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Climatologie
et Révolution
Emmanuel Le Roy Ladurie
Membre de l'Institut
Bien entendu n'est pas envisagée, dans l'exposé qui va suivre, l'idée d'une
mono-causalité météo de la Révolution française, ce serait grotesque. Il s'agit
d'étudier non pas le texte de la Révolution, si je peux dire, mais son contexte
écologico-climatique; ce n'est qu'un contexte parmi bien d'autres : culturel, politique, économique, démographique, etc. J'en viendrai pourtant à parler de démographie, d'économie, et des « mécontentements » d'alors, mais c'est un autre
problème.
En l'an 1788, il y eut de grandes difficultés, je veux dire au point de vue naturel, écologique, (ce n'est pas du tout un jugement négatif sur la Révolution française), une vraie crise de mauvaise conjoncture. Beaucoup plus que la soi-disant
crise de dix ans (1778-87) de Labrousse, qui à mon avis n'a jamais existé, avant
la Révolution. La récolte de 1788 fut éprouvée par la météo. Les récoltes des
trois céréales de base (froment, seigle, méteil - le méteil, c'est le froment
mélangé au seigle), en 1788, sont à l'indice 7 (minimal) ce qui n'était jamais survenu au cours des treize années, intermédiaires de 1775 à 1787, ceci d'après la
classification du citoyen Guillaume en 1792. Le bas indice 7 en question ne se
retrouve qu'en l'année 1774, indice 7 également, elle-même matricielle pour sa
part (et pour cette raison) de la guerre des farines, émeutes de subsistances en
chaîne au printemps 1775, puisque c'est toujours le printemps de l'année suivante
(1775, 1789) qui connote négativement, après coup, la mauvaise récolte (1774,
1788) d'une certaine année. Le temps que les stocks de blé s'épuisent tout à fait,
depuis l'été de la mauvaise récolte 88 jusqu'au printemps 89. Et au-delà. En ce
qui concerne 1788-89, cherté des grains, d'août 88 à juillet 1989 ; ipso. facto,
viennent les émeutes de subsistance ad hoc déclenchées dès la fin de l'été 88 et
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pour cause. Elles culmineront comme chacun sait à la veille de la moisson de 89,
enfin salvatrice (en première quinzaine de juillet de l'année « radieuse » 1789), et
même presque jusqu'au 14 juillet 89 dont, la veille (le 13 juillet) fut marquée par
deux émeutes (typiques) de subsistance; et comme disait un vieux professeur que
j'ai connu, lors de son cours sur le 14 juillet : « Le 14 juillet : grand A, le 13 juillet ». Il y aura encore des « répliques » (expression qu'on emploie pour les tremblements de terre) nullement insignifiantes, celles d'octobre 89 lors des «journées
d'octobre » ; les femmes allant quérir à Versailles, le boulanger, la boulangère et
le petit mitron, on ne saurait être plus clair. Mais les récoltes convenables de
1789, et surtout de 1790, vont calmer le jeu. Il va reprendre d'une autre façon,
mais à titre essentiellement politique, révolutionnaire. Pas météo.
Que s'est-il passé? Comment, pourquoi en est-on arrivé à ce point d'incandescence? Le côté politique des choses est presque parfaitement connu, grâce aux travaux de Georges Lefebvre, Albert Soboul, François Furet, Mona Ozouf, etc.
Mais l'aspect météo, récoltes ?
Tout le monde connaît à ce propos l'épisode fameux de la grêle du 13 juillet
1788, destructrice des moissons, sur laquelle Madame Vasak a écrit un bel article
dans le débat (mai-août 1999), un article sur la force inouïe de cet événement,
lequel en effet n'est pas négligeable quant aux causalités climat-récolte pré-révolutionnaires. Mais enfin l'averse traumatique des gros grêlons du 13 juillet 1788 n'a
concerné que 1 039 villages sur les 37 000 qu'on dénombre dans l'Hexagone. Il
faut donc chercher plus outre, puisque, aussi bien, la mauvaise récolte et la demidisette 88-89 ont affecté non pas 1 039 communautés, mais une très large majorité des 37 000 villages en question, dans toutes les régions françaises.
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On doit par-delà les malheurs incontestables d'un certain jour de grêle entrer
dans le détail d'ensemble, si l'on peut dire, de l'entière année pré-récolte et même
post-récolte 1788. Thick description très détaillée selon la formule de l'anthropologue américain Clifford Geertz. On rappellera d'abord qu'il ne s'agit pas, au terme
de la médiocre moisson 1788, d'un désastre absolu, comme ce fut le cas lors de la
famine de 1693-94 (disparition de 13 000 personnes, « atteintes par le Trépas »
en plus du nombre de morts « normales » en 1693-94-1695, à cause du déficit
frumentaire et des épidémies corrélatives : ce prélèvement sur les vingt millions
d'habitants de la France louis-quatorzienne a fait une mortalité « additionnelle »
de 6,5 %). En 1788-89, les pertes humaines françaises sont pratiquement nulles,
ce qui est une façon de rendre hommage à l'immense progrès économico-commercialo-agricole enregistré entre 1693 et 1788. En outre, la causalité n'est pas la
même, puisque nous le verrons, la causalité de la mauvaise récolte de 1693,
c'était un peu échaudage d'été 1693 mais surtout d'énormes pluies sur toute la
période de gestation du blé (automne 92 jusqu'au printemps 93), tandis qu'en
1788 ce sera l'échaudage: sécheresse du printemps/début d'été 88, précédé par les
grosses pluies d'automne 87, et suivie par les intempéries au fort de l'été 88. Soit
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Douche/Sauna/Douche. Mais enfin la principale raison par ailleurs du susdit irénisme démographique et anti-mortalitaire de 1788-89 en dépit du déficit des blés
c'est cette amélioration énorme de l'économie française au xVIIIE SIèCLE, cette
vraie croissance, quoi qu'en ait écrit M. Morineau.
Donc, pas ou peu de morts d'hommes et de femmes en 1788-89, néanmoins il
y a certaines conséquences démographiques : on dénombre à l'échelle française (à
l'échelle hexagonale disons) 10 000 mariages en moins en 1788, et 24 000 en
moins pour 1789. On y a aussi un déficit de 10 000, voire 30 000 naissances,
selon la base annuelle de comparaison s'agissant de 1789 (cf. Population, novembre 1975, numéro spécial). Le déficit subsistanciel et la cherté des grains afférente
ont agi, c'est clair, au plan psychologique: mariages différés, par crainte d'avenir
économique sans perspectives pour le couple en formation ; et puis restriction des
naissances, recours éventuel au coïtus interruptus, ou peut-être affaiblissement
par mal-être physiologique chez les femmes des classes les plus pauvres, pour
cause de sous-alimentation.
Joie pré-révolutionnaire peut-être, c'est l'année radieuse 1789, mais joie fort
complexe puisqu'il y a un élément quand même négatif, la grosse cherté du
Panifiable. On ne peut pas exclure non plus, je le disais à l'instant l'impact physiologique de la sous-alimentation parmi les classes défavorisées, le tout pour
expliquer la baisse de natalité: aménorrhées de semi-disettes, affaiblissement des
corps féminins, légère dénatalité de type contraceptif fruste. Mais l'impact mortalitaire, lui, je le répète, est ultra minime, quasi nul. De ce point de vue, on avait
connu bien pire (mortalités effectives elles) en 1693, 1709 et même 1740, voire
1770 et plus tard 1794- 95, et 1846-47, autres épisodes de crises de subsistance à
soubassement de mauvaises récoltes, dues elles-mêmes à une météo défavorable.
Quant au déficit réel de la moisson 1788, la récolte de grain, (notamment de
froment), déficit tellement lourd de conséquences, politiques, celles-ci éventuellement glorieuses, ce déficit réel a dû se situer entre 20 et 30 % par rapport à la
récolte normale ou bonne. D'après une comparaison avec le déficit de 1846 lequel
est très bien connu, très marqué. Cela suffit pour détraquer momentanément toute
la machine subsistantielle, de quoi faire bondir les prix du blé beaucoup plus haut
que proportionnellement ; et de quoi provoquer dans la rue les troubles dus à l'exigence populaire de taxation plébéienne du Panifiable. La situation est similaire
(semi-disette, troubles dans la rue, etc.), aux mêmes saisons (été 88, etc.) aux
mêmes années, aux mêmes mois, surtout au même printemps 89, (émeutes),
dans les territoires actuels de la Belgique.
Que s'est-il passé en termes météorologiques en 1787-88, en tant qu'année
pré-récolte déterminante pour le volume de la récolte ? Que s'est-il passé qui
puisse expliquer le déficit des grains en question, déficit tant français que belge
pour 1788-89 (cette fois, ensuite, pour l'année post- récolte)?
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Évoquons d'abord les grosses pluies d'octobre-novembre 1787, signalées par
les sieurs Leleu, et par Abot de Bazinghem, l'agriculteur du nord de la France, et
par le pluviomètre également. Les sieurs Leleu, grands marchands de blé parisiens de l'époque, furent cités à ce propos par G. Bord en 1887, et par moi-même
en 1978 : « Les pluies d'octobre et novembre 1787 se sont opposées en partie aux
emblavures d'où il résulte que beaucoup de terres n'ont point été ensemencées »,
écrivent les Leleu le 14 août 88. Donc on prend conscience que la récolte 88 est
médiocre, telle que la décrivent ces messieurs Leleu dans une lettre à Necker. Les
données pluviométriques des régions de Paris, Montdidier et Montmorency, collectées par Renou et Raulin, confirment pleinement le caractère super aqueux de
la météo d'octobre-novembre 1787 et de l'automne 1787 en général. Du coup les
façons des labours d'automne préparatoires aux semailles et les semailles ellesmêmes sont gravement perturbées. On avait connu cette situation déjà dans une
conjoncture humaine infiniment plus grave - pré-famine et famine - mais situation politiquement moins explosive, lors de l'automne de 1692 qui fut déterminant pour la famine de 1693. Mauvais point, donc, dès la fin de 1787, pour la
moisson 88 à venir.
S'agissant des saisons 1788 proprement dites, le chroniqueur villageois naïf
mais exact de Vareddes, en Seine-et-Marne, décrit avec précision, serait-ce en style
bafouillant, les inconvénients frumentaires de ces diverses saisons, printemps, été
88 : « il n'a point fait d'hiver », écrit ce villageois. Or on sait que l'hiver doux,
encourageant les mauvaises herbes et les bestioles parasites, peut s'avérer défavorable aux semis, ou semailles céréalières. Ce n'est pas toujours le cas, mais le
risque a pu être effectif lors de l'hiver 87-88 : soit 5°C en moyenne (décembre,
janvier, février) contre 3,4 en 86-87, et 0,1°C pour 1 788-89 : il s'agit dans ce dernier cas du fameux hiver 88-89, un grand hiver sibérien auquel les historiens
attribuent bien à tort beaucoup de méfaits quant aux subsistances et au mécontentement de 89 ; en fait « les carottes étaient cuites » dès l'été 1788 avec la mauvaise récolte de juil1et-août 88.
