En finir avec la religion de la croissance

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En finir avec la religion de la croissance
En finiR AvEC lA REligiOn dE lA CROiSSAnCE
En finir
avec la religion
de la croissance
Serge LATOUCHE
Economiste
Il est assez curieux de remarquer que, depuis plus de trente ans, nous avons été
une petite internationale à dénoncer les méfaits du développement et que c'est seulement maintenant que nous sortons un peu du bois. Pendant trente ans cette petite
internationale autour d'Ivan Illich a prêché dans le désert. Et puis tout d'un coup le
désert est devenu tellement dominant que nous sommes rejoints par les faits, qui
finalement finissent par nous donner raison : nous commençons à être entendus.
On pourrait raconter l'histoire de la décroissance sous la forme d'une fable, en
paraphrasant notre bon vieux La Fontaine, quelque chose du genre : « un jour, sur
un étang, venant je ne sais d'où, l'algue verte arriva, crût et asphyxia tout ».
Cette histoire commence vers 1750, l'époque qu'on appelle, d'après nos
manuels d'histoire, la Révolution industrielle. Nous avions un immense étang,
l'eau était limpide, les truites nageaient tranquillement, on pouvait la boire, on
pouvait se baigner. Mais avec l'industrialisation de l'agriculture, il commence à y
avoir des agriculteurs qui utilisent des engrais chimiques. Or, les engrais chimiques contiennent beaucoup de nitrates et le sol ne filtre pas tous les nitrates. Ils
se retrouvent dans l'eau et ils favorisent la prolifération des algues vertes. Quand
l'eau est complètement couverte, c'est ce qu'on appelle l'eutrophisation, c'est à dire
la mort de toute vie sur l'étang.
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Mais cette algue verte est toute petite et l'étang est très grand, donc on continue, on continue, on continue à croître et à embellir pendant deux cent cinquante ans. Cette algue verte a un taux de croissance de 100 %, (ce n'est pas
celui qu'on nous annonce aujourd'hui : 1,9 % pour 2007), c'est-à-dire qu'elle double sa superficie chaque année, mais comme elle était toute petite au départ, il
faut beaucoup d'années. Au bout de 250 ans, il y a trois ans, elle n'occupait
encore que 12 % de l'étang et puis l'année suivante 24 %, et l'année dernière
48 %. Mais l'eau est encore relativement limpide, il n'y a plus de truites mais il y
a encore des carpes, on peut encore se baigner, et on se dit « vogue la galère, on a
vécu comme ça pendant 250 ans, si on a encore 250 ans d'années devant nous,
cela va très bien ». Eh oui, mais on n'a pas 250 ans d'année devant nous ! En raison de ce qu'un de mes amis appelle le terrorisme des taux d'intérêt composés, on
a seulement une année.
Eh bien mes chers amis nous sommes arrivés à ce tournant de l'histoire
humaine où nous avons, comme l'algue verte, colonisé la moitié de notre étang.
Nous avons épuisé à peu prés la moitié du pétrole disponible, la moitié des
richesses halieutiques ont été détruites, la moitié des espèces animales et végétales ont été détruites, la moitié des ressources minérales ont été consommées
etc. Et nous avons mis 250 ans à faire cela. Fort heureusement notre taux de
croissance n'est pas de 100 %, il est seulement de 2 à 3 %. Mais même avec 2 à
3 % nous doublons la superficie de notre algue verte en une trentaine d'années. Je
vous donne rendez- vous dans les années 2050-2060, nous aurons à peu prés tout
détruit.
Si nous ne changeons pas de logique, de paradigme, de stratégie, de voie,
cela sera la fin de l'humanité. Et comme un des philosophes les plus profonds de
notre temps, Woody Allen, l'a dit : « Nous sommes arrivés à la croisée des chemins. L'une des voies mène à la disparition de l'espèce humaine, l'autre au désespoir total ». Il ajoute : « J'espère que l'humanité fera le bon choix ».
L'idée que l'humanité va disparaître, que l'humanité est une espèce suicidaire,
est une hypothèse à prendre au sérieux. Un collaborateur du commandant
Cousteau, Yves Paccalet, a écrit un livre qui a eu un certain succès : « l'humanité
va disparaître, bon débarras ». Effectivement, il y a un certain nombre d'indices
qui vont dans ce sens. Il n'y a pas de jour où je ne reçoive sur mon courriel des
informations catastrophistes : une fois on apprend qu'il y a un effondrement des
populations d'abeilles (et c'est Einstein qui disait « quand les abeilles auront disparu, l'humanité n'aura plus que quatre années à survivre »). Le lendemain on
apprend qu'il y a un ouragan quelque part, Katrina, El Nino, ou un tsunami. Le
jour d'après le professeur Belpomme fait un rapport pour nous montrer que les
cancers sont en progression eux aussi géométrique, en raison même du taux de
croissance. Après, c'est le toxicologue Jean- François Narbonne qui nous apprend
que l'humanité est frappée de stérilité, que le taux de spermatozoïdes dans le
sperme humain diminue de façon drastique, que dans certains villages au
Mexique, toute la population masculine est frappée de stérilité en raison probaPARCOURS 2007-2008
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blement de l'utilisation des pesticides et que si nous continuons sur cette voie, en
prolongeant le trait, en 2060, c'est toute l'espèce humaine qui sera stérile et cela
sera effectivement la fin de l'humanité.
Le lendemain on apprend que les glaciers sont en train de disparaître, les
calottes polaires se rétrécissent, les ours polaires ne trouvent même plus où se
repérer, le surlendemain on apprend des sécheresses et des incendies monstrueux, en Grèce, en Indonésie, ce qui fait disparaître les orangs-outangs et en
même temps simultanément des inondations au Bengladesh, en Afrique, etc.
Le jour d'après des choses qui semblent anodines mais qui sont très importantes, sur la vie souterraine, sur les vers de terre qui disparaissent, sur les
oiseaux qui ont un rôle extrêmement important…
Nous vivons semble-t-il ce qu'on peut appeler la sixième extinction des
espèces. La cinquième, qui a eu lieu il y a environ 65 millions d'années, est celle
qui a vu disparaître les brontosaures, les dinosaures et autres grosses bêtes à os
lourds. Mais cette sixième extinction des espèces présente, par rapport aux cinq
premières, trois différences importantes
D'abord elle se passe avec une vitesse considérable, mille fois plus vite que la
cinquième qui s'est déroulée sur des milliers d'années voire des millions d'années. La notre se déroule sur quelques dizaines d'années. Les espèces disparaissent à la vitesse de 50 à 200 par jour ! C'est-à-dire qu'au moment où je parle, il y
a une ou deux espèces qui disparaissent. Bien sûr ce ne sont pas toujours des
espèces aussi visibles que les éléphants ou les baleines bleues. Ce sont des bactéries dans le sous sol de la forêt amazonienne, par exemple, mais ce sont quand
même des éléments constitutifs de la biodiversité qui sont en train de disparaître.
La deuxième différence, c'est que cette sixième extinction, pour la première
fois dans l'histoire de la planète, est organisée par l'homme, elle est le résultat de
l'action humaine (alors que les autres avaient des causes « naturelles »).
Et la troisième différence est que l'homme pourrait bien lui aussi en être la victime.
Hier il y avait un article dans libé sur la désertification des océans, qui est
beaucoup plus importante que ce qu'imaginaient les scénarios des experts du
GIEC qui ont réfléchi sur les impacts du dérèglement climatique. Ceux qui n'ont
pas voulu écouter l'avertissement de Rachel Carson en 1962, quand elle a écrit
son beau livre « Silent spring : le printemps silencieux », qui n'ont pas écouté les
avertissements du club de Rome en 1970 « halte à la croissance », ne peuvent
plus ne pas savoir.
Après le rapport de Nicolas Stern, économiste de la banque mondiale, au
gouvernement britannique, rapport qui nous dit : « si nous ne faisons rien, le
dérèglement climatique va nous coûter 5 000 milliards d'ici quelques années »,
après le rapport secret d'octobre 2003 commandé par le Pentagone mais qui a été
dévoilé : « Abrupt Climate Change Scenario and its implications for United
States national », qui tire aussi le signal d'alarme », après le livre de Nicolas
Hulot « le contrat écologique » dans sa version complète, et après bien d'autres
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rapports, sans parler du beau film d'Al Gore « Une vérité qui dérange »,
aujourd'hui on ne peut plus ne pas savoir, et tout le monde le sait : nous allons
droit dans le mur et nous allons dans le mur à une vitesse accélérée.
Pourtant, si tous ces rapports font généralement un très bon diagnostic de la
situation pour nous dire où nous allons, en revanche ils sont très discrets sur ce
qui nous a amenés là : pourquoi avons nous épousé la raison géométrique comme
l'algue verte ? Eh bien, précisément, si nous en sommes là, c'est parce que nous
vivons dans une société de croissance.
J'ai dit que l'hypothèse que l'humanité soit une espèce suicidaire était à prendre
au sérieux : le pari de la décroissance est que le caractère suicidaire n'est pas inhérent à l'espèce humaine, mais qu'en revanche il est inhérent à notre mode de fonctionnement. Ce mode de fonctionnement, nous l'avons initié il y a environ 250
ans, avec ce virage que l'humanité a pris en Occident dans les années 1750, qu'on
appelle la révolution industrielle, qui a eu ses heures de gloire, qui a été quelque
chose de grandiose lorsqu'on a eu l'idée d'utiliser des énergies fossiles. C'est ce
que mon ami Alain Gras appelle un système thermo industriel, qui nous a propulsés sur une trajectoire fantastique : mais cette trajectoire aujourd'hui nous amène
droit dans le mur.
