Réflexions sur l`affaire Enron
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Réflexions sur l`affaire Enron
DOSSIER TRANSPARENCE FINANCIÈRE Réflexions sur l’affaire Enron JOHN KENNEDY* C Comment, et avec quels biais, l’information financière parvient-elle à ses utilisateurs ? Pour améliorer sa qualité, que peut-on attendre de la corporate governance ? Que peut-on vraiment reprocher aux cabinets d’audit ? Quelques remarques inspirées par l’affaire Enron à un praticien de la finance. N Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 ous vivons dans un monde plein d'incertitudes, et dans une culture du « temps réel », où de plus en plus de décisions se prennent on line. Les risques ont augmenté depuis quelques années en même temps que le volume et la complexité des transactions, assistées par des systèmes informatiques plus performants. Mais l'interface principale entre les marchés et la technologie reste l'homme : les risques et les incertitudes sont largement liés à l'intégrité, à la diligence, à l'indépendance, aux capacités des agents économiques, et, particulièrement, des acteurs des marchés financiers, des fabricants et des diffuseurs d’information financière – directions des entreprises, auditeurs, banquiers, analystes financiers, etc. Sur ces questions, l'affaire Enron suscite plusieurs réflexions. LES ALAMBICS DE L'INFORMATION FINANCIÈRE es états financiers d'une société multinationale sont la synthèse des millions de transactions comptabilisées pendant l'année. Dans les livres sur la comptabilité, le bilan d'une entreprise est souvent décrit comme une « photographie » de sa situation financière en fin d’exercice. C’est vrai – mais n'importe quel photographe vous dira que la qualité d’une image, sa perception par le spectateur dépendent des techniques utilisées : focus, lumière, angle, etc., et qu’un même objet peut être perçu de beaucoup de façons différentes. Il en est de même pour les états financiers, lorsque les résultats de la comptabilisation des transactions sont complétés par les ajustements, L * Professeur associé, responsable du Master Audit et Conseil à l’ESCP-EAP. 94 provisions, estimations, qui dépendent de décisions de la direction : le jugement sur ces ajustements techniques fait partie de la responsabilité des auditeurs. Du moins les comptes doiventils répondre, selon l’International Accounting Standards Committee, à des exigences minimales d’ « intelligibilité, pertinence, fiabilité et comparabilité ». Les derniers publiés par Enron (exercice clos au 31 décembre 2000) sont loin de satisfaire à ces critères, en raison notamment des fameuses « entités ad hoc » (Special Purpose Entities ou SPEs), ces centaines de filiales où se dissimulait un considérable endettement. Mais les problèmes d'information financière ne se limitent pas aux états annuels. D’autres éléments peuvent troubler la vision des utilisateurs, même quand, paradoxalement, ils visent à préciser, à compléter ou à mieux « cibler » l’information : les comptes périodiques (demandés par les régulateurs des marchés) et les comptes pro forma, sans oublier les communiqués de presse, les sites web, les road shows, etc. Un exemple récent : JDS Uniphase Corp., un fabricant de fibres optiques au Canada et en Californie, avait publié une prévision de bénéfice RÉFLEXIONS SUR L’AFFAIRE ENRON de 67 millions de dollars pour l'année 2001, sous la forme d’un « pro forma profit statement ». Après la clôture, les comptes annuels publiés en février 2002 indiquaient une perte de 50 millions de dollars… Certes, les professionnels connaissent la différence entre des comptes pro forma (établis sur une base « opérationnelle ») et des comptes annuels, mais de quelle façon la première annonce a-t-elle orienté les décisions du public ? par les auditeurs. Dans l’intervalle, qui assume la responsabilité de l'information mise dans le domaine public ? L'affaire Enron a révélé un autre problème : le manque l'objectivité et d'indépendance de certains analystes dans les banques d'affaires. Pendant les périodes de hausse des cours, quelques-uns d’entre eux ont recommandé des achats d'actions de sociétés clientes de leurs banques. Dans un univers où les investisseurs prennent leurs décisions « en temps réel », avant la certification des comptes par les auditeurs, ces questions prennent une acuité