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Passé l'hiver précité 87-88, qui nous intéressait tout à l'heure et qui fut doux,
à la différence de 88-89 qui sera sibérien, le chroniqueur de Vareddes continue en
évoquant un printemps 88 qui fut défavorable aux biens de la terre, et aux seigles,
eux-mêmes affaiblis. « Vareddes », je l'appellerai ainsi pour simplifier, reste un
peu obscur sur le caractère nocif de ce printemps, mais les notations précises à ce
propos sont dans le journal d'Abot de Bazinghem, propriétaire agriculteur (compétent) de la région de Boulogne. Celui-ci écrit : « Toute la fin d'avril 88 et la première quinzaine de mai furent très sèches. Les herbes ne poussaient pas ; les blés
qui s'étaient maintenus de toute beauté pendant l'hiver jaunissaient et diminuaient. Les mars (blé semé en mars) ne levaient point lorsque [enfin] une pluie
abondante de deux jours va un peu désaltérer la terre et ses productions. Mais les
blés avaient souffert dans le Boulonnais [le Boulonnois comme il l'écrit], la pluie
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fut peu considérable. » La suite des notations proprement météo du sieur Abot
vire progressivement au pessimisme: « Aujourd'hui 24 mai 88, la sécheresse
commence à se faire sentir » - elle était là depuis quelque temps déjà - « cette
sécheresse continuera jusqu'à la mi-juin », dit-il. C'est l'épisode de sécheresse
échaudage fin du printemps 88 que mentionne également, nous y reviendrons, le
rédacteur villageois de Vareddes. C'est donc l'intervention de l'anticyclone des
Açores, chaud-sec, personnage central de cette année 88, personnage tout autant
que Calonne ou Necker, voire Louis xVI. L'échaudage-sécheresse ou l'échaudage et
sécheresse, grillade du blé vers juin 1988, ce sont les deux facteurs essentiels à ce
moment précis. L'homme de Vareddes confirme expressément la. notion d'échaudage: « La trop grande chaleur de mai-juin a fait échauder (il emploie le terme)
les blés, de sorte que la récolte des grains a été petite. Il ne rendait guère de
gerbes, ni de minot [c'est-à-dire de volume des grains] ». L'anticyclone des Açores
s'est effectivement invité sur la scène nationale en 1788, parfois bienfaisant quand
il est accompagné de pluies suffisantes, mais éventuellement désastreux s'il est
trop intense, et s'il y a sécheresse corrélative, ainsi en 1788, 1811, 1846. Le blé
originel, ci-devant sauvage est venu du Moyen-Orient (frontière syro-turque), il
aime bien la chaleur estivale, mais il lui faut quand même un minimum de pluie.
Notons que l'homme de Vareddes a bien décrit le doublé: « chaleur + sécheresse ».
C'est un villageois, presque un paysan, alors que les historiens qui parlent de
1788, mentionnent éventuellement la sécheresse, mais presque jamais le coup de
chaleur, l'échaudage: fait agricole tout à fait spécifique et important (cf. 1846).
L'an 1788 est certainement anticyclonique « açorien », si je puis dire ; nous
avons parlé de l'hiver doux, mais c'est l'année en bloc 1788, la plus chaude de
toute une série, dont il est question ici. Citons pourtant, même tendance, le millésime 1779 idem : caniculaire, et dysentérique, qui plus est. Et puis 1794 dont
nous reparlerons ; mais 1779 avait été arrosée à peu près suffisamment pour les
blés. A Paris, comme à Berne, au fil de la série parisienne RenDu, 1788 c'est
l'année, sur douze mois, la plus chaude de 1782 à 1797. La France et la Suisse
ont eu le coup de soleil…
Chaleur et précocité, le lien est logique: la moisson 1788 dans la région de
Berne, proche de la France, prend place avec 13 jours d'avance sur sa consœur de
1787, et avec six jours d'avance sur la date moyenne des moissons bernoises
de 1560 à 1825. Oui, décidément, chaud, chaud, bien chaud, l'an 88, et les historiens qui se sont vaguement intéressés au problème, de loin ont parlé de sécheresse, je le répète, mais ils n'ont pas évoqué ce coup de chaleur, important
néanmoins, lui aussi. Qui plus est, cette hyper-chaleur d'une entière année 88,
sauf le mois de décembre 88, se concentre, pour le plus essentiel, sur les cinq
mois de printemps-été proprement dits d'avril à août (d'après Renou). Les courbes
que nous avons publiées dès 1972 avec J.-P. Desaive, dans Médecins, climat, épidémies, montrent bien ce maximum de chaleur, d'une grande partie du printemps
et de tout l'été 88. De même à Kevelaer, dans le nord-ouest rhénan de l'actuelle
A1lemagne, chauds sont les mois de décembre 1987 et janvier 1988 et surtout
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d'avril à octobre 1988. Semblablement encore en Angleterre centrale (Manley), le
printemps 88 est le plus tiède au fil des douze années 1782-93, l'été 88 est le
plus chaud des dix années 1784-93 ; ce n'est pas phénoménal, c'est tout de même
caractéristique. En Hollande, c'est l'été le plus chaud de 1784 à 1807. Ajoutons
que les dates de vendanges très précoces, en 1788, au fil d'un siècle de vendanges
systématiquement tardives pour des raisons elles-mêmes anthropiques, ajoutons
que ces vendanges précoces Nord et Centre confirment cette chaleur printanière
estivale. Vendanges le 17 septembre 88 en « Gaule » du Centre et du Nord (cf.
Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire du clim at depuis l'an m il, P aris,
Flammarion, 1990, t II p. 199), une précocité qui ne se retrouvera guère de 1782
à 1862 qu'en 1794, 1811 et 1846, trois années très significatives, elles aussi fort
brûlantes et dangereusement agressives face aux céréales par effet d'échaudage et
incidemment de sécheresse.
Quant au Midi viticole de la France, il est à l'avenant avec 13 vendanges précoces pour 13 sites en 1788 également. Cette maturité brûlante Nord-Sud 1788
est capitale puisqu'elle sous-tend le caractère national lui aussi de la semi-disette à
base d'échaudage en cette année 1788 incidemment pré-révolutionnaire.
La chaleur n'est pas forcément synonyme de sécheresse (voyez 1661); elle
l'est néanmoins en mai et juillet 1788 pour le petit nombre des jours de pluie,
ainsi qu'en avril et mai 88 en termes de millimètres de précipitation, soit 43 mm
de pluie à Montdidier, au total en ces deux mois, contre, par exemple 124 mm
aux mêmes mensualités en 1787 et 105 mm en 1789. L'éminent météorologiste
qu'est J. Dettwiller a étendu cette réflexion sur la sécheresse de 1788 à l'ensemble
du territoire français (la météorologie, 6e série, mai 1981, p. 197). Mais sans
références précises…
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La moitié nord de la France a souffert beaucoup de la sécheresse du printempsété 88. Mais le sud également, voir l'étude de G. et G. Prêche, les récoltes du
diocèse de Toulouse, pour le froment, le méteil, le seigle, l'avoine, l'orge, les
foins et fourrage et la paille; elles sont désastreuses en 1788 par rapport à presque
toutes les années précédentes depuis 1764 (Prêche, Prix appendice 21, p. 134138). De même en Provence (Pichard) toutes les données indiquent des rendements provençaux à l'hectare, moins élevés en 1788 qu'en 1789. Cette deuxième
année (1789) ne sera pourtant pas super-féconde quant aux rendements provençaux. On ne s'étonnera donc pas de la hausse des prix dans le Midi lors du printemps de la semi-disette (Toulouse avril-mai 89) immédiatement après la
mauvaise récolte (précédente) de l'été 88, et cela même si ces hausses printanières
89 sont inférieures aux chandelles de prix… 1693. Et puis notons les importations de céréales dans le Comtat Venaissin (1788-89) pour boucher le « trou » du
déficit local. Une flambée d'émeutes de subsistance, méridionales également (Jean
Nicolas) en année post-récolte (1788-89) embrase (sans plus) le Languedoc avec
quinze rébellions et surtout la Provence: 52 agitations diverses. L'acmé de cellesPaRCouRs 2006-2007
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ci se situe en mars 1989 (mois typique du déficit des grains qui restent ou plutôt
ne restent plus de la précédente moisson 88, dans les villes provençales, grandes
et petites). Bien entendu, il serait abusif de parler de révoltes de la faim, surtout
au long de cette Méditerranée où les transports maritimes permettent de combler
plus ou moins les vides et d'opérer les compensations indispensables. Mais surtout ce que visent les populaces « émues », c'est la taxation populaire, taxation
des prix en vue de les sous-plafonner assez bas pour contrer la désagréable cherté
des aliments.
Quant aux facteurs déclenchants de cette conjoncture trublionne « sudiste »,
ils tiennent du côté « humain » à la néo-culture urbaine et contestataire, celle du
xVIIIe siècle; et côté climat 1788 (l'an de la récolte mise en cause), ils tiennent,
on vient de le voir, à l'occurrence d'un printemps-été méridional (tout comme septentrional) très ardent, fort échaudeur, avec sécheresse printanière et corrélative à
partir d'avril 88, le tout s'accompagnant de vendanges et maigres moissons très
précoces les unes et les autres au Midi comme au septentrion du royaume.
Cela dit, la notion d'échaudage-sécheresse n'épuise pas tout le contenu climatique de la difficile année pré-récolte et récolte 1788. Revenons à notre monographie nordiste, celle d'Abot de Bazinghem. Après l'épisode d'échaudages sécheresse
fin printemps jusqu'à mi-juin 88, déjà vu précédemment, Abot mentionne que
survient alors, à partir du 15 juin un vent très violent, pendant huit jours,
jusqu'au 23 juin, et ce vent, à son tour, post-23 juin, est suivi par des pluies et
des orages, « tels qu'on n'en avait pas vu depuis longtemps dans ce pays ».
