mark Blezinger, Ed. du Regard - Académie Expérimentale des Théâtres, Festival d'Automne à Paris, 1993, pp. 137-138. 5 Propos de T. Ostermeier dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 42. 6 Ibidem. 7 Propos de S. Chalaye dans Thomas Ostermeier, op. cit., p. 10. 2 160 Chapitre VI La Scénographie 1. Le rôle du scénographe Chez Ostermeier, la collaboration avec le scénographe sinscrit presque toujours dans la durée, celui-ci est un partenaire privilégié tout au long de la création. Jan Pappelbaum, compagnon de première heure, est le décorateur attitré dOstermeier ; il a signé la plupart des scénographies de ses mises en scène. Parmi les quelques autres scénographes avec lesquels Ostermeier travaille régulièrement, notons Rufus Didwiszus8 ou Nina Wetzel9, cette dernière réalisant également souvent les costumes. Toutefois, aucune de ces collaborations négale, en intensité et en ampleur, celle quil entretient avec Pappelbaum, et qui sétale aujourdhui sur plus de seize ans et vingt-sept représentations. Nous étudierons brièvement ici quelques scénographies qui puissent nous permettre de dégager les aspects essentiels du travail et du rôle de ce scénographe, précisément. 1.1. Jan Pappelbaum, un scénographe architecte Jan Pappelbaum naît dans une famille de comédiens, dans lex-RDA. Après deux ans dapprentissage en maçonnerie, il intègre la HAB (Hochschule für Architektur und Bauwesen École Supérieure dArchitecture et du Bâtiment) de Weimar, où il fait ses premières expériences en scénographie, au sein du groupe de théâtre étudiant quil dirige. Après lobtention de son diplôme darchitecte en 199510, il se consacre exclusivement à la scénographie, pour les théâtres les plus importants de lespace germanophone : le Deutsches Theater11, le Maxim Gorki Theater12 et la Baracke13 de Berlin, le Burgtheater de Vienne14, le 8 R. Didwiszus collabora avec Ostermeier à la Baracke (Shopping and Fucking de Ravenhill et Sous la ceinture de Dresser en 1998), au Schauspielhaus de Hambourg (Visage de feu de Mayenburg en 1999), à la Schaubühne (Manque de Kane et Le Nom de Fosse en 2000) et aux Kammerspiele de Münich (La Forte race de Fließer en 2002 et Avant le lever du jour de Hauptmann en 2005). 9 Nina Wetzel signa la scénographie du Mariage de Maria Braun de Fassbinder et de Susn dAchternbusch, respectivement en 2007 et 2009 aux Kammerspiele de Münich, et des Démons de Norén en 2010 à la Schaubühne. En plus de cela, elle créa des costumes pour Avant le lever du jour de Hauptmann, Hedda Gabler dIbsen, Hamlet de Shakespeare et John Gabriel Borkman dIbsen, respectivement en 2005, 2008 et 2009 à la Schaubühne. 10 Son projet de diplôme porta sur la conception dun « théâtre mobile, un lieu de spectacle ambulant pour la ville ». Friederike Meyer, « Kein bisschen theatralisch », in Grenzgänger, novembre 2005. (« Ein mobiles Theater, einen wandernden Zuschauerraum in der Stadt ».) Notons quOstermeier termina ses études à peu près au même moment (en 1996). 11 LOiseau bleu de Maeterlinck, mise en scène T. Ostermeier, en 1999. 12 Il y créa des scénographies pour trois mises en scène du duo Robert Schuster / Tom Kühnel : Noël chez les Ivanov de Vvedenskij et Stella daprès Goethe et Lessing en 1996, et Le Dragon de Schwarz en 1997. 13 Homme pour homme de Brecht, mise en scène T. Ostermeier, en 1997. 14 Le Constructeur Solness dIbsen, mise en scène T. Ostermeier, en 2004. 161 Chapitre VI La Scénographie Schauspielhaus15 et le Theater am Turm16 de Francfort, et surtout, la Schaubühne de Berlin17 où il a un engagement permanent depuis 2001 et est scénographe en chef depuis 2002. Les débuts de sa collaboration avec Ostermeier remontent à 1994 à Weimar, quand la ville, alors Capitale Culturelle Européenne, invita Manfred Karge et ses élèves de la ErnstBusch Schule (dont Ostermeier) à présenter un projet sur Faust. Cest là quils firent connaissance. Puis Ostermeier, ayant à monter, dans le cadre de ses études, Tambours dans la nuit de Bertolt Brecht en 1994 et LInconnue dAlexander Blok en 1995, fit appel à Pappelbaum pour la scénographie. Dès 1997, celui-ci rejoint le metteur en scène à la Baracke du Deutsches Theater à loccasion dHomme pour homme de B. Brecht. Depuis, il a créé les scénographies de vingt-sept spectacles de Thomas Ostermeier, à la Schaubühne, au Deutsches Theater de Berlin et au Burgtheater de Vienne. Sa formation darchitecte a certainement un impact très important sur le travail scénographique de Pappelbaum et semble fortement conditionner ses choix esthétiques. En effet, Pappelbaum exploite fréquemment dans ses dispositifs un vocabulaire architectonique, inspiré directement de celui des maîtres du Bauhaus, du mouvement de Stijl et du Style International Moderne, notamment Mies van der Rohe. Partant de la « rencontre entre les principes de larchitecture [ et ceux] de la boîte théâtrale »18, il procède souvent, à linstar de larchitecte cité, par « articulation de fragments planaires autonomes disposés orthogonalement »19, mettant laccent sur le potentiel dramatique dun tel aménagement. En reprenant à son compte la suppression de lenveloppe extérieure et lutilisation des cloisons, 15 Jan Pappelbaum poursuit dans ce théâtre sa collaboration avec les metteurs en scène Schuster et Kühnel pour : En attendant Godot de Beckett en 1996, Peer Gynt dIbsen en 1997, Alice au Pays des Merveilles de Caroll et Titus Andronicus de Shakespeare en 1998, et enfin Faust I. et II. de Goethe en 1999. 16 En 1999, le scénographe accompagne R. Schuster et T. Kühnel au TAT de Francfort, dont les deux metteurs en scène assurent la direction artistique jusquà sa fermeture définitive en 2004. Il y crée des décors pour LAllemand pour les étrangers en 1999 et Le Contingent de Voima en 2000 (pseudonyme des deux metteurs en scène-auteurs), Une Nuit arabe de Schimmelpfennig en 2001 et enfin Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht en 2002. 17 Il y travaille surtout, mais pas uniquement, avec Thomas Ostermeier : Catégorie 3.1 de Nóren en 2000, La Mort de Danton de Büchner et Supermarket de Srbljanovic en 2001, Les Jours meilleurs de Dresser et Nora dIbsen en 2002, Concert à la carte de Kroetz, Woyzeck de Büchner et LAnge exterminateur de Woudstra en 2003, Lulu de Wedekind en 2004, Anéantis de Kane et Hedda Gabler dIbsen en 2005, Le Deuil sied à Electre dONeill, Le Songe dune nuit dété de Shakespeare et LAmour nest quune possibilité de Nußbaumeder en 2006, La Chatte sur un toit brûlant de Williams et Room service de Murray et Boretz en 2007, La Ville / La Coupe de Crimp et Ravenhill, Hamlet de Shakespeare et John Gabriel Borkman dIbsen en 2008, et enfin, Othello de Shakespeare en 2010. Parmi dautres metteurs en scène avec lesquels Pappelbaum collabore à la Schaubühne, notons James Macdonald pour Les Copies de Churchill en 2003, Falk Richter pour sa tétralogie Das System en 2004 et pour sa pièce Im Ausnahmezustand en 2007, ou encore Benedikt Andrews pour le Blackbird de Harrower en 2005. 18 Sotiri Haviaras, « Mies van der Rohe meuble la Schaubühne de Thomas Ostermeier », in Techniques et Architecture, n° 485 Spécial scénographie, 2006. 19 Paolo Amaldi, Mies van der Rohe. Espace et densité, Lausanne, Infolio Éditions, 2006, p. 50. Cité in Techniques et Architecture, op.cit. 162 Chapitre VI La Scénographie principes du Style International, Pappelbaum crée sur scène des espaces ouverts en leurs bords, sans continuité spatiale entre lextérieur et lintérieur, lespace de la fiction et lespace général du théâtre, mais en même temps très structurés, divisés en plusieurs aires de jeu indépendantes. Comme chez Mies, les murs, « disposés librement autour dune trame régulière de poteaux [ ], servent exclusivement à délimiter les espaces [ ], toujours ouverts et qui communiquent naturellement entre eux. Lespace fluide et continu contraste avec le cloisonnement traditionnel »20. Cette fluidité est due aussi à des escaliers, souvent hauts, tournants et raides, et utilisés dans les dispositifs de plusieurs représentations, comme Catégorie 3.1, Nora, Lulu, Le Songe dune nuit dété, etc. Linfluence de larchitecture se fait sentir encore dans le choix de matériaux que Pappelbaum affectionne, surtout le béton, lacier et le verre, qui sont en même temps des matériaux de prédilection du Bauhaus et du Style International. Lutilisation de cloisons et de baies vitrées offre au scénographe (et par conséquent au metteur en scène) un vaste potentiel théâtral à exploiter. Lune des conséquences de ce type de construction transparente, et qui pose un réel problème en termes dhabitation, comme cela a été avéré, est le fait que si lon voit, lon est aussi constamment donné à voir : « on est simultanément lobservateur et lobservé ; on se met en scène »21. Ces maisons en verre fonctionnent donc comme des « vitrines surdimensionnées, dans lesquelles sont exposés les habitants »22, notamment la nuit, lorsque, les lumières allumées à lintérieur, on peut difficilement voir ce qui se passe à lextérieur, et que lon est littéralement mis à nu au regard dun éventuel observateur. Cest une situation analogue qui se produit au théâtre dans le rapport scène / salle : acteurs en pleine lumière, spectateurs dans la pénombre. Il y a beaucoup de cloisons de verre dans les scénographies de Pappelbaum (Hedda Gabler, Le Deuil sied à Electre, Le Songe dune suit dété, etc.), mais leur utilisation atteint son comble dans La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams (créée en 2007, à la Schaubühne), où elles constituent lunique élément de la construction. Sur un praticable situé légèrement de biais par rapport aux rangs des spectateurs, est posé un grand parallélépipède entièrement vitré. Sa partie basse est constituée dun ensemble de portes pivotantes, entièrement transparentes côté du public et translucides au fond ; aucune paroi nest opaque, ce qui fait que les personnages ne peuvent jamais se cacher du regard des autres et se voient 20 Peter Carter, Mies van der Rohe au travail, Paris, Éd. Phaidon, 2005, p. 20. Frank Eckart, « Unmögliche Fenster », in Anja Dürrschmidt (dir.), Dem Einzelnen ein Ganzes Jan Pappelbaum, Bühnen, op. cit., p. 142. (« Man ist Betrachter und Betrachtetes zugleich man inszeniert sich ».) 22 Ibid., p. 139. (« Überdimensionierte Vitrine, in der die Bewohner ausgestellt ».) 21 163 Chapitre VI La Scénographie mutuellement constamment. De plus, ses dimensions (assez haut et large, mais peu profond) donnent à lensemble une allure de vitrine dans laquelle laction serait exhibée. Les sentiments doppression et dhypocrisie que met en avant la pièce se trouvent ici donc matérialisés par un dispositif créant un environnement sans issue, sans échappatoire. Dans sa partie haute est enfermé un corbeau vivant ; la présence de lanimal souligne ou met en abyme la situation dans laquelle se trouvent les personnages de la pièce : ils sont comme des bêtes séquestrées dont on exposerait la souffrance. La Chatte sur un toit brûlant de T. Williams (Schaubühne, 2007) © Jan Pappelbaum. Si la suppression de lenveloppe extérieure, donc des murs latéraux et du fond dans le cas dun dispositif scénique, est un principe auquel Pappelbaum recourt fréquemment dans ses scénographies, ce nest pas pour autant une règle. Parfois au contraire, les murs sont présents sur scène pour (re)former une sorte de boîte théâtrale. Ainsi de lespace scénique pour Les Jours meilleurs de Richard Dresser (en 2002, à la Schaubühne), pièce qui met en scène un milieu ouvrier contemporain dégénéré : Pappelbaum a reproduit là, sur le plateau, un bungalow dont la paroi frontale (le quatrième mur en quelque sorte) se lève au début de la représentation, laire de jeu est alors clairement délimitée par les parois latérales, le fond et le plafond du bungalow. Le réalisme de cette boîte est accentué également à lintérieur de ce container : les murs sont recouverts de formica et le sol de linoléum, les meubles usés et abimés semblent trouvés dans une décharge, etc. Mais finalement, lorsque le plafond se soulève à son tour, leffet dillusion de cette figuration réaliste est rompu, et par cet éclatement, qui recrée labsence de bords des autres scénographies, leffet théâtral du dispositif est renforcé. Cet accent mis sur le caractère théâtral des scénographies, lun des fils conducteurs de la collaboration entre Ostermeier et Pappelbaum, vise naturellement à créer 164 Chapitre VI La Scénographie une distance par rapport à la représentation du lieu lieu dramatique, au sens où le voulait Brecht, pour qui « il importe davantage que les décors disent au spectateur spectateur quil est au théâtre plutôt que de lui suggérer gérer quil se trouve, par exemple, en Aulide »23. Les Jours meilleurs de R. Dresser (Schaubühne, 2002) © Jan Pappelbaum. Au-delà delà de ces remarques dordre esthétique, lempreinte lempreinte de larchitecte se ressent dans son processus de travail même, qui ne se limite pas à la scénographie, mais prend en considération lensemble du lieu théâtral, comme le remarque Ostermeier : « Jan est dorigine architecte et ça se voit, ça sentend dans ses propos, lorsquil parle de théâtre et darchitecture. Quand il réfléchit sur sur un lieu, la base est lespace à trois dimensions : pas seulement lespace sur la scène, mais aussi toute tou la salle. Il y a une grande part de scénographes allemands qui ne sortent pas de d limage à deux dimensions. Et cest pour cela que cest un grand bonheur de travailler avec lui, parce quil a une pensée en trois dimensions »24. On retrouve ici, dune certaine façon, cette revendication revendication majeure de Brecht qui insiste sur la différence essentielle, e, capitale, entre le Bühnenbildner,, le créateur de tableaux scéniques (des décors fixes, rigides et illusionnistes), illusionni et le Bühnenbauer, Bühnenbauer larchitecte de scène, qui crée des terrains mobiles et transformables, transforma lesquels « suscitent chez les comédiens lambition mbition dy faire bonne figure » et « en disent long sur la réalité »25. 23 B. Brecht, Écrits sur le théâtre, théâtre Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 733. Propos de T. Ostermeier dans Radio Libre, op.cit. 25 Propos de B. Brecht dans « Discours de lauteur de pièces sur le théâtre de larchitecte de scène Caspar Neher », in Écrits sur le théâtre, op. cit., cit. pp. 665 et 667. « Le mot Bühnenbild quon emploie en allemand pour les décors de ce genre gen dit bien ce quil veut dire, car il dévoile tous les inconvénients de telles constructions. constructions. Indépendamment du fait quil nexiste dans d la salle 24 165 Chapitre VI La Scénographie Larchitecte de scène doit donc travailler en étroite collaboration avec le metteur en scène, lauteur, le comédien, le musicien, etc., ce qui, selon Brecht, ne veut aucunement dire quil « ait à laisser son travail se dissoudre dans une uvre dart intégrale, fusion intégrale de tous les éléments artistiques »26 ; au contraire, installer entre les différents arts un rapport dassociation permet daffirmer et de maintenir lindividualité de chacun dentre eux : « ainsi, la combinaison des arts devient vivante ; la contradiction des éléments nest pas étouffée »27. Cest ce que semble revendiquer également Pappelbaum, même si, de son côté, il convoque dautres références : « Le décor nest pas une uvre dart autonome. En ce sens, je suis très influencé par le Bauhaus et par la formation que jai reçue à Weimar : la construction dun décor est dabord un artisanat. Chaque soirée théâtrale est une uvre darts rassemblés composée du travail de différents artistes du spectacle [ ] qui travaillent ensemble selon une certaine hiérarchie »28. Le scénographe insiste sur le fait que le décor est conçu avant tout comme un moyen, comme un outil, qui permet aux acteurs de mener à bien la représentation dans un espace précis : « larchitecture de scène [ ] doit participer au jeu »29. Pappelbaum structure son travail autour de deux axes : le premier, architectural, qui consiste à rassembler sur scène les éléments nécessaires au spectacle, à créer des univers esthétiques, « une uvre dart plastique »30, à même doffrir aux comédiens une situation et un contexte précis ; le deuxième, décoratif, qui concerne les éléments et les objets, détermine leur forme, le matériau dont ils sont faits et les références quils amènent. « À côté de la mise en scène et de la dramaturgie, la scénographie a avant tout pour fonction dordonner et de structurer »31, dit-il, tout en rappelant que le travail se déroule majoritairement en équipe. La scénographie finale que quelques places doù le tableau produit son plein effet, tandis quà toutes les autres, il apparaît plus ou moins déformé, lespace scénique composé à la manière dun tableau ne possède ni les qualités dune uvre plastique, ni celles dun terrain, en dépit du fait quil a lambition dêtre lune et lautre. Cest seulement le jeu des personnages qui sy meuvent qui doit achever le bon espace scénique ». B. Brecht, « Sur larchitecture de scène de la dramaturgie non-aristotélicienne », in Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 737. 26 Ibid., pp. 735-736. 27 Ibidem. 28 Propos de J. Pappelbaum dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », in Dem Einzelnen ein Ganzes , op. cit., p. 16. (« Die Bühne ist kein eigenständiges Kunstwerk. Da bin ich stark vom Bauhaus und meiner Ausbildung in Weimar beeinflusst: Der Bühnenbau ist zunächst einmal Handwerk. Jeder Theaterabend ist ein Gesamtkunstwerk aus der Arbeit verschiedener gestaltender Künstler, [ ] die in einer bestimmten Hierarchie zusammenarbeiten ».) 29 Affirmait Brecht, dans Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 733. 30 Propos de Pappelbaum lors de lAtelier de la pensée au Théâtre de lOdéon, le 3 avril 2009. 31 Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », in Dem Einzelnen ein Ganzes , op. cit., p. 17. (« Die Bühne hat neben Regie und Dramaturgie vor allem eine ordnende und strukturierende Funktion ».) 166 Chapitre VI La Scénographie répond aux choix déterminés en collaboration avec le metteur en scène et le dramaturge, à partir desquels le scénographe propose des « variantes qui rendent possible le jeu »32. « Jan Pappelbaum part de mon idée, cest en somme comme si je lui passais commande. Et comme tous les grands architectes, il transcende lidée de base. Aussi mon idée peut-elle être complètement métamorphosée en quelque chose de très différent. Lart du scénographe est davoir cette vision de la transformation »33. 32 « Nous recherchons ensemble une solution, une idée pour une représentation, et cest dans les limites de cette idée que je propose par la suite des variantes qui rendent possible le jeu ». Propos de Pappelbaum, ibid. (« Wir suchen gemeinsam nach einer Lösung, einer Idee für eine Inszenierung, und innerhalb dieser biete ich dann Varianten an, die das Spiel ermöglichen ».) 33 Propos de T. Ostermeier dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 39. 167 Chapitre VI La Scénographie 2. La scénographie comme élément déterminant de lesthétique générale « À la Schaubühne, il nexiste pas une esthétique exclusive comme cela peut être le cas par exemple à la Volksbühne. Cela est dû en partie au fait que nous travaillons différemment avec le texte dramatique. Nous nous sentons fortement obligés envers le texte. Nous travaillons à partir des nécessités du matériau et cherchons une solution unique pour chaque production. Une telle manière de travailler engendre des esthétiques variées »34. 2.1. Un scénographe dramaturge « Je trouve que tu fais ressortir, presque comme un dramaturge, les thèmes sociaux et les perspectives matérialistes des pièces »35, dit Ostermeier à Pappelbaum. En effet, les scénographies de celui-ci, plus encore que de traduire en volume les partis pris dramaturgiques retenus pour la représentation, consolident la lecture de la pièce en y répondant sur un plan plastique : « lidée de base du décor est en relation avec la façon dont on lit la pièce »36. Doù le choix despaces renvoyant à une réalité concrète, marqués de connotations sociales précises, dénominateur commun dun grand nombre des mises en scène dOstermeier, où lui et son scénographe procèdent à une transposition de la pièce dans un contexte extrêmement précis, un endroit et un milieu social clairement définis, toujours contemporains ; ce déplacement du texte se lit dans le dispositif du plateau, son réalisme et ses références à un environnement concret, dans une « perspective quasi documentaire »37. « Expression dune réalité sociale »38, la scénographie, par son aspect architectural, sinscrit 34 Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », op. cit., p. 17. (« Für die Schaubühne gibt es keine unverwechselbare Ästhetik, wie man sie vielleicht an der Volksbühne finden kann. Das liegt auch daran, dass in unserer Theaterarbeit ein anderer Umgang mit der dramatischen Vorlage stattfindet. Wir fühlen uns stark den Text verpflichtet, arbeiten aus der Notwendigkeiten des Materials heraus und leiten daraus eine eigene Lösung für die jeweilige Inszenierung ab. Aus einer solchen Arbeitsweise entstehen unterschiedliche Ästhetiken ».) 35 « Doch eher näher an Kroetz », in Dem Einzelnen ein Ganzes, op. cit., p. 160. (« Ich meine, dass du stark die sozialen Themen und materialistischen Perspektiven der Stücke fast schon wie ein Dramaturg hervorhebst ».) Le dramaturge officiel de la Schaubühne, Marius von Mayenburg, fait le même constat : « Avec ses points de vue intelligents, [Pappelbaum] est devenu pour la Schaubühne au cours des années comme un dramaturge de lombre, dont la parole a du poids dans toute décision artistique ». Dans « Nähe und Distanz », loc. cit., p. 225. (« Für die Schaubühne ist er mit seinen klugen Standpunkten über die Jahre so etwas wie ein Schattendramaturg geworden, dessen Wort bei allen künstlerischen Entscheidungen Gewicht hat ».) 36 Propos de T. Ostermeier dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 39. 37 Comme le dit Mayenburg dans « Nähe und Distanz », in Dem Einzelnen ein Ganzes, op. cit., p. 226. (« eine beinahe dokumentaristische Perspektive ».) 38 « Larchitecture ne lintéresse pas uniquement pour des raisons esthétiques, mais surtout en tant quexpression dune réalité sociale », dit Mayenburg à propos de Pappelbaum, ibid., p. 228. (« Architektur fasziniert ihn nicht nur aus ästhetischen Gründen, sondern vor allem als Ausdruck einer sozialen Realität ».) Ce constat rejoint le point de vue de Brecht, lequel estimait que pour « détruire lillusionnisme théâtral ainsi que le 168 Chapitre VI La Scénographie dans la lignée conceptuelle de Mies van der Rohe, lequel revendiquait que larchitecture soit « lexpression de lessence même de notre époque »39. Pappelbaum, quant à lui, ajoute : « Jai grandi en regardant le monde dune manière matérialiste. Et je considère que cest la variante la plus intéressante et la plus productive pour le théâtre. En ce qui concerne les lectures des pièces basées sur le psychisme des individus ou sur la psychanalyse, je ny ai pas vraiment accès »40. La scénographie du Songe dune nuit dété de William Shakespeare (mise en scène / chorégraphie Thomas Ostermeier et Constanza Macras), en 2006, créée au Festival dAthènes, avant dintégrer le répertoire la Schaubühne, est un exemple clair de ce procédé. La pièce est soustraite à son environnement pastoral dorigine (la forêt dAthènes) et transposée dans une boîte de nuit daujourdhui, que Pappelbaum figure par deux grandes parois en L bordant un vaste parquet de danse. Un escalier en colimaçon donne accès audessus, à une galerie peu profonde qui, par un jeu de portes coulissantes, souvre sur des espaces plus intimes. Le jeu élégant des matériaux (chrome, verre laiteux et bois clair) et lameublement clairsemé de lespace (six sofas sombres disséminés sur le parquet de danse et sur la galerie) renvoient clairement à lenvironnement de ces clubs urbains, où règne une promiscuité, une liberté et insouciance sexuelles certaines. À travers ce déplacement, la nuit folle que vivent les quatre amoureux et le groupe douvriers dans la forêt enchantée de Shakespeare, sous lemprise du filtre magique et des fourberies de Puck, se passe donc dans une boîte de nuit ; la potion magique étant remplacée, plus ou moins explicitement, par des substances hallucinogènes, et la course effrénée à travers la forêt et les différentes variations des couples, par celle entre les différents alcôves du club. Par ailleurs, pour souligner cette atmosphère de fête, les spectateurs gagnent leurs fauteuils, au début de la représentation, en traversant le plateau, où ils sont accueillis par les comédiens et les danseurs qui leur servent un cocktail41. La lecture générale de la pièce est donc étayée par la scénographie qui romantisme bourgeois, [ ] larchitecture pouvait être montrée [sur scène] dans une dimension à la fois plastique et conceptuelle », (cf. Giovanni Lista, La Scène moderne, Arles, Actes Sud, 1999, p. 290). 39 « Quand la structure est raffinée et quelle devient une expression de lessence même de notre époque, alors, seulement, elle devient de larchitecture ». Propos de Mies van der Rohe, cités dans Peter Carter, Mies van der Rohe au travail, op. cit., p. 160. 40 « Doch eher näher an Kroetz », op. cit., p. 160. (« Ich bin damit aufgewachsen, die Welt materialistisch zu sehen. Und ich finde, das ist immer noch die interessanteste Variante und für das Theater die produktivste. Was die individuell psychischen oder psychoanalytischen Leseweisen von Stücken angeht, da fehlt mir regelrecht der Zugang ».) 41 Lespace se veut ouvert sur le public, comme sil ny avait pas de séparation scène / salle, puisque les spectateurs sont invités à participer à la fête générale par différentes excentricités / provocations des comédiens (ils doivent par exemple mettre des billets dans les soutiens-gorges des prétendues stripteaseuses, recevoir des souvenirs extraits de la pilosité pubienne des comédiens, etc.). 169 Chapitre VI La Scénographie convoque un univers concret, très réaliste, mettant laccent sur son potentiel spectaculaire et les possibilités dramaturgiques quil engendre. Le Songe dune nuit dété de W. Shakespeare (Schaubühne, 2006) © Jan Pappelbaum. 2.2. Une revendication de fonctionnalité Le caractère fonctionnel de leurs dispositifs scéniques est clairement revendiqué par Pappelbaum et Ostermeier. Les principes de Brecht sur lespace scénique et lobjet théâtral42 et ceux du Bauhaus sur le rapport de la forme et de la fonction, où celle-ci prime sur celle-là43, « lunité du beau et de lutile »44, semblent à la source de la démarche des deux artistes. Les espaces sont conçus sur scène de manière à servir pleinement les besoins de la mise en scène et, notamment, du jeu de lacteur ; ils deviennent ainsi de véritables machines à jouer au sens où ils conditionnent et déterminent directement les moyens dexpression corporelle des acteurs : 42 « Tout ce qui se trouve sur le plateau doit contribuer au jeu, ce qui ny contribue pas na rien à y faire », affirme Brecht dans « Il suffit du strict nécessaire », in Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 765. 43 « La beauté des décors de Pappelbaum se déploie à partir de leur fonction au service du spectacle. Ils ne donnent pas seulement limpression davoir été conçus par un architecte du Bauhaus, mais répondent effectivement à lun des principes majeurs de ce mouvement, à savoir que la fonction détermine la forme de lobjet », dit Mayenburg dans « Nähe und Distanz », op. cit., p. 227. (« Aus dieser dienenden Funktion heraus entfalten Pappelbaums Bühnen ihre Schönheit. Sie sehen nicht nur aus, als hätte sie ein Bauhaus-Architekt entworfen, sondern folgen auch dem Bauhaus-Prinzip, dass die Funktion die Form eines Objekts bestimmt ».) 44 Lionel Richard, Encyclopédie du Bauhaus, Paris, Éd. Aimery Somogy, 1985, p. 18. 170 Chapitre VI La Scénographie « Nous avons formulé un jour cette exigence relative à notre travail : tout ce qui se trouve sur scène doit être un moyen de jeu et doit être utilisé en tant que tel. Dans la mesure du possible, il ne doit pas y avoir de masse morte »45. Cette manière de travailler trouve sans doute ses origines dans la période de la Baracke, laquelle, rappelons-le, nétait pas un espace originellement conçu pour abriter un théâtre (cétait un complexe de préfabriqués destiné à servir de cantine aux ouvriers effectuant les travaux de rénovation du Deutsches Theater) et par là présentait de nombreuses contraintes : plateau restreint, petit et bas de plafond, et un équipement technique rudimentaire, noffrant guère de possibilité deffets spectaculaires. Pappelbaum et Ostermeier ont détourné ces restrictions à leur profit : la fonctionnalité devint lun des principes phares de leur travail à la Baracke, quils ont déplacé et repris ensuite, mais dune manière plus souple, à la Schaubühne. Cest ainsi que fut conçue la scénographie de la représentation inaugurale à la Lehniner Platz, Catégorie 3.1 de Lars Norén (en 2000) : « De par lesthétique que nous avons ramenée de la Baracke, nous voulions avoir une scénographie dun point de vue presque purement fonctionnel, quelque chose de bien précis et dutile aussi pour les acteurs. Et cette exigence-là, cette idéologie, on essayait de la transmettre, de la transférer aussi lors de notre ouverture, notre tout premier spectacle »46. En effet, à la Schaubühne, pour cette Catégorie 3.1, le metteur en scène et le scénographe ont gardé nus les murs en béton du bâtiment créé par Mendelsohn, laissant ainsi apparaître un énorme espace ouvert et vide. Les spectateurs étaient placés des trois côtés dun large plateau en béton auquel on accédait par trois grandes volées de marches, une de chaque côté. Au lointain, un mur avec une majestueuse ouverture, servant habituellement à faire rentrer les éléments de décor dans le théâtre, venait, telle une skéné, clore cet espace qui figurait un vestibule de station de métro (la pièce de Norén met en scène un groupe de marginaux rassemblés sur une place publique de Stockholm). Les gradins des spectateurs étaient surélevés, de sorte que le premier rang se situait à la hauteur du plateau ; les coulisses et les loges étaient situées au-dessous du public et cest de là que les comédiens faisaient leur apparition. Les très rares éléments dans cet espace vide (des barres sur les marches, deux bancs métalliques et une poubelle), ainsi que les escaliers et la différence des 45 Dit Pappelbaum dans « Doch eher näher an Kroetz », op. cit., p. 163. (« Wir haben ja einmal als Arbeitsanspruch formuliert: Alles, was auf der Bühne steht und Bühne ist, soll Spielmittel sein und als solches genutzt werden. Es soll möglichst keine tote Masse geben ».) 46 Propos du scénographe dans Radio Libre, op. cit. 171 Chapitre VI La Scénographie niveaux du dispositif ositif furent pleinement exploités par les acteurs, qui en tiraient un jeu très corporel. Catégorie 3.1 de L. Norén (Schaubühne, 2000) La fonctionnalité du dispositif scénique passait à travers une forme très différente dans Concert à la carte de Franz Xaver Kroetz (créé en 2003, à la Schaubühne). Pour cette pièce sans paroles, Pappelbaum avait imaginé une scénographie scénographie restituant, dune manière très réaliste et extrêmement détaillée, lintérieur dun petit appartement contemporain : un couloir dentrée, orné dun porte-manteau manteau et dune petite penderie, donnait sur une pièce p à vivre avec coin cuisine tout équipé, réfrigérateur, machine à laver, évier (et même éponges et produits indispensables, torchons, bouteilles, etc.), un coin coin salon avec petit divan cclic-clac, un meuble de télévision (plus magazines, télécommande, réveille-matin ) réveil matin ) et une table servant à la fois au repas (nappe, sel, poivre, cure-dents ) cure dents ) et au travail (ordinateur), surplombée par deux étagères pleines de divers objets personnels (photos (photo encadrées, livres, bocal avec poisson rouge) sans oublier bien évidemment la radio, indissociable indissociable de la trame, et, enfin, une salle de bains avec lavabo (peignoir, serviette, savon, brosse brosse à dents, dentifrice ) et toilettes. Derrière la fenêtre du salon, qui donnait sur un petit balcon, on devinait les lumières lu de barres dimmeubles pas très éloignées : la pièce était donc située, cette fois-ci ci entièrement en accord avec les didascalies, dans un milieu social modeste, modeste, représenté ici par une cité HLM. Cet intérieur ntérieur restitué avec minutie servait, avec tous ses ses détails, au jeu de la comédienne qui, 172 Chapitre VI La Scénographie muette, enchaînait sur scène les diverses activités et tâches domestiques, arrosait les fleurs sur le balcon, faisait la cuisine, la vaisselle, la lessive, allait aux toilettes, dépliait le clic-clac et préparait sa couche, etc. La construction reposait sur une série de praticables orthogonaux et ne comportait pas de paroi latérale ; lespace de la fiction se prolongeait sans transition dans celui du théâtre ; cette reconstitution hyperréaliste, quasi documentaire, de lappartement contrastait avec son ouverture sur le noir du plateau, soulignant ainsi le côté vide de cette vie solitaire, monotone, fade et répétitive dont le suicide est la seule issue possible. Concert à la carte de F. X. Kroetz (Schaubühne, 2003) 2.3. Univers général ou sculpture praticable ? Un autre point qui caractérise les scénographies de Jan Pappelbaum, cest le soin quil porte à linscription du dispositif scénique à lintérieur de lespace même du théâtre. Les particularités de certains des théâtres dans lesquels le scénographe travaille depuis le début de son activité théâtrale, et qui ne sont pas des scènes traditionnelles mais des espaces ouverts, sans plateau fixe ni cadre de scène (quil sagisse de la Baracke, du Theater am Turm au Bockenheimer Dépôt à Francfort ou de la Schaubühne) ont déterminé et expliquent sans doute son souci constant dincorporer le plateau dans son univers environnant47. Une contrainte à laquelle il répond généralement de deux manières : 47 « Chaque spectacle propose à chaque type de dramaturgie une tâche sociale entièrement nouvelle, très concrète, que larchitecte de scène doit aider à remplir en examinant et en révisant complètement larchitecture de la scène et du théâtre en fonction de leur adéquation et de leur potentialité », dit Brecht in « Sur larchitecture de scène de la dramaturgie non-aristotélicienne », op. cit., p. 734. 173 Chapitre VI La Scénographie « Pour moi, deux directions se sont dégagées de la relation avec ces espaces. La première est un espace général commun, dans lequel le spectateur est enfermé dans lunivers de la représentation. [ ] La deuxième direction, et en même temps le moyen le plus simple daffirmer le théâtre, est un tréteau dans un espace vide. Lon délimite et surélève une surface pour que le comédien qui évolue dessus soit bien visible. En même temps, on crée également un monde artificiel. En gros, le tréteau fonctionne de la même manière que le cadre de scène dans un théâtre à litalienne : affirmation de la scène, délimitation de laire de jeu »48. Le premier cas de figure est particulièrement bien illustré par la scénographie du Woyzeck de Georg Büchner (créée en 2003, à la Schaubühne)49 qui enfermait laire de jeu et les rangs des spectateurs à lintérieur dun énorme cyclorama de trois-cent-soixante degrés, et qui figurait tout autour de la scène et de la salle un horizon avec des barres dimmeubles HLM, des terrains abandonnés, piqués de structures métalliques, et qui suggérait que le lieu de laction représenté était enjambé par un pont dautoroute. Woyzeck de G. Büchner (Schaubühne, 2003) © Jan Pappelbaum. Au pied du cyclorama, une galerie étroite permettait aux comédiens dévoluer tout autour du public et de laire de jeu. Cette dernière représentait un terrain vague fermé par un demi-cercle en béton parallèle au cyclorama, et dont la courbe et la pente, rappelant vaguement les gradins dun amphithéâtre antique, débouchaient des deux côtés sur des passages souterrains servant de sortie. Le centre de l orchestra ainsi créée était occupé par une large flaque deau provenant dun énorme tuyau de canalisation, en béton lui aussi, qui saillait de la paroi en demi-cercle. Au-dessus du mur en béton, côté cour, une vulgaire baraque à frites et une banale cabine sanitaire mobile, complétaient cette vision des bas-fonds 48 Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », op. cit., p. 21. (« Für mich haben sich daraus zwei Richtungen im Umgang mit diesen Räumen ergeben. Ein Gesamtraum, in dem der Zuschauer von dem Kosmos der Aufführung eingeschlossen ist. [ ] Die zweite Linie und auch das einfachste Mittel, Theater zu behaupten, ist das freistehende Podest im leeren Raum. Man begrenzt und erhöht eine Fläche, sodass der Schauspieler, der darauf agiert, gut zu sehen ist. Zudem ist damit sofort die Kunstwelt behauptet. Im Grunde schafft das Podest dasselbe wie das Portal im Bürgerlichen Theaterbau: die Behauptung von Bühne, die Eingrenzung einer Spielfläche ».) 49 Nous décrivons ici la scénographie telle quelle se présentait lors de sa création à la Schaubühne et qui diffère, en de nombreux points, de celle, mieux connue du public français, de la représentation donnée dans la Cour dHonneur du Palais des Papes à Avignon, lors du Festival 2004. 174 Chapitre VI La Scénographie contemporains. Le dispositif participait donc de la lecture générale de la pièce en la transposant dans le milieu sordide des cités HLM, et en même temps, il répondait à léclatement spatial du drame par la figuration dun espace unique, uni, mais qui en faisait exister de nombreux autres, en son centre ou en ses marges. « Les spectateurs faisaient partie intégrante de ce monde-là, ils étaient complètement enfermés et écrasés par cet univers »50. Toutefois, ces dispositifs qui enferment les spectateurs à lintérieur de lespace dramatique restent plutôt rares parmi les scénographies de Pappelbaum. Cest plutôt le second cas de figure évoqué par le scénographe qui prévaut dans ses créations, celui qui définit et délimite laire de jeu à laide dun praticable. Dans la plupart des cas, Pappelbaum se sert de ces podiums pour y poser des constructions architecturales quil fait souvent pivoter. Le scénographe lui-même appelle ces compositions, qui endossent ainsi un caractère dinstallation, des « dispositifs-objets »51 ; dautres, comme Mayenburg, parlent à propos de ce type de scénographies, de « corps scéniques » : « Le corps chez Pappelbaum est ce que les autres scénographes auraient, sans doute incorrectement, appelé Bühnenbild, tableau scénique. Le terme est approprié sans doute pour la raison que ses décors ne sont pas des pièces vues en coupe, collées juste derrière le cadre de scène ; ce sont de vraies installations qui se tiennent dans les salles géantes de la Schaubühne en effet comme des organismes indépendants »52. La formule de « sculptures praticables »53 semble particulièrement appropriée pour souligner la tridimensionnalité de ces dispositifs et la vision cubiste quen a le spectateur lorsquils se mettent en rotation. Le plateau tournant est indissociable de ces scénographies, qui multiplient ainsi les angles de vue, créant un effet cinématographique. La machine giratoire permet de changer le décor, lespace et le temps sans passer par les solutions de continuité traditionnelles comme le baisser de rideau, le noir, etc., et elle « ne rompt pas lhomogénéité de lespace de la représentation, qui est alors saisi comme un tout, un objet, une sculpture dont on peut faire le tour ; elle [la scénographie] est mise sur un socle »54. 50 Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », op. cit., p. 21. (« Die Zuschauer waren Bestandteil dieser Welt, waren von ihr komplett und überwältigend eingeschlossen ».) 51 « Doch eher näher an Kroetz », op. cit., p. 163. (« Die Objektbühne ».) 52 « Nähe und Distanz », op. cit., p. 226. (« Der Körper ist bei Pappelbaum das, was andere Bühnenbildner wahrscheinlich schlicht als Bühnenbild nennen würden. Der Begriff ist deshalb so treffend, weil seine Bühnenbilder keine hinters Bühnenportal geklebten, aufgeschnittenen Zimmer sind, sondern Installationen, die in den riesigen Sälen der Schaubühne tatsächlich stehen wie unabhängige Organismen ».) 53 Formule de Marie-Noëlle Semet, universitaire et scénographe, qui voit là comme une « signature Pappelbaum ». (Atelier de la pensée, op. cit.). 54 M.-N. Semet, lAtelier de la pensée, op. cit. 175 Chapitre VI La Scénographie Lutilisation fréquente de ces sculptures praticables trouve aussi une justification pratique, car celles-ci offrent au public la meilleure visibilité possible : « dans le cas de la boîte théâtrale, il y a toujours un problème avec les points de vue. [ ] Le dispositif-objet peut être assez petit et pourtant, on voit bien de toutes les places de la salle »55, dit Pappelbaum. En plus, un tel dispositif permet dunifier lexpérience des spectateurs qui voient tous la même chose, quelle que soit leur place dans la salle : « Lorsquon a un espace tout à fait ouvert, chaque spectateur le perçoit différemment, en fonction de sa place dans la salle. Nous ne voulions pas de regards multiples de cette sorte. Cest pour cela que nous nous sommes mis à exploiter le plateau tournant, car cela permet douvrir de nouvelles perspectives à tous les spectateurs en même temps »56. La scénographie de Nora constitue le premier exemple, et sans doute lun des plus aboutis, de cette sculpture praticable giratoire qui fut ensuite exploitée dans un grand nombre de dispositifs scéniques de Pappelbaum pour les mises en scène dOstermeier. Le caractère architectural de ces constructions, dans lesquelles se fait clairement sentir linfluence du Bauhaus et du Style International, permet particulièrement bien dinscrire ces scénographies à lintérieur de la Schaubühne, comme le remarque par ailleurs Mayenburg : « Il ne faut pas négliger le fait que Pappelbaum pense ses décors pour les salles de la Schaubühne. Souvent, il y a même une sorte de correspondance élégante lorsquil se saisit de lesthétique Bauhaus de limmeuble dErich Mendelsohn et quil la prolonge sur scène. Tout en gardant entièrement leur autonomie, ces corps scéniques napparaissent généralement pas comme des corps étrangers »57. La scénographie du Deuil sied à Electre dEugène ONeill (créée en 2006, à la Schaubühne) représente laboutissement de cette démarche, en tout cas, il sagit là de lutilisation la plus radicale de ces corps scéniques sur plateau giratoire. Un praticable rectangulaire, carrelé de noir, où lon accède par une volée de quatre marches sur lun de ses petits côtés, porte, comme seul élément, une cloison vitrée composée de portes coulissantes (« il faut débarrasser les bâtiments de toute surcharge inutile pour les rendre les plus légers possible »58, prônait Mies van der Rohe). 55 « Doch eher näher an Kroetz », op. cit., p. 163. (« Außerdem hat das Kabinett immer ein Problem mit den Sichtlinien. [ ] Die Objektbühne kann ganz klein sein, und man sieht dennoch von allen Plätzen gut ».) 56 Propos du scénographe lors de lAtelier de la pensée, op. cit. 57 « Nähe und Distanz », op. cit., p. 226. (« Trotzdem ist nicht zu übersehen, dass Pappelbaum seine Bühnen für die Säle des Schaubühne entwirft. Oft ergibt sich sogar eine besonders elegante Korrespondenz, wenn Pappelbaum die Bauhaus-Ästhetik von Erich Mendelsohns Schaubühnen-Bau aufgreift und auf der Bühne fortsetzt. Bei aller Einständigkeit erscheinen die Bühnenkörper also in der Regel nicht als Fremdkörper ».) 58 Propos cités dans Peter Carter, Mies van der Rohe au travail, op. cit., p. 8. 176 Chapitre VI La Scénographie Le Deuil sied à Electre dE. ONeill (Schaubühne, 2006) À part un banc, deux chaises, une table et des bâches bâches en plastique, rien ne meuble la scène ; sa vacuité, sa sobriété et son dépouillement donnent donnent toute leur importance aux rotations du plateau qui sont alors le moyen principal principal par lequel se str structure lespace scénique. Néanmoins, si Pappelbaum utilise souvent un socle pour pour ses dispositifs, il ne le fait pas systématiquement pivoter. Ainsi pour Hamlet de William Shakespeare (créé en 2008, au Festival dAthènes, puis à la Schaubühne). Hamlet de W. Shakespeare (Schaubühne, 2008) © Jan Pappelbaum. 177 Chapitre VI La Scénographie Au-dessus de la scène, constituée dun praticable rectangulaire denviron dix mètres de large sur quinze de profondeur et recouvert de terre battue, coulissent en des allers-retours du lointain au nez de scène un plateau de même largeur, mais de trois mètres de profondeur seulement, où trône une longue table de banquet et des chaises. Un portique métallique, chargé de projecteurs et dun rideau de fines chaînes dorées (servant de support aux projections vidéo) qui balaye, lors de ses déplacements, les deux praticables, enjambe lensemble. Les aires de jeu sont donc perpétuellement redistribuées, non par rotations cette fois-ci, mais par les déplacements frontaux des éléments. Sans doute en ce cas est-il difficile de parler de sculpture praticable, même si leffet est assez similaire une vision tridimensionnelle de lespace car le concept diffère. Reste quici aussi, Pappelbaum travaille les trois dimensions de ses décors, mais par emboîtement et superposition. Le principe de ces dispositifs de Pappelbaum, placés sur un socle au centre de la scène, pivotants ou non, fait quasiment système depuis la mise en scène de Nora, en 2002 ; sans doute parce quil répond parfaitement, dune part au souci premier du metteur en scène de raconter une histoire, de lautre à un besoin matériel dadaptabilité aux différentes conditions des représentations en tournée ou lors de festivals. En effet, la linéarité du récit nécessite un espace unitaire, relativement homogène : cest ce que proposent les sculptures praticables de Pappelbaum, qui permettent de présenter toujours le même espace, sous différentes facettes et de ramener lattention du spectateur au centre (cest-à-dire à laction), dautant que leurs bords restent toujours ouverts. Pratiques, elles sinscrivent aisément dans toutes sortes despaces daccueil, quils soient théâtraux ou non, quil sagisse de salles frontales, à litalienne, ou même de théâtres ouverts : Palais des Papes ou théâtre antique dÉpidaure. Portables, exportables, elles ne font guère cas des lieux qui les abritent, hormis lécrin premier de la Schaubühne où effectivement leur élégance répond à celle du bâtiment de Mendelsohn. 2.4. Le rapport scène / salle, la place du spectateur Une évolution est à constater dans la manière dont Ostermeier et Pappelbaum appréhendent la relation scène / salle, entre lépoque de la Baracke et le début de leur travail à la Schaubühne dun côté, où la définition de ce rapport passait surtout par un aménagement 178 Chapitre VI La Scénographie spatial spécifique, et de lautre la période récente, où la place et le rôle du spectateur découlent plutôt de la lecture dramaturgique des pièces et, par conséquent, des scénographies. À la fin des années quatre-vingt-dix, la recherche systématique dune nouvelle définition spatiale de ces rapports scène / salle fut perçue comme la marque de fabrique des deux artistes, ce qui fait dire à Pappelbaum quelle serait lune des raisons de leur nomination à la Lehniner Platz : « Il y avait sûrement un grand nombre de raisons pour lesquels Thomas et moi-même, nous avions reçu à lépoque cette offre de nous rendre à la Schaubühne. En plus de lidée de lensemble, de la troupe, qui était très fortement marquée chez nous, il y avait également le fait quà la Baracke déjà, nous avions essayé pour chaque mise en scène un autre ordre dans lespace. Il ny avait pas un ordre précis, entre la scène et lespace des spectateurs. Tout cela nous permettait, chaque soir, dobtenir une situation intéressante pour toutes les parties concernées, notamment le public et aussi évidemment les acteurs »59. Ostermeier de son côté, évoque linfluence de lhistoire du théâtre allemand et des expériences avec dautres scènes que des théâtres à litalienne, notamment celles que fit Erwin Piscator60, en entreprenant, dans les années vingt, en collaboration avec Walter Gropius61, « de concevoir un théâtre dont la forme serait adaptée aux conditions nouvelles, [et qui ne viserait] pas seulement à un affranchissement ou à un perfectionnement technique ; [mais surtout à une expression de] la réalité des rapports sociaux et dramatiques »62. Gropius proposa alors de construire un théâtre synthétique, permettant de jouer simultanément sur trois scènes différentes : larène circulaire, lamphithéâtre et la scène à litalienne63. Rappelons que le bâtiment de la Schaubühne se prête particulièrement bien à ce genre dexpérience, grâce à son équipement technique exceptionnel : sans emplacement fixe de la scène et de la salle, cest au metteur en scène et au scénographe dimaginer à chaque fois lorganisation de cet énorme espace (plus de mille quatre cents mètres carrés), quils peuvent réduire à laide de deux stores rideaux déplaçables ; tous les aménagements sont ainsi réalisables : des dispositifs frontaux ou bi-frontaux, une arène ou même une scène dopéra avec fosse dorchestre ; ce qui fait prétendre à Ostermeier que la Schaubühne est « le seul théâtre où on a la possibilité de jouer avec le public »64. 59 Propos du scénographe dans Radio Libre, op. cit. Cf. les propos du metteur en scène dans Radio Libre, op. cit. 61 Rappelons que Gropius fut lun des fondateurs et directeurs du Bauhaus. 62 Erwin Piscator, Le Théâtre politique, Paris, Arche, 1972, p. 120. 63 Cf. Maria Piscator et Jean-Michel Palmier, Piscator et le théâtre politique, Paris, Éditions Payot, 1983, p. 36-38. 64 Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 40. 60 179 Chapitre VI La Scénographie Lélaboration de chaque nouveau projet projet ne suppose donc pas uniquement linscription de laire de jeu dans lunivers général du théâtre, comme nous lavons évoqué, mais également celle de lespace des spectateurs, conçue à chaque fois en relation spécifique à la pièce représentée. Ostermeier et Pappelbaum voient cette recherche comme un retour retou vers les idéaux et les ambitions de la Schaubühne de Stein, laquelle « représentait ait la tentative dun nouveau modèle de théâtre [ où le metteur en scène] a toujours essayé davoir un raccord entre les matériaux et le texte dans un ordre spatial spa »65. Lancien maître des lieux commente : « Jai toujours pensé quil était nécessaire de présenter présenter chaque pièce dans un espace proche de la spatialité conçue par lauteur. Je nai nai cessé daffirmer que chaque pièce piè réclamait son espace théâtral propre. Et je me suis fixé lobjectif lobjectif de pratiquer un théâtre qui repense et modifie pour chaque spectacle la relation entre lespace lespace scénique et lespace des spectateurs. Pour y arriver, il était nécessaire de proposer un espace architectural qui permette de modifier la configuration spatiale pour chaque nouvelle mise en scène, de tout réinventer à chaque fois. Cest ce que jai fait en fondant la Schaubühne »66. Aux scénographies de Catégorie 3.1, où les spectateurs entouraient aient le plateau des trois côtés, et de Woyzeck,, où ils étaient pris, avec les personnages, au cur cu de la cité HLM, nous pouvons également ajouter le dispositif de La Mort de Danton de Georg Büchner (créée en 2001, à la Schaubühne), où les gradins étaient disposés en demi-cercle, cercle, reprenant la forme fo de la Convention Nationale. La Mort de Danton de G. Büchner (Schaubühne, 2001) 65 66 Propos de Pappelbaum dans Radio Libre, op. cit. Peter Stein, Essayer encore, échouer toujours, Entretiens avec Georges Banu, op. cit., cit. pp. 24-25. 180 Chapitre VI La Scénographie Lespace de jeu, quant à lui, consistait en un assemblage de praticables et de passerelles en bois, certains inclinés, « un petit tréteau avec ce rideau du théâtre forain, qui na pas évolué depuis des siècles »67, et clos au lointain par une toile en demi-cercle qui venait compléter la forme dessinée par les gradins. Certaines scènes furent jouées depuis le public, comme pour rendre plus évidente cette allusion au théâtre de foire, et à la fin, de nombreux comédiens venaient sajouter aux spectateurs pour assister avec eux à lexécution de Danton. Lexpérimentation de linscription spatiale du public dans la scène même fut poussée plus loin avec La Ville La Coupe (créée en 2008, à la Schaubühne), qui réunissait deux pièces autonomes, La Ville de Martin Crimp et La Coupe de Mark Ravenhill. La Ville de M. Crimp (Schaubühne, 2008) © Jan Pappelbaum. La Coupe de M. Ravenhill (Schaubühne, 2008) 67 Dit Pappelbaum dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », in Dem Einzelnen , op. cit., p. 19. (« Das kleine Podest mit dem Jahrmarktbühnenvorhang, der über die Zeiten unverändert geblieben ist ».) 181 Chapitre VI La Scénographie Avant de sinstaller, le spectateur sengageait dans un labyrinthe qui le menait dabord devant un plateau rectangulaire où étaient déjà présents les comédiens. Il poursuivait ensuite son chemin, à travers des couloirs noirs, pour arriver dans un espace où se déroulaient une performance musicale et une danse et où il pouvait également regarder une installation vidéo : « lidée était de vider le spectateur avant que la vraie représentation ne commence, de faire de lui une sorte de tabula rasa »68. À laide de cloisons mobiles, lespace se redessinait par la suite, se cristallisant en deux salles de théâtre contigües, chacune avec son propre plateau, où le public assistait dabord à lune, puis à lautre pièce. Ostermeier explique que limpulsion première était de sortir de la convention théâtrale par laquelle le spectateur, arrivé au théâtre, se rend dans la salle pour assister au spectacle depuis son fauteuil. Il souhaitait donner à la soirée un caractère de promenade, qui laurait rapprochée davantage dune visite de musée : « pas dun musée avec des uvres anciennes, mais plutôt avec des uvres dartistes contemporains, de vidéastes, etc. On arrive, on regarde différentes choses, puis on entre dans lespace du théâtre, on en ressort, on rentre »69. Cependant, lon peut observer, à peu près depuis la mise en scène de Nora (en 2002), un relâchement progressif dans ce questionnement et ces expériences spatiales : les dispositifs scène / salle sont de plus en plus souvent frontaux, et le décor fonctionne selon ce principe de sculpture praticable évoqué. Chercher de nouveaux rapports scène / salle « nous intéresse de moins en moins », affirme Ostermeier, qui invoque pour raison le fait que les acteurs « développent toujours leur jeu et leur énergie principalement vers un côté »70. Pappelbaum, quant à lui, rejoint ce point de vue en situant le problème au niveau de « la formation de lacteur : on nenseigne que rarement une approche corporelle, comme par exemple la biomécanique de Meyerhold, qui permette un jeu en trois dimensions »71. Il ajoute : « Le théâtre vit en grande partie de limagination : le spectateur doit vouloir et pouvoir entrer dans un monde. Mais les expérimentations spatiales renvoient toujours à lépique. Car dans le cas de ces scènes, les arrangements de base (les aires de jeu, la salle, le public lui- 68 Propos de T. Ostermeier dans lémission Stadtgespräch Porträt, TV Berlin, op. cit. Ibid. 70 Propos tenu lors de lAtelier de la pensée. 71 Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », op. cit., p. 20. (« Es ist auch ein Problem der Schauspielausbildung: Eine bestimmte Körperlichkeit wie die Biomechanik von Meyerhold etwa die eine Dreiseitenbespielung ermöglichen könnte, wird nur wenig vermittelt ».) 69 182 Chapitre VI La Scénographie même) sont souvent tridimensionnelle »72. automatiquement thématisés. La performance devient Ainsi la place, le rôle et la complicité du spectateur, qui est pourtant toujours le souci primordial dOstermeier et de Pappelbaum lors de lélaboration dun spectacle, ont-ils été redéfinis, recentrés sur des questions dordre dramaturgique qui passent beaucoup par la scénographie. Ils ne cherchent plus à réduire systématiquement la séparation entre la scène et la salle au moyen dun aménagement spatial ; au contraire, les acteurs et les spectateurs se trouvent dans la plupart des cas dans une (op)position frontale classique. Mais cette scission scène / salle doit être surmontée, ou estompée, à travers une autre approche, qui se présente a priori comme anti-brechtienne, car Pappelbaum dit vouloir effacer la distance, atténuer le caractère critique du regard du spectateur, produire chez lui une fascination pour la vie des personnages sur scène. Il veut prendre le public à témoin dun milieu et dun univers proches des siens, parfois même dans une logique spéculaire, et linviter à tirer seul ses conclusions, à partir dune perspective presque documentaire. « Lobjectif de ces univers nest pas de critiquer ou de dénoncer les personnages qui les habitent. Au contraire, jaimerais créer des mondes qui fascinent le spectateur, auxquels il adhérerait complètement dans un premier temps, pour quil se dise : Ce serait pas mal dhabiter une maison pareille ou Cest dans un hôtel comme ça que jaimerais passer un weekend avec ma femme. Car je suis convaincu que cette adhésion préalable du spectateur, qui pourrait simaginer vivre dans ces espaces, permet dinsister sur la chute des personnages, de concrétiser pour lui les problèmes que lon traite »73. Cet itinéraire à travers quelques scénographies de Jan Pappelbaum pour les spectacles de Thomas Ostermeier nous a permis de dégager certains principes récurrents et déterminants qui guident la collaboration des deux artistes. Force est de constater que la scénographie est lun des éléments principaux de la représentation, présent depuis les premières heures des répétitions, qui participe à lidentification des partis pris majeurs de la mise en scène et à leur transposition sur le plateau. Jan Pappelbaum met à profit sa formation darchitecte, que ce soit dans ses choix esthétiques, son approche du travail, ou dans sa vision et son analyse matérialistes des univers et des milieux sociaux aussi bien ceux des personnages que ceux 72 Propos du scénographe, ibidem. (« Zudem lebt Theater zu einem großen Teil von der Imagination der Zuschauer soll sich auf eine Welt einlassen, will in diese Welt mitgenommen werden. Räumliche Experimente dagegen werfen immer wieder zurück ins Epische. Denn ganz automatisch werden bei diesen Bühnen die Grundanordnungen der Spielraum, der Zuschauerraum, vor allem der Zuschauer selbst mitthematisiert. Auch die Darstellung wird dreidimensional ».) 73 Propos du scénographe lors de lAtelier de la pensée. 183 Chapitre VI La Scénographie des spectateurs. Le constat majeur qui se dégage en filigrane de cette étude est que Pappelbaum apparaît comme un véritable Bühnenbauer, cet architecte de scène quappelait Brecht dans ses écrits (et quil trouva, lui, surtout en la personne de Caspar Neher), à savoir un scénographe qui « part toujours des gens et des choses qui leur arrivent ou quils font advenir, [qui] ne fait pas de décors scéniques, qui soient des toiles de fond ou des cadres, [qui] construit au contraire le terrain sur lequel des gens vivent les choses. [ ] Cest dabord un narrateur plein dingéniosité »74. 74 B. Brecht, « Discours de lauteur de pièces sur le théâtre de larchitecte de scène Caspar Neher », in Écrits sur le théâtre, op. cit., pp. 666-667. 184 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène VII. LE JEU ET LA MISE EN SCENE Des exemples qui servent à argumenter létude qui suit, les mises en scène ibséniennes sont souvent absentes, ou seulement mentionnées ; sur le plan artistique, elles sinscrivent naturellement dans la continuité des représentations traitées ici, mais elles serviront de matière à une analyse à part, dans la deuxième partie de notre thèse. 1. La direction dacteurs Lacteur occupe une place fondamentale dans le théâtre de Thomas Ostermeier : « le vrai travail du metteur en scène est celui avec les acteurs »1, déclare-t-il régulièrement. Il faut entendre cette affirmation (commune à un grand nombre dhommes de théâtre contemporains) en rapport avec le parcours personnel dOstermeier, lequel (comme cest souvent le cas chez les metteurs en scène) avant de se tourner vers la mise en scène, entreprit dêtre comédien : au début des années quatre-vingt-dix, avant dintégrer la formation de lÉcole Ernst-Busch (en 1992), il étudia le jeu à lUniversité des Arts (Universität der Künste) à Berlin. Cest là, comme nous lavons dit, quil fit cette rencontre, décisive pour son avenir, avec Einar Schleef2, lequel éveilla chez le jeune apprenti-comédien le goût de la mise en scène et le poussa à faire des études dans ce domaine. Ostermeier témoigne : « Déjà en tant que comédien, notamment aux côtés dEinar Schleef, jai commencé à mintéresser aux autres aspects du travail au théâtre. Lorsque je passais des heures et des nuits avec lui, à réfléchir et à discuter, je me suis rendu compte que cela mintéressait beaucoup, de discuter autour dune pièce, autour de linterprétation dun personnage, etc. Cest lui qui ma dit quil trouvait intéressante ma façon de réfléchir sur les pièces et que je ne devais pas me borner au rôle de comédien »3. 1 Propos tenu lors de lAtelier de la pensée. Il jouait notamment dans son projet de Faust. 3 Propos dOstermeier dans lémission Stadtgespräch, op. cit. Il continue, sur un ton plus détendu : « Et puis, Schleef ma dit quon pouvait étudier la mise en scène à lÉcole Ernst-Busch. Cela me paraissait complètement bizarre ; à lépoque, je navais jamais entendu parler des études de mise en scène, je ne savais pas que cela existait, je narrivais pas à imaginer comment cela pouvait se passer. Pour moi, les metteurs en scène étaient des gens de cinquante-cinq ans ou plus qui ont lu beaucoup de livres ». 2 185 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Au cours de ses études, Ostermeier monta régulièrement sur les planches du Berliner Ensemble, sous la direction de Manfred Karge, son professeur4 (lequel avait aussi été comédien avant dêtre metteur en scène). Il lui arriva également de jouer dans ses premiers spectacles5. Mais finalement, il décida, au cours de ses études, dabandonner la carrière de comédien et de se consacrer exclusivement à la mise en scène. Lune des raisons quinvoque à cela Ostermeier tiendrait à la difficulté de reconnaissance des acteurs, surtout débutants, à leur situation en quelque sorte subalterne au sein des institutions théâtrales allemandes, une place qui est, selon lui, très difficile et inconfortable. Pour le metteur en scène, les jeunes comédiens sont trop tenus à lécart des décisions artistiques et des choix esthétiques et nont aucune possibilité de se prononcer, de prendre part aux réflexions ou de débattre des partis pris généraux. Le choix de la mise en scène permettait, en revanche, à Ostermeier de sinvestir pleinement dans lélaboration des spectacles, de ne plus « être dans des projets dont [il] nappréciait pas les choix esthétiques et auxquels finalement [il] nadhérait pas sur le plan artistique »6. De son expérience de comédien, dit-il, vient sa grande sensibilité envers les acteurs. Cest ainsi, confie-t-il, que cest très souvent la personnalité dun comédien, son art, son talent, qui est à lorigine dun spectacle, du choix de la pièce et de la manière de laborder. Citons à titre dexemple Anne Tismer pour le Concert à la carte et Lulu (après Nora)7, Gert Voss pour le Constructeur Solness8, Josef Bierbichler pour John Gabriel Borkman9 ou encore Brigitte Hobmeier pour le Mariage de Maria Braun et Susn10. Certes, les 4 Il raconte que lorsquil étudiait la mise en scène, il a eu « de très bons professeurs de théâtre qui ont sans cesse essayé de [le] convaincre de revenir à cette première vocation [le jeu] ». (Cf. les entretiens avec S. Vogel, op. cit., p. 8.) 5 « Il faut dire que tout au début, je pensais quon était également capable de jouer, lorsquon faisait de la mise en scène. Lors de mes premiers essais de metteur en scène, jai un tout petit peu joué, mais je ne lai plus fait par la suite. Maintenant, il marrive de temps à autre de jouer, lorsquun acteur tombe malade », confiait-il en 2001 à S. Vogel (op. cit., p. 9). 6 Propos tenu dans lentretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 17. 7 Le choix de ces pièces aurait été « surtout lié à lactrice, Anne Tismer », confie Ostermeier dans un entretien télévisé avec Annette Gerlach, diffusé sur Arte le 18 mars 2004. 8 « Cela a à voir surtout avec Gert Voss » répond le metteur en scène à la question du choix de la pièce pour le Burgtheater de Vienne, lors de la rencontre à lUniversité Rennes 2, le 11 décembre 2008. 9 « Quand jai pensé à la pièce, cela avait à voir avec le rôle principal, avec lacteur Josef Bierbichler. Si je ne lavais pas eu, lui, je naurais pas fait la pièce », ajouta-t-il à la même occasion. 10 « Je voulais travailler avec cette actrice-là et mettre en scène ce scénario », dit Ostermeier dans « Maria Braun, dans la lignée de Nora et Hedda Gabler », entretien réalisé par Jean-Louis Perrier, in Alternatives théâtrales, n° 101, op. cit., p. 24. Susn dAchternbusch (2009), par ailleurs, est symptomatique de cette attention privilégiée portée à certains comédiens. À intervalles réguliers, Ostermeier monte des pièces écrites pour un seul acteur (à la limite secondé par un deuxième comédien plus ou moins muet, pièces données souvent dans de petites salles), où le travail sur le jeu devient une sorte de laboratoire sur lart du comédien. Ainsi pour le Concert à la carte de Kroetz (2003), pièce sans paroles où Anne Tismer, seule sur scène, proposait un épilogue muet à la Nora montée un an auparavant, ou pour le Produit de Ravenhill (2006) où Jörg Hartmann, entre une table et deux chaises, incarnait un producteur de cinéma, dans un véritable one man show (avec la présence muette dune autre comédienne sur scène). Avec Susn, Ostermeier va encore plus loin : ignorant les didascalies 186 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène conditions de travail dans une institution telle que la Schaubühne, pourvue dune troupe fixe, font que le metteur en scène travaille bien évidemment régulièrement avec les mêmes acteurs. On relève ainsi, dans le parcours dOstermeier, plusieurs périodes de collaborations privilégiées, de complicité avec tel(le) ou tel(le) comédien(ne), durant lesquelles il lui confie plusieurs rôles principaux de suite, comme Anne Tismer entre 2002 et 200411, Katharina Schüttler en 2005 et 200612, Brigitte Hobmeier depuis 200713 ou encore Kay Bartholomäus Schulze14. Et bien sûr, cet acteur fétiche, qui accompagne Ostermeier de manière constante, de leur formation commune à lÉcole Ernst-Busch, à laventure de la Baracke et celle de la Schaubühne : Lars Eidinger, que lon retrouve dans un grand nombre des spectacles du metteur en scène15. Depuis quelques années, le metteur en scène travaille de plus en plus souvent aussi avec des grands acteurs comme Kirsten Dene16, Angela Winkler, Gert Voss ou Josef Bierbichler, pour ne citer queux17, des acteurs qui ont derrière eux un riche parcours artistique et de nombreuses collaborations avec des metteurs en scène de renommée. Ce fait, ce parti pris qui découle de limportance primordiale quOstermeier accorde à lacteur, a des répercussions sur lesthétique générale de ses spectacles, comme sur lensemble de la production. Nous avons déjà constaté lévolution du modèle égalitaire de la troupe de la Schaubühne et larrivée progressive dans ce théâtre de vétérans, de vedettes de la scène. En prenant de lâge, il semblerait quOstermeier sente le besoin et se donne la possibilité dévoluer ou de senrichir grâce à une collaboration avec ces grands acteurs de la génération qui précisent que le personnage doit être joué par plusieurs actrices différentes (quatre ou cinq, selon les versions : une pour chaque période de sa vie), il a toutefois confié le rôle dans sa totalité à Brigitte Hobmeier. 11 Les jours meilleurs de Dresser et Nora dIbsen en 2002, le Concert à la carte de Kroetz en 2003 et Lulu de Wedekind en 2004. 12 Anéantis de Kane et Hedda Gabler dIbsen en 2005, Le deuil sied à Electre dONeill en 2006. 13 Le Mariage de Maria Braun de Fassbinder en 2007, Susn dAchternbusch en 2009 et les Démons de Norén en 2010. 14 Catégorie 3.1 de Norén en 2000, La Mort de Danton et Woyzeck de Büchner en 2001 et en 2003, Nora dIbsen en 2002, LAnge exterminateur de Woudstra en 2003, Hedda Gabler dIbsen en 2005 ou Room Service de Murray et Boretz en 2007. 15 Citons à titre dexemple La Mort de Danton de Büchner en 2001, Les Jours meilleurs de Dresser et Nora dIbsen en 2002, Woyzeck de Büchner et Lange exterminateur de Woudstra en 2003, Lulu de Wedekind en 2004, Hedda Gabler dIbsen en 2005, Le Songe dune nuit dété et Hamlet de Shakespeare en 2006 et 2008, ou Les Démons de Norén en 2010. 16 Le Constructeur Solness dIbsen en 2004, La chatte sur un toit brûlant de Williams en 2007 et John Gabriel Borkman dIbsen en 2008. 17 Nous pourrions sans doute situer la première collaboration dOstermeier avec lun de ces acteurs mythiques, en 2004, quand il monta le Constructeur Solness avec Gert Voss dans le rôle titre. La liste se poursuit avec des noms illustres comme ceux de Branko Samarowski, Urs Hefti, Lore Stefanek ou encore JeanPierre Cornu. À noter que la plupart de ces collaborations se font dans le cas des mises en scène ibséniennes dOstermeier, comme si cette dramaturgie offrait un terrain particulièrement fertile pour un dialogue intergénérationnel. 187 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène précédente18. Il dit dailleurs apprécier ces « artistes prestigieux », notamment parce quune « communication peut sinstaller » avec eux plus rapidement durant les répétitions, et que par là ces rencontres « font évoluer [son] travail »19. Labandon plus ou moins forcé de certaines utopies ou rêves de jeunesse (sur le collectif, la communauté), semble contrebalancé par le bénéfice de ce genre de collaboration. Le travail de Thomas Ostermeier se nourrit des différents courants ayant sillonné le théâtre depuis le début du vingtième siècle. Nous examinerons ici la trace des influences les plus marquantes, celles de la vision de lacteur chez Stanislavski, chez Meyerhold et chez Brecht20, puis tenterons danalyser la manière dont celles-ci se conjuguent dans sa direction dacteurs, pour donner naissance à ce quOstermeier appelle « linterprète du 21 réalisme nouveau » . Nous pouvons relever ces trois influences majeures dans lexemple dune seule et même représentation, Hamlet, un travail qui a directement précédé John Gabriel Borkman en 2008. Ici, les comédiens adoptent dans plusieurs scènes un jeu réaliste, psychologique, un jeu dincarnation qui vise à donner aux spectateurs « la vision intérieure » dun personnage et à leur faire « partager [son] univers »22. Cest ainsi que le combat descrime final est étonnamment véridique, réaliste : Lars Eidinger (Hamlet) et Stefan Stern (Laërte) se battent de façon naturaliste, comme dans une reconstitution historique (malgré quelques interludes ludiques, comme lorsquau début, Hamlet feint de se battre avec une cuiller en plastique, après sêtre assuré que toutes les rapières sont de longueur égale ; ou lorsque, entre deux assauts, il demande « new balls ! » et mime un service de tennis avec son épée pour raquette). Ce mode de jeu est exploité dans la plupart des spectacles dOstermeier, même si leffet dillusion et didentification de lacteur avec son rôle est souvent cassé à laide dautres moyens et procédés. 18 Il est intéressant de comparer ce passage progressif au travail avec des grands acteurs avec une autre expérience, diamétralement opposée, celle de Matthias Langhoff qui, évoquant ses débuts au Berliner Ensemble, rapporte : « Helene Weigel nous a appelés [M. Langhoff et M. Karge] pour nous dire : Vous faites un premier travail ? Vous êtes jeunes, vous avez besoin des meilleurs acteurs. Seulement plus tard, beaucoup plus tard, vous allez pouvoir travailler avec de très jeunes comédiens ». (Cf. Matthias Langhoff, « Au Berliner, avec Brecht », in Georges Banu (dir.), Les répétitions de Stanislavski à aujourdhui, Arles, Actes Sud, 2005, p. 116.) 19 Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 23-24. 20 Nous abordons ces trois influences dans lordre historique, qui ne correspond pas forcément à lordre chronologique dans lequel Ostermeier les a découvertes. 