Hitchcock - Entretien avec M.-E. Mélon Alors que le film Hitchcock

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Hitchcock - Entretien avec M.-E. Mélon Alors que le film Hitchcock
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Hitchcock - Entretien avec M.-E. Mélon
Alors que le film Hitchcock est actuellement sur les écrans, nous avons voulu revenir sur ce cinéaste de
génie, avec un grand spécialiste, le Pr Marc-Emmanuel Mélon, qui dirige l'unité de recherche en études
cinématographiques et audiovisuelles. Depuis de nombreuses années, il lui consacre une grande part de ses
recherches et enseignements et prépare un important ouvrage d'analyse du film Vertigo et son inscription
dans l'histoire culturelle européenne. Entretien de Bastien Martin avec Marc-Emmanuel Mélon.
Alfred Hitchcock bénéficie d'une reconnaissance totale de nos jours, mais dans les années 50 ce n'était
pas le cas partout.
La reconnaissance d'Hitchcock commence en 1954, avec le fameux numéro 39 des Cahiers du Cinéma et
une série de textes assez basiques, écrits par les ténors des Cahiers, dont le fameux texte d'Astruc selon qui
Hitchcock raconte toujours la même histoire, celle d'une âme aux prises avec le Mal. D'emblée, les Cahiers
mettent en avant Hitchcock comme un auteur ayant une vision du monde, une cohérence stylistique et qui se
préoccupe plus du récit que de l'histoire qu'il raconte. On le compare à Dostoievski et Faulkner.
Claude Chabrol et Éric Rohmer soulignent déjà dans les années
50, comme le fera Jean Douchet plus tard, l'importance du regard dans la filmographie du cinéaste.
Le regard est partout, dans tous les films d'Hitchcock. Il est fondamental. Tout regard suppose un point de vue,
un cadre, une direction, un champ et un hors-champ : le film majeur sur ce thème reste Fenêtre sur cour. Le
regard, c'est aussi le voyeurisme, le sujet qui prend du plaisir à voir sans être vu, et à voir ce qui ne peut pas
être vu (éternelle dualité chez Hitchcock entre le désir et la loi). Mais le regard c'est aussi le cadre, le point de
vue du cinéaste, ce que le spectateur est amené à regarder, ce qui implique qu'en lui montrant quelque chose,
on va lui cacher autre chose. Si on prend l'introduction célèbre de l'Inconnu du Nord-Express, la caméra au
ras du sol qui ne montre que les chaussures des deux protagonistes, n'est pas un point de vue habituel. C'est
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une mise en scène du spectateur que le cinéaste force à regarder autrement et donc à prendre conscience de
son propre regard. Le regard prend donc plusieurs sens chez Hitchcock. Ce qui est intéressant chez lui, c'est
le rapport qu'entretiennent le regard du personnage et le regard de la caméra : il peut y avoir les croisements
habituels (la caméra subjective qui regarde par les yeux du personnage ou le regard du personnage vers la
caméra), mais Hitchcock peut aussi de façon significative dissocier le point de vue de la caméra de celui du
personnage tout en impliquant le spectateur dans le même registre, comme par exemple celui du voyeurisme.
Des exemples ?
Un cas remarquable : dans Blackmail, un homme réussit à attirer une jeune fille chez lui et parvient à la
convaincre d'essayer une tenueaguicheuse ; elle accepte mais va se cacher derrière un paravent. La caméra
filme la scène d'un point de vue permettant de voir simultanément l'homme en train de jouer du piano et la
jeune fille en train de se déhabiller derrière le paravent. Ainsi, le spectateur peut voir ce que l'homme ne voit
pas mais qu'il voudrait voir. Ce point de vue place le spectateur - masculin en priorité - dans une position de
voyeur. Il prend du plaisir mais devient aussi, en quelque sorte, le complice de l'homme qui a piégé la jeune
fille et qui, quelques instants plus tard, va tenter de la violer. Or la jeune fille se défend et tue son agresseur.