Passons sur l'exagération toujours possible, mais le fait est là. « Les orages se
calmèrent, mais les pluies continuèrent ». Texte écrit avant le 20 juillet 88. Cette
fois-ci on est encore dans le chaud, mais on n'est plus dans le sec! Et les récoltes
qui avaient souffert de ce sec sont maintenant malheureuses à cause du trop de
vent, de pluies, d'orages qui couchent et/ou pourrissent les récoltes puis les
gerbes ; et un peu plus au sud les grêles.
Le 20 juillet 88, Abot note qu'on a beaucoup de peine à recueillir les foins, à
cause de la pluie persistante. Pour les céréales, un certain espoir demeure quand
même, « mais on a ordonné des prières en vue du beau temps à cause de la pluie
qui s'est installée ».
Au terme d'une série de contrastes, douches automnales 1787, nuisibles aux
semailles ; sauna sec et chaud du printemps 88, suivi, en dépit ou à cause de la
chaleur ambiante par de nouvelles douches (estivales), sous forme d'orage, grands
vents et pluies estivales postérieures aux 15 et 23 juin 1788, donc un complexe
87-88, douche/sauna/douche, mais on garde quand même l'espérance; puisque la
grêle du 13 juillet 88 (ayant frappé, disions-nous, 1 039 villages dans la France
du nord sur 37 000 villages de l'Hexagone) épargne le Boulonnais ainsi que la
grande majorité des régions de l'Hexagone. C'est surtout l'Ile-de-France et
quelques autres qui sont touchées par cette grêle.
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Un peu plus tard les notations rétrospectives du sieur Abot relativement à la
moisson 88 encore récente deviennent tout à fait pessimistes après coup ; cette
fois, je cite « Moisson : tout l'été » (oui à partir du 23 juin l'été avait été très
pluvieux : c'est donc la fin de la susdite sécheresse, celle du printemps 88 et du
début d'été) « on eut beaucoup de mal à avoir les grains secs » (c'est l'éternel problème du séchage des gerbes sur le champ, l'été pourri): « effectivement il y avait
assez de gerbes, mais elles ne rendaient pas, peu de grain en général. » Et quant
aux bleds : « Les orages de l'été 1788 qui avaient dévasté beaucoup de pays aux
bleds (beaucoup de régions céréalières) en firent hausser considérablement le prix
(du blé). » C'est, Abot parlant, l'initiale annonce de la cherté grainetière, politiquement « fatale » de fin 1788 et première moitié 89 ; été 88 orageux et pluvieux
certes ; mais été précoce puisque chaud. Façon de parler aussi entre autres
« d'orages de chaleur », nés d'une dialectique que des météorologistes pourraient
nous expliquer, et qu'ils connaissent bien, entre l'anticyclone des Açores et l'arrivée ultérieure de fronts froids. Même remarque pour la grêle du 13 juillet 88 incidemment. La phrase suivant du journal d'Abot de Bazinghem dénonce le
complexe paradoxal précocité- aquosité: « Il y eut, dit ce chroniqueur contemporain du phénomène, il y eut une quantité considérable de fruits de toute espèce,
mais très précoces mais avec [contenant] beaucoup d'eau. » Cela dit quoi qu'il en
soit des fruits, le bilan 1788 quant au céréales ou plutôt bilan « anti-céréalier »
demeure, lui, tout à fait du côté du passif et du négatif.
Restons-en à notre modèle: douche froide d'automne 87 ; sauna ou solarium de
fin avril jusqu'au 15 ou 20 juin 88 ; douches tièdes fin juin, juillet, août septembre 1988. Résultats : on se croirait revenu à la mauvaise année 1774, elle aussi
humide, sinon chaude, matricielle de la guerre des farines du printemps 1775.
Donc, A) trop de pluie; B) trop de chaud sec; C) trop de pluie tiède; l'année
pré-récolte 1788 est un peu à l'image de ces années nord-européennes ou nordfrançaises qu'on nous promet vers la fin du xxIe siècle, avec excès de chaud et
excès de pluie tout à la fois sur les régions septentrionales voire ultra septentrionales de la France pour ne pas parler du Bénélux et même de la Scandinavie.
Mais, quant à 1788-1789, de là à engendrer la Révolution de 89, il y avait un
pas gigantesque à franchir (et qui le sera, franchi, pour quantité d'autres raisons,
politiques et autres, qui n'ont rien à voir avec le climat, ni avec notre présent
exposé). Mais disons que le climat a fourni l'humus et que l'arbre de la
Révolution (lequel ne se confond pas entièrement avec l'arbre de la liberté) s'est
développé là-dessus avec son ADN propre qui n'a rien, lui, de météo.
Restons-en à 1788. Outre le blé, le vin. Vendange 88 précoce ai-je dit, mais
aussi grâce à l'ensoleillement très intense et à des pluies suffisantes, un vin excellent (de qualité), notamment dans les vignobles des marges du Nord-Est : ceux
d'Alsace et du pays de Bade.
En ce qui concerne la disette de blé, 88-89, disons que l'échaudage sécheresse
étant Nord et Sud, étant national et même extra-national, la disette est à son tour
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nationale, elle aussi, comme le sera la Révolution qui néanmoins va jaillir, avec
son autonomie spécifique bien à elle, cette Révolution, qui va s'individualiser
dans le contexte écologique que nous avons décrit. Par contre la récolte de 1789
sera nettement meilleure que celle de 88 (sauf en Suisse), et elle détendra en
France la situation frumentaire dès l'été ou l'automne, ou la fin d'automne, 89.
En dépit des fameuses journées d'octobre 89, ces dames venant chercher le boulanger, la boulangère et le petit mitron, etc. Mais ce sera trop tard, l'Ancien
Régime aura déjà été renversé dans l'entre-temps pour l'essentiel. En Suisse, je le
disais tout à l'heure, c'est l'inverse. 1788, la récolte a été correcte, 1789, c'est une
mauvaise récolte. Seulement la Révolution n'a pas eu lieu en Suisse, je vous le
rappelle, mais en France, sur la base entre bien d'autres facteurs de la mauvaise
récolte 88 française (et non point helvétique).
Abot de Bazinghem mentionne, pour sa part, dans la foulée post-estivale et
même post-automnale de 1788, le très rude hiver de 1788-89, bien connu et sur
lequel nos meilleurs historiens ont littéralement noirci des pages et des pages.
Alors qu'en réalité, cet hiver-là ne le mérite pas tellement. Hiver rigoureux certes,
durée hyper-gélive de sept semaines ! Fleuves et rivières gelés avec épaisseur des
glaces présentée comme prodigieuse en faveur des charrettes (on roule sur la
glace, etc.). Communications entre Douvres et Calais interceptée par l'obstruction glaciaire des ports ; et pourtant, à l'inverse de ce qu'on dit çà et là, et même à
maintes reprises ce grand hiver (répétons-le) ne joue dans les faits presque aucun
rôle aggravant quant à l'essentielle crise de subsistance de 88-89. En fait dès
août 88, les carottes, je le répète, étaient cuites ; la raréfaction des subsistances
s'avérait comme un fait incontournable. Tout au plus le grand gel hivernal ultérieur va-t-il, pendant quelques jours, paralyser les moulins.
Cela étant mis à part, la disette ou semi-disette de 88-89 est présentée à juste
titre par Abot de Bazinghem non pas comme conséquence du grand froid d'hiver,
mais comme (très fâcheuse) accompagnatrice de celui-ci. « À ce fléau (l'hiver
rude), écrit notre auteur, contemporain du phénomène, se joignait une cherté
extrême du blé (Bazinghem la tient donc comme indépendante du fléau hivernal
précité, elle se joint, mais elle n'est pas causée par l'hiver, elle procède d'événements antérieurs), cherté telle que le blé coûtait 30,32 ou 34 livres… blé qui était
fort rare (notez la phrase suivante) parce que les provinces au blé (lisez les
régions céréalières) avaient été grêlées, et que la récolte de l'été avait été médiocre
en gerbes et en grains », nous avons vu pourquoi (la douche, le sauna, etc., et
encore la douche). On remarque sur ce point également la finesse d'Abot de
Bazinghem.
Par ailleurs, la grêle certes a attaqué mais non pas détruit entièrement, tant
s'en faut, 1 039 paroisses sur 37 000 en France, elle n'est pourtant responsable
dans ces conditions que de 2,8 % des zones détruites dans la récolte nationale.
Elle n'est qu'un gros grêlon dans la mer, une petite partie du problème, lui-même
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causé par un été trop chaud, trop agité, survenant après un automne 87 trop
humide. Quant au traumatisme hivernal 88-89, son effet par définition est nul sur
les mauvaises récoltes passées de 1788.
S'agissant de la mortalité par ce froid d'hiver, celui-ci n'a causé en Angleterre
que 5 400 morts supplémentaires en décembre 88 et janvier 1989. C'est toujours
trop, mais c'est peu par rapport aux hécatombes que causaient les famines dans le
passé, je ne reviens pas sur les 1 300 000 morts, de 1692-95, et les 600 000 morts
(du grand hiver) de 1709-1710. Ni sur les grandes dysenteries caniculaires d'étés
très chauds : 200 000 morts en 1779, 400 000 à 450 000 en 1719.
270
En juin-juillet 89, Abot de Bazinghem est en Angleterre pour faire du tourisme, mais dès son retour il note les nombreuses émeutes de subsistance qui
sont évidemment le fruit dangereux de ce qui vient de se passer au niveau du climat et des blés. Puisque aussi bien nous avons affaire à une fusée à plusieurs
étages, au moins quatre étages sinon plus, climat, mauvaise récolte, cherté,
émeutes. Emeutes qui demandent ou exigent la taxation à un niveau inférieur des
prix courants, ceux-ci étant devenus trop élevés ; émeutes qui « dégénèrent » en
action contre la dîme, contre le champart, etc. Cette agitation sera maximale
entre la mi-mai 89 et juillet 1989, au moment où le déficit des grains postrécolte 88 se fait très fortement sentir. Les greniers sont plus ou moins vides et
le peu qui reste, ce sont les spéculateurs qui s'en occupent. Jean Nicolas à
l'échelle nationale cette fois, dans un grand livre, trouve 58 émeutes de subsistance en 1788, et 231 en 1789, rien que de janvier à avril. II arrête ses comptages
à partir de début mai parce qu'il pense que c'est déjà la Révolution française inaugurée; il a voulu « stopper » au terme de la pré-Révolution. Fonctionnent donc
les effets multiplicateurs de la contestation, mais à partir d'une cherté, elle-même
fille ultérieure de l'échaudage antérieur et d'autres phénomènes agressifs venus du
climat, datés de 1787-1788 : fin 87 et l'année pré-récolte et récolte 88. Au fur et à
mesure que la cherté devient plus sensible, de l'été 88 au début d'été 89, le nombre des agitations sociales s'accroît (en fonction, bien sûr, de la hausse des prix).