21 Notamment dans « Le théâtre à lère de son accélération », op. cit. 22 Dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., respectivement pp. 52 et 49. 188 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Dans un autre registre, proche de celui de Meyerhold, les comédiens endossent fréquemment un jeu très physique, corporel, voire acrobatique, et sont dans un rapport très étroit avec lespace de la scène, et les uns aux autres réciproquement. Dans Hamlet, à part le rideau de chaînes métalliques auquel les comédiens saccrochent et se balancent, et la grande table sur laquelle ils montent parfois, cest notamment la terre qui recouvre le sol de laire de jeu principale qui les incite à un jeu physique : ils peuvent se permettre toutes sortes de chutes, se rouler dedans ou sy ensevelir réciproquement, sen maculer le corps et la figure ou y glisser lorsque, trempée, elle se transforme en boue23. Hamlet, 2008 Toutefois, le jeu physique que mettent en avant les acteurs nest pas exclusivement lié au dispositif scénique. Ainsi, Eidinger se sert-il dun jeu corporel pour traduire la (prétendue ?) folie de son Hamlet : aux moments où celle-ci se manifeste, son corps tout entier est en proie, comme malgré lui, à des secousses violentes et des gestes obscènes24, des tics, etc. Lacteur traduit cette perte de contrôle par une maîtrise absolue de son corps. Mêmes secousses pour Judith Rosmair, lorsque son Ophélie perd la raison à son tour, quelle 23 Le songe dune nuit dété (2006) offre un exemple parlant de ce jeu, notamment à cause du fait quil sagit dun projet commun dOstermeier et de la chorégraphe Constanza Macras et que le résultat en est donc un spectacle à la lisière du théâtre et de la danse. Là, les acteurs-danseurs mettent pleinement à profit toutes les possibilités de jeu physique que leur offre le dispositif scénique : ils saccrochent et se suspendent à des barres de la balustrade comme à des trapèzes, montent et descendent de diverses manières lescalier en colimaçon, etc. Comme dans la légendaire mise en scène de La Forêt dOstrovski par Meyerhold, « [la construction] est un véritable agrès de jeu que les acteurs utilisent de multiples façons : ils y montent, en descendent, y grimpent par les perches, sy suspendent, sécroulent contre la balustrade, sy asseyent ou sy étendent ». (B. Picon-Vallin (dir.), Voies de la création théâtrale, n° 17, Meyerhold, 1990, p. 175.) 24 Accompagnés par un « Ficken! » (« Baiser ! ») pulsionnel 189 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène accompagne non seulement de commentaires indécents, mais de cris gutturaux25. Le jeu physique dEidinger est également conditionné par un costume rembourré autour du torse, qui détermine fortement les mouvements de lacteur, ses déplacements et sa manière dévoluer sur scène, sans parler de limage de balourd, lourdaud, quil donne au personnage : ainsi, lorsque ce gros Hamlet se met à courir, il ne peut plus sarrêter, comme si sa masse, une fois mise en mouvement, ne parvenait plus à simmobiliser26. Quant à lempreinte dun jeu brechtien, distancié, conscient et dirigé vers le public, elle passe notamment par trois procédés. Le premier tient au fait que dans cette représentation, tous les acteurs, hormis Lars Eidinger Hamlet, jouent plusieurs rôles27. Ainsi il ny a pas didentification entre lacteur et son rôle, dautant plus que les changements de personnage se font à vue, à laide dun élément de costume et dun accessoire. Le second est ladresse directe au public28 : par exemple lorsque Lars Eidinger, Hamlet jouant un DJ, demande à la salle de répondre à son yeah, ou quand Urs Jucker, Claudius confessant le fratricide, se promène parmi les spectateurs et leur demande directement labsolution. Le troisième est laffirmation du caractère théâtral et fictionnel du spectacle en train de se faire : Eidinger demande à la régie quon allume les lumières dans la salle, au moment où son Hamlet explique aux comédiens les réactions dun public de théâtre, ou que lon coupe la musique avant le combat descrime, ou encore que les autres acteurs quittent le plateau, pour son monologue. Les acteurs dOstermeier intègrent fréquemment à leur jeu le gestus brechtien, cette « expression par les gestes et les jeux de physionomie des rapports sociaux existant entre les hommes dune époque déterminée »29. On peut citer pour exemple la mise en scène de Woyzeck (2003) où le protagoniste (Bruno Cathomas) sévanouit brusquement dès que le Docteur (Kay Bartholomäus Schulze) touche son poignet pour lui prendre le pouls. Cette scène se reproduit à plusieurs reprises dans la représentation et lon insiste même sur son caractère signifiant, lorsque le Docteur invite dautres personnages, tel le Capitaine (Felix 25 De sorte que la scène rappelle fortement certains passages du légendaire film dépouvante, The Exorcist. Un autre principe meyerholdien du jeu des acteurs est lappui que ceux-ci prennent sur la musique (nous létudions plus loin), avec les notions de rythme, de contrepoint, de la cinématographicité au théâtre, etc. 27 Judith Rosmair est tour à tour Gertrude et Ophélie, Sebastian Schwarz, Horatio et Guildenstern, et Stefan Stern, Laërte et Rosenkrantz, etc. 28 « On devra naturellement abandonner la notion de quatrième mur, ce mur fictif qui sépare la scène de la salle et crée lillusion que le processus représenté se déroule dans la réalité, hors de la présence du public. Par principe, les comédiens ont donc ici la possibilité de sadresser directement au public ». B. Brecht, Lart du comédien, Paris, LArche, 1999, p. 129. 29 B. Brecht, Lart du comédien, op. cit., p. 133. 26 190 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Römer), à en faire lexpérience : lévanouissement de Woyzeck devient le symptôme de d sa position sociale, à la merci de ses supérieurs. Woyzeck, 2004 Ces différents modes de jeu reviennent reviennent de manière récurrente dans le travail des acteurs, comme des moyens, des éléments, de la construction construction du jeu qui caractérise celui dOstermeier. Ils senchaînent rapidement, se superposent superposent ou sopposent simultanément, afin de donner naissance à une ne interprétation riche et polymorphe, « par assemblage des contraires »30 : « Le rythme de clips vidéo trouve sa transposition dans dans le jeu accéléré des comédiens. [ ] Cette accélération demande un nouveau type de comédien, comédien, à savoir un interprète non un médium étranger au théâtre, comme le film, la vidéo, vidéo la projection un interprète qui sache rassembler et reproduire de manière staccato des coups de théâtre et des émotions, toujours distancié et calme, mais jamais froid, dans une performance performance qui possè possède la virtuosité et la rapidité dun groupe de hardcore américain »31, annonçait Ostermeier de façon programmatique en 1999. 1999. Depuis, ses représentations appliquent effectivement ce principe : dans Susn dAchternbusch (2009), pièce découpée en quatre parties, es, la protagoniste (Brigitte Hobmeier) adopte pour chaque épisode un jeu bien 30 Je reprends ici lexpression quutilise B. Picon-Vallin Picon Vallin à propos de Meyerhold : « une capacité à assembler les contraires, dans la composition scénique comme mme dans le jeu, de façon à continuellement faire passer le spectacle dun plan à un autre, à toujours toujour surprendre,, à ne jamais le laisser passif ». (Cf. la préface à Vsevolod Meyerhold,, Paris, Actes Sud Papiers et CNSAD, coll. Mettre en scène, 2005, p. 9.) 9 31 « Le théâtre à lère de son accélération », op. cit. (« Der Rhythmus des Videoclips findet seine Übersetzung im beschleunigten Spiel der Schauspieler. Schauspieler. [ ] Diese Beschleunigung verlangt einen neuen Ty Typus von Schauspieler, nämlich einen Darsteller nicht cht etwa ein theaterfremdes Medium, wie Film, Video, Video Projektion - , einen Darsteller, der stakkatoartige Brüche und Emotionen Emotionen souverän und virtuos aneinandersetzen und reproduzieren kann, immer distanziert und gelassen, aber niemals kalt gegenüber der Vera Veranstaltung, der die Virtuosität und Schnelligkeit einer amerikanischen Hardcore Band besitzt ».) 191 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène distinct : linterprétation plutôt réaliste de la première partie laisse la place à un jeu de plus en plus maniéré dans les épisodes suivants, avant de terminer, dans la quatrième partie, sur un mode complètement caricatural, montrant une Susn bouffonne. On peut également évoquer à ce propos le jeu de Judith Rosmair dans Hamlet, où la comédienne, qui incarne à la fois Gertrude et Ophélie, réserve à la reine un jeu plutôt maniéré, stylisé, et à la jeune fille une interprétation plus réaliste, voire psychologique ; le passage entre les deux est très fluide et se fait à vue, souvent en plein dialogue32. « Le réalisme sur scène ne doit pas rester captif de lillusionnisme du jeu naturalistico psychologique des acteurs derrière le quatrième mur »33, dit Ostermeier dans le même manifeste en décrivant un aspect essentiel de son esthétique. En effet, les acteurs souvent enchaînent rapidement des situations dans lesquelles ils installent une certaine représentation réaliste, pour la casser aussitôt par dautres procédés. Ainsi, dans le Mariage de Maria Braun de Fassbinder (2007), où la vingtaine de personnages est interprétée par cinq comédiens qui (à lexception de la protagoniste) endossent chacun entre cinq et huit rôles, dans un rapport particulier les uns aux autres : Bernd Moss, par exemple, interprète le GI tué par Hermann Braun, puis enchaîne, quasiment attacca, avec le rôle du procureur chargé denquêter sur ce meurtre ; Jean-Pierre Cornu, lui aussi, qui joue Karl Oswald, sitôt après la mort de son personnage, réapparaît en femme, sous les traits de la notaire qui apporte son testament. Ces glissements dun rôle à un autre se déroulent là encore de manière très habile et dans un rythme soutenu, à laide dun simple accessoire ou dun changement de costume, à vue. De plus, les comédiens ninterprètent pas uniquement les personnages, mais dans certaines scènes lisent également les didascalies ou créent un habillage sonore pour accompagner laction scénique : ils miment de leurs voix les bruits des bombes ou des sirènes, les chants doiseaux, etc. Dans la même logique, ils déplacent également les éléments de décor pour créer de nouveaux lieux dramatiques, et manipulent des accessoires, telle la machine à fumée, qui permet de situer laction dans une gare. Les accessoires et les costumes circulent donc librement entre les comédiens et sont utilisés dune manière plus symbolique que réaliste : le manteau de Maria, par exemple, enfilé à lenvers (fermeture dans le dos) par le docteur, 32 Ainsi dans la scène où Claudius demande à Gertrude de séloigner, car il veut assister, avec Polonius, à une rencontre fortuite entre Hamlet et Ophélie : en disant à Rosmair-Gertrude de sen aller, Jucker laide à enlever sa perruque et son manteau et à devenir Ophélie : la comédienne passe dun personnage à lautre en lespace dune réplique, de manière tout à fait souple, mais en laissant néanmoins clairement comprendre ce changement de rôle par un changement de jeu. 33 « Le théâtre à lère de son accélération », op. cit. (« Dann muss ein Realismus auf der Bühne auch nicht im Illusionismus des naturalistisch-psychologischen Spiels hinter einer vierten Wand gefangen bleiben ».) 192 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène devient une blouse dauscultation ; plus loin dans cette scène, ce même personnage fait fa semblant de senfoncer le microphone dans lavant-bras, lavant bras, pour se shooter à la cocaïne. Enfin, la représentation est également nt ponctuée par des scènes muettes, dansées, souvent souven au ralenti, comme lorsque les acteurs effectuent les numéros des des filles dans le club des GI34 ou les déplacements (très chorégraphiés) des serveurs dans le restaurant où se déroulent plusieurs dîners de Maria Braun et Karl Oswald. Le Mariage de Maria Braun, Braun 2007 Ces procédés de distanciation : lecture des didascalies, changements de costume (donc, de personnage) à vue ou manipulation des éléments éléments de décor par les comédiens, nempêchent toutefois pas linterprétation réaliste et psychologique de certaines scènes. À dautres moments, les acteurs endossent un jeu physique, voire chorégraphié, ou encore e grotesque et maniéré. Polymorphe, donc, le jeu des comédiens est également polyvalent : ceux-ci ci sont sollicités en tant que techniciens (pour effectuer effectuer des changements ou des effets de scénographie), en tant que bruiteurs (pour créer lenvironnement sonore s de certaines scènes), ou encore en tant que figurants (pour participer participer à la peinture de certains lieux dramatiques : filles dans le bar, passants dans la gare, etc.). Deux conséquences sen dégagent : la première est de concéder à la représentation un un fort caractère choral35, car les acteurs sont tous constamment présents et occupés sur sur scène, et la seconde est de faire des 34 Lambiance générale de ces scènes évoque par ailleurs, ailleurs, dans une certaine mesure, lesthétique de quelques spectacles de Christoph Marthaler, notamment notamment à travers lexécution maladroite et pataude de ces c danses, mais aussi dans lapparence nce comique des acteurs habillés en femmes (soutiens(soutien -gorges, bas, souliers à talons, etc.). 35 Qui pourrait, là encore, sapparenter à la pratique de Marthaler, mais également à celle de Schleef, qqui a eu une grande influence sur Ostermeier à ses débuts. débuts 193 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène comédiens de véritables vecteurs du récit et de la narration, car ils y participent à plusieurs niveaux et à plusieurs titres. Nous venons de décrire quelques scènes parmi les plus fortes de certaines représentations majeures de Thomas Ostermeier, dans le but dexpliquer certaines de ses techniques de jeu, influencées ou inspirées par le travail et lenseignement de Stanislavski, Meyerhold ou Brecht. Restent naturellement dautres représentations moins marquantes, moins élaborées, dans lesquelles le jeu des comédiens se révèle moins intéressant, quelquefois difficilement déchiffrable, semble indéterminé ou avec peu de prise avec la réalité36. Sans doute sont-elles le fruit dun travail trop rapide, de partis pris flous ou moins pertinents, ou encore tout simplement dune erreur dans le choix des pièces ; elles paient le prix dune production artistique prolixe et de certains consensus plus ou moins nécessaires. Nous ne nous attardons donc pas ici sur ce quon pourrait considérer comme des ratages du metteur en scène : ils sont inhérents au travail de lartiste ; pour définir luvre dun peintre on prend ses meilleurs tableaux. 36 Ceci nest certes quune appréciation personnelle, qui vaudrait par exemple pour Room service, Les Démons ou Othello, des représentations que nous voyons comme des parenthèses dans le parcours dOstermeier, des signes dune certaine fatigue ou dun certain tarissement de sa créativité, chose somme toute inéluctable, étant donné le nombre important de ses productions. 194 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène 2. Les répétitions Thomas Ostermeier considère que la direction dacteurs est la base, le centre, le point nodal de son travail. Pour un metteur en scène, la façon de répéter peut varier selon la pièce, le genre dramaturgique, les acteurs, les collaborateurs et, naturellement, les conditions matérielles. Les données nombreuses dont nous disposons sur la façon de travailler dOstermeier sont à ce point variées, sinon opposées, quelles peuvent révéler des contradictions et conduire à des conclusions hasardeuses. Décrire la manière dont se déroulent les répétitions signifie donc analyser un procédé extrêmement complexe et compliqué37, si fluctuant quil échappe aux règles de toute synthèse et systématisation. Cest pourquoi nous proposons ici une approche plutôt personnelle, au risque quelle soit arbitraire, basée sur notre présence aux répétitions38 et surtout, sur nos nombreuses discussions avec le metteur en scène concernant ce point capital de la création39. Nous rapporterons donc ici différents propos et explications40 dOstermeier et de ses collaborateurs qui, par leur variété, pluralité et hétérogénéité, prêtent à des interprétations diverses. Dans une grande structure comme la Schaubühne, et pour un metteur en scène travaillant dans plusieurs institutions et fréquemment à linternational comme Ostermeier, un projet est généralement défini plusieurs mois, voire années, à lavance. Cela permet de disposer dune plus ou moins longue période de maturation, après avoir trouvé la « porte dentrée »41 de luvre. Cest pendant cette longue durée de préparation que le metteur en scène travaille avec le traducteur, le dramaturge et le scénographe, pour définir le cadre général de la représentation, dégager les principaux axes de lecture de la pièce, choisir, commander ou mettre au point une traduction, préparer ladaptation et une première version scénique du texte, déterminer la distribution, etc. Cest également durant cette phase préparatoire quOstermeier propose généralement un séminaire à lÉcole Ernst-Busch, au 37 Un des six axes principaux de la formation des metteurs en scène à lÉcole Ernst-Busch est spécialement consacré à lorganisation et au déroulement des répétitions. 38 Pour la création de John Gabriel Borkman au Théâtre National de Bretagne à Rennes en 2008, pour La Pierre à la Comédie de Reims en 2009, et pour Othello au Théâtre dÉpidaure en 2010. 39 Notre expérience personnelle en tant que dramaturge de production et notre pratique de la mise en scène nous ont forgé la conviction quil est illusoire dessayer détablir un schéma, si lâche soit-il, de la méthode de répétition de chaque metteur en scène. Elle peut varier dun spectacle à lautre, même si les conditions matérielles restent plus ou moins stables. De ce point de vue, le travail dOstermeier sur la direction dacteurs corrobore cette idée de diversité dans lorganisation des répétitions. 40 Avec pour sources également des émissions télévisuelles qui montrent des fragments de répétitions, comme le documentaire Ma vie (Mein Leben, documentaire sur Thomas Ostermeier, réalisation Meike Klingenhof, © ZDF 2004) qui est particulièrement éclairant. 41 Selon lexpression utilisée par Ostermeier lors de lAtelier de la pensée. 195 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène cours duquel il travaille la pièce avec les apprentis comédiens, ses étudiants, dans une sorte de laboratoire, de première mise à lépreuve des concepts retenus. Ce travail avec les élèves se fait parallèlement à celui avec la troupe : « Au cours de ce séminaire de recherche, je réunis des acteurs de la compagnie et on essaie plusieurs scènes. Puis je fais la distribution, je prends les décisions pour le décor et pour la direction dans laquelle je veux aller, même pour la question de ladaptation du texte »42. Les répétitions avec les comédiens de la troupe ne commencent généralement que deux mois avant la première. Leurs horaires doivent sadapter au fonctionnement dun théâtre au répertoire en alternance : on répète dans la matinée et en début daprès-midi, car ensuite, les acteurs (et le plateau) doivent être disponibles pour les représentations du soir. En règle générale, ces répétitions, qui débutent par un travail à table, se déroulent très vite sur le plateau : ainsi pour Nora, raconte Ostermeier, la troupe se réunissait-elle systématiquement, tous les matins, autour de la table, avant de monter sur le plateau : « Les acteurs prenaient la parole sur tel ou tel aspect de la pièce, certains préparaient un exposé oral sur des questions qui traversent la pièce, comme le patriarcat, le rôle des femmes, les enjeux économiques, le mariage, le divorce, etc. »43. Ces séances servent à familiariser les acteurs avec les concepts généraux de la représentation, retenus auparavant avec les autres collaborateurs, et les aident à « acquérir une vraie maîtrise des thèmes de la pièce »44, parallèlement à un travail pratique, physique, sur le plateau : « Je fais ce travail autour de la table, pour que les acteurs puissent partager leur regard personnel sur la pièce et quils sachent aussi quil y a une réflexion, une certaine théorie même derrière ce que je propose. Il est important quils aient en somme une nourriture »45. La durée et la fréquence du travail à table est très variable dun spectacle à lautre. Durant la période des répétitions la plus intensive, Ostermeier se consacre avant tout et quasi exclusivement à la direction des acteurs : à ce moment-là, le dispositif scénique de la représentation, rodé auparavant lors des Bauproben46, est déjà quasiment terminé et présent sur le plateau (« on peut encore imaginer des petits changements, mais rien de fondamental en ce qui concerne les volumes et les dynamiques »47, dit le metteur en scène), ainsi que les 42 43 44 45 46 47 Propos tenu dans lentretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 44. Ibid., p. 45. Ibidem. Ibid., p. 46. Cf. chapitre « Scénographie ». Dans lentretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 41. 196 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène autres composantes du spectacle, comme les costumes, les accessoires, la musique, la vidéo, etc., tous éléments élaborés par les collaborateurs dOstermeier lors de la période des préparations48 et seulement peaufinés durant cette dernière phase. Pour le metteur en scène, « tout cela nest en fait quun cadre extérieur »49 qui sert à valoriser, à rendre possible « le véritable travail »50, celui avec les comédiens. Plusieurs collaborateurs proches de lui (notamment le dramaturge Marius von Mayenburg, le scénographe Jan Pappelbaum ou encore le vidéaste Sébastien Dupouey) nous ont à diverses occasions confié que le metteur en scène, à ce moment, leur faisait entièrement confiance, se concentrant lui-même quasi exclusivement sur la direction des acteurs : les axes de lecture de la pièce constituent une base solide sur le fond de laquelle ces collaborateurs élaborent et développent leurs contributions et propositions, dans un esprit de dialogue qui donne limpression dune grande liberté artistique ; mais celle-ci doit toutefois sadapter aux principes de la conception générale de la représentation, plus ou moins rigide. Ostermeier (malgré certaines de ses affirmations qui prétendent le contraire51) nest pas de ces metteurs en scène qui attendent tout de leurs comédiens, qui découvrent la pièce avec eux, il nattend pas deux quils lui proposent, à travers leurs improvisations, une lecture globale, une interprétation de luvre, car il la déjà faite ; ce quil attend deux, cest de broder sur un canevas quil leur a préparé. Limpression de liberté qui se dégage est donc somme toute relative. Par le travail avec ses comédiens, Ostermeier cherche plutôt une confirmation de son intuition première52. Il pose un cadre, définit les problèmes, et soulève des questions précises, puis il se place à lextérieur pour juger et réévaluer ses partis pris en fonction de ce que lui proposent les acteurs. Le travail est demblée structuré autour du texte : les acteurs disposent dune version scénique de la pièce plusieurs semaines (six à huit) avant le début des répétitions, de sorte quils peuvent se familiariser très tôt avec la langue, la traduction ou ladaptation, les coupes effectuées, etc. Habituellement, Ostermeier exige que les comédiens sachent leur texte dès le jour de la première répétition sur le plateau. La troupe plonge donc directement dans le texte, 48 Seule exception, la lumière, dont la conception et la conduite ne sont arrêtées que lors des deux dernières semaines de répétitions, comme laffirme Pappelbaum : « En ce qui concerne la lumière, précisément, cest lune des dernières choses que lon règle ». (Atelier de la pensée.) 49 Propos tenu par Ostermeier dans Better Days, documentaire sur les répétitions des Jours Meilleurs de Richard Dresser, mise en scène Thomas Ostermeier à la Schaubühne de Berlin, © ARTE 2002. 50 Ibid. 51 Voir un peu plus loin, lorsquil évoque un véritable travail de recherche sur le plateau au cours des répétitions 52 « Répéter, cela signifie presque toujours que le metteur en scène met à lépreuve sa conception densemble de la pièce en cherchant à obtenir des comédiens quils la réalisent », écrivait Brecht (dans LArt du comédien, op. cit., p. 23). 197 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène sans nécessairement passer par une phase dimprovisations libres : « en Allemagne, laisser les acteurs improviser suppose que le metteur en scène ne sait pas trop où il va »53, affirme Ostermeier. Ce qui ne lempêche toutefois pas de solliciter la créativité des comédiens : « Jamorce les choses, je pose les jalons, jindique un chemin, mais ce sont eux qui inventent et construisent vraiment la route »54. Il sagit donc de « pousser les acteurs dans leau »55, de leur suggérer des situations de base, de leur donner des indications concrètes, à partir desquelles ils peuvent composer : « Le metteur en scène a la responsabilité de faire des propositions. Or toutes les propositions que je fais sont toujours très pratiques, très simples : va là, prends le verre, assieds-toi, regarde vers la fenêtre, reviens, ouvre la porte, reviens, cours, maintenant lentement, lève la main, etc. Cest la façon très simple dont je travaille. Ce que je propose est toujours très concret et concerne avant tout la matérialité du corps dans lespace »56. Ces propositions, en dépit de leur concrétude, semblent rester très ouvertes car, comme en témoigne le comédien Lars Eidinger, lapproche de la scène est chez Ostermeier « très souple, très anarchique », concentrée sur « la joie des acteurs dagir sur scène, de jouer ; cette sensation que le metteur en scène leur donne une liberté maximale »57. « Lacteur ne peut improviser que quand il se sent intérieurement joyeux »58, disait Meyerhold, avec qui Ostermeier partage quelques autres principes de répétitions, comme, outre la volonté de travailler demblée avec le dispositif scénique, le fait de monter fréquemment sur le plateau (pour montrer, jouer, etc.), de faire un filage dès que possible, afin de déterminer lharmonie rythmique du spectacle59, ou de ne pas forcément travailler les différentes scènes de manière linéaire, dans lordre du déroulement de la pièce60. 53 Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 45. Ibid., p. 44. 55 Ibidem. 56 Ibid., p. 45. 57 Radio Libre, op. cit. Dans cette même émission, Ostermeier évoque linfluence de Meyerhold, notamment ce besoin de « travailler joyeusement ». B. Picon-Vallin, quant à elle, décrit les répétitions de Meyerhold ainsi : « La joie est la seule émotion théâtrale requise sur le plateau. Il faut travailler joyeusement. [ ] En dehors dune atmosphère de joie créatrice, de jubilation artistique, [lacteur] ne se découvre jamais dans toute sa plénitude ». (« Répétitions en Russie URSS : du côté de chez Meyerhold », in Georges Banu (dir.), Les répétitions de Stanislavski à aujourdhui, op. cit., p. 75.) 58 Ibidem. 59 « Après avoir trouvé la solution des principales scènes de culmination et après avoir ébauché tout le reste, il sefforce de faire avancer au plus vite tous les actes dans lordre. Quand on fait tout défiler dans lordre, lensemble se dessine plus vite ». (Ibid., p. 73.) 60 « Le travail théâtral par blocs, pris dans le désordre, sapparente au tournage de cinéma auquel le spectacle emprunte la pratique du montage ». (Ibidem.) 54 198 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Les comédiens sont « des créateurs, des artistes qui créent à leur tour, [ ] des auteurs qui inventent des personnages et des moments théâtraux »61, déclare Ostermeier qui dit exiger de leur part une participation active, les solliciter et les responsabiliser à plusieurs niveaux : ainsi ne doivent-ils pas intervenir uniquement pour les questions relatives au jeu, mais également sur les parti pris plus généraux du spectacle, sur « ce quon veut raconter avec cette soirée, sur ce quils veulent raconter. Ce nest pas seulement le metteur en scène qui dirige tout ; je demande vraiment une participation »62. Sur cet aspect, Ostermeier note un contraste net entre le travail avec les jeunes acteurs et celui avec les comédiens expérimentés qui « apportent énormément durant les répétitions »63 et avec lesquels on a le sentiment que « lacteur devient un réel partenaire du metteur en scène »64. Leur accompagnement est très différent car, dit-il, du fait de leur expérience et de leur assurance, ils apportent plus de créativité et dinvention dans la salle de répétition, sur le plan du jeu, de la complexité des personnages et des situations scéniques : « le metteur en scène na pas besoin damener lacteur à jouer, comme il faut le faire avec de jeunes artistes, mais lacteur crée et le metteur en scène oriente, donne des conseils, ouvre des perspectives, propose une direction »65. Par ailleurs, Ostermeier affirme que les répétitions sont également loccasion de mener une véritable recherche et de mettre en place un travail de laboratoire. Il dit puiser une force motrice dans la manière dont la troupe doit affronter le texte à propos duquel il parle dune « résistance du matériau »66, quil sagit de « casser et [de] briser »67 par un travail de longue haleine, par une longue « marche dapproche »68. Ce processus doit nourrir la création à plusieurs niveaux : « apprendre des choses pendant le travail, sur les personnages, sur les êtres humains, sur lauteur, sur moi-même. Ne pas vraiment savoir comment résoudre les problèmes, ne pas avoir des solutions toutes prêtes, mais en même temps, faire de vraies découvertes à ce moment-là »69. Le travail de recherche sur le plateau avec les acteurs est donc pour le metteur en scène son véritable moteur. Il attache par ailleurs une grande 61 Il continue : « Le metteur en scène est dabord celui qui a le talent de faire advenir la force créative de lacteur, pour cela il faut un regard chaud, aimant pour son travail, et un regard froid pour la situation scénique, latmosphère ». Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., pp. 55-56. 62 Débat avec Thomas Ostermeier à lUniversité Rennes 2, le 11 décembre 2008. 63 Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 23-24. 64 Ibidem. 65 Ibidem. 66 Lors de lentretien que jai eu avec le metteur en scène le 12 décembre 2008 au TNB. 67 Ibid. 68 Ibid. 69 Ibid. À une autre occasion, il nous a également confié que, pendant les répétitions, il aimait dire « peutêtre », afin que la représentation finale saffirme « avec certitude ». 199 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène importance à la pluralité des approches, pour bousculer les certitudes et dépasser, remettre en cause les jalons qui ont été posés par le travail de préparation : « Plus je passe de temps dans des salles de répétition avec des pièces différentes, plus jai envie dexpérimenter quelque chose que je nai pas prévu au préalable. Des choses qui peuvent réduire à néant le concept que javais au départ »70. Dans la même logique, il affirme travailler au présent, en rapport direct avec le plateau, ne pas se laisser enchaîner par des concepts théoriques : « en répétition, je ne pense pas à la question du montage des attractions ou à des questions semblables. Quand je mets en scène, jessaie de réagir à ce que je vois sur la scène, de réagir au jeu des acteurs, de réagir aux problèmes concrets »71. Mais, pour Ostermeier, ceci ne peut advenir que dans une ambiance de confiance et de joie. Il faudrait selon lui retrouver et restaurer dans la salle de répétitions un espace où « tous les soucis de la vie normale restent dehors »72, un univers protégé, « sans tension, sans peur »73, à latmosphère ludique, car cest uniquement dans ces conditions que lacteur peut se dévoiler, se donner. Il insiste sur limportance dun rapport de confiance entre le comédien et le metteur en scène, en fait même lune des spécificités de son travail : « En tant que metteur en scène, je me sens toujours responsable du ressenti de lacteur et de la détresse où il peut se retrouver, abandonné à lui-même. [ ] Je me sens énormément en empathie avec lacteur. Et cest sans doute la grande différence qui est la mienne par rapport aux autres metteurs en scène de ma génération. Loriginalité de ma démarche tient à la grande patience que jinvestis dans le travail avec lacteur »74. Ostermeier attache encore une grande importance à la qualité de communication interne (« je crois que le théâtre, cest lart de la communication »75) qui doit aider à surmonter les problèmes variés qui surviennent lors des répétitions, comme, principalement, le malaise des acteurs : « mes comédiens aussi parlent parfois de blocage, des moments sur la scène où il ny a plus de jeu. Jessaie toujours de leur faire comprendre quil ne sagit pas forcément dêtre sous un stress psychologique, de se sentir obligé dêtre créatif. [ ] La 70 Propos tenu par Ostermeier dans Better Days, op. cit. In « Maria Braun, dans la lignée de Nora et Hedda Gabler », in Alternatives théâtrales, n° 101, op. cit., p. 24. Lun des maîtres dont Ostermeier se revendique, Matthias Langhoff, dit à ce propos : « Quand on sait trop ce que lon veut faire, on ne parvient jamais à ce niveau dintensité ». (« Au Berliner, avec Brecht », in Georges Banu (dir.), Les répétitions de Stanislavski à aujourdhui, op. cit., p. 112.) 72 Entretien avec Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit. p. 26. 73 Ibidem. 74 Ibid., p. 21. 75 Atelier de la pensée. 71 200 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène créativité veut dire surtout ouvrir les canaux de communication »76. La notion de communication selon Ostermeier ne se limite pas uniquement à celle entre lui et les acteurs, mais sétend au « matériel : le texte, lespace, la musique, les comédiens. Eux aussi peuvent mapprendre. Je peux apprendre quelque chose de lacteur. Cest une sorte de recherche, communication, laboratoire et ne pas savoir où est-ce quon va arriver à la fin »77. Ainsi Ostermeier veut-il faire naître, pendant le travail des répétitions, une situation privilégiée entre le metteur en scène et lacteur, laquelle doit devenir le moteur principal de leur collaboration : « Un metteur en scène, cest quelquun qui a le grand privilège dêtre dans une salle de répétition et de regarder les acteurs. Cest tout. Cest un très grand cadeau : cela a à voir avec lamour, une sorte damour quon reçoit. Cest cela, le travail du metteur en scène. Oui, être conscient quil y a des êtres humains qui sont en train de souvrir sur la scène et qui sont en train de donner quelque chose, de donner une certaine énergie et de donner un côté de leur âme. Ce que les personnes normales ne montrent jamais. Alors, pour cela, il faut être très, très gentil et sensible dans ce travail-là. Le travail de metteur en scène na rien à voir avec les grandes conceptions, les grandes idées philosophiques. Cest dabord un travail de communication et damour entre quelquun qui a lavantage dêtre en bas et davoir le plaisir de regarder quelquun, et de donner un texte ; cest quelquun qui observe. Là, cest tout le travail. Et cest mon plaisir, le travail avec les acteurs, le travail de répétition. Cest tout »78. Il est vrai que le discours dOstermeier, sur la création artistique, ne sancre pas dans de grandes idées philosophiques. Il est le produit dune expérience pratique qui, comme nous lavons remarqué, se cristallise en des déclarations parfois péremptoires, souvent contradictoires, sur la créativité et la liberté daction des comédiens. Nos propres observations nous ont permis de constater que, si le metteur en scène peut donner quelquefois limpression de laisser le champ libre à ses acteurs ou collaborateurs, il dirige ses répétitions dune façon déterminée et précise qui relève de toute évidence de sa seule autorité. 76 77 78 Ibid. Ibid. Affinités électives, émission de France Culture 1er mars 2007, op. cit. 201 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène 3. Quelques principes de mise en scène « Chaque mouvement essentiel des réformateurs du théâtre du vingtième siècle a été une tentative de réactiver le cordon ombilical entre le théâtre et la réalité. [ ] Aujourdhui, il nous faut un réalisme nouveau »79, affirmait Thomas Ostermeier en 1999, au moment où il prenait les rênes de la Schaubühne. La notion de réalisme est en effet centrale pour tout son travail de mise scène : elle se répercute dans le choix de ses pièces et dans la scénographie, mais également et surtout dans la direction dacteurs, comme nous lavons observé. Le réalisme scénique sert, dans de nombreuses représentations, à exprimer, de façon plus ou moins explicite, une vision idéologique, politique ou sociale, clairement prononcée chez le metteur en scène. « Nous avons besoin dun théâtre contemporain au meilleur sens du terme, qui essaie de traiter des conflits individuels, existentiels et sociaux des hommes de ce monde. [ ] Il nous faut un nouveau réalisme, car le réalisme travaille contre la fausse conscience ou, de nos jours, plutôt contre le manque de conscience. Le réalisme nest pas la simple représentation du monde tel quil nous apparaît. Cest un regard sur le monde avec une attitude qui revendique un changement, qui est née de la douleur et de la blessure, qui devient la motivation de lécriture et qui veut se venger de la cécité et de la bêtise du monde. Le réalisme tente de saisir et de représenter les réalités, de leur donner forme. Le réalisme veut susciter des surprises dans des domaines connus et raconter des histoires ; cest-à-dire les suites et les conséquences des actes. Cest limplacabilité de la vie ; et lorsque cette implacabilité monte sur scène, un drame naît »80, proclamaient, assénaient même, à trente ans, les jeunes codirecteurs de la Schaubühne au moment de leur prise de fonctions. La réalité, telle quon peut lobserver dans la vie, ne doit pas, daprès Ostermeier, être seulement représentée sur scène, mais elle doit surtout être dépassée pour ouvrir sur un au-delà signifiant, être explorée, sondée, interrogée et interprétée de lintérieur. Sept ans plus tard, il évoque Brecht encore81, qui sinterrogeait sur la notion de 79 « Le théâtre à lère de son accélération », op. cit. (« Jede wesentliche Bewegung der Theatererneuerer des 20sten Jahrhunderts war ein Versuch, eine Nabelschnur zwischen Theater und Wirklichkeit zu reaktivieren. [ ] Wir brauchen heute einen neuen Realismus ».) 80 « Wir müssen von vorn anfangen », op. cit. (« Dafür brauchen wir ein im besten Sinne zeitgenössisches Theater, das versucht, von den individuell-existenziellen und gesellschaftlich-sozialen Konflikten des Menschen in dieser Welt zu erzählen. [ ] Wir brauchen einen neuen Realismus, denn der Realismus arbeitet einem "falschen Bewusstsein", das heute viel eher eine Bewusstlosigkeit ist, entgegen. Realismus ist nicht die einfache Abbildung der Welt, wie sie aussieht. Er ist ein Blick auf die Welt mit einer Haltung, die nach Änderung verlangt, geboren aus einem Schmerz und einer Verletzung, die zum Anlass des Schreibens wird und Rache nehmen will an der Blindheit und der Dummheit der Welt. Er versucht, Wirklichkeiten zu begreifen und sie zu refigurieren, ihr Gestalt zu geben. Der Realismus will im Wiedererkennbaren Befremden auslösen und erzählt Geschichten, das heißt, eine Handlung hat eine Folge, eine Konsequenz. Das ist die Unerbittlichkeit des Lebens, und wenn diese Unerbittlichkeit auf die Bühne kommt, entsteht Drama ».) 81 Notamment dans S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 50. 202 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène réalisme à lappui dun cliché de lusine de lentreprise Krupp, pour remarquer que la photographie en elle-même, malgré le réalisme évident de sa figuration, ne donnait aucune idée de la réalité du travail à lintérieur ; cest dans la représentation de celui-ci que consisterait, selon Brecht, le réalisme. Ostermeier reprend : « Je fais de la mise en scène pour faire surgir justement ce qui se cache derrière la façade. Je veux parler aussi de lintérieur »82, et le procédé privilégié dont il use pour transmettre ce regard jeté à lintérieur est la narration. Ostermeier met donc laccent sur le récit, lhistoire : « Le théâtre est le plus vieux médium danalyse artistique du monde dans lequel lêtre humain vit, pour traduire sa réception de ce monde (de la réalité). Pour honorer cette confrontation, il doit toujours et encore se rallier au réalisme, en racontant et re-racontant des histoires sur la cruauté du monde et sur ses victimes »83. Cette affirmation date de la fin des années quatre-vingt-dix, néanmoins linterrogation du réel existe dans le théâtre dOstermeier comme une constante, depuis le début de sa carrière jusquà ses mises en scène les plus récentes. Dailleurs, il déclare, en 2006, avoir un long chemin à parcourir en ce domaine : « Il y a un côté effet réaliste dans mon travail, cest dans cette direction que jai engagé ma recherche depuis ces dernières années, et je pense en avoir encore pour une dizaine dannées à explorer le réel. Je peux dire que la réalité me fascine, et je veux montrer au théâtre ce que la réalité me donne à voir dans la vie. [ ] Jai encore beaucoup à faire dans le domaine de lobservation du réel et mentraîne constamment à observer, décrire et rendre ce que je vois. [ ] Aujourdhui, ce type dexpérimentation autour des questions que pose le réalisme est devenu une vraie passion, et jai encore beaucoup de choses à comprendre et à apprendre. [ ] Pour linstant mon chemin est clair : jaborde la mise en scène comme un travail de recherche concret »84. Mais lexploration de la réalité ne semble pour Ostermeier quune étape vers dautres interrogations. Laccent mis sur lhistoire et sur le regard individuel, intérieur, des personnages, aux prises avec la réalité représentée, donne en effet souvent naissance à une approche qui casse leffet de réalisme et dillusion quil peut produire sur scène. Ainsi, de même que la direction dacteurs chez lui superpose et oppose le jeu réaliste et des modes dinterprétation maniérés, décalés, voire grotesques, le travail de mise en scène semploie-t-il 82 Ibidem. « Le théâtre à lère de son accélération », op. cit. (« Das älteste Medium der künstlerischen Auseinandersetzung mit der Welt, in der der Mensch lebt, und mit seiner Wahrnehmung der Welt (der Wirklichkeit) ist das Theater. Um dieser Auseinandersetzung gerecht zu werden, muss es sich immer wieder in den Geschichten und Menschen, die von der Grausamkeit dieser Welt und ihrer Opfer erzählen, an die Realität anschließen ».) 84 S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., pp. 52 et 60. 83 203 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène à confronter le réalisme du récit et de lunivers représenté à des procédés théâtraux, musicaux ou cinématographiques, autres, plus abstraits, qui servent à introduire un décalage entre le fond et la forme, entre ce qui est représenté et la manière dont la scène sen saisit, pour excéder la réalité : « Mais il y a aussi toujours dans mon approche scénique ce moment où jessaie de surmonter la réalité, de la dépasser et de transformer le jeu réaliste en basculant vers quelque chose qui est plus proche du rêve et du cauchemar. Et bien plus proche de la vie intérieure. Ce qui mintéresse, cest comment un personnage vit une situation depuis la perspective intérieure. Dans la vie normale, quand on frôle la mort par exemple, on nappréhende plus la réalité de la même façon. Le temps va selon un autre tempo. On a limpression que la réalité se transforme. Jessaie de rendre dans la mise en scène comment certains personnages vivent les situations, autrement dit, je cherche à rendre par la lumière, la musique, la vélocité, la fulgurance un regard de lintérieur du personnage »85. Pour analyser cette démarche, nous essaierons de dégager dans les spectacles dOstermeier, à lappui dexemples concrets, quelques procédés qui sont employés à cet effet de manière récurrente : les moyens cinématographiques, la ponctuation de la narration par des scènes autonomes, le rythme et le contrepoint, ou lutilisation de lélément musical. 3.1. Des procédés cinématographiques Thomas Ostermeier revendique limportance du cinéma dans sa formation et son travail de metteur en scène : « Pour satisfaire notre capacité de perception, conditionnée par le film et la télévision, le récit peut et doit saccélérer et devenir plus complexe. Lexigence dun nouveau réalisme du contenu nest pas celle dune convention de la forme. Le film, la télévision et le clip vidéo offrent un modèle qui ne doit pas rester inexploité. Le public est aujourdhui plus intelligent et plus compétent pour comprendre les histoires. Aujourdhui, la première génération qui a grandi avec la télévision, va au théâtre. La narration filmique, le montage et lellipse doivent se radicaliser encore plus pour le théâtre par exemple à travers une dramaturgie arbitraire de revirements tout à fait inattendus dans une succession rapide dapparitions et de disparitions, de personnages sans (pré)histoire qui ne sexpliquent pas, de types qui ne peuvent être découverts et appréciés quà travers la connaissance des genres de culture populaire et de la typologie de la grande ville le maximum daction et puis un moment de calme, où une histoire réaliste peut devenir magique, quand elle tourne dans une allégresse métaphysique »86. 85 Ibid., p. 52. « Le théâtre à lère de son accélération », op. cit. (« Um der Beschleunigung unserer an Film und Fernsehen geschulten Wahrnehmungsfähigkeit gerecht zu werden, kann und muss das Erzählen schneller und komplexer werden. Die Forderung nach einem neuen Realismus der Inhalte ist keine nach der Konventionalität von Form. Der Film, das Fernsehen, der Videoclip liefern die Vorlage, hinter die man nicht ungestraft 86 204 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Pour accélérer le récit et le rendre plus complexe, les procédés cinématographiques, tels le découpage ou la simultanéité dactions, peuvent organiser la narration. Meyerhold, qui ambitionnait de cinéfier la scène, notamment par deux démarches, la succession rapide des tableaux et le développement de laction sur de nombreux plans, sert là encore de référence à Ostermeier. Le découpage cinématographique de laction fait par Ostermeier est particulièrement flagrant dans des représentations comme Woyzeck (où la nature déjà fragmentaire de la pièce pourrait en être à lorigine) ou Hamlet. Dans le premier cas, en effet, si les différents fragments de la pièce senchaînent rapidement, ils restent néanmoins clairement distincts les uns des autres, et souvent séparés par une scène, imaginée librement par Ostermeier et son dramaturge Mayenburg87. Les fragments prennent ainsi la forme scénique dun planséquence. Dans Hamlet, ces procédés passent notamment à travers un changement dordre des scènes par rapport à loriginal de Shakespeare, quaccompagnent des coupes importantes. La fameuse scène des fossoyeurs est emblématique de cette démarche : elle semble découpée et disséminée dans la représentation. Le spectacle commence en effet par le fameux monologue dHamlet, extrait de cette scène : « être ou ne pas être ». Celui-ci revient encore plus tard, en prologue au dialogue entre Hamlet et Ophélie (donc de nouveau pas à sa place) : le protagoniste ne sadresse pas alors au crâne déterré de Yorick, comme chez Shakespeare, mais à la tombe de son père ; inutile dajouter que la scène nest pas reprise à lendroit où elle doit se situer, cest-à-dire entre le retour dHamlet dAngleterre et lenterrement dOphélie. Quant au personnage du fossoyeur, il trouve sa place, de manière décalée, dans le prologue de la représentation, où Stefan Stern (qui est aussi Laërte, Rosenkrantz ) sacharne pour faire descendre le cercueil du vieux roi dans la fosse, donnant ainsi naissance à une séquence ajoutée, assez grotesque, qui évoque lArroseur arrosé du cinéma muet. zurückfallen darf. Der Zuschauer ist heute intelligenter und kompetenter im Verstehen von Geschichten. Heute geht die erste Generation ins Theater, die mit dem Fernsehen aufgewachsen ist. Das filmische Erzählen, die Montage und die Ellipse müssen sich für das Theater sogar noch radikalisieren so z. B. durch eine willkürliche Dramaturgie völlig unerwarteter Wendungen in rascher Folge und rasanter Auf- und Abtritte, von Figuren ohne Vorgeschichte, die sich nicht erklären, von Typen, die sich über ein Vorwissen der Genres der Populärkultur und der Großstadttypologie erschließen und genießen lassen. Ein Maximum an Handlung und dann ein Moment von Ruhe, in dem eine realistische Geschichte magisch werden kann, wenn sie in einen Moment metaphysischer Heiterkeit umschlägt ».) 87 Celui-ci voit dailleurs dans le travail sur lenchaînement des scènes dans leur Woyzeck en effet de « puzzle » (in Radio Libre, op. cit.). 205 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Hamlet, 2008 Quant à la simultanéité des actions, on lobserve particulièrement dans la représentation du Songe dune nuit dété, quOstermeier a situé dans un night-club contemporain, avec une vaste piste de danse bordé dune construction à létage, donnant sur des alcôves séparées. Tout au long de la représentation, le plateau fourmille littéralement dactions : une douzaine de comédiens danseurs occupe constamment le parquet central et cette construction, existant sur scène de manière autonome et cohérente. Pendant les passages parlés, les dialogues permettent de resserrer lattention sur certains personnages et deffectuer en quelque sorte des gros plans. La cinématographicité des mises en scène dOstermeier passe également par lutilisation de projections. Ce principe intervient de manière intermittente au début de sa carrière, et il est devenu quasiment systématique depuis Nora (en 2002). Il sagit dans la plupart des cas de projections de photographies ou de courtes séquences vidéo préenregistrées, qui ponctuent et rythment la narration, participent à la situation spatiale et/ou temporelle du récit en montrant le hors-champ ou le hors-temps, ou encore étoffent le récit, proposant un autre point de vue et relatant un événement non inclus dans le texte dramatique (hors-drame). Ainsi, dans Susn, où des séquences vidéo viennent sintercaler entre les différents tableaux de la pièce : ce sont soit des travellings pris dune voiture roulant lentement à travers des champs de houblon bavarois enneigés et déserts, passant devant des fermes isolées et des tas de silos, soit des plans-séquences, tel celui qui encadre, dans la nuit, une église vers laquelle convergent deux routes sur lesquelles passent de temps en temps des voitures avec des phares allumés. Ces séquences vidéo se prêtent toutefois également à un 206 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène traitement ludique, comme lorsque, au début du troisième tableau qui se déroule sur une plage, des silhouettes de palmiers apparaissent sur les prés enneigés. Les champs de houblon et larchitecture des constructions situent lunivers représenté clairement en Bavière (comme le fait déjà Achternbusch), mais servent également à définir lambiance morne, terne de la représentation : limage quelles donnent de cet univers est grise, désolante et triste. Susn, 2009 Ostermeier se sert également parfois dans ses spectacles dune caméra portée, dont limage est projetée en temps réel sur scène. Dans Hamlet, elle constitue un outil de jeu essentiel pour les acteurs. Dès le début, le personnage principal, Hamlet, se promène sur le plateau, sarrêtant devant les autres acteurs et faisant des gros plans de leurs visages, les présentant par là au public88. Si la plupart des images dans cette représentation sont tournées en temps réel, elles sont néanmoins parfois superposées avec des séquences prétournées qui opposent au concret des images de la scène, un certain symbolisme : elles montrent par exemple le grouillement dorganismes unicellulaires sous un microscope. 88 Le traitement en noir et blanc de ces images, ainsi que les costumes-cravates des comédiens, font alors penser au film dAki Kaurismäki tiré de la même pièce (Hamlet goes business, 1987). 207 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Hamlet, 2008 Dans cette même représentation, on trouve également une autre manière dopérer, fréquente chez Ostermeier, qui consiste à parodier lesthétique de certaines émissions de télévision. Ainsi de la séquence où Claudius monologue sur le poids de son fratricide (« mon crime est abominable »), assis sur une chaise au centre du plateau, seul, face au public, parlant dans un microphone ; la situation rappelle fort certaines émissions de la téléréalité, où les gens livrent leur intimité. À son arrivée sur scène, peu après, Hamlet assume le rôle du présentateur ; il prend le microphone et parle comme sil présentait à une large audience un sujet à scandale ; les projections montrent par ailleurs à ce moment-là des images des gradins de spectateurs en train de rire à pleines dents et dapplaudir. Ces différents procédés cinématographiques sont exploités de manière intensive dans Le Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder. La représentation souvre sur une projection de photographies de propagande du IIIe Reich, que les acteurs regardent assis dans des chaises et fauteuils disséminés dans lespace, dos au public. Pendant cette séquence, une voix off introduit et résume lhistoire de la pièce89 et présente les comédiens ainsi que le metteur en scène, tandis que les acteurs commencent lentement à mettre leurs costumes, saidant mutuellement à arranger leurs habits et perruques. Ils sapprochent ensuite un par un du microphone situé à lavant-scène cour, pour y lire des lettres de jeunes filles adressées au Führer, sur fond de vacarme de bombes et de sirènes mimé par leurs collègues. Ce nest quaprès cette séquence que commence la narration, avec le mariage de Maria avec Hermann 89 Une présentation pareille précédait par exemple chaque épisode du Peer Gynt dIbsen, monté à la Schaubühne en 1971 dans la mise en scène de Peter Stein. 208 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Braun. Tout le prologue conjugue ainsi des éléments cinématographiques (projections, actions parallèles, voix off ), avec des principes de théâtralisation (habillage des comédiens à vue, imitation de lenvironnement sonore ). Ce mélange et cette opposition du théâtre et du cinéma est par ailleurs reprise dans la scénographie même du spectacle (due à Nina Wetzel), qui reproduit sur la scène du théâtre une salle de cinéma des années cinquante : des rideaux drapés sur les trois côtés (qui peuvent éventuellement recevoir des projections), et une vingtaine de chaises et fauteuils disséminés dans lespace, qui seront déplacés régulièrement par les comédiens et dont les regroupements créeront une série de petits lieux dramatiques. À cela sajoute la bande son, qui laisse entendre en fond une musique de films dépoque, ainsi que le ronronnement dun vieux projecteur. Le Mariage de Maria Braun, 2007 Toutefois, les principes cinématographiques sont encore convoqués dans ce spectacle à dautres niveaux. Si le découpage filmique de laction tient en partie à la particularité de la pièce, écrite à partir dun scénario, lenchaînement des différentes séquences sur scène semble parfois sinspirer du raccord de deux plans, à la manière filmique. Ainsi pour la scène où Maria sachète une nouvelle robe au marché noir : après avoir marchandé avec le vendeur (Bernd Moss), la comédienne prend la robe, mais la pose aussitôt sur une chaise ; en même temps, Moss a changé de veste se transformant en gérant du bar où Maria cherche du travail ; la conversation de celle-ci avec le marchand passe donc en lespace dune réplique, sans rupture, à celle avec le tenant du bar, devant lequel la comédienne ôte le manteau quelle portait jusque-là, découvrant une robe identique à celle quelle vient dacheter et de poser sur la chaise. Toute la représentation, enfin, est ponctuée de projections de photographies ou de 209 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène courtes séquences vidéo, qui se font tantôt sur les rideaux qui délimitent lespace scénique des trois côtés, tantôt directement sur certains éléments du décor. Elles participent à la narration, principalement de deux manières, la première étant daider à situer les différentes scènes, tant au niveau spatial que temporel90 ; la seconde de montrer de manière plus ou moins réaliste des événements qui ne pourraient pas lêtre à laide des seuls moyens théâtraux, comme notamment lexplosion de gaz finale quOstermeier montre justement en vidéo91. Les procédés cinématographiques ont donc une grande importance, mais surtout un rôle précis dans le théâtre dOstermeier : ils contribuent pleinement à la narration, point nodal de son esthétique, au centre de son travail de mise en scène ; ils la ponctuent, la structurent, la précisent ou létoffent, en complétant (enrichissant) les moyens de narration propres au plateau. Ces procédés participent à lexploration du réel, soit en introduisant des éléments concrets qui soulignent le réalisme, soit en représentant un au-delà symbolique. « La prochaine génération, à moins quelle ne suive maman et papa au théâtre, est depuis longtemps abonnée au cinéma, endroit où moi-même je vais quand je veux apprendre quelque chose sur la vie. Là, je fais des expériences qui peuvent mettre en question ma façon de vivre, qui minvitent à penser autrement, à juger autrement, à agir autrement, à vivre autrement et à être autrement... Un tout nouveau monde se déploie devant moi, car quelquun me le montre comme je ne lavais jamais vu »92. 3.2. Insertions de scènes muettes Un autre procédé récurrent dans les mises en scène de Thomas Ostermeier et qui participe au « dépassement » du réel, est linsertion de scènes indépendantes de la pièce qui soulignent ou contrecarrent le récit. On pourrait par ailleurs les apparenter à des « attractions » qui renverraient à la pratique dEisenstein ou de Meyerhold : 90 Ainsi pour un dialogue entre Maria et le Docteur, qui se déroule à la gare et lors duquel une vidéo montrant le fourmillement des gens sur un quai devant un train est projetée sur la valise de Maria, ou pour la fête danniversaire de la mère de celle-ci, accompagnée par des projections de publicités typiques des années cinquante, qui indiquent au spectateur un bond dans le temps du récit. 91 Sans toutefois recourir à aucun moment à des extraits du film original de R. W. Fassbinder. 92 « Le théâtre à lère de son accélération », op. cit. (« Die nächste Generation hat sich, wenn sie nicht mit Mutti und Vati ins Theater geht, längst ins Kino abgemeldet. Der Ort, wo auch ich hingehe, wenn ich etwas über das Leben lernen will. Dort mache ich Erfahrungen, die meine Art und Weise zu leben in Frage stellen können, mich dazu ermutigen, anders zu denken, anders zu urteilen, anders zu handeln, anders zu leben und anders zu sein Weil mir jemand die Welt zeigt, wie ich sie noch nie gesehen habe, mir eine völlig neue Welt entfaltet ».) 210 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène « Quand nous lirons les déclarations dEisenstein, nous verrons apparaître chez lui la notion de division en attractions. Pas au sens où il sagirait dattractions de cirque par exemple, mais au sens où il sagit déléments qui ont un début et une fin, nécessaire et pleine deffets. Il procède à la mise en ordre de ces morceaux selon des principes musicaux, et non pas selon les principes dun développement anecdotique du sujet »93. Pour Ostermeier, ces insertions constituent également un clin dil à la théorie dAntonin Artaud, et notamment à ce principe « selon lequel nous devons tous admettre lordre chaotique qui régit nos existences »94. Nous prenons ici quelques exemples tirés encore une fois des deux mises en scène déjà citées, Woyzeck et Hamlet, pour illustrer ce procédé. Dans Woyzeck, des scènes autonomes sont insérées de manière quasi systématique entre les différents fragments de Büchner et permettent ainsi de faire le lien entre eux. Il sagit dans la plupart des cas de séquences sur fond de musique forte (de sorte que lon nentend pas ce qui est dit), qui exhibent des tranches de vie sociales, tels un barbecue ou un entraînement de rugby. À linstar de ce deuxième exemple, où le sport choisi exalte une violence gratuite, sujet récurrent dans cette mise en scène dOstermeier, les scènes insérées sont souvent dans un rapport plus ou moins étroit avec la pièce95. Ainsi celle du bain du Capitaine, où celui-ci sescrime à nager dans la flaque deau, est-elle emblématique de la multitude de niveaux auxquels ces séquences autonomes enrichissent la narration. Tout dabord, le striptease quil exécute avant sa baignade, devant les autres hommes, dépeint le Capitaine comme un homosexuel lascif. Ensuite, la séquence toute entière souligne la relative absurdité qui caractérise toute la pièce et la représentation. Par ailleurs, elle a également une forte charge symbolique, car le Capitaine fait ses brassées et son crawl dans une flaque : il nage donc à sec, ce que lon pourrait aussi dire des autres personnages de la pièce, notamment de Woyzeck. Enfin, ce corps dans la mare, qui annonce naturellement la fin de la pièce, quand le cadavre de Marie flottera au même endroit, anticipe sur les mots de Woyzeck qui, pris de panique à lidée quon trouve plus tard le poignard, parle de ces baigneurs qui nagent là lété. 93 Propos de Meyerhold dans « Chaplin et le chaplinisme (exposé 13 juin 1936) », in Écrits sur le théâtre, tome II, op. cit., 1975. 94 Entretien avec S. Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 50. 95 La séquence où Margreth embrasse une grenouille fait allusion à des extraits de contes populaires, surtout des frères Grimm, lesquels sont présents dans la pièce de Büchner, à travers les discours du Fou et de la Grand-mère (personnages supprimés chez Ostermeier). 211 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Ces scènes muettes servent de lien entre les différents tableaux de la représentation, unissent les fragments du texte de Büchner. Ainsi, cette scène complètement absurde introduit celle où le Capitaine se fait raser par Woyzeck ; et là, il sagira dun rasage intégral où, de façon provocante et presquobscène, il amènera Woyzeck à lui raser les jambes, lentrejambe, le dessous des cuisses et les fesses. Woyzeck, 2004 Ces insertions, dans la plupart des spectacles dOstermeier, sont introduites en prologue, comme une sorte d avant drame. Ainsi de la séquence qui ouvre son Hamlet, lenterrement du vieux roi, dans laquelle, sous limmobilité et le mutisme pathétiques des autres personnages, le fossoyeur se bat maladroitement (et comiquement) pour faire descendre le cercueil dans la tombe. Sa peine à accomplir seul un travail qui nécessiterait deux personnes, donne à la scène un caractère grotesque : en essayant de passer une corde sous le cercueil, il lenjambe et le chevauche, tombe plusieurs fois dans la fosse ; pour le descendre, il manipule le cercueil comme il peut, le retourne dans tous les sens, le renverse, glisse dans la boue, etc. 212 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Hamlet, 2008 La scène entière se déroule sous une pluie torrentielle (lun des acteurs tient un tuyau qui arrose abondamment lensemble du plateau) et sur fond dune musique répétitive, qui se bloque comme un disque CD à plusieurs reprises, mais saccélère inexorablement au fil de la séquence, entraînant lacteur dans une allure toujours plus rapide. Une fois le cercueil (enfin) dans la fosse, les autres personnages sapprochent un par un pour jeter une pelletée de terre dans la tombe ; la scène en acquiert une certaine valeur symbolique, car la manière, très caractérisée, dont chacun deux accomplit ce geste, laisse deviner les rapports quils entretiennent au mort, et les uns aux autres. Le burlesque reprend toutefois le dessus à la fin, lorsque tous glissent et tombent à répétition dans la boue. Mais cest toute la représentation dHamlet qui est ponctuée par des scènes autonomes au drame, du cru dOstermeier 96. Ces scènes insérées sont, nous lavons dit, en rapport étroit avec la lecture du drame faite par le metteur en scène, avec la représentation ou la pièce même, comme sil sagissait pour Ostermeier dimaginer une sorte de hors drame, de hors-champ ; des séquences qui permettent de mieux saisir et situer les personnages, les conflits et la fable, à un niveau 96 Ainsi de celle où Eidinger, pour introduire La Souricière, se pose comme un DJ, parle en anglais et mime de la voix des morceaux de hip-hop, tout en saccompagnant de turn-tables improvisées avec des assiettes sur la table. 213 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène symbolique, sans pour autant renoncer à leur caractère souvent surréel, dinquiétante étrangeté, viennent ainsi sopposer aux éléments réalistes de la narration, dont elles constituent des supports. 3.3. La place et lutilisation de la musique Dans les mises en scène de Thomas Ostermeier, la musique a depuis ses débuts joué un rôle essentiel. Musicien lui-même97, le metteur en scène confirme quelle compte parmi ses premiers soucis lorsquil envisage un nouveau spectacle98 ; il en revendique souvent limportance primordiale dans son travail : « Je souhaite créer un spectacle théâtral comme un concert de rock. Jai toujours rêvé de faire du théâtre comme de la musique davant-garde, de la musique rock ou expérimentale comme le free jazz »99. De nombreux principes musicaux, tels le rythme ou le contrepoint, trouvent dans la pratique dOstermeier leur transposition sur scène. Léquilibre rythmique de lensemble de la représentation, déterminé dès que possible au cours des répétitions, est un point important pour le metteur en scène100 ; le rythme soutenu, parfois même frénétique, de la plupart de ses spectacles est en effet souvent contrecarré, mais aussi mis en valeur, par des séquences nettement plus lentes et calmes. Nous pouvons évoquer pour exemple la scène entre Hamlet et Gertrude dans la chambre de cette dernière. Là, les répliques se suivent rapidement et dans une ambiance violente, avec pour fond une musique au rythme très soutenu et insistant. Hamlet crie contre Gertrude, puis se jette sur elle avec agressivité et se démène sur son corps comme sil voulait la violer. Lorsquil se rend compte de la présence de Polonius, il se saisit rapidement de la mitrailleuse en plastique posée sur la table et, toujours en hurlant, vide son chargeur sur le conseiller, dans une sorte de délire. Les coups de feu marquent toutefois une cassure de rythme radicale : une musique douce et calme se fait entendre, sur laquelle Robert 97 Dans sa jeunesse, il fut bassiste dun groupe de musique de free jazz. « Le travail pratique commence avec le scénographe, avec le choix de lespace où pourrait se jouer cette pièce. Ensuite la musique, puis les costumes ». Propos du metteur en scène dans : « Ma passion est de montrer sur scène tout ce qui nest pas dit », op. cit. 99 « Disco Pigs entretien avec T. Ostermeier », op. cit. 100 On peut voir là de nouveau linfluence de Meyerhold, qui affirmait : « Chaque épisode [de la représentation] est pourvu de caractéristiques musicales qui définissent son tempo et sa nature ; de la sorte, la partition scénique se rapproche dune partition musicale ». (« La Dame aux camélias (18 mars 1934) », in Écrits sur le théâtre, tome III, Lausanne, LÂge dHomme, 1980, p. 154.) 98 214 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Beyer (Polonius), accroché aux chaînes du rideau métallique, se balance lentement de gauche à droite, entraînant avec lui le rideau dans une danse ralentie, presque gracieuse. Lalternance des tempi vient donc sajouter aux procédés qui structurent la narration. Le contrepoint est une technique musicale au départ101, qui a été adaptée à la scène par Meyerhold pour certains travaux où il cherchait à déstabiliser lunion des différentes composantes de la représentation théâtrale (notamment le jeu des acteurs et la musique), à y introduire une dissonance et à rendre celles-ci indépendantes les unes des autres102. Ostermeier reprend à son compte cette technique qui vise avant tout à créer un éloignement, une distance par rapport à lévénement sur scène, tout en maintenant le spectateur en tension : la musique, qui constitue le fond de laction, entre en contraste avec la tonalité émotionnelle de celle-ci, ainsi de celle, tranquille et apaisante, qui suit de près le meurtre brutal de Polonius que nous venons dévoquer103. Ostermeier, dans ses spectacles, intègre également des morceaux musicaux à la manière des songs brechtiens104. Il sagit dans la plupart des cas de chansons pop connues dun large public, qui commentent laction ou le comportement des personnages et apportent ainsi un autre point de vue sur lintrigue : « les chansons populaires connues composent une grande part de la partition scénique, parce quelles transportent le spectateur vers des émotions très précises »105. Sils ne sont pas joués en playback, ces morceaux peuvent être interprétés directement par les acteurs ou alors par des musiciens sur scène, autres moyens fréquemment utilisés par Ostermeier, nous lavons dit106. 101 Cest lart de faire chanter plusieurs lignes mélodiques, qui sont apparemment indépendantes et peuvent être clairement distinguées les unes des autres dans lensemble musical, mais qui se complètent réciproquement et se mettent en valeur les unes les autres. 102 « Nous nous efforçons déviter de faire coïncider le tissu musical et le tissu scénique sur la base du mètre. Nous aspirons à lunion contrapunctique des deux tissus, musical et scénique », dit Meyerhold. (Cité par B. Picon-Vallin, Voies de la création théâtrale, n° 17, Meyerhold, op. cit., p. 373.) 103 « On peut souvent recourir à une construction paradoxale en deux plans : au premier plan, on peut avoir un jeu calme et, derrière, dans la musique, quelque chose de tendu, de plus angoissant que sur scène, ou bien au contraire, on avoir une scène très tendue et, derrière, une musique monotone », dit Meyerhold dans « Le Professeur Boubous et les problèmes posés par un spectacle sur une musique », in Écrits sur le théâtre, tome II, op. cit., p. 149. 104 « Le song, comme les panneaux exhibés entre les scènes, est un élément narratif et réflexif. Il à dès lors pour fonction doffrir un autre point de vue sur laction, de faire saillir un autre comportement ; il est une manière pour linterprète de prendre ses distances vis-à-vis de son rôle et détoffer son personnage en termes de complexité. Il met en évidence une réflexion ou un point de vue plus général sur lintrigue ; il peut y avoir débat dun personnage avec lui-même, et le song acquiert parfois valeur de parabole. À chaque fois, la réflexion, brisant la marche de lintrigue, pousse le spectateur à adopter à son tour une attitude active ». (Bernard Banoun dans la notice relative au chapitre X, « Sur la musique », in B. Brecht, Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 1301.) 