particulière. Le point critique est la façon dont l'information est délivrée au marché. Généralement, elle fait l’objet d’un communiqué de presse, sur la base duquel analystes et journalistes financiers commencent leur travail. Il s’agit sou- Dans un CHOC SUR vent de comptes pro LA CORPORATE univers où les forma ou de comptes GOVERNANCE trimestriels, qui sont investisseurs e discours sur la analysés et comparés prennent leurs corporate governance avec les prévisions pudécisions en ( r a p p o r t s C a d b u r y, bliées antérieurement. Viénot, etc .) a mis Il n’est pas toujours fa- « temps réel », l’accent sur l'obligation, cile, pour les sociétés, la question pour les sociétés cotées, d’expliquer au marché de l’objectivité d'avoir des administrales différences entre les teurs externes et indéprévisions pour un et de pendants, et de créer au trimestre, les comptes l’indépendance sein des conseils d’admirévisés, et éventuelledes analystes nistration des comités ment les comptes finaux spécialisés (comité des établis sur la base des devient cruciale. rémunérations, comité Generally Accepted Acd’audit...). Les premiers comités counting Standards (GAAP). Mais il d'audit ont vu le jour aux Etatsexiste aussi, en aval, d’autres Unis en 1977, à la suite du vote du risques de déviation : analystes Foreign Corrupt Practices Act. En 1998, et journalistes ont-ils compris Arthur Levitt, ancien patron de la l'information publiée dans les SEC (organe de supervision des communiqués de presse ? Commarchés financiers) a créé le Blue ment peuvent-ils expliquer aux Ribbon Committee, qui visait à investisseurs des notions comme améliorer les pratiques d’audit. Le cash baseline earnings ou Ebitda rapport de ce comité, publié en deficiency ? Comment régulateurs et 1999, prévoit l'obligation, pour les analystes s'assurent-ils que l'inforsociétés cotées, d'avoir un comité mation respecte les exigences de d'audit d’au moins trois membres pertinence et de fiabilité, particu(indépendants) ; ce comité doit lièrement quand elle est élaborée tenir des réunions avec les audisur une base différente des GAAP ? teurs pour examiner les normes Le timing des annonces est aussi un comptables appliquées par la soélément critique, car les décisions ciété, afin d'assurer la clarté et des investisseurs se prennent la sincérité de l'information quasiment on-line, bien avant la financière. certification des comptes annuels L Dans le contexte de l'affaire Enron, il sera intéressant de lire les conclusions éventuelles des enquêtes sur ce point. D'après la presse américaine, deux membres du comité d’audit n'étaient pas complètement indépendants de la direction, et l’un d’aux avait un contrat avec la société pour des service de conseil. Dans le rapport du Blue Ribbon Committee, la responsabilité civile des membres du comité d'audit est implicite : sans doute cette affaire va-telle contribuer à clarifier leurs obligations. LES VRAIES FAILLES DE L’AUDIT L a presse mondiale a critiqué Andersen pour la destruction de documents et les honoraires perçus de la part d’Enron au titre d’activités de conseil. Quant au premier point, il s’agit, incontestablement, d’une faute professionnelle. En revanche, dans le débat sur l'« indépendance » des auditeurs, il n'y a pas de conclusions simples ni catégoriques. Dans tous les pays, les auditeurs ont des normes professionnelles à respecter concernant les risques de dépendance financière vis-à-vis d’un client. Généralement, un cabinet ne peut pas garder un client si ce dernier lui assure plus de 10 % du total de ses honoraires. Les honoraires procurés à Andersen par Enron représentaient quelque 60 millions de dollars, soit moins de 1 % du total. Mais, dit la presse, les « Big Five » (désormais les « Big Four ») ont des stratégies de cross-over selling : ils utilisent leur rôle d'auditeur comme plate-forme pour vendre leurs conseils. Ici encore, la preuve n'est pas clairement établie. Une publication américaine, Consulting Alert, a publié une étude sur la question. Conclusion : sur la période 1998-2000, les honoraires des « Big Five » pour les missions de conseil ont beaucoup augmenté, Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 95 DOSSIER mais cette croissance s’est faite essentiellement avec des entreprises qui n’étaient pas clientes pour l’audit. Ainsi, les honoraires de conseil d’Andersen et de KMPG ont augmenté respectivement de 5 % et 18 % en 2000, mais ceux perçus de la part de clients « audit » ont diminué de 35 % et 32 %. 