Onze émeutes sur les statistiques de Jean Nicolas en janvier 1989, 16 en février,
99 en mars, 105 en avril, et l'on ne perd rien pour attendre. L'historien anglais
Georges Rudé, a montré le lien qui d'amont en aval unit ce très vif mécontentement de nature subsistantielle en vue d'une prise de conscience révolutionnaire,
vraie conscience ou fausse conscience, nous n'en discuterons pas, mais il y a là
une mécanique implacable qu'on retrouvait à de nombreuses reprises notamment
en France depuis la rebeyne de 1529 à Lyon, ainsi qu'aux xVIIe et xVIIIe siècles. Se
présente ici tout ce que Jean Nicolas décrit comme émeutes de subsistance: en
période de cherté, de mauvaises récoltes et de mauvais climat, de 1661 à 1788-89.
Longue durée, longue suite d'agitations…
Problème de chronologie : le 8 août 88, le gouvernement royal décide la
convocation des États généraux pour le 1er mai 1989. Or, dès le 4 août 88, les
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prix ont commencé à monter à Meulan, pas très loin de Paris. Les premières
émeutes de subsistance prennent place en Bretagne les 5 et 7 août 88 ; c'est autour
de cette date que se noue la fatalité météo-frumento-révolutionnaire. Louis xVI at-il eu tort de convoquer ainsi les États généraux ? Aurait-il dû les convoquer pour
l'année suivante, 1790 ?
Même la chronologie du 14 juillet 89 est très enveloppée par les problèmes
des subsistances ; étant admis bien sûr qu'elle dispose également de son autonomie propre. Il juillet 1989, renvoi de Necker, le prix du froment en Île-de-France
est à son maximum du xVIIIe siècle; il avait certes beaucoup monté de 1700 à 88,
mais enfin c'est effectivement le maximum et le prix continue à monter encore.
12 juillet 89, voilà le 14 juillet si l'on peut dire qui s'approche !
Manifestation politique au Palais-Royal ; cette fois, c'est de la politique, contre le
renvoi de Necker. Bruits de bottes (militaires) dans Paris. On pense à une répression contre la ville par l'armée royale.
Et maintenant les 13 et 14 juillet 89 ; le 13 juillet en effet à une heure du
matin, incendie de 40 des 54 barrières d'octroi autour de Paris, « ce mur murant
Paris rend Paris murmurant », incendies pour faire baisser le prix du pain, explicitement, donc des subsistances, en supprimant les taxes d'octroi. A six heures du
matin, en ce même 13 juillet, pillage du couvent de Saint-Lazare au nord de Paris
où l'on dit que des grains sont stockés : subsistances, encore. Et puis : 8 heures du
matin, puis 17 heures, formation d'une milice bourgeoise. Pour obtenir des
armes. C'est donc après la fromentisation et la subsistantialisation de l'antagonisme, c'est la politisation, et la militarisation du conflit, le 13 juillet, entre
6 heures et 8 heures du matin.
Le 14 juillet, ce ne sont plus les subsistances, ni la phase frumento-contestataire, des Parisiens fort nombreux sont armés, on entre dans la phase proprement
politique.
Le 20 juillet enfin, à Gonesse, village frumentaire près de Paris, qui fait d'excellentes brioches, le prix du pain retombe, pas énormément mais il retombe, par
le peuple, dit le texte de la mercuriale cité par Lachiver. Ce qui veut dire que sur
le marché, une certaine population, des femmes, etc., ont exigé la baisse elles
l'ont obtenue pour des raisons peut-être pas de rationalité économique mais de
rationalité contestataire. La Révolution, dès lors, est déjà enclenchée, mais pas
seulement par ces émeutes de subsistance bien sûr.
Il y a eu ainsi dès avril 1989 et plus tard le lien climat + cherté + émeutes.
Soit : climat, qui pousse au déficit des récoltes ; cherté en fonction de la maigre
récolte 88. Nous sommes en avri189, les greniers se vident, engendrant émeutes
de subsistance, pillages, et formations de milices bourgeoises qui théoriquement
sont là pour réprimer le désordre, et qui en fait déclenchent la révolution municipale par prise du pouvoir au profit de ces bourgeoisies, au profit des milices
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locales ! Les voies de la révolution et de l'émeute frumentaire passent au travers
des circuits fort complexes. Voilà, si vous voulez, l'arrière-plan subsistantiel des
débuts de la Révolution française.
272
Autre époque (révolutionnaire) de disette, avec agitation attenante et ultérieure: le biennat 1794-95 ; nous sommes ici sur un terrain solide et je vais dire
quelques mots à propos de ces deux années thermidoriennes, en réalité une année
post-récolte APR 94-95, très marquée par la crise climatique, puis par la disette,
qui fait suite elle-même à la mauvaise moisson de 1794 ; le tout étant combiné
avec le théâtre politique, intense. S oit : Thermidor (1794), la chute de
Robespierre, puis le pouvoir thermidorien et les émeutes de subsistances :
Germinal, et surtout Prairial (1795); associons les deux calendriers (politique et
météo-déficitaire).
Le contexte politique est lié en tout cas au problème subsistanciel, lequel a
toujours passionné les historiens de la Révolution ; voyez les livres de Soboul et
Georges Lefebvre à ce sujet.
La crise de subsistance post-thermidor, celle du printemps 95, née de la trop
faible moisson échaudée elle aussi de 1794, ainsi que d'événements et troubles
divers, est bien connue. Mais nous devons ici évoquer l'arrière- plan météo, prérécolte et récolte 1794 qui, lui, a été presque totalement négligé (mis à part
quelques allusions) par les historiens. Et d'abord, soulignons cette disette née de
la mauvaise récolte 1794, disette post-récolte 94, et donc déficit des céréales qui
va comme toujours affecter le printemps 1795. C'est ainsi que l'on note dans les
faubourgs de Paris, sur fond d'agitation nationale plus générale, les rudes journées
ou simples agitations frumentaires selon les cas, du 27 Ventôse (17 mars 1795),
11 germinal (21 mars 95), 12 germinal (1er avril 95), 30 floréal an III (19 mai.95)
au terme d'un mois de floréal (à peu près le mois de mai) fort disetteux, le temps
des cerises toujours, où souvent l'on a faim. Et surtout, dans le même style,
mais plus poussé encore au point de vue des violences, de part et d'autre, ce sont
les soulèvements d'un certain petit peuple de la capitale, mi-émeutes de subsistance, mi-poussées insurrectionnelles jacobines et sans-culotte, celles du I au 4
prairial, c'est-à-dire du 20 au 23 mai 1795 avec répression à leur encontre, et
enfin leur quasi-écrasement par un victorieux pouvoir thermidorien, et (si l'on
veut) pouvoir bourgeois, à la limite celui des incroyables : en riposte aux sansculottes un victorieux dispositif anti-émeutes ; ce qui fait un peu songer déjà à ce
que sera la défaite des journées de juin en 1848, et l'écrasement plus tard de la
Commune, mais ce seront des épisodes beaucoup plus vastes. La crise du pain de
l'année post-récolte 88-89 avait porté dans ses flancs les prodromes de la
Révolution française. Vice versa les mouvements de Germinal et Prairial 1795
(alias l'an III) même s'ils ont presque exactement les mêmes racines météorologiques, déficitaires/frumentaires que dans le cas de 1788- 89, à savoir un mixte
d'échaudage sec et de trop de pluies ; ces mouvements signent, au terme d'une
réaction effectivement très rude et répressive à leur encontre en 1795, une fois
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vaincus, l'acte de décès du processus révolutionnaire de type sans-culottide, alias
d'ultra-babord ou d'extrême-gauche, s'il est permis d'employer ce terme anachronique. Ces mouvements violents sans-culottides qui s'étaient lentement mis au
point depuis 1789-92, et qui avaient ensuite fait une apparition fulgurante sur la
scène de la grande histoire en 1792-94.
En somme 1788-89 c'était l'entrée en révolution, déjà quelque peu violente
parfois ; et 1794-95, c'est la sortie, non pas hors de la Révolution, (elle ne se terminera qu'en 1799 ou même plus tard, si l'on en croit Furet) mais sortie violente
elle aussi hors de la phase la plus radicale, la plus aiguë de la Révolution française.
Attachons-nous donc maintenant aux préparatifs de ce germinal et de ce prairial ; cela revient de notre part, à nous interroger sur le contexte ou sur le précontexte, notamment météo, agro-météo (1794) de ces mois printaniers assez
dramatiques, puis tragiques, de l'an 1795.
L'année 1794, alias l'an II et début de l'an III: les moissons franciliennes, précoces vers le 20 juillet 94, précoces parce que filles d'un temps très chaud, trop
chaud/sec, fut-il agité vers la fin, ces moissons y furent incidemment contemporaines de la grande terreur robespierriste, voisinage qui bien sûr n'est pas tout à fait
innocent. En termes purement céréaliers, ces moissons 94 produisent quantitativement de médiocres volumes de grains qui sont eux-mêmes par ailleurs de médiocre
qualité. Double négativité, due à des circonstances assez proches de celles qui
avaient sévi en 1788. D'où disette. Voyons le détail, la thick description.
Commençons par la même chronique de Vareddes (Seine et Marne): « 1794,
pas beaucoup d'hiver » (de décembre 1993 à février 1994), la récolte de grain s'annonçait bonne, « mais les blés ont brûlé par la grande chaleur. On a fait les foins
en avri 94 », chronologie précoce d'année en effet brûlante, et puis moissons 94
précoces. Enfin vendanges précoces, 14 septembre. C'est l'une des quelques vendanges les plus précoces connues entre 1782 et 1864, autant ou même plus précoce qu'en 1788, 1811 et 1846, trois dates d'échaudage du blé, elles aussi.