105 « Disco Pigs entretien avec Thomas Ostermeier », op. cit. 106 À titre dexemple : Gertrude adressait à Claudius, lors des représentations dHamlet au Festival dAvignon, le morceau de Carla Bruni, « Ma came », ou encore : Hamlet introduisait la Souricière par la chanson « Theater » de Katja Ebstein, chanteuse de variété très connue en Allemagne. Pour la présence des musiciens sur scène, citons : Disco Pigs dEnda Walsh, où jouaient, au même titre que les deux acteurs, deux 215 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène Pour démontrer, dun point de vue synthétique, les différents niveaux dutilisation de la musique, le spectacle de Woyzeck, lun des plus musicaux dOstermeier, offre un certain certa nombre dexemples. Il y a dabord la musique intra-diégétique, intra diégétique, qui provient principalement de la radio située dans la baraque à frites : il sagit de tubes de musique pop, qui servent surtout à dire lunivers social dans lequel se déroule déro le drame ; ces morceaux semblent faire écho aux chants populaires qui ponctuent toute la pièce pièce de Büchner. Puis, la musique extra extradiégétique qui, quant à elle, accompagne quasi systématiquement systématiquement les scè scènes rajoutées, qui lient les différents fragments de la pièce : la gamme des styles est plus large, car elle sétend sét du hard-rock rock (AC/DC, Atari Teenage Riot) à la musique baroque baroque (Pergolèse), en passant par le rap ou le mainstream. En sus de souligner latmosphère latmosphère souvent violente de certaines scènes, elle permet de casser leffet réaliste, quasi quasi documentaire, instauré notamment par le décor, comme lorsque les zonards exécutent en bande bande des chorégraphies hip hip-hop sur le Stabat Mater.. Enfin, un troisième type type dutilisation de la musique apparaît vers la fin du spectacle, lorsquarrive sur scène un véritable rappeur rappeur et son groupe de danseurs qui sapproprient alors tout lespace : devant les spectateurs et les acteurs, ils effectuent effect les mêmes chorégraphies hip-hop hop que les acteurs ont esquissées auparavant, mais cette fois-ci de manière professionnelle et sur une musique adéquate. adéquate. Ce show, qui fonctionne donc comme un spectacle dans le spectacle, semble avoir pour vocation vocation non seulement dapporter une authentique ntique culture des cités (lieu et espace où Ostermeier Ostermeier a situé son Woyzeck), mais encore et de nouveau de permettre au spectacle de saffirmer comme tel. Woyzeck, 2004 musiciens un bassiste et un batteur ; le Songe dune nuit dété, qui fut animé par un groupe de musiciens situé sur le plateau et dirigé par un chanteur performer vocal ; Othello,, où des musiciens étaient présents sur scène et ouvraient le spectacle avec une jam session à laquelle se mêlaient les acteurs. 216 Chapitre VII Le Jeu et la mise en scène De manière générale, la musique produit chez le spectateur des réactions qui tiennent, forcément, et dans une certaine mesure, de lémotionnel et du non rationnel. En opposant à cet effet immédiat de la musique, une utilisation complexe, où elle introduit une distance et la souligne, rythme les spectacles et ponctue la narration, Ostermeier cherche à maintenir le spectateur en tension et à emporter son adhésion sur un plan critique. 217 DEUXIÈME PARTIE : QUATRE PIÈCES DHENRIK IBSEN MISES EN SCÈNE PAR THOMAS OSTERMEIER Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne I. LA DRAMATURGIE IBSÉNIENNE Il paraît indispensable, en premier lieu, de rappeler le contexte politique, social et théâtral du temps dHenrik Ibsen, de cette fin dune époque et du début dune autre dont témoigne son uvre. Dans le domaine de la dramaturgie, tout le théâtre européen dalors est marqué, dun côté par le modèle de la pièce bien faite de Scribe, de lautre, et surtout, par la dramaturgie moderne née de cette crise du drame que relevait Peter Szondi1, dans laquelle le naturalisme et le symbolisme vont de pair. Une nouvelle écriture apparaît, portée principalement par luvre dHenrik Ibsen, celles dAugust Strindberg, Anton Tchékhov, Maurice Maeterlinck et Gerhart Hauptmann. Les particularités, les divergences, mais aussi les points communs de ces monuments de la littérature théâtrale mondiale firent lobjet de nombreuses études. Relevons ici seulement quelques points essentiels qui distinguent luvre dIbsen de celle des quatre autres auteurs : contrairement à Ibsen, Tchékhov introduit dans son théâtre des personnages qui ont un côté presque fantomatique, qui entretiennent entre eux des rapports plus passifs quactifs et affrontent des problèmes existentiels plutôt que de grandes passions2 ; chez Strindberg et Maeterlinck, cest la mise en cause de la forme dramatique qui est au cur de leur uvre (elle sera reprise et accentuée par les auteurs expressionnistes et imprégnera jusquau théâtre de labsurde) ; quant à Hauptmann, il sattache à la question des couches sociales les plus défavorisées... Mais dans luvre des cinq auteurs se retrouve une même coexistence déléments naturalistes et symbolistes3. Comme toute la dramaturgie moderne, le drame ibsénien suit naturellement lévolution des mouvements artistiques et idéologiques de lhistoire littéraire européenne, sans toutefois sy soumettre totalement. Le romantisme est derrière Ibsen, lequel ne sest jamais toutefois vraiment séparé de ses valeurs. Mais il lui a préféré le réalisme, voire parfois le naturalisme même si sa vision de lhomme est habitée par des idéaux (liberté, responsabilité...) qui nétaient pas au centre des préoccupations des naturalistes purs et que 1 Peter Szondi, Théorie du drame moderne, op. cit. Peter Zadek propose une curieuse comparaison entre Tchékhov et Ibsen : « Cest ce qui rend Tchékhov tout simplement plus grand que Ibsen : le fait quil accepte les gens. Tchékhov trouve les gens bien. Pour lui, cest une bonne chose quils existent. Et Ibsen trouve que ce nest pas une bonne chose quil y ait des gens. Il les trouve assez abominables à vrai dire. Ibsen est merveilleux parce quil est dune telle intelligence et dune telle ruse dans ses analyses. Il fait ressortir la façon dont ils se mentent à eux-mêmes et aux autres ». P. Zadek, « Le regard rosmerien », in OutreScène, n°2, Ibsen, op. cit., pp. 28 29. 3 Jean-Pierre Sarrazac donne à ce propos lexemple de LAssomption de Hannele Mattern, une pièce de Gerhard Hauptmann dont la première partie décrit un asile de pauvres, et qui propose donc un matériau pour une approche naturaliste ; alors que la deuxième partie montre le délire dun enfant agonisant, donnant ainsi de lespace à volonté aux symbolistes. J.-P. Sarrazac, « Tournant du XXème siècle, Ibsen, Strindberg, Tchékhov », Dossier de la Revue électronique du Théâtre de la Colline, constitué par Jean-Pierre Sarrazac et Christina Mirjol, mars 2005, www.colline.fr/revue/03/. 2 219 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne la forme dramatique de ses pièces reste incompatible avec une représentation strictement naturaliste de la réalité. Lemploi des symboles dans son uvre tardive le rapprocherait plutôt des symbolistes, mais là encore, si ses pièces contiennent des éléments symbolistes, elles soulèvent toutefois de surcroît une problématique éthique et sociale qui est étrangère aux vrais symbolistes. Lorsque le dramaturge norvégien écrit : « Limportant pour moi a été de décrire des hommes, des caractères dhommes, des destinées dhommes, à partir de certaines observations et données sociales »4, il se situe effectivement loin des principes et du romantisme et du symbolisme. Ces caractéristiques sont sans doute à lorigine de lintérêt de longue durée que porte Thomas Ostermeier à la dramaturgie dIbsen. Car les douze dernières pièces dIbsen dans lesquelles le metteur en scène a puisé, ont en commun un réalisme intensivement nourri dune analyse de la société, des personnages dont elles mettent en avant le comportement psychologique, et un récit dont la narration est portée par une gestion du temps toute particulière ; autant de maîtres mots et de notions clefs que lon retrouve dans lesthétique théâtrale dOstermeier. 1. Un réalisme social La situation sociopolitique de la Norvège de lépoque, et de lEurope occidentale plus largement, joua sans aucun doute un rôle déterminant et elle influença naturellement le travail dIbsen. Cette société de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle est marquée en Scandinavie par lavènement du capitalisme et les questions sociales émergentes, ainsi que par la remise en cause de la position de la femme dans la société, une question qui traverse toute lEurope. Ces changements trouvent naturellement leur écho dans luvre dIbsen. Le capitalisme industriel et les problèmes sociaux qui en découlent, arrivent en Norvège avec un retard par rapport à dautres pays européens. Les dissonances et les écarts entre les modes de vie précapitalistes et ceux dictés par la morale de la bourgeoisie naissante sont profonds. Cest de là que vient une certaine tendance de la littérature norvégienne de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle à sintéresser principalement aux problèmes sociaux et éthiques. 4 Lettre dHenrik Ibsen adressée à Moritz Prozor le 4 décembre 1890, citée par Bjorn Hemmer dans « Le dramaturge Henrik Ibsen », article consultable sur le site officiel du Ministère des Affaires Étrangères de Norvège, www.odin.dep.no. Notons limportance de la partie consacrée au dramaturge pour un outil de communication ministériel. 220 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne Lhistoire de la remise en cause de la position de la femme dans la société suit cette évolution. On voit surgir au dix-neuvième siècle de nombreux mouvements visant lémancipation de la femme, qui se répandent depuis lAngleterre à travers toute lEurope, essentiellement dans les pays protestants. À cette époque-là, la femme doit se contenter de veiller sur le bonheur et le bon fonctionnement du foyer familial. Sa position est problématique du fait quelle est entièrement liée à la volonté de lhomme, à lidéologie et la pensée masculines ; la femme nest que ce que lhomme lui permet dêtre. Dans la vie du couple, comme dans celle de la société en général, les décisions importantes sont du domaine de lhomme. La femme doit une obéissance absolue à son mari, son indépendance économique et intellectuelle lui sont refusées. Avec lindustrialisation croissante et lévolution socio-économique de la société, la fonction du foyer familial bourgeois et la position de la femme au sein de celui-ci subissent de profonds changements. La maison nest plus le lieu du travail : dans la famille pré bourgeoise, la femme (hormis léducation des enfants) devait remplir de lourdes tâches ménagères, à la cuisine, au jardin, soccuper des animaux, etc. Désormais, ses obligations sont moindres, et elles sont remplies par des aides recrutées dans la couche prolétarienne naissante. Ceci ne signifie pas pour autant que la femme soit libérée de la société patriarcale ; le souci des tâches ménagères est remplacé par la responsabilité de la perpétuation de lidéologie familiale et le devoir de préserver lintimité de la famille. La femme, par conséquent, se doit dautant plus de se consacrer à son rôle premier, qui est de soutenir son mari en toutes circonstances. Cest cette famille bourgeoise qui est le milieu de prédilection de la pensée ibsénienne, et le cadre majeur de ses pièces. Ibsen sest emparé donc de ces nouvelles donnes de la société de son époque pour y puiser directement les conflits de ses drames, et sen servir comme fond dinscription de ses uvres. La question sociale est ainsi constamment présente chez le dramaturge, dune manière plus ou moins sous-jacente, ce qui offre à un metteur en scène comme Ostermeier préoccupé dabord par cette question, un matériau fertile pour une lecture sociétale et pour un traitement qui puisse soulever des interrogations dordre idéologique. 221 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne 2. Du réalisme psychologique des personnages On ne peut dire, concernant les pièces dIbsen, que ce soient leurs thèmes qui soient novateurs ; des questions comme le conflit entre lindividu et la société, lindividu et la famille ou encore lhomme et la femme, ont certes été traitées par de nombreux auteurs bien avant lui. Ce qui est nouveau, cest la façon dont les personnages dIbsen vivent leurs contradictions (nest-ce pas le propre de lhomme ?5) : ils se trouvent opposés à un monde extérieur quils méprisent mais dont ils font inéluctablement partie, et ils évoluent dans une société de « façade où il est plus important de se montrer dune haute moralité que de lêtre réellement »6. Leur situation est donc dramatique, dautant plus quen condamnant cette société, ils ont conscience de se condamner eux-mêmes. Il sagit là dune problématique récurrente dans tout le répertoire dOstermeier et la transposition dépoque sest avérée de ce fait allant de soi, les quatre fois où il a mis en scène une pièce dIbsen. Ibsen croit que tout homme aspire à un but suprême, il est influencé par le darwinisme7, par la théorie naturaliste de lhérédité, par Nietzsche influences quil partage dailleurs avec ses contemporains, notamment avec Strindberg et Hauptmann. Lun des conflits qui revient sans casse dans son uvre est donc celui entre lindividu et la morale commune. Chaque personnage est conçu et décrit comme un individu dont les actes peuvent être expliqués par lhérédité et / ou son environnement. « On nest jamais tout à fait en dehors de la responsabilité et de la culpabilité de la société à laquelle on appartient »8, écrit-il. Sa conscience est la seule instance morale à laquelle le héros ibsénien doit se soumettre : Ibsen la place plus haut que les lois divines et celles de la société, quil perçoit, avec son organisation traditionnelle, comme nocive pour lhomme en tant quindividu. Ceci étant, cette société peut être améliorée grâce à des individus régénérés par leur prise de conscience devant la fatalité ou les rouages du monde. Doù la place que lauteur accorde à lindividu et à son libre arbitre : cet accent mis sur les personnages et sur lévolution psychologique quils subissent au cours du drame est un autre aspect qui semble particulièrement bien nourrir le travail théâtral dOstermeier, du fait que cette évolution 5 Nous nous permettons ici de rapporter la remarque du metteur en scène tchèque, Alfréd Radok, lequel observe quIbsen « fut le dramaturge qui inventa lêtre humain sur la scène ». (« À nos jeunes amis », texte publié dans le programme dHedda Gabler dans la mise en scène dA. Radok, au Club dramatique de Prague, le 22 avril 1965). 6 Propos du metteur en scène contemporain suédois Terje Maerli, dans « La responsabilité humaine et la duplicité morale du bourgeois », in OutreScène, n°2, op. cit., p. 34. 7 « Ibsen est un scientifique ». P. Zadek, « Le regard rosmerien », in OutreScène, n°2, op. cit., p. 29. 8 H. Ibsen cité par Bjorn Hemmer dans « Un écrivain pour notre temps », in Europe, n° 840, Ibsen, avril 2009, p. 11. 222 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne psychologique, particulièrement féconde pour le comédien, lest autant pour la direction dacteur, laquelle est dune importance capitale pour le metteur en scène. Les personnages dIbsen parlent selon leur éducation et leur nature. Lauteur supprime les longs monologues et travaille surtout la forme dialoguée. Mais celle-ci, malgré son réalisme, est loin dêtre une reproduction fidèle de la réalité9. Selon Michel Vinaver : « La vraisemblance psychologique, chez Ibsen, est absente, par le fait quil ny a rien, dans les propos échangés par les personnages, qui soit incident. Ils ne sentretiennent que de la chose essentielle. Ils demeurent sans cesse sur la crête de lessentiel. Qui plus est, ce quils disent est tout sauf ce que quelquun dirait en réalité dans cette même situation, car la façon dont ils parlent ne cesse daller contre leur intérêt. [...] Ceci est précisément ce que les gens, dans la vie réelle, passent leur temps à éviter de rechercher. Ils tournent autour, ils font tout ce quon veut sauf de forer dans eux-mêmes comme le font les personnages dIbsen »10. Chez Ibsen, chaque réplique a plusieurs fonctions. Cest ce que relève le traducteur dIbsen, Michel Vittoz11, lorsquil dissèque les différents propos des personnages. En premier lieu, Vittoz attire lattention sur la place considérable que prend, dans les drames dIbsen, le langage véhiculaire. En effet, une grande part des répliques sert simplement à donner des indications qui relèvent de la vie quotidienne. Dautres répliques sont là pour caractériser les personnages, comme pour en faire des archétypes, « et chez Ibsen, la typologie est forte »12. Certaines encore servent principalement au développement de lintrigue ; parfois sous forme de fragments allusifs dans un système de renvois extrêmement élaboré, que décrypte Vittoz. Enfin, un cinquième et dernier type de réplique serait consacré à la métaphore. Ainsi, la « structure survivante du texte » dont parle Walter Benjamin13, chez Ibsen, serait-elle assurée précisément par cette hétérogénéité à luvre dans les propos des personnages dIbsen. Pour le metteur en scène suédois Terje Maerli, « Le langage symbolique [dIbsen] est nécessaire, 9 Jacques Lassalle évoque le rapport de Bernard Dort au langage particulier dIbsen. Dort « nétait pas entièrement concerné par les méandres et larrière-monde de lunivers ibsénien. Mais ce qui le passionnait, cest ce quIbsen présente de commun avec Büchner et avec Lessing [...] , une écriture tétanisée, une écriture syncopée, cette écriture à base, non pas de points de suspension, mais de tirets. Cest-à-dire une parole empêchée, contrariée, quelquefois aphasique, quelquefois digressive, une parole qui va rarement au bout dellemême, une parole suspendue ». (Dans « Mettre en scène au tournant du siècle », table ronde du 11 décembre 1998 au Théâtre National de la Colline à Paris, animée par Béatrice Picon-Vallin, avec Stéphane Braunschweig, Alain Françon, Jacques Lassalle, Michel Vittoz, Claude Yersin, in Jean-Pierre Sarrazac (dir.) : Études théâtrales, N° 15-16/1999, Mise en crise de la forme dramatique 1880 1910, 1999, p. 232). 10 M. Vinaver et P. Zadek, « Le géant parmi les oncles », in Théâtre en Europe, n° 15, octobre 1987, op. cit., p. 19. 11 Dans « Mettre en scène au tournant du siècle », op. cit., pp. 229 230. 12 Ibid, p. 229. 13 Que reprend à son tour M. Vittoz pour son étude de la langue dIbsen (ibid., p. 228). 223 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne car la réalité quil veut dévoiler est équivoque et mensongère. Dans la société dIbsen, le langage ment »14. Ainsi ce réalisme invraisemblable dIbsen, ou plutôt ce réalisme dissimulé à plusieurs niveaux, sous le langage des personnages, peut-il tout particulièrement porter et soutenir le travail dOstermeier lequel, comme nous lavons vu, entretient avec le mode de représentation réaliste une relation complexe : car sil sappuie sur lui dans un premier temps, il semploie ensuite à casser cet effet à laide de divers moyens théâtraux. Appliquer un tel traitement sur lécriture ibsénienne permet donc de trouver, maintenir et approfondir une cohérence entre les parties dramaturgiques et scéniques. 14 « En littérature on dirait volontiers que les énoncés des personnages relèvent du double discours. Pour un psychologue double communication serait sans doute un terme plus juste. On peut dire tout simplement que les personnages ne disent la vérité que par intérêt. Qui peut alors distinguer le vrai du faux ? Le théâtre dIbsen dévoile cette duplicité morale : ses personnages montrent par leurs actes que ce ne sont pas les mots qui disent la vérité, mais, derrière les mots, les motivations conscientes et inconscientes ». T. Maerli, « La responsabilité humaine et la duplicité morale du bourgeois », in OutreScène, n°2, op. cit., p. 34. 224 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne 3. Le récit et la gestion du temps Lécriture théâtrale moderne doit également se positionner par rapport au roman, le genre littéraire majeur du dix-neuvième siècle, devenu un lieu de débat prééminent sur les questions de société, dont lun des principes constitutifs est la mise en place directe dun récit. Ainsi, selon Jan Kott, ce défi lancé par la « nouvelle prose épique »15 réclame-t-il linvention dune dramaturgie nouvelle16 qui, pour prétendre être à même de rivaliser avec elle, doit désormais : a) au niveau du contenu, être capable de mener une analyse approfondie de lépoque et de la société (autrement dit, de faire exister des éléments naturalistes au sein de sa poétique), b) au niveau formel, tout en ayant une durée de laction bien plus courte que le roman, proposer au spectateur un regard tout aussi pointu sur la société et la vie. En ce sens, Ibsen, se distinguant de ses contemporains, répond bien aux exigences du récit romanesque ainsi résumées par Kott17 ; grâce à une remarquable gestion du temps dans ses pièces, tout à fait singulière et qui va à lencontre de ce que font alors ses contemporains, tels les dramaturges français qui, pour transposer létirement de la vie réelle au théâtre, introduisent alors de grands écarts temporels entre les actes18, une « solution [qui] facilite sans doute les développements psychologiques des caractères esquissés au premier acte »19, comme le remarque Yves Chevrel. Ibsen, lui, propose aux spectateurs les mêmes développements psychologiques, en concentrant, confinant au contraire laction de ses pièces dans un condensé de quelques jours. La « manifestation du tragique »20 dans ses uvres surgit à travers la représentation dune brève tranche de vie quotidienne de ses personnages. Szondi remarque quIbsen, conscient du fait que la « représentation directe [ du récit] se refuse au présent dramatique »21 et reste lapanage du roman, contourne 15 Jan Kott, « Der Freud des Nordens Ibsen neu gelesen », in Theater heute, décembre 1979. (Nous citons de la traduction française de Sarah Hirschmuller, parue sous le titre « Ibsen, une relecture » dans la revue OutreScène, Ibsen, op. cit., ici p. 66.) 16 Rappelons, à titre dexemple, August Strindberg qui, conscient de ce déplacement du centre de gravité de la création socio-littéraire, dans la préface de Mademoiselle Julie, compare le théâtre à une forme dart mourante. 17 « Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, le roman chronique des murs, tribune de la réforme sociale, confessionnal des femmes devint le genre littéraire dominant. Cette épopée bourgeoise acquit, surtout après Madame Bovary (1857) et Anna Karénine (1876), une importance et une respectabilité artistique et sociale que le théâtre avait perdues après lépoque romantique. Cest Ibsen qui les rendit au théâtre », poursuit Kott. (« Ibsen, une relecture », in OutreScène, op.cit., p. 66.) 18 Pour ne citer que deux exemples : laction des Corbeaux (1882) dHenri Becque sétend sur une période de plusieurs mois et Émile Zola laisse le premier acte de sa Renée (1887) se dérouler dix ans avant les suivants. 19 Y. Chevrel, « Vers un théâtre de lanalyse cruelle : la percée du drame moderne, de Maison de poupée à Avant laube », op.cit., p. 47. 20 Ibidem. 21 P. Szondi, Théorie du drame moderne, op.cit., p. 27. 225 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne cet obstacle en se servant du présent uniquement comme « occasion »22 pour évoquer le passé ; un subterfuge qui fait éclater la forme dramatique traditionnelle et permet de garder le récit au premier plan de la pièce (Jean-Pierre Sarrazac parle à ce propos dun « roman nonécrit dont [les pièces] constituent en quelque sorte le chapitre conclusif »23). Dans les uvres dIbsen, le rapport des personnages à leur passé a une fonction primordiale. Dans chacune de ses douze dernières pièces, on en trouve qui expient une faute quils ont commise bien avant le début du premier acte24. Cest ce qui autorise Kott à opérer un rapprochement avec la dramaturgie antique : « Ce nouveau drame bourgeois trouve son modèle dans la tragédie grecque, dont les prologues rappellent le passé et présagent de lavenir, et dont laction, limitée à cinq épisodes, commence à laube et sachève au crépuscule dans un seul et même lieu »25. Szondi souligne néanmoins une différence essentielle entre ces deux formes dramatiques : si dans dipe roi, la « vérité [ ] est de nature objective »26, elle est « celle de lintériorité »27 chez Ibsen : « les effets traumatisants sont enfouis au-dedans et survivent à toutes les transformations extérieures »28. Le résultat en est donc laccent mis à chaque fois sur une histoire individuelle, un « roman personnel sous-jacent au drame »29, car toutes ces pièces tentent de reconstituer le passé à travers le regard que posent sur lui les personnages, un regard qui devient de plus en plus analytique au cours de la pièce. Le tragique qui, chez Ibsen, nest pas « rétabli dans la mort, mais dans la vie elle-même »30, sexplique « par la compréhension du passé des personnages »31. Ce quon voit sur scène nest, en réalité, que le dernier acte dune tragédie (les autres ayant déjà eu lieu) dont les données ont été déterminées depuis longtemps, avant même les premières lignes du premier acte. Les drames dIbsen reposent sur la révélation dun événement, ou dune série dévénements, appartenant au passé 22 Ibidem. J.-P. Sarrazac, « La Pièce et lÉpilogue », in Études germaniques, n° 4, Actualité dIbsen, Le texte et la scène, p. 869. 24 Le passé envahit la scène. Les uvres dIbsen sont des « pièces à thèmes contemporains, qui ne cessent de se tourner vers le passé et de faire linventaire des fautes réelles ou imaginaires quont commises des années auparavant les protagonistes ». J.-P. Sarrazac, « Tournant du XXème siècle, Ibsen, Strindberg, Tchékhov », Dossier de la Revue électronique du Théâtre de la Colline, op. cit. 25 J. Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit., p. 66. 26 P. Szondi, Théorie du drame moderne, op.cit., p. 28. 27 Ibidem. 28 Ibidem. 29 J.-P. Sarrazac, Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, coll. Le temps du théâtre, 1989, p. 18. 30 P. Szondi, Théorie du drame moderne, op. cit., p. 30. 31 Y. Chevrel, « Vers un théâtre de lanalyse cruelle : la percée du drame moderne, de Maison de poupée à Avant laube », in Jean-Pierre Sarrazac (dir.) : Études théâtrales, N° 15-16/1999, op. cit., p. 47. 23 226 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne des principaux personnages, lesquels nen mesurent vraiment limportance que peu de temps après leur entrée en scène. Peter Zadek observe que la pièce entière est « une scène dexposition » et que le dramaturge « écrit en reculant »32. Au début du drame, tout paraît en ordre, mais le passé qui est dévoilé progressivement tout au long de la pièce, vient compliquer la situation. Ce procédé dramaturgique est bien évidemment tout à fait nouveau à lépoque dIbsen. Néanmoins, on peut constater que le dramaturge norvégien sest inspiré du canevas de la pièce bien faite traditionnelle pour mettre au point sa technique analytique rétrospective, notamment en en reprenant le trait le plus important : la façon de mener les scènes dexposition, dintroduire les personnages et de donner au public demblée les éléments indispensables à la compréhension de la pièce33. Toutefois, ce procédé où le passé est suggéré, conté, plutôt que représenté de manière directe et explicite, ne semble pas assez clair à certains des contemporains dIbsen. André Antoine cite à ce propos la réaction dun critique de lépoque (Henry Céard) après la lecture des Revenants, en 1888 : « Je voudrais un prologue, où lon verrait le père dOswald et la mère de Régine surpris par Mme Alving jeune. [...] Après cette exposition, le public français entrerait dans le drame avec toute la sécurité nécessaire »34. Aujourdhui, bien sûr, lévolution de lécriture dramatique (et cinématographique) rend au public la technique rétrospective dIbsen plus familière et plus facile à saisir. Dans la dramaturgie dIbsen, comme dans le théâtre dOstermeier, le récit est donc au premier plan ; il est exposé demblée et non pas suggéré progressivement et saffirme ainsi comme le point nodal de la construction de luvre. Son écriture permet donc au metteur en scène de développer sa narration, de raconter une histoire riche et complète, complexe, tout en 32 Michel Vinaver et Peter Zadek, « Le géant parmi les oncles », in Théâtre en Europe, N° 15, op. cit., p.18. 33 Yves Chevrel (dans « Vers un théâtre de lanalyse cruelle : la percée du drame moderne, de Maison de poupée à Avant laube », op. cit., p. 45) cite, à titre dexemple, le premier acte du Canard Sauvage dans lequel Ibsen consacre lune des premières scènes à « une longue conversation entre deux hommes amis intimes qui se revoient pour la première fois depuis dix-sept ans. Leurs propos sont destinés à éclairer le spectateur sur leur passé et leur situation, [lui permettant ainsi de sorienter mieux dans le drame qui suit] ». 34 Cité par André Antoine dans Mes Souvenirs sur le Théâtre-Libre, Paris, Fayard, 1921, p. 166. Michel Vinaver au contraire considère que : « Typiquement, dans les pièces de Ibsen, tout commence par lexposition dune situation. Il y a énormément de dialogue informatif sur la situation, sur lhorizon de chaque personnage, sur ce qui leur fait dire ce quils disent. Ce qui contraste avec la façon abrupte dont nous nous trouvons, chez Strindberg, Tchékhov et leurs successeurs, en contact immédiat avec des paroles émises qui charrient une pluralité de sens et de résonances, paroles qui peu à peu se constituent en une histoire ». M. Vinaver et P. Zadek, « Le géant parmi les oncles », in Théâtre en Europe, N° 15, op. cit., p.18. 227 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne gardant une unité relative de temps. 228 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne 4. Nora, Le Constructeur Solness, Hedda Gabler, John Gabriel Borkman Les quatre pièces dIbsen montées par Ostermeier appartiennent au cycle que forment les douze derniers drames de lauteur. Sans entrer dans une analyse dramaturgique de ces uvres, nous évoquons ici les particularités de chacune delles et les sujets principaux dont elles traitent et que le metteur en scène a soulignés (létude détaillée de lapproche de ces pièces par Ostermeier fait lobjet du chapitre suivant). Cest Ibsen lui-même qui a insisté sur le caractère particulier de la dernière période de son uvre dramatique35. Effectivement, ses douze dernières pièces forment un cycle qui explore un certain nombre de thèmes récurrents, dans la plupart des cas dordre social. Après ses deux grands poèmes dramatiques (Brand, 1866, et Peer Gynt, 1867) et un diptyque historique monumental (Empereur et Galiléen, 1873), Ibsen écrit un grand nombre de variations de drames bourgeois de lépoque36. Ainsi, après les uvres mentionnées ci-dessus, qui voulaient raconter une façon de voir le monde dans sa globalité, il opte pour une succession de pièces ancrées dans un temps et un espace réels, dont le propos est plus concentré et dont le mode dexpression sera désormais la prose37. Pour ces uvres à la problématique contemporaine, Ibsen sinspire directement des événements sociopolitiques de son temps. Ainsi prend-il comme modèle, pour le personnage de Mademoiselle Hessel dans les Piliers de la société, une figure incontournable de la vie politique norvégienne de lépoque : Aste Hansteen, la pionnière du féminisme en Norvège38. De même, pour la Maison de poupée, Ibsen puise parmi ses connaissances du milieu littéraire, en partant de Laura Kieler, une jeune femme qui, imaginant une suite à Brand, avait écrit une pièce quelle avait envoyée à Ibsen, les Filles de Brand. Cette écrivaine, aujourdhui oubliée, sétait installée avec son mari au Danemark. Peu après leur mariage, son mari étant tombé gravement malade, Laura avait emprunté de largent pour payer ses soins, mais en falsifiant la signature de son mari sur la reconnaissance de dette. Elle avait espéré gagner largent nécessaire au remboursement de cet emprunt par son activité littéraire. Une fois dévoilé, cet 35 Ibsen a parlé dun cycle de onze pièces, commençant par la Maison de poupée publiée en 1879 et sachevant par Quand nous nous réveillerons dentre les morts, sa dernière pièce publiée en 1899 et à laquelle il donne le sous-titre Épilogue dramatique. Toutefois, des chercheurs contemporains préfèrent situer le début du cycle aux Piliers de la société, pièce publiée en 1877, donc deux ans avant la Maison de poupée, et parlent ainsi de douze pièces. 36 Des variations qui vont toutefois jusquà en faire éclater la forme. 37 Linfluence de la pratique théâtrale de lépoque est ici indiscutable. Ibsen, après avoir assisté à une représentation de ses Prétendants à la couronne par les Meininger, réécrit entièrement les Piliers de la société, laissant désormais la pièce se dérouler dans un lieu unique et concret, décrit dans les didascalies avec précision. 38 Wladimir Admoni, Henrik Ibsen. Die Paradoxie eines Dichterlebens, Reinbek 1986, p. 87. 229 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne acte lui avait valu dêtre déclarée irresponsable et dêtre enfermée dans un hôpital psychiatrique. Linfluence de cette histoire concrète dun membre de lentourage de Ibsen sur lintrigue de la Maison de poupée est indiscutable ; elle saccompagne de la sympathie dIbsen pour le mouvement féministe qui commençait à se former en Norvège, à peu près à lépoque de la parution de cette pièce. Ibsen a lui-même plusieurs fois souligné linfluence quavait eue sur son uvre la jeune Camille Collett, porte parole littéraire de ce mouvement. La question de la femme est un problème sur lequel il revient régulièrement dans son travail, sans toutefois aller jusquà faire de ses pièces des manifestes pour le féminisme. Aux yeux dIbsen, lémancipation de la femme fait partie dun questionnement plus vaste : celui sur la liberté de lesprit humain, de la personnalité humaine en général. On voit dailleurs cette approche assez clairement dans Maison de poupée, par exemple lorsque Nora revendique sa liberté auprès de Helmer en lui rappelant : « Je suis avant tout un être humain »... Ibsen est clair et catégorique sur ce point : « Je ne suis même pas sûr de ce que ça veut réellement dire, laffaire de la femme. À moi, ça sétait toujours présenté comme laffaire de lhumain. Et si on lit mes livres attentivement, on le comprend. Ceci dit, il est tout à fait souhaitable de résoudre la question de la femme. Mais ça na jamais été mon intention primaire. Ma tâche a été de dépeindre lhomme en tant quêtre humain »39. Dun point de vue dramaturgique, on voit chez Ibsen des figures qui sont incapables de rentrer dans le moule du personnage de la femme tel quil est représenté à lépoque. Alors que la plupart des scènes européennes montre des femmes volages, à lesprit superficiel, Ibsen propose des êtres intelligents, des femmes qui refusent la loi du triangle, qui, à ladultère, préfèrent linsoumission. Au personnage de la femme coquette, il oppose donc celui dune femme être humain. Après létalage de la légèreté, de linsouciance ou encore linconstance féminines, Ibsen amène à la scène des femmes qui séduquent, sont capables dune réflexion intellectuelle, savent prendre part à des discussions didées et peuvent (en revendiquent même le droit) affronter lhomme sur un plan intellectuel. À ce titre, elles revendiquent la liberté dagir de leur plein gré et dassumer elles-mêmes la responsabilité de leurs actes40. Notons 39 Discours dHenrik Ibsen pour lAssociation norvégienne pour la cause de la femme, à loccasion du soixante-dixième anniversaire de lauteur, en 1898, cité par Edgar Neis, Nora Hedda Gabler, Hollfeld, 1997, p. 60. (« Ich bin mir nicht einmal klar darüber, was die Sache der Frau eigentlich ist. Mir hat sie sich als eine Sache des Menschen dargestellt. Und wenn man meine Bücher aufmerksam liest, wird man das verstehen. Es ist wohl wünschenswert, die Frauenfrage zu lösen, so nebenher. Aber das war nicht der hauptsächliche Zweck. Meine Aufgabe ist die Menschenschilderung gewesen ».) 40 Michael Robinson parle à ce propos du besoin dabsolu de ces personnages, dun refus de compromis, 230 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne que ces personnages de femmes sont dépeints sur fond dune société en profonde crise morale : « [Les femmes dIbsen] se rendent compte quelles ont participé à une société mauvaise, corrompue, et quen luttant contre cette société, cest elles-mêmes quelles condamnent. En luttant pour la liberté et la vérité, elles prennent conscience quelles ont ellesmêmes aliéné leur liberté : il ny a plus de partage clair entre la société coupable et le personnage innocent. Les personnages sont à la fois responsables personnellement et engagés dans la responsabilité collective de la société »41. Le personnage de Nora, quant à lui, marque un tournant dans la perception de la femme ibsénienne. Il suscite chez les critiques les réactions les plus alarmistes, qui voient en lui une menace pour lordre social et pour lhomme. Parce que si les autres héroïnes ibséniennes luttaient contre les limites que leur imposait leur époque, Nora, elle, les transgresse : non seulement elle sémancipe, quitte son mari et ses enfants, mais elle remporte la bataille contre lhomme, qui sort du duel vaincu. De plus, ce qui est novateur ici, cest que la femme vainc lhomme dans une bataille cérébrale ; elle ne se sert ni de ruse, ni dintrigue, ni de sa sensualité comme on aurait pu sy attendre. Ce sont principalement ces interrogations sur la position de la femme quOstermeier met en avant dans sa mise en scène de Nora, en faisant un déplacement de lépoque dIbsen à la nôtre : « Après les bouleversements des années 1960 et 1970 qui ont fait vaciller ces institutions [le mariage, la famille ], nous assistons, sous la pression du néo-libéralisme et de la précarité généralisée, à un retour de lidéologie du couple tourné vers la réussite sociale, la famille relookée, la morale modernisée. En même temps quun portrait de femme, Maison de poupée interroge cet endroit-là du contemporain »42. Dans Le Constructeur Solness, on ne perçoit pas de prime abord un objectif social aussi évident que dans les drames précédents : Maison de poupée, Revenants ou LEnnemi du peuple. Pourtant, on y retrouve de nouveau des allusions à la question féminine, mais sans quelles soient, cette fois-ci, au centre du drame : elles passent principalement par le personnage de la jeune Hilde Wangel, cette « première adolescente en fugue à paraître sur scène »43. Et, de nouveau, on peut établir un parallèle entre le parcours de la jeune écolière et dans « Ibsen and the Possibility of Tragedy », Scandinavica, vol. 20, N° 2, 1981. Cité par Marthe Segrestin, dans sa thèse (laquelle fut un outil précieux pour notre travail), Le théâtre français face à H. Ibsen, G. Hauptmann et A. Strindberg, Université Paris IV, 2002, p. 16. 41 M. Segrestin, Le théâtre français face à H. Ibsen, G. Hauptmann et A. Strindberg, op. cit. Lessentiel de mes informations sur la femme scandinave données dans ce chapitre est emprunté à cet ouvrage. 42 Propos du metteur en scène dans lentretien « Disco Pigs », op. cit. 43 J. Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit., p. 83. 231 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne lévolution de la société de lépoque, comme le rapporte Kott : « En 1882, quand Hilde Wangel, habillée de blanc, agitait son drapeau vers Solness au sommet de la tour, la mixité était introduite dans les écoles publiques de Norvège. Cette même année, les femmes furent admises à lUniversité de Christiania »44. Dans ce drame, ce qui semble primer cependant, est le regard plus symbolique que social quIbsen porte sur la vie. Ce symbolisme est lié notamment aux images de la tour (non présente sur scène, mais inséparable de lintrigue de la pièce) et, par conséquent, aux thèmes de la montée, de lascension et de la chute, une symbolique relevant naturellement plusieurs champs sémantiques (religieux, sexuel, etc.), dont « le plus intéressant [est] leur interchangeabilité »45. Ce qui paraît particulièrement étonnant dans la pièce, et qui est une question importante pour la lecture quen fait Ostermeier, est la manière dont ce symbolisme (qui ressort surtout à la fin), sarticule avec le réalisme qui domine la première partie ; nous pourrions là encore parler dun réalisme invraisemblable, « artificiel »46 de laction, comme nous lavons déjà fait pour le langage des personnages dIbsen. La fin, qui voit Solness monter sur la tour de sa maison avant den tomber, rompt en effet radicalement avec le traitement réaliste de tout le drame : « Dans les situations prosaïques de la vraie vie, tout comme dans la part réaliste de la pièce, [Solness] navait que deux options : soit conduire [Hilde] en Espagne, en Italie ou au Schwarzen Ferkel de Berlin47, soit la renvoyer chez elle. Leur lune de miel les aurait probablement conduits à un désastre sexuel dès la première nuit, et à leur séparation le lendemain matin. [ ] Dans le dernier acte de sa vraie vie, il ny aurait pas eu dange pour chanter, et les trolls scandinaves auraient été renvoyés pour de bon »48. Lintroduction dune fin non réaliste, qui contraste avec le reste de la pièce, semble donc être cette particularité principale du drame quil nous faut souligner en vue de létude de son traitement par Ostermeier. La pièce dHedda Gabler, quant à elle, donne limpression dêtre centrée moins sur une idée que sur un être humain dont le portrait est extrêmement complexe ; un être humain 44 Ibidem. Ibid., p. 85. 46 Ibid., p. 84. 47 Kott parle ici de la célèbre taverne berlinoise Zum Schwarzen Ferkel qui est devenue, dans les années 1890, le rendez-vous dartistes et décrivains modernes, tels Strindberg, Przybyszewski ou Munch, pour ne citer queux. 48 Ibidem. 45 232 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne « fait de mystère, de malfaisance, de mauvais instincts, et en même temps doué dun charme et dune fascination irrésistibles »49. Néanmoins, à ce portrait psychologique se mêlent des questions dordre social, de sorte que « le personnage [dHedda Gabler] est en soi une protestation contre lordre social »50. Létat psychique dHedda et les actes quil déclenche sont inséparablement liés à la condition féminine du personnage, qui en est victime. Il en résulte un refus global de sa part, inconscient sans doute, de tout ce qui est susceptible dêtre féminin. Hedda se rend vaguement compte que si elle était un homme, elle pourrait disposer tout à fait librement de son destin et de son potentiel personnel ; (in)conscience du personnage auquel Ibsen donne libre cours en en faisant le trait constituant, et sans doute majeur, de son Hedda Gabler. Il faudrait à cet égard évoquer en premier lieu lun des principaux objets symboliques de la pièce : les pistolets dont Hedda a hérité de son père51. Signes par excellence de la masculinité, symboles sexuels, ils renvoient également à la séparation des rôles dans la société primitive, à larchétype de lhomme chasseur et de lhomme guerrier (ce que nest résolument pas le mari dHedda). Mais le profond mépris de celle-ci pour le rôle traditionnellement imparti à la femme se manifeste aussi sous dautres abords. Elle se refuse à être une femme dintérieur et hait la seule idée de la maternité au point que, en se tuant ellemême (de la manière masculine par excellence : en se tirant dessus), elle va jusquà tuer lenfant quelle porte. De même désire-t-elle ardemment participer à luvre créatrice de Lövborg (domaine réservé aux hommes)52. Toutefois, même si Hedda Gabler nie sa féminité, force est de constater quelle reste tout de même profondément conditionnée par lappartenance à son sexe. Cest ainsi quelle a choisi son mari, non par amour, mais en raison de considérations dordre économique (quelle a, par conséquent, pris Tesman plutôt que Lövborg) ; par ailleurs, peut-être faut-il voir dans sa position sociale une autre explication à ce choix car, fille du respectable général Gabler, « conditionnée plus rigoureusement que nimporte quel chien de Pavlov à réagir en membre de sa classe »53, elle appartient à la couche supérieure de la société bourgeoise, où rester célibataire est pire que tout. Ainsi le drame dHedda est-il étroitement lié à ce phénomène 49 Martin Esslin, « Héroïne antihéroïne », in Comédie-Française, n° 106, 1982, p. 13. Ibidem. 51 « Mais Ibsen ne se contente pas dexploiter les deux pistolets dHedda Gabler comme des accessoires au service dune logique dramatique de fer et des ses conséquences prédéterminées ; les pistolets donnent aussi lieu à des sous-entendus sexuels ». Jan Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit., p.77. 52 Régis Boyer résume ces traits en proposant, pour caractériser Hedda, lamalgame suivant : « une fausse femme (vrai homme)-mort-amazone-revolver ». Dans « Lactivité icono-motrice chez Henrik Ibsen », in Europe, n° 840, op. cit., p.130. 53 Martin Esslin, « Héroïne antihéroïne », op. cit., p. 15. 50 233 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne sociologique : elle refuse sa condition sociale, mais narrive pas à renoncer à sa position de classe supérieure dans la société, ce qui lempêche de réaliser ce qui ferait sa véritable supériorité : les possibilités créatrices et intellectuelles de sa personnalité. La manière masculine dont elle se tue, dans la logique de son comportement, sera son seul acte démancipation. Mais une émancipation relative selon Kott, puisque ce serait lombre du père qui tue la fille : « Lélément crucial de la scénographie est la chambre du fond. On y voit, derrière le sofa, limmense portrait dun bel homme âgé, en uniforme de général. Dans la dernière scène, Hedda entrera dans cette chambre, tirera les rideaux, et se tuera devant le portrait de son père. Hedda Tesman, enceinte de deux mois, tue Hedda Gabler. Cette chambre du fond, dont la seule issue conduit au salon situé au premier plan, est le cadre à la fois concret et symbolique du conflit entre le Père-Surmoi et le Ça. En se tuant, Hedda tue lombre de son Père et lenfant dont elle na jamais voulu. L ombre du père tue la fille »54. Il est étonnant quOstermeier, qui sest penché à maintes reprises dans sa carrière sur les problèmes intergénérationnels, ait complètement évincé cet aspect dans lhistoire du personnage dHedda. Au centre de sa lecture du drame se trouve le refus de lhéroïne daccéder à lâge adulte, lequel passe chez elle par le rejet de lhomme. Le metteur en scène sintéresse cette fois-ci davantage à des sujets liés à la féminité quau féminisme, sans négliger pour autant les autres sujets sociaux sous-jacents dans la pièce. Si, selon Kott, Hedda Gabler est « certainement le plus grand personnage de femme quIbsen ait inventé », John Gabriel Borkman est, toujours selon le théâtrologue, « le plus grand rôle masculin de toute son uvre théâtrale »55. Avec cette pièce, John Gabriel Borkman, nous nous retrouvons de nouveau face à un symbolisme fort, où deux images sopposent et se répondent réciproquement : celle de la montagne, du grand air et de la liberté des hauteurs dun côté, et celle de la mine, du souterrain et de lenfermement de lautre. Les mouvements descendant / ascendant et intérieur / extérieur quinstaure lopposition de ces deux univers, se reflètent dans la pièce, respectivement dans la scénographie décrite dans les didascalies, laquelle prévoit un espace à deux étages, et dans le contraste du huis-clos du manoir (où se déroule la majeure partie du drame) avec les plaines de la montagne de la fin de la pièce. De nouveau, cest la scène finale qui surprend : Ibsen met en scène ici un véritable tableau allégorique, très explicite : les deux surs jumelles, rivales depuis des années, se réconcilient et se donnent la main au-dessus du cadavre de Borkman. 54 55 J. Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit., p. 78. Ibid., p. 87. 234 Chapitre I La Dramaturgie ibsénienne Cependant, cette pièce aussi sattaque à un fait réel de la société de lépoque ; cette fois-ci, il sagit des questions et des considérations économiques et sociales soulevées par larrivée un peu tardive, et dautant plus brusque et ravageuse, du capitalisme industriel en Scandinavie. Cest dans cette perspective donc quil faut également voir lutilisation de la symbolique des mines dans le drame : les galeries servent ici principalement à évoquer un labeur intense et une activité incessante. Ainsi, John Gabriel Borkman serait-il un « représentant de cette génération dure, celle de ces hommes assoiffés de pouvoir, prêts à piétiner sans pitié quiconque se met en travers de leur chemin, même sils doivent se perdre eux-mêmes »56. Ostermeier joue dans sa mise en scène de cette particularité de la pièce de présenter un sujet politique et économique dans un registre symbolique, voire allégorique (tout en le faisant résonner avec lépoque de la création du spectacle, 2008). Les sujets sociaux et politiques que ces quatre pièces ibséniennes abordent, toujours dactualité de nos jours, permettent au metteur en scène de poursuivre son questionnement sur les réalités de la vie daujourdhui, une constante de son travail ; en même temps, les particularités de lécriture du dramaturge lui donnent la possibilité denrichir, de varier et de développer son travail sur le réalisme et le symbolisme. Ces quatre drames dHenrik Ibsen offrent donc un terrain particulièrement propice aux interrogations idéologiques et aux procédés artistiques de Thomas Ostermeier. 56 J. Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit., p. 90. 235 Chapitre II LActualisation et la transposition II. LACTUALISATION ET LA TRANSPOSITION 1. Conditions de lactualisation des quatre pièces dIbsen Dun point de vue méthodologique, nous abordons cette partie consacrée aux quatre pièces dIbsen mises en scène par Thomas Ostermeier, non dans lordre chronologique de leur création (Nora, Le Constructeur Solness, Hedda Gabler, John Gabriel Borkman), mais selon les liens logiques qui se tissent entre elles. Cest pourquoi, Hedda Gabler étant en de nombreux aspects une suite, sinon un deuxième volet de Nora, nous étudions ici ces deux représentations lune à la suite de lautre, avant Le Constructeur Solness. 1.1. Lieux de ces créations Nora (Une Maison de poupée) fut créée à la Schaubühne am Lehniner Platz le 26 novembre 20021 et rencontra un succès international hors du commun. Cette mise en scène est un moment charnière dans luvre de Thomas Ostermeier et dans son parcours esthétique au théâtre am Lehniner Platz, il semble quelle ait influencé son travail à plusieurs égards, à voir notamment le retour du metteur en scène par trois reprises à la dramaturgie ibsénienne. En effet, un an et demi après Nora, Ostermeier monta Le Constructeur Solness ; mais cette représentation, bien quon ne puisse pas dire quelle passa inaperçue, ne suscita pas énormément de réactions dans la presse allemande2 ; cest sans doute ce qui amena par la suite la plupart des critiques à voir dans la mise en scène dHedda Gabler (créée le 26 octobre 2005 à la Schaubühne), avant tout une tentative dOstermeier pour renouer avec le succès de Nora3. Ce à quoi le metteur en scène rétorqua quil avait retardé cette création de deux ans, 1 Dans longlet Chronologie du site internet de la Schaubühne est mentionnée la date du 26 octobre, ce qui est une inexactitude. Mais cette faute de frappe (banale, comme dautres dans le site) révèle aussi une curieuse coïncidence : le 26 octobre 2005 eut lieu la première dHedda Gabler 2 Un certain nombre de journaux allemands (Die Welt, Der Tagesspiegel, Die Zeit, Berliner Zeitung, Frankfurter Rundschau ) ont certes publié des analyses de ce spectacle, mais cela na pas amené les critiques dHedda Gabler un an plus tard, à rapprocher les deux représentations. En effet, le seul critique allemand qui évoque la mise en scène du Constructeur Solness dans son article sur Hedda Gabler est Ulrich Seidler, dans « Wo der Terror brütet », op.cit. 3 Ainsi par exemple la critique de Frankfurter Allgemeine Zeitung écrit : « Thomas Ostermeier tente vainement de sortir de lombre de Nora dIbsen, dont la représentation lui a valu un grand succès en 2002 ». Irene Bazinger, « Weine, wenn der Regen fällt », 28 octobre 2005. (« Thomas Ostermeier versucht vergeblich, aus dem Schatten von Ibsens Nora zu treten, mit deren Inszenierung ihm 2002 ein großer Wurf gelungen war ».) 236 Chapitre II LActualisation et la transposition justement « pour éviter déveiller cette impression »4. Le lien entre les deux pièces et leurs protagonistes est à considérer à un autre niveau, dit-il : « Nora comprend au cours de la pièce quelle doit se libérer de son mari et des conventions bourgeoises. Cette conscience, Hedda Gabler la dès le début. Elle sait avec pertinence que son mariage la enfermée dans une mauvaise cage. Ses questions sur lidentité et la liberté pourraient très bien être soulevées par un homme. Mais chez un personnage féminin, cela devient plus dangereux. Peut-être quHedda est tout simplement une femme plus moderne que Nora »5. Ce choix du metteur en scène répondait donc à un besoin de poursuivre un questionnement amorcé avec Nora, sur la société actuelle et la position de la femme au sein de celle-ci. La mise en scène dOstermeier du Constructeur Solness (créée le 10 juin 2004, dans lAkademietheater du Burgtheater de Vienne, en coproduction avec le festival international viennois des Wiener Festwochen), fut certainement elle aussi conditionnée par le traitement de Nora, tant dun point de vue esthétique et stylistique quà travers la question de la transposition et de ladaptation. Cest ce que relevèrent les critiques viennois qui le firent dautant plus naturellement que la Nora dOstermeier était également au programme de cette même édition des Festwochen. Le public a ainsi pu assister aux deux représentations lune à la suite de lautre et les voir donc dans une logique comparative pareille à celle quadoptèrent, un an plus tard, les spectateurs berlinois à légard dHedda Gabler. La représentation de John Gabriel Borkman fut créée le 10 décembre 2008 à Rennes, au Théâtre National de Bretagne, dans le cadre du Projet Prospero. La première berlinoise eut donc lieu un mois après celle de Rennes, le 15 janvier 2009. Toutefois, on trouve quelques réactions contraires, comme par exemple celle de la critique de Tageszeitung : « Celui qui regarde aujourdhui cette deuxième mise en scène dIbsen par Ostermeier na pas besoin de craindre un sentiment de déjà-vu. Le spectacle évite toute comparaison et cherche sciemment un autre chemin ». Simone Kaempf, « Angst vor dem Abstieg », 28 octobre 2005. (« Wer jetzt Ostermeiers zweite Ibsen-Inszenierung sieht, muss Déjà-vu-Gefühle nicht fürchten. Der Abend umgeht den Vergleich und sucht bewusst einen anderen Weg ».) 4 Dans lentretien avec Peter Laudenbach, « Die Angst vor dem Absturz », in Der Tagesspiegel, 25 octobre 2005. (« Ich habe es mir zwei Jahre lang verkniffen, Hedda Gabler zu inszenieren, nur um diesen Eindruck nicht zu erwecken ».) 5 Ibid. (« Nora begreift im Lauf des Stücks, dass sie sich befreien muss, von ihrem Mann, von den bürgerlichen Konventionen. Dieses Bewusstsein hat Hedda Gabler von Anfang an. Sie weiß die ganze Zeit, dass sie sich mit ihrer Hochzeit in den falschen Käfig begeben hat. Ihre Fragen nach Identität und Freiheit könnte ebenso gut ein Mann stellen. Aber bei einer Frauenfigur ist das alles etwas gefährlicher. Vielleicht ist Hedda einfach nur eine modernere Frau als Nora ».) 237 Chapitre II LActualisation et la transposition Il est intéressant de constater quau moment de la création de John Gabriel Borkman, la critique abandonna la logique comparative au profit dune logique de cycle. Thomas Ostermeier, en mettant en scène cet avant-dernier drame dHenrik Ibsen, atteignait le nombre juste, quatre, à partir duquel lon pouvait désormais considérer son travail sur cette dramaturgie comme un cycle et le consacrer metteur en scène ibsénien. Cette observation est intéressante pour nous, notamment du fait que nous émettons lhypothèse quavec John Gabriel Borkman, Thomas Ostermeier rompt avec ses autres mises en scène ibséniennes ; hypothèse que nous allons étayer dans les parties suivantes de ce chapitre. 1.2. Contexte social et politique Nora Le souci dinscrire ses représentations dans un cadre social précis compte, on le sait, parmi les premières préoccupations de Thomas Ostermeier pour monter une pièce. Il nen fut pas autrement pour ses quatre mises en scène ibséniennes : Nora, Hedda Gabler, Le Constructeur Solness et John Gabriel Borkman réagissent à des sujets brûlants de lactualité, aux maux de la société de notre temps. Ainsi le choix de Nora fut-il primordialement dicté par le désir du metteur en scène de parler dune couche spécifique de la société berlinoise daujourdhui et, plus précisément, de la position de la femme au sein de celle-ci. Dès sa création, et dès les premières représentations de la pièce, le personnage de Nora a été emblématique de la lutte de la femme pour son émancipation ; en témoigne la réception de cette uvre dIbsen, pendant les douze décennies qui séparent la première représentation de celle dOstermeier à la Schaubühne. Si la femme, au cours du vingtième siècle, a acquis ses droits civiques et sociaux, grâce à la libération sexuelle, la pilule contraceptive et le droit à lavortement, conquis celui de disposer de son corps comme elle lentend, pour Thomas Ostermeier, sa condition sest cependant gravement détériorée ces dernières années : « À Berlin, par exemple, les deux tiers des personnes qui reçoivent des aides sociales sont des femmes, souvent seules, avec ou sans enfants. La situation des femmes en Allemagne est encore plus préoccupante quen France ou quen Angleterre, car nous héritons peut-être davantage de vieux préjugés qui ont entretenu la domination masculine »6. 6 Propos du metteur en scène dans « Entretien avec Thomas Ostermeier », op. cit. 238 Chapitre II LActualisation et la transposition La plupart des jeunes femmes aujourdhui sont mises devant un dilemme : « Ou bien rejoindre la cellule familiale bourgeoise au sein de laquelle seul le mari travaille et la compagne se doit délever ses enfants, ou bien faire le choix de lindépendance, des études et de la vie professionnelle, en encourant le risque de la déchéance sociale, de la 7 solitude ou dune vie sans enfant » . Cest pourquoi Ostermeier sintéresse à ces héroïnes qui posent le problème de laliénation féminine, comme la Nora dIbsen ou Mademoiselle Rasch de Kroetz. Il part du constat que la société actuelle enferme la femme dans un carcan (du point de vue moral, civique, matériel, etc.) guère éloigné de celui dil y a cent trente ans. Sa Nora réagit donc par là à une réalité sociale précise, soulève une problématique concrète et palpable de notre temps et sinscrit dans un large débat social, moral, citoyen : « Le couple, la monogamie et le mariage demeurent des institutions dont les bases sont restées marchandes [...] Après les bouleversements des années 1960 et 1970 qui ont fait vaciller ces institutions, nous assistons, sous la pression du néolibéralisme et de la précarité généralisée, à un retour de lidéologie du couple tourné vers la réussite sociale, la famille relookée, la morale modernisée »8. Hedda Gabler Il est assez fréquent quun metteur en scène monte Nora et Hedda Gabler en diptyque9, instaurant un dialogue entre les deux pièces ibséniennes, qui traitent du rôle de la femme dans une société donnée, de son enfermement, son impasse, son destin. Si la mise en scène dHedda Gabler sinscrit à première vue dans cette logique dOstermeier de dénonciation de la position de la femme au sein de certaines couches de la société actuelle, si prise de parti par rapport à la situation de la femme il y a, la question qui semble ici au centre de ses préoccupations est moins celle de lémancipation féminine et de ses limites en général mais, plus largement, celle du courage et des dangers du libre arbitre10, 7 Ibid. Ibid. 9 Et ce, depuis leur création. Le dernier en date, pour le public français, étant celui du metteur en scène argentin Daniel Veronese, qui présenta en France, en 2009-2010, Le développement de la civilisation à venir daprès Une maison de poupée, en diptyque avec Tous les grands gouvernements ont évité le théâtre intime, daprès Hedda Gabler. 10 Comme observe Franz Wille dans son article « Optionsbürger-Schlampe » dans le Theater heute de décembre 2005 : « La Hedda de Katharina Schüttler illustre létat de ce quon appelait émancipation, il y a vingt ou trente ans : elle ne se salit plus les mains avec une auto-détermination laborieuse ; au lieu de cela, elle attrape dans ses filets un mari bon enfant et ennuyeux, quelle assujettit de sorte quil ne fasse pas de difficultés, car ce 8 239 Chapitre II LActualisation et la transposition une problématique qui dépasse les sexes et les âges, est par là moins ciblée que celle que posait Nora, mais certainement tout aussi brûlante. Daprès Ostermeier, « la couche moyenne [de la société étant] menacée, de nouvelles forces, de nouvelles stratégies de survie et de destruction se libèrent aujourdhui »11, lindividu de facto est poussé à réinventer les moyens de son auto détermination. Aussi la pièce, et surtout son personnage titre, lui semblent-ils personnifier le sentiment de toute une génération et être emblématiques de notre actualité, où tout est régi par la peur de la chute sociale et de la ruine : « La pièce raconte une situation où on a le sentiment dêtre arrivé dans un establishment. Le revenu mensuel est assuré, il ny a plus grand chose qui puisse arriver. Et puis, brutalement, un vide de sens se crée. [ ] Ceci est précisément le sentiment dHedda. Je crois, que cest un sentiment de vie dans la République fédérale allemande daujourdhui. Mais on nest pas obligé de parler des extrêmes. On peut également parler de ce qui se passe lorsquon grandit et quon perd ses idéaux et sa rage de jeunesse. Hedda est un personnage auquel je midentifie. Cest le personnage dans lequel je retrouve quelque chose de moimême »12. Le Constructeur Solness Si la problématique sest élargie de Nora à Hedda Gabler, de la question de la position de la femme au sein de la société, à celle de la situation dun être humain en général, Thomas Ostermeier approche toutefois ces deux drames sociaux à travers le même prisme, celui de lindividu. Mais dans le cas du Constructeur Solness, il change dangle de vue, sattaquant à un phénomène sociologique plus large, qui concerne une couche entière de la société actuelle, serait contre son intérêt à lui ». (« Katharina Schüttlers Hedda markiert den aktuellen Stand dessen, was man vor 20 bis 30 Jahren Emanzipation nannte: man macht sich nicht mehr angestrengt die selbstbestimmen Finger schmutzig, sondern angelt sich einen gutmütig langweiligen Mann, den man jederzeit um den Finger wickelt, und der ansonsten, weil verlässlich unterlegen, keinen Ärger macht ».) Dans la même logique, Christina Tilman écrit dans son article « Die Leiden der jungen H. », in Der Tagesspiegel, 28 octobre 2005 : « Auto détermination et émancipation ne sont plus les enjeux ici, Hedda fait toujours ce quelle veut : et pourtant, elle fait tout mal ». (« Selbstbestimmung, Emanzipation ist hier keine Frage mehr, Hedda tut immer nur, was sie will: und macht dennoch alles falsch ».) 11 Propos du metteur en scène dans Peter Michalzik, « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Weil jetzt der Mittelstand bedroht ist, setzen sich neue Kräfte frei, neue Überlebens- und Ausschlussstrategien ».) 12 Propos dOstermeier dans P. Laudenbach, « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Das Stück erzählt von einer Situation, in der man das Gefühl hat, im Establishment angekommen zu sein. Das monatliche Einkommen ist versichert, es kann einem nicht mehr viel passieren. Und dann tut sich auf einmal ein brutales Sinnvakuum auf. [ ] Das ist genau das Hedda-Gefühl. Ich glaube, dass das ein sehr bundesrepublikanisches Lebensgefühl ist. Man muss ja nicht unbedingt von Extremen reden, man kann auch davon sprechen, was passiert, wenn man erwachsen wird und sich von den Idealen und der Wut seiner Jugend verabschiedet hat. Hedda ist meine Identifikationsfigur. Das ist die Figur, in der ich etwas von mir erkenne ».) 240 Chapitre II LActualisation et la transposition la gentrification13, phénomène qui semble préoccuper Ostermeier depuis la fin des années quatre-vingt-dix où il en fit état, notamment dans sa conférence du 20 mai 1999 (Le Théâtre à lère de son accélération). Il explorerait par le biais du Constructeur Solness cette problématique, pour la première fois de façon approfondie. En sociologie, ce terme de gentrification désigne un mode de surprotection dune élite sociale et économique par son isolement dans certaines parties de la ville ; les quartiers à dominante populaire deviennent attractifs pour une couche de société plus aisée qui, les envahissant massivement, les transforme à son goût et selon ses besoins : « Ces territoires ont été pris naturellement entre les deux lames habituelles de lÉtat et de léconomie : la répression et la gentrification. Les maisons squattées ont été vidées, les espaces ouverts classés comme lieux dangereux et les forces de lordre renforcées par larrivée de nouveaux collègues privés, avec chiens fidèles et compétences particulières pour chasser toute personne déplaisante hors des stations de métro et des espaces ouverts. En revanche, les cadres dune nouvelle normalisation ont été proclamés et légitimés par trois fois : par lÉtat, par la nouvelle capitale et par les nouvelles conditions de lère de la globalisation et du capitalisme mondial. [ ] Ce côté répressif de la normalisation sopposait aux données cosmopolites, transparentes et multicolores de la gastronomie nouvellement à la mode dans la Mitte. Ceux qui étaient propres et ne se droguaient pas, sans miettes dans leur barbe, pouvaient y rester et inventer des idées stupides pour des flyers quelconques. Tout ce qui était empreint des nouvelles formes de vie approuvées et internationalement validées dans les reportages de Max et par une Europe Newsweek, devait être montré et pouvait être exploité »14. Thomas Ostermeier reprend à son compte textuellement cette analyse éloquente du processus de gentrification par le théoricien de la culture, Diedrich Diederichsen15. Ce 13 Le terme, que lon pourrait traduire comme embourgeoisement, fut introduit en 1963 par la sociologue britannique Ruth Glass, pour désigner lévolution au centre de Londres dans les années 1950 : la gentry, petite noblesse urbaine, a progressivement remplacé la population ouvrière de ce quartier central et en a réhabilité lhabitat. Le concept fut par la suite repris par de nombreux sociologues et élargi à lensemble des grandes villes euro-américaines. 14 Diedrich Diederichsen, Der lange Weg nach Mitte (der Sound und die Stadt), Cologne, Kiepenheur & Witsch, 1999. Cité par T. Ostermeier, in « Das Theater im Zeitalter seiner Beschleunigung » (« Le Théâtre à lère de son accélération »), op. cit.. (« Natürlich wurden diese Territorien in die übliche staatlich-ökonomische Doppelzange von Repression und Gentrifizierung genommen. Besetze Häuser wurden geräumt, öffentliche Plätze als gefährliche Orte eingestuft und die öffentlichen Ordnungskräfte und ihre neu hinzugekommenen privaten Kollegen mit treuen Hunden und besonderen Kompetenzen ausgestattet, so ziemlich jeden aus der UBahn und der Öffentlichkeit zu vertreiben, der ihnen nicht gefiel. Dafür wurden die Normen einer neuen Normalisierung in Anschlag gebracht, die sich gleich dreifach über neuen Staat, neue Hauptstadt und neue Verhältnisse im Zeitalter von Globalisierung und Weltkapitalismus legitimierten. [ ] Dieser repressiven Seite des Normalisierung stehen die kosmopolitisch, transparent und bunt getünchten Wände der neuen Gastronomie von Mitte gegenüber. Was sauber und drogenfrei blieb und keine Essensreste im Goatee hängen hatte, durfte hier bleiben und plietsche Ideen für Flyer entwickeln. Was immer von den erprobten und international geschätzten neuen Lebensformen auf der Ebene von Max-Berichterstattung und Newsweek-Europa tragfähig war, sollte sich zeigen und konnte verwertet werden ».) 15 Cette vision alarmante de la mutation dune grande ville culmine avec la description suivante : « Les chiens et leurs maîtres, depuis toujours une composante importante de Berlin, ont dominé la ville. Les grandes places et les nuds des grandes artères de la circulation donc tout ce qui donnait, par sa contingence ou leffet 241 Chapitre II LActualisation et la transposition phénomène était déjà directement abordé dans la représentation de Nora, que le metteur en scène avait choisi de situer dans la Mitte, un quartier berlinois représentatif par excellence de la gentrification : situé dans lancien secteur Est de la ville, il est devenu après la chute du Mur, le lieu de prédilection des artistes, bohèmes et autres couches marginales de la société, avant de se faire récupérer, quelques années plus tard, par la nouvelle bourgeoisie néolibérale, économiquement aisée16. Certes, le Constructeur Solness fut créé à Vienne et non à Berlin, mais ce processus inquiétant concerne toutes les grandes villes. La représentation se déroule dans lune des banlieues résidentielles et chic de la capitale autrichienne, telle que nous pouvons la voir dans le film Hundstage (Canicule) dUlrich Seidl, où se concentre lélite économique de la population : des pavillons particuliers nouvellement construits senchaînent à perte de vue, tous semblables avec leurs garages, jardins et piscines, habités par les mêmes familles décadentes, en mal de vivre, perdues, sans repères17. John Gabriel Borkman Dans le cas de John Gabriel Borkman, la question de linscription de la représentation dans le contexte social du moment savère plus délicate, même si, à première vue, elle semblerait aller de soi : monter lhistoire dun banquier déchu, en 2008, en pleine crise économique et financière mondiale, met la représentation clairement en phase avec son époque. Toutefois, même si cela semble difficile à croire, à plusieurs reprises Ostermeier dit ne pas être intéressé par laspect économique de la pièce mais par « le destin de cet homme, presquun personnage dartiste, qui a le rêve de tout recommencer à zéro encore une fois »18. Le dramaturge dOstermeier, Marius von Mayenburg, insiste sur ce point : du hasard, le sentiment des possibilités illimitées dune grande ville, a été placé sous surveillance spéciale ». Diedrich Diederichsen, ibid. (« Hunde und Hundeführer, immer schon wichtiger Bestandteil Berlins, übernahmen gänzlich die Stadt. Große Plätze und Knotenpunkte von Verkehrsadern also alles, was durch besondere Kontingenz und verschärfte Zufallserzeugung für das großstädtische Gefühl der unbegrenzten Möglichkeiten stand wurden unter spezielle Bewachung gestellt ».) 16 En France, on pourrait trouver léquivalent dans le quartier parisien du Marais, longtemps populaire, puis devenu progressivement le lieu de résidence de classes économiquement riches. 17 Dans le chapitre « Spatialisation sociale », nous reviendrons plus amplement sur les liens entre ce film et la mise en scène dOstermeier, lequel fait de Solness larchitecte même, le créateur de ce monde artificiel. 18 Propos du metteur en scène dans lentretien avec Stefan Kirschner, « Von der skandalösen Aktualität des 19. Jahrhunderts », in Die Welt, 5 janvier 2009. (« Das Schicksal dieses Mannes, der fast eine Künstlerfigur darstellt, der den Traum hat, noch mal von vorn anzufangen ».) 242 Chapitre II LActualisation et la transposition « Une lecture contemporaine est facile, évidente, dautant plus dans le contexte de la crise bancaire actuelle. En ce moment, de nombreux Borkman marchent dans tous les sens. Mais la pièce va au-delà. De grands sujets sont abordés : il y est question damour, de trahison, de vengeance et de mort. Une question est présente en filigrane : peut-on changer sa vie ? À quel moment est-il trop tard ? »19. Cette volonté de ne pas imposer au premier plan de la lecture de la pièce un cadre sociopolitique donné, de renoncer à la spatialisation sociale de la mise en scène, nempêche pas Ostermeier de glisser dans la représentation quelques renvois directs et des commentaires sur la crise économique sévissant dans le monde actuel, comme lallusion explicite faite par Josef Bierbichler au deuxième acte, au cas dAdolf Merckle, richissime magnat allemand qui sest suicidé à cause de ses dettes en janvier 2009 nous y reviendrons. 1.3. Thématiques majeures 1.3.1. Lexclusion sociale Si des quatre pièces dIbsen dont nous traitons ici, Nora semble de prime abord et dun point de vue dramaturgique, avoir une visée sociale plus évidente, à savoir lémancipation et la libération de la femme, elle aborde comme les trois autres une thématique quOstermeier semble explorer systématiquement à travers ses choix de répertoire en général, celle de lexclusion de lindividu par la société. « Ce qui est passionnant chez Ibsen, cest que lexclusion sociale, quil connaît de par sa propre biographie, est constamment présente », dit-il dans un entretien avec Barbara Engelhardt20. Dans la Maison de poupée il y a dabord et avant tout lexclusion dont souffre Nora en tant que femme, dans une société dominée par les hommes, lesquels ne la traiteront jamais en égale, mais aussi celle que doit affronter Madame Linde, sans famille ni ressources ; on rencontre également le cas de lavocat Krogstad, qui sest trouvé en marge de la société suite à une falsification de signature, ou encore celui du Docteur Rank qui nappartient déjà plus au monde des vivants, qui se sent déjà rejeté hors de leur compagnie en raison de sa maladie. Dans Hedda Gabler, là aussi à nouveau, lhéroïne tâche tout au long de la pièce de se libérer 19 Propos de Marius von Mayenburg recueillis par Raymond Paulet, dans un entretien qui figure dans le programme du spectacle pour les représentations au Théâtre National de Bretagne. 