Le pari de la décroissance est que ce n'est pas l'humanité qui est suicidaire,
mais notre système, la société de croissance, et que nous devons sortir de ce système. Le pari de la décroissance est que, non seulement il est nécessaire d'en sortir, mais que c'est possible et qu'on a tout à y gagner. Le pari de la décroissance est
qu'en fait l'humanité, attirée par l'idée que on vivrait mieux si on vivait autrement,
et en même temps poussée par la nécessité d'éviter la catastrophe finale, choisira
la voie d'une démocratie écologique permettant de construire un futur soutenable,
supportable et convivial plutôt qu'un suicide collectif. Voila le pari de la décroissance. C'est un pari au sens pascalien du terme, mais comme tous les paris évidemment, il n'est pas gagné d'avance. Pourtant si vous êtes là ce soir, c'est sans
doute que vous êtes intéressés par ce pari et que cela vaut le coup de le tenter.
Pourquoi la décroissance ?
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J'ai dit que la société de croissance n'est ni soutenable ni souhaitable. Je n'ai
pas parlé de croissance, j'ai parlé de société de croissance. Bien évidemment, la
croissance avec un « c » minuscule, faire croître la quantité de nourriture pour
nourrir les Africains qui ont faim, est une chose nécessaire. Mais ce n'est pas cela
qui est en cause. Ce qui est en cause c'est la Croissance avec un « C » majuscule,
c'est-à-dire la croissance pour la croissance. Nous vivons dans une société, la
société de croissance, qui s'est depuis 250 ans laissée phagocyter par une économie de croissance. Au fond on peut dire que ce qu'on appelle la mondialisation ou
la globalisation, c'est le tournant, le moment où ça bascule, où l'économie de
croissance a totalement dévoré la société. On n'est plus dans une économie de
marché, on est dans une société de marché.
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Une économie de croissance est une économie qui n'a plus pour objectif que la
croissance pour la croissance. Faire croître indéfiniment la production pour évidemment faire croître indéfiniment les profits. Mais pour faire croître indéfiniment la production, il faut faire croître indéfiniment la consommation et
accessoirement (mais de cela on ne parle jamais) faire croître indéfiniment et
encore plus que proportionnellement la production de déchets : une croissance
exponentielle et qui nous asphyxie littéralement, avec la pollution que cela
entraîne.
Les trois leviers de la société de croissance
Comment cette croissance indéfinie a-t-elle été possible ? Car enfin, même si
le désir humain est infini, malgré tout, les capacités d'absorption du corps humain
sont limitées. Eh bien, c'est possible grâce à trois leviers qui constituent en
quelque sorte les trois pousse-au-crime de la société de croissance que sont la
publicité, l'obsolescence programmée et le crédit.
La publicité
La publicité, c'est ce truc génial qui nous rend insatisfaits de ce que nous
avons, frustrés au point que nous désirions ce que nous n'avons pas, et qui nous
crée toujours une situation de tension intérieure. On est malheureux de ce qu'on
est et on aspire à ce qu'on n'est pas. Donc on veut travailler toujours plus pour
gagner toujours plus pour pouvoir acquérir toujours plus et consommer toujours
plus. La publicité a trouvé avec la télévision, il faut bien le dire, son arme de destruction massive. Non seulement elle s'adresse à nous et elle colonise notre imaginaire, mais elle s'adresse aux plus faibles, aux plus fragiles, à nos enfants. Nous
venons de passer un cap, (cela peut sembler anodin) : nos enfants maintenant passent plus de temps devant les écrans de télévision que dans les salles de cours.
Cela veut dire que ce qui formate l'imaginaire de nos enfants n'est plus l'éducation
par les parents, (les parents ont abdiqué depuis longtemps, j'en sais quelque chose
je suis père et grand père), ce n'est même plus le professeur dans la salle de cours,
c'est la télévision ! C'est Patrick Le Lay (le directeur de TF1, l'homme qui vend du
temps de cerveau disponible pour Coca- Cola) ! Cela est extrêmement grave : la
télévision est l'outil fondamental de la société de croissance et de l'économie de
croissance. Ce n'est pas un hasard si la publicité est le deuxième budget mondial
après l'armement, soit 500 milliards de dollars de dépenses annuelles.
Bien plus, c'est 500 milliards de dollars de pollution, matérielle d'abord, parce
que la publicité, c'est 50 à 200 kg de papier dans les boites aux lettres des français
chaque année, (50 à 200 kg de papier, c'est à dire de forêt détruite, pour rien du
tout, pour aucune satisfaction) C'est aussi 500 milliards de dollars de pollution
visuelle, tous ces panneaux publicitaire, (comme à l'entrée de Montauban, on en a
parlé récemment) : les paysages français sont maintenant masqués par les écrans
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publicitaires. C'est 500 milliards de pollution auditive, avec ces messages publicitaires, ce harcèlement continuel, non seulement à la radio mais même au téléphone maintenant. On n'arrête pas de vous téléphoner pour vous solliciter, pour
une assurance, pour une mutuelle, pour un crédit bancaire. Et n'oublions pas les
émissions, les films saucissonnés par la publicité. 500 milliards enfin de pollution
mentale à travers cette colonisation permanente de l'imaginaire et de pollution à la
limite spirituelle.
L'obsolescence
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Pourtant il y a des gens assez pervers pour résister à la publicité. Qu'à cela ne
tienne, ils consommeront quand même parce que leurs appareils tomberont en
panne. Les appareils modernes sont programmés pour une durée de vie toujours
plus courte et cela pour les renouveler. En plus la colonisation de l'imaginaire est
telle que même si la durée était plus longue on arrive à créer par un effet de mode
l'idée que les appareils sont déjà dépassés et qu'il faut acquérir le dernier cri du
dernier modèle du téléphone portable. Donc il y a une jonction de la publicité et
de l'obsolescence, l'obsolescence non seulement matérielle, mais aussi l'obsolescence symbolique. C'est encore plus fort ! Comme on fait croire aux femmes qu'il
faut changer de robe toutes les saisons, on fait croire à tout le monde qu'il faut
changer de téléphone portable, ou d'ordinateur …. Il y avait une publicité pour les
montres : « vous vous changez, changez de Kelton ! ». C'est très bien, on bazarde
sa Kelton, regardez l'heure une fois et jetez votre montre à la poubelle et vous en
achetez une autre. (On a même eu droit sur les ondes de France-Inter, récemment,
à cette publicité stupide lors du passage à l'heure d'été : profitez du changement
d'heure pour changer de montre !)
On se trouve dans une situation, même quand on veut résister, on va voir son
vendeur, on lui dit mon ordinateur est tombé en panne et soit il vous dit « de toute
façon ce n'est pas réparable ». On ne comprend plus rien maintenant, c'est comme
dans les voitures, il y a tellement d'électronique que personne ne comprend plus
rien. Avant, on pouvait réparer, bricoler, maintenant on ne peut plus réparer, il faut
en acheter un autre. Ou bien il vous dit, « bon, c'est réparable, mais je vous préviens que cela va vous coûter plus cher que d'en acheter un neuf : justement, on a
des promos ». Ca vient directement de Chine, c'est fabriqué par des forçats qui
sont payés au lance pierre, ça ne coûte rien du tout, et donc on achète.
Et c'est ainsi que chaque mois partent des Etats-Unis, d'après mon ami Alain
Gras, 800 bateaux chargés d'ordinateurs qui pourraient parfaitement encore fonctionner et qui contiennent des tas de choses précieuses, des métaux rares… Ils
vont se décharger dans des décharges sauvages au Nigeria et là, au lieu de rendre
service aux populations, ça va au contraire créer des pollutions, des cancers, des
maladies etc. Cela va se dissoudre, entrer dans les nappes phréatiques, provoquer
des tas de drames.
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Voila ce qu'est l'obsolescence programmée, et ça touche jusqu'à mes lunettes.
L'autre jour, il y a une branche qui se casse. J'ai un petit opticien en dessous de
chez moi, un petit vieux monsieur qui travaille à l'ancienne. Il cherche dans ses
trucs et me dit : « j'ai des branches, mais ce ne sont pas les mêmes », mais il me
bricole une réparation. Oui mais la semaine suivante, c'est l'autre branche qui
casse. Alors je lui dis : « Mais ce n'est pas possible, il y a un truc » et il me répond
« eh bien oui il y a un truc, les lunettes sont programmées pour durer deux ans ».
Moi qui avais toujours pensé qu'on achetait une paire de lunettes pour la vie !
Ainsi, il faudrait changer de lunettes à chaque fois qu'on fait une conférence ! Eh
bien non, pour moi ce sont toujours les mêmes, bon elles sont un peu de traviole,
mais cela ne fait rien, j'arrive à voir.
Le crédit.
Cependant, malgré tout, il y a quand même des gens, surtout en cette époque
de taux de croissance très faible, qui sont dans une grande précarité et qui n'ont
pas les moyens malgré la publicité, malgré l'obsolescence programmée, d'acheter.