La récolte de 1794 a effectivement souffert d'échaudage-sécheresse avec de faibles rendements au minot (au volume), comme dit l'homme de Vareddes. La raison de ce déficit frumentaire c'est en effet la « brûlure » l'échaudage, lui-même
parfaitement compréhensible en cette année calorifique et précoce, mais un échaudage compliqué sur la fin estivale de son épisode, compliqué par des pluies,
grêles, orages et ouragans, comme en 1788. Va s'ensuivre en effet comme en
1788 toujours, notons-le, l'épisode d'été quasiment pourri qui vient après la
grosse chaleur et qui achève le malheur, fronts froids, orageux et pluvieux sur
décor préexistant d'anticyclone des Açores ; il faudrait que ces processus soient
étudiés par des météorologistes professionnels. La chronique de Vareddes le dit en
propres termes : après l'épisode d'échaudage, il fit un mauvais temps, grosses
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pluies de juillet et d'août. Les blés étaient germés ainsi que les menus grains
(orges, etc.) germés sur pied, puis germés dans les gerbes une fois coupés. Et
donc échaudage d'abord, à partir des fortes chaleurs qui avaient régné selon la série
thermométrique de Renou depuis février jusqu'à juin 1994 ; et ensuite période
pourrie (juillet-août 94) quant au restant de l'été. C'est bien le complexe saunasec printanier; et puis douche estivale, avec les résultats anti-frumentaires que
l'on sait. En 1794, qui plus est, et là nous sortons de notre propos climat/récolte,
la désorganisation révolutionnaire de l'économie agricole et commerciale (assignats, réquisition des chevaux et des hommes, économie de guerre, difficultés
maritimes à l'encontre des importations de grain du fait de la guerre et d'une
espèce de blocus anglais) cette désorganisation aggrave les choses ; ce sont là des
facteurs purement humains, anthropiques (et non pas climatiques), donc belliqueux, par comparaison avec 1788 où l'on était en pleine période de paix. L'année
88, si fâcheuse qu'elle eut été pour les céréales, bénéficiait cependant d'une économie française encore en paix ; et cette économie 88 était d'autre part assez solidement organisée donc résiliente, même si incapable d'annuler tout à fait les effets
néfastes de la crise céréalo-déficitaire de 1788-89, dès cette première époque.
274
Pour compléter la ressemblance quand même avec 1788-89, de la part de
1794, au terme du printemps-été 94, vécu lui aussi comme 1788 sur le mode
sauna-douche, l'hiver 1794-95, à l'exemple de son homologue 88-89, est effectivement glacial et sibérien lui aussi. D'où la capture par la cavalerie française de
Pichegru de la flotte hollandaise, celle-ci prise dans les glaces du Helder, le
23 janvier 1795. Voyez à propos de cet hiver de type sibérien (hiver 94-95) indice
8 chez Van Engelen, le maximum indiciaire glacial étant à 9 (en 1788-89), voyez
le villageois de Vareddes encore « l'an 1795 en ses débuts, je veux dire l'hiver 9495, a duré deux mois. Fortes gelées, de grands givres qui ont gelé, voire tué les
vignes et les arbres ; grand gel un peu en janvier et surtout en février » : moins
6,5° de moyenne mensuelle d'après Renou, idem en Angleterre, hiver froid, puis
très froid avec de grosses fraîcheurs jusqu'en juin 1795 d'après les chiffres de
Manley. A Vareddes encore, depuis avant Noël jusqu'à fin février 1995, « il a gelé
dans des caves et en certaines nuits le vin était gelé dans les tonneaux. On ne
pouvait en tirer cette boisson ». Suit la description à Vareddes comme ailleurs, de
cette espèce de demi-famine, si logique, du printemps 95, lui-même matriciel des
révoltes sans-culottes de germinal/prairial (avril-mai 95), celles-ci finalement
matées par le gouvernement thermidorien. Famine ou plutôt disette qui est fille
bien sûr, non point de ce tout récent grand hiver 94-95, lequel n'y est pour rien,
les jeux étaient déjà faits depuis l'été 94, mais qui est fille de l'été brûlant puis
pourri de 1794, fille aussi des réquisitions frumentaires pour l'armée du front du
Nord et tout cela dans les tohu-bohu de la suppression du maximum (prix obligatoire du pain à ne pas dépasser). Cette suppression du maximum, intervenue
post-Robespierre, post-thermidor, s'était produite le 23 décembre 1794, selon l'esprit du libéralisme économique un peu sauvage cher à la bourgeoisie thermidorienne. Cette suppression était évidemment une erreur puisque de nos jours (dans
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notre ci-devant xxe siècle) l'expérience des deux guerres mondiales a montré que
même les gouvernements les plus libéraux du point de vue économique, pendant
ces deux conflits, ont toujours imposé un contrôle du prix du pain, avec des
tickets pour cette denrée, etc. Et de fait le libéralisme ou laisser-faire thermidorien
anti-maximum est pourtant loin d'être total, il est assaisonné (par ailleurs) de
mesures contradictoires visant au contrôle et à l'autoritarisme anti-libéral : le village de Vareddes est visité par des commissaires qui viennent recenser les sacs de
blé dans les granges ; les fermiers sont priés de voiturer les grains jusqu'aux
armées françaises en guerre sur la frontière du Nord; et avec tout cela, même certains riches manquent de pain, c'est la disette; d'aucuns, plus pauvres, font pour
le mieux ou pour le pire avec les herbes des champs en guise de nourriture, etc.
(toujours d'après le texte de Vareddes). Climatiquement en 1794, on a donc eu
l'échaudage sec du printemps jusqu'au début d'été (jusqu'en juin 1994), brûlant les
épis encore à demi-verts. Ensuite, pluies d'été très puissantes à partir de juillet et
en août, mois qui restent chauds mais qui sont générateurs de précipitations
excessives. Mois de juillet qui porte ainsi le coup de grâce aux moissons 94
prises en tenailles entre chaud et pluie, en cette année 1794. C'est grosso modo le
même et double scénario qu'en 1788, sauna printanier, douche estivale, si ce n'est
qu'en 1788, on a eu douches automnales 1787 puis effectivement sauna printemps 88 et début. de l'été, enfin douches estivales 88 ; en 1794 simplement
sauna printanier, douche estivale, sans l'épisode automnal de la fin de l'année précédente, qu'on avait connu en 1787.
Dans le premier cas, 1788-89 ouvre les portes de la révolution violente, radicale, comme le suggérera Furet avec lequel il nous sera permis d'évoquer, dès juillet 891es meurtres sommaires au terme de la prise de la Bastille.
Dans le second cas, les événements subsistantiels de 1794-95 ferment ces
mêmes portes de la Révolution dure, radicale, en prairial, quitte à laisser ultérieurement la possibilité de quelques rudes violences serait-ce sous le règne des thermidoriens et puis des hommes du Directoire; les uns et les autres fussent-ils
hommes de la via media, ne sont quand même pas des anges, ni des agneaux doux
et tendres. On a un thermidor 1794 post-robespierriste suivi d'un prairial 1795,
post sans-culottide. Pareillement au plan climat/récoltes on a un thermidor écologique, 94, endommageant partiellement les moissons, suivi d'un germinal/floréal/prairia195, écologique lui aussi, à sa manière, et qui sonne les trois coups
d'une disette d'assez forte intensité.
Sur un plan plus strictement événementiel, dans le très court terme, on signalera (dans le registre des grosses pluies déjà mentionnées, celles de la fin de l'été
1794, néfastes aux récoltes de juillet-août 94), on signalera la formidable averse
en effet qui dans la nuit du 27 au 28 juillet 94, (9 au 10 thermidor, an II), disperse la foule des sympathisants de Robespierre sur la place de l'Hôtel de ville
parisien et permet ainsi aux gendarmes de Barras d'arrêter, dans la grande mairie
parisienne, l'Incorruptible et ses amis, tous guillotinés quelques heures plus tard.
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Bref, en 1794 et 1788, tristes les épis verts, d'abord échaudés ; puis les blés
moissonnés, trempés, eux, germés, voire pourris. Autre ressemblance, entre les
deux périodes 1788 et 1794 : disons douche-sauna-douche en 1788, et puis saunadouche, simplement, en 1794. Les années 1788 et 94 d'autre part sont respectivement l'une et l'autre suivies par un grand hiver de type sibérien, ou para sibérien :
ce sont les hivers de 88-89, et de 94-95 (indice 9 et indice 8, maximum et quasimaximum respectivement chez Van Engelen). Ces deux grands hivers ont attiré
spectaculairement l'attention des historiens, mais en fait, je le répète, ils sont
assez peu importants du moins en France, quant à leurs conséquences agricoles,
puisque, je l'ai déjà dit, les moissons étaient par avance amaigries et réduites
(échaudage, etc., de l'été précédent), aussi bien en 1788 qu'en 1794.
Ressemblances hivernales donc, après l'accident climatique antérieur. Mais
dissemblances quant aux conséquences démographiques. Nous sommes habitués à
l'idée selon laquelle la crise climatique (les grandes pluies de 1314-15, de 169293, etc.) engendrent la crise frumentaire, et par effet de disette ou même de
famine, le désastre démographique, la surmortalité. C'est vrai jusqu'à un certain
point de 1794-95, mais ça ne l'était pas en 1788-89. Dans l'Hexagone, on
compte 944 000 morts annuelles, moyenne de la décennie 1 780, mais 912 000
morts en 1787, 913 000 en 1788, et 876 000 en 1 789. Une année 88-89 en
somme, une année qui aurait dû être normalement marquée par la crise de subsistance typique avec forte cherté maximale, c'est vrai, ce qui fut le cas ; mais aussi
par des pertes démographiques mortelles, ce qui ne s'est nullement produit en 8889. Tout au plus a-t-on eu une certaine baisse du nombre des mariages et des
naissances, signe d'anxiété ou d'hésitation dues à la cherté, peut-être aussi un peu
de sous-alimentation faisant baisser la natalité. En tout cas, en général, cette
absence de mortalité supplémentaire est l'indice des très grands progrès accomplis
au xVIIIe siècle, répétons-le: élévation du niveau de vie, progrès de l'agriculture,
des échanges maritimes et routiers, etc.
276
Nous étions d'abord en 88-89, parvenus à ce point de notre analyse: mais une
demi-douzaine d'années plus tard, 1794-95, la conjoncture météo est assez semblable, la conjoncture frumentaire vire au déficit et à la cherté, mais démographiquement, c'est tout différent. Il ne s'agit plus d'un simple drame de la météo
anti-céréale et du pain cher, comme au printemps-été 1789, à retombées très faiblement démographiques, (fussent-elles par contre lourdement politiques et révolutionnaires). Cette fois, en 1794-95, la crise de subsistance revêt des dimensions
tragiques. Elles nous renvoient aux heures les plus rudes de l'Ancien Régime, ou
du moins à celles de 1740 ou de 1770 (mais quand même pas à celles de 1693
bien sûr!). En quelques régions (Lyonnais, Provence) et surtout dans les villes en
1795, on se croirait en effet revenu aux tristes épreuves climatico-populationnistes de 1740-41. L'historien anglais Richard Cobb, ainsi que les Français Guy
Lemarchand et J-.P. Bardet l'ont bien senti pour la région de Rouen et du Havre,
où les uns et les autres notent, Cobb surtout, outre la rude épreuve surmortaliPaRCouRs 2006-2007
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taire, le retour à des consommations de disette : fruits verts, oseille sauvage,
orties. Qui plus est, la capitale haut-normande, Rouen, n'est pas seule au monde:
Paris souffre également en 1795, il y a occurrence simultanée de la disette d'origine météo, de la guerre franco-européenne, et, fait inédit, d'une grande révolution, certes féconde à long terme (du moins nous voulons le croire) mais
désorganisatrice dans l'immédiat des circuits agricoles et commerciaux. Les villes
retiennent le peu de blé qui leur reste, chacune sur son territoire citadin. Cette triple combinaison, ce cocktail d'épreuves, engendre en 1794-1795, et surtout au
printemps-été 95, une crise démographique d'assez forte intensité. Ainsi, la mortalité parisienne s'accroît de 29 % en 1794 (sous la Terreur, il est vrai) mais
encore de 19 % en 1795 : c'est la plus forte hausse connue depuis 34 années.