Le spectateur qui s'était pris au jeu de la séduction en s'identifiant à l'homme se retrouve soudain dans le rôle
de la victime. En quoi, regarder un film d'Hitchcock n'est jamais sans danger ! Chaque fois que Hitchcock filme
une scène de voyeurisme, le spectateur est pris au piège, comme dans la scène de Psychose où l'on voit
Norman Bates observer Marion par un trou dans la cloison, juste avant la scène de la douche. Chez Hitchcock,
la mise en scène du regard est toujours machiavélique : au début de l'Ombre d'un doute, quand les policiers
courent après l'oncle Charlie, un plan en forte plongée nous les montre désemparés d'avoir perdu de vue le
criminel, puis un léger panoramique vers la gauche montre Charlie qui se trouve juste à côté de la caméra et
qui observe les policiers : la caméra a adopté le point de vue du criminel et contraint le spectateur à l'adopter.
Par ailleurs, au delà du regard, il y a le thème de l'œil qui est très fréquent : les yeux crevés dans Les Oiseaux,
le grand œil dessiné par Dali pour Spellbound. L'œil, le regard, ce sont des motifs constants. Avec toute leur
dimension psychanalytique évidemment.
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Le film de Gervasi met nettement en avant la femme d'Alfred
Hitchcock, Alma Reville.
C'est quelqu'un d'extrêmement intéressant : je crois qu'Hitchcock n'aurait jamais été Hitchcock sans elle.
Elle est intervenue sur tous les films ou presque et son travail est incontournable : c'est elle qui réalise les
adaptations, c'est-à-dire qui transforme le scénario pour en faire le découpage plan par plan. Par ailleurs, elle
a collaboré à plusieurs scénarios dans lesquels on distingue sa marque : L'ombre d'un doute par exemple,
quand la mère dit « quand on est mariée, on n'est plus que l'épouse de son mari ». C'est très significatif ! Je
pense que Reville avait un vrai talent, elle aurait pu être une grande cinéaste mais elle est restée dans l'ombre
d'Hitchcock. Elle donne pourtant la voix à des personnages pour parler de la condition féminine en général. Ça
me permet d'ajouter qu'il y a dans le cinéma d'Hitchcock une forte dimension sociale, longtemps méconnue.
C'est-à-dire ?
Hitchcock est un fin observateur de la société. La description qu'il fait de la relation entre les hommes et les
femmes est toujours sociologique, pas psychologique. Hitchcock était sans doute macho comme beaucoup
d'hommes, mais pas misogyne. Il a un vrai problème avec les femmes, c'est évident, mais il ne faut pas
se contenter de l'idée ridicule qu'il aurait engagé de belles actrices blondes pour prendre plaisir à les faire
assassiner. Une chose qui me paraît intéressante dans son cinéma, et qui résout l'apparente contradiction
entre l'obsession d'Hitchcock pour les femmes blondes et l'apport féministe d'Alma Reville, c'est l'idée que les
hommes sont de grands malades. On retrouve cette idée dans de nombreux films : dans Spellbound, où Ingrid
Bergman est une psychanalyste qui guérit un homme (Gregory Peck) que l'on prenait pour un assassin ; dans
la seconde partie de Vertigo, Scottie, interprété par James Stewart, est tellement obsédé par le souvenir de
Madeleine, la blonde qu'il aimait et qu'il croit morte, qu'il va prendre une femme brune qui lui ressemble et
la transformer pour qu'elle devienne Madeleine. Ses yeux brillent si fort par rapport au début du film, que le
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spectateur comprend la folie qui s'exprime dans son regard. Marnie, le personnage principal du film éponyme,
est une voleuse qui souffre d'une maladie psychique et qu'un homme amoureux d'elle veut soigner, mais petit
à petit, Hitchcock laisse entendre que c'est l'homme qui est malade.
Je crois savoir que vos recherches portent sur l'influence de l'art européen dans les films d'Hitchcock,
c'est exact ?
