portraits - Wittamer

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portraits - Wittamer
PORTRAITS
PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON / PHOTOS : JULIEN CLAESSENS
LES COLLECTIONNEURS
O
n peut collectionner les vêtements d’une
même maison sans pour autant être monomaniaque ou fétichiste fashion, il faut bien se
vêtir dans la vie. Si en plus la concordance
avec l’essence personnelle est heureuse, tant
mieux, cela n’a décidément rien à voir avec l’habit qui fait le
moine. Leur seconde peau à eux est signée A.F. Vandevorst,
Maison Martin Margiela, Giorgio Armani, Dries Van Noten
ou Rick Owens. Ce sont des femmes et des hommes
« lambda », comprenez qui n’ont rien à voir avec le milieu
de la mode, et qui ont une garde-robe composée à 100%,
ou presque, de pièces d’un seul et même créateur. C’est qu’ils
ont trouvé là la juste adéquation entre leur silhouette, leur
enveloppe corporelle, leur cœur et les propositions griffées
présentées de saison en saison. Il n’y a pas de hasard – seule
une exacte connaissance de ce que l’on est et de son rapport
aux autres et au monde permet qu’un vêtement vous colle
parfaitement aux gestes et à l’âme. Instantanés partagés de
cinq collectionneurs et de leur vestiaire habité.
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A.F. VANDEVORST & JELLE VAN RIET
Sur sa peau, elle a glissé une robe dos nu plissée,
et par-dessus, pour faire la nique à la pluie, un
trench à rivet qu’elle enfile à l’arrache et qui
porte la patte d’An Vandevorst et de Filip Arickx,
le duo de créateurs anversois aux noms et prénoms mêlés. Jelle Van Riet, journaliste, spécialiste
de littérature pour le Standaard, termine pour le
moment un ouvrage qui interroge la beauté masculine, En God schiep de man, que Lannoo publiera
en octobre prochain, elle est un peu épuisée par
la tâche, mais solaire. D’aussi loin qu’elle se souvienne, il n’y a pas eu de première fois avec les
A.F. Vandevorst, pour la simple et belle raison que
Filip est son ami d’enfance, ils viennent du même
village, Aalter, la mort de deux amis ados les a
soudés à jamais, il lui a présenté An qu’il rencontra à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers,
Jelle a tout suivi, leurs débuts en 1998, leurs succès, leurs déboires, leurs 15 ans fêtés avec ce
défilé printemps-été 2014 et leur façon de revisiter leurs archives qu’elle porte, évidemment. Ne
pas se méprendre, ce n’est pas son amitié qui lui
a imposé ce choix, simplement « c’est ce qui me
va le mieux ». Et puis cette « poésie », cette « élégance », cette référence aux uniformes, ces
coupes « masculines », cette « force » et ce
« panache » ne sont pas pour lui déplaire. Ni ces
couleurs, ces étoffes « fantastiques ». « Je suis
une vraie fan. » Sûr qu’elle est là, à Paris, quand
ils défilent, « je veux tellement que ce soit parfait
pour eux que j’en tremble, comme au cirque
quand on a peur que les trapézistes tombent... »
Leur goût de l’asymétrie, leur passion pour l’artiste allemand Joseph Beuys, le mobilier d’hôpital,
elle les partage. Et elle garde tout, combine les
saisons, sans tenir compte du temps qui passe,
au contraire, plus c’est usé, mieux c’est. Avec eux
sur le dos, jamais elle ne se sent under- ou overdressed. Juste merveilleusement bien. Pour son
mariage avec Helmut Lotti, « Anneke et Filip » lui
avaient même dessiné ses bottillons en cuir laqué
rouge. C’est beau la fidélité.