1 Voir l'article de Mark S. Beasley, Journal of Accountancy, avril 2001. 2 Accountancy, octobre 2001. 3 Voir aussi Benoît Pigé, « Qualité de l'audit et gouvernement d'entreprise : le rôle et les limites de la concurrence sur le marché de l'audit », in ComptabilitéContrôle-Audit, septembre 2000. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 96 TRANSPARENCE FINANCIÈRE niveau des honoraires payés par les clients, que ce soit sur les missions d'audit ou sur les missions de conseil. La question la plus lourde, en fait, est celle du nombre des cabinets qui certifient les comptes des sociétés cotées. On arrive aux « Big Four », alors qu’on parlait naguère des « Top Ten », voire des « Leading Twenty ». Existe-t-il une Cependant, la question de l'indéconcurrence effective pendance des auditeurs entre ces cabinets – n'est pas seulement A la suite de une concurrence, non financière : il existe seulement sur les aussi une dépendance l’affaire Enron, honoraires, mais sur « relationnelle », entre le il existe un la qualité du travail ? cabinet et la direction danger de Une statistique publiée financière de l’entreprise récemment en Grandecliente. L’idée que ce « sur-réaction » Bretagne2 indique que, sont les actionnaires qui réglementaire sur les cent premières nomment les auditeurs qui risque sociétés cotées (le est une fiction. Le choix FTSE 100), 95 étaient du cabinet (et la fixation de compliquer auditées par les de ses honoraires) est, encore « Big Five ». Pricewateen pratique, l'affaire du les systèmes rhouse arrivait en tête directeur financier. Il fauavec 41,5 sociétés (on drait que la « loyauté » – de contrôle. compte un demi-point fort compréhensible – des quand deux cabinets sont sur la auditeurs vis-à-vis de ce dernier même mission), suivi de KPMG s’étende à toutes les autres « parties (22,5 sociétés). Peut-être les prenantes » (stakeholders) : actionAnglo-Saxons auraient-ils intérêt naires, employés, les banquiers, à étudier la réglementation franclients, fournisseurs, etc., c’est-àçaise, qui exige deux cabinets dire à tous les utilisateurs des d'audit pour les sociétés cotées3. états financiers. Une autre critique faite aux cabinets d'audit concerne la qualité de leur travail. Un professeur de la North Carolina State University a mené une recherche sur ce thème1, à partir d’une publication de la SEC recensant toutes les actions menées contre les auditeurs pendant la période 1987-1997. Il en a tiré une typologie des dix principaux « manquements ». Le plus fréquent était l’insuffisance de preuves pour appuyer certains aspects des audits effectués (évaluation des actifs, etc.). Suivaient le manque de diligence (professional care) et de « scepticisme professionnel » (professional skepticism). En revanche, aucun cabinet n’était critiqué sur le FAUT-IL RÉGLEMENTER DAVANTAGE ? C haque choc de ce genre – on l’avait vu aussi avec l'affaire Maxwell – est l’occasion de changements dans les lois, les réglementations, les codes et les normes professionnelles.A la suite de l'affaire Enron ont été créées plusieurs commissions d'enquête (aux Etats-Unis et au RoyaumeUni) et des propositions de réforme ont été formulées. Dans le climat actuel, il existe un danger de « sur-réaction » et de mise en œuvre trop rapide de nouvelles réglementations, qui risquent de compliquer encore les systèmes de contrôle. La probabilité d'un autre Enron dans les deux ou trois années à venir est mince. Tous les acteurs concernés par l'information financière sont désormais sensibilisés aux risques, et plus prudents dans l’interprétation des données financières : combien de milliards d'euros de fonds propres ont disparu, depuis l’affaire Enron, à la suite de corrections de valeurs d’actifs achetés très cher pendant les années de « bulle » ? D’autre part, des réformes sont mises en place dans les banques d'affaires afin de mieux contrôler le travail des analystes financiers et d'introduire plus d’« éthique » dans leurs rapports avec le public. Il existe des normes, des codes et des réglementations : il faut les appliquer de façon plus stricte, et faire en sorte que cet effort de rigueur soit coordonné entre les grands centres financiers. l