Qu'à cela ne tienne, ils vont acheter quand même. Acheter est devenu l'impératif
catégorique de la modernité et par conséquent, ils vont s'endetter.
Justement, des institutions philanthropiques, comme la Société Générale, font
des prêts même à des gens qui n'ont d'argent. Vous avez tous maintenant entendu
parler de la crise des « subprimes » au Etats-Unis : comme disait Christine
Lagarde, la ministre des finances, nous n'avons pas ce problème en France, la
situation est saine… alors qu'on a un endettement qui représente un an de produit
intérieur brut : nous vivons déjà, nous Français, avec ce qu'on gagnera l'année prochaine. Mais il est vrai que notre situation est relativement saine par rapport au
Etats-Unis. Il est assez extraordinaire qu'on nous dise maintenant que notre situation est saine par rapport au Etats-Unis, alors qu'avant on nous disait « il faut faire
comme les Américains ». Maintenant on dit « heureusement on n'a pas fait
comme eux ». Il faut gérer ces contradictions mais on vit une époque extraordinaire, on entend tout et son contraire. Alors oui, nous avons du retard, nos amis
américains sont endettés de 300 %, c'est-à-dire que les Américains dépensent
aujourd'hui ce qu'ils gagneront en 2011 !
La crise des subprimes est tout simplement le résultat du fait que, pour faire
fonctionner la machine, on a prêté aux gens à des conditions défiant toute concurrence, sans vraiment vérifier qu'ils auraient la capacité de rembourser. Les riches
achètent, mais cela ne suffit pas, parce qu'on produit toujours plus, et il faut faire
acheter les pauvres. Les pauvres n'ont pas d'argent, mais on leur dit « endettezvous ». Les banques, les institutions, les intermédiaires financiers ont prêté, même
à des chômeurs, pour acheter leur maison, en leur disant : « achetez votre maison,
on vous prête l'argent, et les deux premières années vous ne paierez rien. Après
par contre vous allez payer sec, mais cela ne fait rien, la plus value de votre
immeuble sera telle que vous pourrez rembourser sur la plus value et vous revenPARCOURS 2007-2008
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drez. ». C'est comme cela qu'on s'endette de plus en plus : les enfants savent que
les arbres ne poussent pas à l'infini jusqu'au ciel, les banquiers non apparemment.
Aujourd'hui nous sommes rattrapés par la réalité et je suis persuadé que nous
vivons seulement le tout début de ce qui va être une méga crise, car le crédit force
à acheter toujours plus même si on n'a pas d'argent.
L'empreinte écologique
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Cette société de croissance n'est pas soutenable et nous en avons maintenant,
indépendamment des signaux que j'ai évoqué en introduction, un indice scientifique. Au moins aussi scientifique, en tout cas, que tous les autres indices scientifiques dont on nous gargarise l'esprit, comme le PIB etc. Tout le monde le connaît
depuis que Jacques Chirac est allé à Johannesburg et qu'il nous a dit qu'il nous
faudrait trois planètes, on l'appelle l'empreinte écologique.
L'empreinte écologique, (« ecological footprint ») c'est ce que pèse notre
mode de vie sur la biosphère, mesuré par la surface dont nous avons besoin pour
satisfaire notre façon de vivre. Nous vivons sur une petite boule dont la superficie,
pour le meilleur je pense, pour le pire pensent les esprits cornucopiens, (ceux qui
pensent que la corne d'abondance est infinie), fait 51 milliards d'hectares. Mais
tous ces hectares ne sont pas bio productifs. C'est à dire qu'on ne peut pas se nourrir avec le fonds des océans, surtout maintenant qu'ils sont totalement désertifiés.
Le fond des océans cela ne sert guère qu'aux Soviétiques pour y fourrer leurs
déchets nucléaires, et le sommet de l'Himalaya cela ne peut pas nous nourrir, ça
permet aux alpinistes d'y jeter leurs bouteilles de bière mais c'est tout.
L'espace qui peut nous permettre de nous nourrir, de nous vêtir, même de recycler le dioxyde de carbone que nous émettons avec nos sacro saintes voitures est
limité. D'après nos experts, il représente 12 milliards d'hectares. Mais comme
nous sommes environ 6 milliards et demi, eh bien cela veut dire que l'espace bio
productif soutenable qui permet la régénération de la bio sphère est 1,8 ha par personne.
D'ores et déjà nous, les citoyens du monde, toute races, toute classes, toute
religions confondues, nous utilisons chacun en moyenne 2,2 ha chaque année,
pour nous nourrir, nous vêtir, pour recycler notre dioxyde de carbone. Chaque fois
que nous brûlons un litre d'essence, il faut 5 mètres carrés annuels de forêt pour
recycler le CO2 que nous avons dégagé. Déjà nous dépassons la capacité de régénération de la biosphère d'environ 30 %.
Vous allez dire : « 30 % ce n'est pas le diable, on n'a qu'à se serrer la ceinture
un tout petit peu, on voyage un peu moins, on consomme un peu moins de viande,
bah on y arrivera à 30 % ! Et d'abord, comment est-il possible de dépasser de
30 % ? » C'est possible parce que tout simplement nous faisons comme les enfants
prodigues, qui mangent le patrimoine au lieu de vivre sur le revenu. Nous
consommons en une année ce que la photosynthèse, qui est la base de notre
approvisionnement énergétique sur toute la planète, a produit en cent mille ans.
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En une année on consomme cent mille ans de photosynthèse sur la planète. Dit
autrement, l'homme a consommé en un siècle ce que la nature a mis 300 millions
d'années à constituer. A ce rythme là, cela ne peut pas durer indéfiniment, pas
besoin d'avoir inventé la poudre pour le comprendre.
Mais réduire de 30 %, cela paraît accessible. On sait déjà qu'on pourrait
consommer moins d'électricité, moins d'énergie. En construisant des maisons
mieux combinées, on pourrait réduire considérablement notre consommation
d'énergie. On sait par exemple que 30 % de la viande qui est vendue dans les
super marchés va directement à la poubelle. Si au lieu d'aller à la poubelle elle
n'était pas produite, et qu'on mangeait les 70 % qui restent, ça irait. Le problème
c'est que derrière cette moyenne évidemment se cachent des différences très
importantes. Malheureusement, nous, Français, ce n'est pas 1,8 hectares que nous
consommons pour notre mode de vie, c'est 5,6 hectares. C'est à dire (comme le
disait très bien super menteur à Johannesburg) que si tout le monde vivait comme
les Français, il faudrait trois planètes. Et si tout le monde vivait comme les
Américains, qui consomment 9,6 hectares, il faudrait 6 planètes : à ce niveau, évidemment, même en dévorant le patrimoine ce n'est pas possible, « il y a un truc » !
Le truc c'est que, contrairement à l'image véhiculée dans l'air du temps à travers
les médias, ce ne sont pas les pays du Nord qui aident les pays du Sud, mais ce
sont les pays du Sud qui aident et qui aident massivement les pays du Nord. Il suffit de penser que nous, au Nord, nous représentons moins de 20 % de la population mondiale, mais que nous consommons plus de 86 % des ressources
naturelles. D'où viennent ces ressources naturelles ? Bien sûr elles viennent des
pays du Sud. Nous recevons une assistance massive des pays africains en particulier. Les citoyens du Burkina Faso consomment moins de 0,1 hectare, c'est-à-dire
que si tout le monde vivait comme les Burkinabés la planète pourrait nourrir
23 milliards d'habitants. En revanche si tout le monde vivait comme les
Australiens, gros consommateurs d'espace et de nature, c'est 600 millions seulement que la planète pourrait abriter ! C'est à dire qu'il faudrait exterminer 90 % de
l'humanité. Donc ce système, d'ores et déjà, n'est pas soutenable. Mais si nous
prolongeons les tendances, si nous continuons dans une société de croissance avec
un taux de croissance (même pas celui que notre président veut aller chercher
avec les dents, un taux de 3 à 5 %), qui correspond à peu prés au taux actuel, c'està-dire 2 %, alors, d'ici 2050, ça n'est pas trois planètes, ça n'est pas six planètes
qu'il faudra, c'est trente planètes, et on ne pourra pas les trouver.
La croissance du mal-être.