Dira-t-on que c'est à cause des morts de l'émeute de prairial 95 ? Mais non : dans
l'ensemble des grandes villes françaises (où la mortalité violente reste insignifiante), la hausse de mortalité de 1795 est de 49 %, chiffre peut-être exagéré mais
tendance nette. Dans les petites villes, ce serait +16 % : même si les chiffes
démographiques de ces années restent douteux, le trend hypermortalitaire de 1795
est assez net.
Voilà donc une vision de ces rapports entre la Révolution française et l'agrométéo et les subsistances de cette période: je n'ai pas voulu faire du déterminisme
climatique, mais montrer qu'il y a là un facteur parmi d'autres, non négligeable.
La chose continuera du reste : en 1811, une disette d'échaudage se produit
(l'année de la comète) mais la police impériale fusille quelques révoltés et tout
rentre dans l'ordre.
La Révolution de 1830 a toutes les causes politiques que l'on connaît, mais,
comme Labrousse l'a bien montré, il y a eu (de 1827 à 1831) un « dôme » des
prix du blé, cherté en conjoncture d'années pourries, voire glaciale en 1830.
Et puis, avant la Révolution de 1848, on a eu la maladie des pommes de terre
en 1845, puis, comme en 1788 et 1794, un gros coup d'échaudage, et la sécheresse du printemps-été 1846 ; l'un des douze étés les plus chauds des 500 dernières
années dans l'hémisphère Nord. D'où disette, entraînant des émeutes de subsistance. Et comme le pouvoir d'achat des classes populaire se concentre sur le pain,
le textile entre en crise et c'est l'une des causes du profond mécontentement qui
conduira, en février 1848, à la Révolution.
Les choses se calmeront ensuite, on pourra importer du blé russe ou américain grâce aux trains et aux navires à vapeur et ce sera la fin des crises de subsistance.
Pourtant (et c'est peu connu) on a eu en 1947 un mouvement de grèves extrêmement puissant (inspiré par la CGT et le PC dans un contexte international
certes particulier), mais où des récoltes très mauvaises, au sortir de la guerre qui
avait désorganisé les infrastructures, ont pu jouer un rôle. C'est qu'on avait eu en
46 un automne très pluvieux, suivis par un printemps et un été très secs : alors,
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EMManuEl lE Roy laduRIE
sans parler de disette (puisque les Allemands n'étaient plus là pour nous prendre
20 % de la production), les gênes et hausses de prix consécutives ont pesé sur les
grèves de 47 qui ont pris par moments (surtout dans le midi, à Marseille et à
Montpellier) un caractère quasi révolutionnaire. L'été 1947, extrêmement chaud,
s'il n'était pas déjà un été de l'effet de serre, fut un été caractéristique du premier
réchauffement climatique de la première moitié du xxe siècle, réchauffement
moins sérieux cependant que ce qui nous menace aujourd'hui, et qui ne se traduira
plus par des disettes mais par des conséquences comme celles de l'été 2003 (et
d'autres conséquences sur le niveau des océans…).
Je suis « écologiquement correct » (si je ne suis pas toujours politiquement
correct) et même si je garde beaucoup d'affection pour mon ami Claude Allègre,
je ne suis pas d'accord avec lui et je garde une certaine appréhension pour le siècle
qui vient.
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ClIMaToloGIE ET REVoluTIons
débat
(Transcription du débat non relue par le conférencier)
Un parti ci pant - J'ai une petite réflexion et quatre très courtes questions à
vous poser. De la première partie de toutes ces informations que vous avez
données, je retiens une première chose: quand on a faim, on peut se révolter,
mais quand on meurt de faim, on n'en a plus la force. C'est peut être la différence entre les famines du xVIIe et celles du xVIIIe siècle.
Ensuite mes quatre questions. Vous avez répondu en partie, mais j'aimerais
que vous développiez: est-ce que d'après vous ces évènements climatiques et
surtout les famines, les problèmes de faim qu'elles génèrent, sont des éléments favorisants ou des évènements déclencheurs ?
Deuxième question : est-ce qu'a contrario quand il y a des très bonnes années,
(puisque ici on a parlé des saisons climatiques qui donnent de très mauvaises
années) vous avez remarqué en tant qu'historien que cela influe également sur
la société?
La troisième question : ce phénomène ne s'est pas arrêté à nos frontières
(comme Tchernobyl) et donc est-ce qu'il y a eu des incidences notables dans
les pays frontaliers de la France comme l'Espagne, la Hollande, la Suisse ou
l'Angleterre?
Dernier point : aujourd'hui, des évènements de même nature se passent en
Afrique, des évènements climatiques assez désastreux ont lieu souvent dans le
tiers-monde. Est-ce que derrière votre étude historique très poussée on peut
tirer quelques idées prospectives sur ce qu'il peut se passer? Comment peuvent réagir ces populations, avec 300 ans de décalage, par rapport à ce qui
s'est passé pour nous au xVIIe siècle?
Emmanuel LEROY LADURIE - Alors, est-ce que c'est une population qui a
faim au temps de Louis xIV ? Oui. En 1788 il y a des gens qui ont faim,
mais il y a surtout des gens mécontents de la hausse des prix. On est déjà
dans une situation de pays relativement développé, où le fait que les prix
montent provoque le mécontentement des gens puisqu'ils pensent être en droit
de manger. Donc il y a un mélange des deux. Faim réelle et sous alimentation
chez certains, et, chez d'autres, mécontentement de la hausse des prix. Si vous
voulez, il y a à la fois le modèle de la famine classique et ce qu'on pourrait
appeler un « modèle Juppé », c'est-à-dire des gens qui sont dans la rue parce
qu'ils ne sont pas contents de l'inflation.
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EMManuEl lE Roy laduRIE
Pour ce qui est des facteurs déclenchants, je pense que la crise de subsistance
n'est pas du tout une causalité unique des révolutions et que c'est une des
causes parmi tant d'autres. Le problème de la causalité en histoire est une
chose très complexe. Par exemple si vous prenez la révolution néerlandaise de
1561-62, la Ligue, la Fronde, la Révolution française, il est certain que pour
tous ces évènements il y a un contexte d'inflation des prix du pain, à une
époque où le pain peut compter pour 40 % d'un budget populaire.
Pour ce qui est des très bonnes années, elles existent bien sûr et il faudrait en
parler. Les viticulteurs en savent quelque chose: depuis le début du xxe siècle,
ils ont de très bonnes années, et le résultat, ce sont des prix effondrés. Ce
n'était pas toujours comme cela autrefois, on a de très bonnes années en blé au
temps de Colbert, de la Révocation de l'Edit de Nantes. La décennie 1680 ellemême, avant le petit malheur de 1688, est assez bonne pour que le blé ne soit
pas cher et que l'on puisse payer des soldats pour l'armée royale pour pas trop
cher et payer des ouvriers pour construire le château de Versailles… Enfin, il y
a des facilités. Alors quel en est l'usage que l'on en fait ? Dans les années 1680,
c'est la Révocation de l'Edit de Nantes par Louis xIV dans un climat de paix
sociale, et le traité de Ratisbonne qui fait de lui le maître de l'Europe. Colbert
a bien utilisé par ailleurs les facilités de subsistance des années 1660.
Bien entendu, on peut faire une histoire européenne, et le mécontentement de
1789 se retrouve dans ce qu'on appelle aujourd'hui la Belgique. L'Angleterre,
elle, n'a pas connu ce problème, mais en revanche la crise de 1794-95 y eut
un retentissement très grave à la suite des deux mauvaises récoltes successives
qui ont provoqué une misère considérable et des révoltes. Mais les Anglais ne
sont pas révolutionnaires comme vous le savez. Les choses ne se passent pas
chez eux comme chez nous.
280
Enfin c'est un historien noir qui a fait l'histoire de la famine de 1315 et il a
fait des relations avec ce qui se passe dans le tiers-monde. Cela dit, je connais
mal cette situation et ce qu'on peut dire c'est que, comme chacun sait, l'Asie a
tendance à échapper à ce dilemme et l'Afrique, malheureusement, est très loin
d'en sortir.
Une parti ci pante - Vous démontrez dans le tome II de l'Histoire humaine et
comparée du climat, comment les crises de subsistance issues de mauvaises
années météorologiques participent au déclenchement des révolutions. S'y
ajoutent bien sûr les fautes de gouvernance, Turgot qui applique un libéralisme à contre-courant, Louis xVI qui précipite la réunion des Etats
Généraux… Inversement Napoléon, dès septembre 1801, fait réglementer la
boulangerie parisienne après s'être aperçu quelques mois plus tôt que la récolte
serait mauvaise… Et dans votre conclusion vous évoquez le climat futur en
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ClIMaToloGIE ET REVoluTIons
2100 sur la base des « augures » des scientifiques du GIEC dont bien des données semblent confirmer les prévisions. Mais vous y mettez plusieurs points
d'interrogation.
Alors la question : dans notre planète mondialisée, comment nous, citoyens,
pourrons nous participer à prévenir (entre autres) les fautes de gouvernance?