243 Chapitre II LActualisation et la transposition de sa condition féminine, de la dépasser et dintégrer le monde des hommes ; Ejlert Lövborg, quant à lui, doit faire face à la position en marge de la société dans laquelle la précipité son alcoolisme. À cause de leurs sentiments de culpabilité, Halvard et Aline Solness se refusent laccès aux joies de la vie terrestre, tandis que Ragnar Brovik souffre de ne pas pouvoir intégrer le marché de la construction où y faire ses propres armes. Dans John Gabriel Borkman, la logique de lexclusion se trouve dune certaine manière inversée par rapport aux trois autres pièces où les personnages, en souffrant, tentent de se réinsérer au sein de la société ; là, seule Gunhild est dans cette position marginale contre son gré. Si pour Ella Rentheim, lexclusion sociale est volontaire et assumée, dans le cas de Borkman, de plus, elle se matérialise en sauto-séquestrant à létage de sa maison, après un séjour en prison. Dans les quatre pièces, Ibsen développe donc ce thème sous plusieurs formes et offre par là à Ostermeier un énorme espace à explorer pour dépeindre cette problématique de lexclusion, lui permettant de rapprocher ainsi ces mises en scènes de ses spectacles antérieurs. 1.3.2. Le conflit de générations Si la première problématique, lexclusion sociale, inscrit ces spectacles dans un questionnement propre au répertoire dOstermeier, une deuxième nourrit les représentations, qui est liée plutôt au contexte plus large du théâtre allemand contemporain : celle du conflit générationnel. La représentation où elle est la plus manifeste est sans doute Le Constructeur Solness. En effet, le clash générationnel est lun des sujets principaux de ce drame dIbsen, qui le dépeint dans le milieu professionnel (trois générations darchitectes : Knut Brovik Halvard Solness Ragnar Brovik) et sur un plan humain (le rapport entre Solness et Hilde, notamment). Mais, au-delà des considérations dramaturgiques, cette problématique est présente dans le spectacle en raison du contexte de sa création et de lhistoire récente du théâtre germanophone. Les rênes des institutions majeures, notamment à lOuest, étaient restées pendant des décennies entre les mains des metteurs en scène nés dans les années vingt et trente (Peter Zadek, Peter Stein, etc.), qui les gardèrent fermement, excluant toute une génération21. Ce nest que dans les années quatre-vingt-dix, en partie grâce à lambiance de 20 Propos du metteur en scène dans « Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, entretien avec Thomas Ostermeier par Barbara Engelhardt, paru dans OutreScène, n° 2, « Ibsen », op. cit., p. 45. 21 Il peut être intéressant de rapporter ici la remarque de Jan Kott dans son essai « Der Freud des Nordens Ibsen neu gelesen », (« Ibsen, une relecture », op. cit.), sur le fait quil y a plus quune génération qui sépare Solness et Hilde, au regard des évolutions fulgurantes dans la mentalité de la société suédoise de lépoque : « ce 244 Chapitre II LActualisation et la transposition renouveau général qui régnait à cette époque sur toute lAllemagne, quune nouvelle génération dhommes et de femmes de théâtre put faire son entrée sur scène, Thomas Ostermeier en tête. Doù le fait que lesthétique, lidéologie et le parcours professionnel du nouveau directeur de la Schaubühne relèvent dun phénomène emblématique du paysage théâtral allemand à ce tournant du millénaire. « Je me demande si ce nest pas une situation propre à Berlin-Ouest. Les pères étaient dans une sorte de serre, un jardin artificiel qui a disparu de lui-même quand le mur sest effondré, en 1989 même si les choses sétaient déjà épuisées avant 89 »22. Après avoir été confronté à cette génération des pères par sa nomination à la tête de lancien théâtre de Peter Stein, et après la création de Nora (précédée de celle de La Mort de Danton de Georg Büchner), où il se mesure pour la première fois au répertoire classique, le metteur en scène a affronté un autre lourd héritage à travers la création du Constructeur Solness. Car la représentation fut créée au Burgtheater de Vienne, une institution dune part chargée dhistoire, liée, dans un passé récent notamment, à une figure incontournable de cette génération des pères, Claus Peymann23 (qui la dirigea de 1986 à 1999), et dautre part, plus encore que la Schaubühne, un lieu privilégié des grandes représentations ibséniennes : la dernière avant le Solness dOstermeier ayant été Rosmersholm en 2002, dans la mise en scène de Peter Zadek (autre père ), avec pour protagoniste Gert Voss (né en 1941), lequel sera le Solness dOstermeier24 ! De plus, lédition 2004 des Wiener Festwochen comptait à son programme une autre représentation ibsénienne, Peer Gynt, mise en scène, là encore, justement, par Peter Zadek. Le thème du conflit générationnel se lit donc ici à deux niveaux : lun dramaturgique et lautre plus largement théâtral, comme le rapportèrent certains critiques : sont deux générations qui se rencontrent [en ces deux personnages], grand-père et petite-fille ». Doù un parallèle possible avec la situation des metteurs en scène allemands de cette fin du vingtième siècle : on pourrait savancer à parler de rapports de grands-pères à petits-fils, plutôt que de pères à fils 22 Dit à ce propos Jean Jourdheuil dans « Thomas Ostermeier, scène de générations. Conversation entre Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil », op. cit., p. 25. Pour appuyer cette place particulière que tient Ostermeier dans le théâtre allemand contemporain, Jourdheuil ajoute que « lépoque et ce quelle véhicule posent sur lui une surdétermination : il doit se présenter comme le messie du théâtre de laprès 1989, du théâtre de lannée zéro, du théâtre sans communisme ». Propos tenu le 13 novembre 2009 à lINHA, lors du séminaire des doctorants de léquipe daccueil HAR (Histoire des Arts et des Représentations), séance consacrée au théâtre berlinois avant et après la chute du mur en 1989. 23 Sur le conflit entre Ostermeier et Peymann, voir le chapitre « Conflit de générations ». 24 À linstar de Gert Voss, la plupart des comédiens dans cette représentation sont des figures marquantes de toute une génération du théâtre germanophone : Kirsten Dene, Branko Samarowski, Urs Hefti 245 Chapitre II LActualisation et la transposition « Le drame dIbsen est raconté selon le point de vue dun vieil homme qui refuse de laisser la jeunesse prendre le relais. Qui veut bâtir tout seul. Donc la situation même qua trouvée Thomas Ostermeier lorsquil rencontra ses premiers succès à la Baracke. Lorsque les Zadek et Peymann se considéraient toujours et encore comme les jeunes du théâtre et quils voulaient bâtir seuls »25. 1.3.3. La relation spéculaire ou leffet de miroir Le troisième principe à laune duquel sont examinées ici ces quatre mises en scène ibséniennes, leffet de miroir, est lié au contexte de la période historique de la Schaubühne où Peter Stein était à la direction. Le travail dOstermeier sur la dramaturgie dIbsen pourrait en effet être perçu en continuité de cette collaboration caractéristique de Stein avec lécrivain Botho Strauß dans les années soixante-dix et quatre-vingt, qui visait à instaurer une relation spéculaire entre la scène et la salle. Cette même relation spéculaire, Ostermeier la recherche notamment à travers une transposition très précise du cadre social et géographique de la pièce à celui de son public. Et le spectacle qui participe le plus de cette démarche serait, à notre sens, Hedda Gabler. Là en effet, la mise en scène choisit sans équivoque de faire se dérouler la pièce dans le quartier berlinois de la Charlottenburg, partie de la ville où se trouve la Schaubühne am Lehniner Platz et une bonne partie de son public. Les spectateurs se retrouvent donc peu ou prou dans les personnages représentés sur scène. Naturellement, dans une certaine mesure, ce principe de spatialisation sociale se retrouve dans dautres spectacles dOstermeier, mais il est nettement plus prononcé dans ses mises en scène dIbsen, du fait que les pièces traitent de la nouvelle bourgeoisie, une couche sociale majoritaire dans le public des théâtres berlinois. Seule la représentation de John Gabriel Borkman sort du lot, car là, point de localisation géographique et sociale clairement identifiable, et si effet de miroir il y a, cela tiendrait plutôt au rapprochement possible entre la problématique de la pièce et le contexte général dans lequel elle est montée, soit la crise économique mondiale de 2008. 25 « Lorsque les pages culture des quotidiens se posaient sans cesse la question de savoir si les jeunes nétaient pas par hasard en train de vouloir destituer les anciens. Non, plutôt non, ça marche aussi comme ça, fut la réponse. Cela marchait effectivement ainsi », écrit Karin Cerny dans son article « Konversation zwischen zwei Ideen », in Berliner Zeitung, 12 juin 2004. (« Ibsens Drama erzählt aus der Perspektive eines alten Mannes, der versäumt hat, die Jugend hochkommen zu lassen. Der nur alleine bauen wollte. Also genau jene Situation, die Regisseur Thomas Ostermeier vorgefunden hat, als er an der Baracke seine ersten Erfolge einfuhr. Als die Zadeks und Peymanns sich nach wie vor für die Jugend des Theaters hielten und alleine "bauen" wollten. Als das Feuilleton nicht müde wurde zu fragen, ob die Jungen die Alten denn nicht stürzen wollten. Nee, lieber nicht, geht doch auch so, war die Antwort. Ging ja auch wirklich so ».) 246 Chapitre II LActualisation et la transposition 2. Traduction et travail dramaturgique Monter des pièces écrites il y a un siècle et demi, pour traiter certains problèmes de notre société présente, suppose avant tout de se positionner face à lépineuse question de lactualisation, laquelle pose trois enjeux majeurs. Le premier est de parvenir à faire face à la difficulté de trouver des analogies crédibles, subtiles et sensées, entre les faits relatés dans une pièce du passé et leur représentation actuelle, entre les situations, les objets, les costumes, etc., tout un univers visuel et sonore et sa matérialisation ; le deuxième déviter de porter par là un regard réducteur sur notre société, qui mènerait à un double aplatissement et de la pièce et de la réalité actuelle ; le troisième de ne pas faire dire à un auteur classique ce que lon veut, en lui faisant tenir certains propos, en lui prêtant des intentions cest-à-dire en se servant de son uvre, parfois à son détriment. Si le problème de la légitimité de ce genre dentreprise ne se pose pas ou plus (ce sont « les regardeurs qui font les tableaux » et les lecteurs qui font les livres, affirmaient respectivement Marcel Duchamp et Edmond Jabès), la force, la pertinence, la justesse et laudace de cette actualisation par un metteur en scène seront évaluées et jugées avec attention, voire remises en cause. Nous étudierons dans un premier temps le traitement du texte, avant daborder plus tard les questions liées à celui de la scène, ces deux versants de la création théâtrale étant intrinsèquement liés et se conditionnant réciproquement. Connaître lélaboration textuelle dune création en éclaire tout aussi bien les principes dactualisation ou de transposition scénique, que les enjeux de linterprétation et de la direction dacteurs. 2.1. Actualisations linguistiques et scénique avec les traducteurs et les dramaturges Thomas Ostermeier commanda les versions allemandes de ses trois premières mises en scène ibséniennes (Nora, Hedda Gabler et Le Constructeur Solness) à Hinrich SchmidtHenkel26. Il ne sagissait pas là de leur première collaboration : Ostermeier avait déjà sollicité 26 Né en 1959, cette figure de proue de la traduction allemande contemporaine traduit du norvégien, de litalien et du français (notamment les uvres de Michel Houellebecq ou Yasmina Reza). 247 Chapitre II LActualisation et la transposition Schmidt-Henkel pour les traductions de deux pièces de Jon Fosse et dune de Lars Nóren, quil avait montées auparavant27. « Mon but avec ces nouvelles traductions [écrit Schmidt-Henkel] est dépurer le texte avec beaucoup de précautions, et en même temps, de rester au plus près de lui, de manière à faire ressortir les rapports intimes quentretiennent entre eux les personnages, sans pour autant les mettre en évidence avec platitude ; à sa façon, Ibsen a fait la même chose, avec la langue de son époque. En général, je cherche un parler sobre, atemporel et clair au maximum. Jestime que cela est faisable et que lon peut rester ainsi très près de loriginal dIbsen »28. Et le traducteur dajouter, presque comme une revendication : « Avant tout, mes traductions ne doivent être ni des actualisations, ni des adaptations »29. Cette dernière collaboration avec Schmidt-Henkel provoqua une rupture chez Ostermeier dans son traitement des pièces ibséniennes ; il demandera ensuite directement à son collaborateur dramaturgique, lauteur Marius von Mayenburg, de réaliser une nouvelle traduction pour sa mise en scène de la quatrième pièce dIbsen quil montera, John Gabriel Borkman. Nora À lorigine de la mise en scène de Nora était un désir dOstermeier de parler dune couche spécifique de la société berlinoise daujourdhui. Comme à son habitude toutefois, le metteur en scène comptait puiser dans le répertoire contemporain mais, faute de trouver là une pièce qui réponde à ce vu, lui et son équipe se rendirent à lidée des dramaturges, Beate Heine et Maja Zade, de monter la Maison de poupée dIbsen, cest-à-dire dopter pour une 27 Jon Fosse, Le Nom, en 2000 à la Schaubühne, en coproduction avec les Salzburger Festspiele, The Girl on the Sofa, en 2002 à lEdinbourg International Festival, et Catégorie 3.1 de Lars Nóren, en 2000, à la Schaubühne. 28 Propos de Schmidt-Henkel dans la postface à la publication de ses traductions de Nora oder Ein Puppenhaus, Hedda Gabler, Baumeister Solness, John Gabriel Borkman, Berlin, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 2006, p. 476. (« Mein Ziel mit diesen Neuübersetzungen ist es, den Text behutsam zu entrümpeln und doch möglichst nah bei ihm zu bleiben, in einer Weise, die das innere Verhältnis der Figuren zueinander freilegt, ohne es platt herauszustellen, so, wie, es Ibsen, auf seine Weise, mit dem Zungenschlag seiner Zeit, auch gemacht hat. Insgesamt geht es mir um eine möglichst schlichte, möglichst zeitlose, möglichst klare Sprache. Ich behaupte, dass das machbar ist und man damit sehr dicht an Ibsens Original bleiben kann ».) 29 Ibid. (« Meine Übersetzungen sollen nämlich zweierlei nicht sein: weder Aktualisierung noch Bearbeitung ».) 248 Chapitre II LActualisation et la transposition pièce classique, que lon moderniserait notamment par une nouvelle traduction30 : « on a voulu décrire cet univers [dune couche spécifique de la société berlinoise daujourdhui]. La traduction quon avait commandée a été faite en fonction de cette approche »31, rapporte Heine. De ce fait, le travail nécessita une collaboration étroite entre le metteur en scène, les dramaturges, et le traducteur32. Ce dernier mit environ quatre mois pour achever sa traduction, puis travailla quatre semaines avec léquipe de la Schaubühne33. Les répétitions (six semaines environ) ne commencèrent quune fois arrêtée la version scénique du texte, lequel continua à évoluer, mais sans la présence du traducteur : les dialogues, mais aussi les situations décrites par le texte, subirent des transformations notoires au cours du travail sur le plateau cest ainsi que la syphilis du Docteur Rank se transforma en sida il sagissait de moderniser le langage tout en actualisant les événements et le contexte de la pièce. Toutefois, SchmidtHenkel remarque : « Le théâtre est libre ou du moins cest pratique courante de continuer à travailler un texte ou une traduction ; cest ainsi que jai pu entendre dans les représentations de mes traductions des drames dIbsen, rajoutés ici ou là, un cool, un hallucinant ou un trop fort. Cela ne me dérange pas de manière fondamentale, mais en fait, à chaque fois, je lai trouvé superflu. Pour ces spectacles, cela a pu être une décision juste, mais cela na pas sa place dans mes traductions, qui doivent fonctionner au-delà des différentes représentations. En effet, cela leur redonnerait un coup de vieux en un clin dil : aucune mode nest plus vite passée que celle du jour »34. 30 « Cétait une proposition des dramaturges. Il était difficile de trouver une pièce contemporaine qui décrive la situation à Berlin à présent. On a fait une nouvelle traduction avec une langue moderne ». Je me réfère ici à lentretien que jai eu avec Beate Heine, le 4 février 2005 à la Schaubühne de Berlin. 31 Ibid. 32 « Nous avons travaillé ensemble avec les deux traducteurs et on leur donnait souvent des propositions concrètes pour moderniser le texte ». Ibid. Notons que B. Heine parle ici de deux traducteurs ; cependant, la version finale de la traduction porte un seul nom : celui de Hinrich Schmidt-Henkel. Cest aussi uniquement ce nom qui figure dans le livret de la représentation, ainsi que dans les autres supports (le programme, laffiche etc.). 33 « Je crois que le traducteur a eu besoin de trois ou quatre mois en tout et nous avons travaillé avec lui pendant trois ou quatre semaines ». B. Heine, ibid. 34 Propos du traducteur dans la postface à Nora oder Ein Puppenhaus (op. cit., pp. 476 477), qui écrit également que : « dès le départ, jai pris mes distances par rapport à une actualisation linguistique des textes. Lorsquen été 2002, la Schaubühne am Lehniner Platz me chargea dune nouvelle traduction de Nora, le metteur en scène Thomas Ostermeier et les deux dramaturges, Maja Zade et Beate Heine, furent vite convaincus que ma participation au déplacement linguistique des personnages de cette représentation (yuppies habitant un loft à Berlin-Mitte) ne devait pas consister en lapplication dun jargon typique de lépoque et de lendroit, elle navait nul besoin précisément de cela ; je voulais plutôt leur fournir une version atemporelle, avec largument que le reste serait à la charge de la mise en scène, du jeu et du décor. Je voulais faire une traduction que lon puisse jouer aussi bien dans un costume de biedermeier que dans celui dun businessman ». (« Von einer sprachlichen Aktualisierung der Texte habe ich von Anfang an Abstand genommen. Als die Berliner Schaubühne am Lehniner Platz mich im Sommer 2002 mit der Neuübersetzung von Nora beauftragte, waren der Regisseur Thomas Ostermeier und die Dramaturginnen Maja Zade und Beate Heine rasch davon überzeugt, dass mein sprachlicher Anteil an der Verortung der Figuren dieser Inszenierung (Yuppies ein Loft in Berlin-Mitte) nicht in einem zeit- und szenetypischen Jargon bestehen sollte, ja, gar nicht darin zu bestehen brauchte; vielmehr wollte ich ihnen eine zeitlich nicht einzuordnende Fassung liefern, mit dem Argument, dass alles Übrige von Regie, Spiel und Bühne zu leisten sei. Ich wollte eine Übersetzung, die sowohl im Biedermeierkostüm als auch 249 Chapitre II LActualisation et la transposition Les différentes couches de langage qui sajoutent au texte initial, depuis la traduction jusquaux répétitions, fonctionnent comme un véritable palimpseste (il en va ainsi dans ce genre de démarches artistiques dappropriation dun texte), palimpseste que nous avons eu lopportunité détudier à travers la traduction publiée dans le programme35, et surtout grâce, dune part au texte scénique que nous a procuré Beate Heine, qui servit de base pour les répétitions, et de lautre, à la version finale de la représentation36. Cest un lieu commun pour le théâtre, de nos jours, que de dire que chaque génération a besoin de sa traduction des textes écrits dans une langue étrangère. La commande dOstermeier à Schmidt-Henkel sinscrit dans cette logique. Cest pourquoi le langage précis, tranchant, libre et en même temps respectueux des particularités ibséniennes (comme par exemple ses dialogues allusifs, voire opaques) de cette traduction, est en parfait accord avec la mise en scène37. Il sopèrerait ainsi une sorte dosmose entre la traduction, la mise en scène et le jeu des comédiens, jusquà la représentation. Schmidt-Henkel donne un exemple éclairant de ces variations subies par le texte pendant la traduction puis au cours des répétitions, de la manière dont ont évolué les dialogues : « Parfois, le chemin, ou plus exactement le détour, nous amena dune réduction par trop radicale à une autre qui pouvait sembler plus légitime. Ainsi, par exemple, lorsque Nora dit à son mari et à ce moment, on sent et on perçoit déjà bien leurs conflits, elle nest plus uniquement un petit oiseau gâté - : Mon cher Torvald, jaimerais te le demander de tout mon cur, ma première solution, avait été, à titre expérimental : Torvald, sil te plaît. Reconnaissons que là, ça réduisait trop. Maintenant, cest devenu : Sil te plaît, Torvald. Sil te plaît ! et par là, la comédienne peut demander, mendier, implorer ou même, si elle le im Business-Anzug spielbar ist. [ ] Natürlich steht es Theatern frei zumindest ist das geläufige Praxis -, jeden Text und also jeden Übersetzung noch weiter zu bearbeiten, und so habe ich in meinen Ibsen-Übersetzungen auf der Bühne das eine oder andere hinzugefügte cool, krass oder geil gehört. Mich stört das nicht fundamental, aber ich fand es eigentlich jedes Mal überflüssig. Für diese Inszenierungen mag das die richtige Entscheidung gewesen sein, in meine Übersetzungen, die über eine einzelne Produktion hinausgehen sollen, gehört es nicht. Übrigens würde es sie wieder im Nu altern lassen nichts ist schneller gestrig als der Mode-Ton von heute ».) 35 Quatre ans plus tard, elle sera également publiée sous forme de livre, avec dautres drames dIbsen traduits par Hinrich Schmidt-Henkel (Nora oder Ein Puppenhaus, Hedda Gabler, Baumeister Solness, John Gabriel Borkman, op. cit.). 36 Principalement dans la version filmée du spectacle, plutôt quà partir de notre captation sauvage et de notre seul mémoire du spectacle que nous avons vu maintes fois et sur des scènes différentes. 37 Ce qui ressort à la confrontation que nous avons faite de la traduction de Schmidt-Henkel à dautres, en allemand, en français ou en tchèque, qui paraissent nettement moins propices au traitement de la pièce par Ostermeier. En allemand, la traduction de Richard Linder (Berlin, Reclam, 2004). En français, celles de Terje Sinding (in Les douze dernières pièces, Paris, Imprimerie Nationale Editions, 1990), de Marc Auchet (Paris, Librairie Générale Française, 1990) et de Régis Boyer (Paris, Flammarion, 1994). En tchèque, celles de Karel Kraus et Jan Rak (Prague, Éditions dÉtat de belles lettres, musique et art, 1958) et de Frantisek Fröhlich (Prague, Institut du théâtre, 2006). 250 Chapitre II LActualisation et la transposition veut, menacer. Toutefois, des condensations de cette importance restent des cas exceptionnels »38. Dans la version scénique finale, Anne Tismer, la Nora dOstermeier, répète ce « sil te plaît » plus dune fois, avec, à chaque reprise, une autre intonation, passant ainsi par tous les stades évoqués par le traducteur : après avoir demandé, elle mendie, quémande, implore, jusquà, enfin, laisser percer dans sa voix un soupçon de menace. Curieusement, aucun critique némit de jugement au sujet de cette nouvelle traduction de Nora, à lexception de Michael Merschmeier qui écrivit dans son article du Theater heute : « Trop de détails dans cette mise en scène ne collent pas ensemble [...]. Le ton ponctuel du langage quotidien (nouvelle traduction de Hinrich SchmidtHenkel) est juste. Mais ce qui est dit est faux. [...] Le chic accumulé tout autour rend toutes les thèses, et avant 39 tout le conflit fondamental de la pièce, non crédibles » . Hedda Gabler Les versions dHedda Gabler et de Nora par Ostermeier constituent à plus dun titre un diptyque ; toutes deux soulèvent une problématique voisine, présentent de nombreux points communs dans le traitement de leur mise en scène, et sont le fruit dune même équipe : mêmes acteurs (pour la plupart), scénographe et traducteur ; seul le dramaturge change : pour Hedda, ce fut Marius von Mayenburg. La collaboration étroite dOstermeier avec ce dernier montra de façon éclairante que, pour le metteur en scène, un des points nodaux de cette création était le texte scénique, lequel porte de façon très prononcée, la marque de ce dramaturge auteur. Engagé, dès larrivée dOstermeier à la direction de la Schaubühne, en tant que Hausautor (auteur maison) de ce théâtre, Mayenburg y a vu la création de la dizaine de pièces 38 Propos du traducteur dans la postface à Nora oder Ein Puppenhaus , op. cit., pp. 478 479. (« Wieder andere Male ging der Weg oder besser: Umweg über eine letztlich doch zu radikale Verknappung zu einer, die vielleicht gerade noch legitim ist. So zum Beispiel, wenn Nora zu ihrem Mann sagt da sind die Konflikte zwischen ihnen schon spürbar und sichtbar, sie ist nicht mehr nur das verwöhnte Vögelchen : Mein lieber Torvald, ich möchte dich so sehr von Herzen darum bitten. Meine erste Lösung lautete versuchsweise: Torvald, bitte. Leicht zu erkennen, dass das zu weit geht. Jetzt heißt es Bitte, Torvald. Bitte! und damit kann eine Schauspielerin bitten, betteln, flehen, aber auch, wenn sie will, drohen. Verdichtungen dieses Ausmaßes sind allerdings Einzelfälle ».) 39 Michael Merschmeier, « Mama oder Prada ? », in Theater heute, janvier 2003. (« Zu viele Details passen in dieser Inszenierung nicht mehr zueinander [...]. Der alltagssprachlich genaue Ton (Neu-Übersetzung von Hinrich Schmidt-Henkel) stimmt. Aber was gesagt wird, stimmt nicht. [...] Der angehäufte Chic drumherum macht all diese Behauptungen und vor allem den Grundkonflikt des Stücks unglaubwürdig ».) 251 Chapitre II LActualisation et la transposition quil a écrites jusquà ce jour40, rappelons-le. Ostermeier a monté trois de ses pièces : dabord, au Deutsches Schauspielhaus de Hambourg, le Visage de feu, en 1999, ensuite les Parasites, en 2000 (les deux spectacles furent par la suite présentés à la Schaubühne de Berlin), puis Eldorado en 2004, à la Schaubühne. Autrement dit, après avoir travaillé par deux fois, pour Nora et Le Constructeur Solness, avec des équipes dramaturgiques de production traditionnelles, Ostermeier a ressenti le besoin davoir à ses côtés un vrai écrivain, porteur dun univers littéraire singulier, au langage théâtral et scénique personnel, pour apporter un plus à sa version scénique41. Mayenburg, décrivant leur collaboration, souligne la liberté dintervention durant les répétitions que lui octroie Ostermeier : « Thomas me laisse complètement libre de diriger directement ou de signaler aux acteurs des intentions, des directions. [...] Cela peut être sur plusieurs niveaux différents : sur le texte proprement dit, sur le sens dun texte ou sur un mouvement sur le plateau ou sur une direction dans lentrée ou la sortie dun acteur »42. Il y a une particularité du langage ibsénien, et notamment dans Hedda Gabler, qui consiste en une langue compliquée, car évoluant sur plusieurs niveaux, un langage tantôt véhiculaire, tantôt descriptif, caractérisant les personnages, tantôt allusif ou fragmentaire, etc.43. Ayant étudié ce texte à laune de sa version scénique, laquelle nous avons pu nous procurer directement à la Schaubühne, nous avons pu constater que, comme dans le cas de Nora, le texte de la représentation se lit comme un palimpseste de la version originale, mais quil ne recouvre pas complètement pour autant, et qui la traduirait plutôt pour un public contemporain44. Les actualisations nont aucunement pour but de modifier, simplifier ou rajouter quelque chose au propos dIbsen, elles visent à le rendre plus clair pour notre époque, et par là même, plus brûlant, plus pénétrant. « Je respecte le texte, mais mon but nest pas de 40 À deux exceptions près : Visage de feu, qui fut créé en 1998 par Jan Bosse dans le cadre des Wiener Festwochen, et Haarmann, sa toute première pièce, créée par Michael Talke en 2001 au Schauspielhaus de Hanovre. 41 « Ce nest pas facile pour lui parce que nous tous, les acteurs et moi-même, voulons toujours quil soit présent à la Schaubühne, pour lavoir dans les répétitions, et cest ainsi quil ne peut pas écrire ». Propos du metteur en scène dans Radio Libre, op. cit. 42 Propos de Marius von Mayenburg, ibid. 43 Cest ainsi que le qualifie Michel Vittoz dans « Mettre en scène au tournant du siècle », table ronde du 11 décembre 1998 au Théâtre National de la Colline à Paris, op. cit., pp. 229-230. 44 Comme dans le cas Nora, nous avons pu apprécier les qualités de la traduction dHinrich SchmidtHenkel en la comparant avec plusieurs autres. En allemand, celle de Christel Hildebradt, (Stuttgart, Reclam, 2001). En français, celles de P.-G. La Chesnais (in uvres complètes, Paris, Librairie Plon, 1930 1945), de Michel Vittoz (Paris, Édition Papiers, 1987), de Terje Sinding (Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1990), de François Regnault (Paris, Éditions Théâtrales, 2000) et de Pierre Bertrand (Paris, La Pochothèque, 2005). En 252 Chapitre II LActualisation et la transposition faire entendre de la littérature », a coutume de dire Ostermeier45. Au sujet de cette version, il explique quil sagit dune tentative de « travailler avec une langue extrêmement réduite »46, et confie également : « nous nous sommes laissés guider par un souhait dIbsen : Je veux que les gens parlent comme dans la vie normale. Je ne veux pas que cela sonne comme au théâtre »47. Cette formule qui sonne comme un manifeste linguistique du naturalisme, Schmidt-Henkel la reprend à son compte, mais pour gagner en clarté, à travers une réduction linguistique qui servirait le but dIbsen : « Les membres dun cercle de respectables spécialistes dIbsen norvégiens qui tiennent chaque mot du dramaturge pour sacré, comme il se doit à leur position, ont bien froncé les sourcils, lorsque jannonçai mon intention de couper dans Hedda Gabler tous les oui, non, ah, mon dieu, eh oui, si, vois-tu, etc., au début des phrases comme une expérience, pour les réintroduire par la suite là où ils paraissaient vraiment indispensables. Naturellement, toutes ces sinuosités de la conversation bourgeoise ibsénienne servent à masquer lessentiel, ce qui est également typique de nos dialogues daujourdhui, et à voiler ce quil y a de refoulé dans cette société. Dun autre côté, lon constate avec étonnement que même sans elles, le texte fonctionne de la même manière et quil gagne ainsi en netteté et en clarté et cela sert, à mon avis, ces constellations souterraines pointues, intrigantes, suicidaires et meurtrières, telles que les met en scène Ibsen »48. Le résultat en est un texte scénique assez condensé, voire laconique, porté par un langage quotidien plus proche ainsi de la langue des pièces de Mayenburg, le dramaturge. Ces changements ne seraient pas dus uniquement à la traduction, mais également au travail scénique de léquipe laquelle aurait poussé cette réduction encore plus loin, comme en témoigne Franz Wille dans Theater heute : tchèque, celles de Jan Rak (Prague, Éditions dÉtat de belles lettres, musique et art, 1959) et de Frantisek Fröhlich (Prague, Dilia, 1981). 45 Dans Sylvie Chalaye, Thomas Ostermeier, op. cit., p. 49. 46 Propos de T. Ostermeier dans Peter Michalzik, « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Es geht um den Versuch, mit einer extrem reduzierten Sprache zu arbeiten ».) 47 Propos du metteur en scène dans Reinhard Wengierek et Matthias Heine, « Wir haben alle Angst vor dem Absturz », in Berliner Morgenpost, 23 mai 2005. (« Ein Ausspruch Ibsens war immer maßgebend für uns: "Ich möchte, daß die Leute so reden wie im normalen Leben. Ich möchte nicht, dass das nach Theater klingt" ».) 48 Propos du traducteur dans la postface à Nora oder Ein Puppenhaus , op. cit., pp. 478. (« Ein Kreis von respektablen norwegischen Ibsen-Fachleuten, die jedes seiner Worte heilig halten, wie es ihres Amtes ist, runzelte deutlich die Stirnen, als ich berichtete, dass ich in Hedda Gabler als Experiment sämtliche Ja, Nein, Ach, Lieber Gott, Nun ja, Doch, Weißt du etc. pp. an den Anfängen der Repliken gestrichen habe als Experiment, um sie dann dort wieder einzusetzen, wo sie wirklich nötig erschienen. Natürlich dienen auch diese wie andere Gewundenheiten von Ibsens Bürgerkonversation dazu, das Eigentliche zu verschleiern, wie es ja auch für heutige Dialoge typisch ist, und sorgen dafür, die Verwerfungen dieser Gesellschaft zu bemänteln. Auf der anderen Seite stellt man verwundert fest, wie auch ohne sie der Text in derselben Weise funktioniert, wie insgesamt eine größere Schärfe und Klarheit entsteht und das, so meine ich, entspricht und dient diesen untergründig scharfen, intriganten, selbstmörderischen und mörderischen Konstellationen, die Ibsen auf die Bühne bringt ».) 253 Chapitre II LActualisation et la transposition « Comment ces gens parlent-ils ? La troupe et la mise en scène (le dramaturge est lauteur dramatique Marius von Mayenburg) ont, lors des répétitions, libéré la traduction tout à fait convaincante de Hinrich Schmidt-Henkel et qui utilise un parler contemporain, de ce qui y restait de poétique ; ils lont rendue, dans les moments décisifs, plus laconique et pleine dexcitation. Ici, Hedda ne danse pas jusquà ce quelle soit fatiguée, elle en a tout simplement marre de ces longues nuits ; elle expédie la tante Julie importune avec un ok austère ; Madame Elvsted nest plus dramatiquement désespérée mais, plus logiquement, tout à fait à bout ; sans tenir compte dautres actualisations rares et précises »49. Le Constructeur Solness Pour cette création au Burgtheater de Vienne, Ostermeier fit appel à deux de ses collaborateurs précédents : le traducteur Schmidt-Henkel et le scénographe Jan Pappelbaum ; le reste de léquipe était viennois et il travailla avec le dramaturge en chef du Burgtheater de lépoque, Wolfgang Wiens. Le caractère générationnel du spectacle, que nous avons évoqué plus haut, se manifeste également dans cette collaboration, car, dramaturge, metteur en scène et traducteur, Wiens est un personnage de proue de la génération dhommes de théâtre germanophones précédente. Depuis les années soixante, son nom fut lié à un grand nombre dinstitutions théâtrales allemandes parmi les plus prestigieuses (Theater am Turm, puis le Schauspielhaus de Francfort, Thalia Theater et le Schauspielhaus de Hambourg, le Théâtre de Brême, celui de Cologne, etc.), dont la Schaubühne (où il signa notamment la mise en scène de la Chevauchée sur le Lac de Constance de Peter Handke en 197150), quil dirigea au tournant des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, période où il fut également un collaborateur régulier de Bob Wilson ; et entre 2000 et 2006, il occupa le poste du dramaturge en chef du Burgtheater de Vienne. Ostermeier rapporte que cest sur linitiative du comédien Gert Voss (Solness) quil fut invité à mettre en scène dans le grand théâtre viennois, mais que ce ne fut pas celui-ci qui choisit la pièce, ni même lui51 : cest Wiens qui serait à lorigine de ce choix. 49 Franz Wille, « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« Wie reden diese Leute? Ensemble und Regie (Dramaturg ist der Dramatiker Marius von Mayenburg) haben während der Proben an entscheidenden Stellen die ohnehin überzeugend schlanke und gegenwartssprachliche Übersetzung von Hinrich Schmidt-Henkel von ihren letzten poetischen Schlenkern befreit, ein paar Erregungsgrade tiefer gelegt und lakonisiert. Hier tanzt sich keine Hedda mehr müde, sie hat die langen Nachten einfach satt ; sie quittiert die penetrante Tante Julle mit einem knappen ok ; Frau Elvsted ist nicht mehr dramatisch verzweifelt, sondern verständlicherweise völlig am Ende. Von den sparsamen und passgenauen Vergegenwärtigungen ganz abgesehen ».) 50 Après que le metteur en scène Claus Peymann ait quitté la Schaubühne, au cours des répétitions de cette représentation. 51 Propos du metteur en scène tenu lors dune rencontre publique à lUniversité de Rennes 2, le 11 décembre 2008. 254 Chapitre II LActualisation et la transposition Nous avons comparé la traduction publiée dans le programme et le texte scénique final, avec dautres versions de cette pièce52 ; cette comparaison, ainsi que les propos de Schmidt-Henkel dans la postface du volume qui regroupe ses quatre traductions ibséniennes (propos largement repris ici), nous amène à penser que le travail du traducteur et de léquipe artistique sest déroulé là, comme dans les deux autres spectacles. Deux questions méritent toutefois dêtre relevées ici. Tout dabord, celle de la réduction linguistique de la pièce, évoquée précédemment par le metteur en scène et le traducteur, qui devint, dans le cas du Constructeur Solness, plus complexe quelle ne lavait été pour Nora ou Hedda Gabler. Car il fallait de plus résoudre la question des symboles dont la pièce regorge, une difficulté qui ne se posait pas tellement dans les deux autres étudiées précédemment. En effet, il semble quOstermeier et Schmidt-Henkel aient souhaité estomper, sinon effacer, de nombreux éléments ibséniens qui fonctionnent au niveau du symbolique, dans la pièce. Ainsi, dans leur version, nont-ils gardé que quelques rares références aux trolls et autres figures de la mythologie nordique, comme ils ont supprimé toute allusion au devoir « imprégné de morale piétiste puritaine »53 dAline Solness. Ensuite, celle de la réception de la traduction : le côté linguistique de la mise en scène du Constructeur Solness a nettement plus attiré lattention des critiques que pour Nora et Hedda Gabler où les journalistes sétaient contentés de relever le caractère « quotidien » ou « laconique »54 du texte. Pour la représentation viennoise, ils insistèrent davantage là-dessus, parlant du ton léger qui lui conféra un côté boulevard (un point qui passe évidemment aussi par les autres composantes de la mise en scène)55, et quils lient directement au fait que le metteur en scène et le traducteur auraient vidé la pièce de son contenu symbolique : « Dans la mise en scène de Thomas Ostermeier [ ], Le Constructeur Solness devient une pièce de conversation tragi-comique, qui raconte lhistoire dun vieil homme et dune 52 En allemand, celles de Peter Zadek et Gottfried Griefenhagen (Francfort, Fischer Verlag, 1983) et de Hans Egon Gerlach (Stuttgart, Reclam, 1966). En français, celles de Gilgert Sigaux (Paris, NRF, coll. Théâtre du Monde Entier, 1973), de Terje Sinding (in Les douze dernières pièces, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1994) et dEloi Recoing et Ruth Orthmann (Actes Sud Papiers, 1994). En tchèque, celles de Bozena Ehrmannova (Prague, Éditions dÉtat de belles lettres, musique et art, 1959) et de Frantisek Fröhlich (Prague, Dilia, 1982). 53 Jan Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit. 54 Cf. les extraits des critiques cités plus haut. 55 « Thomas Ostermeier est en passe de devenir un spécialiste dIbsen. Au passage, il lallège de quelques lourdes livres symboliques et le laisse se dérouler rapidement, dans la direction du boulevard. Cela aussi fonctionne », écrit Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », in Der Tagesspiegel, 12 juin 2004. (« Ostermeier entwickelt sich zum Ibsen-Spezialisten. Dabei erleichtert er den alten Norweger um ein paar schwere symbolische Pfunde, er lässt ihn schnell spielen, in Richtung Boulevard. Auch das funktioniert ».) 255 Chapitre II LActualisation et la transposition jeune femme comme un cauchemar, dans une traduction agréablement actuelle, qui ne suit pourtant pas des effets de mode (Hinrich Schmidt-Henkel) »56. John Gabriel Borkman Le travail sur le texte de John Gabriel Borkman se déroula dans une logique différente de celle des autres mises en scène ibséniennes dOstermeier. En effet, dans les trois spectacles précédents, celui-ci effectua relativement peu de coupes ou autres interventions dans le texte. Dans Nora, à part quelques changements mineurs et somme toute banals (par exemple lamalgame des personnages de la Bonne et de la Nourrice en la seule figure de Jeune fille au pair), le seul essentiel est celui de la fin, où Nora tue son mari au lieu de se contenter de le quitter ; cependant, cette intervention radicale seffectua au niveau visuel, sans modifications textuelles à proprement parler. Dans Hedda Gabler, les coupes furent là encore de peu dimportance, comme la suppression dun personnage secondaire (Tante Rina mourante) et la fin reste intouchée. Pour Le Constructeur Solness, toujours peu de coupes mais, à linstar de Nora, une modification radicale et significative de la fin : Solness ne meurt pas mais se réveille dun cauchemar où il a rêvé sa mort. Au contraire, dans John Gabriel Borkman, de nombreux changements et des coupes importantes furent apportées au texte, de sorte que lon serait en droit de parler ici dadaptation de la pièce. Lintervention la plus frappante est sûrement la suppression de la quasi totalité du quatrième (et dernier) acte de la pièce : à la fin de lacte trois (départ dErhard, après lequel les trois personnages principaux restent seuls), Ostermeier enchaîne de suite le dernier dialogue entre Borkman et Ella Rentheim qui clôt la pièce chez Ibsen, dialogue qui est lui aussi considérablement coupé et réduit à lessentiel. Ainsi, on nassiste pas à la scène en dehors de la maison où les deux surs, Gunhild Borkman et Ella Rentheim, essaient une dernière fois de retenir Erhard, ni au retour de Foldal qui brave la neige, ni encore et surtout au départ de Borkman et Ella à la montagne : contrairement à ce quIbsen a imaginé dans sa pièce, la fin du drame ne se déroule pas en pleine tempête sur les cimes enneigées, mais dans le salon de la maison. Ostermeier explique : 56 Critique du Wiener Zeitung, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de Vienne, www. burgtheater. at. (« Baumeister Solness wird in Thomas Ostermeiers [ ] Inszenierung zum tragikomischen Konversationsstück, das die Geschichte vom alten Mann und der jungen Frau in einer angenehm heutigen, aber nicht modisch klingenden Übersetzung (Hinrich Schmidt-Henkel) als Lebens-(Alp)-Traum erzählt ».) 256 Chapitre II LActualisation et la transposition « Nous avons eu limpression que les motifs de la pièce se répètent dans le quatrième acte. Et à mon avis, ils se répètent trop. On pourrait presque simaginer de jouer la pièce seulement jusquà la fin du troisième et de terminer la soirée là, avec les trois personnages dans le salon. Mais ce qui est intéressant dans le quatrième acte, est ce moment où Borkman commence à halluciner, cet écart entre la réalité et ce quil voit. Car jusque-là, il y a aussi un écart entre la réalité et la manière dont Borkman la perçoit : il attend des gens qui ne viennent pas, etc. La différence dans lacte quatre est que ce nest pas seulement quil voit la réalité autrement, mais quil voit autre chose que la réalité. Cest cela quon a voulu souligner en le gardant à lintérieur du salon : le fait que sa vision devient différente. Il croit quil est dehors, quil est à la montagne »57. Le travail effectué sur le texte éloigne donc John Gabriel Borkman des mises en scène ibséniennes précédentes. La représentation sapparente plutôt à dautres spectacles dOstermeier comme Woyzeck de Georg Büchner, Le songe dune nuit dété ou Hamlet de William Shakespeare, pièces qui firent lobjet dune adaptation textuelle importante, à laquelle prit part toute léquipe. Mayenburg58, traducteur et dramaturge de John Gabriel Borkman, parle dune parenté thématique entre cette mise en scène et le Hamlet dOstermeier : « Cet homme [John Gabriel Borkman] est obnubilé par le pouvoir, sans être un tyran comme Richard III, mais fondamentalement, il veut faire le bien. [Il] va pourtant sacrifier dautres personnes pour tenter datteindre son but. Comme il est dit dans Hamlet : quand un roi tombe, il entraîne tout son entourage. Pour nous, Borkman est un roi moderne et la pièce montre la catastrophe induite par la déchéance »59. Une autre raison qui place ce John Gabriel Borkman à part est le changement de traducteur. Malgré le succès indiscutable de leurs précédentes collaborations, Ostermeier cessa là sa collaboration avec Schmidt-Henkel et demanda à son dramaturge, Mayenburg, de faire la traduction du John Gabriel Borkman60 : 57 Propos du metteur en scène lors de la rencontre publique à lUniversité de Rennes 2. Marius von Mayenburg est le dramaturge quasi exclusif de Thomas Ostermeier. Ainsi a-t-il collaboré à la quasi totalité de ses mises en scène depuis Hedda Gabler (2005) : Le Deuil sied à Electre dE. ONeill, Le Songe dune nuit dété de W. Shakespeare et Le Produit de M. Ravenhill en 2006, Room Service de J. Murray et A. Boretz en 2007, La Ville de M. Crimp, La Coupe de M. Ravenhill, Hamlet de W. Shakespeare et John Gabriel Borkman dH. Ibsen en 2008. Seules exceptions à la règle : Le Mariage de Maria Braun de R. W. Fassbinder quOstermeier mit en scène en 2007 aux Münchner Kammerspiele et où il fit appel à Julie Lochte, une dramaturge munichoise, et La Chatte sur un toit brûlant de T. Williams, également en 2007 ; la première de cette représentation coïncidait à quelques jours près avec la création de la pièce Der Häßliche (Le Moche) de M. von Mayenburg par le metteur en scène B. Andrews, doù peut-être lindisponibilité du dramaturge pour le spectacle dOstermeier. 59 Dans lentretien publié dans le programme de John Gabriel Borkman au TNB, op. cit. 60 Nous avons déjà notifié en ouverture de cette partie que Schmidt-Henkel a écrit que ses traductions ne doivent être ni des actualisations, ni des adaptations. Or, les interventions effectuées dans le cas de John Gabriel Borkman sont tellement importantes, nous lavons dit, quil sagit quasiment plus dune adaptation que dune traduction. Ce serait là que résiderait la raison de cette rupture de leur collaboration, qui pourrait surprendre, étant donné que le traducteur avait dès 2006, cest-à-dire deux ans avant la création de John Gabriel Borkman, 58 257 Chapitre II LActualisation et la transposition « Normalement, on reçoit la traduction dHinrich Schmidt-Henkel et puis on la retravaille, on réécrit chaque phrase, pour aboutir à une langue beaucoup plus contemporaine. Cest également une question du rythme et du gestus de la langue. Cest pour cette raison que cette fois-ci [pour John Gabriel Borkman], Marius a décidé de traduire la pièce, car là peut déjà commencer la réécriture ; nous avons donc rassemblé ces deux phases en une seule. Marius faisait la traduction pendant que je travaillais, de mon côté, avec une autre plus ancienne. Nous avons chacun fait notre texte [scénique] et à la fin, avons confronté et comparé les deux versions »61. Mayenburg prit pour point de départ lune des premières traductions de la pièce en allemand par Sigurd Ibsen (le fils de lauteur), la remodela dans son propre langage, son propre idiome théâtral, et fit avec le metteur en scène et les comédiens, un travail dramaturgique de toilettage conséquent62. Léquipe fut à nouveau confrontée au même problème que pour Le Constructeur Solness, celui de la charge symbolique de la pièce et de son mode de représentation dans une version contemporaine. Et comme dans le cas de Solness, elle choisit de lalléger, en réduisant la langue à son strict minimum : « il y a un côté très symbolique, trop symbolique pour moi », dit Ostermeier63. Cependant, cette fois-ci, la gêne semble sappliquer surtout au texte, à la parole, et pas à la vision générale de la représentation, à en juger par les images clairement symboliques quil propose. Toutefois, si ce choix linguistique fut salué par la critique lors du spectacle viennois, il fut unanimement décrié par les journalistes berlinois, aux yeux desquels ces transformations et coupes changeaient fondamentalement le ton de la pièce. « Ostermeier et Mayenburg ont coupé toute la rhétorique féérique. Ils ont purgé la pièce de ses nombreuses métaphores liées au minerai. Les vents glaciaux et tranchants, hautement symboliques, qui ne cessent de souffler chez Ibsen, sont ici réduits à des conditions météorologiques normales. Parfois, le ton romantique de la pièce sen trouve renforcé. Chez Ibsen, Borkman ne sait pas à la fin si son cur a été mortellement serré par une main en fer ou en minerai. À Berlin, Bierbichler dit que quelque chose la saisi. Là, tout le monde pense naturellement au Roi des aulnes de Goethe » 64. publié la traduction de quatre pièces dIbsen (H. Schmidt-Henkel, Nora oder Ein Puppenhaus , op. cit ), où John Gabriel Borkman figure aux côtés de Nora, Hedda Gabler et Le Constructeur Solness. 61 Propos tenu à loccasion de lAtelier de la pensée au Théâtre de lOdéon, le 3 avril 2009. 62 Là encore, nous avons pu comparer le texte scénique à partir de la captation filmée, à différentes traductions. En allemand, celle de Hans Egon Gerlach (Stuttgart, Reclam, 1986). En français, celles de Maurice Prozor (Actes Sud Papiers, 1985) et de Terje Sinding (in Les douze dernières pièces, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1994). En tchèque, celles de Bretislav Mencak (Prague, Éditions dÉtat de belles lettres, musique et art, 1960) et de Frantisek Fröhlich (Prague, Institut du théâtre, 2006). 63 LAtelier de la pensée. 64 Matthias Heine, « Bei Ibsen wird mit Schuld-Verschreibungen gezockt », in Die Welt, 16 janvier 2009. (« Dabei haben Ostermeier und Mayenburg die ganze märchenhafte Rhetorik eher noch etwas gestutzt. Das Stück wurde von den allzu vielen Erzmetaphern entschlackt. Und die hochsymbolischen eisigen Winde, die dauernd wehen, sind auf ein Normalwettermaß reduziert. Manchmal verstärkt sich dadurch noch der romantische Ton. Bei Ibsen ist sich Borkman am Ende nicht sicher, ob eine "Eishand" oder "eine Hand aus Erz" tödlich nach 258 Chapitre II LActualisation et la transposition En général, la traduction de Mayenburg fut plutôt mal accueillie par la critique. La plupart des journalistes regrette dabord son caractère beaucoup trop explicite. Peter von Becker estime dans le Tagesspiegel que la traduction-adaptation de lauteur dramatique et dramaturge berlinois suggèrerait des allusions à lactualité « même au plus borné » et rapporte que « lors de la première à la Schaubühne de Berlin, elle récolta quelques rires décents »65. Katrin B. Müller écrit dans le Tageszeitung que von Mayenburg laisse « sonner chaque phrase du dialogue de manière tout à fait vraisemblable et contemporaine, mais ne laisse pas aux personnages le moindre non-dit »66. Le fait de prendre Mayenburg, son dramaturge, en place de Schmidt-Henkel pour la traduction, sajoute donc aux nombreuses autres données qui placent cette représentation un peu à part dans le travail dOstermeier et le font rompre avec sa lignée ibsénienne. Mais ce choix répond certainement autant à un besoin de continuité et dunité dans le travail en binôme, quà des questions dadaptation. « Quand Marius et moi essayons de trouver une vision dun texte classique, il ny a quune solution : celle dimaginer la pièce comme une pièce contemporaine »67. « Nous sommes [dit Mayenburg] dans un dialogue continu, depuis toutes ces années. Nous travaillons ensemble dans une relation très fluide, très spontanée. Dès la traduction ou ladaptation du texte, que jeffectue dans la plupart des cas, nous discutons des choix à opérer, des coupes possibles. [ ] Jassiste aux répétitions, je lui fais mes remarques »68. seinem Herz gegriffen habe. In Berlin sagt nun Bierbichler, etwas habe ihn "angefasst". Da denkt natürlich jeder an Goethes Erlkönig ».) 65 Peter von Becker, « Am Abgrund, einen Schritt weiter », in Der Tagesspiegel, 16 janvier 2009. (« auch dem Begriffsstutzigsten », « Sie erntet bei der Premiere an der Berliner Schaubühne dezente Lacher ».) 66 Katrin B. Müller, « Nebel des Grauens », in Die Tageszeitung, 15 janvier 2009. (« zwar jeden Dialogsatz ganz glaubhaft nach Gegenwart klingen lässt, den Figuren aber nicht den kleinsten Zipfel von mehr lässt, von Unausgesprochenem ».) La critique du Weltexpress ajoute quant à elle que « le mystique et le mythique, ainsi quun fait aussi marginal que lémotion, restent en dehors ». (Hinrike Gronewold, « Abgewirtschaftet John Gabriel Borkman in der Schaubühne », in Weltexpress, 20 janvier 2009 : « Mystik und Mythos sowie eine rührselige Randbegebenheit bleiben draußen ».) Enfin, Hans Peter Göpfert laisse pleinement résonner ses réserves par rapport à ce travail : « On nentre pas dans lactualité en installant dans la maison des Borkman un téléphone sans fil. Ni, en faisant lancer au fils de la maison, ballotté entre sa mère et sa tante, un lèche-moi le cul !. [ ] Thomas Ostermeier [ ] sest fait faire littéralement une mise à jour [update] du texte par son auteur-maison, Marius von Mayenburg ». (Peter Hans Göpfert, « Ostermeier nimmt Ibsen nicht allzu ernst », in Berliner Morgenpost, 15 janvier 2009 : « Und in der Gegenwart ist man noch lange nicht angekommen, wenn im Hause Borkmann ein schnurloses Telefon installiert wurde. Auch nicht, wenn der zwischen Mutter und Tante umkämpfte Sohn des Hauses ein Leck mich am Arsch ruft. [ ] Thomas Ostermeier [ ] hat sich das Stück extra von seinem Hausautor Marius von Mayenburg textlich updaten lassen ».) 67 Propos du metteur en scène dans un entretien quil ma accordé le 12 décembre 2008 au TNB. 68 Propos de M. von Mayenburg dans lentretien publié dans le programme de John Gabriel Borkman au TNB, op. cit. 259 Chapitre II LActualisation et la transposition 2.2. Changements de la fin Le changement de la fin des quatre pièces que nous étudions ici est un dénominateur commun suffisamment important pour mériter un traitement à part dans le chapitre de lactualisation. Certes, on peut observer ce genre dintervention dans dautres mises en scène dOstermeier, mais il se limite plutôt à des déplacements ou des coupes de scènes entières des pièces, pratique somme toute assez banale chez les metteurs en scène daujourdhui. Or, dans le cas des quatre pièces ibséniennes, ces changements de la fin sont de réelles interprétations, sinon réécritures, des uvres originales. 2.2.1. Nora Historique dun claquement de porte La fin de la Maison de poupée a toujours fait lobjet dun traitement spécifique, qui a évolué selon les temps et les lieux où la pièce a été montée. Gerhard Stadelmaier, dans sa critique de la représentation dOstermeier, en fait même un bref historique : « Cest lun des plus fameux claquements de porte de lhistoire du théâtre. [...] À la fin de la Maison de poupée dIbsen, Nora quitte son mari Torvald Helmer et ses trois enfants. [...] Le dramaturge prend la femme par la main et la guide vers lémancipation. En 1878, ce fut un scandale. Plus tard, lorsque les femmes eurent moins besoin de dramaturges que davantage de courage, une question embarrassante est restée de ce scandale : que faire par la suite ? Dans la pièce dElfriede Jelinek, Ce qui arriva quand Nora quitta son mari ou Piliers de la société, créée en 1979, Nora travaille comme une espionne industrielle et une mère maquerelle pour retomber par la suite dans la vieille arnaque du mariage. Dans la fameuse mise en scène de Neuenfels de 1972, la Nora dIbsen se réintroduit dans la maison en grimpant par une fenêtre, après un départ impressionnant. Dans la non moins fameuse mise en scène de Rudolf Noelte de 1976, elle na plus rien qui vaille la peine dêtre quitté, sinon un mari faible et saoul. Au Burgtheater, dans la mise en scène de Karin Henkels en 1997, le couple senfermait, chacun de son côté et continuait à discuter interminablement de sa crise conjugale, à travers la porte fermée. Dernièrement, à la Hamburger Thalia (dans une mise en scène par Stefan Kimmig), Nora grimpait simplement sur le balcon et fumait cigarette sur cigarette, les avocats du divorce se chargeraient du reste. Ce qui faisait la force de la pièce dhier ne produit plus aujourdhui quun coup sans effet. À la Schaubühne, Nora frappe à nouveau. Avec effet. Lhéroïne se tient debout dans un pull en angora et un jean sur la galerie en bois dacajou dun loft mortellement chic. [...] Elle tient dans sa main un pistolet, que son mari Helmer, enfin accédé au poste de directeur de banque, sétait procuré pour son autodéfense. Et Tu as lourdement fauté contre moi ! avec ce pistolet, elle ne quitte pas son mari cette fois-ci : elle lui tire dessus. Torvald plonge dans un grand aquarium au milieu de carpes japonaises. Les 260 Chapitre II LActualisation et la transposition poissons sémerveillent devant ce coup de la mise en scène. Le lieu du crime : Ibsen69. Un cas criminel daujourdhui »70. Une fin audacieuse « Dans la mise en scène de la Maison de poupée [...], on voit une classe sociale bourgeoise, presque de la haute bourgeoisie, où les contraintes de la vie économique deviennent si dures, queux-mêmes deviennent des monstres, presque des monstres plus grands que ne lest la monstruosité de tuer son mari »71, dit Ostermeier. Même si les différentes versions de la pièce ont proposé des dénouements différents, aucune toutefois neut laudace de celle dOstermeier, qui fit de Nora une meurtrière ; lintention étant, comme nous dit Beate Heine, de « trouver une fin qui maintiendrait le tabou dans la logique dIbsen »72. Sinterroger sur le bien fondé de cette intervention si radicale dans la dramaturgie de la pièce na plus beaucoup dintérêt, la scène contemporaine ayant depuis longtemps acquis la légitimité de ce genre de geste artistique. Par contre, il semble indispensable de décrire et analyser la fin de la représentation pour saisir la manière dont Ostermeier conduit Nora au crime. 69 « Tatort Ibsen. » Cette expression a une connotation spéciale, car elle fait allusion au titre dune série policière télévisée contemporaine allemande, « Tatort Berlin », « Tatort München », etc., dune esthétique que lon désigne habituellement sous létiquette de série B, dans laquelle deux détectives résolvent des crimes. 70 Gerhard Stadelmaier, « Nora oder ein Puppenpeng », in Frankfurter Allgemeine, 28 novembre 2002. (« Es ist der berühmteste Knall der Theatergeschichte. [...] Am Ende von Ibsens Nora oder Ein Puppenheim verlässt Nora ihren Mann Torvald Helmer und die drei Kinder. [...] Der Dramatiker nimmt die Frau bei der Hand und führt sie in die Emanzipation. Das war 1878 ein Skandal. Später, als die Frauen zum Weggehen immer weniger die Dramatiker, nur noch die eigene Courage brauchten, blieb vom Skandal die ratlose Frage: Was dann? Im Theaterstück von Elfriede Jelinek Was geschah, nachdem Nora ihren Mann verlassen hatte, oder: Stützen der Gesellschaft, uraufgeführt 1979, arbeitet Nora danach als Industriespionin und als Puff-Domina und verendet am Ende in der alten Ehe-Bude. In der berühmten Neuenfels-Inszenierung von 1972 klettert Ibsens Nora nach dem starken Abgang wieder durch ein Fenster ins Haus hinein. In der noch berühmteren Inszenierung von Rudolf Noelte von 1976 hatte sich nichts mehr, was zu verlassen sich gelohnt hätte, außer einem schwachen, betrunkenen Ehemann. Im Burgtheater sperrte sich 1997 unter Karin Henkels Regie das Ehepaar Helmer gemeinsam aus und diskutierte hinter der ins Schloss gefallenen Tür endlos seine Ehekrise weiter. Unlängst im Hamburger Thalia (Regie: Stefan Kimmig) kletterte Nora einfach auf der Dachbalkon und rauchte Kette. Den Rest erledigen die Scheidungsanwälte. Das starke Stück von gestern ist heute ein Knall ohne Effekt. In der Berliner Schaubühne knallt Nora nun wieder. Mit Effekt. Die Heldin steht im Angorapulli und in Jeans auf der Mahagoniholzgalerie eines Todschicken Lofts. [...] In der Hand hält sie die Pistole, die ihr Mann Helmer, eben zum Bankvorstand aufgestiegen, zu seinem Selbstschutz angeschafft hatte. Und Du hast dich schwer an mir versündigt! mit dieser Pistole verlässt sie nun ihren Mann nicht. Sie erschießt ihn. Torvald sinkt ins große japanische Zierkarpfen-Aquarium. Die Fische staunen über einen Regie-Streich. Tatort Ibsen. Ein Kriminalfall von heute ».) 71 Propos de T. Ostermeier dans Radio Libre, op. cit. 72 B. Heine, entretien du 4 février 2005, op. cit. 261 Chapitre II LActualisation et la transposition Dans un premier temps, le metteur en scène laisse planer comme hypothèse de dénouement un possible suicide de Nora : pendant que Torvald monte lire son courrier, celleci, précipitamment, va chercher une grosse écharpe de laine blanche roulée en boule ; elle sassied et, sur fond de cantiques de Noël, déroule délicatement cette écharpe qui dissimulait le revolver de service de Torvald (quil lui avait demandé de cacher au cours du deuxième acte) ; elle se saisit alors de larme et, tout en parlant, la pose sur sa nuque, avant de lenfoncer dans sa bouche. Lentrée violente et soudaine de Torvald, qui redescend vers elle, furieux, après la lecture de la première lettre de Krogstad, lui fait suspendre son geste et modifier ainsi le cours de son destin. Nora remballe alors en cachette le revolver dans lécharpe et fait une tentative de sortie, avec ce paquet, mais Torvald lattrape et la jette sur le sofa. Après lavoir traitée de menteuse et dhypocrite, un « pire encore, de criminelle », sonne comme un indice verbal de la fin. Peu après, lorsque Torvald, dans sa joie folle davoir récupéré la reconnaissance de dette, se rue sur elle en lui criant « je suis sauvé », avec la même violence et la même hystérie que quand il lui crachait au visage sa haine et sa rage quelques instants plus tôt, Nora, discrètement, glisse larme à la place du faux pistolet de son déguisement de Lara Croft, quelle portait dans un étui à la cuisse. De sorte que lorsquelle monte pour se changer et préparer son départ, elle est armée. Lhypothèse du parti quelle va prendre commence à se dessiner. Deux autres images fortes peuvent être perçues comme des signes avant coureurs du meurtre : celle où Nora braque son arme sur Torvald, pendant la lecture de la deuxième lettre que vient de lui apporter Monika, et celle où celui-ci plonge dans laquarium et y flotte les yeux grands ouverts (cest là que son cadavre échouera). « Dans une ébauche antérieure [dit Ostermeier], Ibsen explique vouloir écrire lhistoire dune femme poussée au suicide. Le point de départ de lécriture était donc le sacrifice de Nora pour Helmer. Cest la raison pour laquelle nous avons utilisé le motif du revolver dHedda Gabler et faisons concrètement allusion au suicide. Pour moi, le moment-clé de la mise en scène est celui dans lequel Helmer lit la lettre et Nora applique le revolver sur sa tempe, veut se tourner une dernière fois vers lui et ne remarque quen se retournant quelle peut aussi diriger larme contre lui - et de victime, devenir ainsi actante. Cest ici que réside le moment émancipatoire de cette image féminine qui de nos jours se fait plutôt rare dans le cinéma contemporain, lorsquon pense par exemple aux figures de victimes stylisées et fortement réactionnaires telles quelles sont glorifiées dans « Dancer in the dark » et « Breaking the waves »73. Cest donc une autre femme qui descend un peu plus tard lescalier, prête et déterminée à régler ses comptes avec son mari : Nora a enfilé un jean et un pull angora blanc à col roulé, et affiche une assurance et un calme auxquels contraires à la ligne de jeu suivi par 262 Chapitre II LActualisation et la transposition Anne Tismer depuis le début de la représentation. Sa tentative dexplication avec Torvald, qui échoue lamentablement pour raison dincompréhension mutuelle, se clôt sur ses derniers mots : « ta poupée Barbie ». Elle grimpe alors lescalier pour aller prendre ses affaires, après avoir dit à Torvald quelle le quittait, reste hors de scène pendant la dernière réplique de celuici, « Nora, cest inconcevable, Nora », et ressort alors, le pistolet tenu à bout de bras, des deux mains. Bien calée dans langle de la balustrade de la mezzanine, elle vide son chargeur sur Torvald. Celui-ci sécroule avec de nombreux soubresauts à moitié dans laquarium. Lentement, Nora accomplit une série de gestes à la manière dune héroïne de film noir : elle essuie les empreintes sur larme, la dépose près du corps quelle repousse du pied, retire lalliance du doigt de son mari, enfile un blouson et sort. Derrière elle et en même temps, lon voit la jeune fille au pair, se dépêcher demmener les enfants, tandis que la maison pivote sur elle-même. Nora se retrouve alors dehors, le dos à la porte, contre laquelle elle saccroupie, avant de plonger son visage dans ses mains, puis de dresser son regard vers le haut, abattue : « Nora fléchit aussi. Désormais, elle va se taire. Elle ne va dire à personne pourquoi elle a fait ça : Dont ask me why ! »74, dit le texte de la chanson qui clôt sur cette image la représentation. Malgré les quelques indices semés par le metteur en scène, malgré le mépris affiché de Nora pour son mari, son assurance déterminée ne laissait pas clairement prévoir a priori quelle ressortirait larme à la main pour abattre son mari dans un geste qui paraît finalement impulsif. Ce crime passionnel, au motif somme toute « irrationnel »75, sinscrit dans le mode de relation des époux (une sexualité un peu vorace, démonstrative et violente, et en ce sens, 73 « Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit., pp. 49-50. C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », in Süddeutsche Zeitung, 28 novembre 2002. (« Vor dem Haus sinkt Nora zusammen. Niemandem wird sie eine Antwort geben, warum sie es tat: Dont ask me why! ».) Auparavant, le critique écrit : « La femme sait quil ny a pas dissue Ostermeier montre ici sa finesse, dans cette intervention unique dans la pièce. La mécanique est cassée. Nora veut la fin. Et elle tire. Torvald chavire, sécroule, meurt ». (« Die Frau weiß, dass es keinen Ausweg gibt dies ist Ostermeiers kluge Zuspitzung und der einzige Eingriff in das Stück. Die Mechanik ist kaputt. Nora will das Ende. Und schießt. Torvald taumelt, stürzt, stirbt ».) 75 « Ostermeier pousse la représentation vers une fin radicale, la seule fin systématique et salutaire, semblerait-il. Même si ce salut est loin dêtre une solution ou douvrir vers le bonheur. Il donne à la femme un motif irrationnel de meurtre : aucun des clichés psychologisants des histoires pour femmes, jalousie, justice, vengeance, cupidité non, cet homme doit tout simplement disparaître, cest tout. [...] À travers cette lecture, Ibsen devient actuel une conclusion qui fait du bien à la pièce ». A. Dürrschmidt / T. Irmer, « Generation Ich zwischen Aktualisierung und Atomisierung », in Theater der Zeit, janvier 2003. (« Ostermeier treibt die Inszenierung in ein radikales Ende, das einzig konsequente und erlösende, wie es scheint. Auch wenn die Erlösung weit von Lösung oder gar Glück entfernt liegt. Und er gibt dieser Frau ein irrationales Motiv für die Tötung. Keines der typischen psychologisierenden Frauen-Handlungsklischees zwischen Eifersucht, Gerechtigkeit, Rache und Gier nein, dieser Mann muss einfach weg, mehr nicht. [...] Ibsen kommt durch diese Lesart im Heute an eine Konsequenz, die dem Stück wohltut ».) 74 263 Chapitre II LActualisation et la transposition la connotation sexuelle certaine du pistolet paraît justifiée). Et par ailleurs, pour certains commentateurs, par son crime, Nora « tue tout le système, toute la structure du mariage bourgeois »76. Car Nora, ni ne se défend (Torvald ne la pas menacée), ni ne tue son mari par peur de reculer, deux cas de figure possibles : elle lexécute froidement, telle une justicière. Le crime est presque idéologique et, au regard de ce geste de redresseur de tort, le déguisement de Lara Croft prend alors sa pleine justification. Plusieurs critiques font allusion à cette héroïne virtuelle, toutefois dans un autre sens, comme possibilité pour Nora daccéder à son autonomie sans avoir à en passer par « une thérapie du couple »77, ce quelle redouterait. Nora endossant les habits de Lara Croft, il lui est plus facile dêtre violente78. Quant à Torvald, cest peut-être sa dernière réplique : « Nora, cest inconcevable, Nora », qui lui est fatale. À cet instant crucial et vital pour sa femme, où il devrait la laisser libre de décider de sa vie, il la poursuit pourtant avec une assurance et une insistance qui rappellent la forme de harcèlement moral sous la coupe duquel il la tenue durant huit ans, et montrent quil na rien compris du discours de sa femme, ni de sa détermination, de son réveil et du changement profond qui vient daffecter tout son être. Son égoïsme et sa lâcheté lauront condamné à mort. 76 « Avec ce seul changement, [Thomas Ostermeier] transforme une pièce démancipation, interdite et porteuse despoir à son époque, en un drame presque grec. Parce que, quest-ce que fait Nora quand elle tue : elle tue son mari et elle se tue elle-même en même temps, comme être humain, comme femme, elle tue tout le système, toute la structure du mariage bourgeois. Je crois quavec un seul changement, une telle transformation, cest vraiment génial », propos de Mathias Greffrath dans Radio Libre, op. cit. 77 « Le metteur en scène Thomas Ostermeier arrange plusieurs variantes possibles vers un final excitant de sa représentation boulevardière et enlevée. Il étouffe dans luf le faible espoir que la première discussion du couple, au terme de huit années de mariage, puisse mener à une solution [...]. Peut-être que cest tout simplement la terreur dune thérapie de couple qui laisse mûrir en Nora la détermination dabattre son mari à la manière de Lara Croft. Plus quune détonation étourdissante, cest également une invitation à réfléchir. Lexplosion meurtrière de Nora semble la dernière possibilité datteindre un sentiment de liberté et dexpression autonome. [...] Ce quon voit chez elle, cest léchec dune émancipation et un défoulement dans un acte de violence quasiment terroriste un thème qui est dans lair ». Michael Bienert, « Im Barbiepuppenhaus », in Stuttgarter Zeitung, 28 novembre 2002. (« Regisseur Thomas Ostermeier arrangiert mehrere mögliche Varianten zu einem spannenden Finale seiner boulevardesken, temporeichen Aufführung. Die zarte Hoffnung, das erste offene Gespräch nach acht Jahren Ehe werde vielleicht doch noch zu einer Lösung führen, erstickt er bereits im Keim [...]. Vielleicht ist es einfach der Horror vor einer Paartherapie, der in Nora den Entschluss reifen lässt, ihren Mann in Lara-Croft-Manier nieder zu ballern. Über den Knalleffekt hinaus ist es auch ein Angebot zur Nachdenklichkeit. Noras mörderische Explosion scheint der letzte Weg, um zu einem Gefühl von Freiheit und Selbstausdruck zu gelangen. [...] Was wir an ihr sehen, ist das Scheitern einer Emanzipation und die Entladung in einem quasi terroristischen Gewaltakt - ein Thema, das in der Luft liegt ».) 78 « Pour séduire son public, [Lara Croft] ajoute à ses avantages physiques une docilité à toute épreuve. Elle exécute immédiatement sans hésitation ni murmure les ordres les plus stupides à condition quils correspondent aux programmes qui lui ont été inculqués », écrit Fanny Lignon dans « Présence virtuelle : Lara 264 Chapitre II LActualisation et la transposition Réactions à cette intervention dramaturgique iconoclaste Alors que Nora emporta sans aucun doute la plus grande adhésion du public, les critiques ont été très partagés sur les interprétations et justifications du parti pris du metteur en scène. Ils mirent laccent tantôt sur la nature particulière du couple Nora - Torvald79, tantôt sur laspect psychologique du personnage (son hystérie) ou sur les choix esthétiques du metteur en scène et son souci dactualiser luvre dIbsen. « Avec lhystérie de Nora, une esthétique brusque et destructive fait irruption dans la pièce bourgeoise bien-tempérée, jusquà ce quà la fin, Nora abatte son mari, dans un fracas électronique et dans un style Pulp Fiction du meilleur effet. Chez Ibsen, elle le quittait seulement ; mais il y a longtemps de cela, de nos jours, les maris comme Monsieur Helmer doivent sattendre au théâtre à des réactions plus radicales. Cest comme si cette mise en scène nempruntait pas seulement le chemin dune hystérie refoulée pour mener à une explosion mentale et une autolibération de Nora, mais quelle traçait la voie qui mènerait dun subtil théâtre bourgeois de lexploration de lâme et des conflits intérieurs conjugaux, vers dautres explosions violentes et cyniques du présent : un coup de pistolet et cest terminé. Happiness is a warm gun. Je vous fais du Stein, signale le début de la représentation au spectateur de la Schaubühne, mais à la fin, le commando esthétique est repris, de façon satisfaisante, par un Ostermeier trash-pop social endurci »80. Lenvie du metteur en scène de brusquer le public ou du moins de trouver une fin provocatrice est explicite : « aujourdhui, un tel abandon ne choquerait plus. Il me fallait, pour provoquer un choc, inventer une fin plus ravageuse »81 ; celle-ci, effectivement, semble satisfaire en partie le goût reconnu du metteur en scène pour la provocation. « Nora abat Helmer. Cest du nouveau. Au cours des cent-vingt années qui se sont écoulées depuis la première de cette classique ibsénienne sur lémancipation, à chaque fois, Nora quittait son mari. Nora, la première femme moderne du théâtre. Bien sûr, il serait envisageable quelle reste, quun enfer conjugal perpétuel à la Strindberg implose dans la Croft », in Gérard-Denis Farcy et René Prédal (dir.), Brûler les planches, crever lécran : La présence de lacteur, Saint Jean de Védas, LEntretemps, coll. Voies de lacteur, 2001, pp. 230-231. 