Notre mode de vie, notre système, n'est pas soutenable. Donc, il faut en changer. Cela tombe bien, parce qu'il n'est pas non plus souhaitable. Si nous y réfléchissons, ce système est celui qui amène les cadres de Renault à se suicider, c'est
celui qui amène les cadres supérieurs à consommer de la cocaïne, du Prozac, des
antidépresseurs. Les Français sont les champions mondiaux de la consommation
d'antidépresseurs. Pourquoi les cadres supérieurs français consomment-ils des
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antidépresseurs ? Parce qu'ils sont sous pression, ils sont stressés. Cette société de
croissance fondée sur le développement des inégalités n'engendre pas le bien être
(je ne parle même pas du bonheur) qu'elle promet. De cela nous avons maintenant
des indices « scientifiques ». Hermann Daly, ancien responsable de la Banque
Mondiale (il avait lui aussi démissionné, comme Joseph Stiglitz, mais quelques
années avant), avait déjà compris qu'il y avait une divergence entre le bien avoir et
le bien-être vécu. Le « bien avoir statistique » (c'est à dire le produit intérieur brut
par tête, le produit marchand divisé par la population) est toujours en augmentation, alors que le bien être vécu par la population, lui, n'augmente plus, (à un certain moment même il avait tendance à diminuer). On en avait toute sorte d'indices,
le nombre de suicides, le nombre de chômeurs etc., ce qu'il a appelé «progress
indicator ». Il a eu l'idée de retrancher du PIB par tête ce qu'il appela les dépenses
de compensation et de réparation. Car avec cette croissance, si on gagne relativement toujours plus, on est condamné à dépenser encore plus pour compenser un
certain nombre de dysfonctionnements. Par exemple nous devons dépenser toujours plus en produits pharmaceutiques, parce que la pollution atmosphérique
nous crée des grippes, des angines, toutes sortes de d'asthmes, sans parler d'autres
problèmes comme l'obésité engendrée par la mal bouffe ou des cancers qui sont
engendrés par ces particules cancérigènes, reprotoxiques, mutagènes qui se baladent dans l'atmosphère. On est ainsi amené à faire toujours plus de dépenses de
réparation, de dépenses de compensation aussi puisque pour compenser ce stress
et cette pression certains deviennent des drogués de la consommation. On s'aperçoit alors qu'une fois défalquées ces dépenses, en net la situation se dégrade.
L'idée que la société de croissance n'est pas soutenable, c'est au fond le message de l'écologie, de la tradition écologique, du Club de Rome, de ce grand
savant d'origine roumaine Nicolas Georgescu Roegen qui a été en quelque sorte
l'un des précurseurs de la décroissance.
L'autre message est que nous vivrions mieux si nous vivions autrement. Ce
message plus philosophique est dans la tradition d'Ivan Illich ou de Cornélius
Castoriadis. Nous devons sortir de cette société de croissance, non seulement
parce qu'elle n'est pas soutenable mais peut-être encore plus parce qu'elle n'est pas
souhaitable.
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Comment la décroissance.
Sortir de la société de croissance, c'est entrer dans une autre société, que nous
appelons, par contraste, société de décroissance. A juste titre, puisque nous devons
faire décroître l'empreinte écologique, décroître notre surconsommation, décroître
un certain nombre de choses. Mais qu'est ce que la décroissance ? Au point de
départ, je dirais que la décroissance est un slogan, c'est un slogan provocateur
pour signifier justement cette nécessité de rupture avec la logique de l'économie
de croissance, avec le paradigme de la société thermo industrielle, la nécessité
d'une rupture radicale. Il ne s'agit pas d'essayer de biaiser en disant « mais on
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En finiR AvEC lA REligiOn dE lA CROiSSAnCE
pourrait essayer de trouver un compromis », toutes les recherches de compromis
sont des tentatives de refuser de remettre en question ce système et d'essayer de
prolonger son agonie indéfiniment, alors que cela ne peut permettre que de tenir
quelques années de plus. L'asphyxie de l'étang au lieu, d'arriver en 2050, se produira en 2060, peut être 2080, mais on n'aura pas changé radicalement ce système.
C'est cela que propose au fond le « développement durable », de faire durer le
développement un peu plus longtemps, jusqu'à ce qu'il révèle effectivement sa
nature fondamentalement insoutenable.
La décroissance est un slogan effectivement provocateur : comme nous vivons
dans un monde dominé par la communication, c'est un mot qui a une fonction de
communication, pour frapper les esprits. Mais il faut dire comment c'est possible.
Evidemment, préconiser la décroissance pour la décroissance serait absurde :
« ils sont fous ces décroissants » disait Jean Luc Porquet dans le Canard
Enchaîné. Mais à bien y réfléchir, la croissance pour la croissance, n'est-ce pas
aussi absurde ? C'est tout aussi absurde, seulement personne n'y pense. On a tellement l'esprit colonisé par la religion de la croissance qu'on ne se pose même pas la
question et que l'on considère que cela va de soi. Voila justement le caractère provocateur du slogan de la décroissance : la société de décroissance est une absurdité, peut-être, mais ni plus ni moins que la société de croissance.
Si nous voulions être parfaitement rigoureux, (mais dans un monde de communication, qui se préoccupe de rigueur ? tout le monde s'en fiche), il faudrait
parler d'acroissance, comme on parle d'athéisme, avec ce « a » grec privatif. Et
c'est bien de cela qu'il s'agit, sortir de la religion de la croissance, devenir des
athées de l'économie, devenir des athées du culte du consumérisme, des agnostiques du progrès.
Ainsi la société de décroissance ce n'est pas « une » alternative, c'est une
matrice d'alternatives. Bien évidemment on ne construira pas un autre monde de
la même façon en Afrique, en Amérique Latine, en Europe et aux Etats-Unis. Il
faut rouvrir l'espace à l'invention historique, à l'invention démocratique, sortir du
totalitarisme de l'économie. Souvent on accuse les décroissants d'être des rétrogrades ou d'être des réactionnaires : « vous êtes contre le progrès, la modernité,
etc. » En un certain sens oui, parce que, quand on est arrivé dans une impasse,
effectivement il faut aller en arrière. Mais comme dit mon ami François Brune,
quand une armée est arrivée dans un cul de sac et qu'elle se retourne, alors l'arrière
garde se retrouve en tête.
Mais le projet de la décroissance est aussi de réaliser les promesses de la
modernité que la modernité a trahies. Quelles étaient les promesses des
Lumières ? C'était d'émanciper l'humanité d'une espèce de destin qui lui échappait
par soumission à la transcendance, à la révélation, à la transmission, à la coutume.
C'est cela que nos ancêtres ont voulu détruire avec la Révolution. Finalement ce
projet d'émancipation a accouché de la société la plus hétéronome de l'histoire,
celle qui est dominée par la tyrannie des marchés financiers
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La tyrannie des marchés financiers est pire que l'absolutisme de Louis XIV.
Au moins avec l'absolutisme de Louis XIV, on savait à qui s'adresser. Mais quand
la tyrannie des marchés financiers vous dit que votre salaire doit diminuer et que
votre travail doit disparaître, qu'on doit délocaliser Gandrange et que vous allez
vous retrouver au chômage, à qui allez-vous vous adresser ? C'est le CAC 40 qui a
décidé, c'est personne, c'est la faute à personne, ce sont les lois de l'économie…
Ainsi nous nous sommes donné un destin beaucoup plus pesant sous la forme de
la main invisible du marché et des lois infrangibles de la techno science.
Le projet de la décroissance c'est précisément de redonner à l'homme sa véritable place pour qu'il puisse reprendre possession de son destin et s'inventer un futur
soutenable : bien sûr, c'est un défi.
S'inventer un futur soutenable, cela sera bien sûr différent dans chaque culture,
mais cela implique un certain nombre de traits communs, puisqu'il faut que futur
soit soutenable. La réalisation de la société de la décroissance se pose à deux
niveaux. Elle se pose au niveau de la conception, et elle se pose au niveau de sa
mise en œuvre concrète.
Le niveau de la conception on peut l'appeler l'utopie concrète, c'est-à-dire non
pas un projet utopique dans le sens d'un projet irréalisable, mais au contraire dans
le sens d'un projet qui fait rêver mais qu'il est tout à fait possible de réaliser si
nous le voulons. Le deuxième niveau c'est le programme politique qu'on va commencer à mettre en œuvre, concrètement, là où on est, en sériant les étapes pour
réaliser cet objectif qu'on a toujours à l'horizon.
Lorsque je faisais mes études d'économie, au cœur des trente glorieuses, mes
professeurs se gargarisaient toujours des cercles vertueux de la croissance. (C'est
fantastique, vous savez, la croissance : comme disent maintenant les experts ce
sont des jeux gagnants-gagnants, win-win-win). C'était fantastique parce que la
croissance engendrait des gains de productivité, les gains de productivité permettaient aux patrons, comme aujourd'hui, de se remplir les poches, d'augmenter
leurs profits de 40 % alors que les salaires n'augmentent pas, voire diminuent,
mais à l'époque ces gains de productivité étaient tellement forts que même les
ouvriers en avaient des miettes, ce qui leur permettait d'acheter des bagnoles à
crédit, des appartements, des machines à laver etc. C'étaient les Trente Glorieuses,
et l'Etat au passage, avec la TVA, prélevait sa dîme et par conséquent pouvait
financer ce qu'on appelait l'Etat Social, la Sécurité Sociale, les Allocations
Familiales, les Services Publics, etc.
C'étaient des jeux gagnants- gagnants, cependant il y avait tout de même deux
perdants, mais ceux là on n'en parlait pas. C'étaient les pays du Tiers Monde, qui
dans cette période se sont enfoncés de plus en plus dans la déréliction, et puis
c'était la nature et l'environnement !
Si aujourd'hui on parle tant du dérèglement climatique ce n'est pas à cause du
pétrole qu'on consomme aujourd'hui. Le pétrole qu'on consomme aujourd'hui, ce
sont nos enfants et nos petits enfants qui en paieront la note, nous, nous payons la
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note des folies de nos parents ou de nos grands parents. Il faut, en effet, 50 à 70
ans pour qu'une molécule de CO2 émise soit détruite et que le bioxyde de carbone
dans l'atmosphère se transforme. Le dérèglement climatique que nous constatons
aujourd'hui est le prix de nos folies d'hier.