Je précise que ces recherches portent sur Vertigo
spécifiquement. Il existe d'autres d'ouvrages sur la période anglaise d'Hitchcock, notamment la place de la
culture victorienne dans son cinéma. Ce qui m'intéresse dans Vertigo, notamment en ce qui concerne les
rapports hommes-femmes, c'est l'inscription du film dans une histoire culturelle européenne parfois ancienne,
ce qui donne à ce film américain un aspect plus européen que les autres. C'est difficile à résumer : d'une part,
c'est un film qui parle du temps, du « vertige du temps» comme disait Chris Marker, et du retour du passé dans
le présent. D'autre part, on perçoit qu'il y a un vaste fond culturel européen qui fait un retour dans le présent
américain d'Hitchcock. Ce n'est pas seulement dû au roman de Boileau et Narcejac écrit pour Hitchcock. Le
film baigne dans une culture romantique qui, depuis Musset, Nerval ou Baudelaire, oppose la femme belle,
inaccessible, pur fantasme masculin à la femme réelle, ordinaire, vulgaire que l'homme méprise. Opposition
e
fréquente dans toute la littérature française depuis le début du 19 siècle et qui se retrouve encore dans L'Eve
future de Villiers de l'Isle-Adam et dans Bruges-la-Morte de Rodenbach, un roman dont l'intrigue ressemble
étrangement à celle de Vertigo. Il y a donc un substrat, comme un terreau culturel très riche sur lequel le film
aurait poussé. Mais je veux surtout montrer qu'un film est autre chose que la création d'un individu, c'est le
produit d'une culture. Il ne faut pas ignorer la part créative d'Hitchcock, mais la stature du cinéaste ne doit pas
éclipser d'autres processus culturels très actifs.
Je pensais aussi au cinéma allemand, Murnau, le kammerspiel…
On cite souvent Fritz Lang, car Hitchcock et lui ont des thématiques semblables comme celle du retournement
de culpabilité. Mais la façon dont Hitchcock peut dépeindre un quotidien, la question du désir, etc. se retrouve
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aussi bien dans L'Aurore de Murnau, qui lui aussi inverse les rôles des personnages. C'est une structure qui
va marquer Hitchcock, et que l'on retrouve dans d'autres films de Murnau. On peut ajouter des personnages
« vampiriques » également, les hommes chez Hitchcock étant souvent des personnages dérangés, des sortes
de Nosferatu, notamment Norman Bates vivant dans son motel comme le vampire dans son château.
Parlons de peinture : j'ai l'impression de voir dans certains plans des similitudes avec Edward Hopper
notamment.
Dominique Païni en a parlé ; il y a effectivement des analogies, mais aucun rapport historique effectif. Je
pense au contraire que Hopper a été sensibilisé par le cinéma. L'influence d'Hitchcock sur Hopper seraitelle prépondérante ? Je ne sais pas. Au delà du cas Hopper, il y a plusieurs films d'Hitchcock où on voit des
tableaux. Bon, en général, ce sont des croûtes ! Hitchcock avait une collection personnelle mais ne semble
pas avoir eu
beaucoup de goût en peinture. En même temps, il en a
conscience et s'en amuse : plusieurs de ses personnages sont d'ailleurs des peintres, comme le violeur dans
Blackmail, la mère de Bruno dans L'Inconnu du Nord-Express, ou Midge, dans Vertigo, qui imite le portrait de
Carlotta : leurs toiles sont laides et drôles, mais Hitchcock s'en sert pour dire autre chose. La pratique de la
peinture est pour lui un instrument de sa mise en scène, rien de plus. Vertigo, par contre, n'en est pas moins un
film très pictural, notamment dans le soin apporté aux couleurs. La couleur joue un véritable rôle dans le film,
elle caractérise les relations entre les personnages : le rouge vermillon et le vert émeraude caractérisent le
relations entre Scottie et Madeleine alors que toutes les scènes chez Midge, sauf celle du tableau justement,
sont traitées dans les tonalités bleu et jaune. La différence entre la femme réelle et la femme rêvée est traduite
par des oppositions de couleur.
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Dernière question : un ouvrage à conseiller pour les curieux ?
Ils sont innombrables mais la récente biographie écrite par Patrick McGilligan, Alfred Hitchcock, une vie
d'ombres et de lumières, permettra aux amateurs du cinéma d'Hitchcock de mieux comprendre toute la fragilité
du cinéaste. Son célèbre entretien avec Truffaut demeure intéressant mais il reste à prendre avec des pincettes
tant Hitchcock était rôdé aux interviews et savait gérer son image. Une mise en scène de plus, de toute
évidence.
Propos recueillis par Bastien Martin
Février 2013
Bastien Martin est chercheur en Arts et Sciences de la Communication. Ses recherches doctorales
portent sur le cinéma d'animation belge.
Marc-Emmanuel Mélon est professeur de cinéma à l'ULg. Il dirige le Centre de recherches sur
les arts du spectacle, le cinéma et les arts visuels.
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