79 Ainsi René Solis écrit-il que « dune violence inouïe, la scène finale de Helmer et de Nora est à la mesure de la fausse insouciance dans laquelle ils ont vécu jusque-là », dans « Ostermeier fait sauter la Maison de poupée », in Libération, 17 juillet 2004. 80 P. Laudenbach, « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Mit Noras Hysterien bricht eine schroffere, kaputtere Ästhetik ins bürgerlich-wohltemperierte Spiel ein, bis Nora am Ende zu lauteren Elektro-Krach in besten Pulp-Fiction-Stil ihren Gatten erschießt. Bei Ibsen verlässt sie ihn nur, aber das ist lange her, heute müssen Ehemänner wie Herr Helmer im Theater mit deutlicheren Reaktionen rechnen. Es ist, als würde die Inszenierung nicht nur den Weg von der unterdrückten Hysterie zur seelischen Explosion und Selbstbefreiung Noras gehen, sondern gleichzeitig eine Bewegung von einem subtilen bürgerlichen Theater der Seelenerkundung und der familiären Binnenkonflikte zu den grelleren, zynischeren Explosionen der Gegenwart vollziehen : Ein Schuss, und Schluss. Happiness is a warm gun. Ich mache euch den Stein, signalisiert der Beginn der Aufführung dem Schaubühnenbesucher, aber am Ende übernimmt beruhigenderweise wieder der sozialtrashpop-gestählte Ostermeier das Ästhetik-Kommando ».) 81 Propos du metteur en scène dans J. Schidlow, « Le feu dans la Maison », in Télérama, 9 juillet 2003. 265 Chapitre II LActualisation et la transposition maison de poupée, mais le metteur en scène Thomas Ostermeier se décide pour un showdown final : Nora vide son chargeur, dun coup auto-libérateur jouissif »82. La presse française voit pour la plupart dans le crime de Nora un geste révélateur de notre temps. Ainsi, pour Fabienne Darge, Nora tuerait par impossibilité dagir autrement, selon un comportement qui serait tout à fait actuel : « La dernière scène magnifique qui voit une femme, Nora, trouver le chemin de sa vérité, et qui constitue la plus grande liberté prise par Thomas Ostermeier avec le texte dIbsen : car cette Nora-là, incapable de résoudre son conflit intérieur, tue son mari avec le revolver que celui-ci sétait vu confier avec ses nouvelles fonctions. Ce dénouement audacieux, car, dans la pièce dIbsen Nora quittait simplement si lon peut dire, car cela avait fait scandale à lépoque son mari et ses enfants, ce parti pris, dont on sent quil na rien de gratuit et de factice, laisse une impression étrange : comme si, plus dun siècle après que la pièce a été écrite, cette solution là : quitter le cocon, choisir de se trouver dans la douleur et dans la solitude, nétait même plus possible, envisageable. Comme si les jeunes femmes de la nouvelle bourgeoisie européenne navaient plus le choix quentre la soumission à des rôles codifiés et la violence suicidaire. Dur constat mais il sonne juste »83. Jean-Pierre Léonardini voit lui aussi dans le geste de Nora le reflet dune attitude résolument actuelle, mais à cela il ajoute une dimension politique : « Nora (Maison de poupée), cest un véritable thriller conjugal. Dans la logique des comportements si savamment construite au cours de la représentation, le geste final de Nora apparaît inéluctable, car tout se passe comme si - le message féministe dIbsen nayant pu être entendu - il ne restait plus à la Nora dà présent, femme en apparence libérée, comme on dit, au cur de la sphère matrimoniale, quà passer à lacte pour rompre le lien infernal qui unit la préservation du capital par lhéritage à la prostitution monogame sous le couvert du mot 84 amour » . Notons pour finir quOstermeier était naturellement conscient de lenjeu dune telle décision et de son impact sur la réception du public, et quil na cessé de le souligner partout 82 Rüdiger Schaper, « Schoppen und Fischen », in Der Tagesspiegel, 28 novembre 2002. (« Nora erschießt Helmer. Das ist neu. In den gut 120 Jahren seit der Uraufführung des Ibsenschen Emanzipationsklassikers hat sie ihren Mann immerzu verlassen. Nora, die erste moderne Frau des Theaters. Natürlich ist es denkbar, dass sie bleibe, dass in das Puppenheim eine lebenslange Strindbergische Ehehölle implodierte. Doch Regisseur Thomas Ostermeier entscheidet sich für den finalen Showdown. Nora feuert das Magazin leer, der Befreiungsschlag macht ihr Lust ».) Lauteur écrit plus loin : « Plusieurs fois, elle a elle-même pressé le pistolet contre ses tempes ou le canon dans sa bouche. Au moment où elle disparaît pour se changer, une tension horrible règne. Tout peut arriver. Suicide ? Entraînera-t-elle ses trois enfants dans la mort avec elle ? ». (« Mehrfach hat sie sich selbst die Pistole an die Schläfe, den Lauf in den Mund gedrückt. Als sie verschwindet, um sich umzuziehen, herrscht eine ungeheure Spannung. Alles scheint möglich. Selbstmord ? Reißt sie ihre drei Kinder mit in den Tod? ».) 83 Fabienne Darge, « Lemprisonnement conjugal dans un loft de verre et métal », in Le Monde, 17 juillet 2004. 84 Jean-Pierre Léonardini, « Un thriller conjugal haletant », in Humanité, 17 juillet 2004. 266 Chapitre II LActualisation et la transposition où la représentation fut donnée ; aux États-Unis, pays dune longue tradition féministe, mais aux dérives parfois ultra conservatrices, Ostermeier proclamait : « Lidée naquit en examinant la pièce originale. Le public de lépoque fut si choqué que Nora ait quitté son mari, quà Oslo, on mettait des panneaux au-dessus des portes, disant : Ne parlez pas de la Maison de poupée ici. La fin originale, bien évidemment, ne produit pas le même effet sur le public moderne, dune part parce que tout le monde connaît la pièce, dautre part parce que le fait quune femme quitte son mari nest sans doute plus si choquant de nos jours. Nous avons donc cherché quelque chose qui aurait provoqué un débat aussi violent que celui provoqué à lépoque par lissue originale ; de toutes façons, la fin de notre représentation est un moment qui entraîne des gens dans de violentes discussions, donc à ce niveau, ça a marché »85. 2.2.2. Hedda Gabler Une autre fin iconoclaste ? Thomas Ostermeier emprunte avec Hedda Gabler, là encore, un chemin qui va dune certaine façon à lencontre du sens initial de la pièce et de sa tradition scénique. Il prive son héroïne du grand suicide spectaculaire que suggère lauteur : dans cette représentation, les autres personnages ne se rendent pas compte quHedda sest suicidée. Cependant, toutes les répliques de la fin dHedda Gabler sont restées fidèles au texte dIbsen, tout comme dans Nora. Pour le metteur en scène, cette lecture de la fin sinscrit tout à fait dans la logique ibsénienne. « [Le] suicide [dHedda] est comme un coup de poing dans le visage des autres [dit Ostermeier] : alors, vous, les connards, je vous montre maintenant la grandeur que jai. Hedda Gabler se rend compte quil y a encore une dernière et noble possibilité de se libérer, après lavoir tenté en vain auparavant, à lintérieur de la cellule familiale bourgeoise où elle a échoué »86. 85 Propos du metteur en scène dans Paulanne Simmons, « Ibsen Play Re-examined », in The Brooklyn Papers, article publié sur le site http ://www.go-brooklyn.com/html/issues/_vol27/27_43/nora. html. (« The idea originated when we looked at the original play. The original audience was so shocked that Nora left her husband that in Oslo they put signs up over the doors saying, 'Do not discuss 'A Doll's House' here.' The original ending, of course, doesn't have the same effect on a modern audience, partly because everyone knows the play, and partly because a woman leaving her husband is probably not so shocking anymore. So we looked for something that would provoke an equally violent debate as the original end, and the end of our production is always the point where people get into violent discussions, so on that level it's worked ».) 86 Propos de T. Ostermeier « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Ihr Selbstmord ist wie ein Schlag ins Gesicht der anderen. So, ihr Schweine, jetzt zeige ich euch, welche Größe ich besitze. Hedda Gabler merkt, 267 Chapitre II LActualisation et la transposition Une description détaillée des dernières huit minutes de la représentation aide à comprendre les étapes par lesquelles le metteur en scène fait passer sa comédienne avant de lamener à son suicide. On peut situer le début de cette fin dans la conversation entre Hedda et Brack au quatrième acte, lorsque le juge désillusionne lhéroïne en lui révélant les détails sur le suicide de Lövborg et lui dit quil connaît la provenance du pistolet du jeune savant. Le praticable est à ce moment-là situé de sorte que la partie représentant lextérieur, la terrasse, est face au public ; les deux personnages en dialogue sont assis lun à côté de lautre, sur le rebord ; Tesman et Thea, eux, pendant ce temps, sont en train de mettre de lordre dans les notes de Lövborg, derrière la cloison en béton (située côté jardin), de sorte quils ne voient ni nentendent cette conversation, les portes coulissantes étant fermées (à linitiative du juge). « Me voilà désormais en votre pouvoir, Monsieur Brack. Je suis à votre merci », dit Hedda de façon provocante, en fixant ce dernier, qui vient denlever ses lunettes, droit dans les yeux. Puis, elle jette un regard dans le vide, légèrement paniqué pourrait-on dire, avant de répondre à lassertion que Brack lui lance dans un ricanement plein de mépris : « croyez-moi Hedda, je nen abuserai pas ». Elle se lève alors et, sentant le ridicule de sa situation, dit avec une sorte de sourire sarcastique : « quoi quil en soit, je suis en votre pouvoir. Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez », puis elle marche lentement vers la cloison de verre, ouvre lune des portes, sapprête à entrer, lorsque cette réplique du juge la fait sarrêter brusquement : « tôt ou tard, on se résigne à linévitable, on y a tous droit »87. Hedda répond par un « peut-être » ironique, entre dans le salon et commence à se diriger vers le mur en béton derrière lequel travaillent Thea et Tesman. À nouveau, elle simmobilise à mi-chemin, car Brack lappelle de son nom et la suit dans le salon. À partir de ce moment, on suit leur dialogue (il sagit plutôt du monologue de Jörg Hartmann) sans les entendre toutefois, car le juge a soigneusement refermé la porte derrière lui, on les voit seulement. Le son de leur conversation fait place à une musique calme, apaisante, monotone, consistant en quelques mesures répétées à linfini. Brack reste un moment dos à Hedda, il regarde par la porte en verre vers lextérieur (le public), une main posée sur la vitre. Hedda, quant à elle, reste face au mur en béton, la tête tournée, dans une expression froide, en direction de Brack. Celui-ci se retourne à son tour et avance vers elle, en dass es noch eine letzte, große Möglichkeit gibt, sich zu befreien, nachdem sie das vorher innerhalb der bürgerlichen Familienzelle versucht hat und daran gescheitert ist ».) 87 Cest à ce moment précis de la représentation quOstermeier situe la décision finale de son héroïne : « Dans notre représentation, quelquun dit à Hedda, peu avant quelle ne se suicide, la belle phrase que tôt au tard, on se résigne à linévitable. La réponse dHedda à ce genre de phrases, à cette résignation, est son suicide ». Ibid. (« In unser Aufführung sagt jemand zu Hedda, kurz bevor sie sich umbringt, den schönen Satz, 268 Chapitre II LActualisation et la transposition agitant les mains puis en les glissant nonchalamment dans les poches de son pantalon. Arrivé au niveau du sofa, il ôte sa veste, sassied et défait ses chaussures, toujours avec le même calme froid et détendu. Hedda observe ses actes dun regard impassible, sinon ironique, devant lassurance de Brack. Enfin, elle pousse un léger soupir et passe la main dans ses cheveux. Le juge sapproche delle, les chaussures dans la main droite, tandis quil continue à agiter sa main gauche puis caresse la joue dHedda et tient son menton quelques instants entre ses doigts. Celle-ci ne réagit pas et il séloigne delle à nouveau, pour sallonger, détendu et sûr de lui-même, sur le sofa. Lhéroïne se met à marcher lentement et sarrête devant lui, gardant toujours son expression neutre. Brack prend ses mains dans les siennes et les lève tranquillement vers son visage. Lombre que le couple projette à ce moment sur le mur en béton fait clairement penser à un acte sexuel, curieusement tranquille et doux, Hedda chevauchant le juge. Au moment où le juge lève les bras dHedda au niveau de son visage et veut les baiser, celle-ci les retire dun geste brusque, énergique et rapide, presque violent, qui rompt soudainement avec la lenteur et le calme de cette pantomime. Sans changer dexpression, elle les garde un moment au niveau de sa tête, ostensiblement, comme pour appuyer son refus. Ensuite, son corps se détend, samollit lentement, comme si elle avait perdu lénergie de sa résolution, et elle marche, à reculons, en fixant le juge du regard, vers sa destination initiale, Thea et Tesman. Le praticable tourne de quelques degrés, de façon à ce que le spectateur puisse à présent assister à ce qui se passe derrière la cloison en béton. Le mode de la conversation entre les trois personnages, Hedda, Thea et Tesman, laisse entendre que lhéroïne cherche une sorte de refuge, de consolation auprès deux. Mais elle ne la trouve pas : Tesman, qui se sent déjà inspiré par Thea, invite sa femme à aller rejoindre Brack. À la question, désespérée, dHedda, cherchant une échappatoire, « Je ne peux vraiment pas vous aider ? », sa réponse est catégorique : « Non, pas du tout », dit-il, avec une sorte détonnement et damusement, comme si, non seulement il ne pouvait pas croire en sa sincérité, mais encore cette demande était complètement incongrue. Hedda se déclare donc fatiguée et exprime son désir daller se coucher, ce que les deux autres respectent en se déplaçant alors dans le salon. Le plateau tourne et cache lhéroïne à nos yeux. Nous ne la reverrons plus vivante. À larrivée de Thea et Tesman dans le salon, le juge se met précipitamment à remettre ses chaussures. Les autres continuent, assis sur le sofa, à étudier les petites fiches de papier dass sich früher oder später jeder mit dem Unvermeidlichen arrangiert. Heddas Antwort auf solche Sätze, auf diese Resignation, ist ihr Selbstmord ».) 269 Chapitre II LActualisation et la transposition qui portent les notes de Lövborg, alors que soudain jaillit une musique très forte, sans doute mise par Hedda sur une chaîne hi-fi88. Brack jette un regard amusé et ironique dans la direction de lhéroïne ; Tesman lappelle plusieurs fois de son nom, mais celle-ci ne peut (ne veut) pas entendre. Thea, de toute évidence mal à laise, regarde Tesman, comme si elle nosait rien dire. Enfin, celui-ci se lève, irrité, et court énergiquement derrière le mur en béton. Brusquement, la musique sarrête aussi brutalement quelle sétait enclenchée. Brack profite de ce moment pour mettre, discrètement, une goutte dune teinture quelconque sur son poignet, en le massant lentement. Entretemps, Thea se met à quatre pattes par terre, pour mieux étudier les fiches, offrant ainsi son derrière au juge, ce à quoi celui-ci ne répond que par une moue sarcastique. Le court échange, hors scène, entre Tesman et sa femme se clôt sur une réplique équivoque dHedda : « À partir de maintenant, je ne ferai plus de bruit ». Tesman retourne au salon et, dans le dialogue qui suit, propose à Thea de sinstaller chez sa tante, où il la rejoindra tous les soirs. Hedda déclare derrière le mur : « Jentends tout ce que tu dis, Jörgen... Et moi ? Quest-ce que je vais faire le soir toute seule ici ? ». Tesman lassure alors que le juge se fera certainement plaisir de soccuper delle, ce que ce dernier confirme volontiers, en échangeant un regard de connivence avec son ami. On entend alors la dernière réaction dHedda : « Cest exactement comme ça que vous limaginiez, Monsieur Brack, non ? Le seul coq dans le poulailler ». Un coup de feu retentit immédiatement après. Le juge sursaute, Tesman pousse un « Oh mon Dieu ! ». Seule Thea reste impassible. Comme pour alléger la situation et rompre le silence qui sest installé, Tesman dit : « La revoilà qui joue avec ses pistolets », et il continue à étudier les notes de Lövborg. Thea, complètement absorbée par ses fiches, ne réagit pas. Au bout dun moment, Tesman sarrête quand-même, lève la tête pour tendre loreille et appelle plusieurs fois Hedda. Son expression traduit alors une certaine inquiétude, mais pas vraiment dangoisse. Il jette un regard interrogatif vers Brack, qui reste toujours calme et détendu, et lui dit : « Ça y est, elle sest tuée. Tu te rends compte ? », avec un rire légèrement crispé, comme faisant « une plaisanterie macabre »89. Thea, submergée quelle est par les notes, sourit à peine à cette blague maladroite. Brack répond, avec un petit ricanement : « Enfin, quand-même, ça ne se fait pas », ce qui déclenche leurs rires à tous trois. Tesman et Thea continuent ensuite de travailler, à présent tous les deux à quatre pattes par terre devant le sofa. 88 Il sagit de la musique que lon entendait lors de la danse de Nora et du meurtre dHelmer. « Ein makabrer Scherz », expression de Knut Lennartz, « Wohlstandsverwahrlos », in Deutsche Bühne, décembre 2005. 89 270 Chapitre II LActualisation et la transposition Le spectateur entend alors sélever une musique douce, mélodique, un peu sentimentale et nostalgique. Brack se lève pour aller observer de près les efforts de ses deux compagnons, tandis que le praticable commence sa rotation. On découvre alors Hedda avec le pistolet dans la main droite, le visage plein de sang, écroulée, assise, au pied du mur, la jambe gauche tendue devant elle, la droite pliée en arrière, de façon grotesque, comme une poupée désarticulée. Ses yeux sont fermés et elle a une expression sereine. Une tache de sang sur le mur au-dessus delle dégouline sur les fiches de Lövborg. Le praticable continue à tourner : Tesman, toujours à quatre pattes, avance vers la terrasse en posant les fiches devant lui, de sorte quelles créent une longue ligne traversant tout le praticable en profondeur. Brack se met à marcher comme pour aller regarder derrière le mur en béton, mais il dévie au dernier instant vers son ami sur la terrasse. Enfin, le praticable sarrête et propose au spectateur une dernière image : Hedda écroulée au pied du mur, à côté de la porte translucide, sur laquelle on voit à présent groupées les silhouettes des trois autres personnages. Ce dernier tableau semble directement extrait dun film policier, et lon sait le goût, revendiqué, de Thomas Ostermeier pour le cinéma. Ce suicide si discret quil en passe inaperçu, est-il un acte inutile, une vengeance à retardement (de toutes façons, tôt ou tard, on retrouvera le corps) ; relève-t-il dune ironie du sort, tragique ; lindifférence de lhéroïne quant aux circonstances et à la manière dont les autres apprendront sa mort témoigne-t-elle dun désir de supériorité et dans quelle mesure ? Ostermeier laisse ces voies ouvertes. Le suicide dHedda Gabler et la critique Les réactions au traitement de la fin dHedda Gabler par Ostermeier sont diverses. Certaines montrent que le suicide nest pas perçu comme un point final logique de la représentation90, que le personnage dHedda manque de motif pour se suicider91, dautres, et 90 Comme par exemple Franz Wille pour la revue Theater heute : « Celui qui se suicide aussi rapidement que cette Hedda sait que cette vie nen vaut pas la peine. Personne ne peut lui reprocher un manque de regard introspectif dans ce dernier coup. En même temps, le fait que Brack soit au courant de tout nest naturellement pas une raison pour se suicider. En tout cas pas pour cette Hedda. Peut-être que Thomas Ostermeier aurait dû réfléchir encore une fois sur ce coup de pistolet. Continuer à vivre parmi ces hommes ennuyeux serait pour chaque Hedda daujourdhui une condamnation à la mort. Ou justement pour cela ? » ; in « OptionsbürgerSchlampe », op. cit. (« Wer sich so schnell umbringt wie diese Hedda Gabler, weiß natürlich, dass dieses Leben nichts wert ist. Mangelnden Durchblick aufs Selbst kann ihr noch im letzten Schuss niemand vorwerfen. Andererseits: Ein zwingender Grund, sich umzubringen, ist Bracks Mitwisserschaft natürlich nicht. Jedenfalls 271 Chapitre II LActualisation et la transposition ce sont les plus nombreuses, adhèrent au parti pris dOstermeier, trouvant la fin de lhéroïne tout à fait convaincante, donnant même raison au metteur en scène de ridiculiser et rapetisser son suicide92. Le coup de feu qui retentit à la fin de la pièce incite donc, tout naturellement, certains critiques93 à faire un rapprochement avec celle, iconoclaste, de Nora : « Lorsque Nora quitta son mari, en novembre 2002, ce ne fut pas une porte qui résonna à la Schaubühne de Berlin, mais un coup de pistolet, et puis un autre, et encore un autre : Nora avait tué son mari avec huit balles, une pour chaque année de mariage. Ce fut un coup de feu tel que le théâtre navait pas vu depuis longtemps. Aujourdhui, dans Hedda Gabler dIbsen, un nouveau coup de pistolet retentit, juste un : cest le dernier coup salvateur par lequel lhéroïne se suicide, pour rompre avec le ridicule de sa vie familiale banale »94. nicht für diese Hedda. Vielleicht sollte Thomas Ostermeier doch noch mal über den Schluss nachdenken. Weiterleben unter diesen langweiligen Männern wäre für jede Hedda heute Todesstrafe genug. Oder gerade deshalb ? ».) 91 Comme le remarque la critique de Frankfurter Rundschau : « Dans le spectacle de Thomas Ostermeier, les nerfs tiennent bon et personne ne peut simaginer que quelquun quitte le bateau de son plein gré. Dautant plus maintenant où, du point du vue social, tout est remis en jeu. Où plus aucun concurrent ne barre le chemin du mari vers le poste de professeur, où un enfant arrive et où lon pourrait commencer à rendre cette maison belle, même si elle nest pas encore payée ». Petra Kohse, « Zwei verpasste Chancen, die Geschichte zu verändern », 28 octobre 2005. (« In der Inszenierung von Thomas Ostermeier sind die Nerven gut, und keiner kann sich vorstellen, dass eine freiwillig das Boot verlässt. Zumal jetzt, wo soviel alles wieder im Lot ist. Wo der Professur des Gatten kein Konkurrent mehr im Wege steht, wo ein Kind kommt und man es hübsch haben könnte im neuen, wenn auch noch nicht abbezahlten Eigenheim ».) 92 « En même temps, Hedda aurait dû le savoir, déjà auparavant elle avait rouspété : Tout ce que je fais est ridicule ou petit. Alors pourquoi pas aussi sa fin, sa mort dans lindifférence de tous ? En cela, le metteur en scène Thomas Ostermeier a tout à fait raison ». Reinhard Wengierek, « Tödliche Lächerlichkeit », in Die Welt, 28 octobre 2005. (« Dabei hätte Hedda es wissen müssen. Schon immer hat sie gemurrt: "Alles, was ich anfasse, wird lächerlich und klein." Warum also nicht auch ihr Ende, ihr beiläufiger Tod. Da hat Regisseur Thomas Ostermeier ganz recht ».) La critique de Tagesspiegel est du même avis lorsquelle note : « Ostermeier ne lui accorde même pas un grand départ. Le monde de la scène tournante continue à tourner et avec lui ceux qui restent les pieds sur terre et qui se sont engagés dans de nouvelles tâches. Personne ne remarque quHedda manque, quelle est partie. Encore une blague, on rit, et ça continue : business as usual. Sans doute cest cela, la fin la plus forte, une échappatoire, un désespoir, une mort dont personne ne se rend compte ». Christina Tilman, « Die Leiden der jungen H. », op. cit. (« Ja, nicht einmal den großen Abgang gönnt Ostermeier ihr. Die Welt der Drehbühne kreist weiter, und mit ihr die Bodenständigen, die sich arrangiert haben in neuen Aufgaben. Dass Hedda fehlt, dass sie abgegangen ist, bemerkt keiner. Ein Witz noch, man lacht, und weiter gehts: business as usual. Wahrscheinlich ist es so das klanglichste Ende, eine Flucht, eine Verzweiflung, ein Tod, der keiner auch nur wahrnimmt ».) 93 Notons que, curieusement, aucun des critiques français ne fait allusion à cette fin particulière. 94 Christine Dössel, « Stell dir vor, du erschießt dich, und keiner sieht hin », in Süddeutsche Zeitung, 29 octobre 2005. (« Als Nora im November 2002 ihren Mann verließ, knallte in der Berliner Schaubühne nicht nur eine Tür, sondern ein Schuss, und dann noch einer und noch einer : Mit acht Kugeln, für jedes Ehejahr eine, streckte Nora ihren Gatten nieder. Es war ein Knaller, wie ihn das Theater lange nicht erlebt hatte. Jetzt, in Ibsens Hedda Gabler, fällt wieder ein Schuss, ein nur: Es ist der finale Rettungsschuss, mit dem sich Ibsens Titelheldin selbst niederstreckt, um der Lächerlichkeit ihres banalen Ehelebens etwas entgegenzusetzen ».) Cette même critique ajoute plus loin : « Le suicide dHedda, lunique grand acte de sa vie, nest ni compris ni pris au sérieux. Cest là, la tragédie quOstermeier offre à son anti-héroïne ». (« Heddas Selbstmord, die einzige große Tat in ihrem Leben, wird weder wahr- noch ernst genommen. Das ist die eigentliche Tragik, die Ostermeier seiner Antiheldin schenkt ».) Michael Bienert (« Zuerst ein Glas Sekt, dann die Pistole », in Stuttgarter Zeitung, 28 octobre 2005), quant à lui, écrit : « On tire à nouveau dans Hedda Gabler. Et, contrairement à Nora, cest même prévu par 272 Chapitre II LActualisation et la transposition 2.2.3. Le Constructeur Solness Une fin cauchemardesque Pour cette mise en scène, là encore, Ostermeier opta pour un changement de la fin de la pièce : après la chute mortelle du héros du haut de la tour de sa nouvelle maison, le Solness viennois dOstermeier se réveille et constate que cette chute, tout comme ce qui avait précédé, navait été en fait quun rêve ou un cauchemar. Le début de cette fin se déroule parfaitement dans la logique et selon les indications dIbsen. La jeune Hilde Wangel, Aline Solness, lapprenti architecte Ragnar Brovik et le Docteur Herdal sont réunis sur la partie terrasse du décor, qui pour cette occasion a tourné et sest arrêtée face au public. Tous regardent le Constructeur monter en haut de la tour de la nouvelle maison, les yeux rivés sur un endroit situé quelque part au-dessus de la tête des spectateurs, côté cour. LorsquAline reconnaît son mari dans la personne qui sapprête à porter la couronne au sommet de la bâtisse (imaginaire), elle pousse un cri de terreur et va se blottir dans les bras du Docteur, sans pour autant lâcher la tour du regard. Suit un long moment de silence pendant lequel les comédiens restent immobiles. Peu à peu, une musique commence à se faire entendre : deux ou trois tons prolongés, un son transformé par lordinateur qui sapparente à la fois à une voix féminine et au son dune cloche déglise. Lon se souvient alors du récit dHilde qui racontait avoir entendu « le chant des harpes dans les airs » lorsque, petite fille, elle regardait Solness monter sur la tour de léglise de son village. Cette musique céleste, donc, monte progressivement, de sorte quelle crée, en contrepoint au mutisme et à limmobilité tendue des acteurs, une ambiance de suspens et de tension extrêmes. Cest Hilde qui rompt le silence, en décrivant les mouvements et les gestes de Solness, sans bouger ni le perdre des yeux. Les répliques des autres personnages prévues par Ibsen ont été coupées, de sorte que seule la jeune fille rapporte au public laction quils sont censés observer. Lorsque, alors quelle voit le Constructeur accrocher la couronne au sommet de la tour, elle répète plusieurs fois, avec une excitation grandissante, « hourra au Constructeur Ibsen. Mais cette menue Katharina Schüttler dans le rôle-titre expédie laffaire de façon assez indifférente. Ainsi réussit-elle à faire paraître comme tout naturel ce qui, il y a dextrême, dimpitoyable et de destructeur, chez cette petite femme qui sennuie ». (« Zwar wird auch in Hedda Gabler wieder scharf geschossen. Und anders als in Nora ist das von Ibsen sogar vorgesehen. Aber die schmächtige Katharina Schüttler in der Titelrolle erledigt 273 Chapitre II LActualisation et la transposition Solness ! », on entend soudainement le cri désespéré dAline qui cache son visage dans la poitrine du Docteur : « Halvard ! ». Un bruit sourd se fait entendre : un objet lourd sest écrasé contre le sol ; curieusement, le bruit fait penser plutôt à un objet métallique quà un corps humain. À ce moment, le public est brusquement ébloui par une forte lumière à contrejour, qui lempêche dobserver ce qui se passe sur scène. La musique des sphères a cédé la place à un son aigu, strident, qui fait presque mal aux oreilles. Pendant ce bref moment déblouissement, qui fait parfaitement croire au public quil assiste à la chute finale de Solness, mais également du rideau le plateau a tourné, et lorsque la lumière à contre-jour baisse, les spectateurs, à leur grande surprise, découvrent Solness en train de somnoler, affalé dans un fauteuil du salon. Au bout dun moment, celui-ci se réveille brusquement, en sursautant, tout ébouriffé et désorienté. Il regarde autour de lui, comme sil ne reconnaissait pas lendroit où il se trouvait. Une fois ses esprits recouvrés, il saffaisse à nouveau dans son fauteuil, pose pensivement sa main sur son visage et soupire profondément, mais pas de soulagement comme cela aurait paru logique, maintenant que lon a compris que Solness se réveillait dun cauchemar En retirant sa main, il se rend compte quil saigne du nez et sort de sa poche un grand mouchoir à carreaux avec lequel il se met, avec des gestes longs et pensifs, à nettoyer son visage. Limage est désolante, qui montre un vieil homme à bout de souffle, bien loin de celui, plein de force vitale, qui nous avait été présenté en début de soirée. À ce moment-là arrive Aline. Elle jette sur Solness un regard rapide et se dirige vers le sofa, où elle sassied en feuilletant un magazine. Suit, tel un déjà-vu, la reprise dun dialogue du deuxième acte, dans lequel Hilde racontait à Solness le cauchemar de sa chute dans le vide et où ce dernier la consolait et lui confirmait connaître ce genre de rêves effrayants. Ici, Ostermeier a changé les rôles : cest le Constructeur qui tient les propos dHilde, tandis quAline lui répond par les phrases avec lesquelles Solness réconfortait la jeune fille. À cette différence quici, Kirsten Dene parle dune voix absente ; on sent clairement que son esprit nest pas là, que cette conversation lennuie, la dérange même. Elle garde son magazine dans ses mains et continue de le feuilleter, de sorte quelle parle à Gert Voss sans le regarder, avec une indifférence manifeste. Elle coupe dailleurs net à cette conversation, disant quelle a des courses à faire en ville, se lève et, jouant avec une balle, passe devant Solness pour sortir par la porte située à côté du fauteuil. das ganz beiläufig. So wie es ihr überhaupt gelingt, das Extreme, Mitleidlose und Zerstörerische dieses gelangweilten Eheweibchens ganz selbstverständlich ausschauen zu lassen ».) 274 Chapitre II LActualisation et la transposition Une fois seul, le Constructeur regarde vers le fond et le haut de la scène, là où au début de la représentation, Hilde flottait dans les airs, tel un être féérique. Il scrute longuement lendroit, puis se laisse retomber dans son fauteuil, le regard fixé dans le vide ; bien que très intrigué par son rêve, il est à présent trop vieux et fatigué pour tenter de le comprendre, et se résigne devant son énigme. Ce nest donc quà la toute fin de la représentation que le spectateur peut saisir limage sur laquelle celle-ci souvrait, et qui montrait Hilde flottant dans les airs : il ne sagissait pas tant de la présence maléfique dun troll nordique, mais plutôt de la Reine Mab dont la présence introduisait le ton onirique de la représentation. Les critiques et le rêve La fin de la pièce que Thomas Ostermeier proposa dans cette mise en scène suscita de nombreuses réactions ; nous pouvons affirmer, sans crainte dexagérer, que la plupart des critiques ont consacré à cette question la majeure partie de leurs articles. Ainsi Peter Kümmel dans Die Zeit, qui sattarde sur la fausse sortie de Solness, sur cette fin onirique, dans laquelle il ne voit quune « escroquerie de la dramaturgie, une tricherie nébuleuse servant à camoufler des catastrophes artistiques »95. 95 « Lorsque, dans lart, les héros rêvent, leurs rêves suivent dans la plupart des cas les mêmes modèles. Modèle numéro un : le rêve est pire que la réalité, une exécution imaginaire, qui donne naissance aux nouveaux réflexes, nobles, du dormeur. Plein de reconnaissance, celui-ci continue sa vie dantan ; le réveil annonce le salut. Modèle numéro deux : le rêve est plus beau que la réalité. Le réveil annonce le déclin. [...] Modèle numéro trois : le rêve est une escroquerie de la dramaturgie, une tricherie nébuleuse servant à camoufler des catastrophes artistiques. [...] Salut, déclin ou plaisanterie quelle variante correspond à ce quexpérimente à Vienne lhomme qui vient de se réveiller ? [ Ostermeier] a transposé toute une pièce [ ] sous le mode du rêve. À la fin du drame, Solness glisse dans la mort, dune tour quil a lui-même construite. À Vienne, ceci (et tout ce qui précède) nest quun rêve : dans son sommeil, Solness se blottit contre le dossier du fauteuil et se réveille en saignant du nez. Modèle de rêve numéro un : il est sauvé. Entre autres choses, il a rêvé quune belle jeune femme, Hilde Wangel, à laquelle, dix ans auparavant, il avait fait moult baisers et promesses damour, revenait pour réclamer lamour promis. Lorsquil se réveille, il est forcé de constater quHilde Wangel nest pas là et quelle na sans doute jamais existé. Le réveil lui a tout dérobé. Modèle de rêve numéro deux : Solness est anéanti. Et le public ? Il expérimente la variante numéro trois : la tricherie et la tromperie qui réduisent toute une pièce en compote et mettent laccent sur le réveil, sur ce moment de bascule ». (Peter Kümmel, « Besucht mich im Traum », in Die Zeit¸ 24 juin 2004 : « Wenn in der Kunst die Helden träumen, dann folgen die Träume meist denselben Mustern. Muster eins: Der Traum ist schlimmer als die Wirklichkeit, eine Scheinhinrichtung, aus der gnädige Reflexe den Schläfer reißen. Dankbar nimmt er sein Leben wieder auf. Das Erwachen bedeutet Rettung. Muster zwei: Der Traum ist schöner als die Wirklichkeit. Das Erwachen bedeutet Untergang. [...] Muster drei: Der Traum ist ein Betrug der Dramaturgie, eine schaumige Schummelei zur Camouflage künstlerischer Katastrophen. [...] Rettung, Vernichtung oder Spielerei welche Traumvariante erlebt in Wien der Mann, der nun, am Schluss der Vorstellung, auf seinem Designerstuhl erwacht? Thomas Ostermeier, Intendant der Berliner Schaubühne, hat fürs Wiener Burgtheater ein ganzes Stück, 275 Chapitre II LActualisation et la transposition Dautres critiques saccordent sur le fait que le rêve de Solness relève plutôt de cette deuxième variante formulée par Kümmel, où « le réveil annonce le déclin » du personnage. En refusant au Constructeur une mort spectaculaire, à sa hauteur pourrait-on dire, le metteur en scène lui réserve un sort beaucoup plus noir, car il le « condamne à continuer à vivre dans le malheur », comme le remarque Ulrich Wenzierl dans Die Welt, qui ajoute : « en effet, la peine majeure dans les sociétés civilisées actuelles se nomme bien à perpétuité »96. Cependant, certains critiques semblent adhérer sans réserve à ce parti pris de la mise en scène : « Avec cette pirouette artistique et le sens fin quil a pour exposer les âmes complexes des personnages, Ostermeier réussit une actualisation naturelle de cette uvre sceptique et mélancolique dIbsen »97. Un autre point sur lequel les avis des critiques divergent concerne le bien fondé dune pareille intervention sur la fin de la pièce, le côté éthique et déontologique dun tel geste artistique. Pour Rüdiger Schaper, par exemple, critique du Tagesspiegel, Ostermeier, là, « passe tout simplement outre certaines difficultés, remisant dans sa cave quelques cadavres dramaturgiques » ; à défaut de témoigner de cette même « conscience robuste dont on parle sans cesse » dans le drame et dont Solness manque, Ostermeier, selon le journaliste, agirait « tout simplement sans scrupules... »98. Au contraire, pour le critique du Wiener Zeitung, « cette intervention artistique (dramaturgie Wolfgang Wiens) est peut-être quelque peu drastique, mais elle est en même temps fascinante, et en tout cas ouvre certaines dimensions du texte qui jusque-là étaient tabou »99. Ibsens Baumeister Solness, in den Traummodus versetzt. Solness stürzt am Ende des Dramas von einem selbst gebauten Turm in den Tod. In Wien träumt er seinen Tod (und alles vorige) nur. Tatsächlich stößt er im Schlaf gegen die Sessellehne und erwacht mit blutender Nase. Traummuster 1: Solness ist gerettet. Allerdings hat er auch geträumt, dass eine schöne junge Frau, Hilde Wangel, der er vor zehn Jahren viele Küsse und ein Liebesversprechen gegeben hat, nun zurückgekommen ist, um sich seine Liebe zu holen. Als er erwacht, stellt er fest, dass Hilde Wangel nicht da ist und vielleicht nie existiert hat. Das Erwachen hat ihm alles geraubt. Traummuster 2: Solness ist vernichtet. Und das Publikum? Es erlebt Variante 3: die Schummelei schlauer Betrüger, die ein ganzes Stück zum Schaum erklären und alles auf die Pointe des Erwachens setzen, auf den Kippmoment »). 96 Ulrich Wenzierl, « Ganz graziöse Alterspanik », in Die Welt, 12 juin 2004. (« Solness ist zum Weiterleben im Unglück verurteilt. In zivilisierten Gesellschaften von heute heißt die Höchststrafe nun mal "Lebenslänglich" ».) 97 « Kräftiger Applaus für Baumeister Solness in Wien », critique non signée in Rhein Zeitung, 11 juin 2004. (« Mit diesem Kunstgriff und mit feinem Gespür für die vielschichtige Seelenlage der Figuren gelingt Ostermeier eine ungekünstelte Aktualisierung von Ibsens skeptischem, melancholischem Bühnenwerk ».) 98 Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« gewisse Schwierigkeiten einfach übergeht und selbst ein paar kleine dramaturgische Leichen im Keller hat », « jenes robuste Gewissen, von dem sie hier ständig reden; was man braucht, um Glück und Erfolg unter einen fest sitzenden Hut zu bringen. Man kann es auch Skrupellosigkeit nennen ».) 99 Critique du Wiener Zeitung, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de Vienne, op. cit. (« Mit diesem vielleicht etwas drastischen, aber faszinierenden Kunstgriff (Dramaturgie: Wolfgang Wiens) werden jedenfalls bisher tabuisierte Dimensionen des Textes offen gelegt ».) 276 Chapitre II LActualisation et la transposition Naturellement, le changement de la fin offre aux journalistes une possibilité de comparaison avec Nora (qui, rappelons-le, se jouait à Vienne lors de la même édition 2004 des Wiener Festwochen). Tandis que certains virent dans ce traitement de la fin un point commun aux deux spectacles, dautres en firent un moment de divergence. Le critique du Tageszeitung note que « dans sa mise en scène viennoise, [Ostermeier] construit une nouvelle fin au Constructeur Solness. Ce quil a dailleurs déjà fait avec Nora, chez lui, à la Schaubühne, et avec beaucoup de succès [et il conclut :] cela met Ibsen à lenvers mais cela fonctionne »100. Ulrich Wenzierl, pour Die Welt, écrit que « tandis que la fin de Nora à la Schaubühne fut radicalisée par Ostermeier à laide de coups féministes mortels ; celle du Constructeur Solness est maintenant relativisée »101, et lon trouve également des voix pour dire que « contrairement à la Nora dOstermeier, rien ne devient plus clair ou plus tragique [ et que le metteur en scène] voulait peut-être tout simplement éviter la fin pathétique dIbsen »102. Enfin, si la comparaison avec Nora semble aller de soi, le traitement de la fin a suscité également un autre rapprochement explicite chez certains critiques, curieux et beaucoup moins attendu : un rapprochement avec Peter Zadek. « Curieusement, Le Constructeur Solness à lAkademietheater de Vienne, en coproduction avec les Wiener Festwochen, paraîtrait avoir été mis en scène par Peter Zadek (ou un autre vieux maître en matière de direction dacteurs) [ chez qui] on préfère les questions nuancées aux réponses. [ ] Chez Ostermeier, cela continue : Voss est assis dans un fauteuil, il saigne du nez, mais sinon il est sain et sauf. Ceci nétait quun rêve, une pièce de peur rêvée. Comme chez Nora (qui est dailleurs en ce moment invitée aux Wiener Festwochen), une pirouette finale de mise en scène, telle la sortie de secours dune soirée parfaite et peaufinée de Peter Zadek, euh , de Thomas Ostermeier »103. 100 « Ce nest pas écrit ainsi chez Ibsen mais cela fonctionne. À lAkademietheater, Gert Voss est assis, écroulé, dans un fauteuil, saigne du nez et se réveille dun profond sommeil. Solness a tout rêvé : la montée sur léchafaudage, la rencontre enivrante avec Hilde, la jeune femme avec qui une nouvelle vie serait possible. Reste un vieil homme cassé, seul avec lenfer de son mariage sans issue. Cela met Ibsen à lenvers mais cela fonctionne ». Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« Er baut in seiner Wiener Inszenierung dem Baumeister Solness einen neuen Schluss. Das hat er auch schon mit Nora gemacht, zu Hause an der Berliner Schaubühne, mit großem Erfolg. [ ] Steht so nicht bei Ibsen aber funktioniert. Und Gert Voss sitzt im Akademietheater zusammengesunken im Sessel, mit blutender Nase aus einem schweren Schlaf erwachend. Solness hat alles geträumt; die fatale Klettertour auf dem Baugerüst, die rauschhafte Begegnung mit Hilde, der jungen Frau, mit der ein neues Leben möglich wäre. Zurück bleibt ein alter, gebrochener Mann in der Hölle einer ausweglosen Ehe. Stellt Ibsen vom Kopf auf die Füße aber funktioniert ».) 101 Ulrich Wenzierl, « Ganz graziöse Alterspanik », op. cit. (« Den Schluss der "Nora" hat Ostermeier an der Schaubühne Berlin durch feministische Todesschüsse radikalisiert, denjenigen von "Baumeister Solness" relativiert er jetzt ».) 102 Critique du Kurier, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de Vienne, www. burgtheater. at. (« Anders als bei Ostermeiers "Nora" wird dadurch aber nichts tragischer oder deutlicher. Vielleicht wollte er einfach nur dem pathetischen Schluss von Ibsen entkommen ».) 103 Karin Cerny, « Konversation zwischen zwei Ideen », op. cit. (« Nur "Baumeister Solness" am Wiener Akademietheater in Koproduktion mit den Wiener Festwochen sieht erstaunlicherweise so aus, als hätte Peter Zadek (oder ein anderer Altmeister der Schauspielerführung) inszeniert. [ ] Lieber weniger Antworten, 277 Chapitre II LActualisation et la transposition 2.2.4. John Gabriel Borkman Une fin ibsénienne Nous avons déjà mentionné le fait quil y eut de nombreuses coupes importantes à la fin de la pièce dans la représentation de John Gabriel Borkman. La quasi totalité du quatrième (et dernier) acte se trouvait supprimée, de sorte quil ne restait que le dialogue final entre Borkman et Ella, lui aussi réduit à lessentiel. En sus de ces coupes dans le texte dramatique, Ostermeier et ses collaborateurs firent des choix qui modifièrent les conditions et les circonstances de la fin du drame, le plus essentiel étant que le banquier ne sortait plus dans les montagnes en pleine tempête de neige, comme il est prévu chez Ibsen, mais mourait chez lui, dans un fauteuil du salon. Certes, ce changement généra un nouveau regard sur le personnage, comme nous lavons déjà évoqué dans la partie consacrée au travail dramaturgique du texte. Là, la vision erronée que porte John Gabriel Borkman sur le réel se trouvait, en effet et dune certaine façon matérialisée : si jusque-là, il refusait de regarder la réalité en face, croyant que les autres allaient finir par sen remettre à lui, à présent, il a une vision des choses carrément brouillée, des hallucinations, il est dans une confusion desprit annonciatrice de sa mort prochaine. Chez Ibsen, Borkman observe les fjords du haut de la montagne et se les imagine pleins de bateaux et dusines, chez Ostermeier, il le fait depuis son salon, pensant vraiment voir ces bateaux et usines imaginaires. Malgré cela, on peut quand même considérer que la logique générale de la fin de la pièce est observée telle quelle avait été voulue par lauteur. Lorsque Borkman et Ella se retrouvent tous les deux dans le salon, après le départ dErhard pour le Sud, Josef Bierbichler va sasseoir sur le sofa situé au centre du plateau, tandis quAngela Winkler reste debout derrière le dossier du meuble, regardant à jardin et se montrant ainsi aux spectateurs de profil. Pendant presque tout ce dialogue final, les deux acteurs maintiennent leurs positions et attitudes ; Angela Winkler en a même lair statufiée. La cloison en plexiglas du fond du dispositif sélève alors de cinq à dix centimètres, de sorte que par cette fente séchappe la fumée artificielle amassée derrière elle. Celle-ci envahit bientôt tout le plateau, mais reste au sol, baignant ainsi les pieds des acteurs jusquaux stattdessen höchst differenzierte Fragen. [ ] Bei Ostermeier geht weiter: Voss sitzt im Fauteuil, er hat Nasenbluten, ist aber sonst heil. Alles war nur ein Traum. Ein Angst-Traumspiel. Ähnlich wie bei "Nora" (die auch gerade bei den Wiener Festwochen zu Gast ist) eine Doch-noch-Regie am Ende als etwas ausgeprobter Notausgang für einen geschliffenen und perfekten Schauspielerabend von Peter Zadek, äh, Thomas Ostermeier ».) 278 Chapitre II LActualisation et la transposition chevilles. Cette fumée, en mouvement constant, coule pour ainsi dire, dans la direction du public : les spectateurs ont limpression que Borkman et Ella se tiennent au milieu dun fleuve venu de lau-delà. Lambiance devient onirique, presquirréelle : la lumière baisse, un projecteur derrière la cloison dessine en son centre un cercle de lumière, dont le halo, au milieu de la fumée, évoque celui du soleil lorsquil se devine péniblement à travers un brouillard épais et que ses rayons ne parviennent plus jusquà notre monde ici-bas. Cest donc dans ce dispositif que se déroule le dernier dialogue de Borkman et de son ancien amour ; dans sa mise en scène, Ostermeier le réduit toutefois à un quasi monologue : Ella ne place que quelques-unes de ses répliques et, la plupart du temps, se contente découter les rêves délirants de John Gabriel. Pendant cette scène, pour exprimer sa perplexité et sa peur grandissantes, Angela Winkler ne fait que dinfimes mouvements de tête. Josef Bierbichler, lui, ne quitte pas son sofa, mais en revanche agite vivement ses bras, à mesure que le délire de son personnage croît. Ce nest que vers la fin de son monologue, à lapogée de sa folie, quil se lève et se dirige, chancelant, vers le fauteuil côté cour, dans lequel il se laisse tomber lourdement. Au terme dun long moment de silence, Josef Bierbichler se pose la main sur la poitrine, en disant que quelque chose lavait « saisi ». Angela Winkler, toujours le visage à jardin, lui tourne donc le dos, et, sans le regarder, maintient son silence, immobile. Cest alors que, dans la plus grande discrétion pourrait-on dire, John Gabriel Borkman meurt, sans être vu : dans un premier temps, seul le public peut constater que son corps a perdu ce qui lui restait de tonicité, que sa tête repose trop lourdement sur la poitrine et que ses bras pendent, amorphes. Lorsque, quelques instants plus tard, Ella se rend compte de létat de Borkman, elle se précipite dabord vers lui, le couvre de son manteau et dit quelle va aller chercher du secours. Elle déambule confusément sur le plateau, changeant plusieurs fois de direction, comme si elle narrivait pas à se décider par quelle porte sortir. Enfin, elle se dirige résolument vers la sortie côté jardin, mais sarrête brusquement, regarde longuement Borkman, avant daller finalement dun pas posé sasseoir sur le sofa, en disant « Mieux vaut comme ça pour toi. Mieux vaut comme ça ». Cest alors quentre Gunhild, par la porte opposée. Son expression est bien plus sereine que lorsquelle avait paru pour la dernière fois, après le départ de son fils Erhard. À la question dElla, si elle les cherchait, Gunhild répond sur un ton réconciliant : « mais oui, il faut bien ». « Il dort ? », demande-t-elle à son tour sans regarder Borkman. Lorsque sa sur lui apprend que le sommeil de celui-ci est des plus profonds, une réaction violente, un choc et une stupeur muette traversent, le temps dune seconde, le visage de Kirsten Dene. Cette 279 Chapitre II LActualisation et la transposition sérénité profonde revient toutefois aussitôt et Gunhild se dirige lentement vers le sofa pour sasseoir aux côtés dElla. Les deux surs se tiennent là immobiles et muettes ; la lumière du projecteur derrière elles se fait plus forte et plus claire, comme si le brouillard se dissipait et que le soleil revenait sur terre. En un mouvement à peine perceptible, Ella prend la main de Gunhild, que celle-ci serre à son tour. Au bout dun long moment, Angela Winkler tourne lentement la tête vers Kirsten Dene ; lorsque son mouvement est achevé, la lumière séteint brusquement. Cette fin de représentation ne contredit pas la mort quIbsen a réservée à son héros ; de ce point de vue, John Gabriel Borkman ne suit pas la logique des trois spectacles précédents. Certes, on a opéré cette modification majeure du changement de lieu pour le quatrième acte (ou plutôt ce quil en reste, étant donné les coupes importantes quil a subies), qui ne se déroule plus à la montagne, mais dans le salon. Toutefois, ces libertés prises avec la fin de la pièce nont pas fondamentalement modifié les propos de lauteur, ni imposé une nouvelle lecture globale de luvre, comme ce fut le cas lorsque Nora cribla son mari de balles au lieu de le quitter, lorsque le suicide dHedda passa inaperçu ou quand Solness se réveilla sain et sauf après le cauchemar de sa chute. Le renoncement à ce type de pirouette de mise en scène finale, quévoquèrent de nombreux journalistes pour les trois premiers spectacles ibséniens, participe ici, semble-t-il, dun traitement de lensemble de la mise en scène plus épuré que celui adopté pour Nora, Hedda Gabler et le Constructeur Solness104. 104 Les critiques ne réservèrent curieusement aucun commentaire à ce changement de la fin de la pièce qui la réduisit pourtant du quart de sa durée, à savoir une heure quarante de spectacle. 280 Chapitre II LActualisation et la transposition 3. Transposition Nous aborderons la transposition selon quatre angles précis : la spatialisation sociale105 des drames par Thomas Ostermeier, les différents changements factuels apportés aux pièces, lactualisation des personnages dIbsen, et enfin, la réception que la critique a réservée à ces transpositions et actualisations. 3.1. Spatialisation sociale Nous avons déjà mentionné le souci du metteur en scène denvisager ses spectacles selon un double point de vue : géographiquement dabord, sociologiquement ensuite. Ainsi, la représentation de Nora se déroule-t-elle dans le quartier huppé du centre de Berlin, la Mitte. Située dans lancienne partie Est de la ville divisée, la Mitte fut au début des années quatrevingt-dix le quartier de prédilection des artistes et des bohèmes, avant dêtre massivement envahie par la classe économiquement aisée des nouveaux riches du néolibéralisme la « loft-génération », comme la nomme alors lune des collaboratrices dramaturgiques dOstermeier106. Le quotidien dun jeune couple habitant un loft dans ce quartier, telle quest montrée dans la représentation de la Schaubühne la vie des Helmer, renvoie donc à un phénomène général que lon peut observer à Berlin de nos jours, et permet au metteur en scène de situer les personnages dans un milieu social concret, facilement identifiable par le public. « Jai aussi voulu insister sur la situation particulière de Berlin où la bourgeoisie était, jusquà larrivée dHitler, majoritairement juive. Ce nest que depuis peu, avec lessor de la nouvelle économie, qua surgi une bourgeoisie infiniment moins cultivée que la précédente, qui vit dans la peur de la ruine »107. La situation daujourdhui, « celle de jeunes gens qui veulent faire une carrière pour monter dans la hiérarchie sociale »108, ressemble étrangement, selon le metteur en scène, à 105 Nous reprenons lexpression employée par Sylvie Chalaye dans son livre dentretiens avec Thomas Ostermeier, op. cit., p. 39. 106 Propos de Beate Heine dans un entretien avec Christine Adams, « So schrill wie Berlin selbst », publié sur http: //www.neue-oz.de/_archiv/noz_print/feuilleton/2003/05/nora_interview. html. 107 Propos de Thomas Ostermeier dans larticle de Joshka Schidlow, « Le feu dans la Maison », op. cit. 108 B. Heine, entretien du 4 février 2005, op. cit. 281 Chapitre II LActualisation et la transposition létat de la société du temps où Ibsen écrivait la pièce : la bourgeoisie naissante de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle dans une Norvège brusquement transformée et atteinte par le capitalisme industriel, trouve un écho dans celle, néolibérale, de la société allemande contemporaine. Or, la dénonciation du pouvoir de largent et du consumérisme est au cur des intérêts dOstermeier, ceci depuis ses premières mises en scène dauteurs contemporains, quIbsen rejoint ainsi avec Nora109. Avec Hedda Gabler, le metteur en scène opte de nouveau pour une localisation de la pièce géographiquement et sociologiquement précise. Cette fois-ci, il choisit la Charlottenburg110 cest-à-dire le quartier-même de la Schaubühne, dont le bâtiment se trouve sur le Kurfürstendamm, lartère commerciale majeure de Berlin ; quartier bourgeois par excellence, la Charlottenburg témoigne encore aujourdhui de la grandeur et de la décadence de certaines parties de lancien secteur Ouest de la ville divisée. Comme souvent dans les spectacles dOstermeier, laction est transposée à notre époque : « dans un décor historique avec des costumes dépoque, je suis automatiquement saisi dun sentiment de théâtre poussiéreux »111 dit le metteur en scène, « en ce moment, je ne peux comprendre les pièces quà partir de lactualité »112. Aussi, les Tesman appartiennent-ils à la classe qui se concentre dans ces lieux, économiquement aisée, prospère et légèrement décadente, comme le suggère Ostermeier : « Je trouve plutôt agréable ce qui se passe sur le Kudamm et dans les rues attenantes, plus inspirant que la Mitte ou le Prenzlauer Berg. Ce monde-là, ce milieu de lAllemagne de lOuest qui se décompose, va bien avec notre travail »113. Lhabitacle des Tesman et son intérieur sont dun chic et dun luxe frappants, tout comme leurs vêtements et objets personnels assez comptés et précieux dans ce spectacle. Ce 109 « Et cest en cela que se rejoignent Ibsen et les auteurs contemporains que jai mis en scène : cette obligation constante dacquérir de largent, cette convoitise de la sécurité matérielle recèle pour moi une dimension tragique ». « Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit., p. 48. 110 Ce fait est suggéré surtout par les projections vidéo qui proposent au spectateur des vues dextérieur des villas situées dans ce quartier. 111 Propos de T. Ostermeier dans « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Bei einem historischen Setting mit alten Kostümen habe ich automatisch das Gefühl von verstaubtem Theater ».) 112 Ibid. (« Ich kann zurzeit Stücke nur aus der Gegenwart heraus verstehen ».) 113 Propos de T. Ostermeier dans « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Ich finde es ganz ansprechend, was in den Seitenstraßen und auf dem Kudamm rumläuft, inspirierender als Mitte oder Prenzlauer Berg. Diese Welt hier, diese bröckelnde, westdeutsche Milieu, passt zu unserer Arbeit ».) 282 Chapitre II LActualisation et la transposition choix de transposition nest pas anodin : il reflète le souci du metteur en scène de se rapprocher au plus près de son public, sinon même de lui tendre un miroir114. Pour Le Constructeur Solness, de nouveau laction est localisée avec beaucoup de précision. La pièce est censée se dérouler dans lune des banlieues résidentielles et chic de la capitale autrichienne, telle que nous pouvons la voir dans le film Hundstage (Canicule) dUlrich Seidl. En effet, les photographies des villas projetées pendant le spectacle rappellent fort les maisons de ce documentaire fiction, qui traite de la petite bourgeoisie autrichienne de nos jours, laquelle sisole dans ces parties de la ville où les villas luxueuses, piscines et garages compris, senchaînent à perte de vue et doù toute personne non désirée est exclue. De la même manière, la vie des personnages du Constructeur Solness nest pas sans rapport avec celle que nous présente Ulrich Seidl dans son film. Malgré le luxe amassé autour deux, ils souffrent tous dune solitude profonde : parmi eux, lhistoire dun couple dont lenfant est mort, paraît particulièrement en résonance avec le drame dIbsen115. Ainsi la mise en scène suggère-t-elle, notamment à travers des projections vidéo, que lorsque Solness a loti le jardin de lancienne maison de ses beaux-parents, après que celle-ci eut brûlé, pour y bâtir des villas116, cétait justement pour donner naissance à un quartier résidentiel de ce type. La décadence, le vide et la tristesse de la vie de ces familles, telle que nous la montre Canicule, font que ce Solness ne peut même pas se bercer de cette réussite. La mise en scène de John Gabriel Borkman, comme nous lavons déjà mentionné, déroge à la règle de la spatialisation sociale, qui fut pourtant déterminante pour la lecture des trois spectacles ibséniens précédents. En effet, cest grâce au parler et aux costumes des personnages, ainsi quaux quelques (très) rares accessoires, que lon comprend que laction a été transposée à notre époque. Toutefois, aucun indice nest donné sur la localisation géographique du drame, aussi approximative fut-elle, et rien ne nous informe précisément sur lappartenance sociale des personnages ; comme si le metteur en scène avait voulu empêcher, 114 « Je vois la dépression de la prospérité, le vide intérieur, le désir désespéré dHedda Gabler lorsque, entre deux répétitions, je vais dans un restaurant sur le Kudamm », dit le metteur en scène dans « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Die Wohlstandsdepression, die innere Leere, die verzweifelte Sehnsucht von Hedda Gabler sehe ich, wenn ich in der Probenpause in ein Restaurant am Kudamm gehe ».) 115 Dans une villa énorme, les deux époux qui sont devenus étrangers lun pour lautre, vivent chacun de leur côté, incapables de partager leur chagrin ; ils coexistent, sans se parler. Sils acceptent de se croiser dans la maison, vide comme la piscine dans leur énorme jardin, ils tiennent à ce que chacun aille sur la tombe de lenfant séparément, comme si se retrouver tous deux face à la pierre tombale les amènerait nécessairement à une confrontation, à une explication quils fuient avec panique, tout comme les Solness, qui pendant des années névoquent le malheur qui les a frappés quà demi-mots. 283 Chapitre II LActualisation et la transposition ou du moins atténuer la référence au contexte très précis de la crise économique de lautomne 2008, qui ne manquerait pas de venir à lesprit de tous les spectateurs. 3.2. Actualisations factuelles En transposant les pièces dans un milieu contemporain, Ostermeier et ses collaborateurs étaient obligés dintroduire quelques changements dans le texte dIbsen, comme nous lavons évoqué dans le chapitre consacré aux traductions. Effectivement, le travail étant fondé avant tout sur une esthétique réaliste, il fallait actualiser certains faits et se positionner face à lépineuse question de possibles anachronismes. De son côté, Hinrich Schmidt-Henkel, le traducteur des trois premières pièces, se dissocie du procédé : « Jai demblée renoncé à toute adaptation des faits, en sachant que [ ] cest laffaire de la mise en scène. Dans ma Nora, il y a donc toujours sous le sapin de Noël une petite trompette et un sabre en bois, pas des personnages Playmobil ou des poupées Barbie, et dans Hedda Gabler, un manuscrit en papier, et non un ordinateur. Jobserve la même logique pour les didascalies, où je reproduis les descriptions vestimentaires et dintérieur détaillées dIbsen. Elles nous renseignent sur la manière dont Ibsen voyait ses personnages et chaque décorateur ou metteur en scène contemporain a le droit de les traduire, sil le souhaite »117. Les changements opérés sont de deux ordres : matériels (ils reflètent le niveau de plus en plus performant et lomniprésence croissante des technologies modernes dans nos vies quotidiennes) et sociaux. 3.2.1. Actualisations matérielles On constate effectivement que le metteur en scène a mis dans les mains de ses personnages des appareils informatiques contemporains : téléphones, ordinateurs portables, chaînes hi-fi. Chez les Helmer, les Tesman, les Solness et même les Borkman, on nécrit plus 116 « Des foyers agréables, doux et clairs, où le père et la mère et les enfants peuvent vivre dans la joie et la sécurité, avec le sentiment que lexistence est un grand bonheur ». Henrik Ibsen, Le Constructeur Solness, in Les douze dernières pièces, trad. T. Sinding, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1994, p. 337. 117 Propos du traducteur dans la postface à Nora oder Ein Puppenhaus , op. cit., p. 479. (« Auf eine Bearbeitung der Realien habe ich durchgehend verzichtet, im Wissen, dass [ ] das Sache der Inszenierungen ist. Es gibt in meiner Nora als Weihnachtsgeschenke also weiterhin eine Spielzeugtrompete und einen Holzsäbel, keine Playmobil Männchen oder Barbiepuppen, es gibt bei Hedda Gabler ein Papiermanuskript, kein Laptop. Ebenso bleibe ich in den Regieanweisungen bei Ibsens detaillierten Kleidungs- und Interieurbeschreibungen. Sie geben Auskunft darüber, wie Ibsen seine Figuren sah, und jeder heutige Ausstatter, jede heutige Regisseurin wird das selbst übersetzen, wenn sie es wollen ».) 284 Chapitre II LActualisation et la transposition des lettres, on nenvoie plus les bonnes avec des messages, mais on règle ses affaires de communication quotidienne par un coup de fil ou un SMS, depuis son téléphone portable. Dans Nora, par exemple, Torvald passe un coup de fil au Docteur Rank pour lui renouveler son invitation pour la soirée du réveillon ; le téléphone est un outil de communication tellement ancré dans la vie du couple que Nora, pour obtenir un tête à tête avec son mari, y recourt, bien que Torvald se trouve juste à côté delle, ceci bien sûr sur un mode humoristique118. Au premier acte dHedda Gabler, lorsque Thea et Hedda proposent à Tesman décrire à Lövborg et de linviter dans la nouvelle maison, au lieu daller chercher un crayon et une feuille de papier, Lars Eidinger sort son mobile de sa poche et tape un message119. Il en va de même pour les ordinateurs que manipulent sans cesse Torvald, Tesman, Lövborg, Solness, Ragnar et les autres personnages masculins (donc ceux à qui il est permis de travailler), à lexception toutefois de John Gabriel Borkman (exclu du monde du travail). Le manuscrit du nouveau livre de Lövborg nest pas rédigé sur du papier mais tapé sur son ordinateur120, lequel Lövborg ne perd pas en chemin mais oublie dans un taxi. Hedda détruira ensuite ce texte dune manière « peu spécialiste »121 : en cassant lordinateur à coups de marteau, avant davouer avoir brûlé les restes sur le grill du jardin122 ! Toujours dans Hedda Gabler, un autre ordinateur, celui de Tesman cette fois-ci, tient lieu dalbum photo du voyage de noces du jeune couple, quHedda montre à Lövborg au deuxième acte. Enfin, toujours dans la même logique, le piano droit classique qui semble lui aussi un objet beaucoup trop obsolète pour les foyers modernes, est remplacé par un piano électronique dans Nora et John Gabriel Borkman, par une chaîne hi-fi dans Hedda Gabler, et par la radio dans Le Constructeur Solness. 118 Dans la même logique, lorsque Torvald demande à la jeune fille au pair daller porter une lettre à la poste, cest tout naturellement quil lui propose sa voiture pour effectuer cette course. 119 De même, Tesman ne demande pas alors : « Avez-vous son adresse ? », mais, tout naturellement, « Avez-vous son numéro ? ». 120 Cette actualisation, de remplacer le manuscrit par un ordinateur, est un peu problématique, comme nous allons le voir plus loin. 121 Comme le commente Franz Wille dans « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« etwas unfachmännisch ».) 122 Petit clin dil à la version dIbsen, où Hedda brûle luvre de Lövborg dans un poêle. 285 Chapitre II LActualisation et la transposition 3.2.2. Actualisations sociales Certaines actualisations sont dues à des changements sociaux par rapport au texte et au contexte de la pièce dIbsen. Chez les Helmer, par exemple, nous ne trouvons pas les personnages de la bonne et de la nourrice, mais une jeune fille au pair, à la peau mate et qui parle aux enfants en anglais (aide indispensable des mères de jeunes enfants daujourdhui). Le metteur en scène explique : « Les crèches étant quasiment inexistantes [en Allemagne aujourdhui], les femmes doivent rester à la maison et vivent sous la dépendance de leur mari. Pour échapper à cette souricière, elle engagent, comme le fait Nora, des jeunes filles au pair quelles choisissent de préférence originaires du tiers-monde »123. Ce genre dactualisation permet de glisser dans les représentations des commentaires sur des sujets brûlants de lactualité, de faire référence aux débats qui animent les médias au moment de la création des spectacles. À titre dexemple : lors de cette soirée fatidique pour Lövborg, les hommes ne rendent pas visite à cette « Mademoiselle Diane, une cantatrice aux cheveux roux » imaginée par Ibsen, mais à une certaine « asiatique, une chinoise ou une coréenne » (Brack utilisera même plus loin lexpression de « bordel asiatique »). En Allemagne, la prostitution, légale, notamment celle des femmes venues de létranger, était au moment de la création de la pièce (2006) au centre dun débat qui avait pris une tournure internationale, en raison de la Coupe Mondiale de Football qui sy tenait alors. Autre sujet propre à notre époque : le sida qui a remplacé dans la représentation de la Schaubühne, la syphilis dont souffre le Docteur Rank dans la Maison de poupée dIbsen. Même pour John Gabriel Borkman, pièce quOstermeier, selon ses propres mots, ne voulait pas lire à travers le prisme de la crise économique, le metteur en scène ne renonce pas à ce principe, et lon retrouve dans le spectacle des allusions concrètes à lactualité. Lors des représentations à Rennes, en décembre 2008, le banquier Borkman affirmait, selon la pièce dIbsen, quil se serait depuis longtemps tiré une balle dans la tête sil navait pas eu la certitude que lheure de sa réhabilitation sonnerait. Mais début janvier 2009, les médias allemands et mondiaux rapportèrent le suicide dAdolf Merckle, un richissime magnat industriel allemand qui, à cause de la faillite qui menaçait son entreprise suite à des spéculations boursières ruineuses, accablé de dettes, sétait jeté sur les rails. Lors des 123 Propos de Thomas Ostermeier dans Joshka Schidlow, « Le feu dans la Maison », op. cit. 286 Chapitre II LActualisation et la transposition représentations berlinoises, Josef Bierbichler substitua à lhypothèse de se tirer une balle dans la tête, celle de se jeter sous un train124 3.2.3. Anachronismes « On avait une image de ce que lon voulait faire et on a découvert pendant les répétitions quil était difficile de transformer toute la pièce. Il est difficile de trouver une analogie à tout anachronisme, et si on le faisait on risquerait de détruire la pièce, parce que ces anachronismes sont très étroitement liés à la structure de la pièce, et dailleurs très intéressants dun point de vue scénique »125. La transposition des pièces, qui dans toute son ampleur constitua un travail minutieux et à haut risque, déboucha sur certains anachronismes, revendiqués et jugés même importants pour la représentation. Effectivement, ces soi-disant fausses notes permettaient de créer un effet d éloignement très utile (brechtien, pourrions-nous dire) qui réveillait le spectateur et pouvait lamener à porter, à distance, un jugement sur laction ainsi théâtralisée. Deux exemples illustrent ce problème : celui de limpossible actualisation du mode de transmission de la lettre compromettante de Krogstad dans Nora, indissociable de la trame de la pièce, et qui aurait dû, en toute logique, se faire par voie électronique et non postale126, et celui, dans Hedda Gabler, du manuscrit de Lövborg, qui est devenu un fichier textuel dans lordinateur portable du jeune savant. On constate alors que, si le metteur en scène a préféré garder le papier pour Nora, au risque de créer un anachronisme, la solution contraire, dans Hedda Gabler (remplacer le papier par un médium virtuel), savère tout aussi problématique. Car le spectateur daujourdhui, suffisamment au fait de linformatique, trouve étrange que Lövborg nait pas gardé une copie de sauvegarde de son texte, et que celui-ci soit par 124 « Il aurait pu se jeter sous un train, bredouille Bierbichler, mais il ne la pas fait. Toutefois, les allusions au cas Merckle et à notre pain quotidien des spéculations boursières, ne représentent pas ici une plus-value [ ]. Au contraire, elles ressemblent à un fardeau que la soirée est forcée de traîner avec elle ». Simone Kaempf, « Vernebelter Endkampf der Gefühle », critique publiée sur le site nachtkritik.de, le 14 janvier 2009. (« Vor den Zug hätte er sich werfen können, nuschelt Bierbichler, hat er aber nicht. Anspielungen an den Fall Merckle und ans tägliche Brot der Anlagespekulationen finden sich hier einige, ergeben aber keinen Mehrwert [ ]. Im Gegenteil wirken sie eher wie eine Last, die der Abend mitschleppen muss ».) 125 Entretien avec B. Heine, op. cit., qui affirme quOstermeier revendique ces anachronismes comme des éléments constituants du spectacle : « Je crois quon na pas réussi à transformer toutes les choses dans une version contemporaine. Il y a un peu de contradictions, mais je ne crois pas que ce soit mauvais au théâtre... Nous avons conscience que cela est toujours un risque, mais on doit toujours lessayer quand-même ». 126 Ce que remarque René Solis dans « Ostermeier fait sauter la Maison de poupée », op. cit. : « Restent des anachronismes ; ainsi la boîte aux lettres, objet de fixation des angoisses de Nora, nest pas électronique, alors quon verrait bien Krogstad le maître chanteur opérer par lInternet ». 