Un projet en 8 « R ».
Finalement ces cercles vertueux se sont révélés plutôt pervers, mais c'était très
beau, quand même, cette idée d'interdépendance générale d'un tel système et j'ai
conservé la nostalgie de cette logique d'interdépendance. J'ai donc pensé l'utopie
concrète de la décroissance sous forme d'un cercle vertueux, d'un ensemble d'actions interdépendantes qui toutes commencent par un « R », que j'ai appelé les
huit « R » : Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Redistribuer, Relocaliser,
Réduire, Réutiliser, Recycler, et au centre je mets un autre « R ». A chaque conférence il y a toujours quelqu'un qui me dit : il y a un « R » très important que vous
avez oublié, comme «Reconvertir » « Rééduquer » « Redécouvrir ».
Effectivement on peut en inventer des quantités, l'imagination n'a pas de limites.
Je pense pourtant que l'essentiel est là, mais il est un« R » fondamental, que je
mets au centre, et qui est « Résister », car je crois que résister au totalitarisme de
la société de croissance est à la base de ces projets d'utopie concrète.
J'ai bien dit qu'on est au niveau du projet d'une société de décroissance : c'est
un projet politique, pas un programme politique. Par exemple réévaluer le changement des valeurs ne peut pas faire l'objet d'un programme politique. Ca serait
monstrueux de dire : « maintenant vous allez penser autrement » Il faut être un
Sarkozy pour dire : « maintenant vous allez redevenir chrétiens », c'est absurde :
cela ne se décide pas, c'est un processus qui est long, qu'on peut encourager, mais
qui ne se décide pas.
Le point de départ de la logique à la base d'une société de décroissance, c'est un
changement de valeurs radical par rapport aux valeurs de la société de croissance.
Réévaluer
Les valeurs de la société de croissance (il suffit d'appuyer sur le bouton d'un
poste de télévision et on le voit tout de suite), c'est de faire du profit, le plus possible, par tous les moyens, en écrasant les autres, ça s'appelle la concurrence, et
aussi en détruisant la nature sans pitié et sans limites. On comprend très bien que
c'est cela qui nous amène droit dans le mur et qu'il faudrait introduire dans la
société un peu plus d'altruisme, un peu plus de coopération, et modifier totalement
nos rapports avec la nature. Au lieu de se comporter en prédateur de la nature, se
comporter en bon jardinier, ménager la nature, vivre en harmonie avec elle. Bien
sûr, nous avons besoin de la nature, nous devons l'utiliser, mais nous devons l'utiliser en la ménageant comme l'on fait toutes les sociétés avant la société moderne.
Si nous remettons en cause les valeurs sur lesquelles repose notre mode de vie et
notre système de fonctionnement, cela nous amène aussi à remettre en question
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SERgE lATOUCHE
les concepts avec lesquels on appréhende notre monde et notre réalité, en particulier nous devons considérer que la richesse ce n'est pas seulement le fric, la
richesse ça peut être aussi avoir des amis, faire des choses intéressantes…
Si nous remettons en cause la richesse nous remettons aussi en cause la pauvreté. Je pense à deux ouvrages qui ont traité de ces sujets : « Reconsidérer la
richesse » de mon ami Patrick Viveret ou « Quand la misère chasse la pauvreté »
de mon ami Majid Rahnéma. La pauvreté, c'est-à-dire une forme de frugalité
digne, était pour toutes les sociétés, et pour la notre jusqu'au XVIIIe siècle à peu
prés, une valeur positive. L'économie et la logique économique moderne l'ont
transformée en valeur négative en même temps que les pauvres sont devenus des
misérables. Par conséquent, il faut redécouvrir la dignité d'une certaine forme de
frugalité.
Reconceptualiser
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C'est aussi remettre en question le couple infernal fondateur de l'économicisation du monde, la rareté et l'abondance. Une des leçons de mon maître Ivan Illich
est que la rareté est une invention de l'économie moderne. La rareté est le résultat
de l'appropriation des biens communs qui a commencé à partir du XVIe siècle en
Angleterre avec ce qu'on appelle le mouvement des enclosures, lorsqu'on a empêché les pauvres de faire pâturer leurs bêtes sur les prés communaux et qu'on a clôturé un peu partout. C'est la privatisation de la nature et la privatisation des biens
mis par la nature à la disposition de l'ensemble des hommes.
Ce processus se poursuit de nos jours avec la privatisation de l'eau et avec la
privatisation du vivant. Ce qui se joue avec la bataille sur les OGM, c'est très précisément l'expropriation des paysans de ce qui était un don de la nature, la fécondité des espèces. La fécondité des espèces cela devient quelque chose
d'insupportable pour Monsanto, comme le logiciel libre est insupportable pour
Microsoft, parce qu'on ne peut pas le faire payer !
Il faut faire payer, et pour faire payer il faut créer la rareté artificiellement,
pour pouvoir faire payer chaque année aux paysans les semences pour pouvoir
reproduire, le blé, le maïs etc.
Si on remet en cause les concepts cela va amener à changer les manières de
produire, les façons dont on produit et les rapports de production. Souvent, à ce
moment de ma conférence, quelqu'un, (un anarchiste ?) m'interpelle du fond de la
salle : « mais alors, la décroissance, est ce que c'est compatible avec le capitalisme, ou bien est qu'il faut sortir du capitalisme ? » La réponse est bien évidemment qu'il faut sortir du capitalisme ! C'est comme si on enfonce une porte
ouverte ! Mais quand on dit « sortir du capitalisme » on n'a pas dit ce que cela
veut dire. On ne sait plus très bien, après l'expérience de 70 ans d'URSS, ce que
veut dire « sortir du capitalisme ». Pour faire court, je dirais que sortir du capitalisme pour moi c'est sortir de l'esprit du capitalisme au sens où l'entendait Max
Weber, c'est très précisément décoloniser notre imaginaire, « déséconomiciser »
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notre imaginaire. C'est finalement la même chose que changer les valeurs sur lesquelles repose la société de croissance. A partir du moment où les valeurs sur lesquelles repose la société sont différentes, évidemment, toutes les catégories
économiques, capital, propriété, salariat… sont réenchâssées dans le marché, sont
réenchâssées dans le social et cela change complètement les choses.
Redistribuer
Si l'on change les structures, forcément on change aussi la distribution. Nous
vivons dans la société la plus inégalitaire possible. Cette société n'est pas souhaitable entre autres parce qu'elle développe les inégalités. Il suffit de lire les rapports
du Programme des Nation Unies pour le Développement (PNUD). On voit qu'il y
a quelques années les 15 personnes les plus riches du monde avaient ensemble un
patrimoine supérieur au produit intérieur brut de toute l'Afrique subsaharienne.
Aujourd'hui ce n'est plus 15 personnes, c'est trois : Bill Gates, son associé et un
troisième. L'année prochaine ce sera probablement une seule personne. Donc on
arrive à des choses absolument obscènes, deux trois personnes d'un côté, un continent de l'autre et ce n'est pas les dernières annonces du résultat de ce que gagnent
les patrons du CAC 40 qui vont modifier les choses.
Mais redistribuer, c'est aussi redistribuer les droits de tirage sur les ressources
naturelles. C'est réduire notre empreinte écologique au Nord, pour permettre au
Sud de respirer un peu plus, de consommer un peu plus, de vivre un peu mieux.
Relocaliser
L'une des formes la plus importante de ce changement, c'est la relocalisation.
La relocalisation, c'est très important, parce qu'on touche à l'articulation de l'utopie concrète et du programme politique. Ceux qui en Lorraine vont se trouver mis
à pieds parce que monsieur Mittal a décidé que cette usine n'était pas suffisamment rentable comprennent immédiatement ce que cela veut dire, relocaliser :
recréer des emplois sur place. On dit souvent que la décroissance est contraire aux
intérêts des travailleurs : absolument pas. Les travailleurs comprennent évidemment que relocaliser quand ils sont menacés de délocalisation, c'est conforme à
leurs intérêts. Relocaliser est une nécessité pour réduire l'empreinte écologique.
Nous vivons à l'heure actuelle, au nom de la rationalité économique, un
moment de déménagement planétaire contraire au plus élémentaire bon sens. Les
exemples sont innombrables : - les crevettes danoises qui vont au Maroc pour se
faire laver et qui retournent au Danemark pour être ensachées et dispatchées dans
le monde - les langoustines écossaises qui, il y a quelques mois encore, étaient
décortiquées dans des usines sur place, usines qui ont été rachetées par des fonds
de pension américains qui maintenant ont trouvé qu'on pouvait gagner quelques
cents de plus en envoyant ces langoustines en Thaïlande pour y être décortiquées
à la main au lieu d'être décortiquées en usine, et qui reviennent ensuite en Ecosse
pour être vendues dans les magasins Marks et Spencer - ….