E. L. L. - Ce n'est pas que les fautes de gouvernance: chaque matin on prend sa
voiture, des dactylos sympathiques vont passer leurs vacances en Colombie à
bord de Boeings, je veux dire qu'on est tous coupables. On n'est plus du tout
au niveau des gouvernements, on est au niveau du mode de vie que l'on a
adopté. Je trouve que la société actuelle est schizophrène: d'une part on nous
annonce que l'on va mettre partout des petits aéroports en France pour permettre aux grands-mères d'aller s'occuper de leurs petits-enfants, et les compagnies françaises s'entendent pour abaisser le prix des transports sur
l'Atlantique, et d'autre part on nous explique qu'il faut faire quelque chose. Par
ailleurs on a aussi monsieur Bush (qui a fait une guerre que je considère idiote
mais il n'est pas le premier et ne sera pas le dernier) et qui pendant longtemps
a marqué son scepticisme pour l'avis de scientifiques (dont un grand nombre
sont Américains) qui lui demandaient de prendre certaines mesures. En tout
cas avec lui, on a déjà perdu 7 ou 8 ans et, quels que soient les défauts de
Monsieur Gore, il a au moins le mérite de tirer la sonnette d'alarme… Que
ferait-il au pouvoir? Je ne le sais pas. Mais enfin, nous avons l'immense problème de la Chine et de l'Inde. Je n'arrive pas à être très optimiste pour le siècle qui vient.
Un parti ci pant - J'avais cru comprendre qu'en ce qui concerne l'année 2004,
pour l'Europe, le grenier de nourriture était descendu très bas, et que plusieurs
années de sécheresse consécutives auraient pu mettre à mal la nourriture en
Europe. Est-ce que vous avez des données de ce point de vue là?
E. L. L. - En 1940 les rendements étaient de 15 quintaux à l'hectare. Une mauvaise récolte faisait tomber à 10. Actuellement on est à 100 quintaux. Ca
laisse de la marge. Que ce soit une agriculture polluante, je n'en disconviens
pas. Mais les rendements des céréales par exemple, en 2003 et 2006 ont un
peu diminué. On est tombé de 100 quintaux à l'hectare à 80 quintaux. On
peut encore survivre avec ça.
Pour l'avenir plus lointain, je ne sais pas. Je pense que, (c'est encore assez
loin de nous), le jour où le Bengladesh sera inondé, on voudra bien quand
même réfléchir. Chaque décennie, on gagne 2/10e de degré. Je suppose que
vous comprenez le dessin. Voilà pour le xxIe siècle. Mais que sera le xxIIe ?
Vous me direz: « on s'en moque ». Mais tout de même, beaucoup d'entre
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EMManuEl lE Roy laduRIE
nous ont des enfants, des petits enfants. Je comprends très mal les chefs des
grandes firmes pétrolières américaines et autres qui sont dirigés aussi par des
grands-pères. C'est une chose évidente que l'on doit se préoccuper de ceux qui
viennent après nous.
Un parti ci pant - Je suis un peu gêné: effectivement, il y a un effet de serre; il
est évident. Mais à la lecture de vos livres, je m'interroge, et pour moi cela a
été une révélation : je n'imaginais pas qu'au xIIIe siècle déjà, puis au xVe et au
xVIIIe, il y ait eu ces courtes périodes de canicule… Alors ne vivons-nous pas
aujourd'hui un phénomène dû principalement à la nature toute puissante,
même si je ne conteste pas que les activités humaines soient aujourd'hui
extraordinairement dangereuses et produisent de l'effet de serre. Ne sommesnous pas dans une conjoncture où différents phénomènes se croisent, s'additionnent, se multiplient ? Alors il faut peut être faire attention de ne pas tirer
forcément des conclusions sur ces effets de serre, pour ne pas se faire instrumentaliser par certains groupes financiers ou politiques. Je me suis beaucoup
intéressé à vos travaux, et je ne peux pas passer sous silence ces phénomènes
qui ont eu lieu dans les siècles précédents alors que les activités humaines de
l'époque étaient tout de même fortement réduites par rapport à aujourd'hui.
282
E. L. L. - Il y a eu effectivement un optimum climatique (je ne suis pas un
scientifique mais je lis beaucoup, je m'instruis) de Charlemagne à Saint
Louis, le « beau Moyen Age », et il n'y a pas de doute, je sais que l'on a
connu de jolies saisons.
Il y a une variabilité, il y a toujours eu des canicules, mais vous remarquerez
cependant que les hivers très froids, comme celui de 1963, qui est un hiver
typique de type alsacien, on n'en a pas eu d'équivalent depuis. Cela n'empêche
pas que ça puisse revenir.
En réalité le problème n'est pas un problème uniquement de température, c'est
un problème de CO2. Les travaux récents sur l'Antarctique ont montré que le
taux de CO2 est plus élevé qu'en toute période depuis 700 000 ans. Donc c'est
ce CO2 qui crée le problème. Et quand on a eu un optimum climatique au
Moyen Age, ce n'était pas à cause du CO2, c'est parce que le soleil a eu une
petite influence supplémentaire, parce que les éruptions volcaniques ont été
moins nombreuses… Mais la différence fondamentale est l'accroissement du
CO2. Je ne peux pas me prononcer absolument, n'étant pas un scientifique
des sciences exactes, mais je sais que le GIEC, qui est une sorte de Parlement
climatique mondial, dispose d'instruments précis pour établir un diagnostic
sur la situation actuelle.
Un parti ci pant - J'ai une toute petite question : vous avez cité pour les années
1788-1789 les variations de température entre les différentes saisons assez faiPaRCouRs 2006-2007
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bles, de quelques degrés, je crois même avoir entendu de 0,1 °C. La météorologie nationale n'existait pas à cette époque, quelles sont les sources pour
pouvoir donner des variations si minimes ?
E. L. L. - On a une série anglaise thermométrique qui remonte à 1659, une série
hollandaise qui remonte à 1703, en France les séries remontent environ à
1757 (et on a même des séries antérieures, notamment des séries de Morin,
sous Louis xIV, qui se servait habilement de son thermomètre). Alors, tout
cela exige beaucoup de corrections mais enfin, en gros, on a des données thermométriques pour l'Europe occidentale au xVIIIe siècle. Au xIxe, même si ce
n'est pas d'une précision parfaite, on a tout ce qu'on veut. Quant aux séries
pluviométriques, on en a à l'observatoire de Paris depuis 1698.
La « vendologie » donne aussi des dates assez remarquables, non pas que les
dates de vendanges soient un véritable thermomètre, mais enfin en gros la
vendange est rendue plus précoce par une fin de printemps et un été chaud, et
inversement elle est plus tardive si ces périodes sont fraîches ou compliquées
par des pluies… Or on a des dates de vendanges depuis la fin du xIVe siècle.
Un parti ci pant - Monsieur le professeur j'ai beaucoup appris en écoutant le
détail de la crise de 1788 et du manque de blé, et cela éclaire parfaitement des
propos que j'ai écoutés lorsque j'ai organisé un colloque en 1989 sur les
acquis de la révolution française comme ils étaient perçus par les intellectuels
maghrébins, qui soulignaient avec fierté qu'ils exportaient du blé marocain en
France. Vous avez signalé la compensation en blé par les pays extérieurs, estce qu'on peut savoir la quantité et l'origine de l'importation du blé et plus particulièrement celle du Maroc?
Deuxième question d'actualité: je lis dans la revue la Recherche de JuilletAoût 2006 un entretien avec le Prix Nobel de chimie qui donne des solutions
pour la manipulation du climat. Est-ce que vous adhérez à ses thèses, et dans
quelles conditions ?
E. L. L. - Alors ce qui se passe avec le Maroc: on lui achète des blés durs. Parce
que sinon la France est devenue un formidable exportateur de blé. Ses rendements prodigieux, que l'on n'aurait pas imaginés il y a un siècle ou deux, (pas
toujours qualitativement excellents du reste), montent à 100 quintaux à l'hectare, (avec l'effet de serre ils risquent de tomber à 80). Et puis il y a le problème du maïs dont vous connaissez les besoins en arrosage. Donc
l'agriculture française a fait une révolution considérable, et j'ai peur que
l'Algérie se repose un peu sur son pétrole plutôt que sur ses exportations de
grains. Cela dit le Maroc et la Tunisie ont une agriculture souvent efficace en
particulier les plantations d'oliviers qui sont assez impressionnantes.
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EMManuEl lE Roy laduRIE
Qu'est-ce que l'effet de serre va donner dans ces pays, c'est une question que
l'on peut poser.
Quant au projet d'influer sur les climats en implantant des miroirs dans la
stratosphère par exemple, cela me paraît tiré par les cheveux et peut receler
des dangers et je pense qu'il faudrait trouver d'autres solutions.
Un parti ci pant - Vous évoquiez tout à l'heure l'espèce d'inconscience collective face au problème du réchauffement, qui est certainement liée au fait que
l'on n'a pas pris conscience des risques que ce réchauffement va entraîner.
Vous avez évoqué par exemple l'inondation du Bengladesh, c'est-à-dire la
montée du niveau des eaux, mais tout le monde ne se sent pas concerné par
ces phénomènes-là parce qu'on peut habiter loin des côtes ; et pour beaucoup
de gens, un peu plus de chaleur, cela ne serait peut être pas plus mal. Alors
l'une des choses que votre conférence m'a apprises, et je n'en avais pas
conscience, c'est que la chaleur pouvait être quelque chose de mauvais. Je
pensais que les incidents climatiques des deux millénaires précédents étaient
des petits âges glaciaires. On a entendu parler de ça et des conséquences
graves que cela avait eu sur la vie des gens, or les deux exemples que vous
avez largement développés de 88-89 et de 94-95 sont des exemples plutôt liés
à des conjonctures de chaleur. Et ce n'était pas quelque chose d'extraordinaire
puisque c'était un petit peu plus chaud que d'habitude, donc cela illustre bien
qu'un léger dérèglement vers la chaleur a des conséquences énormes. Est-ce
que ces exemples historiques avérés ne mériteraient pas une publicité bien
plus grande de la part des gens qui cherchent à attirer notre attention sur les
risques climatiques, en illustrant par des exemples du passé ce qui pourrait
devenir dans le futur, non plus l'exception, mais la règle? Pour montrer que
quelques degrés de plus, c'est quelque chose de beaucoup plus grave que
quelques degrés de moins.
284
E. L. L. - Prenons le problème des céréales, mais qui n'est plus le problème central puisque aujourd'hui on ne vit pas que de pain, bien loin de là. Les céréales
sont venues du Moyen Orient, ce sont des espèces d'OGM fabriquées par des
paysans du nord de la Syrie et du sud de la Turquie; et lorsqu'elles arrivent
chez nous, elles sont en proie à trois dangers. L'un qui n'est pas très fréquent,
c'est le grand hiver. S'il y a de la neige, les semailles sont protégées, mais s'il
n'y a pas de neige, et si l'on descend à -15 ou -20°C, alors là il y a un danger:
et c'est l'hiver 1709 avec 600 000 morts de plus que dans un hiver normal
(sur 20 millions de Français), dont quelques morts de froid et de faim, mais
c'est surtout la sous-alimentation et les épidémies qui ont été la cause de cette
sur-mortalité.