287 Chapitre II LActualisation et la transposition conséquent irrévocablement perdu lors de la destruction de lordinateur par Hedda. Tout aussi invraisemblable paraît le fait que la fameuse lettre de Krogstad attende deux jours durant dans la boîte postale des Helmer, dont seul dailleurs Torvald aurait la clef. Naturellement, de nombreux critiques prirent justement ces points pour cible de leurs réticences générales sur cette question de lactualisation des drames de la fin du dix-neuvième siècle127 3.3. Actualisation des personnages 3.3.1. Personnages principaux Nora Dès sa création et ses premières représentations, le personnage de Nora est devenu synonyme de la lutte de la femme pour son émancipation ; en témoigne la réception de cette uvre dIbsen, pendant les douze décennies qui séparent sa première représentation de celle de Thomas Ostermeier à la Schaubühne. Or, le metteur en scène propose une antithèse au personnage de la Maison de poupée, en faisant de sa Nora une femme actuelle, épanouie et réussie dans son rôle dépouse et de mère ; certes elle est dépendante de son mari, mais sa soumission aux lois patriarcales de la société prend les dimensions dun libre arbitre contemporain : être considérée comme une femme-objet nest pas révoltant pour la Nora dAnne Tismer, qui campe un personnage aux allures de Lara Croft ou de Kill Bill. De la sorte, cette femme aux apparences trompeuses pourra parvenir de façon plus logique au dénouement criminel, donc tragique, que propose Ostermeier. Dailleurs, le metteur en scène affirme : 127 Ainsi le virulent Michael Merschmeier du Theater heute : « Ici, dans ce monde de nouveaux-riches, le partenariat, au moins en tant quaccord de base, est évident, même sil nest peut-être pas toujours pratiqué dans la réalité. Cette Nora aurait aussi sans aucun doute aidé son Helmer à se procurer largent indispensable et, de même, ce dernier aurait certainement accepté son aide. Ou bien, elle se serait déjà rendu compte auparavant quil est un monstre macho, égoïste et carriériste ». Michael Merschmeier, « Mama oder Prada ? », op. cit. (« Hier, in dieser Welt der hippen Neureichen, ist Partnerschaft zumindest als Grund-Verabredung selbstverständlich, auch wenn sie in der Realität vielleicht nicht immer praktiziert wird. Diese Nora hätte ihrem Helmer ganz bestimmt auch bei der nötigen Geldbeschaffung geholfen und ebenso wahrscheinlich hätte der ihre Hilfe dankend akzeptiert. Oder sie wäre schon früher darauf gekommen, dass er ein egoistisches, karrieresüchtiges MachoMonster ist ».) 288 Chapitre II LActualisation et la transposition « Aujourdhui, lhéroïsme théâtral me paraît en effet mieux porté par les femmes. [...] Le héros masculin sest peut-être fatigué. Et la crise de lidentité masculine dans nos sociétés est sans doute passée par là »128. Dès son apparition sur scène et jusquau dernier moment, Anne Tismer est toujours en mouvement, comme si tous ses actes, tous ses mouvements témoignaient dun désir dêtre à plusieurs endroits en même temps, dun manque dordre dans ses pensées, dun chaos interne. On ne sait jamais ce quelle va faire par la suite. Cest une Nora qui ne prend jamais le temps de réfléchir ou de parler, une Nora qui agit, une Nora qui « fonctionne »129. QuOstermeier ait situé la famille des Helmer dans les quartiers huppés de la capitale allemande, ajoute dautres caractéristiques au personnage : « Nora appartient à une couche de société dans laquelle la femme nest pas obligée de travailler on pense vite à la nouvelle loft-génération du Berlin Mitte et de Prenzlauer Berg qui peut se le permettre »130. En effet, dIbsen à Ostermeier, on passe dune société où la femme ne devait pas travailler à une société où elle ne doit plus travailler, dun milieu où le fait que la femme travaillait était mal vu à cause des préjugés moraux, à un milieu où le même fait témoigne dune honteuse insuffisance économique de la famille. Le travail, quil sagisse dun poste élevé ou dun simple gagne-pain est au cur de la problématique de la pièce, comme il lest dans la société allemande contemporaine, dit Ostermeier : « Cette question, à savoir si les femmes doivent oui ou non rester à la maison, est en ce moment au centre de nombreux débats. Et en même temps, elle constitue une ligne de partage claire entre les classes. Car en fait, cela commence à jouer un rôle seulement au moment où lun des deux compagnons, et cest souvent lhomme, a la possibilité de faire vivre la famille au niveau de limage quelle a delle-même. Ainsi les couples dans lesquels les deux compagnons travaillent, nappartiennent-ils pas à la classe bourgeoise »131. Une simple équation nous ramène au personnage de Nora : travail égale argent. La Nora dAnne Tismer vit dans un autre mode binaire, qui lie largent et le sexe, lequel tient la 128 http:// www.theatre-contemporain.net/spectacles/disco_pigs/entretien. htm, op. cit. C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », op. cit. 130 Propos de Beate Heine dans « So schrill wie Berlin selbst », op. cit. (« Nora gehört zu einer Schicht, in der die Frau nicht arbeiten muss da denkt man schnell an die neue Loft-Generation von Berlin Mitte und Prenzlauer Berg, die sich das leisten kann ».) 131 Propos de T. Ostermeier dans son entretien avec J. Pappelbaum, « Doch eher näher an Kroetz », in Dem Einzelnen ein Ganzes, op. cit., p. 161. (« Dieses Thema, ob Frauen zu Hause bleiben sollen oder nicht, wird ja gerade viel diskutiert. Und dabei gibt es eine klare Distinktionslinie zwischen den Klassen. Denn eigentlich spielt es erst eine Rolle, wenn einer der beiden Partner, und das ist meistens der Mann, die Möglichkeit hat, die 129 289 Chapitre II LActualisation et la transposition place du travail. La définition du mariage bourgeois comme forme de prostitution132, telle quen fait Ostermeier est sans appel : « La thèse est assez connue et répandue : le mariage bourgeois a été une invention de la classe dirigeante pour que largent reste dans lenceinte de la famille. Lhomme avait besoin dune femme confiante et aimante, afin dêtre certain que le patrimoine serait confié aux héritiers. La monogamie est ici essentielle, et relève dune invention économique, inséparable de la morale qui laccompagne »133. Dès le début, cette Nora montre quelle est très consciente de sa position de femme désirée par son mari (et par les deux autres personnages masculins de la pièce), et elle ne laisse passer aucune occasion den tirer profit. La sexualité, sous-jacente chez Ibsen, est une composante importante de la personnalité de cette bourgeoise, et occupe par conséquent une place prédominante pour linterprétation du personnage. Dans cette représentation, la vie du couple des Helmer semble régie par les lois de largent et du confort matériel, et mue par le sexe. À un niveau plus général, on passe ici dune société où la sexualité était un sujet tabou à une société où on en parle ouvertement et apparemment sans aucune gêne (voir également lattitude générale du Docteur Rank et ses rapports avec Nora). La sexualité devient peut-être même lunique moyen de communication pour le couple ; en tout cas le seul par lequel les deux époux, daprès Ostermeier, parviennent à entrer en relation lun avec lautre. Omniprésente, elle trouve sa place dans toutes les situations de vie commune des Helmer, et lon se demande si cest Torvald qui le veut ainsi ou si cest Nora qui a imposé cette forme de relation, ayant pressenti que résidait là sa supériorité face à son mari : car elle recourt à cette arme chaque fois quelle veut obtenir quelque chose de lui. En tout cas, la sexualité, ou plutôt la nécessité dêtre désirable et désirée est au fondement de cette Nora poupée berlinoise des années 2000, de cette Nora Barbie. Pendant toute la pièce, celle-ci porte des vêtements qui soulignent une silhouette quAnne Tismer nhésite pas à faire valoir. Cest pourquoi à la fin de la représentation, alors que Nora a réalisé sa situation et pris sa décision, elle revêt un vieux jean et un gros pull qui cachent, nient ses formes féminines et lui donnent une allure masculine. Le corps était au cur de sa soumission et sa révolte finale doit passer par une négation de ce corps. Familie auf dem Standard ihres eigenen Selbstbildes zu ernähren. Paare also, bei denen beide Partner arbeiten müssen, zählen nicht zur bürgerlichen Klasse ».) 132 Cf. « Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit., p. 47. 290 Chapitre II LActualisation et la transposition Après avoir offert son corps à son personnage, assumant et dominant les différentes mises en danger dans lesquelles elle le place (les points culminants étant naturellement ses luttes répétées avec les trois hommes et, de façon paroxystique, sa danse), Anne Tismer fait de sa Nora objet de désir, une créature froide, cérébrale et autonome, un être social, critique. Hedda Gabler Au cours des onze décennies de sa vie scénique, le personnage dHedda Gabler a été abordé avant tout sur le plan psychologique, comme une étude menée par Ibsen, comme le portrait extrêmement complexe dun être humain134. Une grande part du vocabulaire psychanalytique a été utilisée pour décrire le caractère dHedda qui, même si cette discipline a considérablement évolué depuis la création de la pièce, se prête toujours aussi bien à ce traitement. Cependant, comme à son habitude, et sans pour autant négliger le côté psychologique de lhéroïne, Ostermeier a voulu exprimer à travers ce personnage des préoccupations plutôt dordre social. « Il ne sagit pas de dépression chez Hedda, mais de liberté »135, dit-il. Dune liberté que lenvironnement où elle évolue lui refuse et à laquelle elle renonce delle-même en acceptant les règles de jeu de la société. Aussi, aux yeux du metteur en scène, le personnage dHedda Gabler est-il moins construit par son caractère que par le rôle auquel la réduit notre société, qui vit constamment sous le dictat des considérations économiques, et dans laquelle, rappelons-le, même « le couple, la monogamie et le mariage demeurent des institutions dont les bases sont restées marchandes »136. Cest ainsi quOstermeier résume les préoccupations de son Hedda, en les mettant en rapport avec notre époque actuelle : « Être établie et se demander : zut, comment est-ce que jen suis arrivée là ? Une rente sûre, une belle maison, donner des enfants à un mari. Cela a beaucoup à voir avec nous. Quest-ce quon fait lorsquon se retrouve dans des rails, mais quon est métaphysiquement vide ? Ou bien, quest-ce que cela veut dire, de ne rattacher au bonheur que les questions de 133 http ://www.theatre-contemporain.net/spectacles/disco_pigs/entretien. htm, op. cit. Nous pouvons évoquer notamment le spectacle dAndrea Breth, à la Schaubühne en 1993, qui a mis en scène cette pièce comme « létude dune dépression ». Ainsi, « le suicide dHedda Gabler est un point final terrible mais logique, réfléchi dès le début ». Cf. Peter Michalzik, « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Studie einer Depression », « Hedda Gablers Selbstmord war der von Anfang an angelegte, grauenvoll aber logische Endpunkt ».) 135 Propos de T. Ostermeier dans « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Es geht bei Hedda nicht um Depression, sondern um Freiheit ».) 136 http ://www.theatre-contemporain.net/spectacles/disco_pigs/entretien. htm, op. cit. 134 291 Chapitre II LActualisation et la transposition sureté économique ? On est bloqué dans une forme de médiocrité. Tout comme chez Ibsen »137. Pour mettre en évidence cette vision plus sociologique que psychologique du personnage, le metteur en scène a opté pour un traitement qui va à lencontre de celui, très psychologisant, traditionnellement adopté. Son approche vise à libérer Hedda Gabler de son statut dhéroïne théâtrale, pour en faire davantage une femme ordinaire de la société actuelle : « Il sagit dune tentative de renoncer aux effets superflus et aux moments théâtraux, de se concentrer sur lessentiel et par conséquent de sapprocher au maximum des personnages »138. Ainsi, Katharina Schüttler campe-t-elle le personnage dune Hedda moderne et inhabituellement jeune139 : on est loin de la femme mûre approchant la trentaine dessinée par Ibsen. Il ne sagit pas là de la seule déviation des caractéristiques de lhéroïne que propose Ostermeier. Cette Hedda ne fait pas son entrée en tirant les rideaux pour se cacher de la lumière du soleil ; dailleurs, il ny en a pas dans le décor de Jan Pappelbaum, et de toute façon, il pleut dehors. De la même manière, cette femme na pas tant didentité en tant que fille de son père : le Général Gabler est à peine évoqué, et sans que soit dailleurs mentionnée 137 Propos de T. Ostermeier dans « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Etabliert sein, um dann zu fragen: Mist, wie bin ich denn hierher geraten. Die gesicherte Rente, das schöne Haus, dem Mann Kinder gebären. Das hat viel mit uns zu tun. Was macht man, wenn man sich in den Bahnen befindet, aber metaphysisch leer ist. Oder was heißt es, mit Glück nichts anderes zu verbinden als Sicherheit. Man steckt in irgendeiner Form von Mittelmaß fest. Wie bei Ibsen ».) 138 Propos de T. Ostermeier, ibid. (« Es geht um den Versuch, auf überflüssige Effekte und theatralische Momente au verzichten und sich so auf das Wesentliche zu konzentrieren und näher an die Figuren heranzukommen ».) 139 Franz Wille dit, dans son article « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. : « La Hedda de Katharina Schüttler est dune autre trempe que [ses] devancières. Elle nest pas une dame ibsénienne, bourgeoise et qui sennuie comme le fut Corinna Kirchhoff chez Andrea Breth il y a dix ans à la Schaubühne, ni une DesignersofaLady froide comme Susanne-Marie Wrage à Bâle il y a deux ans ». (« Katharina Schüttlers Hedda ist jetzt von deutlich anderem Zuschnitt als [seine] Vorgängerinnen. Keine gelangweilte, großbürgerliche Ibsen-Dame wie Corinna Kirchhoff bei Andrea Breth vor zehn Jahren an der Schaubühne, keine kühle Designersofa-Lady wie Susanne-Marie Wrage in Basel vor zwei Jahren ».) Pour sa part, Knut Lennart écrit pour la Deutsche Bühne dans son article « Wohlstandsverwahrlos », op. cit. : « Pas vraiment femme fatale de 29 ans, mais plutôt adolescente de bonne famille, à moitié encore dans la puberté ». (« weniger die Femme fatale, nicht die 29-jährige Frau, sondern der mitten in der Pubertät steckende Teenager aus gutem Haus ».) Enfin, la critique du Tagesspiegel commente : « Lactrice Katharina Schüttler a tout juste 26 ans et lorsquelle dit : Je mennuie tant, lon comprend que ce ne fut jamais autrement. Ce nest pas la lassitude mûre dune Corinna Kirchhoff, dune Isabelle Huppert : des femmes qui commencent à comprendre, au zénith de leur vie, que rien ne viendra plus, que rien ne sera mieux ». Christina Tilman, « Die Leiden der jungen H. », op. cit. (« Knapp 26 ist die Schauspielerin Katharina Schüttler, und wenn sie sagt : « Ich langweile mich so », dann hört man heraus, dass es nie anders war. Dass ist nicht der reife Überdruss einer Corinna Kirchhoff, einer Isabelle Huppert: Frauen, die im Zenit ihres Lebens ahnen, dass da nichts mehr kommen kann, dass nichts mehr besser werden wird ».) 292 Chapitre II LActualisation et la transposition leur parenté140. Toujours dans cette logique de ramener le personnage à nos données actuelles, il ny a plus déquivoque sur la grossesse dHedda : Katharina Schüttler dit clairement quelle est enceinte. Elle se trouve donc dautant plus réduite à son rôle féminin dépouse et de (future) mère, un effet qui est par ailleurs appuyé par lune des interventions majeures dOstermeier dans le texte dIbsen, celle par laquelle Brack est averti du rôle dHedda dans la disparition du manuscrit de Lövborg ; ses propositions ultérieures dun ménage à trois sont ainsi clairement teintées dun chantage sexuel. Enfin, cet effet de déthéâtralisation dHedda Gabler, de démythification, cette plongée dans le réel, devient crucial à la fin de la représentation, où le suicide dHedda, comme nous lavons vu, na rien de spectaculaire, justement faute de spectateurs. Le Constructeur Solness Ayant traité de la spatialisation sociale de la représentation, nous pouvons constater que, daprès Ostermeier, le Solness du début du troisième millénaire ne serait plus un artiste de génie, un créateur, mais un vulgaire promoteur. Cette transposition trouve en partie sa justification dans la pièce elle-même. Solness y explique à Hilde quil préfère en effet se faire appeler constructeur plutôt qu architecte, car il na pas pris son essor grâce à des études, mais suite à lincendie de la maison de ses beaux-parents, lequel lui a permis de lotir lénorme terrain sur lequel celle-ci se trouvait. Les projections qui rythment toute la représentation, montrent le quartier résidentiel auquel le constructeur Solness a donné naissance : il sagit dun seul type de maison reproduit à linfini, avec quelques variantes minimes de lune à lautre (une fenêtre à la place dun balcon, la porte dentrée à gauche et non à droite, etc.). Solness nest donc effectivement pas un architecte, un artiste, mais un constructeur, un entrepreneur, un promoteur, un spéculateur sans scrupules, bref, un parvenu qui uvrerait dans le seul but de gagner de largent. De nouveau donc, comme dans le cas de Nora et dans celui dHedda Gabler, le héros ibsénien vu par Ostermeier est construit surtout par son rôle et sa fonction dans la société, plutôt que par des caractéristiques liées à sa psychologie141 : 140 Le seul moment où lon parle de lui, cest à la fin du premier acte, lorsquHedda annonce à Tesman quelle va maintenant samuser à tirer des pistolets quelle tient du Général Gabler. Avec le fait que le nom de jeune fille de lhéroïne ne soit presque jamais prononcé dans le spectacle dOstermeier, cette réplique laconique fait quun spectateur non-spécialiste de luvre dIbsen, ne peut guère se douter du lien filial des deux personnages. 293 Chapitre II LActualisation et la transposition « Solness, campé par Voss, est ce que les sociologues appellent un faiseur de temps : il détermine le climat dans la pièce. Les autres seffacent. Ses humeurs font leur climat ; ils sont à sa merci »142. Lincendie de la maison parentale, qui marqua le début de la carrière du constructeur Solness, est, dans la pièce dIbsen, également à lorigine dun sentiment de culpabilité, notamment envers sa femme Aline, sentiment qui pèse depuis sur lui. Il se reproche davoir, au fond de lui, souhaité ce désastre, de lavoir appelé de ses vux et par là, provoqué. « Selon la morale piétiste puritaine, chacun est toujours responsable de ses pensées et de ses intentions »143, commente Jan Kott. Dans la mise en scène dOstermeier, la démarche assurée et le parler rude de Gert Voss, qui respirent lautosuffisance, disent quaujourdhui, la morale piétiste puritaine nest plus de mise ; plus encore : que le seul mot de morale est étranger au monde selon Solness144. Lorsque Gert Voss parle de culpabilité, le ton ironique quil prend laisse entendre que pour lui ce nest quun mot vide. Le second degré quil ne quitte pas montre que cet « animal prédateur »145, comme lappellent les critiques, ne se fait pas le moindre reproche sur cet incendie grâce auquel il a pu mettre en marche ses spéculations de terrain, ni sur rien dautre dailleurs. Par de nombreuses petites coupes dans le texte dIbsen, Ostermeier va jusquà insinuer que ce manque de culpabilité tiendrait au fait que son Solness non seulement na pas été rattrapé par lévénement, mais quil y aurait pris une part active et quil serait même à lorigine de lincendie ; il laisse planer un doute sur cette affaire, et le fait que le spectateur se pose cette question souligne le déplacement du héros dIbsen dans ce monde sans scrupules quest le nôtre. John Gabriel Borkman Dans le cas du personnage principal de John Gabriel Borkman, Ostermeier semble emprunter un chemin qui va à lencontre de ses mises en scène ibséniennes précédentes, et ceci à plusieurs niveaux. Tout dabord, alors que dans Nora, Hedda Gabler ou Le 141 Cf. le chapitre consacré à la marque des principes brechtiens sur le travail dOstermeier. Peter Kümmel, « Besucht mich im Traum », op. cit. (« Solness, gespielt von Voss, ist das, was Soziologen einen Wettermacher nennen: Er bestimmt das Klima im Raum. Die anderen ducken sich. Seine Stimmungen sind ihr Wetter; sie sind ihm ausgesetzt ».) 143 Jan Kott, « Ibsen, une relecture », op. cit. 144 On peut facilement imaginer que ce Solness na naturellement aucune conscience écologique non plus, comme le remarque P. Kümmel dans son article « Besucht mich im Traum », op. cit. : « il a certainement garé un quatre-quatre dehors ». (« bestimmt hat er draußen ein Allradauto stehen ».) 142 294 Chapitre II LActualisation et la transposition Constructeur Solness, le metteur en scène préférait définir les personnages surtout par leur rôle et/ou leur fonction dans la société, et quil se concentrait ainsi sur des problématiques dordre social plutôt que sur la psychologie des personnages, dans John Gabriel Borkman, cest justement cet aspect, la psychologie particulière du héros principal, et la symbolique qui en découle, qui est mis en avant. Car le Borkman de Josef Bierbichler, non seulement défend une morale et des idéaux, mais il sen sert comme de moteurs de ses actes ; ce sont ses motivations principales. Ne montrant pas la moindre trace de repentir ou de regret, il se comporte comme « un nouveau Napoléon, un bienfaiteur de lhumanité »146. Avec un tel Borkman, idéaliste et utopiste, Ostermeier tente de freiner ou de contrebalancer cette actualisation tellement évidente en 2008 (en pleine crise économique) quaucun spectateur ne manquait de la faire ; tout comme les critiques, dailleurs : « La pièce datant de 1896 est de toute façon suffisamment actuelle, et pourrait tout aussi bien sintituler John Gabriel Ackermann. Ou encore mieux : John Gabriel Madoff. Car le personnage-titre a perdu son honneur et son poste dans le même système boule de neige que le spéculateur américain Bernard Madoff : piller les avoirs de ses épargnants afin de satisfaire les créanciers, prendre de largent dans dautres comptes pour remplir ceux quil avait vidés. Et ainsi de suite, jusquà ce que toute laffaire soit démasquée »147. Cas pathologiques ou symptômes de notre époque, les banquiers escrocs sont généralement présentés comme des personnes foncièrement trompeuses, menteuses et irresponsables ; Bierbichler ne met en avant aucune de ces caractéristiques chez son personnage, lequel semble sincèrement persuadé davoir uvré pour le bien commun : « Ce Borkman a la conscience tranquille »148. La logique dactualisation habituelle observée pour les trois autres pièces dIbsen se trouve renversée dans le cas de John Gabriel Borkman ; plus, Ostermeier remet ici en question la notion dactualisation et reprend même le chemin à rebours. Car en effet, il ne dessine pas un parallèle entre un personnage ibsénien, du passé donc, et un autre 145 Critique du Der Standard, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de Vienne, www. burgtheater. at. 146 Peter Hans Göpfert, « Schaubühne am Lehniner Platz, John Gabriel Borkman », émission de la chaîne Kulturradio, du 15 janvier 2009. (« der sich als neuer Napoleon fühlt, als Menschheitsbeglücker ».) 147 Matthias Heine, « Bei Ibsen wird mit Schuld-Verschreibungen gezockt », op. cit. (« Das Stück von 1896 ist ohnedies aktuell genug, und es könnte genauso gut "John Gabriel Ackermann" heißen. Oder besser noch "John Gabriel Madoff". Denn der Titelheld hat sich mit einem ähnlichen Schneeballsystem um Ehre und Posten gebracht wie der amerikanische Spekulant Bernard Madoff: Er plünderte Geld aus den Guthaben seiner Einleger, um Gläubiger zu befriedigen. Dann nahm er Geld aus anderen Konten, um die leeren Konten aufzufüllen. Immer so weiter, bis die Sache aufflog ».) 148 Barbara Villiger Heilig, « Winkler, Dene, Bierbichler », in Neue Zürcher Zeitung, 16 janvier 2009. (« Sein Borkman hat kein schlechtes Gewissen ».) 295 Chapitre II LActualisation et la transposition emblématique de notre société et de notre époque, archétype contemporain en somme, comme ce fut le cas dans les trois spectacles précédents : « Avec Nora et Hedda, ces femmes malheureuses, fortes et révoltées, le jeu de transposition temporelle, ce double éclairage de la mise en scène fonctionnait de manière bien plus naturelle. Car dans les héroïnes dIbsen survit un mythe moderne et atemporel. Mais le Borkman dhier, un Ackermann daujourdhui ? Là, on doit ajouter en pensée bien plus quil ne se passe réellement sur scène »149. Au contraire, en suivant de près lauteur, le metteur en scène donne limpression de vouloir souligner la différence qui sépare les Borkman de la fin du dix-neuvième siècle des Madoff du début du vingt-et-unième siècle, un écart qui sexprime précisément à travers leurs états dâme respectifs. Bierbichler nuse pas dironie ou de distance critique face à son personnage ; abattu, déchu, blessé, il montre que les questions morales et idéologiques le préoccupent sincèrement, ce qui ne semble pas être le cas chez les traders contemporains tels que nous les présentent les médias. Les escrocs modernes semblent agir uniquement dans le but de leur enrichissement personnel, alors que pour Ibsen-Ostermeier-Bierbichler, ce sont des idéaux qui ont poussé John Gabriel Borkman à lacte. Leur vision du personnage crée donc une forte dichotomie entre le trader daujourdhui, foncièrement matérialiste, et ce héros purement idéaliste quest Borkman150. Le metteur en scène remet en cause son processus habituel dactualisation. Certes, Borkman shabille, parle et, somme toute, agit comme lun de nos contemporains, mais ses motivations semblent appartenir à un autre monde ; et cest cette différence que la représentation sefforce de faire ressortir. Poussé par la motivation de comprendre ce personnage ibsénien et de le rendre ce vivant, crédible, intéressant, Ostermeier surprend par sa relative indulgence face au monde de la finance. Lui qui tenait des propos si catégoriques sur le mariage, une forme de préservation de capitalisme, pour comprendre les figures de Nora et dHedda, dit trouver : 149 Peter von Becker, « Am Abgrund, einen Schritt weiter », op. cit. (« Mit Nora und Hedda, mit den unglücklich starken, revoltierenden Frauen funktionierte dieses Zeitversetzungspiel, diese inszenatorische Doppelbelichtung freilich viel zwangloser. Weil in Ibsens Heldinnen ein moderner Mythos überzeitlich fortlebt. Aber Borkman gestern ein Ackermann von heute? Man muss da im Kopf immer viel mehr hinzufügen, als auf der Bühne wirklich passiert ».) 150 « À la différence deux, Borkman na pas lu Milton Friedman et abusé de la coke, mais il tire ses idées délirantes de Nietzsche et Novalis ». Matthias Heine, « Bei Ibsen wird mit Schuld-Verschreibungen gezockt », op. cit. (« Im Gegensatz zu ihnen hat Borkman aber nicht bloß Milton Friedman gelesen und zuviel gekokst, sondern er hat sich seine Wahnideen bei Nietzsche und Novalis eingefangen ».) 296 Chapitre II LActualisation et la transposition « trop simple de traiter globalement les banquiers de criminels, comme on le fait aujourd'hui. Certains le sont, mais pas tous. Je suis content si les spectateurs voient l'homme Borkman, et pas seulement le banquier »151. 3.3.2. Les autres rôles Nora Le Docteur Rank Chez Ibsen, le tragique du Docteur Rank tient à la fatalité de son destin ; on sait que la théorie naturaliste de lhérédité a considérablement influencé le dramaturge norvégien. Pour Ostermeier, « le discours médical confus de lépoque ne peut être vu de la même manière aujourdhui »152. Cest pourquoi, en disant que le Docteur Rank est atteint du sida, le metteur en scène substitue à la fatalité tragique familiale, la question du destin personnel. De plus, ce changement, loin de relever dune simple actualisation médicale, lui permet de situer son discours dans un contexte autrement plus large, en trouvant une analogie pertinente à plusieurs niveaux153. Les deux maladies étant sexuellement transmissibles et mortelles, elles ont provoqué dans les sociétés de leurs époques respectives, les mêmes réactions et sentiments. La honte et « les peurs folles »154 quelles suscitent et qui tendent souvent à exclure de la vie quotidienne les individus qui en sont atteints, rapprochent donc notre époque de celle dIbsen : en matière dexclusion, lhumanité na pas beaucoup avancé en un siècle et demi. Après la période de grâce des années soixante-dix, où les maladies sexuellement transmissibles ne causaient pas des taches indélébiles dans limaginaire collectif, on assiste de nos jours à une mise en cause importante de cette insouciance propre à lépoque de la révolution sexuelle. Ostermeier résume : « Si lon veut, il sagit là dun avantage par rapport aux années soixante-dix, alors que cette maladie nexistait pas, qui permet de correspondre dun point de vue émotionnel à ce que provoquaient à lépoque dIbsen les maladies sexuellement transmissibles »155. 151 Propos du metteur en scène cités par Brigitte Salino dans son article « Thomas Ostermeier et Ibsen font lautopsie de la catastrophe intime », in Le Monde, 11 décembre 2008. 152 « Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit. p. 47. 153 B. Heine, dans lentretien du 4 février 2005, précise que le remplacement de la syphilis par le sida na pas été décidé demblée et quil est le résultat de tout un processus dactualisation survenu lors des répétitions. 154 « Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit., p. 48. 155 Ibid., p. 46. 297 Chapitre II LActualisation et la transposition Cette actualisation du destin personnel du Docteur Rank a permis à Thomas Ostermeier et Lars Eidinger de faire sortir le personnage du stéréotype dêtre asexué et résigné sous lequel on le dépeignait traditionnellement, comme pour souligner le poids de la fatalité qui pèse sur sa vie. Désormais, les séquelles de lhérédité écartées, le Docteur Rank est un homme de son temps, à la mode, plein de désir de vivre et débordant dhumour (noir, certes). Quant à sa vie sexuelle, Ostermeier la rend sans équivoque, en laissant Nora expliquer à Madame Linde : « Cétait un autre homme auparavant, il a aimé beaucoup de femmes... et dhommes aussi ». Malgré tout, le Rank dEidinger narrivera pas non plus à échapper à son destin, même sil est déterminé désormais non par la génétique mais par la société qui lentoure. On assiste donc ici à une contamination de la sphère privée par la vaste réalité sociale, comme lexprime avec justesse Ostermeier : « Pour ma part, je perçois [le sida] comme un fléau qui dérobe à notre génération [...] sa liberté jusque dans la sphère privée »156. De cette façon, le metteur en scène donne une signification élargie à la fonction que joue le Docteur au sein du triangle ibsénien : il ne sagit plus simplement dune affaire entre le mari, la femme et lamant(e) qui relèverait uniquement de la sphère privée ; le monde extérieur, et la réalité sociale viennent déranger lintimité de la maison des Helmer. Ils sincarnent sous lapparence dun ange déchu (au sens métaphorique, mais aussi au sens propre, au troisième acte). La déchéance, la chute, et la fin du Docteur Rank, symptomatiques, coïncident avec celles du couple. Ainsi, Ostermeier accorde-t-il au personnage un rôle majeur dans sa lecture de la Maison de poupée ; il est le contrepoint indispensable (selon un principe meyerholdien déterminant de son travail). Il est le pôle contraire de Torvald Helmer, ce golden boy qui ne supporte aucune figure de détresse humaine, ignore ostensiblement le mal qui ronge Rank. Le cynisme extrême de Lars Eidinger, poussé à la limite du supportable tout au long du troisième acte, lorsquil est déguisé en ange, permet au metteur en scène de dresser un bilan impitoyable sur la souffrance des individus victimes dune société homophobe. Lexclusion sociale et le rejet du Docteur Rank par son ami Torvald, précède et annonce celle de Nora ; et sa mort, celle de Torvald. Lars Eidinger contrebalance le couple, établit léquilibre du triangle. 156 Ibid., p. 48. 298 Chapitre II LActualisation et la transposition Torvald Helmer Figure archétypale dun homme enfermé dans son monde, dans des valeurs dictées par la société de son temps, rigides et hypertrophiées au point den devenir des notions vides, Torvald Helmer se veut le représentant dune certaine morale, sur laquelle il se montre intransigeant. Toutefois, parallèlement à son discours moralisateur et prétendument profond, il tient parfois également des propos extrêmement frivoles. Ostermeier parle de « lextrême superficialité »157 de son comportement, entre autres envers le Docteur Rank mourant, et Torvald a par ailleurs une attitude très désengagée envers ses enfants, se déchargeant manifestement des soucis parentaux sur Nora et se contentant dafficher sa progéniture comme un trophée. Cest selon cette morale creuse loin de celle, pleine didéaux, que véhicule le personnage de John Gabriel Borkman quil conçoit son mariage avec Nora : comme une garantie et une assurance de sa descendance, il est le maître de la structure familiale, et cest lui qui a posé des règles auxquelles son épouse se soumet, dans un consentement qui la rabaisse à une sorte de « prostitution conjugale »158. Sa préoccupation constante, et qui vire à lobsession, pour le côté marchand et matériel de la vie conjugale, témoigne dun autre trait de caractère du personnage. « On lobserve souvent encore dans de nombreux cas de divorce. La question du devenir des biens y reste prédominante »159, constate Ostermeier qui montre Torvald gérer sa famille comme une entreprise et instaurer de ce fait à lintérieur de son foyer des rapports de force et de pouvoir relevant plutôt du domaine du professionnel que de celui du privé. Ceci est particulièrement visible à travers la manière dont il traite les autres, comme par exemple la jeune fille au pair, quil emploie et dont il narrive même pas à retenir le prénom. La contamination des deux milieux, professionnel et familial, symptomatique du personnage, se lit encore à travers le fait quil ne fasse pas trop la différence entre son bureau et son salon. Que le spectacle souvre au moment où Jörg Hartmann Torvald prend ses enfants en photo avec un appareil numérique à la dernière mode, minuscule, est significatif. Léquipement électronique de la maison lui sert pour en diriger ses habitants. À notre époque où le pouvoir et la situation économique se mesurent pour certains au nombre et au niveau de performance de leurs téléphones portables, ordinateurs et autres objets électroniques, Torvald 157 158 159 Ibid., p. 47. Ibid., p. 46. http ://www.theatre-contemporain.net/spectacles/disco_pigs/entretien. htm, op. cit. 299 Chapitre II LActualisation et la transposition se veut à la pointe des nouvelles technologies. Cependant, il arrive que ces appareils se tournent contre lui et quil perde ainsi le contrôle sur tout, par exemple sur sa vie familiale : Nora lappelle sur son téléphone portable pour parvenir à se faire enfin écouter, alors quelle se tient à deux mètres de lui, lobligeant à couper ainsi sa communication professionnelle, et la danse de Nora, à la fin du deuxième acte, devient quasiment extatique, précisément parce que Torvald narrive pas à éteindre la chaîne hi-fi. Krogstad Le personnage et les motivations de Krogstad se trouvent souvent sur scène réduits au seul concept dun maître chanteur qui veut se venger. Or, la situation de cet employé de banque a suscité chez Ostermeier une réflexion plus approfondie et un traitement plus singulier. Dans sa mise en scène, on serait tenté de dire que Krogstad fait lobjet dune étude sur les symptômes pathologiques dun maniaco-dépressif profond et que Kay Bartholomäus Schulze fait, 125 ans plus tard, la démonstration scénique dune hystérie masculine classique quand, du temps dIbsen (dans les officines et cabinets médicaux quil fréquentait), cette maladie était considérée comme spécifiquement et uniquement féminine. Effectivement, si Krogstad menace Nora de subir le même sort que lui il y a quelques années, cest moins parce quil est guidé par un désir de vengeance personnelle (chez Ibsen, les Helmer nayant dailleurs pas été explicitement impliqués dans son affaire), que parce quil est animé par un désespoir profond devant linutilité de ses actes pour obtenir sa rédemption, une frustration familiale et sexuelle, et une aigreur existentielle. La faute commise auparavant pèse lourd sur sa vie personnelle ; toutefois, sa cruauté ne traduit pas une malveillance quelconque, il sagit plutôt dun mal-être général, dune insatisfaction au sens où tout tourne mal pour lui. On le voit dailleurs, à la fin de la représentation et après de réelles crises dhystérie, dompté et apaisé par son bonheur soudain, revenir sur ses décisions et renoncer immédiatement à ses exigences envers Nora. Dans la mise en scène dOstermeier, Kay Bartholomäus Schulze présente un Krogstad à bout de forces, qui se croit trahi partout où il tourne les yeux, littéralement tel un animal traqué, comme par exemple lors de sa première apparition où il ouvre une bouche béante et montre les dents à Nora pour lui faire peur, en poussant un cri de fauve. Il ne lâche pas prise facilement et en même temps ne semble pas croire à lutilité de ce quil fait. Dans son 300 Chapitre II LActualisation et la transposition désespoir il saccroche à tout, que ce soit à une fascination passagère pour le corps de Nora ou à une promesse davenir aux côtés de son ancien amour, Kristine Linde. Madame Linde Kristine Linde apporte un autre regard sur la situation de Nora. Bien que son amie denfance, elle arrive chez elle en étrangère ; elle appartient à une autre couche sociale que celle des Helmer. Tout comme Nora a fait des sacrifices pour son mari, elle sest sacrifiée pour sa mère et ses frères et vient enfin daccéder à une sorte dindépendance. Jenny Schily porte un costume qui témoigne des conditions de Madame Linde, beaucoup plus modestes que celles des Helmer, ce qui lui vaut dailleurs des regards un peu méprisants de la part du Docteur Rank et de Torvald. De ce fait, elle nest pas très à laise dans ce milieu haut en couleurs : préfère un schnaps ordinaire à un cocktail bleu-vert et garde au maximum ses distances (au sens propre et métaphorique). Pourtant, et peut-être à cause de cela, elle est la seule à voir clair dans la situation de Nora. Cest elle également qui sera à lorigine du fait que Krogstad, avec qui elle reprendra son ancienne liaison, rende la reconnaissance de dette. Ostermeier a préservé toute la richesse dramaturgique du personnage. Ainsi, le couple hétérogène de Krogstad-Linde (un fauve apprivoisé par son ange gardien), lui a-t-il permis dajouter un brin despoir au dénouement noir de son spectacle, espoir qui équilibre un tant soit peu le tragique du sort de Nora, que le metteur en scène a si fortement appuyé en faisant de son héroïne une meurtrière. Ostermeier dailleurs affirme : « Suivant Ibsen, je trouve le couple Linde-Krogstad très intéressant : en tant que personnages désillusionnés, qui ont derrière eux leurs erreurs, tous deux se trouvent pour former une sorte de couple très moderne et mener, autour de quarante ans lorsque lon a déjà connu la séparation, peut-être eu des enfants, lorsquon prend un nouveau départ une relation plus désabusée, plus pragmatique, par-delà la passion romantique. Ces deux personnages sont pour moi un moment despoir, et cest la raison pour laquelle je navais plus besoin de celui-ci pour Nora elle-même, et pouvais chercher un final qui mette en branle quelque chose dautre »160. 301 Chapitre II LActualisation et la transposition La jeune fille au pair Ibsen dote la famille des Helmer dune nurse denfants, Anne-Marie, qui aurait été aussi auparavant la nourrice de Nora et qui na quune douzaine de répliques au début du deuxième acte, et dune bonne, Hélène, dont le rôle est muet. Ostermeier a réuni ces deux personnages en un seul, celui de la jeune fille au pair, Monika, laquelle, par sa présence quasiment constante sur scène, acquiert dans ce spectacle une importance incontournable qui vaut pour deux, et évolue ainsi dans la pièce au même titre que les autres personnages. Cette jeune fille au pair ajoute quelques traits à lesquisse de la famille de yuppies qua tracée Ostermeier. Monika est une jeune fille de couleur, venue de lautre bout de monde, qui parle anglais aux enfants et semble faire partie de léquipement indispensable de ce type de foyer. En effet, comme le dit le metteur en scène, des femmes comme Nora engagent : « des jeunes filles au pair quelles choisissent de préférence originaires du tiersmonde. Elles se croient du coup dénuées de tous préjugés racistes. Cest pourquoi la vieille servante qui a élevé Nora dans la pièce dIbsen est remplacée ici par une jeune Africaine... »161. Dailleurs Torvald traite la jeune fille avec une désinvolture qui frise lindifférence et en tout cas montre la façon dont il la considère : au même titre que lun des accessoires indispensables au bon fonctionnement de sa maison, et peu comme un être humain. Ainsi, ne se souvenant jamais de son prénom, ne cesse-t-il de lappeler Hélène, soit du prénom de la bonne originelle de la pièce dIbsen162. Son exclamation « comment sappelle déjà la nouvelle ? » donne à entendre que sur la question de la domesticité et de la différence des classes, lépoque dIbsen nest pas si éloignée de la nôtre. 160 « Maison de poupée » : Un regard matérialiste sur le présent, op. cit., p. 49. Propos de Thomas Ostermeier dans « Le feu dans la Maison », op. cit. 162 Subtilité de la transposition, que naturellement seuls les spécialistes de la littérature ibsénienne pourraient saisir : au deuxième acte, Torvald, cherchant de nouveau le nom de la jeune fille, crie non seulement « Hélène ! », mais également « Marie-Anne ! », prénom qui fait penser à Anne-Marie, le deuxième domestique (la nounou) dIbsen, quOstermeier fond dans celui de la jeune fille au pair. 161 302 Chapitre II LActualisation et la transposition Les enfants Dans la plupart des drames dIbsen, des enfants sont régulièrement évoqués, sils ne sont pas directement présents sur scène. Dans la Maison de poupée, lauteur leur a réservé deux apparitions au cours du premier acte, qui encadrent la première conversation de Nora avec Krogstad : juste avant larrivée de ce dernier, Nora joue avec insouciance à cache-cache avec eux et, après son départ, elle renonce à leurs jeux et les renvoie dans leur chambre. La fonction dramaturgique (la charge émotionnelle et dramatique) de ces deux apparitions est de montrer avant tout lattachement de Nora à ses enfants (et par conséquent le sacrifice que représentera pour elle son départ à la fin de la pièce), et ensuite le poids du chantage de Krogstad, qui affecte Nora au point de lui faire oublier son rôle de mère en cette période de Noël si symbolique et si forte pour les enfants. Bon nombre de représentations modernes de la Maison de poupée, considérant que la présence des enfants na quune valeur illustrative, voire anecdotique, pour montrer le cadre de vie des Helmer, esquivent la question par ailleurs, les difficultés pratiques évidentes (souvent dues à la législation restrictive liée au travail des enfants) poussent parfois les metteurs en scène à supprimer leur présence. Ostermeier, en leur accordant plus despace, sest servi deux pour ajouter dautres traits au dessin réaliste de la vie des Helmer. Ainsi, les enfants apparaissent-ils non seulement lors des deux scènes où Ibsen les fait intervenir, mais également pendant le prologue et tout à la fin de la pièce. Effectivement, dans la vie familiale sociale, de nos jours, les enfants acquièrent de plus en plus de place et dattention. De plus, depuis lépoque dIbsen, le concept de paternité a subi de considérables changements, de sorte que les pères sont désormais plus présents et plus impliqués dans la vie de leurs enfants. Cest pourquoi le metteur en scène expose leur relation non seulement avec Nora, mais aussi avec Torvald, ce qui nest pas le cas chez Ibsen. Leur présence, dans la logique de la transposition générale de la pièce, ajoute ainsi réalisme et véracité à la représentation. Leur importance au sein de la vie familiale décroît au fil de la représentation : pendant un assez long prologue muet, on les voit, tous trois habillés de façon endimanchée (bon chic bon genre), jouer avec leur papa, qui se complaît à ces jeux et samuse avec eux. Tandis que plus tard, lorsquils envahissent le plateau, vêtus dhabits plus quotidiens, Nora, dépassée, les renvoie alors dans leur chambre. Peu après, elle refusera à la jeune fille au pair quils en sortent, de peur quils ne la débordent, et à la fin de la représentation, lorsquils quitteront définitivement les lieux, en pyjamas, on ne les reverra que furtivement. 303 Chapitre II LActualisation et la transposition Leur présence, progressivement effacée, donne limpression que les enfants sont chez les Helmer, au début de la représentation, lobjet dune quasi idolâtrie. Le comportement détendu de Torvald envers ses enfants nous fait clairement comprendre quils sont pour lui synonymes de « trophées du bonheur petit bourgeois »163. 3.3.3. Les autres rôles Hedda Gabler Jörgen Tesman Comme pour le personnage dHedda, Ostermeier a voulu aborder, à travers la figure de Tesman, un phénomène sociologique de notre époque, la reconnaissance et laccomplissement professionnels des jeunes, indispensables à leur épanouissement et confort individuels : « Un jeune chercheur, qui nest pas sûr dobtenir son poste, mais doit absolument lavoir pour pouvoir construire son bonheur privé, ceci est un phénomène que lon peut fréquemment observer de nos jours »164. Le Jörgen Tesman de Lars Eidinger appartient à cette sorte duniversitaires qui passent leur vie à fouiller dans les archives, sans jamais ambitionner de rattacher leurs recherches à la réalité. Le visage juvénile du comédien, son allure adolescente, se prêtent parfaitement à cet « éternel étudiant »165 qui na par lair davoir didées politiques ni esthétiques arrêtées ; son regard flou sur lavenir montre une absence totale de sens pratique et de pragmatisme. Ses ambitions académiques sont conditionnées pour linstant par lobtention du poste qui lui permettrait dassurer sa vie matérielle et, grâce à cela, davoir une jolie femme et une belle maison, ce qui, daprès lui, suffit pour avoir une vie heureuse. Sa naïveté et son manque de perspicacité dans tous les domaines le font ressembler à un enfant166 : ainsi ne comprendra-t-il sans doute jamais, et ne tentera-t-il aucunement de le faire dailleurs, la chance de son mariage avec Hedda, ou le double jeu de Brack, tout comme il se laissera facilement 163 Ester Slevogt, « Die Leiche im Aquarium », in Die Tageszeitung, 28 novembre 2002. (« Trophäen bürgerlichen Glücks ».) 164 Propos de T. Ostermeier dans « Langeweile bestimmt nicht », op. cit. (« Eine Figur wie ein Jungwissenschaftler, der seine Professur nicht unbedingt verdient hat, aber doch haben muss, um sein privates Glück auf sichere Füße zu stellen, ist doch nachvollziehbar ».) 165 Comme le note M. Bienert dans « Zuerst ein Glas Sekt, dann die Pistole », op. cit. (« Der ewige Student ».) 166 P. Laudenbach le caractérise, dans « Eine Frau unter Einfluss », in Tip, 03 novembre 2005, de « bébé géant bredouillant amicalement ». (« einem freundlich brabbelnden Riesenbaby ».) 304 Chapitre II LActualisation et la transposition convaincre par ce dernier de ne pas sinquiéter pour lobtention de son poste lors de lapparition de son rival, Lövborg. Malgré cette mollesse desprit, le manque de méchanceté de Tesman, et sa bonne volonté maladroite, qui rompent avec la froideur de son entourage le rendent sympathique aux yeux du spectateur. Franz Wille résume ainsi, dans la revue Theater heute, le personnage : « Cet homme possède bien un ordinateur, une femme et une tante, mais il ne sait guère combien font deux et deux. Ce qui se passe dans la tête de Lars Eidinger, aux grimaces amicales, reste incertain, mais nest pas non plus une énigme. Le monde extérieur na pas lair de trop lintéresser ; en tout cas, il ne peut sûrement pas linquiéter. À la trentaine tardive, cet homme ressemble toujours à un bachelier amical, il est très fier de sa superbe femme que le hasard lui a amenée devant lautel, il ne va jamais encombrer le monde dune idée personnelle. À quoi bon dailleurs, tout allait bien sans, jusque-là »167. Le juge Brack Comme le personnage dHelmer dans Nora, celui du juge Brack, interprété dailleurs par le même comédien, Jörg Hartmann, na pas eu besoin dune actualisation idéologique aussi importante que les autres. Comme chez Ibsen, cest un homme sans valeurs morales, à lego hypertrophié, qui est prêt à tirer profit de tout. Ce bourgeois atemporel, qui cache un double jeu derrière son amicalité et sa bienveillance affichées, chez Ostermeier « est prêt à nimporte quelle cochonnerie et profite de la première occasion denlever son manteau et ses chaussures pour se jeter sur Hedda »168. Personnage antipathique chez Ibsen, qui le cantonne à une figure dopportuniste qui veut profiter de chaque occasion, Ostermeier lui donne dans sa mise en scène cependant un rôle beaucoup plus important, ce qui lui permet de mener une réflexion plus approfondie sur lhypocrisie de cette société à laquelle Brack appartient. Pour ce faire, le metteur en scène a multiplié sa présence sur scène, sans toutefois lui rajouter des répliques : ainsi, le Brack de Jörg Hartmann, ne reculant devant aucun moyen, espionne-t-il Hedda et lui fait-il immédiatement savoir quil la vue détruire lordinateur de 167 Franz Wille, « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« Der Mann besitzt zwar Laptop, Frau und Tante, aber zwei und zwei zusammenzählen kann er nur bedingt. Was in Lars Eidingers freundlich grinsendem Tesman-Kopf eigentlich vorgeht, bleibt zwar im Dunkeln, aber deshalb noch lange kein Rätsel. Größere Zusammenhänge scheinen ihn wenig zu interessieren, und beunruhigen können sie ihn schon gar nicht. Der nette Mann sieht mit Ende dreißig immer noch aus wie ein freundlicher Abiturient, ist glühend stolz auf die tolle Frau, die ihm der Zufall vor den Traualtar gespült hat, und wird die Welt nie mit einer eigenen Idee belästigen. Wozu auch, ging ja bisher bestens ohne ».) 168 Comme le note la critique de Frankfurter Allgemeine Zeitung, Irene Bazinger, « Weine, wenn der Regen fällt », op. cit. (« Er ist sich für keine Schweinerei zu schade und nutzt die erste Gelegenheit, um Jacke und Schuhe abzulegen und sich an Hedda heranzumachen ».) 305 Chapitre II LActualisation et la transposition Lövborg qui contenait son uvre. Le metteur en scène émet un jugement très dur sur ce personnage : lhypocrisie et la sournoiserie sont profondément gravées dans sa manière dêtre et dagir, et son double jeu lamène tout naturellement à jouer les maîtres chanteurs169. Ejlert Lövborg Le personnage dEjlert Lövborg est chez Ibsen un homme venu du passé, qui vient ruiner les illusions et les intrigues dHedda. Deux principes sont constamment en lutte chez lui : lascèse et la démesure, la privation et lexcès, ce qui fait quil vacille tout le temps entre ces deux extrêmes. Thomas Ostermeier a réservé à cet alcoolique repenti un traitement plus singulier. Il a misé, pour ce « grand outsider génial et radical »170, sur une noirceur desprit absolue et le Lövborg de Kay Bartholomäus Schulze est lincarnation même du scepticisme et du cynisme. Ainsi, lorsquil apparaît sur scène comme un homme dur, froid, impassible, sûr de lui, presquun mafieux, un parrain, un marchand de savoir, il montre que rien ne lémeut ni le touche. Contrairement à Tesman, il est conscient du pouvoir des idées et compte bien sen servir à son avantage, sûr quil est dy parvenir. Chacun de ses gestes est calculé avec une précision quasiment militaire, il parait très maître de lui-même. Toutefois, cest un tout autre homme quon retrouve plus tard, au troisième acte : il arrive chancelant et tremblant de tout son corps, en ruines et déchu, sans plus trace de cette tonicité et de ce self-control dont il avait fait preuve auparavant ; on pourrait presque dire que Lövborg, dans la mise en scène dOstermeier, fait lobjet dune étude sur les symptômes pathologiques de lalcoolisme avancé. Le cynisme du personnage est renforcé par sa frustration et son aigreur existentielle, malgré les larmes et le désespoir, tout à fait crédibles, dont il fait montre lorsquil parle de la perte de son manuscrit, « lenfant de Thea » quil a tué, pire que ça, perdu. Il revient à bout de 169 Ce regard dOstermeier sur le personnage fut relevé par la critique : « Cet homme chic pourrait être une figure légèrement odieuse, un simple bourgeois au double visage. Pas chez Thomas Ostermeier. Jörg Hartmann porte son pull nonchalamment autour de ses épaules, ses chaussures cousues à la main brillent discrètement, son rire sympathique correspond à son amitié vide. Cet homme ne cache pas son double jeu derrière les valeurs bourgeoises, bien pire : il est le meilleur allié de lui-même, aussi candidement que lon puisse lêtre ». Franz Wille, « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« Dieser feine Herr könnte eine leicht schmierige Gestalt sein, ein Fassadenbürger mit doppeltem Gesicht. Nicht so bei Thomas Ostermeier. Jörg Hartmann hat dem Pulli locker um die Schulter, die handgenähten Schuhe knarzen dezent, das sympathische Lachen sitzt wie angegossen in seiner nichtssagenden Freundlichkeit. Der Mann spielt kein doppeltes Spiel hinter bürgerlichen Werten, viel schlimmer: Der ist so harmlos selbstverständlich sich selbst der nette Nächste, wie man es nur sein kann ».) 170 Propos de T. Ostermeier dans « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« genialischen, radikalen Außenseiter Lövborg ».) 306 Chapitre II LActualisation et la transposition forces, tel un animal traqué et blessé, qui refuse pourtant toute consolation. Cest ce côté animal qui rapproche, paradoxalement, Lövborg du Krogstad de Nora, tous deux interprétés avec sauvagerie par le même Kay Bartholomäus Schulze. Thea Elvsted Le personnage de Thea Elvsted permet à Ostermeier de faire un nouveau constat sur la position de la femme aujourdhui : cette femme, qui a quitté son mari pour suivre Lövborg, nest pas capable finalement dassumer son émancipation, malgré le fait quelle ait osé un acte quHedda naura jamais le courage daccomplir. Effectivement, la Thea dAnnedore Bauer met en évidence quelle a honte davoir agi de la sorte et le laisse clairement voir aux autres ; ainsi se met-elle de son plein gré dans une position dinfériorité. Si Ibsen suggère quelle arrive de la montagne, limpression quon a dans la mise en scène dOstermeier est quelle vient dune autre planète, dun autre espace-temps. Son amour pour Lövborg ne consiste pas uniquement en de ladmiration, il sagit plus dune dévotion absolue liée à sa reconnaissance davoir été élevée au rang de femme, rang quelle nest pourtant pas prête dassumer. Avant de se décider à suivre Lövborg et de devenir son assistante, Thea sest trouvée devant un dilemme qui est, selon le metteur en scène, celui de la plupart des jeunes femmes daujourdhui : faire le choix entre une vie en famille bourgeoise dun côté, où la compagne est soumise (dun point de vue économique, social, etc.) à son mari, et un épanouissement professionnel de lautre, qui risque de la priver dune vie de famille. « Cette pièce évoque pour moi le dilemme entre carrière et famille auquel les femmes sont souvent confrontées, surtout en Allemagne »171, dit le metteur en scène qui, à travers ce personnage, fait de nouveau allusion à limpossibilité pour une femme de se libérer des conventions sociales et daccéder pleinement à son indépendance. Tante Julie La Mademoiselle Tesman de Lore Stefanek na pas fait lobjet dactualisations aussi importantes que les autres personnages. Il sagit, tout comme dans la pièce dIbsen, dune 171 Propos du metteur en scène cités dans larticle dAgnès Santi, « Hedda Gabler », in La Terrasse, février 2007. 307 Chapitre II LActualisation et la transposition vieille tante sans enfants, qui a transféré sa tendresse maternelle inaccomplie sur Tesman, le fils de son frère décédé. La seule modification apportée par Ostermeier est peut-être lamplification de ce sentiment au point quil en devient presque maladif, et par certains aspects comique. Franz Wille résume son attitude ainsi : « Lore Stefanek propose une petite incursion dans lhorreur des soi-disant sains sentiments familiaux : constamment émue, elle incarne une mère de réserve. Sa volonté de se sacrifier devient menaçante et ses fantasmes de protection ne sont quillusion. Elle engage sa rente pour son neveu adulé et construit des châteaux de sable sur les rêveries de celui-ci »172. Doù dailleurs, lagacement à peine dissimulé dHedda en sa présence. 3.3.4. Les autres rôles Le Constructeur Solness Aline Solness Le décalage quintroduit Ostermeier dans son traitement du personnage dAline Solness est de nouveau lié, comme chez la plupart des figures féminines dIbsen, au rôle et à la position de la femme dans la société, lesquelles sont en grande partie déterminées par son mariage. Le fait quAline continue à vivre avec Solness, quelle ne tente pas de sortir de cette vie de couple déprimante et source de frustration, paraît dun point de vue contemporain moins évident naturellement quà lépoque dIbsen où le mariage, a priori, devait durer à vie. Ainsi le metteur en scène se trouve-t-il amené à justifier lattitude dAline, qui reste avec son mari malgré les conflits et la douleur que cette coexistence représente. Pour cela, Ostermeier a modifié (par des coupes dans le texte) les motivations du personnage, joué par Kirsten Dene. Le deuil des enfants, le chagrin et la culpabilité envers Solness quelle ressent, dans la pièce dIbsen, et qui la poussent à continuer cette vie, se sont transformés chez Ostermeier, en un cynisme et une haine profonds, dont Aline sest fait une carapace, non seulement au sens métaphorique, mais au sens propre : toute de noir vêtue, enfermée comme dans une armure, elle porte sur sa tête une perruque noire aux formes 172 Franz Wille, « Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« Lore Stefanek gibt einen kleinen Ausblick in den kleinen Horrorladen des gesunden Familiengefühls : Jederzeit rührungsbedroht kitscht sie eine bedrohlich aufopferungsvolle Reservemutter vors Sofa im Wahn ihrer Versorgungs-Fantasien : verpfändet ihre halbwegs sichere Rente für den vergötterten Enkel, türmt ihr Luftschloss auf dessen Traumtänzerei ».) 308 Chapitre II LActualisation et la transposition découpées comme un casque. Il semble que ce soient ces sentiments qui lui donnent un sursis, quelle ne vive que pour se venger de Solness, aux yeux de qui elle est un reproche vivant. « Kirsten Dene joue de façon fantomatique le drame dune femme qui vieillit plus vite que son mari ; Aline sest voilée en noir uniforme avec jupe, chemisier, châle et perruque de page. Seules les répliques venimeuses qui jaillissent du plus profond de son être lui procurent encore un peu de joie ; à travers chaque mot, elle laisse séchapper un souffle dHadès »173. Hilde Wangel Le traitement du personnage dHilde Wangel, interprété par Dorothee Hartinger, semble se décliner dans le spectacle, avant tout selon deux principes. Le premier consiste à assimiler cette fille venue de la montagne à la génération des jeunes daujourdhui, tels quon peut les croiser dans les rues. Sa tenue sportive semble être moins due au fait quHilde vienne de la montagne, quà un souci de suivre la mode des teenagers contemporains, pour qui les vêtements de sport sont leur tenue de tous les jours. Cest aussi pour cette raison quelle est habillée haut en couleurs et dune manière qui laisse volontiers deviner ses formes. Ainsi la voit-on plus facilement comme une adolescente que comme la jeune femme imaginée par Ibsen. Et si elle séduit Solness dans la mise en scène dOstermeier, cela nest certainement pas dû à son charme érotique (il ny a guère trace de féminité en elle), mais à son côté enfantin. « Petit elfe boudeur, plutôt que troll dangereux, elle samuse à grimper sur la charpente. Son charme et sa force séductrice trouvent leur source dans lenfantin, non dans lérotique », souligne la critique174. 173 Remarque Peter Kümmel dans « Besucht mich im Traum », op. cit. (« Kirsten Dene spielt gespenstisch das Drama der Frau, die schneller altert als ihr Mann; Aline hat sich monochrom verhüllt mit Rock, Bluse, Schal, Pagenperücke. Lust bescheren ihr bloß noch die giftigen Repliken, die von tief innen aus ihr herauszischen; mit jedem Wort entlässt sie einen Hauch vom Hades ».) Celui de Die Welt va encore plus loin dans cette description noire : « Lon peut difficilement flirter de manière plus menaçante. Une odeur damandes amères flotte constamment autour delle : en cas de besoin, elle dégagera de lacide cyanhydrique. Et sa gamme de modulations vocales touche au grand opéra : chaque mot est un reproche, chaque syllabe une piqûre ». Ulrich Wenzierl, « Ganz graziöse Alterspanik », op. cit. (« Bedrohlicher lässt sich kaum schäkern. Um sie schwebt stets der Duft von Bittermandeln: Bei Bedarf wird Blausäure freigesetzt. Und die Skala ihrer Stimmmodulationen grenzt an große Oper: jedes Wort ein Vorwurf, jede Silbe ein Stich ».) 174 Ibid. (« Ein schmollendes Elfchen, kein gefährlicher Troll, klettert sie mit Vorliebe im Gebälk herum. Ihr Charme, ihre verführerische Kraft liegt im Kindlichen, nicht im Erotischen ».) 309 Chapitre II LActualisation et la transposition Le deuxième principe pour lappréhension de ce personnage est fortement marqué par sa première apparition : la représentation souvre sur limage dune Hilde flottant dans les airs, au-dessus de latelier de Solness. Cette scène concède à la jeune fille un côté spectral et imaginaire, dont le spectateur ne se défait pas de tout le spectacle ; ce trait féérique est certes présent en sourdine dans la pièce dIbsen, mais il se trouve ici renforcé et souligné. Cela offrit aux critiques un espace propice à de nombreuses comparaisons avec des figures provenant du monde dramatique ou littéraire ; certains la virent par exemple comme « un mélange dAriel, de Puck et Fifi Brindacier »175, dautres la comparèrent à « un Peter Pan, un Puck qui se serait égaré du Songe dune nuit dété de Shakespeare dans un bureau darchitecte moderne »176. Knut Brovik et son fils Ragnar, Kaja Fosli et le Docteur Herdal Dans Nora et Hedda Gabler, Ostermeier proposa un traitement extrêmement élaboré pour lensemble des personnages, y compris les rôles secondaires ; dans le cas du Constructeur Solness, il sest concentré davantage sur le triangle Solness, Aline et Hilde, les héros principaux ; pour les autres, Knut Brovik et son fils Ragnar, Kaja Fosli et le Docteur Herdal, il nintroduisit pas de décalage par rapport à la conception ibsénienne de ces figures. Cest pour cette raison que nous les traitons en un ensemble, à linstar dailleurs de la critique177. Le couple père-fils, Knut et Ragnar Brovik, semble faire écho avant tout au conflit de générations qui traverse toute la pièce et toute la représentation (comme nous lavons déjà remarqué). La particularité de ce conflit est quil ne survient pas directement entre le père et le fils, mais se déploie à travers la personne de Solness, lequel vient sinterposer entre eux. Aussi le côté tragique du personnage du vieil architecte Knut Brovik (que la mise en scène dOstermeier souligne), tient au fait que celui-ci se trouve dans limpossibilité de passer le flambeau directement à son fils et quil est réduit au bon vouloir et aux caprices de Solness. 175 Ibid. (« eine Mischung aus Ariel, Puck und Pipi Langstrumpf ».) Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« ein Peter Pan, ein Puck, der sich aus dem Shakespeareschen Sommernachtstraum in ein modernes Architektenbüro verirrt hat ».) 177 « Branko Samarowski en Knut Brovik, entraîné par Solness dabord dans la ruine puis dans la mort, Markus Gertken en son fils Ragnar, travailleur mais opprimé par Solness, Sabine Haupt en Kaja, amoureuse de Solness, et Urs Hefti en ami et médecin de la maison, complètent la représentation dense, qui exploite de manière économique ses deux heures sans pause ». Critique du Die Presse, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de Vienne, www. burgtheater. at. (« Branko Samarovski als von Solness in den Ruin und in den Tod getriebener Knut Brovik, Markus Gertken als sein tüchtiger, aber von Solness geknechteter Sohn Ragnar, Sabine Haupt als Solness verfallene Kaja und Urs Hefti als Hausfreund, Hausarzt runden die dichte, ihre zwei Stunden (ohne Pause) ökonomisch nutzende Aufführung ab ».) 176 310 Chapitre II LActualisation et la transposition De la même façon, son fils Ragnar fait figure de cas emblématique dune génération à qui la possibilité de faire ses preuves a été refusée178. Ragnar ne rivalise pas avec Solness uniquement sur le terrain professionnel, mais également sur celui des rapports humains. Au centre de ce conflit se trouve le personnage de Mlle Fosli. De nouveau, comme dans Nora et Hedda Gabler, le metteur en scène semble faire allusion ici à la situation précaire dans laquelle se trouve, selon lui, la majorité des femmes de nos jours, économiquement dépendantes de leur compagnon. Dans ce cas précis de Kaja Fosli, la situation est dautant plus tragique quelle na pas dissue. Toute tentative de sortie est en effet davance vaine car vouée à léchec : en quittant Ragnar, elle perdrait tout intérêt aux yeux de Solness, qui ne se sert delle que pour retenir son jeune assistant. Quant au Docteur Herdal, il apparaît surtout au premier acte, dans une longue conversation avec Solness. Le personnage semble réduit au rôle dun faire valoir de Gert Voss, car celui-ci déploie devant lui toutes les facettes de son rôle et de son jeu. Urs Hefti (le Docteur) sexprime dune façon très monocorde, très peu expressive, alors que Voss use alternativement de registres autrement plus contrastés, allant dune hypotonicité lasse à une énergie excessive, quasi hystérique. 3.3.5. Les autres rôles John Gabriel Borkman Ella Rentheim La question de lactualisation dans John Gabriel Borkman, nous lavons dit, est délicate dans la mesure où, sil y a naturellement dans cette représentation aussi un décalage entre les visions de lauteur et celles du metteur en scène, cet écart ne passe pas par une actualisation factuelle. En effet, Ostermeier ayant délibérément renoncé à tout ancrage de sa représentation dans un contexte sociopolitique précis et préférant se « concentrer davantage sur les relations entre les personnages »179, il propose ici un traitement particulier de leur psychologie, sur un mode que lon pourrait qualifier de symbolique. Les personnages, selon le regard du metteur en scène, bien que naturellement construits à partir du caractère dont les a 178 Il personnifie ainsi des millions des jeunes dans tous les pays du monde qui se trouvent actuellement dans un cas semblable. Mais au-delà, il résume ce qui arriva dans lhistoire récente du théâtre allemand, cf. le chapitre « Conflit de générations ». 179 Propos du metteur en scène, tenu à loccasion de lAtelier de la pensée au Théâtre de lOdéon, le 3 avril 2009. 311 Chapitre II LActualisation et la transposition dotés Ibsen, échappent à leur destinée dramaturgique initiale, la dépassent, débordants de vie. Ainsi dElla Rentheim, la sur jumelle de la femme de Borkman, dont lobjectif est de reconquérir, pour ses derniers jours, Erhard, le fils de Borkman quelle avait élevé : grâce à de nombreuses coupes relatives essentiellement à son côté maternel et les sentiments qui y sont liés, le personnage devient plus calculateur chez Ostermeier, plus égoïste, motivé par ses propres intérêts. Lon peut donc parler de décalage et dinterprétation nouvelle, mais pas véritablement dactualisation. Angela Winkler campe donc un personnage profondément marqué par le combat intérieur que se livrent en elle deux forces contradictoires. Dun côté, son personnage semble tout entier imprégné dun altruisme sans bornes, dont il tire une certaine dignité : Ella Rentheim agit de manière posée et réfléchie, sans coups de tête, toujours en accord avec des principes qui émanent de ses qualités humaines personnelles positives. De lautre, cette Ella Rentheim est en proie à une souffrance profonde, ravagée par un désespoir noir et une douleur infinie. Au fur et à mesure que le drame progresse et que les explications avec Borkman senchaînent, elle se sent de plus en plus trahie et sacrifiée, ce qui fait monter en elle une rage violente qui rend son comportement de moins en moins prévisible et de plus en plus en désaccord avec ses principes. « Elle éprouve à lâme un viol grossier, telle limmaculée conception et dans le moment qui suit est au bord dun abîme de désespoir inconsolable »180. Son humanité, ou plutôt sa condition humaine la rattrape en quelque sorte et elle est sans cesse ballottée entre deux visions du monde fondamentalement différentes. Un autre trait marquant du caractère de ce personnage est la relative duplicité dont il fait preuve à plusieurs reprises. En règle générale, Angela Winkler respire la bonté, son regard et ses gestes affichent douceur et tendresse, et ces sentiments, tellement gravés dans son être, paraissent inébranlables ; pourtant, par moments, ses actes et son comportement laissent entrevoir que derrière cette façade se trouve une calculatrice froide : « [Angela Winkler saisit la possibilité] de montrer une Ella ambiguë, et par là de la rendre plus intéressante : cette vieille petite tante va tellement droit au but, de faire dErhard son fils adoptif et le compagnon de ses derniers jours, que lon reconnaît dans son comportement légoïsme des autres »181. 180 Peter von Becker, « Am Abgrund, einen Schritt weiter », op. cit. (« Sie erfährt die seelengröbste Vergewaltigung noch als unbefleckte Empfängnis um im nächsten Moment doch am Abgrund einer tieferen Untröstlichkeit zu stehen ».) 181 Michael Bienert, « Kältetod eines Kapitalistes », in Stuttgarter Zeitung, 16 janvier 2009. (« ihre Ella zweideutiger und damit interessanter zu machen: Das alte Tantchen geht so geradlinig auf sein Ziel zu, Erhard als Adoptivsohn und Sterbebegleiter zu gewinnen, dass man den Egoismus der anderen darin wiedererkennt ».) 312 Chapitre II LActualisation et la transposition En insistant sur cette ambiguïté du caractère dElla Rentheim, Ostermeier fait de ce personnage un portrait impitoyable, qui ne laisse guère de place pour un quelconque espoir dans les qualités humaines. Il propose alors un dénouement noir par lequel, pour certains182 , le spectacle renoue, ici plus quailleurs, avec lesprit dIbsen ; autrement dit, à travers Ella Rentheim, le metteur en scène dévoile toute la noirceur, la gravité de lâme humaine. Gunhild Les traits du caractère de Gunhild Borkman paraissent, dans la mise en scène dOstermeier, moins affinés que ceux de Borkman et dElla. En effet, cest ici un personnage très peu nuancé ; laccent semble avoir été mis sur sa différence par rapport à sa sur jumelle. Angela Winkler et Kirsten Dene représentent effectivement chacune lexacte contraire de lautre183 ; si Ella agit et se comporte de manière ambiguë, Gunhild est on ne peut plus claire et constante : elle semble mue exclusivement par sa haine profonde envers son mari. Face à la vulnérabilité de sa sur, elle affiche une force inépuisable et inébranlable. Contrairement à Ella, qui garde sa détresse et son désespoir en son for intérieur et ne les laisse entrevoir que par moments et à contrecur, Gunhild les extériorise sans gêne et presquavec soulagement, dès quelle en a loccasion. Si Ella semble lutter contre son amertume et tâche de ne pas se laisser gagner par elle, de sefforcer de ne pas agir sur des coups de tête, Gunhild est clairement aigrie et son comportement nest guidé que par ses états dâme : lorsquErhard part pour le Sud, Ella se force à lui dire au revoir dune manière encourageante, quand Gunhild le laisse partir sans même un regard184. 182 Peter Hans Göpfert met laccent effectivement là-dessus lorsquil en arrive à la conclusion quavec Ella, Ostermeier a fait « ce quil na pas osé faire de toute la soirée prendre son Ibsen au sérieux ». « Ostermeier nimmt Ibsen nicht allzu ernst », op. cit. (« was er sich sonst den ganzen Abend nicht traut, - hier hat er seinen Ibsen ernst genommen ».) 183 Nous gardons les considérations sur leur physique, gestuelle, etc. pour le chapitre consacré à linterprétation de ces spectacles. 184 Ajoutons que Kirsten Dene (Gunhild) est la seule à manipuler sur scène les rares accessoires qui situent la représentation dans une époque récente. Elle utilise le téléphone (le personnage de la bonne, qui transmettait ses messages chez Ibsen, ayant été supprimé), feuillette un album de photographies, fume des cigarettes et avale de temps en temps quelques pilules tranquillisantes. 