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C'est ainsi que chaque jour il y a plus de quatre mille camions qui passent le
col du Perthus pour transporter des tomates andalouses en Hollande alors que
dans le même temps des tomates hollandaises faites sous serre s'orientent vers
l'Andalousie
Mon ami Pierre Rabhi raconte dans un livre, (j'ai du mal à croire que cela soit
vrai mais comme disent mes amis italiens « si non é vero é ben trovato »), qu'un
jour un camion transportant des tomates hollandaises a tamponné sur la Nationale
7, un camion transportant des tomates andalouses et qu'ils ont fait une belle sauce
tomate européenne. Quand il y a eu la catastrophe sous le tunnel du Mont- Blanc,
on a pu voir ce qui passait de la France vers l'Italie et de l'Italie à la France : des
camions transportant du papier hygiénique, comme si c'était indispensable de
transporter du papier hygiénique de France en Italie, des pommes de terre
d'Allemagne qui allaient en Italie pour être transformées en chips et revenir en
Allemagne, de l'eau San Pellegrino de l'Italie en France pendant qu'il y avait des
bouteilles d'Evian qui allaient de France en Italie…
Comme on prévoit que cela va se développer, les projets européens fleurissent
pour créer de nouveaux tunnels, de nouvelles autoroutes, de nouveaux TGV, de
nouvelles voies ferrées… pour accroître encore cette activité, permettre aux flux
de passer de quatre mille camions par jour à huit mille camions, à seize mille
camions et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on en crève.
Du point de vue de la décroissance, du point de vue de cette société d'un autre
monde plus convivial, plus serein, la relocalisation est non seulement nécessaire
sur le plan économique, mais elle l'est aussi comme hygiène mentale, intellectuelle, spirituelle. C'est retrouver le sens du local. Avec ce grand déménagement
nous vivons de plus en plus virtuellement mais évidemment, pour compenser
notre déracinement réel, nous devons déménager de plus en plus souvent, nous
sommes obligés de voyager. Il faudrait pourtant, à l'inverse, (tout en continuant
éventuellement voyager virtuellement, ça ne fera pas trop de dégâts pour la planète), surtout vivre localement, c'est-à-dire retrouver le sens du territoire, le sens
de l'inscription territoriale, le sens du vécu.
Si la démocratie a un sens c'est au niveau local qu'elle doit peser. Peser sur les
choix de notre environnement, savoir si au fond du jardin c'est une décharge qu'on
va installer, un incinérateur, un espace vert, un parking ou une école ou un hôpital.
C'est cela qui est fondamental, finalement, c'est ça qui détermine la qualité de
notre vie quotidienne. Il faut redevenir citoyen dans la cité.
Réduire
On peut résumer aussi le projet de la décroissance, vu par le petit bout de la
lorgnette, par : réduire notre empreinte écologique, réduire notre surconsommation, réduire nos gaspillages. Mais du point de vue de la société, de l'utopie
concrète de la décroissance, la réduction qui est peut-être la plus importante, c'est
certainement, (je vais dire une énormité), la réduction du temps de travail.
PARCOURS 2007-2008
En finiR AvEC lA REligiOn dE lA CROiSSAnCE
Aujourd'hui notre président a été élu avec le slogan « travailler plus pour
gagner plus ». Du point de vue macro économique, c'est une obscénité, et il est
étonnant que mes collègues ne se soient pas insurgés : si on travaille plus, bien
évidemment l'offre de travail augmente et comme la demande n'augmente pas,
puisqu'on est en chômage, le prix du travail ne peut que s'écrouler. Par conséquent, macro économiquement, travailler plus cela signifie gagner moins. Et d'ailleurs c'est ce que constatent de plus en plus de gens maintenant : ils y ont mis du
temps, mais enfin ils s'aperçoivent qu'ils se sont fait avoir. Il était temps !
Du point de vue de la décroissance, on n'a rien contre le fait de travailler
moins pour gagner plus ou, comme disait notre ami Guy Aznar, de travailler
moins pour travailler tous : c'est effectivement une des solutions de la décroissance pour résoudre les problèmes du chômage. Une solution, mais ce n'est pas la
seule, parce que le retour à l'agriculture biologique créera aussi des emplois, le
recyclage ça créera aussi des millions d'emploi. Fondamentalement dans cette
logique du changement des valeurs, travailler moins permet de vivre mieux, et de
redécouvrir le sens de la vie.
Pourtant ce n'est pas facile, il y faudra une véritable décolonisation de l'imaginaire. On est devenu non seulement des drogués de la consommation mais même
des drogués du travail. C'est la perversion suprême : quand on ne travaille plus, on
est perdu. C'est fou, quand on pense que toutes les sociétés humaines (sauf la
notre) valorisaient tout sauf le travail. Le travail était une triste nécessité, il fallait
y consacrer un certain nombre d'heures, mais, pour les grecs en particulier, on ne
commençait à s'épanouir vraiment, on ne commençait à vivre que quand on faisait
de la politique. C'était la praxis, la vie politique, être citoyen dans la cité. C'était
ça l'essentiel du temps d'un citoyen libre.
Pour la plupart des peuples la vie était divisée en deux parties à peu prés
égales, la vie active et la vie contemplative. Et la vie contemplative a toujours
considérée par les philosophes comme la partie la plus importante de la vie.
Aujourd'hui, on ne sait même plus ce qu'est la vie contemplative. Je vous rappelle
pour mémoire que la vie contemplative, c'est méditer, pour ceux qui sont croyants
c'est prier, c'est jouer, éventuellement ne rien faire, rêver pour les aborigènes australiens (le monde du rêve c'est fondamental : voir le pays où rêvent les fourmis
vertes, ce très beau film de Werner Herzog). Mais on en a complètement perdu ce
sens.
Pour Hannah Arendt, dans la vie active, le travail, n'est que la troisième partie
et la moins importante, la partie de « l'animal laborans » c'est-à-dire la partie la
plus mécanique, la plus bestiale, la moins intéressante par rapport à la vie politique et à la praxis, par rapport même à la poiésis, à l'activité de l'artisan, de l'artiste, de celui qui s'épanouit en faisant de la danse, en faisant de la musique, en
faisant de gymnastique, en pratiquant toutes sortes de hobbies.
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SERgE lATOUCHE
Réutiliser
Réutiliser bien sûr : au lieu de cette aberration de l'obsolescence programmée,
il y a des quantités de choses qui peuvent être réutilisées, dont on peut prolonger
la durée de vie et là cela créera des emplois accessoirement en réparant des tas de
choses et cela épargnera évidemment beaucoup de matières premières, et ce qu'on
ne peut pas réutiliser on le recycle.
Ces huit « R » sont des dimensions interdépendantes communes à toutes les
sociétés de décroissance. Les projets de décroissance peuvent être différents au
Nord et au Sud mais sont toujours composés d'un ensemble d'éléments qui correspondent à cette logique de l'harmonie avec la nature, de l'autolimitation et de
la soutenabilité.
Un programme politique
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Le deuxième niveau, c'est-à-dire le programme politique, je n'aurai pas le
temps de le développer ce soir, je l'évoquerais simplement sous forme d'une parabole pour conclure.
J'ai fait un rêve, (cela fait longtemps que j'ai fait ce rêve, j'en ai parlé dans un
de mes derniers article du Monde Diplomatique, il y a déjà deux ans), j'ai rêvé que
je me présentais aux élections présidentielles, celles qui ont élu vous savez qui. Et
comme lui et bien avant lui, j'avais fait un programme en neuf points, que je n'ai
pas le temps de développer, mais qui au fond était très simple : comme je suis parfaitement conscient que les Français n'étaient pas prêts à rompre du jour au lendemain avec la société de consommation, avec leurs habitudes, avec leur voiture…,
c'était un programme surtout réformiste, mais qui commençait à aller dans la voie
d'une société plus sobre, plus frugale, plus soutenable et aussi plus sereine et plus
conviviale.
L'essentiel de ce programme (pour le dire avec les termes techniques des
experts), visait à « internaliser les déséconomies externes ». Prendre au sérieux
cette idée déjà développée par des économistes très orthodoxes que normalement,
pour atteindre l'optimum, on devrait internaliser les déséconomies externes. Pour
le dire en des termes plus journalistiques, faire payer les pollueurs.
Mais les faire réellement payer, c'est-à-dire faire payer ceux qui engendrent
ces coûts. Les externalités sont les coûts engendrés par une activité, qui ne sont
pas supportés par l'agent qui les crée mais que celui-ci fait supporter aux autres.
C'est pour cela qu'on parle d'externalité : celui qui conduit une voiture fait supporter aux autres l'absorption des particules cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques
qui sont émises par son pot d'échappement.
Mettre en application le principe pollueurs-payeurs, ça implique par exemple
de faire payer au système de transports le coût réel du transport. On n'a pas idée
de ce qu'est le coût réel du transport, si on n'y inclut pas le coût réel des infrastructures : un camion, par exemple, détruit une autoroute non pas comme trois ou
quatre voitures, mais comme trois cents ou quatre cents voitures, parce que la
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En finiR AvEC lA REligiOn dE lA CROiSSAnCE
destruction est proportionnelle, non pas au poids, mais au cube du poids ! Et si on
n'y inclut pas les morts de la canicule de 2003, à raison de 30 % à peu prés
(puisqu'on considère que les transports sont responsables de 30 % du dérèglement
climatique). Car un mort est évalué à un million d'euros à peu prés, donc vous
voyez les milliards d'euros que les morts de la canicule représentent… Si on faisait payer le transport à son prix réel, il faudrait multiplier le prix du transport par
vingt ou trente. A ce prix là, on n'irait plus prendre son petit déjeuner à Barcelone,
(aller-retour dans la journée 50 euros « offrez vous un petit déjeuner à Barcelone,
c'est très in, c'est très chic, c'est très smart »), ç'en serait terminé de tout ça !