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MAISON MARTIN MARGIELA & THIERRY MARTENS
Comment naissent les atomes crochus ? Si
Thierry Martens porte Maison Martin Margiela,
ce n’est pas seulement parce qu’il est né dans
le Limbourg comme le créateur. Non, ce qui
laisse réellement des traces, c’est de grandir
durant les années 80 qui virent l’éclosion de
la mode belge et de ceux qu’on a baptisés,
pour faire court, les Six d’Anvers. C’est aimer
l’intemporalité, l’indestructibilité et la
construction détaillée et intelligente des vêtements – n’est pas ingénieur civil qui veut. C’est
encore avoir alors une copine qui s’habillait en
Margiela et portait ce pantalon qu’il trouvait
« génial », « avec une tirette tout le long de la
jambe », ce qui lui fit investir dans un pull en
laine, à grosses côtes, kaki, avec un col, il l’a
toujours, il est « indestructible ». Depuis,
chaque saison, Thierry Martens complète sa
garde-robe, peu au début, question de moyens.
Aujourd’hui, il porte les baskets Replica, les
chaussures de sport de l’armée autrichienne
d’antan, des collectors, un costume en laine et
une chemise avec détails subtils que l’on ne
découvre que lorsqu’il tombe la veste. De
MMM, il aime « la ligne austère », « très
sobre », les boutonnières particulières, les
coupes impeccables et l’attitude de « Martin »,
qui « misa toujours sur la création plutôt que
sur lui » et choisit d’être « un mystère ». Il en
apprécie aussi les codes chromatiques, le noir
surtout, il lui arrive de porter ce badge MMM
qui, un brin surréaliste, annonce la couleur :
« Black is the new black ». Comme il ne lui
importe guère d’« être à la mode », mais
« dans la durée » et comme il est du genre soigneux, il conserve ses vêtements dans des
housses en Tyvex, ils ont la vie longue. Soudain, il se demande parfois pourquoi il garde
encore ces pantalons qu’il ne sait plus mettre
parce qu’il est passé d’un 50 à un 48, une
seule réponse, radieuse : « Un jour peut-être
pour mon fils. »
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GIORGIO ARMANI & MYRIAM WITTAMER
Dans ce salon de thé qui l’a vue grandir, elle
trône en Armani de la tête aux pieds, il faut
dire que madame l’administratrice-directrice
générale de Wittamer a la silhouette parfaite
pour ce vestiaire italianissime. Dans son
ensemble en soie, pantalon et chemisier vert
d’eau, Myriam Wittamer virevolte. Pour cette
« perfectionniste » au « caractère un peu
impatient » qui avoue qu’avec elle, « les
choses doivent aller vite », on n’est pas l’héritière de la plus belle pâtisserie de Bruxelles
pour rien. Ce qui explique pourquoi elle adore
le service « impeccable » de la maison Giorgio
Armani à Bruxelles. Par contre, pour les ori-
gines de son vestiaire griffé, il faut remonter
à une trentaine d’années, elle avait été invitée
à un mariage, la mère de la mariée était en
Armani et en pantalon, « c’était révolutionnaire et très joli, cela avait un chic qui se
démarquait des robes parfois un peu convenues
que l’on peut porter dans ce genre de circonstances ». Sur-le-champ ou presque, elle s’était
offert son premier ensemble, avec pantalon en
lin, elle l’avait choisi en jaune et en orange,
ce fut « le coup de foudre ». Depuis, malgré
quelques infidélités notoires – « j’ai eu ma
période Versace, je me suis fourvoyée », dit-elle
un peu penaude – son cœur ne balance plus.