313 Chapitre II LActualisation et la transposition Erhard Le personnage dErhard Borkman, le fils de John Gabriel et de Gunhild, peut sembler de prime abord moins élaboré que les trois héros principaux, sur lesquels le metteur en scène sétait concentré (constat qui vaudrait aussi pour les personnages restant : Fanny Wilton, Wilhelm Foldal et la fille de celui-ci, Frida). Plusieurs commentateurs prétendirent même quOstermeier avait réduit ces personnages au rôle de faire valoir (comme ce fut le cas, nous lavons vu, pour le Constructeur Solness), frôlant parfois la caricature. La critique du Neue Zürcher Zeitung résume : « Erhard, un Sebastian Schwarz aux lunettes dintellectuel et à lallure joufflue dun gros poupon, et son ami Fanny Wilton, qui devient chez Cathleen Gawlich plus une manager de relations roublarde quune femme du monde, deviennent des figurants. Le Foldal de Felix Römer, en habits fripés, trottine sur scène lui aussi comme une caricature, et la Frida Elzemarieke de Vos, la fillette de Foldal, disparaît dans un rôle qui manque de relief, de contours »185. Ceci étant, le personnage dErhard Borkman, qui semble donc pour certains réduit à un fils obligé de regagner lhonneur perdu de son père, offrit à Ostermeier la possibilité daborder de façon audacieuse un thème qui lui est cher et qui résonne en Allemagne autrement plus fort quailleurs : celui de la génération qui doit réparer les fautes et les crimes de la précédente. Il en fait un personnage profondément tragique qui, ballotté entre deux mères, lune plus possessive et castratrice que lautre, doit se sacrifier lui-même et se consacrer entièrement à son père, le grand absent de sa vie. À linstar du Docteur Rank dans Nora, Ostermeier a néanmoins transposé ce concept dramatique sur un mode comique, ce qui le rend encore plus prégnant : « Jespère que si les spectateurs rient [au moment des apparitions dErhard], cest parce quils trouvent cela comique dans le vrai sens : le comique parle en fait des choses tragiques. Il y a une reconnaissance de la tragédie dans la vie dErhard. Je nai pas du tout tenté de le faire comique et de faire rigoler les gens. Cest un choix que nous avons fait, de lopposer à ces trois corbeaux, Ella, John Gabriel Borkman et Mme Borkman, qui sont déjà presque morts. Pour moi, il très important davoir une autre vie sur la scène avec Erhard »186. 185 Barbara Villiger Heilig, « Winkler, Dene, Bierbichler », op. cit. (« Darin werden Erhard, von Sebastian Schwarz mit Intellektuellenbrille und Babyspeck ausgestattet, und seine Freundin Fanny Wilton, bei Cathleen Gawlich weniger Lebedame denn gewiefte Beziehungs-Managerin, zu Statisten. Auch Felix Römers zerknitterter Foldal trippelt wie eine Karikatur über die Szene, und Elzemarieke de Vos als Frida, Foldals Töchterchen, verschwindet in einem konturlosen Rollenprofil ».) 314 Chapitre II LActualisation et la transposition LErhard campé par Sebastian Schwarz apparaît en effet comme une « caricature dun gamin de milieu aisé »187, un éternel enfant qui se refuse de grandir, car la vie que les autres tracent devant lui ne lui semble en rien attrayante. Sa jeunesse qui devrait faire contrepoint à lagonie lente du reste de sa famille, le mène vers une révolte laborieuse, qui prend finalement la forme dune fuite désespérée et produit un effet presque pathétique. Les critiques commentèrent cette vision du personnage dErhard de manière plutôt négative, ce qui permit à certains de rejeter la représentation dans son ensemble : « La présentation du fils comme un gros bébé relève de la caricature pure, et au fond, nest quune approximation parmi tant dautres »188. Fanny Wilton Il en va de même pour le personnage de la jeune femme qui fait irruption dans la vie dErhard, se substituant à ses deux mères, mais en représentant au fond une troisième. Cette femme libre, mariée certes, mais séparée de fait de son mari, devait faire figure au moment de la création de la pièce, dun esprit libéré de toute convention. Aujourdhui, une telle situation dans la vie dune jeune femme ne paraît guère exceptionnelle, et encore moins choquante, et le metteur en scène se trouva donc devant la difficile tâche de justifier les regards par lesquels les autres personnages, notamment Gunhild Borkman, la condamnent. Cest pour cette raison que celui de Fanny Wilton est le seul qui appelle une forme dactualisation. Là encore, Ostermeier paria sur une logique de caricature, en exacerbant le côté mondain et grossier du personnage. Cathleen Gawlich, pour interpréter Fanny Wilton, est lourdement maquillée, habillée de façon tape à lil (bustier recouvert de paillettes, courte jupe moulante, souliers aux talons-aguilles extrêmement hauts, etc.). Elle sexprime avec des « phrases creuses mondaines [ ], des mots vides de sens, kitsch et des clichés »189 et sagite dune manière extrêmement affectée et provocante. Si son manque de décence aux yeux des personnes bien pensantes résidait, à lépoque dIbsen, dans le comportement amoral du 186 Propos du metteur en scène tenu lors dune rencontre publique à lUniversité de Rennes 2, le 11 décembre 2008. 187 Ulrich Seidler, « Das Bisschen Wirklichkeit », in Berliner Zeitung, 16 janvier 2009. (« WohlstandsbubiKarikatur ».) 188 Simone Kaempf, « Vernebelter Endkampf der Gefühle », op. cit. (« Das Auftreten des Sohns als Riesenbaby ist die reine Karikatur und im Grunde eine Unstimmigkeit unter vielen ».) 315 Chapitre II LActualisation et la transposition personnage, il se manifeste dans la représentation de la Schaubühne, à travers sa vulgarité dans sa manière de parler, sa gestuelle et son goût vestimentaire outré. Pour certains critiques190, cette transposition manque de justification au sens où ils ont du mal à comprendre en quoi Erhard, ce « nounours rondouillard »191, peut intéresser cette femme, alors que dautres saisissent bien lattrait quelle peut exercer sur le jeune garçon, tout en estimant que cette actualisation manque un peu de sérieux : « Le rôle de Lady Fanny Wilton qui arrache, grâce au sexe, à largent et au bon sens féminin, le bébé géant Erhard à lemprise des Desperate Housewifes Gunhild et Ella, est par contre bricolé en une vague parodie »192. Wilhelm Foldal (et sa fille Frida193) Le metteur en scène a décidé de couper lune des deux scènes de Foldal, de sorte que ce personnage napparaît quune seule fois, au deuxième acte. Il constitue en de nombreux aspects un écho, ou plutôt un contrepoint à celui de Borkman. Comme lui, il se trouve dans une situation conflictuelle envers sa famille, mais à la différence de Borkman, qui fait face à lanimosité de sa femme et de son fils la tête haute, Foldal se laisse opprimer et rabaisser par les siens. Lancien bras droit du banquier a lui aussi tout perdu dans les spéculations de ce dernier ; il vit depuis dans une détresse financière profonde. Enfin, et surtout, comme Borkman, Foldal se sent porteur dun dessin singulier écrire une tragédie et libérer lâme de poète qui, croit-il, sommeille en lui. Dans sa pièce, Ibsen dessine un autre parallèle entre ces deux personnages, qui est lié à leur paternité, à leur rapport à leurs enfants. Cette confrontation se manifeste à la fin du 189 Peter Hans Göpfert, « Ostermeier nimmt Ibsen nicht allzu ernst », op. cit. (« Allerweltsfloskel [ ] Phrasen, Kitsch und Klischees ».) 190 Comme par exemple Ulrich Seidler, qui écrit dans son article « Das Bisschen Wirklichkeit », op. cit. : « La passion de la blonde et attirante High-Heel-Fanny (Cathlen Gawlich) pour Erhard est du reste tout aussi infondée ». (« Ebenso unbegründet ist übrigens auch die Leidenschaft der blonden, scharfen High-Heel-Fanny (Cathlen Gawlich) für Erhard ».) 191 Peter Hans Göpfert, « Ostermeier nimmt Ibsen nicht allzu ernst », op. cit. (« dicklicher Teddybär ».) 192 Peter von Becker, « Am Abgrund, einen Schritt weiter », op. cit. (« Die Rolle der Lady Fanny Wilton, die das Riesenbaby Erhard mit Sex, Geld und weiblicher Vernunft aus den Fängen der Desperate Housewifes Gunhild und Ella entführt, ist dagegen zur blassen Parodie zusammengestrichen ».) 193 Frida nest présente que brièvement au début du deuxième acte, où elle joue du piano (ici, électronique) à Borkman. Elle se présente alors comme une « souris au piano » (Eva Behrendt, « Ibsens Borkman in der Finanzkrise », in Frankfurter Rundschau, 16 janvier 2009 : « Klaviermaus »), une fillette trop vite mûri dans un corps de femme quelle nest pas encore prête à assumer : ses habits décolière (chemisier, jupette plissée et chaussettes hautes jusquaux genoux) produisent sur le corps dElzemarieke de Vos, filiforme et féminin, un effet ambigu. 316 Chapitre II LActualisation et la transposition troisième et au début du quatrième acte, lors du départ dErhard avec Fanny Wilton et Frida : Foldal, qui na pas eu la possibilité de dire au revoir à sa fille, exprime alors sa joie de ce départ quil conçoit comme une ouverture vers un futur meilleur, tandis que Borkman, par contre, refuse de dire au revoir à son fils, car il sobstine à voir dans son départ une trahison. Mais Ostermeier a décidé de ne pas garder ce parallèle dans son spectacle : « La réapparition de Foldal aussi, nous lavons coupée dans notre spectacle. Je pense quavec cette scène du quatrième acte, Ibsen veut montrer une autre façon de traiter la jeune génération. Foldal, qui est beaucoup moins intellectuel et cultivé que Borkman, rend sa liberté à son enfant. Il est heureux que Frida quitte cette petite ville, alors que Borkman ne dit même pas au revoir à son fils. Je pense quIbsen voulait montrer quil y a deux alternatives dans le rapport à la jeune génération. Pour moi, cela déséquilibrait la narration ; la pièce en devenait plus faible. Car le comportement de Borkman est moins radical, avec cette scène en contrepoint »194. 194 Propos du metteur en scène, tenu à loccasion de lAtelier de la pensée au Théâtre de lOdéon, le 3 avril 2009. 317 Chapitre III La Scénographie III. LA SCÉNOGRAPHIE Les scénographies des quatre mises en scène ibséniennes de Thomas Ostermeier ont toutes été créées par Jan Pappelbaum et sinscrivent dans la longue collaboration entre le metteur en scène et le scénographe, dont nous avons traité dans un précédent chapitre. Nous avons pu constater à cette occasion la forte osmose entre les deux artistes ; déterminante pour leur uvre en général, elle est capitale, voire primordiale pour les quatre représentations étudiées ici. Lévolution commune, parallèle, de leur esthétique se reflète ici mieux que partout ailleurs. La raison en est que cest notamment à travers les espaces scéniques de ces quatre spectacles que passe le lien entre un monde social et son expression esthétique ; les univers représentés véhiculent en effet le principe de la spatialisation sociale, de par leur inscription, plus ou moins réaliste comme nous allons le voir, dans le milieu de la nouvelle bourgeoisie contemporaine. « Un monde esthétique est toujours représentatif dun monde social »1, rappelle souvent Pappelbaum qui insiste sur le fait quen plus des choix dramaturgiques, la préoccupation sociale est à lorigine de lesthétique de ces représentations : « Si nous avons trouvé précisément cette esthétique au cours de ces dernières années, cest aussi parce que, depuis Nora, nous sommes préoccupés par ce monde social »2. Lune des conséquences majeures de ce parti pris esthétique est le fait que ces représentations contiennent un certain nombre déléments d autoreprésentation, car cet univers social auquel renvoient les scénographies est également celui, quotidien, des artistes : « Le matériau bourgeois sur lequel nous travaillons en ce moment mintéresse aussi pour la raison que, dune manière ou dune autre, cest également mon monde à moi. Je nhabite naturellement pas un loft dans la Mitte, mais je peux partager cette situation, ces soucis et ces angoisses »3, confie Pappelbaum. 1 « Doch eher näher an Kroetz », entretien entre Jan Pappelbaum et Thomas Ostermeier, op. cit., p. 164. (« Eine ästhetische Welt steht auch immer für eine soziale ».) 2 Propos du scénographe, ibid., p. 164. («Wir haben diese Ästhetik in den letzten Jahren auch gefunden, weil wir uns seit Nora immer wieder mit dieser sozialen Welt beschäftigt haben ».) 3 Et il ajoute : « Cest aussi que jai maintenant une famille et que ces côtés économiques de la vie bourgeoise se sont tout dun coup mis à jouer un rôle pour moi. Si ma compagne ne travaillait pas, cela me poserait problème ». Ibid., p. 161. (« Mich interessieren diese bürgerlichen Stoffe, die wir im Moment machen, weil das irgendwie schon meine Welt ist. Natürlich wohne ich nicht in Mitte-Loft, aber die Situation, die Sorgen und Ängste kann ich teilen. Auch weil ich jetzt eine Familie habe und für mich plötzlich diese ökonomischen Punkte des Bürgerlichen eine Rolle spielen. Wenn meine Freundin nicht arbeiten würde, hätte ich da ein Problem ».) 318 Chapitre III La Scénographie Ces spectacles ibséniens furent loccasion pour le scénographe de mettre pleinement en valeur sa formation darchitecte car, à la Schaubühne, les maisons ou appartements de la Norvège de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, sont figurés par des habitats modernes ou contemporains. Pappelbaum a puisé son inspiration auprès des grands maîtres de larchitecture moderne4, notamment ceux du Bauhaus, comme nous allons le voir, ce qui confère à ces quatre constructions scéniques un caractère avant tout fonctionnel, réaliste et concret : « je ressens le désaveu du concret comme une attitude artistiquement faible »5, dit le scénographe, dont les dispositifs scéniques fonctionnent au théâtre comme de véritables machines à jouer, au sens meyerholdien du mot. René Allio, un artiste issu et nourri dun univers autre que celui du théâtre, résume avec pertinence ce passage et cette complicité de larchitecture à la scénographie : « Ma définition personnelle de la machine à jouer, je lavais trouvée chez Le Corbusier (il faudra revenir à Le Corbusier et à limpérialisme des architectes) dans une page où ce dernier parlait des maisons comme des machines à habiter. La maison devait accomplir à la perfection, tel un outil de lindustrie ou un instrument scientifique, sa fonction spécifique »6. 4 Il affirme : « Ce qui distingue les maîtres de larchitecture moderne est la lutte pour la simplicité et pour la clarté. Cest ce que nous tentons nous aussi sur scène ». Ibid., p. 162. (« Das, was die Meister der Moderne auszeichnet, ist der Kampf um Einfachheit, um Klarheit. Das versuchen wir auf der Bühne auch ».) 5 Propos du scénographe dans « Bei Ibsen sollte man sitzen können », entretien avec Anja Dürrschmidt, in Dem Einzelnen ein Ganzes, op.cit., p. 26. (« Ich spüre die Verachtung des Konkreten als künstlerisch schwächere Leistung ».) 6 « De la machine à jouer au paysage mental un entretien de Jean-Pierre Sarrazac avec René Allio », in Travail théâtral, n° 28 29, juillet décembre 1977, Lausanne, La Cité, p. 107. 319 Chapitre III La Scénographie 1. Les quatre espaces scéniques 1.1. Constructions Nora La marque de larchitecte se fait sentir chez le scénographe Pappelbaum : le décor est construit comme une maison des années vingt par assemblages de plans orthogonaux, planchers et cloisons (coulissantes ou non). Ce principe architectural, qui répondait à lépoque à une envie de lier décor et architecture, espace intérieur et extérieur, libère ainsi, comme on le sait, de la contrainte des murs porteurs et de la nécessité dune enveloppe extérieure. Le résultat en est une architecture éclatée et ouverte en ses bords, sans limites, comme on peut le voir par exemple dans le fameux prototype de la maison Schröder de Gerrit Rietveld (1924, à Utrecht, Pays-Bas, une maison qui applique les principes formels du Stijl7), ou le non moins fameux pavillon allemand de lexposition universelle de Barcelone de 1929 de Mies Van der Rohe (architecte germano-américain ayant enseigné au Bauhaus), qui semble dailleurs être à lorigine directe des choix du scénographe, puisquon retrouve chez les Helmer le fameux mobilier quil conçut à cette occasion. On sent encore lempreinte de Mies, certes de façon moins explicite, dans ce jeu élégant, voire « poétique »8, de contrastes des couleurs et textures variées des différents matériaux de construction qui renvoie à ce que larchitecte affectionnait : surfaces réfléchissantes des portes vitrées, translucidité laiteuse des parois, aspect brut des pierres grises, brillant des chromes, vernis lissé du bois dacajou, aspect mat du cuir crème. 7 À savoir une géométrisation stricte (lignes droites et formes orthogonales), une asymétrie et une continuité entre lintérieur et lextérieur de lédifice. 8 « À Barcelone, Mies van der Rohe réussit une synthèse remarquable de ces concepts spatiaux et structurels. À partir de surfaces horizontales et verticales, de matériaux opaques et transparents, et dune ossature, il a créé un bâtiment dune grande qualité poétique ». Cf. Peter Carter, Mies van der Rohe au travail, Édition Phaidon, Paris, 2005, p. 24. 320 Chapitre III La Scénographie Maison Schröder de G. Rietveld (Utrecht, 1924) Pavillon Barcelone de Mies van der Rohe (1929) Notons que ce modèle architectural des temps modernes paraît particulièrement convenir aux besoins de la scène de théâtre en général car, sans solution de continuité entre lintérieur et lextérieur, il permet à la fois de préserver des ouvertures latérales pour léclairage et les entrées et sorties des comédiens, même si, ici, dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, celles-ci se font dans la logique du décor, cest-à-dire par les portes de la maison des Helmer (portes dentrée, du bureau et de la chambre des enfants). 321 Chapitre III La Scénographie Par ailleurs, cette dissolution des bords de lhabitacle des Helmer renforce leffet axial vertical de la colonne centrale blanche qui séclaire parfois de lintérieur, et que lon peut comprendre comme un diffuseur de lumière ou de chaleur. Chez Ibsen, la maison de poupée est un huis clos qui se construit autour du poêle et du sofa. Dans la mise en scène dOstermeier, le décor se développe de même autour de cette colonne qui masque par ailleurs lescalier intérieur de la maison, autre pivot autour duquel tourne, au sens propre comme au figuré, lensemble du dispositif. Nora dH. Ibsen (Schaubühne, 2002). © Jan Pappelbaum. Le décor sétage sur trois niveaux, jusquà environ six mètres de haut. Le plateau (de dimensions moyennes : environ neuf mètres douverture et autant de profondeur) est recouvert de plaques de bois carrées dun mètre de côté, qui lui donnent laspect dun parquet dacajou. Il est coupé en son centre par un praticable que nous nommerons ici passerelle, qui, partant du lointain et allant jusquau nez de scène, mesure environ quatre mètres de long, un de large et flotte à quarante centimètres au-dessus du sol. Cette « passerelle de show en bois 322 Chapitre III La Scénographie précieux »9, comme lécrit le critique du Berliner Zeitung, qui effectivement fonctionne parfois comme un lieu dexhibition pour Nora, sépare ainsi lespace en deux, laissant, côté jardin, lentrée de la maison et une sorte dantichambre où trône le divan Barcelona (deux mètres sur un mètre) à traversin de cuir blanc cassé et piètement dacier de Mies Van Der Rohe, que nous appellerons ici sofa, et, côté cour, le reste du mobilier Barcelona : deux fauteuils et un repose-pieds avec coussins de cuir capitonnés de même couleur sur sangles de cuir, disposés autour dune table basse à plateau vitré, qui constitue ainsi le coin salon de la maison. Ce living est entouré dune margelle de bois dune vingtaine de centimètres de hauteur, qui cache un éclairage indirect. On entre chez les Helmer par une porte à gonds ordinaire, qui donne sur un sas où se trouve un portant pour les vêtements. Situé légèrement en contrebas du plateau, ce sas se ferme par une deuxième porte, vitrée et coulissante, et lon entre dans lappartement par une volée de quatre marches. La passerelle enjambe au lointain un autre praticable de deux mètres sur un, avant de buter sur cinq marches qui donnent accès au deuxième niveau du décor, une mezzanine située à environ un mètre vingt de haut par rapport au sol. Il sagit dun espace transitionnel qui donne accès à la chambre des enfants (par une porte pivotante) et au bureau de Torvald (par une autre volée de cinq marches), où Nora installera le sapin de Noël et où sont placés, sur des étagères basses, la chaîne hi-fi et le bar. La grande toile qui clôt cet espace au lointain rompt avec la géométrie de lensemble : là est projetée une image lumineuse, comme la vision nocturne dune ville, floue, qui semble flotter et de ce fait casse les limites spatiales de la scène, donnant un effet dinquiétante étrangeté, annonciateur des débordements des habitants de la maison, et qui en tout cas met un peu de folie dans cet ensemble si rigoureux. Vue en plan, la mezzanine noccupe que le quart du plateau, sur une largeur de trois à quatre mètres et une profondeur de trois mètres environ. Son bord antérieur est fait dun mur de pierres brutes qui sert de fond à un immense aquarium, habité par des poissons assez gros et multicolores (des carpes japonaises), dont la paroi de verre saligne avec le bord de la cinquième marche, faisant ainsi corps avec larchitecture. La mezzanine donne accès, plus haut, à un balcon de trois mètres sur deux, qui domine le sas dentrée et ouvre par une porte coulissante sur le bureau de Torvald, dont on devine lintérieur. Le plancher de ce balcon (toujours en bois dacajou) est percé en son bord par la colonne lumineuse couleur crème dont les trois tronçons lient ainsi les trois niveaux du décor, en soulignant sa verticalité. Les murs du bureau, quant à eux, sont faits de plaques 9 Comme la nomme Ulrich Seidler dans « Der Mensch ist nur als Leiche ehrlich », in Berliner Zeitung, 28 novembre 2002. (« Edelhölzerner Showtreppe und Laufsteg ».) 323 Chapitre III La Scénographie rectangulaires de verre rre dépoli, montées sur une structure métallique tubulaire, dans lesprit de cette esthétique chic de lhabitat des Helmer. Le Constructeur Solness Le décor du Constructeur Solness applique de nouveau les mêmes principes formels architecturaux : assemblage de plusieurs cloisons de natures et de matériaux différents, di coulissantes ou non, qui séparent lespace en plusieurs plusi aires de jeu. Il semble que Pappelbaum se soit inspiré là encore dune uvre de Mies van der Rohe : le Crown Hall (construit en 1956, à Chicago, aux États-Unis Unis), un bâtiment qui abrite le Département dArchitecture d de lInstitut technologique de lIllinois. Illinois. Crown Hall de Mies van der Rohe (Chicago, ( 1956) Sur laa scène de lAkademietheater, lAkademietheater la plus importante et la plus grande des salles annexes du Burgtheater de Vienne, est posé un praticable circulaire tournant denviron dix mètres de diamètre, traversé par trois cloisons qui le divisent en quatre quat aires de jeu plus ou moins clairement distinctes. Lensemble L du décor (construction, mobilier,, sol, etc.) est dune blancheur éclatante10. Deux des cloisons,, disposées en V dont la pointe est au ras du praticable, traversent le plateau pour sarrêter à peu près à un mètre de lautre la bord. Elles sont matérialisées par deux 10 On pourrait voir là un autre clin dil aux principes princip formels du Stijl, en raison notamment de la prédominance des couleurs primaires (bleu, jaune, rouge) r et du noir et du blanc. 324 Chapitre III La Scénographie cadres montant à deux mètres cinquante à la pointe du V et trois mètres cinquante à son ouverture, translucides, et leur armature se donne à voir. À laplomb de chaque cadre, liées par de petites tubulures métalliques, sont dressées deux parois denviron deux mètres sur un, faites de caissons lumineux posés en damier avec des alternances de pleins et de vides, comme pour servir également détagères. Lensemble, cadre plus parois, crée ainsi des séparations ajourées entre les différentes aires de jeu, que le regard peut traverser. Sur la cloison côté salon, en plus de cet échiquier, est un pan de mur plein, long denviron deux mètres, où souvre une porte pivotante, pleine elle aussi. Vues de face, les deux cloisons en V se complètent pour en former de facto une seule : léchiquier lumineux de lune comble celui de lautre et le pan de mur côté salon ferme le vide du côté bureau. On peut donc certes parler dune division de lespace, mais celle-ci est loin dêtre hermétique, il ny pas de réelles séparations, car même ainsi, la combinaison de ces deux cloisons laisse de nombreuses ouvertures. Le Constructeur Solness dH. Ibsen (Burgtheater Vienne, 2004). © Jan Pappelbaum. La troisième cloison, complètement transparente, composée de huit portes coulissantes en verre, forme une ligne courbe qui traverse le cercle du plateau à peu près en son tiers, et croise les deux autres, à louverture du V, en passant à environ soixante-dix centimètres en dessous delles. Les huit portes coulissantes sont prises dans une fine structure métallique, qui 325 Chapitre III La Scénographie répond aux barres reliant les cadres entre eux. Cette armature sépare et borde les pans de verre. Quelques-unes de ces portes vitrées portent des stores vénitiens. Les trois cloisons divisent donc le plateau en quatre aires de jeu : lespace ovale, dessiné par les portes coulissantes, qui figure la véranda de la maison des Solness lequel, avec celui dessiné par les deux branches du V, est situé sur un praticable légèrement surélevé, et les deux espaces, de chaque côté du V, qui figurent respectivement le salon et le bureau du constructeur. Le sol est uniformément blanc sur lensemble du plateau, mais recouvert de matériaux différents selon chaque espace : un genre de linoléum mat côté bureau, une moquette à longs poils pour le salon, et un plancher de lattes blanches pour la véranda. Dans la partie représentant le bureau de larchitecte, se trouvent quatre postes de travail. Dabord celui de Solness (une longue table collée à léchiquier lumineux et une chaise sur roulettes), au dessus duquel flotte, perpendiculairement, une planche de travail pour Kaja, sa secrétaire (laquelle alors reste debout) ; ensuite les deux petits bureaux des Brovik, père et fils, situés sur le praticable, devant la baie vitrée, avec une chaise blanche sur roulettes et un ordinateur blanc chacun11. Devant ceci, une petite cloison (à peu près dun mètre carré) en verre laiteux empêche les chaises de tomber du praticable. Le centre de cet espace est occupé par un fauteuil, un sofa et une table basse, en plastique et métal, aux courbes élégantes. Côté salon, on retrouve cette combinaison fauteuil sofa table basse, blancs et élégants eux aussi, mais dun autre modèle : larges coussins rectangulaires sur piètement métallique. Un deuxième fauteuil est plaqué contre la cloison ; à côté de la porte et devant léchiquier, est rangée une table haute, genre bar ou cuisine américaine. La véranda quant à elle, est occupée par quelques meubles de jardin : un banc en bois, une chaise pliante en plastique et métal, et un barbecue mobile. Devant la porte vitrée, côté salon, se dresse un rosier haut sur pied dans un pot blanc, et de lautre côté, devant le bureau, une petite table avec une plante verte. Enfin, un cyclorama en forme de fer à cheval, qui se teinte différemment selon les moments de la représentation, entoure le praticable et sa construction labyrinthique. 11 Certains critiques évoquent directement les ordinateurs quApple décline, depuis les années 1980, principalement en blanc (comme par exemple Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit.). 326 Chapitre III La Scénographie Hedda Gabler Le décor dHedda Gabler est de nouveau construit comme une maison moderne. Pappelbaum prit pour point de départ la maison Farnsworth12 (1951, près de Plano, aux ÉtatsUnis), une autre uvre de Mies van der Rohe dans laquelle celui-ci appliqua les principes formels du style international, mouvement architectural émanant du Bauhaus et du groupe De Stijl, dont les caractéristiques peuvent être résumées en trois points essentiels : simplification radicale de la forme, rejet de lornementation de toute sorte et prédilection pour le verre, lacier et le béton comme matériaux de construction majeurs. Maison Farnsworth de Mies van der Rohe (Plano, 1951) Lespace de jeu dHedda Gabler est concentré sur un praticable rectangulaire placé au centre et à lavant-scène de la salle B de la Schaubühne. Il mesure à peu près dix mètres sur huit, et sélève de soixante centimètres au-dessus du sol. Il est carrelé de dalles carrées de couleur anthracite, dà peu près un mètre de côté, lustrées et réfléchissantes. Sur lune de ses longueurs, trois marches permettent daccéder au praticable. Le plateau tourne ponctuellement de trois cent soixante degrés, en sarrêtant à chaque fois sous un angle différent par rapport au public, ce qui fait que pour la description, il sera difficile de distinguer entre jardin et cour, car 12 Cest ce que relevait Friederike Meyer, dans « Kein bisschen theatralisch », op. cit., et ce que Jan Pappelbaum lui-même dit lors de lAtelier de la pensée. 327 Chapitre III La Scénographie ce dispositif scénique semble ne pas avoir de côtés ; nous reviendrons sur ce caractère particulier13. Hedda Gabler dH. Ibsen (Schaubühne, 2005). © Jan Pappelbaum. Sur cette aire de jeu, deux murs se croisent à angle droit : le premier, en verre, la traverse dans sa longueur, la divisant en son tiers en deux parties inégales. Il est constitué de cinq portes coulissantes et bordé de poutrelles noires qui dissimulent un système découlement qui laisse ruisseler des filets deau sur les vitres pour simuler la pluie. Le deuxième mur, perpendiculaire au premier, en béton, épais dà peu près quinze centimètres, traverse le praticable sur son petit côté. Il ne passe pas par le centre, lui non plus, mais coupe laire de jeu à peu près au quart de sa longueur. Contrairement au mur en verre, qui ne permet pas aux acteurs de le contourner car il déborde de dix centimètres de chaque côté du praticable, celui en béton, qui dépasse largement le praticable dun côté, laisse environ deux mètres de lautre, de sorte que les acteurs peuvent le contourner sils nempruntent pas la porte coulissante qui souvre sur lun de ses côtés (porte non pas transparente cette fois-ci, mais qui savèrera translucide à la fin de la représentation). 13 Le décor dHedda Gabler « flotte au milieu de la cage de scène » dit Marie-Noëlle Semet à loccasion de lAtelier de la pensée. 328 Chapitre III La Scénographie En haut, le mur de verre dépasse celui en béton de quelques vingt centimètres ; les deux montent à trois mètres du sol. Ils divisent donc le praticable en deux fois deux parties orthogonales et inégales. Lun des deux espaces les plus grands, celui vers lequel mènent les marches, représente la véranda des didascalies dIbsen. Il reste vide tout au long du spectacle et cest par là quarrivent les personnages venant du dehors14. La partie opposée, à laquelle on accède par les multiples portes de la cloison en verre, représente le vaste salon (selon Ibsen) des Tesman. Elle est occupée par un énorme sofa vert clair, en forme de L. Le côté le plus long du sofa est inhabituellement grand par rapport à ce qui est dusage pour ce genre de meuble. Sur le dossier du sofa, toujours dans sa longueur, deux petites plaques en acier rectangulaires font office de tables, où lon peut poser des verres, des tasses, etc. Le fait que le sofa soit surdimensionné « fait paraître les personnage petits »15. Les deux petites aires de jeu du praticable, celles situées derrière la cloison en béton, font, elles aussi, partie de lintérieur de la maison. Elles restent vides dobjets, mais sont habitables par les comédiens. Le dispositif scénique est complété par un élément assez inhabituel : il sagit dun grand miroir accroché dans les cintres, dont les dimensions correspondent à peu près à celles du praticable. Il est placé un peu derrière celui-ci et légèrement incliné, afin de proposer au spectateur le reflet de ce qui se passe sur scène. Ce reflet reste néanmoins déformé dune certaine façon, car le miroir est constitué de huit plaques autonomes qui renvoient lespace chacune sous un angle légèrement différent, de sorte que le tout propose au spectateur comme une série de plans et crée un effet assez cinématographique (effet renforcé par les projections, nous y reviendrons). Il planer ainsi au-dessus de la scène limage dune croix chrétienne, dessiné par la rencontre des deux murs. Cependant, et bien évidemment, ce jeu de miroir conditionne celui des comédiens. Le dramaturge de la représentation, Marius von Mayenburg, remarque avec perspicacité : « [Pappelbaum] sait quil ny a rien de plus intéressant au théâtre que lacteur. Cest pour cette raison que ses corps scéniques ne sont pas dans un rapport de concurrence avec les corps des comédiens au contraire, ils les soulignent, les mettent en relief. Dans un espace comme celui dHedda Gabler, il ny a littéralement aucun endroit où lacteur ne serait pas présent. Même lorsque les comédiens agissent derrière le mur en béton, on les voit dans le miroir suspendu aux cintres : un [ ] changement de perspective formidable »16. 14 À linstar de la Maison Farnsworth, lespace est « divisé en lieux de vie extérieurs et intérieurs, reliés entre eux ». Cf. P. Carter, Mies van der Rohe au travail, op. cit., p. 83. 15 Comme le remarque Simone Kaempf dans « Angst vor dem Abstieg », op. cit. (« Macht die Menschen klein ».) 16 Dans « Nähe und Distanz », in Dem Einzelnem , op. cit., p. 227. (« Er weiß, dass im Theater nichts so interessant ist wie der Schauspieler. Deshalb konkurrieren seine Bühnenkörper nicht mit den Körpern der Schauspieler, sondern heben sie. Bei einem Raum wie dem für Hedda Gabler gibt es buchstäblich keine 329 Chapitre III La Scénographie John Gabriel Borkman « Lidée était ait de ne pas répéter ce quon [avait] fait avec la Maison de poupée mais daller dans une direction beaucoup plus minimaliste, minimaliste, abstraite. Je souhaitais avoir deux niveaux de narration : lespace et lhistoire »17, confiait Thomas Ostermeier quelques jours après la création de John Gabriel Borkman. Borkman Pappelbaum : « Avec notre décor pour Hedda Gabler, nous avions ons atteint un point où je ne savais plus comment, ni dans quelle direction, on pourrait aller plus loin ; avec vec une configuration de base réduite dune manière aussi extrême, il fallait en fait cesser le travail sur le dispositif-objet et partir dans une autre direction »18. En effet, le dispositif proposé pour John Gabriel Borkman rompt radicalement avec celui des trois mises en scène dIbsen précédentes. Il est moins réaliste, beaucoup plus sculptural. Et si lon peut lancrer dans un champ référentiel, ce serait davantage dans celui de la sculpture minimaliste américaine des années quatre-vingt, quat vingt, et même plus précisément pourrait-on on y voir un réemploi du principe des caissons transparents de lartiste Dan Graham. Penultimate Curving Pavilion de Dan Graham (Los Angeles, Regen Projects, 2010) unpräsente Position. Selbst bst wenn die Darsteller hinter einen Betonwand agieren, agie sehen wir sie im darüber aufgehängten Spiegel: ein weiterer verblüffender Perspektivwechsel Pe ».) 17 « Lhonneur, le pouvoir, lamour », in La Libre Belgique, 23 décembre 2008. 18 Dans « Doch eher näher an Kroetz », in Dem Einzelnem , op. cit., p. 163. (« Wir haben mit unserer Hedda-Bühne Bühne einen Punkt erreicht, wo ich nicht weiß, in welche welche Richtung man das noch weiter treiben kann. Bei einer solchen extrem reduzierten Grundanordnung müsste man eigentlich mit der Arbeit am Objekt aufhören aufh und erst mal in eine andere Richtung weitergehen ».) 330 Chapitre III La Scénographie La scénographie de John Gabriel Borkman rompt avec les principes qui déterminaient les trois décors précédents et utilise de nouveaux éléments. Le spectateur se retrouve devant un espace dépouillé : une boîte rectangulaire (à peu près 15m de longueur, 6m de profondeur et 5m de hauteur), située sur un praticable légèrement surélevé, dont les parois translucides et le plafond, doublés, se chargent, semplissent de fumée19. John Gabriel Borkman dH. Ibsen (TNB Rennes, 2008). © Jan Pappelbaum. Le sol est recouvert de dalles réfléchissantes (1,5m sur 1m), qui font songer à du marbre gris clair lustré. Découpé dans le praticable, un plateau tournant circulaire, dont la moitié se trouve derrière la cloison du fond, dans les coulisses, permet de laisser entendre que lon passe du rez-de-chaussée au premier étage de la maison, sans toutefois changer de niveau ; la verticalité de lespace pensé par Ibsen, qui situe le deuxième acte de la pièce à létage de la maison, est remplacée par un déploiement horizontal du décor. Dans chacune des cloisons latérales souvre une porte simple, pivotante. Les entrées et sorties des acteurs se font donc soit par ces portes, soit à laide du plateau tournant, lorsque, à cette occasion, le mur du 19 Le décor se présenta ainsi lors de la création de la représentation au Théâtre National de Bretagne à Rennes (10 décembre 2008). Toutefois, pour cause de complications techniques, liées principalement au maniement difficile de la fumée artificielle dans les murs, les parois latérales furent remplacées par des cloisons opaques à partir de la création à la Schaubühne (15 janvier 2009). Jan Pappelbaum en explique la raison : « Nous ne pouvions pas contrôler la fumée dans les parois latérales, juste celle dans le mur du fond. En général, travailler avec la fumée, cest jouer avec le feu. Elle est très difficile à manipuler. [ ] Derrière les parois latérales, il y avait beaucoup de structures porteuses, qui étaient certes faites elles aussi en matériaux translucides, mais on les voyait quand-même à cause de léclairage à contre-jour. Cela donnait un aspect bancal à lensemble. Thomas Ostermeier le comparait à une station service pour laver les voitures », (propos tenu à loccasion de lAtelier de la pensée). 331 Chapitre III La Scénographie fond monte dans les cintres pendant quun pan de plexiglas descend à lavant-scène20, fermant ainsi le quatrième mur de la boîte (cest le cas notamment pour larrivée de Borkman et de Frida dans le bureau du banquier, au début du second acte, ou pour celle de Gunhild dans son salon, au début du troisième). Sur scène, seuls un sofa, un fauteuil et une table basse meublent le salon des Borkman ; un mobilier dépouillé, sobre et élégant : structures en bois dacajou, coussins capitonnés rectangulaires anthracites, plus une lampe sur pied métallique avec abatjour noir. Au premier acte, ces meubles sont réunis au centre du plateau (sur sa partie tournante, de sorte quils puissent partir dans les coulisses lors de sa rotation), formant ainsi un îlot salon dans le vaste espace vide. Plus tard, au cours du troisième acte, les acteurs les déplaceront et les dissémineront davantage sur le plateau. Au deuxième acte, la chambre du banquier, qui arrive des coulisses sur le plateau tournant, relève de la même austérité : un bureau de travail et quelques chaises. La table, au plateau en bois de chêne et aux pieds métalliques, surdimensionnée, trône pour ainsi dire au centre du praticable. Quant aux chaises, elles ont elles aussi des pieds en métal et des coussins marron ; lune est située à jardin par rapport au bureau, les trois autres sont empilées côté cour. Sur la table, une lampe de bureau allumée et de nombreux dossiers témoignent de lactivité incessante de Borkman. Ils feront place, au tout début du second acte, au clavier numérique sur lequel jouera Frida, assise sur les chaises empilées, afin dêtre à la bonne hauteur. Même si, comme pour Nora, Hedda Gabler et Le Constructeur Solness, le décor fait allusion à un espace concret, à un habitacle réaliste, lunivers onirique que Jan Pappelbaum et Thomas Ostermeier ont imaginé pour ce John Gabriel Borkman fonctionne aussi avec des connotations métaphoriques et symboliques. Noyé dans des vapeurs grisâtres, il évoque un nid juché dans les montagnes et entouré de nuages. « On na pas besoin dexpliquer la situation au niveau des images ou des décors. On pourrait très bien imaginer avoir des écrans avec des chiffres de la bourse, etc., mais il ny en a pas besoin parce que chacun dans la salle a ces images dans la tête. Cest pour cela que jai essayé déviter toutes les images décoratives et de me concentrer davantage sur les relations entre les personnages. Les images de la crise, chacun dentre nous en voit assez dans le journal télévisé »21. 20 Cette cloison qui apparaît uniquement lors des rotations du plateau tournant, donc à deux reprises au cours de la représentation, semble servir surtout à empêcher la fumée, qui se déverse sur la scène dès que celle du fond se soulève, denvahir également la salle. 21 Propos de Thomas Ostermeier à loccasion de lAtelier de la pensée. 332 Chapitre III La Scénographie 1.2. Projections (photos et vidéos) Comme cest est souvent le cas dans les spectacles dOstermeier, dans trois de ses quatre mises en scène ibséniennes les projections jouent un rôle important. important. Il sagit de projections de photographies ou de séquences vidéo, qui permettent délargir lespace--temps du drame et dapporter des informations sur les personnages ou lunivers dans lequel la pièce est située. Ces projections ont une fonction strictement illustrative, illustrative au sens où les personnages nentrent jamais en interaction avec elles. elles Toutefois, Ostermeier ny recourt pas pour John Gabriel Borkman : il opère là une rupture avec les principes déterminants des espaces scéniques de ses trois premiers spectacles ibséniens, leur préférant une logique générale plus épurée. épurée Nora on des projections sen tient aux moments de la rotation de la Dans Nora, lutilisation scène, lorsque le décor dévoile son envers la façade extérieure eure de la maison des Helmer , qui ui sert alors de support à ces projections. Nora, 2002 Ces scènes rythment toute la représentation et sont toujours accompagnées de musique. Elles montrent, en fondu enchaîné, les photographies photographies agrandies des d trois enfants du couple, qua prises Torvald au début de la représentation. La façade de la maison devient devien celle de la famille : elle montre limage que les Helmer présentent de leur vie à lextérieur, le celle 333 Chapitre III La Scénographie dun bonheur technicolor. On On pourrait voir dans ce procédé une utilisation du contrepoint scénique, car les visages souriants et insouciants des enfants sont en contraste frappant frappan avec lexpression de plus en plus dure (Torvald) ou préoccupée préoccupée (Nora) de leurs parents. Le Constructeur Solness La représentation souvre sur une projection, sur un rideau fin et translucide à lavantlav scène, de plusieurs vues (légèrement légèrement floues) floues dun quartier résidentiel, avec des villas familiales énormes,, toutes pareilles pareille ou presque, certaines encore en cours ours de construction, construction qui défilent en fondu enchaîné, rappelant celles du film dUlrich Seidl Canicule (Hundstage) et qui dépeint la vie dans les banlieues ba résidentielles de Vienne22. Lee rideau monte et des colonnes de chiffres interminables sont alors projetées sur le décor en rotation. Les projections reviennent à la fin du premier et du second se acte, mais il sagit cette fois-ci fois dune seule villa prise de face et qui recouvre toute la construction de la scène. Ces images semblent donc avoir plusieurs vocations : premièrement, elles servent de hors champ du décor, et par là élargissent nt lunivers représenté au-delà a des limites du plateau ; deuxièmement, leur référence au film de Seidl permet de faire une allusion explicite expli à une certaine réalité sociale et dancrer ainsi la représentation, dès le début, dans un contexte cont précis ; troisièmement, leur aspect flou indique demblée le mode onirique sur lequel est traité le drame. Le Constructeur Solness, 2004 22 « Des maisons comme on les connaît du film dUlrich Seidl, S Hundstage.. Tellement normales que ça fait mal. Tellement formatées que lon a envie de crier », remarque Karin Cerny dans son article « Konversation zwischen zwei Ideen », op. cit. (« Häuser wie man sie aus Ulrich Seidls Film "Hundstage" "Hundstag kennt. So normal, dass ss es weh tut. So angepasst, dass man schreien möchte möch ».) 334 Chapitre III La Scénographie Hedda Gabler Lutilisation la plus complexe des projections se trouve certainement dans la mise en scène dHedda Gabler. Elles reviennent à plusieurs reprises au cours de la représentation, accompagnées le plus souvent de musique, essentiellement lorsque le praticable tourne. Toutefois, il ne sagit pas de projections de photographies, comme dans Nora et Le Constructeur Solness, mais de courtes séquences vidéo, qui se font sur lensemble du dispositif scénique, mais ne sont réellement visibles que sur la cloison en béton. On peut distinguer trois séquences qui reviennent dans un ordre aléatoire : la première, dès le tout début de la représentation, consiste en un lent et long travelling, à la manière de celui qui ouvrait le film de Jim Jarmusch, Stranger than Paradise, pris dune voiture roulant au pas, qui monte le long dune rue et montre, en plan densemble, la façade dune maison dissimulée derrière une allée darbres. Il sagit dune grande demeure bourgeoise de la fin du dix-neuvième siècle, qui pourrait très bien être la maison quIbsen avait imaginée pour son Hedda. Pour le critique du magazine Tip, ces projections situent celle des Tesman dans un « ghetto de maisons familiales, pour les citoyens qui gagnent le plus »23. Toutefois, la caméra ne jette sur cette façade ibsénienne quun regard furtif ; on ne la voit jamais en entier, à cause du rideau darbres, mais aussi du fait que la caméra semble être tenue par une main tremblante, comme celle dun passant. La deuxième séquence propose un gros plan sur Hedda, assise au volant dune voiture, roulant dans une ville la nuit. On fait alors le lien avec le travelling précédent, que lon imagine correspondre au regard suggestif dHedda qui, depuis sa voiture, découvre avec Tesman la maison de ses rêves, comme elle le raconte à Brack. Elle est donc peut-être là aussi pour évoquer une image du voyage de noces des Tesman, dont ils viennent de rentrer. Ce gros plan est suivi dune vue sur les lumières de la ville, toujours par la fenêtre de la même voiture. Alors que ces deux séquences ont pour fonction délargir le cadre de la scène pour le spectateur (en lui montrant lapparence extérieure possible de la maison), et de lui proposer une image concrète des souvenirs dHedda (le voyage), la troisième vidéo donne à voir cette partie du drame quIbsen a préféré laisser se dérouler entre deux actes : la soirée entre hommes, fatidique pour Lövborg : on voit celui-ci, en plan américain, le regard vide, 23 Peter Laudenbach, « Eine Frau unter Einfluss », op. cit. (« Eigenheimghetto für besserverdienende Großstädter ».) De nombreux critiques en déduisent que la maison est située autour du Kurfürstendamm ou dans le Charlottenburg, quartiers chics de Berlin, très près de la Schaubühne. 335 Chapitre III La Scénographie chancelant, sur fond de bruits sourds de discothèque. discothèque. Limage semble flotter dans leau, évoquant ainsi létat alcoolique de Lövborg.. Convoquer le hors champ, le hors temps (le passé) et le hors drame semble donc être la vocation de ces images filmées, dont le traitement en noir et blanc renforce leffet de distanciation. Hedda Gabler, 2005 1.3. Lumières Les lumières de Nora, Hedda Gabler et John Gabriel Borkman,, les trois spectacles présentés à la Schaubühne, furent créées par Erich Schneider, léclairagiste en chef de ce théâtre depuis les années 2000. 2000 Celui-ci conçoit léclairage de la quasi totalité des spectacles de la Schaubühne, et pas seulement pour les mises mises en scène dOstermeier. En ce sens, Le Constructeur Solness constitue une exception par rapport aux trois autres autre représentations ibséniennes, car son éclairage,, à Vienne, ne lui fut pas confié. Lee metteur en scène a choisi un autre collaborateur de la Schaubühne, plutôt quun éclairagiste du Burgtheater, Burgtheater Michael Gööck, caméraman, photographe et éclairagiste, qui travaillait à la Schaubühne entre 2003 et 2006. 336 Chapitre III La Scénographie Nora Erich Schneider propose trois types déclairage de lensemble du dispositif scénique, qui se succèdent et se combinent au fil de la représentation. Tout dabord, pour renforcer leffet de réalisme du décor, celui-ci est éclairé la plupart du temps par une lumière blanche, qui varie seulement en intensité, suivant les différents moments de la journée (plus sombre le soir). Cette lumière provient à la fois de léquipement traditionnel de la machine théâtrale (projecteurs latéraux, de face et à contre-jour), mais aussi de ce que lon pourrait appeler un éclairage dappoint inscrit dans le décor lui-même (et qui de ce fait renforce le réalisme de lappartement des Helmer) : dans la colonne-pivot à trois tronçons, dans laquarium ou sous la margelle qui entoure le living. Au contraire du précédent, le second type déclairage cherche à casser leffet de réalisme pour dramatiser latmosphère. Il est utilisé généralement lors des moments où seffectue une rupture de rythme dans le déroulement de laction et que le praticable se met à tourner ; lensemble de la scène est alors baigné dans une lumière colorée. Rouge une seule fois, lorsque Nora et la jeune fille au pair portant un chapeau jouent avec les déguisements. Bleue le plus souvent, par exemple lors du jeu de Nora avec ses enfants où, comme la musique et les comédiens, la lumière semble semballer (stroboscope, éclairs). Bleue encore pour la farce macabre du docteur Rank allongé sur le sofa, pour la lutte de Krogstad et de Nora, pour la danse de Nora bien entendu, et enfin pour la dernière scène, depuis le retour du couple de leur soirée, jusquà la fin, au meurtre de Torvald. De la même manière, la diapositive qui tapisse et éclaire à la fois le mur du fond de la mezzanine, projetée latéralement par le côté cour, et qui est parfois éteinte, donne, comme nous lavons déjà évoqué plus haut, à cet espace intermédiaire, une dimension un peu onirique, voire psychédélique ou angoissante. Enfin, la dernière image du spectacle propose un éclairage en rupture avec le reste, pictural, un extérieur nuit réaliste : Nora assise devant la porte de sa maison est éclairée par un projecteur placé en haut à cour, qui sépare le mur en deux zones dombre et de lumière très franches, comme sous leffet dun réverbère, qui évoque un tableau dEdward Hopper. 337 Chapitre III La Scénographie Le Constructeur Solness On peut pareillement identifier trois types déclairage créés par Michael Gööck pour le Constructeur Solness. Là encore, il y a dabord les différentes sources de lumière qui font partie du décor (lampes sur les bureaux et nombreux tubes de néon accrochés aux parois des meubles dont léchiquier lumineux), léclairage théâtral traditionnel ensuite, provenant des projecteurs extérieurs, et enfin, celui que reçoit le cyclorama qui entoure presque tout le plateau. Cest surtout ce dernier élément qui détermine latmosphère de toute la scène, car il se teinte de différentes « couleurs dambiance »24 au cours de la représentation : bleu le plus souvent, calme et apaisant, il devient gris-vert, menaçant et inquiétant, à des moments dramatiques de la pièce. Dans un souci de réalisme, cette lumière que reçoit le cyclorama varie dintensité selon le moment du jour où se déroule telle ou telle scène ; au début du deuxième acte, elle se teinte même de quelques rayons roses évoquant laurore (dans la logique dramatique, laction se passe effectivement au petit matin). Quant aux projecteurs, ils éclairent la scène de manière plutôt égale, la baignant dune lumière blanche, et ils séteignent lors des rotations du plateau, laissant seules allumées les lumières faisant partie intégrante du décor. Une rupture survient à la fin de la représentation : lors de la scène où Hilde décrit lescalade de Solness : toutes les lumières baissent, séteignent et seule reste une douche lumineuse sur la jeune fille. Au moment de la chute du constructeur, une très forte lumière à contre-jour éblouit soudainement et violemment les spectateurs. Et à la fin du spectacle, lorsque le plateau a tourné et que Solness sest réveillé de son cauchemar, cest une lumière toute autre qui léclaire, jaune et chaude. Cest alors que lon se rend compte du caractère froid et irréel de léclairage dans lequel a baigné cette énorme séquence de rêve quest presque toute la représentation. Hedda Gabler Dans lensemble du dispositif scénique, il ny a aucun accessoire qui soit source de lumière : pas de lampes dans cet intérieur, contrairement à celui de Nora ou du Constructeur Solness. Tout est éclairé par des projecteurs placés ou bien dans les cintres ou bien dans les 24 Comme on le remarque dans la critique du Kurier, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de Vienne, www. burgtheater. at. (« Stimmungsfarben ».) 338 Chapitre III La Scénographie coulisses. Léclairage reste assez neutre et réaliste pendant tout le spectacle ; il baisse durant les projections et se teinte alors de nuances violettes ou bleues. Un élément mérite pourtant une attention particulière : il sagit de deux projecteurs qui sont situés chacun dun côté de la paroi de verre, dans un coin en haut, sur lextrémité opposée à celle en béton, de sorte que leur faisceau longe les portes coulissantes des deux côtés avant de retomber sur celle-ci. Cette manière déclairer permet de projeter, sur le mur transversal, les ombres agrandies des personnes se trouvant dans le salon ou sur la véranda, un effet qui participe au sentiment que la maison est hantée par des revenants (nous aborderons ce point plus loin). Cest un jeu dombres similaire que lon retrouve à la fin de la représentation, lorsque, mis face au mur éclaboussé du sang dHedda, au pied duquel gît son cadavre (affaissé pratiquement dans la même position quAnne Tismer à la fin de Nora), le spectateur devine, derrière la porte translucide éclairée à contre-jour, les silhouettes des trois autres personnages (Tesman, Thea et Brack), qui bavardent sans souci, croyant quHedda leur a fait une blague. John Gabriel Borkman Le traitement de la lumière participe bien évidemment à la création du caractère symbolique de cette représentation, il le souligne même. La scénographie étant plus dépouillée que dans les spectacles précédents, la lumière semble lhabiter davantage. Erich Schneider joue ici du contraste entre un éclairage provenant des sources extérieures au décor, dune lumière blanche et froide, et celui émanant des accessoires présents sur scène (lampe sur pied dans le salon et lampe de bureau dans la chambre de Borkman), dune lumière jaune, chaude, intimiste25. Dans le cas de la lumière blanche, des projecteurs dissimulés dans le plafond et dont la lumière varie en intensité selon les scènes, éclairent uniformément tout lespace. En sus de cela, trois faisceaux lumineux balayent le plateau : le premier provient dun projecteur situé derrière la porte côté jardin, dont le faisceau, lorsquelle souvre, traverse tout le praticable jusquà la cloison opposée ; les deux autres de projecteurs situés chacun au pied dune des deux parois latérales, sur le devant de la scène : leur lumière part en diagonale dans le coin opposé, ce qui fait que leurs deux faisceaux se croisent au centre du plateau. Ces trois 25 On peut alors rapprocher ces deux lumières des caractères contrastés des surs jumelles, lun chaleureux et lautre plutôt glacial. 339 Chapitre III La Scénographie projecteurs créent à lintérieur de la boîte un jeu dombres riche sur les murs lisses et le sol lustré. Si cest principalement la lumière blanche qui baigne lensemble de la représentation, à quelques reprises cependant, la scène nest éclairée que par la source ponctuelle des lampes du décor : ainsi, au début du spectacle, quand Gunhild, assise sur le sofa, feuillette des albums de photo à la seule lumière de la lampe sur pied, sans avoir conscience de la présence dElla, tapie dans la pénombre ; larrivée de celle-ci fera éclater la coquille protectrice de ce petit îlot lumineux et la lumière blanche et crue montera pour éclairer toute la scène. Il en va de même lors des deux rotations du plateau (au début et à la fin du second acte) où le coin salon et le coin bureau sont tous deux éclairés par leurs lampes respectives, ce qui produit une ronde de ces points lumineux dans lespace. Lutilisation de la lumière déploie tout son caractère symbolique à la fin de la représentation, lors de la scène de délire de Borkman, où tous les éclairages évoqués précédemment séteignent, laissant la place à un projecteur sur pied situé derrière la cloison translucide du fond, au centre, dont le disque lumineux, qui filtre à travers la fumée qui envahit à ce moment là tout le plateau, éclaire ainsi les personnages à contre jour, évoquant un soleil transperçant un brouillard épais. 1.4. Objets scéniques Nora Lespace scénique réaliste impose un grand nombre dobjets, dont la signification est plus ou moins déjà donnée. En règle générale, il sagit daccessoires non polysémiques qui dénotent un usage bien précis. Leur multitude rendrait fastidieuse une énumération exhaustive, nous faisons donc un choix des objets scéniques les plus forts, les plus caractéristiques. Ainsi, les verres à pied, les bouteilles dalcool, les bibelots sont-ils là pour montrer la richesse et le bon goût de lhabitat moderne des Helmer, tout comme les nombreux gadgets électroniques de Torvald servent à définir le personnage dun homme aux faits de sa réussite sociale et professionnelle, selon un principe de réalité. 340 Chapitre III La Scénographie Dans la même logique, les multiples sacs de courses, paquets et surtout le sac à main Burberry de Nora indiquent et accentuent le vide dune vie, remplie de fatuité. Mais ils feront place aux deux étuis de faux pistolets où elle cachera, pour la sortir plus tard, larme fatale. De nombreux objets présents sur scène sont imposés par lauteur dans les didascalies ainsi des cadeaux de Noël (ici donc dans des sacs de courses), du sapin, du piano, des bas en soie que Nora montre au Docteur Rank au second acte, etc. Le metteur en scène a donné à certains dentre eux une importance plus grande que ne le faisait lauteur : la tenue de danse de lhéroïne, qui peut être considérée comme un objet scénique, est dans cette représentation démultipliée au début du deuxième acte, lorsque Nora et Monika samusent à essayer un grand nombre de costumes ; cette séance de déguisement, qui a naturellement une connotation symbolique certaine, donne lieu à lun des interludes surréalistes dont est ponctuée la représentation. Dautres objets ont été directement apportés par Ostermeier, comme les pistolets en plastique que manient Nora et ses enfants lors de leur jeu et qui annoncent lapparition des revolvers, lun faux (celui du déguisement de Lara Croft), lautre bien réel, lui, à la fin du spectacle. Certains objets traversent donc la représentation sous plusieurs variantes. Hormis les costumes (déguisements, puis tenue de Lara Croft) et les pistolets (jouets des enfants faux revolver vraie arme), mentionnons également les nombreuses bouteilles : dabord celles qui remplissent le bar des Helmer, ensuite la bouteille de champagne à laquelle Nora boit au goulot après sa danse, puis celle, enveloppée dans un sac en papier, que traîne avec lui Krogstad au troisième acte, et enfin la bouteille de whisky, que le Docteur Rank tient à la main lors de sa dernière apparition, en ange. Notons enfin lutilisation symboliquement chargée de lépée lumineuse en plastique, en provenance de lunivers des Star Wars ; Nora brandit et manie de façon provocante cet objet phallique pendant sa chorégraphie, le lèche lentement et ostensiblement, puis, lorsque sa danse a dégénérée, le braque, comme une menace, directement sur Torvald. 341 Chapitre III La Scénographie Le Constructeur Solness À première vue, le plateau donne une impression de vacuité : il semble que rien ne traîne dans cette maison, où les étagères et les tables sont nues. Toutefois, quelques menus objets circulent entre les acteurs, surtout dans le bureau : des dessins (feuilles volantes ou dans des dossiers), des stylos, une calculatrice, etc. Chaque personnage a également un sac : Solness, Kaja, le Docteur et les Brovik un cartable, Hilde un sac à dos et Aline un sac à main. Deux objets retiennent toutefois lattention du spectateur, car ils semblent chargés dun caractère symbolique. Le premier est une balle de tennis avec laquelle joue Hilde au début du second acte et que lon retrouvera par la suite à la toute fin de la représentation, après le réveil de Solness, mais cette fois-ci dans les mains dAline, un objet qui fait ainsi le lien, énigmatique et fortuit, entre les deux parties de lhistoire le rêve et la réalité. La deuxième, la couronne que Solness doit accrocher au sommet de sa nouvelle maison et quapporte Ragnar au troisième acte se remarque plus particulièrement : sur un cerceau en paille sont noués des rubans rouges et rose framboise exactement les couleurs que portait Hilde lorsquelle faisait irruption (visuellement, mais aussi au sens métaphorique) dans lunivers blanc de Solness. La majorité des objets semble présente sur le plateau, ceci dans une visée de réalisme scénique : ainsi du tas de vêtements hauts en couleur que déballe Hilde de son sac (le linge sale de voyage décrit par Ibsen), du tuyau en plastique avec lequel Aline arrose les fleurs sur la véranda ou des magazines et journaux que feuillettent par moments les acteurs. Hedda Gabler Dans lespace dépouillé dHedda Gabler, les objets scéniques sont peu nombreux et napparaissent que pour de courts laps de temps26. Les seuls accessoires qui restent tout au long de la représentation sont trois vases avec des fleurs, en terre cuite noire cylindriques, de hauteur différente (entre trente et soixante centimètres). Ils portent de riches bouquets de lys ou chrysanthèmes blancs (donc des fleurs riches en connotations) et, au début de la pièce, sont placés dans le salon. Deux des vases sont ensuite sortis sur la véranda par Mademoiselle 26 La critique de Tageszeitung remarque que lon « ne voit aucun objet personnel, rien ne traîne, cest comme si le jeune couple avait aménagé dans la vitrine dun magasin de meubles, rien que pour lessayer ». Simone Kaempf, « Angst vor dem Abstieg », op. cit. (« Nichts Persönliches ist zu sehen, nichts liegt herum, als sei das junge Paar nur zum Probewohnen in ein Möbelschaufenster gezogen ».) 342 Chapitre III La Scénographie Tesman, et plus tard, lorsquHedda jouera avec ses pistolets, elle sen servira pour cibles ; si elle ramassera aussitôt quelques fleurs éparpillées tout autour, les débris resteront sur la scène jusquà la fin du spectacle. Les deux paires dobjets scéniques qui méritent ici une attention particulière sont les pistolets dHedda bien évidemment, et les ordinateurs portables de Tesman et de Lövborg. Léconomie daccessoires de la mise en scène rend la présence de ces objets extrêmement forte. Les deux revolvers noirs (éléments essentiels du drame, qui ponctuent le cours de la pièce jusquà sa fin) se trouvent dans un petit coffret en bois clair orné de fines lamelles de métal argenté. Hedda sen sert pour tirer réellement sur les vases de fleurs qui explosent, faire semblant de viser le juge Brack et, naturellement, pour se suicider à la fin. Quant aux ordinateurs portables, leur présence est quasi constante, et en ce sens on pourrait prétendre que ce sont des objets scéniques aussi importants que les pistolets. Au début de la pièce, Tesman travaille sur son ordinateur tout en parlant avec sa tante ; il le laisse allumé sur le sofa pendant assez longtemps, comme sil était toujours susceptible de lâcher la conversation avec ses partenaires pour revenir à son travail. Quand ce premier ordinateur enfin disparaît, cest pour être aussitôt remplacé par celui de Lövborg. Celui-ci sort lappareil de son cartable en cuir noir presquimmédiatement après son arrivée, pour montrer des extraits de sa nouvelle uvre aux Tesman. Ce deuxième ordinateur semble exercer une attirance particulière sur Hedda, qui se montrait jusqualors assez indifférente à celui de son mari, comme si ce portable était une personnification de Lövborg, plus facilement manipulable, et à sa merci donc, que son propriétaire. Aussi, au lieu de brûler les manuscrits de son nouveau livre (comme décrit Ibsen), Hedda casse-t-elle lordinateur de Lövborg à coups de marteau. Des petits morceaux et éclats de lappareil, comme pour les vases, resteront sur le sol jusquà la fin de la pièce, rappel constant de la relation destructrice dHedda à Lövborg. Pour compléter la liste de ces objets, on peut évoquer les pantoufles de Tesman, des chaussons rouges, infantilisants et qui tirent lil dans cet espace pauvre en couleurs vives, ou mentionner le chapeau et lombrelle de la vieille Mademoiselle Tesman, objets des railleries dHedda : le chapeau est ici une sorte de casquette touristique blanche à strass, qui inspire effectivement le ridicule, et lombrelle, un parapluie rose (car il pleut sur la scène de la Schaubühne). Circulent encore parmi les personnages quelques mugs à café (deux des quatre actes de la pièce se déroulent le matin), des verres et deux bouteilles de champagne. 343 Chapitre III La Scénographie John Gabriel Borkman Dans John Gabriel Borkman, les objets scéniques étant extrêmement rares, nous pouvons les énumérer quasiment tous ; la parcimonie avec laquelle ils apparaissent souligne leur importance et leur caractère symbolique. Ostermeier vise moins à donner à la représentation un caractère réaliste. Au début du spectacle, Gunhild feuillette un gros album de photographies et y insère de nouveaux clichés. Cette occupation, qui se rapporte certainement à des événements de son passé propre et/ou familial, montre demblée combien cette femme est déconnectée du présent et de la réalité extérieure ; on imagine que ce sont des photographies de son fils Erhard, dont elle se fait par ailleurs, comme on le comprendra par la suite, une image complètement fausse (à linstar dun cliché ?). Le rapport très intime quelle a envers ces objets est explicite, notamment du fait quelle ramène vite lalbum dans les coulisses, à larrivée dElla. Les autres objets scéniques du premier acte sont eux aussi liés au personnage de Gunhild ; il sagit dun paquet de cigarettes, dun briquet et dune plaquette de cachets auxquels elle recourt lorsque son énervement monte, qui font clairement allusion à un personnage névrosé, instable. Au second acte, dans le bureau de Borkman, on trouve outre le piano numérique dont joue Frida, des documents classés dans plusieurs dossiers, bien rangés sur la table. Le banquier les désigne du doigt lorsquil explique à Foldal quil se prépare pour sa réhabilitation prochaine ; ils pourraient donc illustrer son activité incessante. Au cours du troisième acte, lorsque Borkman explique aux deux surs avoir étudié son cas en détail et reconstitué tout son procès, on comprend que ces documents pourraient être relatifs à cet événement, le fait quils occupent tout le bureau donne donc la mesure dans laquelle lui aussi est obsédé par son passé. Toujours au second acte, apparaît un objet scénique qui nous permet de déduire que cest sa fonction qui compte et non lobjet lui-même : il sagit du cadeau que Foldal apporte à son ami. Lobjet change dune représentation à lautre : tantôt cest un pot de confiture, tantôt une bouteille de bière, de vin ou dalcool, ceci au gré du bon vouloir et de limagination des comédiens ou des accessoiristes. Lors de certaines représentations (autres signe de petite liberté accordée au plateau), Foldal gribouille un petit mot sur un morceau de papier, quil glisse par la suite sous le cadeau. En tout cas, la fonction de lobjet demeure : ce présent souligne lattachement touchant du scribe pour le banquier. Enfin, le téléphone sans fil qui apparaît au début du troisième acte semble jouer ici un rôle différent de celui des portables dans les spectacles précédents (ceux de Torvald, Tesman 344 Chapitre III La Scénographie ou Lövborg) : plutôt que de renvoyer à des modes précis de comportement contemporain, il palie à la suppression du personnage de la bonne qui, chez Ibsen, est chargé de faire revenir Erhard auprès de sa mère. 1.5. Les univers de Jan Pappelbaum et les indications dIbsen Thomas Ostermeier, qui dit être « automatiquement saisi par le sentiment davoir affaire à un théâtre poussiéreux devant un décor historique et des costumes dépoque »27, comme nous avons déjà rapporté (chapitre sur lactualisation), a maintes fois répété quil ne pouvait « comprendre les pièces quà partir de lactualité »28. En toute logique donc, aucune des quatre pièces ibséniennes quil a montées, noffre de reconstitution historique. Ibsen, on le sait, faisait des descriptions très minutieuses des costumes, des objets et des espaces scéniques dans lesquels il situait ses drames. De ce fait, il nous semble intéressant de rappeler ses didascalies (un élément constitutif bien connu du théâtre naturaliste) au regard des scénographies de ces quatre représentations, en analysant la manière dont Ostermeier et Pappelbaum sy sont confrontés, dont ils les ont assimilées ou rejetées. Nora Pour Nora, le scénographe a suivi le choix de lauteur en figurant le salon, la pièce à vivre dun appartement, attenant dun côté au vestibule, de lautre au bureau de Torvald. Toutefois, là où Ibsen imagine un décor sur un même plan, Pappelbaum choisit de déployer lespace de façon verticale, larticulant sur plusieurs étages, puisquil situe laction dans un loft berlinois moderne et confère à la maison des Helmer un luxe matériel certain. Ainsi, la proposition du scénographe est-elle en contradiction avec les didascalies dès la première phrase, dans laquelle lauteur imagine un univers « sans grand luxe ». Lhabitacle des Helmer à la Schaubühne étale au contraire un mobilier et un équipement luxueux, ce qui manque de 27 Propos de T. Ostermeier dans « Die Angst vor dem Absturz », op. cit. (« Bei einem historischen Setting mit alten Kostümen habe ich automatisch das Gefühl von verstaubtem Theater ».) 28 Ibid. (« Ich kann [ ] Stücke nur aus der Gegenwart heraus verstehen ».) 345 Chapitre III La Scénographie logique au regard de lhistoire (puisque le couple vient seulement daccéder à une situation décente), ce que certains critiques notèrent29. La maison de poupée semble être un huis clos évoluant chez Ibsen autour du poêle central ; dans la représentation de la Schaubühne, celui-ci, nous lavons déjà écrit, est remplacé par une colonne lumineuse à trois tronçons qui lie les différents niveaux de la construction et autour de laquelle tourne la vie des habitants. Quant à léquipement de la maison, il est très chargé, ainsi que le voulait Ibsen, avec de nombreux meubles et bibelots, un piano (même sil sagit juste dun clavier électrique), un sofa, des fauteuils, etc. Le Constructeur Solness Le parti pris du scénographe de sinspirer du Crown Hall pour cette pièce, semble répondre parfaitement à la thématique qui y est développée : limmeuble référent à été construit par Mies van der Rohe pour le Département dArchitecture de lInstitut Technologique de lIllinois, quil dirigea pendant quelques années ; cest un endroit de travail et de formation des architectes, tout comme devrait lêtre latelier de Solness. Toutefois, les lignes strictement rectangulaires du Crown Hall sont ici malmenées : biais, angles très aigus, courbes Cette déformation de la construction peut être liée à celle, professionnelle, de Solness, qui refuse de former ses élèves30, ou au mode onirique dans lequel a été transposée la pièce. Dans ses didascalies, Ibsen imagine un espace différent pour chaque acte : le bureau, le salon et la véranda. Pappelbaum a respecté ce choix dans le sens où il a figuré ces trois espaces dans son décor, mais ceux-ci se donnent à voir conjointement et ne sont pas réservés à un acte chacun, car les personnages circulent librement entre les différentes aires de jeu tout au long de la représentation. On retrouve dans le bureau (qui nest pas divisé en deux pièces, lune pour celui du Constructeur et lautre pour latelier où évoluent Ragnar et Knut Brovik) 29 Avec, en tête, Michael Merschmeier (« Mama oder Prada ? », op. cit.) qui écrit avec ironie : « Maintenant, peu avant Noël, les Helmer sont encore relativement pauvres, comme nous lapprenons plus tard de la pièce dIbsen ; ce nest quà partir du début janvier que Torvald va gagner vraiment beaucoup dargent dans son nouveau poste du directeur de la banque ». (« Helmers, das erfahren wir später aus Ibsens Stück, sind jetzt kurz vor Weihnachten noch vergleichsweise arm, er wird erst ab Anfang Januar im neuen Amt als Bankdirektor so richtig gut verdienen ».) 