Nous parlons, dans la décroissance, d'un petit yaourt emblématique. On a étudié que ce petit pot de yaourt incorporait 9 000 km Avec un prix de transport à
majoré de 3 000 %, il est sûr que Danone retrouverait les vertus du lait de proximité, et n'utiliserait plus de carton qui vient de loin, mais utiliserait des pots en
verre qui seraient consignés et qu'on recyclerait. Et beaucoup d'activités seraient
ainsi relocalisées.
Dans mon rêve, je présente ce programme et, chose inouïe, comme c'est un
programme plein de bon sens, vous en convenez tous, je suis élu. Pas élu avec une
immense majorité, parce que TFI continue à coloniser l'imaginaire d'une grande
partie de mes concitoyens, mais je suis élu avec 51 % des voix. Et chose encore
plus incroyable, (mais on est dans l'univers du rêve), je mets en application le programme pour lequel j'ai été élu. Aussi, (chose très croyable), dans la semaine qui
suit, je suis assassiné. Certains de mes amis m'ont dit : « tu devrais te présenter,
parce qu'on a besoin de martyrs ». C'est sympa de leur part mais je pense qu'il
n'est utile d'avoir des martyrs que si leur martyre peut permettre de déboucher sur
quelque chose de concret.
Mais il ne faut pas tirer de ce rêve des leçons pessimistes, au contraire. Je veux
dire qu'effectivement les choses ne sont pas mûres pour changer au niveau national. Mais ce qui n'est pas mûr aujourd'hui peut le devenir demain, parce qui si
j'avais été élu non avec 51 % mais avec 80 ou 90 % il aurait été beaucoup plus
difficile de me balancer. C'est tout le problème de Bush par rapport à Kissinger.
Kissinger n'a pas eu trop de problèmes pour faire assassiner Allende, mais Bush a
beaucoup plus de problèmes pour faire assassiner Chavez parce que le rapport
n'est pas le même. Donc si demain je suis élu comme a été réélu Chavez, avec un
taux aussi élevé, cela sera beaucoup plus difficile pour Monsanto de me faire
assassiner.
La deuxième leçon est que si ce n'est pas aujourd'hui possible au niveau national ni au niveau global, (mais que, je l'espère, cela sera possible demain), cela
n'empêche pas d'agir à d'autres niveaux et en particulier au niveau local. Il y a des
quantités d'expériences au niveau local, tout ce qui peut être fait en faveur de la
décroissance est bon à prendre, que ce soit au niveau du comportement individuel,
au niveau du quartier, au niveau de la commune, au niveau de la région, à tous les
niveaux. Des expériences de politique de décroissance locale, de politique comPARCOURS 2007-2008
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SERgE lATOUCHE
munale, de politique régionale… se mettent en place, et cela est extrêmement
important.
J'aime beaucoup citer cette phrase en conclusion : « un gastronome qui n'est
pas écologiste est un imbécile, mais un écologiste qui ne serait pas un gastronome
est un personnage triste ». C'est la devise de mon ami Carlo Pétrini, le fondateur
de « slow food international », dont l'escargot est l'emblème, comme il est l'emblème de la décroissance, pas seulement en raison de sa lenteur (bien sûr, la lenteur est une bonne vertu, c'était la leçon d'Alex Langer le fondateur de l'écologie
italienne : plus lentement, plus profondément et plus doucement), mais aussi à
cause d'Ivan Illich. Ivan Illich a une anecdote à propos de l'escargot qui me semble extraordinaire, qui nous montre que l'escargot se révèle finalement beaucoup
plus intelligent que nous, en tout cas beaucoup plus sage. L'escargot, nous
explique Ivan Illich, construit la délicate architecture de sa coquille en ajoutant
l'une après l'autre des spires toujours plus larges, puis il cesse brusquement et
commence des enroulements cette fois-ci décroissants. Que j'aimerais comprendre
ce qui se passe dans la tête de l'escargot et qui ne se passe pas dans la tête de l'humanité ! C'est qu'une seule spire encore plus large donnerait à la coquille une
dimension seize fois plus grande : ainsi, au lieu de contribuer au bien être de l'animal, elle le surchargerait. Dés lors toute augmentation de sa productivité servirait
seulement à pallier les difficultés créées par cet agrandissement de la coquille au
delà des limites fixées par sa finalité. Passé le point limite d'élargissement des
spires, les problèmes de la surcroissance se multiplient en progression géométrique, tandis que la capacité biologique de l'escargot ne peut au mieux que suivre
une progression arithmétique. Ce divorce par rapport à la raison géométrique, que
l'escargot avait lui aussi épousée pendant un certain temps, ce divorce nous montre la voie d'une sagesse pour les temps à venir.
128
débat
Un participant - Je vous connais bien et je partage beaucoup de votre analyse, mais j 'ai eu l'impression que vous restez quand même dans l'économicisme
et que votre explication est restée très chiffrée, avec les coûts externes etc. On n'a
pas beaucoup décolonisé l'imaginaire. Vous disiez que vous prêchiez dans le
désert depuis un bon moment (on sait que le désert est entouré de vallées et d'habitations), mais à les membres du Club de Rome n'étaient pas que des minoritaires, ils avaient été très relayés par Sicco Mansholt (le chef de l'Union
Européenne) et par des gens comme Rocard. Beaucoup de gens ont relayé cette
idée (avant de l'abandonner bien sûr) mais même avant, si on sort des intellectuels, elle était partagée par beaucoup de populations qui ont résisté depuis le
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En finiR AvEC lA REligiOn dE lA CROiSSAnCE
début, à la marche du progrès, à l'exode rural, à la modernisation, à l'exploitation… Vous ne mettez pas dans votre analyse toutes ces contradictions sociales
entre les exploiteurs, les exploités, les possédants, les possédés etc. qui se sont
toujours battus et où beaucoup ont perdu. Donc quand vous ne parlez pas de cela
mais qu'au contraire vous dites « nous, l'humanité, la société », cela ne montre pas
ces antagonismes là, c'est dommage.
Enfin, vous faites une demande pour que l'économie soit locale: je vous ai
entendu dire que la structure la plus adéquate serait des communes fédérées entre
elles. Alors que pensez-vous du projet longtemps élaboré du communisme libertaire ?
Une participante - Vous avez fait remonter le début de la société de croissance à 1750. Il me semble qu'on fait facilement l'opposition entre avant, (avant
c'était mieux) et puis après (après, c'est plus mal), mais quand on regarde avant on
voit uniquement les sociétés qui ont résisté, qui ont survécu : la civilisation de l'Ile
de Pâques avait disparu bien avant par surexploitation des forêts ; et, dans les
Alpes, je suis tombée sur un tout petit village qui a disparu en 1400 parce qu'ils
avaient fait du surpâturage. Donc c'est vrai qu'en 1750 il y a eu une rupture, mais
ne peut-on pas faire remonter ce mouvement beaucoup plus loin, peut être au néolithique ?
Autre question, sur un fait un peu anecdotique. Il y a eu un mouvement qui
s'appelait la Nef des Fous. Eux ils appelaient « nef des fous » le monde extérieur,
puisque le monde était fou pour eux ; et les gens de l'extérieur les appelaient « nef
des fous » parce qu'on les prenait pour des barjos. Je pense qu'ils étaient et qu'ils
sont dans une trajectoire de décroissance. Ils réutilisaient des moteurs, ils ont
beaucoup travaillé sur les habitations avec beaucoup de problèmes. Est-ce que
vous pourriez nous parler un petit peu de cette expérience qui est je crois une
expérience de décroissance ?
Une participante - J'ai lu récemment qu'il y avait des mouvements en faveur
de la décroissance dans d'autres pays du monde, en Suède, en Australie même aux
Etats-Unis : comment se situe la France par rapport à ces pays là ?
Autre question: quel est l'impact des petites actions locales qui ont lieu actuellement en France, je pense par exemple à la « journée sans achat ». Tous les ans il
y a une journée sans achat qui est décrétée fin novembre. A Toulouse, il y a des
petites manifestations de rue un peu rigolotes, des jeunes distribuent des cartes de
non achat, ou des cartes d'infidélité de magasin, pour présenter les choses de
façon un peu drôle et entamer la conversation avec la population. Moi ça fait déjà
plusieurs années que ce samedi là je ne vais rien acheter, mais je ne sais pas quel
est l'impact dans la population.
Enfin, j'aimerais bien trouver des analyses d'économistes qui essayent de
modéliser le futur : si une part importante de la population commençait à choisir
cette voie, quels seraient les secteurs pour lesquels il aurait baisse du chiffre d'afPARCOURS 2007-2008
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SERgE lATOUCHE
faires ? Que ce soit pour l'automobile ou l'électroménager, je me dis que les économistes doivent bien avoir des modélisations quelque part, où il suffit de jouer
sur quelques paramètres pour en voir l'impact. On peut penser qu'en compensation
de cette perte dans certains domaines, la population se tournerait vers plus de culture, plus de convivialité : je me dis qu'il doit bien exister des modèles quelque
part et j'aimerais savoir où les trouver.