Parce que « c’est italien, léger, facile à porter ». La preuve, au soleil, sur la place du Grand
Sablon, quand elle foule les vieux pavés bruxellois, cheveux au vent, « naturelle », ça lui va
bien. Elle qui ne veut plus porter de noir dit
qu’elle aime les vêtements, que c’est sa mère
qui lui a inculqué « le sens du beau », « elle
avait énormément d’allure ». Elle attrape son
sac, le « Charnière dorée », cru automne-hiver
14-15, « voilà une pièce aux proportions justes,
elle est simple, elle est belle, il n’en faut pas
plus ». Elle enfile son manteau, pour la photo,
retient un instant son souffle et dit : « Maman
avait le même en orange. »
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DRIES VAN NOTEN & GILLES COLLARD
Pour en être un, il connaît le discours que tiennent les philosophes sur « le paraître et la
surface », il le trouve « foireux », voire « obsolète », éloigné en tout cas de ce qu’il peut
ressentir – « la construction de soi à travers le
vêtement ». Du coup, parler de Dries Van Noten
avec Gilles Collard, également directeur de la
revue Pylône et auteur d’un livre sur Klaus Mann
à paraître chez Grasset, relève du plaisir à questionner les essentiels. Il connaît sa chance
d’avoir découvert l’homme et son travail qu’il
porte « sans distinction d’époques, tout tient la
route, il n’y a jamais d’anachronisme ». Ça lui
plaît, lui qui n’aime ni l’idée de la mode ni celle
du démodable, sa garde-robe est là pour
« accompagner sa marche dans la vie », avec
cette aisance particulière que procurent les
vêtements de Dries Van Noten. « C’est un vestiaire au sens propre, on y prend un vêtement
et on le met. Il a une manière unique de créer
ses vestes, les épaules et les revers, un savoirfaire inimitable. Et il y a ce quelque chose chez
lui de réservé et de délicat, d’extrêmement
doux, qui me touche et qui passe par les détails,
les matières et les coupes. » C’est par le cinéma
qu’il a été introduit à la grammaire van
notienne, via le film de Vincent Dieutre, en 2003,
Mon voyage d’hiver, il repère le tomber de cette
garde-robe, il retient le nom du créateur anversois, il n’a pas le loisir, le budget en réalité, de
se précipiter dans son flagship store, à l’heure
de la débrouille, il s’aventure dans les ventes de
stocks maison et y trouve son bonheur, raisonnablement, un pièce, puis une deuxième la
saison suivante, une troisième ensuite et ainsi
va la vie. Il note que ces vêtements font
« corps » avec lui – « ils ne me donnent pas une
identité autre que la mienne » et œuvrent à
cette édification de son univers personnel dont
il a besoin « pour respirer », au risque sinon de
devenir « mélancolique ». Un vestiaire pour être
au monde.
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RICK OWENS & PATRICIA LANGFIELD
De son Yorkshire natal, elle a gardé une pointe
d’accent délicieux et une nostalgie sans bornes,
que sa vie à Luxembourg puis à Bruxelles n’a pas
ternie, même si depuis quelques décennies, elle
habite ici, pour cause de secrétariat de direction.
Vicious, c’est le nom de la collection de Rick
Owens datée de ce printemps-été qui s’achève et
qu’elle porte ce jour-là. Sur que le langage de
l’Américain lui parle – ce côté un peu « trash »,
« subversif » et « carré ». Et cette magnifique
faculté à « mettre la silhouette en valeur, ma
silhouette en tout cas » et à donner « une allure
folle », comme cette veste avec basques, dans
laquelle « on est à l’aise, mais cela a de la
gueule ». Le boléro tunique est zippé dans le dos,
l’étoffe noire, un peu rigide, avec laçage devant,
le pantalon en crêpe s’offre une fourche basse –
« je n’aurais jamais pensé qu’à mon âge j’en porterais un pareil. » Patricia Langfield choisit
toujours « les pièces fortes », surtout chez Stijl,
rue Dansaert, « l’une des rares boutiques qui les
proposent », c’est à Sonja Noël et à son œil averti
qu’il faut dire merci. La première fois qu’elle
tomba en pâmoison, ce fut pour une veste en
cuir « très souple », un biker couleur dust, « très
flatteur », « je l’ai essayée et je me suis dit “je
dois l’avoir”. Je la porte toujours ». Soigneusement, amoureusement, elle la conserve dans une
housse, tout en sachant que ce n’est « pas du
tout la philosophie de Rick Owens », qui aime que
les choses se dégradent – « J’ai eu du mal à m’y
faire, à cette idée de dégradation. » Aujourd’hui,
elle assume. Et elle a fait sienne cette contemporanéité, cette identité, cette classe, ces
couleurs qui sont presque des non-couleurs.
Qu’elle accessoirise de bijoux en argent brossé,
deux bagues de Mei Lee et un bracelet de Nilton
Alves Cunha, c’est cohérent. « Il y a chez Rick
Owens quelque chose de fort et en même temps
un peu romantique et poétique, je pense que
c’est moi. » La belle concordance du dedans et
du dehors.
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