30 À la différence de latelier de Solness, le Crown Hall se veut « lexpression spatiale dun programme pédagogique », qui cherche à éviter autant que possible le « côté tour divoire ». Lespace intérieur est entièrement ouvert, de sorte que chaque étudiant peut « se rapprocher de ceux qui sont plus ou moins en avance par rapport à lui ». Cf. P. Carter, Mies van der Rohe au travail, op. cit., p. 87. 346 Chapitre III La Scénographie quelques éléments mentionnés par lauteur, notamment le pupitre auquel travaille Kaja, mais aussi le canapé, les fauteuils et les lampes sur les tables. Quant au salon, il est comme le décrit Ibsen dominé par une baie vitrée donnant sur la véranda. Au troisième acte, qui se déroule justement sur la véranda, lauteur imagine que lon puisse entrevoir, sur les côtés du plateau, dune part la nouvelle maison de Solness, dautre part une rue attenante, avec des « maisons délabrées ». Pappelbaum nous les montre donc, mais dès le début de la représentation, à laide de projections, et, contrairement à ce que souhaite Ibsen, il sagit dun quartier franchement luxueux, tout comme lest la maison de Solness. Hedda Gabler Le choix de la maison Farnsworth comme référence du décor nest pas anodin : lhistoire de la propriétaire de cette maison sapproche dune certaine façon de celle dHedda. Cette riche Américaine, follement amoureuse de Mies van der Rohe paraît-il, lui avait passé commande pour une maison dété. Bien quelle ait régulièrement visité le chantier sans faire dobjections, elle se déclara, à la fin, horrifiée du résultat et du coût final. Elle porta plainte alors contre larchitecte (auquel le tribunal donna raison), et déchaîna contre lui une campagne publique dans laquelle simpliquèrent des représentants majeurs de larchitecture moderne, tels Frank Lloyd Wright, Le Corbusier ou Walter Gropius. Mais cette tentative dassassiner médiatiquement son architecte se retourna contre elle, et Mme Farnsworth finit par se retirer de la vie publique (on la disait alors frustrée et pleine damertume), se résignant à ne jamais pouvoir habiter sa maison de Plano. Conformément aux indications dIbsen, Pappelbaum propose un espace où dominent les couleurs sombres. Cet effet est appuyé surtout par le carrelage du sol de couleur anthracite, mais aussi par la forte présence de la cage de scène dans laquelle flotte le décor, et dont les limites (coulisses, cintres) restent dans lobscurité. Par contre, le scénographe change les conditions spatiales du dispositif scénique. Ainsi, limportance des deux pièces attenantes au grand salon, à savoir le petit salon et le vestibule dentrée, se trouve ici diminuée : les pièces ne sont pas meublées, et il ny a rien qui permette de leur attribuer une fonction particulière dans lensemble de la maison. Par ce changement, Pappelbaum condamne lentrée principale de la maison voulue par Ibsen (celle du vestibule), et nen garde quune, celle de la véranda, réservée dans les didascalies au départ secret de Brack au troisième acte. 347 Chapitre III La Scénographie Le soleil éclatant, aveuglant pour Hedda, est remplacé à la Schaubühne par une pluie, parfois assez drue, qui ruisselle sur les vitres de la véranda et accentue leur caractère réfléchissant. En ce qui concerne les accessoires, les fameux rideaux dHedda Gabler que lhéroïne tire au début de la pièce sont supprimés et les principaux meubles que propose Ibsen (un petit canapé, un fauteuil et deux petites tables) se trouvent condensés en un seul élément, lénorme sofa qui domine le salon. Le piano du petit salon est remplacé par la chaîne hi-fi invisible, qui diffusera lair de danse quHedda joue chez Ibsen avant son suicide. Conformément à la logique de banalisation et de démythification du personnage dHedda, voulue par Ostermeier, que nous avons évoquée plus haut, il ny a pas de portrait du général Gabler. John Gabriel Borkman Deux choix scénographiques rompent fondamentalement avec la proposition dIbsen. Dune part, le remplacement de la verticalité de la maison de Borkman par un déploiement horizontal de lespace, procédé inverse de celui utilisé pour la maison de Nora Helmer ; en effet, dans les didascalies, comme nous lavons vu, lauteur imagine le bureau du banquier à létage, au-dessus du salon, alors quà la Schaubühne, celui-ci arrive des coulisses sur un plateau tournant et est donc situé au même niveau que le séjour31. Dautre part, la fin de la pièce ne se déroule pas à lextérieur, dans la montagne, mais dans le salon ; des trois espaces évoqués par le dramaturge (le salon, le bureau et la montagne) ne sont donc ici gardés que deux. Dans le salon des Borkman (premier et troisième acte), lambiance générale de lunivers proposé par Pappelbaum semble sinspirer directement de celle décrite par Ibsen dans les didascalies : au fond de la pièce, des fenêtres et une porte vitrée par lesquelles lon voit tourbillonner la neige au crépuscule ; le scénographe y répond par une large baie translucide, qui clôt lespace au lointain et derrière laquelle flotte une masse de brouillard, dans un clair-obscur inquiétant. Pappelbaum semble suivre le dramaturge encore sur la question de lameublement : un sofa, un fauteuil et une table (ici, basse). Par contre, le « luxe 31 Malgré cela, Gunhild se plaint du bruit incessant des pas de Borkman au-dessus de sa tête. 348 Chapitre III La Scénographie suranné et fané » évoqué par Ibsen se mue chez lui en cette élégance austère que nous avons déjà évoquée. Quant au bureau de Borkman, le scénographe semble séloigner davantage du souhait de lauteur. Celui-ci décrit un intérieur (il sagirait en fait de lancienne salle de réception du manoir) rempli dobjets dun faste fané (tapisseries, etc.) et de nombreux meubles (piano à queue, sofa, fauteuil, etc.). Pappelbaum ne garde de cette proposition que de rares éléments (quelques chaises et un bureau en chêne, recouvert de documents), situant le tout dans un univers vide, dépouillé et sobre. 349 Chapitre III La Scénographie 2. Décors et lecture des drames 2.1. Nora 2.1.1. Un espace-image publicitaire du bonheur Lutilisation des éléments et des principes de larchitecture internationale moderne déjà évoquée, na évidemment pas quune fonction esthétique dans la scénographie de Nora, mais elle enrichit la trame dense de références tissée par la représentation. Non seulement elle permet de mieux dépeindre lunivers chic typique du milieu dans lequel Ostermeier a situé le drame, mais elle corrobore naturellement la lecture quil fait de la pièce. Ces maisons qui ont inspiré le scénographe (pavillon Barcelone, villa Savoye, maison Schöder ) nont « pas été construites vraiment pour être habitées, et les personnes qui les ont commandées, ny ont jamais vécu plus que quelques années »32, rappelle Pappelbaum. De la même manière, lhabitat des Helmer à la Schaubühne ne semble pas très adapté aux besoins de la vraie vie ; rien quévoluer dans cet intérieur requiert une prouesse physique certaine : il faut sans cesse monter et descendre les différents escaliers, enjamber la passerelle, etc. Nora, 2002, © Jan Pappelbaum. 32 Propos du scénographe à loccasion de lAtelier de la pensée. 350 Chapitre III La Scénographie Dune manière très étudiée, mais peu naturelle, tout y est bien propre et à sa place33, le tout forme un ensemble équilibré et harmonieux, la moindre intervention humaine menace de mettre à mal cet équilibre et cette harmonie. Cest ce que prouve la scène où Nora joue avec ses enfants à la guerre : sous une lumière stroboscopique et sur un fond de vacarme abrutissant, les acteurs renversent les meubles, font tomber les objets ou trébuchent sur les marches, comme si dans cet univers et ce milieu, même les jeux denfant devaient forcément dégénérer, mal tourner. Cet espace en devient ainsi presque méta-théâtral, pointant lartificialité et le caractère factice de toute vie en de tels lieux. Pourtant, ce type de maison est assimilé, dans nos imaginaires, à des images de bonheur et dinsouciance, à cause, sans doute et notamment, de lusage quen a fait la publicité, qui en a tiré « des images de consommation, de magazines qui représentent des maisons de rêve »34. « Les promesses de bonheur que véhiculent ces maisons sont artificielles, elles laissent croire que, grâce à elles, tout ira mieux, que nos problèmes et nos soucis disparaîtront. Et nous, nous montrons sur scène le contraire de ce que promet la publicité, notamment le fait que ces maisons sont un sac à problèmes. Ces soucis sont surtout liés à la situation financière quamène leur achat : on devient tellement prisonnier de cette situation que lon ne peut plus aspirer au bonheur »35. 2.1.2. Un dispositif scénique à plusieurs niveaux La configuration en paliers du décor est évidemment contraignante et déterminante pour le jeu des comédiens qui montent et descendent sans cesse les marches, sont obligés de se baisser pour actionner les appareils à musique ou se servir à boire, ou encore de faire attention à ne pas tomber, que ce soit dans laquarium ou les escaliers sans rambarde. Les aires de jeu sont démultipliées et clairement dessinées : sas dentrée de la maison, antichambre, passerelle, salon, escalier, mezzanine, balcon et bureau de Torvald. Jan Pappelbaum ne sest pas contenté de figurer lintérieur chic, « mortellement chic »36 dit le critique Gerhard Stadelmaier, des Helmer, mais aussi lextérieur de la maison, 33 « Cette architecture peu rassurante offre aux pièces dIbsen un espace inhospitalier idéal », commente Sotiri Haviaras dans « Mies van der Rohe meuble la Schaubühne de Thomas Ostermeier », op. cit. Il ajoute que ces dispositifs conçus « pour provoquer chez ceux qui les pratiquent (les comédiens) des attitudes et des comportements susceptibles de déclencher du sens, [ ] proposent des lieux concrets à visée fictionnelle ». 34 Ibid. 35 Ibid. 36 G. Stadelmaier, « Nora oder ein Puppenpeng », op. cit. (« Todschick[en] Loft[s] ».) 351 Chapitre III La Scénographie puisquil permet à lensemble de son dispositif de faire une rotation complète à 360°, et de ce fait de nous entraîner dans lenvers du décor. Nora, 2002, © Jan Pappelbaum. Ces rotations du plateau ont lieu dans les moments parenthèses (ou interludes) qui ponctuent le spectacle, et sont généralement fortement signifiants du versant sombre et tourmenté de la famille37. Cest dailleurs ainsi que lont vu certains critiques : « La scène meut, dabord seulement de quelques quatre-vingt-dix degrés ; plus tard, elle pivote rapidement, plusieurs fois même. Un vertige violent sempare de tous. Ils perdent léquilibre, la mesure, la convention et les masques »38. Michael Merschmeier fait exception et semble, lui, sceptique quant à la nécessité de ces manipulations ; il ny voit quun effet de style, lui aussi très chic, de la mise en scène : « On nous donne plus tard à voir le salon encore et encore sous un autre angle ; tout à la fin aussi lenvers du bonheur familial bourgeois, après que Nora ait quitté son mari. Et 37 « Cest moins la vraisemblance que le climat qui intéresse Ostermeier. Ce quil met en scène, ce sont les à-côtés et conséquences du drame. Plus que la catastrophe, les signes du naufrage », R. Solis, « Ostermeier fait sauter la Maison de poupée », op. cit. 38 C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », op. cit. (« Die Bühne bewegt sich, erst nur um jeweils neunzig Grad ; später dreht sie sich wild, gleich mehrfach hintereinander. Ein hitziger Taumel ergreift alle. Sie verlieren Gleichgewicht, Maß, Konvention und Masken ».) Dans le même esprit, Joshka Schidlow commente (dans « Le feu dans la Maison », op. cit ;) : « Ce climat dincertitude que la jeune femme vit dans son for intérieur est souligné par le décor, qui apparaît de face dans tout son rutilant confort, mais semble, dès quil pivote, annoncer une catastrophe ». 352 Chapitre III La Scénographie quand, auparavant, tout devient particulièrement dramatique, ce morceau de Bauhaus tourne violemment aux sons dune musique fracassante. Tout est bien chic ici, en quelque manière hautement moderne et sans aucun doute très contemporain »39. Ce « décor giratoire [fonctionne comme] une machine à redistribuer les 40 perspectives » . Ceci est vrai non seulement dun point de vue symbolique, mais aussi physique, car lorsque lappartement tourne, ne serait-ce que de quarante-cinq degrés, le dispositif scénique permet, sinon de changer de décor, du moins de focaliser lattention du spectateur sur une aire de jeu plutôt quune autre et de la voir ainsi sous un autre angle (au sens figuré comme au sens propre). Lorsque le décor fait un tour complet sur lui-même, il montre un mur écran qui signifie celui, extérieur, de la maison des Helmer. Dans la logique stylistique dune maison moderne des années vingt, celui-ci est troué de deux fenêtres en bandeaux, qui sont en fait constituées, lune par les étagères sans fond de la mezzanine, lautre par une autre série détagères a priori situées au niveau de la chambre des enfants. Dans le coin inférieur droit du mur est la porte dentrée (fermée) de la maison des Helmer, contre laquelle Nora seffondrera à la fin du spectacle. Les percées des étagères permettent, lorsque le dispositif scénique tourne, de pouvoir continuer à suivre laction, même si les personnages sont en partie tronqués, comme pendant la scène où Torvald prend sa femme en photo sur la mezzanine (encore que les comédiens inventent ici un jeu où Torvald, accroupi, entraîne Nora à saffaisser de façon répétée, de telle sorte quon les voit alors en entier). Lensemble du mur est un gigantesque écran, troué donc, qui sert au cours de la pièce de lieu de projection aux photographies que Torvald a prises de ses enfants au début de la pièce, nous lavons dit, qui défilent dans cette scène en fondu enchaîné. 39 M. Merschmeier, « Mama oder Prada ? », op. cit. (« Wir bekommen später das Wohnzimmer immer wieder aus anderem Winkel zu sehen, ganz zum Schluss noch die Rückseite des bürgerlichen Familienglücks, als Nora ihren Mann verlassen hat. Und wenn es zuvor besonders dramatisch zugeht, dreht sich das Bauhausteil rasant zu knall-lauter Musik. Alles schön schick hier, irgendwie höchst modern und ganz bestimmt gegenwartsmächtig ».) 40 R. Solis, « Ostermeier fait sauter la Maison de poupée », op. cit. 353 Chapitre III La Scénographie 2.2. Le Constructeur Solness 2.2.1. Un labyrinthe transparent Lespace que Jan Pappelbaum a imaginé pour la mise en scène du Constructeur Solness se présente, nous lavons déjà décrit, comme un enchevêtrement complexe de plusieurs cloisons. Même si cette construction divise de façon symétrique le plateau, selon un plan somme toute assez clair, il reste que lusage du plateau tournant en perturbe la lecture. Le Constructeur Solness, 2004, © Jan Pappelbaum. En effet, à chaque rotation de la scène, il sarrête dans une autre position, ce qui fait que pour les personnages comme pour les spectateurs, il est assez difficile de sorienter. La semi-transparence des cloisons par ailleurs, qui sentremêlent visuellement, participe à cet effet labyrinthique de couloirs et de passages qui désoriente le spectateur et qui est utilisé notamment dans la scène où Hilde se cache du Constructeur et le laisse la chercher. Lactrice grimpe en haut de la structure et reste juchée au-dessus du centre du plateau, tel un oiseau (Solness vient par ailleurs dappeler la jeune fille « loiseau boudeur »). Gert Voss, quant à lui, erre à travers la scénographie, qui se met alors à tourner dans le sens contraire à celui de sa marche ; il fait plusieurs fois le tour de la construction, emprunte les différents passages, mais se cogne aux meubles, aux cloisons, etc. Le décor tourne de plus en plus vite, avec Hilde pour pivot, et cette déambulation pénible de Solness, qui donne le tournis, semble ne jamais prendre fin. 354 Chapitre III La Scénographie Lune des conséquences majeures de la difficulté de sorienter dans cet espace est quil permet aux personnages de sobserver les uns les autres en cachette, ou de sépier carrément ; lon a du mal à savoir où sont les autres, car pour suivre leur évolution dans ce labyrinthe, il faudrait vraiment avoir des yeux partout ! À cela sajoute le fait que les cloisons ne séparent pas les différents espaces hermétiquement, mais comportent de nombreuses ouvertures : cette scénographie semble poreuse. Ostermeier use de la complexité de la construction à plusieurs reprises dans la représentation, et à chaque fois pour le personnage de Kaja : ainsi, cette assistante de Solness qui, parce quelle est amoureuse de lui, se sent menacée par larrivée dHilde, garde-t-elle presque constamment un il sur sa rivale. Par exemple dans la scène où le Constructeur lui annonce quil naura désormais plus besoin delle et la renvoie : lassistante, qui ne comprend pas cette décision, reste encore pendant un moment à se cacher dans le décor et observe Solness et Hilde à leur insu, sa tête apparaît dans les ouvertures des cloisons, les étagères, ou encore elle se baisse pour se dissimuler derrière les nombreux pans de mur, etc. 2.2.2. Un univers onirique Dans la scénographie du Constructeur Solness, plusieurs aspects traduisent et servent, le mode onirique dans lequel a été transposé le drame comme, en premier lieu, la couleur blanche omniprésente qui rend lespace aseptisé et irréel, froid comme de la glace. Cette uniformité chromatique donne une impression dinfini, ou du moins dun espace dont les limites ne seraient pas clairement définies, comme dans un rêve. Les projections, elles aussi, appuient le caractère onirique de cet univers : quil sagisse des suites de chiffres mystérieuses et énigmatiques projetées au début de la représentation sur lensemble de la construction, ou des diapositives de maisons, floues, qui semblent flotter dans lair. Le jeu de lumière du post-scriptum de la représentation, réveil de Solness, le passage à un éclairage jaune et chaud, qui introduit un contraste soudain, mettant en évidence le caractère irréel et non réaliste de léclairage blanc dauparavant, participe lui aussi à leffet général de rêve. Les intersections des cloisons et des armatures à angles très aigus, les lignes courbes ou le plan non orthogonal, rappellent par ailleurs les décors du cinéma expressionniste 355 Chapitre III La Scénographie allemand, lequel associait les es formes pointues à la folie (ce dont Solness nest pas loin) ou, justement, au rêve. Le Constructeur Solness, 2004 Enfin, le fait que cet espace fonctionne comme un labyrinthe transparent souligne lui aussi le caractère onirique de cet univers puisque, comme dans un rêve, les personnages apparaissent souvent sans logique et de manière aléatoire, aléatoire, à des endroits et des moments inattendus, pour disparaitre ensuite discrètement discrètement dans lenchevêtrement des cloisons. 2.3. Hedda Gabler Cette scénographie présente deux aspects majeurs qui modifient les rapports entre les le personnages et expriment clairement les angles de lecture lecture de la pièce adoptés par le metteur en scène et son scénographe.. Elle instaure, en premier lieu, une logique de surveillance, su à laquelle le les personnages sont soumis et, deuxièmement, concède à lespace des dimensions presque surréelles,, contribuant à créer par là un sentiment de désorientation absolue chez les personnages comme chez les spectateurs. 356 Chapitre III La Scénographie 2.3.1. Un dispositif de surveillance On peut distinguer deux modes de surveillance dans la solution de lespace scénique : celui quexercent les spectateurs sur les personnages acteurs, et celui que ces derniers pratiquent les uns envers les autres. Dans le premier cas, lélément de décor qui concède au public ce pouvoir est bien évidemment le miroir géant qui reflète lensemble du dispositif. Ainsi, même les endroits que le spectateur ne peut pas voir (par exemple derrière la cloison en béton) se trouvent dévoilés dans le miroir. Les personnages, qui ne sont pas conscients de lexistence de cet objet, sont de cette manière mis à nu devant lil du spectateur : ils se cachent de leurs partenaires mais, sans le savoir, pas du public. On est presque ici dans une logique de surveillance foucaldienne, car les rapports entre les personnages sont régis par ce dispositif qui permet constamment de voir et dêtre vu en même temps. La critique de Süddeutsche Zeitung évoque à ce propos un effet « Big Brother »41. Hedda Gabler, 2005, © Jan Pappelbaum. Comme nous lavons déjà décrit, lespace scénique résulte de lintersection de deux cloisons, qui crée ainsi quatre aires de jeu. Les portes coulissantes en verre qui séparent le salon de la véranda, une fois fermées, si elles permettent de voir ne permettent pas dentendre de lintérieur ce qui se passe dehors, et vice versa. Cet aspect devient crucial au troisième acte lorsquHedda, dos à la véranda, examine la nouvelle uvre de Lövborg et nentend pas 41 Christine Dössel, « Stell dir vor, du erschießt dich, und keiner sieht hin », op. cit. 357 Chapitre III La Scénographie larrivée du juge Brack, ce qui permet à ce dernier de rester un long moment à observer le comportement dHedda à son insu, et de ce fait de comprendre plus tôt, contrairement à ce qua imaginé Ibsen, limplication de lhéroïne dans la disparition du manuscrit de Lövborg. Ce fait est lune des interventions majeures dOstermeier dans la dramaturgie ibsénienne. Par ailleurs, le metteur en scène aura préparé dune certaine façon cette scène à lavance, en attirant lattention du spectateur sur ce caractère particulier de la cloison en verre : au deuxième acte, alors que Tesman fait des allers-retours entre la véranda et le salon en transportant des piles de livres, Hedda, qui veut continuer sa conversation avec le juge Brack sans que son mari ne les entende, ferme la porte coulissante. Tesman, des livres pleins les bras, ne peut pas entrer et demande, de lautre côté de la vitre, que sa femme lui ouvre : on voit Lars Eidinger parler et sénerver, mais on ne lentend pas, et de la même façon, on comprend que les propos échangés entre Hedda et Brack restent inaudibles pour Tesman. La cloison opaque, quant à elle, est encore plus efficace : si elle autorise parfois dentendre, elle ne permet pas aux personnages de voir, lesquels sen servent donc pour se cacher les uns des autres ou sépier même carrément. Ainsi lors de la première arrivée, indésirable, de Thea : Hedda et Tesman observent les efforts quelle fait pour manifester sa présence sur la véranda, la laissent traverser plusieurs fois le praticable, taper sur les vitres, agiter ses bras dans lespoir de se faire voir par quelquun, et à ce jeu du chat et de la souris, laissent ses efforts sans réponse. Quand Thea sapprête à partir, cest à cet instant quHedda sort de sa cachette pour laccueillir (hypocritement) les bras ouverts ; quant à Tesman, il attend encore un moment derrière le mur, écoutant la conversation des deux femmes, avant de manifester sa présence à son tour. On assiste à une sorte dinversion de cette logique de surveillance à la fin de la pièce. Hedda disparaît derrière le mur en béton, toujours en entretenant une conversation vive avec les autres personnages restés dans le salon, puis on entend un coup de revolver. Les autres en déduisent quHedda sexerce à tirer au pistolet pour calmer son énervement, comme elle la fait auparavant, et considèrent le silence qui suit et son absence de réponses, comme une simple bouderie, ce qui pourrait parfaitement être dans la logique des dialogues précédents. Effectivement, la surveillance sarrête une fois Hedda, la maîtresse et force motrice de cette logique de machinations, morte. 358 Chapitre III La Scénographie 2.3.2. Un espace à tiroirs Le miroir géant participe également dune démultiplication des images, mais cest tout le décor qui donne au spectateur le sentiment dassister à des apparitions régulières et multiples de fantômes, desprits ou, pour faire un clin dil à une autre uvre dIbsen, de revenants42. Cet effet de présence multiple est encore renforcé par les reflets au sol et par la projection entre le deuxième et le troisième acte, dun film vidéo sur le mur en béton, où lon voit évoluer Hedda et Lövborg43. Sajoutent à cette ambiance irréelle, les ombres déformées des corps, créées par le dispositif déclairage décrit plus haut. Hedda Gabler, 2005, © Jan Pappelbaum. Leffet est encore accentué par le fait que limpression du spectateur de voir les moindres recoins des aires de jeu, se révèle fausse. Car, en raison de linclinaison du miroir, il reste quand même dans cet espace quelques trous noirs, des endroits que le public ne peut pas voir : principalement contre le dos du mur, qui permettent de stocker là des accessoires, mais surtout donnent la possibilité aux comédiens de disparaître jusquà la prochaine rotation du décor où un technicien de plateau invisible pourra récupérer ces objets et les acteurs réellement sortir de la scène, à linsu du public, pour refaire leur entrée plus tard par un autre 42 « Les personnages se multiplient dans le miroir accroché au-dessus de laire de jeu, dans le carrelage poli du sol et dans le mur de verre géant composé de portes coulissantes ». Michael Bienert, « Zuerst ein Glas Sekt, dann die Pistole », op. cit. (« In Spiegeln hoch über der Spielfläche, im polierten Fußboden und in einer riesigen Glaswand mit Schiebetüren, an denen Regenwasser herabrinnt, vervielfältigen sich die Figuren ».) 43 « Les rotations lentes de la scène lors dune musique douce et des vidéo-projections sur lun des murs créent une atmosphère onirique ». Ibid. (« Die sanfte Rotation der Bühne zu gedämpfter Musik und dezente Videoprojektionen auf einer sich mitdrehenden Wand schaffen eine traumhafte Atmosphäre »). 359 Chapitre III La Scénographie endroit. De sorte que si, grâce à son reflet, le miroir permet dobserver certaines entrées des acteurs de loin et de les prévoir par conséquent, avant même les personnages de la pièce, il ménage aussi, à linverse, des apparitions-surprises : un acteur qui sort par la cloison peut ne pas réapparaître de lautre côté. Leffet en est dautant plus déroutant que ces angles morts changent de place en fonction des rotations de la scène. Enfin, cet aspect joue, lui aussi, un rôle primordial dans la solution quadopte Ostermeier pour la fin du drame : Hedda se tire dessus précisément en lun de ces endroits aveugles. Ainsi, le spectateur peut-il continuer à croire, tout comme les autres personnages, quelle ne fait que jouer avec ses pistolets. Ce nest que lors de la dernière rotation du praticable quil découvre la réalité ; découverte qui reste toutefois son privilège, car les personnages de la pièce ne la verront pas. La multitude dimages produite par le décor et leurs effets dirréalité éveillent chez le public le sentiment dune certaine désorientation spatiale. En effet, par sa symétrie, et du fait quil soit souvent en rotation, le dispositif scénique empêche le spectateur de sorienter, et cet espace ne semble pas avoir de côtés. Il en va de même pour les personnages eux-mêmes, qui font à plusieurs reprises preuve de leur manque de familiarité avec cette maison dans laquelle ils viennent daménager. Ainsi, les voit-on par exemple faire plusieurs fois le tour de presque tout le praticable, pour arriver en un lieu peu éloigné de leur point de départ ou encore chercher quelle partie de la paroi en verre coulisse pour pouvoir la franchir ; ils semblent ne pas avoir encore bien repéré tous les passages possibles entre et à travers les cloisons. Cette confusion des repères spatiaux, pour le spectateur comme pour les personnages, est dautant plus efficiente quelle sopère dans un espace très dépouillé. À la complexité du fonctionnement du dispositif soppose en effet la sobriété du décor, la nudité et la vacuité de lintérieur suggéré. 2.4. John Gabriel Borkman 2.4.1. Un espace symbolique, expressionniste et/ou minimaliste Deux aspects confèrent à la scénographie de John Gabriel Borkman un caractère particulièrement symbolique : la présence de la fumée artificielle et lutilisation des lumières. 360 Chapitre III La Scénographie Les nuages de fumée peuvent être partiellement inspirés par les didascalies dIbsen qui précisent quau premier acte, on peut apercevoir des « tourbillons de neige » derrière la baie vitrée du salon, et que le quatrième acte se déroule dans une tempête de neige, à la montagne. Dans la représentation de la Schaubühne, le brouillard joue toutefois un rôle autrement plus important. Dès le début du spectacle, la paroi qui clôt lespace au lointain se soulève de quelques centimètres et laisse séchapper de la fumée sur le plateau. Lappel dair venant de la salle fait que le brouillard coule pour ainsi dire sur le sol en direction des spectateurs et baigne les pieds des acteurs, les faisant disparaître jusquaux chevilles. Les personnages apparaissent ainsi demblée comme des revenants, symboliquement encore dans le Léthé. La même chose se produira également à la toute fin de la représentation, lors du délire de Borkman qui, rappelons-le, se déroule chez Ostermeier dans son salon et non à la montagne. Le brouillard qui vient de nouveau envahir le plateau peut alors sapparenter à celui qui, symboliquement, obscurcit lesprit du banquier. Entre ces scènes douverture et de clôture de la représentation, la fumée reste constamment présente, mais cantonnée au lointain, derrière la paroi. John Gabriel Borkman, 2008, © Jan Pappelbaum. Les nuages de fumée, quils soient sur le plateau ou quils moutonnent derrière la cloison translucide du fond, contrastent avec les éléments naturalistes de la scénographie (meubles, portes, objets) et introduisent un décalage par rapport à la figuration plutôt réaliste qui fut lapanage des trois scénographies ibséniennes précédentes. Lunivers semble par là irréel, inquiétant, mais aussi romantique, comme celui dune peinture de Caspar David Friedrich44 ; il acquiert en tout cas une forte dimension théâtrale. Lutilisation de la fumée donne ainsi à toute la représentation un ton métaphorique, voire allégorique ou 44 On songe notamment au Voyageur au-dessus de la mer de brume de 1818. 361 Chapitre III La Scénographie mythique, qui nest par ailleurs pas tout à fait absent de la pièce dIbsen : les nombreuses métaphores et images du texte liées au minerai ou à la montagne sen trouvent renforcées. Cette dimension symbolique est également appuyée par léclairage, notamment à la fin du spectacle. Comme nous lavons déjà décrit, le plateau est à ce moment-là éclairé uniquement par un projecteur sur pied situé derrière la paroi du fond, au centre et à hauteur dhomme. Son faisceau rond, noyé dans le brouillard, acquiert ainsi un caractère extrêmement métaphorique, rappelant le soleil ou la lumière au fond du tunnel, et annonce par là la mort prochaine de Borkman. John Gabriel Borkman, 2008, © Jan Pappelbaum. Lutilisation de la lumière dans la scénographie de John Gabriel Borkman lui donne également une dimension expressionniste. Comme nous lavons déjà remarqué, les trois projecteurs (lun derrière la porte à jardin, les deux autres, frontaux, au pied de chaque cloison de côté) dont les faisceaux balaient le plateau, dessinent au sol des zones de lumière et dombre très nettement délimitées et contrastées. Les ombres des personnages, meubles, et objets ainsi éclairés, projetées sur les murs et le sol, allongées, déformées, torturées, semblent par conséquent habiter, voire hanter la maison au même titre que ses occupants de chair et dos. Le tout laisse donc planer au-dessus de cet univers un air de menace45. Enfin, ce dispositif est en même temps, paradoxalement, minimaliste. Cela ne tient pas seulement à la simplicité des formes, à la vacuité de lespace, au nombre restreint dobjets scéniques, ou à la sobriété chromatique de la scénographie (essentiellement des tons de gris) 45 Lon se souvient alors de la fameuse séquence du Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene (1920) où lon observe lombre de la main de Cesare sur un mur, les doigts monstrueusement prolongés et déformés, qui se préparent pour étrangler Jane. 362 Chapitre III La Scénographie mais au fait que tout se passe dans une seule aire de jeu, ce qui est un fait inhabituel pour un spectacle dOstermeier, comme lest par ailleurs, ici, labsence quasi totale de la musique. Une conséquence majeure de ce parti pris et de ce traitement esthétique est que laccent est mis dabord sur le jeu des acteurs, lesquels sont invités à mettre cet espace en valeur, à l habiter. 363 Chapitre III La Scénographie 3. Points communs et divergences : une évolution évidente vers lépure La façon dont la scénographie de Pappelbaum aborde lespace ibsénien est gérée quasiment par les mêmes principes dans les quatre cas, ce qui permet de tracer, à travers certains rapprochements, les jalons de lévolution de la manière dont Pappelbaum et Ostermeier appréhendent le milieu bourgeois où se déroulent les drames. Il y a dabord, et surtout, la dimension architecturale des quatre dispositifs, les trois premiers inspirés par le travail de larchitecte germano-américain, Ludwig Mies van der Rohe46, le quatrième, celui de John Gabriel Borkman, suivant les mêmes principes de larchitecture moderne avec pour élément majeur, la cloison coulissante ou non. Cependant, si lappartement des Helmer accuse une dimension verticale, avec nombre de plans et descaliers superposés, la maison du constructeur Solness se déploie, comme celle dHedda Gabler, de façon horizontale. Il en va de même pour le décor de John Gabriel Borkman où la dimension verticale (les deux étages prévus par Ibsen) a été remplacée par une construction à niveau unique. Ces quatre scénographies sont dune grande théâtralité. Chez Nora, nous lavons dit, le décor est une véritable machine à jouer, au sens meyerholdien du mot, dans la mesure où il détermine fortement le jeu des acteurs : il les contraint dans leur évolution dans lespace, mais leur permet également de diversifier les facettes et les moyens de leur jeu (faire des acrobaties sur la balustrade, se servir de la passerelle comme pour un défilé, etc.). Dans la maison de Solness et dHedda Gabler, cest la logique de surveillance qui prédomine : la transparence des cloisons et leurs imbrications dans la scénographie de Solness et celle dHedda Gabler créent un effet labyrinthique qui permet aux personnages de se surveiller, de sépier, les uns les autres ; cet effet est renforcé en plus pour Hedda Gabler par le miroir géant suspendu aux cintres et labsence de mur de fond qui, laissant entrevoir au spectateur à travers les cloisons, les rideaux noirs du fond de scène, lui rappelle constamment quil est au théâtre. Dans le cas de John Gabriel Borkman, lespace est dominé par la fumée, autre élément théâtral et artificiel qui permet de résoudre la dualité intérieur / extérieur de la pièce, dont la fin est censée se dérouler à la montagne, dans la neige. 46 Rappelons que pour Nora, Pappelbaum avait pris comme référence son fameux pavillon allemand de lexposition universelle de Barcelone de 1929 et lon retrouvait chez les Helmer le fameux mobilier conçu à cette occasion. Des uvres plus tardives de larchitecte furent à lorigine des choix du scénographe pour Le Constructeur Solness et pour Hedda Gabler, respectivement la Crown Hall (1956) et la maison Farnsworth (1951). 364 Chapitre III La Scénographie Les quatre scénographies disposent toutes dun plateau tournant. Dans les trois premiers cas, Nora, Le Constructeur Solness et Hedda Gabler, où lensemble du décor est posé sur une tournette, la fonction de ce dispositif giratoire semble la même : souligner et renforcer la tridimensionnalité des constructions et permettre à tout moment de changer la perspective et le regard du spectateur, pour mettre en valeur telle aire de jeu plutôt quune autre. Alors que dans John Gabriel Borkman, le plateau tournant étant directement intégré dans le dispositif, son usage sert un autre but : il permet de basculer entre les deux lieux dramatiques figurés par la scénographie, le salon et le bureau du banquier. Chacune des trois premières scénographies est divisée en plusieurs aires de jeu dans lesquelles les comédiens peuvent évoluer simultanément : il y en a sept dans Nora, trois dans Le Constructeur Solness et quatre dans Hedda Gabler. Au contraire, dans John Gabriel Borkman, le plateau tout entier noffre quune seule aire de jeu, indivisée. Ainsi, si dans les trois premiers cas, les dispositifs permettent au metteur en scène de répartir laction entre les différentes aires de jeu (plus éventuellement lécran de projection), selon un procédé de montage quasi cinématographique, dorchestrer plusieurs situations scéniques parallèlement, de les faire se répondre ou entrer en opposition (selon ce principe du contrepoint scénique fréquemment exploité par Ostermeier), on observe dans John Gabriel Borkman une réduction de ces procédés, qui amène à un resserrement de lattention du spectateur sur une seule action à la fois. Sur lusage et la présence des accessoires et objets scéniques, les scénographies divergent. Les maisons de Nora et de Solness comportent un grand nombre de meubles (sofas, fauteuils, tabourets, bureaux, tables, chaises, étagères etc.), alors quun seul sofa surdimensionné domine le salon dHedda et que lameublement de celui de Borkman nest guère plus chargé. Les deux premières demeures regorgent également de différents objets personnels, équipement de la maison et babioles variées, tandis que chez Hedda et chez Borkman, au contraire, on ne trouve que très peu dobjets, les maisons sont presque vides et très peu équipées. Pourtant, daprès Ibsen, les familles Helmer et Tesman sont dans la même situation (elles viennent toutes deux daménager dans un nouveau foyer), alors que les Solness sont dans une condition inverse : ils sapprêtent à quitter leur demeure pour sinstaller dans la nouvelle maison quils viennent de construire. Quant à Borkman, le banquier, on lapprend dans la pièce, nayant plus le droit de rien posséder, la vacuité scénique suit la logique ibsénienne. 365 Chapitre III La Scénographie Cependant, lévolution la plus importante entre ces quatre propositions scénographiques se lit à travers leur point commun le plus marquant qui est lancrage dans lunivers bourgeois contemporain et la manière, plus ou moins détaillée et réaliste, dont elles dépeignent ce milieu. Deux constats se dégagent de cette comparaison : la tendance vers la simplification, la vacuité et lépure dabord, et la disparition progressive du réalisme qui en résulte47. En effet, partant dun dispositif très riche, dense et figurant un intérieur de façon assez détaillée et naturaliste (Nora), on est passé à un autre, un peu moins chargé, et dont le réalisme est remis en cause notamment par sa blancheur uniforme (Le Constructeur Solness), puis à un troisième, assez vide et au fonctionnement complexe dont le caractère théâtral est souligné à laide dun immense miroir accroché dans les cintres (Hedda Gabler), pour arriver à un dispositif très épuré, tant dans sa forme que dans son fonctionnement, quasiment abstrait, et à forte connotation symbolique (John Gabriel Borkman). 47 Cest leffet que produit bien sûr le brouillard de John Gabriel Borkman, mais celui-ci fait écho à un autre élément naturel présent dans les trois spectacles précédents, à savoir leau : dans Nora, elle est là à travers laquarium géant placé au centre du dispositif, dans Le Constructeur Solness, elle jaillit du tuyau en plastique avec lequel Aline arrose ses plantes, et dans Hedda Gabler, elle ruisselle sur les vitres pour évoquer la pluie. 366 Chapitre III La Scénographie 4. Réception de la scénographie Nora La scénographie a attiré lattention de la quasi totalité des critiques, qui lont décrite ou commentée à divers degrés, relevant surtout la tonalité Bauhaus de larchitecture, le mobilier Mies Van der Rohe48, et pointant lomniprésence de lénorme aquarium, un objet « récemment encore typique de la Berlin-Mitte »49, dit le critique de Die Welt, « surdimensionné, [et qui] renvoie au fait quHelmer, qui sest élevé au poste du directeur de la banque, na pas pu renoncer entièrement, même en tant que nouveau riche, à ses rêves de petit-bourgeois »50, note aussi C. Bernd Sucher. Les divers qualificatifs et expressions utilisés par les critiques soulignent avant tout le goût et lesthétique de la demeure des Helmer : « loft noble et rigide [ ] appartement de rêve »51, « appartement penthouse chic »52, « domicile yuppie luxurieux »53, « un bien-être décent et dun goût sûr »54, « foyer design »55, « un bel appartement : loft en duplex »56, « demeure de bourgeois contemporains à la page, avec mobilier de chez Knoll »57. Les rotations du dispositif scénique de Jan Pappelbaum font également lobjet de nombreuses remarques aussi bien positives que négatives. Nous avons déjà rapporté limportance que leur accorda C. Bernd Sucher : « Un vertige violent sempare de tous. Ils 48 Ainsi R. Schaper dans son article « Schoppen und Fischen », op. cit. : « La scène de Jan Pappelbaum expose amplement les ambitions sociales des Helmer : une architecture bauhaus ouverte, sur plusieurs étages, meubles Mies van der Rohe ». (« Jan Pappelbaums Bühne stellt den gesellschaftlichen Ehrgeiz der Helmers üppig aus : eine offene Bauhaus-Architektur über mehrere Etagen, Mies-van-der-Rohe-Möbel [...]. »), M. Merschmeier dans « Mama oder Prada ? », op. cit. : « Barcelona-chairs et sofa » et « morceau de Bauhaus », (« Barcelona-Chairs une Liege », « das Bauhausteil ») ou encore C. Funke dans « Nora schiesst sich frei », in Neue Zürcher Zeitung, 20 décembre 2002, « un paysage de pièces de Bauhaus, prêt pour une exposition », (« eine ausstellungsreife Bauhaus-Zimmerlandschaft »). 49 M. Heine, « Ein Fisch namens Nora », in Die Welt, 28 novembre 2002. (« Wie es für Berlin-Mitte kürzlich noch typisch war ».) 50 C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », op. cit., (« Ein übergroßes Aquarium, [ ] verweist darauf, dass Helmer, der zum Bankdirektor aufgestiegen ist, sich auch als nouveau riche nicht ganz von seinen Spießerträumen hat lösen können ».) De son côté, R. Solis remarque que « laquarium géant focalise les regards et les angoisses », dans « Un couple épatant », in Libération, 2 octobre 2004. 51 A. Dürrschmidt / T. Irmer, « Generation Ich zwischen Aktualisierung und Atomisierung », in Theater der Zeit, janvier 2003. (« ein edel zurückhaltendes Loft », « Traumwohnung ».) 52 C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », op; cit. (« eine schicke Penthouse-Wohnung ».) 53 P. Iden, « What now, my love ? », in Frankfurter Rundschau, 28 novembre 2002. (« in der luxuriösen Umgebung eines Juppie-Domizils ».) 54 C. Funke, « Nora schiesst sich frei », op. cit.. (« dezenter, geschmackssicherer Wohlstand ».) 55 E. Slevogt, « Die Leiche im Aquarium », op. cit. (« Designerheim ».) 56 F. Darge, « Lemprisonnement conjugal dans un loft de verre et métal », op. cit. 57 J.-P. Léonardini, « Un thriller conjugal haletant », op. cit.. 367 Chapitre III La Scénographie perdent léquilibre, la mesure, la convention et les masques »58, comme lagacement quelles éveillèrent chez M. Merschmeier : « On nous donne plus tard à voir le salon encore et encore sous un autre angle »59. Le Constructeur Solness Les critiques réservent à la scénographie du Constructeur Solness une réception généralement positive, parlant dun « décor techniquement parfait »60, si ce nest dune « attraction en soi »61. Ils commentent surtout le caractère architectural de la construction, en écho avec le sujet de la pièce ; certains soulignent son côté « aussi onéreux que fonctionnel »62, d« un désordre chic, minimaliste et élégant »63, alors que dautres trouvent quil y « règne une austérité moderne et cool, modèle IKEA en blanc »64. Plusieurs dentre eux remarquent labsence de murs fixes (« le scénographe Jan Pappelbaum a créé des séparations dans lespace, mais na pas dressé des murs »65) et mettent un accent particulier sur les dimensions labyrinthiques de cet univers : « Les solutions spatiales de ce foyer enchevêtré comme un labyrinthe et au style froid, de Solness, ancienne vedette de larchitecture, puis constructeur, devient la cage dun couple, séparé depuis longtemps »66. On pointe dans la scénographie les indices du mode onirique67 ou irréel de la représentation68, et on relève son côté impersonnel et froid : « Cela pourrait être une patinoire. Tellement cest glacial ici. Tellement ça glisse. Interdit de toucher ! »69. 58 C. Bernd Sucher, « Tausche Sex gegen Geld », op. cit. Même impression et explication chez J. Schidlow : « Ce climat dincertitude [ ] est souligné par le décor, qui [ ] semble, dès quil pivote, annoncer une catastrophe ». J. Schidlow, « Le feu dans la Maison », op. cit. 59 M. Merschmeier, « Mama oder Prada ? », op. cit. 60 Critique du Wiener Zeitung, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de Vienne, www. burgtheater. at. (« Das technisch perfekte Bühnenbild ».) 61 Critique du Die Presse, publiée sans autres références sur le site électronique du Burgtheater de Vienne, www. burgtheater. at. (« Eine Attraktion für sich ».) 62 Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« so kostspielig wie funktional ».) 63 « Kräftiger Applaus für Baumeister Solness in Wien », op. cit. (« Eine schick minimalistische, elegante Anordnung».) 64 Ulrich Wenzierl, « Ganz graziöse Alterspanik », op. cit. (« Überall herrscht die moderne, coole Trostlosigkeit Modell Ikea weiß ».) 65 Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« Bühnenbildner Jan Pappelbaum hat Raumteiler hineingesetzt, keine Wände ».) 66 Critique du Wiener Zeitung, op. cit. (« Die Raumlösungen im kühl gestylten, labyrinthisch verschachtelten Heim des sich eher als Stararchitekt denn als Baumeister gebärdenden Solness wird zum Käfig für ein Ehepaar, das sich längst auseinander gelebt hat ».) 368 Chapitre III La Scénographie Un seul critique, Rüdiger Schaper, évoque la parenté, pourtant assez évidente, de cette « architecture dintérieur transparente dans laquelle habitent le mensonge, le désespoir et le sadisme »70, avec celle de Nora, en se demandant si elle « nhabiterait [par hasard] à côté ? »71. Hedda Gabler Les critiques sarrêtèrent principalement sur le fait que la scénographie dHedda Gabler renvoie à larchitecture de lenvironnement immédiat de la Schaubühne : « le décor réfléchissant de Jan Pappelbaum figure le monde de prospérité de Charlottenburg, autour du Kudamm »72, « on aurait pu le transplanter dans les rues autour du Kudamm daujourdhui »73, ou quil fait penser à « une maison chic telle quon pourrait en voir dans lune des rues de Charlottenburg »74. Franz Wille, pour le Theater heute, parle de la « stérilité »75 ce « foyer de design rigide et chic à en mourir, composé dangles droits, de façades en verre et béton [ ] sans visage, sans histoire, lavable et universellement moderne »76. Reinhard Wengierek écrit dans Die Welt que la pièce nous est « présentée sur une tablette argentée tournante, comme une 67 « Le décor [ ] souligne dès le début latmosphère de rêve : des images floues contrastent avec la clarté nette », ibid. (« Das [ ] Bühnenbild [ ] unterstreicht vom ersten Moment an die Traumstimmung: verschwimmende Bilder kontrastieren mit überscharfer Klarheit ».) 68 « Ses décors, que Jan Pappelbaum construit parfois imposants, parfois flottants, fonctionnent comme un verre fumé : derrière eux résident des forces qui nous observent et nous jugent », comme le remarque Peter Kümmel dans son article « Besucht mich im Traum », op. cit. (« Seine Bühnen, die Jan Pappelbaum mal wuchtig, mal schwebend konstruiert, funktionieren wie Einwegspiegel: Hinter ihnen hausen Kräfte, die uns studieren und über uns Gerichtstag halten ».) 69 Rüdiger Schaper, « Fertigbaumeister Solness », op. cit. (« Sie könnten alle mit Schlittschuhen herumlaufen. So eisig ist es hier. So glatt. Berühren verboten! ».) 70 Ibid. (« Transparente Innenarchitektur, in der Lüge, Verzweiflung, Sadismus wohnen ».) 71 Ibid. (« Nora wohnt nebenan!? ».) 72 Knut Lennartz, « Wohlstandsverwahrlos », op. cit. (« Jan Pappelbaums verspiegelte Bühne steht für die Charlottenburger Schein-Wohlstandswelt rund um den Kudamm ».) 73 Reinhard Wengierek, « Tödliche Lächerlichkeit », op. cit. (« Er könnte sich just in den KudammSeitenstraßen der Gegenwart zugetragen haben ».) 74 Dirk Pilz, « Das Drama von Nichts », in Berliner Zeitung, 28 octobre 2005. (« Ein schmuckes Haus, zu vermuten in einer Charlottenburger Seitenstraße ».) 75 (« Sterilen ».) « Aseptisé » (« aseptisch ») pour Peter Laudenbach, « Eine Frau unter Einfluss », op. cit. 76 Franz Wille, « Die Optionsbürger-Schlampe », op. cit. (« Ein todschick erstarrtes Designerheim aus rechten Winkeln mit Glasfassaden, erstarrter Beton [ ], gesichtslos, geschichtslos, abwaschbar allerweltsmodern ».) 369 Chapitre III La Scénographie expérience de laboratoire croustillante »77 et la critique de Tagesspiegel rejoint ce point de vue en parlant dune « maison monstre, cauchemar en verre et en béton »78. Ce décor nest « pas aussi pompeux que pour Nora, mais néanmoins plus raffiné »79. Il nous semble toujours assez curieux quun seul critique ait fait le rapprochement avec la précédente scénographie ibsénienne de Pappelbaum à la Schaubühne, et rares sont ceux qui dépassent la description, pour remarquer que « la scénographie de Jan Pappelbaum correspond parfaitement à la philosophie de la représentation »80. Les critiques français quant à eux, semblent interpelés dans cette « scénographie extraordinaire »81 surtout par le miroir, qui pour certains « offre encore un autre angle de vue sur les hors champ et les coulisses de la façade sociale »82, et pour dautres constitue un élément filmique et de mise en abyme : « Thomas Ostermeier nous installe sur un plateau de cinéma, comme si mais on ne le découvre vraiment quà la fin un tournage avait lieu et que la maison transparente surmontée dun miroir qui démultiplie les scènes, les attaques, fragmente les visions et chasse tout angle mort, nétait quun décor »83. John Gabriel Borkman La fumée artificielle, lélément principal et omniprésent dans la scénographie de John Gabriel Borkman, est le point de focalisation de la plupart des critiques, quils abordent évidemment sous différents angles. Ils commentent laspect « irréel »84 et « mystique »85 que 77 Reinhard Wengierek, « Tödliche Lächerlichkeit », op. cit. (« Auf dem rotierenden Silbertablett demonstriert wie ein prickelndes Laborexperiment ».) 78 Christina Tilman, « Die Leiden der jungen H. », op. cit. (« Ein Monsterhaus, ein moderner Alptraum in Glas und Beton ».) 79 Michael Bienert, « Zuerst ein Glas Sekt, dann die Pistole », op. cit. (« Nicht ganz so pompös wie bei Nora, aber noch raffinierter ».) 80 Dirk Pilz, « Das Drama von Nichts », op. cit. (« Das Bühnenbild von Jan Pappelbaum passt sich perfekt in diese Inszenierungsphilosophie ein ».) 81 Fabienne Darge, « Hedda Gabler, la suicidée de la société », in Le Monde, 8 février 2007. 82 Ibid. Dans LExpress du 6 février 2007, Laurence Liban parle d « une demeure ultramoderne où le jeu des baies vitrées permet de confondre, ou de confronter, le dehors et le dedans ». 83 Armelle Héliot, « Anéantis », in Le Figaro, 6 février 2007. 84 Peter Hans Göpfert, « Schaubühne am Lehniner Platz, John Gabriel Borkman », op. cit. « Lon habite des pièces spacieuses qui, dun côté, sont vides, dans un souci de réalisme, avec peu dobjets, mais, dun autre côté, ont aussi un effet irréel, en raison du brouillard, implacable, qui flotte au sol et dans le fond ». (« Man lebt in großen Zimmern, die einerseits realistisch leergeräumt sind, mit wenig Inventar, die aber auch unwirklich scheinen, es nebelt unentwegt kräftig am Boden und im Hintergrund ».) 85 Simone Kaempf, « Vernebelter Endkampf der Gefühle », op. cit. « [Le décor montre] deux mondes à la fois : celui de la nature, pleine de brouillard, mystique et curieusement sombre, et celui de lhabitat, serein et correspondant aux normes, mais que Jan Pappelbaum rend cette fois-ci plus glacial et plus hostile à la vie 370 Chapitre III La Scénographie ce brouillard confère à lespace et qui contraste avec le caractère architectural plutôt réaliste du reste du décor ; la scène en deviendrait même « fantomatique »86, ressemblerait à un « royaume ensorcelé du réalisme magique »87. Certains voient dans cette union du « décor élégant et fonctionnel de Jan Pappelbaum, plexiglas et meubles précieux »88 et de cette « maison dans les nuages, loin de la terre, dans un nulle-part entre le ciel et lenfer »89, la traduction de la caractéristique principale de la vie de ces personnages qui « nont pas de pied dans la réalité »90. Selon de nombreux critiques, la fumée contribue largement à lambiance générale hostile et « non-accueillante »91 de la maison de Borkman, à sa froideur qui en rend le sol « glissant, pas uniquement au sens métaphorique, mais aussi au sens propre »92 ; certains vont jusquà qualifier lespace de « terrarium »93 ou d « aquarium »94, et dautres parlent même de « congélateur »95. Ainsi lit-on dans le Berliner Zeitung : quauparavant ». (« [ ] das gleich zwei Welten auferstehen lässt: die vernebelte, mystische, merkwürdig dunkle Natur und die genormte, abgeklärte Wohnwelt, die Jan Pappelbaum dieses Mal unterkühlter und lebensfeindlicher denn je gestaltet hat ».) Matthias Heine estime, dans « Bei Ibsen wird mit SchuldVerschreibungen gezockt », op. cit., que « la fumée artificielle renforce le côté frissonnant et gothique de la pièce », (« Der Bühnennebel verstärkt auch noch das Schauergotische im Stück ».) 86 Frank Dietschreit, « Thomas Ostermeier inszeniert in der Berliner Schaubühne Henrik Ibsens John Gabriel Borkman », in Maerkische Allgemeine, 16 janvier 2009. (« Eine gespenstische Bühne ».) 87 Ibid. (« Von magischem Realismus verzauberten Totenreich ».) 88 Ulrich Seidler, « Das Bisschen Wirklichkeit », op. cit. (« Die elegant-sachlichen Plexiglas- und EdelMöbel-Bühnenbilder von Jan Pappelbaum ».) 89 Eberhard Spreng, « Ibsen in Traumbesetzung », émission de la chaîne Deutschlandfunk du 11 décembre 2009. (« [ ] Haus in den Wolken, schon abgerückt von der Erde, in einem Nirgendwo zwischen Himmel und Hölle ».) 90 Peter Hans Göpfert, « Ostermeier nimmt Ibsen nicht allzu ernst », op. cit.. (« Die Leute stehen mit ihren Füßen nicht in der Wirklichkeit ».) Dans le même esprit, Matthias Heine note pour Die Welt (dans « Bei Ibsen wird mit Schuld-Verschreibungen gezockt », op. cit.) : « il est archi-clair, que ces personnages ne posent que très peu leurs pieds sur la terre ferme ». (« [ ] dass überklar wird, wie wenig diese Figuren auf dem festen Grund der Tatsachen stehen ».) 91 Simone Kaempf, « Vernebelter Endkampf der Gefühle », op. cit.. « Le parquet luit comme un miroir, la baie vitrée du salon monte jusquau plafond : un espace chic, mais guère confortable. À travers les fentes, il y a un courant dair pas accueillant du tout : le brouillard rampe au sol jusquaux pieds des spectateurs du premier rang ». (« Das Parkett glänzt spiegelglatt, das Wohnzimmerfenster ist deckenhoch verglast, ein schicker, aber kein behaglicher Raum. Durch die Ritzen zieht es ungemütlich: Bodennebel kriecht nach vorne bis vor die Füße der ersten Zuschauerreihe ».) 92 Ulrich Seidler, « Das Bisschen Wirklichkeit », op. cit. (« [ Der] Boden [ ] nicht nur von metaphorischer, sondern auch von tatsächlicher Glätte ist ».) 93 Ibid. (« Terrarium-Bühnenbild ».) 94 Peter Hans Göpfert, « Ostermeier nimmt Ibsen nicht allzu ernst », op. cit.. « Lintérieur est aménagé comme un aquarium ». (« Wie in einem Aquarium hat man sich in Räumen eingerichtet ».) 95 Michael Bienert, « Kältetod eines Kapitalistes », op. cit.. « À la Schaubühne, la maison du capitaliste [ ] ressemble à un congélateur. [ ] Tous les sentiments sont gelés dans cette maison. La carapace de glace sur les âmes est si épaisse que le couple ne peut plus la briser ». (« An der Berliner Schaubühne ähnelt das Haus des Kapitalisten [ ] einer Kühltruhe. [ ] Alle Gefühle in diesem Haus sind tiefgefroren. Der Eispanzer auf den Seelen ist so dick, dass die Eheleute ihn nicht mehr sprengen können ».) 371 Chapitre III La Scénographie « La froideur sentimentale de Borkman se reflète dans le décor de Jan Pappelbaum : le plateau tournant montre le salon et le bureau comme deux espaces froids aux murs blancs, noirs et gris acier la fumée artificielle gele toute lambiance »96. Certes, pour quelques critiques, ce brouillard est surtout un élément esthétique, esthétisant même, qui donne à lespace scénique un caractère de « peinture »97, ainsi que le remarque Katrin B. Müller : « Le brouillard, dans cette ambiance scénique fonctionnelle [ ] est comme un hommage aux peintres de la génération dIbsen. Le dramaturge, qui lui-même aurait aimé devenir peintre, est parti en 1852 pour un voyage détudes à Copenhague et à Dresde avec Johan Christian Dahl, célèbre pour ses esquisses de nuages. Celui-ci aurait certainement beaucoup apprécié la manière dont la Schaubühne montre sur scène le temps et autres phénomènes atmosphériques »98. Lusage de la fumée pour ce John Gabriel Borkman donne lieu également à de nombreuses mises en parallèle avec dautres productions du théâtre allemand contemporain, lequel aurait souvent recours à des éléments naturels pour habiter la scène, comme lécrit la critique du Tageszeitung : « le brouillard artificiel est donc très bien, tout comme la neige, la pluie et la boue dont lusage ces dernières années a suscité des espaces grandioses, et pas uniquement à la Schaubühne »99. Dautres scénographies de Jan Pappelbaum à la Lehniner Platz sont évoquées et mises en parallèle, notamment celles dHedda Gabler et de La Chatte sur un toit brûlant100 qui, comme pour John Gabriel Borkman, proposent un espace assez dépouillé, partant dun praticable rectangulaire, sur lequel sont assemblées plusieurs cloisons vitrées ou translucides. Le critique de Die Zeit résume : « Thomas Ostermeier aime bien monter Ibsen ceci dans des décors aussi froids les uns que les autres, de sorte que ces mises en scène donnent limpression de faire partie dune même édition duvre complètes, Ostermeier Ibsen. [ Les quatre représentations] se 96 Article de la DPA, paru entre autres dans Berliner Zeitung, 15 janvier 2009. (« Borkmans Gefühlskälte spiegelt sich in Jan Pappelbaums Bühnenbild: die Drehbühne zeigt Wohn- und Arbeitszimmer als zwei kahle Räume mit weißen, schwarzen und stahlgrauen Wänden - künstlicher Nebel lässt die Stimmung gefrieren ».) 97 Matthias Heine, « Bei Ibsen wird mit Schuld-Verschreibungen gezockt », op. cit. « Au début et à la fin, la fumée artificielle moutonne sur le sol du décor de Jan Pappelbaum à la manière dune peinture ». (« Zu Beginn und am Ende wogt der künstliche Nebel malerisch auf dem Boden des Bühnenbildes von Jan Pappelbaum ».) 98 Katrin B. Müller, « Nebel des Grauens », op. cit. (« Der Nebel im sachlichen Bühnenambiente [ ] ist wie eine Hommage an die Maler unter Ibsens Zeitgenossen. Mit Johan Christian Dahl, berühmt für seine Wolkenstudien, ging der Dramatiker, der selbst gern Maler geworden wäre, 1852 nach Kopenhagen und Dresden auf Studienreise. Dahl hätte sicher sehr zu schätzen gewusst, wie die Berliner Schaubühne das Wetter und andere atmosphärische Erscheinungen auf der Bühne stattfinden lässt ».) 99 Ibid. (« Der Bühnennebel also ist super, wie ja überhaupt in den letzten Jahren an der Schaubühne und nicht nur dort Schnee, Regen und Matsch grandiose Räume bilden ».) 100 Ainsi Eva Behrendt dans son article « Ibsens Borkman in der Finanzkrise », op. cit., ou Simone Kaempf dans la critique publiée sur le site nachtkritik.de, « Vernebelter Endkampf der Gefühle », op. cit. 372 Chapitre III La Scénographie déroulent dans des espaces quasiment vides. Le vacuum est leur force. Lon sent la luminance dun ciel dégagé »101. Ainsi voit-on que, dans son ensemble, la critique allemande commenta abondamment la proposition scénographique et y adhéra quasi unanimement102. La critique française, par contre, lui prêta beaucoup moins dattention, lexpédiant rapidement en quelques formules : « maison glacée »103, décor « allusif »104, « très élégant. Très chic. Très sobre. Très inconfortable en même temps »105. 101 Peter Kümmel, « Der Baum, in dem wir nisten », in Die Zeit, 22 janvier 2009. (« Thomas Ostermeier [ ] inszeniert gern Ibsen und zwar in so einheitlich kühlen Kulissen, dass diese Inszenierungen aussehen, als gehörten sie zu einer einzigen Ostermeier/Ibsen-Gesamtausgabe. [ ] Sie spielen in Räumen, die sich der Leere nähern. Das Vakuum ist die Kraft hinter ihnen. Man spürt die Helligkeit eines ausgeräumten Himmels ».) Si nous adhérons à ce que dit P. Kümmel sur la continuité des spectacles ibséniens dOstermeier, nous ne souscrivons pas à cette impression de vide quil éprouve, étant donné les univers scéniques chargés et complexes, notamment pour Nora et Le Constructeur Solness. 102 Une telle unanimité ne se produisit pas pour les autres composantes de la représentation ou pour le spectacle en général, ce qui permit à Katrin B. Müller décrire (dans « Nebel des Grauens », op. cit.) : « Cette fois-ci cependant, le brouillard est à peu près ce quil y a de mieux dans ce spectacle et cest le pire jugement quon puisse porter ». (« Doch diesmal ist der Nebel auch so ungefähr das Beste an der ganzen Inszenierung und das ist so ziemlich das schrecklichste Urteil, das man fällen kann ».) 103 René Solis, « Ibsen, la madone et lescroc », in Libération, 10 avril 2009. 104 Brigitte Salino, « Thomas Ostermeier et Ibsen font lautopsie de la catastrophe intime », op. cit. 105 Armelle Héliot, « John Gabriel Borkman dans la lumière dOstermeier », in Le Figaro, 10 avril 2009. 373 Chapitre IV Mise en scène, jeu des acteurs et interprétation IV. MISE EN SCÈNE, JEU DES ACTEURS ET INTERPRÉTATION Les pièces dIbsen témoignent dun changement doptique dans les choix du répertoire dOstermeier ; toutefois, quant aux principes de la mise en scène et de la direction dacteurs, ces représentations sont autant de paradigmes de son travail, où se trouvent condensées lexpression des moyens et les influences diverses qui traversent et régissent son théâtre. Malgré lancrage évident de ses spectacles dans lhistoire théâtrale du vingtième siècle, notamment par la convocation des principes de Brecht, Meyerhold et Stanislavski, il ne sagit pas pourtant dun recul vers une esthétique passée, dépassée, vers un théâtre bourgeois intergénérationnel, mais au contraire dune affirmation des principes, éléments et caractéristiques de lart et de lesthétique générale du metteur en scène, quil a su incorporer ou injecter dans ses mises en scène ibséniennes. 1. Principes majeurs de la mise en scène des quatre représentations 1.1. Rythme et contrepoint scénique Les principes musicaux jouent un rôle très important dans le théâtre dOstermeier ; ils structurent sa pensée scénique, comme le metteur en scène le souligne à maintes reprises (cf. le chapitre relatif à la mise en scène). Deux notions, originellement musicales, semblent linspirer particulièrement pour ce travail sur la dramaturgie ibsénienne : le rythme et le contrepoint. Ostermeier, à lexemple de Meyerhold, porte un grand souci au découpage rythmique de la représentation dans son ensemble, aux changements, voire cassures de rythme qui doivent ponctuer la narration. Parmi ces quatre spectacles, les questions de rythme traversent tout particulièrement celui de Nora : là, on a affaire à un rythme très soutenu, quelquefois même frénétique, qui sexprime à travers une gestuelle des comédiens souvent excessive, des danses violentes et presque paroxystiques, et quappuie une musique omniprésente ; en ce sens, le spectacle rappelle fortement les représentations rock caractéristiques du théâtre dOstermeier dans les années quatre-vingt-dix à la Baracke. Les scènes senchaînent rapidement, les explosions dénergie alternant avec des moments de calme et des tempos plus lents. Ce souci déquilibre et de découpage rythmique de la 374 Chapitre IV Mise en scène, jeu des acteurs et interprétation narration est le dénominateur commun des quatre représentations, il est particulièrement prononcé dans Nora. Autre procédé fréquemment exploité par le metteur en scène, et là encore marque de linfluence de Meyerhold, le contrepoint scénique qui se traduit notamment par lutilisation de la violence pour couper lémotion, voire les débordements sentimentaux, dans certaines scènes. Lun des exemples les plus remarquables de cette application du principe meyerholdien se trouve dans la scène du deuxième acte de Nora, entre Krogstad et lhéroïne, une scène qui, du point de vue dramaturgique, correspond à un point culminant de tension psychologique, due la pression que le maître-chanteur exerce sur la protagoniste. Là, Ostermeier fait coexister parallèlement, sopposer et se succéder sans transition, de manière contrapunctique, quatre registres tonals : - suite à la discussion calme mais tendue entre les deux personnages autour de la fameuse contrefaçon de la signature, plongeon soudain de Nora (Anne Tismer) sur le sac de Krogstad (Kay Bartholomäus Schulze) pour tenter de récupérer sa lettre compromettante, qui déclenche une lutte cruelle entre eux et une tentative de viol de Krogstad sur Nora ; - arrêt soudain de la bagarre et reprise de leur dialogue sur un mode de séduction presque tendre ; - nouvelle cassure brutale du rythme par la gesticulation du petit soldat frénétique Nora sous les ordres hystériques hurlés par Krogstad ; - et enfin, sitôt le départ de Krogstad, musique douce, sur laquelle Nora, aidée de Monika, la jeune fille au pair, se met posément à ranger la maison mise à mal par le passage du maîtrechanteur. On retrouve cette même opposition simultanée de tonalités violentes et mélodramatiques dans le Constructeur Solness, par exemple dans la scène entre le protagoniste (Gert Voss) et Hilde (Dorothee Hartinger), où les personnages se mettent à rêver sur des châteaux en Espagne quils vont construire ensemble : au ton très calme, voire amoureux, de leur conversation, soppose brutalement le geste de Solness qui attrape la jeune fille par les cheveux et, serrant très fort, lui secoue sa tête au rythme de ses propos pourtant par ailleurs pleins de tendresse. Cest sur lorchestration parallèle de deux registres opposés que se clôt également la représentation dHedda Gabler ; à limage de lhéroïne (Katharina Schüttler), affaissée morte au pied du mur éclaboussé de son sang, Ostermeier oppose le délire créatif et joyeux du couple Tesman (Lars Eidinger) Thea (Annedore Bauer), tournés vers lavenir, ignorants du suicide dHedda. Ces procédés, outre le fait quils produisent un effet fort sur le spectateur, servent 375 Chapitre IV Mise en scène, jeu des acteurs et interprétation naturellement à mettre à distance la narration, à lui permettre de saffirmer comme telle, pour chercher ladhésion du spectateur, non par lillusion, sur un plan émotionnel, mais sur un plan rationnel, dialectique, donc critique. 1.2. Une influence cinématographique revendiquée Linfluence du cinéma dans luvre dOstermeier, des formes et des procédés filmiques, que nous avons déjà constatée, se retrouve dans ses mises en scène des pièces dIbsen. Tout dabord, dans ce que lon pourrait appeler des arrêts sur images, qui coupent court aux émotions : les acteurs simmobilisent soudainement pendant quelques secondes, comme pour laisser aux spectateurs un temps pour faire le point sur lévolution du drame. Ainsi de Schüttler, lorsque son Hedda sapprête à casser lordinateur de Lövborg à coups de marteau : juste avant de le laisser tomber sur lappareil, la comédienne simmobilise un instant, son arme au-dessus de sa tête, comme pour libérer ce moment de toute charge de réalisme psychologique1. Auparavant, Hedda avait assisté au dialogue entre Tesman et le juge Brack (Jörg Hartmann), où celui-ci les informait de la renaissance sociale et académique de Lövborg, dans cette même position immobile, muette, amorphe, appuyée contre la porte en verre, les mains derrière le dos. On note une attitude similaire chez le Solness de Voss qui, à plusieurs reprises au cours de la représentation, sapproche de très près de ses partenaires, colle à leur corps sa stature imposante, immobile et muet, comme pour réajuster un rapport de force, leur signaler sa supériorité. Quant au Borkman de Josef Bierbichler, qui se retrouve à de nombreuses reprises seul, à arpenter son bureau de long en large : à chaque fois, parvenu à lune des extrémités du plateau, il sarrête brusquement, se fige longuement et se tourne vers le public, comme sil le sollicitait, avant de reprendre par un demi-tour le cours de sa marche. Casser lillusion de la convention théâtrale et insister sur la figure de lacteur derrière le personnage semble, là encore, la vocation première de ces arrêts. Ces coupes volontaires et ces suspens dans la dynamique émotionnelle ont deux conséquences majeures. La première est de proposer un jeu souvent expressionniste, antinaturaliste, pour un théâtre, une pièce et un auteur pourtant emblématiques du naturalisme, 1 « Ce que [lacteur] ne fait pas doit être contenu et subsister dans ce quil fait. De cette manière, toutes ses phrases et tous ses gestes se présentent comme des décisions, le personnage demeure sous contrôle et subit des tests. Dans le jargon du métier, nous appelons ce procédé la détermination du Non pas Mais ». (B. Brecht, Lart du comédien, op. cit., p. 130.) 376 Chapitre IV Mise en scène, jeu des acteurs et interprétation et de ce fait, Ostermeier sinscrit ainsi dans la lignée des metteurs en scène qui abordent Ibsen au-delà de cette esthétique. Ainsi, dans la fameuse scène de la danse de Nora, où le jeu corporel, hystérique et paroxystique dAnne Tismer relève plutôt des arts martiaux que de la danse, et qui dégénère vite en une gesticulation folle et effrénée. Autre exemple, toujours pris dans la même représentation, le jeu de Kay Bartholomäus Schulze, lorsque Krogstad, qui vient dapprendre son licenciement, face à Nora, pousse un long cri animal, inhumain. Dans John Gabriel Borkman, cest Sebastian Schwarz (Erhard) qui use de ce jeu corporel, excessif et décalé, lorsquil se met à courir en tous sens sur le plateau et à crier hystériquement, tel un fauve en cage, quil est jeune et quil veut vivre. Ces modes de jeu, que lon retrouve dans toutes les représentations, ne renvoient à aucun comportement réaliste, à aucune attitude humaine sensée, à rien de concret, à rien dautre quà une théâtralité excessive. La deuxième conséquence de ce principe de rupture de ton est de découper laction selon une logique quasi cinématographique. Dans Nora, pour certains critiques négatifs2, cela évoque surtout le montage télévisuel, type soap opéra, et pour dautres, plus positifs, celui du film publicitaire3. Dans le Constructeur Solness, le découpage sexprime par une simultanéité des actions qui traverse toute la représentation : laction se déroule parallèlement sur les trois espaces de jeu du dispositif, qui sont tour à tour mis en valeur par la position du praticable tournant à tel ou tel moment, comme par le cadrage plus ou moins serré dune caméra. Dautres allusions explicites à différentes formes proprement filmiques témoignent, dans ces représentations, de linfluence cinématographique sur le travail dOstermeier comme : le film noir, dont lambiance traverse tout Hedda Gabler, depuis la scène où lhéroïne, telle une vamp, tire sur Brack, jusquà la fin où lon voit les silhouettes de Brack, Tesman et Thea à contre-jour derrière la porte translucide, à côté du corps inerte et maculé de sang dHedda ; le cinéma expressionniste allemand, dans John Gabriel Borkman, notamment à travers le travail scénographique : ombre et lumière, et surtout, le brouillard qui envahit lunivers scénique. Par ce rappel et cet usage récurrent des moyens et des formes filmiques, Ostermeier rejoint Meyerhold et Brecht qui souhaitaient user de ces techniques, pour affirmer la narration, son accélération et sa mise à distance. 2 « La représentation souvre comme un daily-soap », écrit Michael Merschmeier, « Mama oder Prada ? », op. cit.. (« Die Aufführung beginnt wie eine Daily-Soap ».) 3 « Un remarquable travail sur le corps, les attitudes il faut voir la façon tout droit sortie dun film publicitaire, dont Nora et Torvald senlacent et sembrassent , mené avec une énergie retenue qui explose dans certaines scènes paroxystiques ». Fabienne Darge, « Lemprisonnement conjugal dans un loft de verre et métal », op. cit. 377 Chapitre IV Mise en scène, jeu des acteurs et interprétation 1.3. Quelques inserts Ostermeier insère également dans ces représentations des scènes muettes, non écrites