Deuxièmement, ce que craint ce citoyen du Moyen Orient qu'est le blé, c'est
l'excès des pluies en hiver, bien qu'il en faille quand même un minimum. Ce
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sont des plantes qui viennent de pays secs et qui chez nous se demandent parfois un peu ce qu'elles font là. Et donc la grande partie des famines venait de
là.
Troisième facteur: l'ensoleillement excessif. Normalement, il y avait ce que
l'année breughélienne, (dont le tableau de Breughel « Les moissonneurs » rend
bien compte). Les moissonneurs de ce tableau témoignent d'une belle récolte
par leur fatigue et leurs attitudes de recherche de repos après une lourde journée de labeur.
Mais si dans le sud, en Aquitaine, il y a excès d'ensoleillement, les sécheresses chaudes sont fréquentes. Et donc on a le phénomène d'échaudage et
sécheresse qui a toujours existé. Mais si, comme au xxe siècle par exemple
lors des très beaux étés comme en 1911 et 1921, on a un ensoleillement favorable associé à quelques pluies, cela donne du blé et du vin en quantité et qualité.
Actuellement on a une agriculture tellement puissante que l'échaudage ou la
sécheresse ne font chuter les productions qu'à 94 quintaux à l'hectare au lieur
de 100.
Que nous réserve l'avenir, c'est ça le problème, même si le gros danger ne
concerne pas la production de blé, pas plus que la production vinicole, sauf si
le réchauffement excessif provoque des problèmes et entraîne des déplacements
de cultures vers le nord: les Anglais commencent à produire du vin.
Une parti ci pante - Par rapport à l'inertie (au sens physique du terme) de tout
ce que l'on vient de décrire, je pensais que ce serait bien d'avoir un despote
éclairé pour au moins trente ans, puisque vous avez évoqué aussi des problèmes démographiques, qui vont de pair avec des développements urbains qui
n'existaient pas ne serait-ce qu'il y a quelques décennies.
D'autre part on parle de la mondialisation et je n'aime pas du tout ce terme,
parce qu'il ne veut absolument rien dire; je préfère parler surtout de la marchandisation derrière laquelle se cache en fait de la spéculation. C'est-à-dire
qu'avec tous ces dérèglements climatiques, qui vont entraîner des changements
de façon ponctuelle et dans des zones géographiques bien déterminées, il va
bien sûr y avoir des pays victimes à l'échelle d'états comme le Bengladesh et
des pays vainqueurs. J'imagine ça avec des spéculateurs qui sont en train dès à
présent de prévoir cela. J'ai une image qui me vient à l'esprit, c'est que l'on
n'a pas de blé mais que l'on peut boire du Coca Cola. On comprend bien que
les enjeux ne se situent pas autour du blé, mais il y a aussi la canne à sucre et
d'autres cultures.
Comment peut-on faire de la prospective sur un déséquilibre des continents
sachant qu'il y a une nouvelle configuration des continents qui se différenciera
des modèles historiques que nous connaissions jusqu'à nos jours ?
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E. L. L. - Par rapport à la spéculation, il y a une chose évidente concernant les
compagnies aériennes qui veuillent gagner de l'argent au profit de leurs actionnaires et qui essaient de faire tomber les prix sur l'Atlantique. Seulement la
production de CO2 est en train d'augmenter et l'on sait que l'activité transport
aérien par avions en est une très grande cause. A supposer que les Etats-Unis
deviennent sages, (ce qui finira peut être par se produire un jour: on n'aura pas
toujours des hommes stupides à leur tête comme ceux que l'on a eus), est-ce
qu'alors la Chine n'en profitera pas pour augmenter sa production de CO2,
même si elle a l'excuse de partir d'une situation très pauvre? Et l'on comprend
que les Chinois ne veuillent pas se refuser les joies de la consommation.
Donc je ne crois pas qu'il y aura des pays vainqueurs. Il y aura des gens plus
ou moins vaincus. C'est-à-dire que je pense qu'il y aura des malheureux qui
n'y sont pour rien comme les Africains qui produisent peu de CO2 mais qui
risquent d'être parmi les principales victimes. Même les soi-disant gagnants,
comme les Chinois, connaîtront une invasion de la mer et tout ça prendra
effet sur une longue échéance. C'est une affaire de 50 ans ou de 100 ans. Il
faut imaginer Londres, Manhattan progressivement envahis par la mer.
La question limite sera de savoir si l'humanité pourra survivre pendant des
siècles avec 0,2 °C de plus par décennie?
On peut espérer qu'il y aura une prise de conscience: ainsi au Vatican on organise un colloque sur l'effet de serre, auquel j'ai été invité. Je pense que si l'on
a un président des Etats-Unis à la hauteur, et si l'Europe se dote de moyens,
on pourra faire quelque chose. Restent la Chine et l'Inde et même si l'on sait
que le pétrole va s'épuiser, ce sera une longue histoire, (mais puisque
l'Arctique va fondre, peut-être va-t-on trouver du pétrole sous ses glaces ?)
C'est déjà bien que l'on prenne conscience de tous ces problèmes. Mais de là à
ce que chacun ne prenne plus un avion ni sa voiture… ce n'est pas encore la
vraie solution.
286
Un parti ci pant - Pourriez-vous nous dire un peu plus en détail comment ces
grandes vagues climatiques et ces grands phénomènes de sous-alimentation
ont affecté (différemment ou non) les différentes catégories de population ?
E. L. L. - Vous parles des sujets de la révolution ? Prenons par exemple 1911 : il
y a une canicule. Vin excellent, le prix du vin ne baisse pas trop depuis la
crise de 1907, mais l'élevage souffre, le prix de la viande monte et il y a des
manifestations contre la vie chère. On peut aussi parler des révoltes de viticulteurs de 1907. 1902-1903 sont des années viticoles déficitaires. Les années
suivantes jusqu'en 1906 l'anticyclone des Açores s'installe en été sur l'Europe
viticole et l'Europe « pisse le vin ». En 1907, les prix s'écroulent, et c'est le
mouvement de révolte que l'on connaît, dont la cause essentielle est la surproduction (et non pas l'importation de vin d'Algérie ou la sur-chaptalisation).
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Finalement les manifestants obtiennent la répression des fraudes, la création
de la confédération générale des vignerons… La mauvaise année 1910 été
complètement pourrie, avec des inondations, et cela fera repartir le prix du vin
qui se maintiendra jusqu'à l'après guerre.
Voilà l'exemple des vignerons du Languedoc qui ont souffert alors que les
vignerons du Bordelais ont moins pâti de la situation.
Une parti ci pante - Je voulais revenir sur l'Inde et la Chine et à la projection
sur l'avenir. En Europe on commence à prendre conscience de ces phénomènes, ainsi qu'aux Etats-Unis. Mais en Chine et en Inde s'opère un démarrage économique depuis quelques années, à une vitesse de développement
pharamineuse. Est-ce qu'il y a une réflexion sur ces sujets là qui pourrait permettre l'évitement de certaines erreurs que l'on a pu faire? Je ne parle pas de
réduire leur train de vie, mais de la façon dont il faudrait qu'ils réfléchissent
pour produire autrement ?
E. L. L. - Il y a des réflexions. En Chine, on fait des villes écologiques, où les
immeubles ont une production nette d'électricité solaire. Donc je crois qu'en
Chine il y a une prise de conscience, ainsi qu'en Inde, mais enfin de là à penser que par exemple la consommation de charbon va cesser d'augmenter en
Chine, nous n'en sommes pas là. Sauf à imaginer que le Yang Tsé inondera
les terres. La réflexion viendra, surtout parce qu'on sait que le développement
accroît la conscience écologique. Mais je n'arrive pas à être très optimiste.
Une parti ci pante - Vous avez dit que certaines villes, pendant la crise de production, gardaient pour elles-mêmes leur propre production de blé. C'est-à-dire
qu'il y avait un réflexe de souveraineté alimentaire. Ce qui me choque,
aujourd'hui, c'est que pour vendre des avions Airbus à la Chine, on a accepté
dans le marché, en contrepartie, l'importation de pommes chinoises. Ce qui
veut dire qu'à Montauban, département agricole, on est en train d'arracher les
pommiers tout autour de la ceinture de Toulouse, parce que les pommes chinoises nous arrivent par avion ; et ce commerce est lourd pour Montauban. A
Toulouse on fait cocorico, à Montauban on le fait une petit peu moins : il
faut savoir qu'à partit du mois d'août, sur le marché gare de Montauban, le
marché des pommes et des tomates s'oriente vers des productions de Chine et
de Pologne.
Et en cas de dérèglement climatique dans ces pays, notre souveraineté alimentaire française sera remise en cause. Nous dépendons pour 50 % au niveau alimentaire de l'international. Est-ce qu'il ne faudrait pas se dire qu'il faut essayer
de produire et consommer dans nos propres pays pour éviter les avions, tout
ce transport, ce commerce, etc.
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E. L. L. - Le nationalisme économique peut avoir ses raisons mais quand la maind’œuvre est moins chère ailleurs, on a affaire là des mécanismes qui dépassent
celui de la conférence d'aujourd'hui et auquel il m'est difficile de répondre.
Ce problème d'effet de serre peut avoir des effets sur le Maghreb, l'Afrique
sub-saharienne, et donc à terme sur l'immigration.
Un parti ci pant - Il ne faudrait quand même pas terminer sur une note aussi
sombre. Effectivement, personne ici n'est prophète du malheur. Il y a de cela
quelques années, 5, 10, 15 ans, nous n'aurions jamais réussi à monter ce
genre de soirée, ce qui prouve qu'il y a quand même une prise de conscience
parmi nous. Cependant il faut faire attention de ne pas être victimes de manipulations non plus. Il faut essayer de réfléchir, de garder la tête froide et voir
quels sont les enjeux économiques, politiques, financiers qui tirent les
ficelles. Il est évident que l'avenir ne nous rend pas optimistes.
Mais il est vrai, malgré les travaux du GIEC, que l'on doit dépasser les exagérations annoncées surtout par les médias mais qu'il faut prendre conscience
pour éviter les catastrophes annoncées. Qu'en pensez-vous ?
E. L. L. - Je pense qu'il faudrait faire venir un scientifique qui expliquerait pourquoi il y a plus de CO2 qu'il n'y en a jamais eu depuis 700 000 ans. Ma
seule réponse est que je ne suis qu'un historien qui peut largement se tromper.
Balma, le 23 mai 2007
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PaRCouRs 2006-2007