130
Un participant - Je commence juste à m'intéresser à toutes ces idées, (je suis
jeune). Au début de votre exposé, vous avez cité deux noms, Al Gore et Nicolas
Hulot, comme des gens qui tirent des signaux d'alarme. Pourtant dans le journal
« La Décroissance » (que vous devez connaître), ils sont cités comme « éco-tartuffes ». Alors effectivement ils ont tiré un signal d'alarme, Al Gore a touché
beaucoup de populations avec son film, mais à la fin il a proposé comme solution
des moteurs hybrides, il a proposé des biocarburants, il a proposé quelque chose
de pire que l'existant ! C'est en cela que je considère Al Gore comme quelqu'un de
plus dangereux que tous ces libéraux qui assassinent le monde. Donc je ne comprends pas pourquoi vous le citez, comme Nicolas Hulot qui, rappelons-le, est
main dans la main avec notre cher Sarkozy.
Serge Latouche - A la première question du camarade anarchiste, je n'ai pas
vraiment de réponse, parce qu'au fond il y a une différence de sensibilité mais
pour l'essentiel je suis d'accord.
Je ne vais pas développer mais en fait, je dis quelque fois (je l'ai écrit en tout
cas) que la société thermo industrielle a engendré tellement de souffrances que,
dés l'origine, il y a eu une protestation, qui a pris la forme du socialisme utopique.
« News from Nowhere » de l'auteur anglais William Morris reste extrêmement
intéressant et reste toujours d'actualité aujourd'hui : on y lit la protestation contre
l'industrialisation, ou le mouvement des luddites que l'on redécouvre à l'heure
actuelle.
Le marxisme, à cause de ses ambiguïtés, a malheureusement un peu occulté
tout ce premier mouvement de protestation contre la société industrielle. La protestation a toujours eu lieu et il y a toujours eu un échec de l'utopie anti- productiviste mais on peut dire que la décroissance n'est que la nième renaissance d'un
projet alternatif, après les coopératives de production, les coopératives de
consommation, l'économie sociale solidaire. Le projet que nous portons maintenant là, sous sa forme actuelle, a été le mieux développé dans les années 70,
autour d'Ivan Illich, André Gorz, Cornélius Castoriadis, sous le nom « de société
autonome », (à prendre dans son sens originel « autos nomos », qui se donne à
elle-même ses propres lois, au lieu d'être pilotée par la main invisible du marché).
Bien évidemment ça répond au problème que pendant soixante dix ans on a
appelé le problème de la lutte des classes, même si on ne sait plus très bien maintenant identifier les classes, mais qui est le problème des contradictions sociales :
quand j'ai parlé d'être assassiné, je ne l'étais pas par les masses laborieuses, j'étais
assassiné par ce qu'on appelle les nouveaux maîtres du monde, Il s'agit d'un pouPARCOURS 2007-2008
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voir anonyme mais terrifiant qu'Allende avait très bien identifié dans son dernier
discours aux Nations Unies, trois mois avant sa mort. Il expliquait comment et
pourquoi il se ferait assassiner par ce pouvoir invisible, qui n'avait pas de visage,
qui dépossédait les Etats de tous leurs moyens. Il désignait ainsi l'ensemble des
firmes transnationales qui se sont rassemblées (ce n'est pas un hasard) dans un des
plus grand lobbies écologistes, le « world business council for sustenable development » c'est-à-dire le « conseil mondial des affaires pour le développement soutenable » (sic).Et là vous les avez tous, Monsanto, Novartis, Nestlé, Total Elf Fina,
Rhône Poulenc… Ils sont tous là.
Ensuite, je n'ai jamais dit et je ne dirais pas qu'avant 1750 c'était bien ! Avant
1750 c'était soutenable. Un livre très intéressant de Jared Diamond parle des sociétés qui ont disparu parce qu'elles n'étaient pas écologiquement soutenables. A vrai
dire on n'en sait pas grand-chose : pour l'île de Pâques, on peut toujours l'imaginer,
mais ce n'est pas celle qui est développée dans les films à succès sur l'île de
Pâques, je suis sceptique. C'est probablement vrai pour Mohenjo Daro ou Harrapa,
avec des sociétés humaines qui n'ont pas su maîtriser leur démesure : c'est sûr que
l'homme est un animal inachevé qui cherche toujours à compenser son manque.
Mais justement la société s'efforce (et c'est tout le problème chez les Grecs) de
maîtriser les passions illimitées de l'homme, de domestiquer l'hubris, la démesure.
Toute la tragédie grecque est axée là-dessus : le héros dans la tragédie est puni à
cause de son hubris, à cause de sa démesure. Toutes les sociétés qui n'ont pas
réussi à maîtriser la démesure ont disparu, pourtant au XVIIIe siècle il restait encore
des quantités, des milliers, de sociétés humaines : celles là avaient donc réussi à
survivre, car elles avaient domestiqué leur démesure.
Ce qui se passe dans notre société est tout à fait différent. Si les autres sociétés
s'efforçaient de maîtriser les passions tristes (même si certaines ont échoué), la
notre, non seulement n'essaye pas, mais elle les déchaîne. C'est la première société
qui renverse en quelque sorte la vapeur, qui met la vapeur, c'est le cas de le dire,
au premier plan et qui déchaîne les passions. Cela a entraîné, grâce à l'usage de
l'énergie fossile en particulier, une croissance exponentielle mais qui nous amène
maintenant droit dans le mur.
Pour la Nef des Fous, il faudrait inviter Diogène qui en est le porte parole officiel en quelque sorte. Ou bien, mieux encore, y aller et voir sur place. C'est extrêmement intéressant comme expérience, c'est un monastère qui vit à l'écart de la
société et qui la reconstruit, comme le phalanstère de Fourrier, comme l'Icarie de
Cabet. Ca fait partie de ces expériences qui sont des laboratoires d'un certain point
de vue, des laboratoires de ce que peut être une société de décroissance mais à une
petite échelle.
Quand je disais qu'on prêchait dans le désert, c'est que, pendant trente ou quarante ans, on s'est intéressé à toutes ces petites expériences, on a fait la critique du
développement, de la société de croissance, mais ça n'intéressait personne en
Occident. Tout à coup tout le monde s'est aperçu que la menace nous concernait
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SERgE lATOUCHE
tous, et à ce moment là on nous à dit « ce n'est pas le tout de s'intéresser à de
petites expériences, qu'est-ce que vous proposez comme alternative ? ». Alors on a
sorti ce slogan « la décroissance » ! Ca a fait tilt parce que les gens avaient besoin
de se raccrocher à une bannière, à un drapeau, ils ont dit « ça marche ». Mais
maintenant il faut nourrir le projet et c'est à partir de ces petites expériences qu'il
faut essayer de concevoir une autre société.
Y a-t-il des modèles ? Souvent les journalistes me disent : parlez-nous de ce
nouveau concept ! Je leur dis : la décroissance n'est pas un concept. La croissance, oui, c'est un concept, c'est un concept économique qui a son histoire, qui
a son statut. Il y a des modèles, des théories de la croissance, il y en a même des
quantités. Il n'y a pas de modèle de décroissance, il n'y a pas de théorie de la
décroissance, j'espère qu'il n'y en aura jamais, en tout cas jamais de modèle économique de la décroissance. A la limite, il y a des pistes antiéconomiques, ou
hors économie, de la décroissance, puisque précisément la décroissance c'est
sortir du totalitarisme économique pour redécouvrir le social, l'humain, l'histoire, le futur possible… Donc la décroissance, c'est s'inventer son propre futur,
pour le meilleur ou pour le pire, mais c'est retrouver la liberté de l'invention
humaine.
L'Animateur - Pourrait-il y avoir des scénarios prospectifs de la décroissance ?
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Serge Latouche. - Il peut y avoir des scénarios bien sûr, et ce que je présente
ce sont un peu des scénarios. Il y a des impératifs, par exemple ne pas dépasser
l'empreinte écologique soutenable, et ça implique effectivement des outils de pilotage. On peut aussi réfléchir à des modèles de transition, et il y en a eu de très
intelligents et assez poussés faits par André Gorz dans les années 70 où il propose
de transformer les gains de productivité en réduction du temps de travail. Donc
progressivement réduire le travail, réduire aussi le poids écologique de la société.
On peut certes réfléchir à ces modèles de transition mais il faut surtout sortir
du fétichisme de l'économique, et redonner tout son sens au politique, c'est à dire
à l'assemblée démocratique des citoyens qui décide de son avenir, de son futur, et
décide si, par exemple, on augmente la production de blé biologique, plutôt que
de planches à voile ou de je ne sais quoi.
Où en est-on en France par rapport aux autres pays : je crois que l'idée de
décroissance, (ce n'est pas du chauvinisme que de le dire), est née en France, c'est
un produit labellisé français.
Cela étant, il faut introduire deux bémols : d'abord, ce n'est pas une idée nouvelle, il n'y a rien de nouveau, on peut dire que déjà dans l'Iliade et l'Odyssée on
trouve tout. Pourtant, à chaque fois qu'on sort un mot nouveau, c'est que tous les
éléments existaient avant mais que la mayonnaise n'avait pas pris, il manquait le
liant. Beaucoup des choses existaient comme par exemple la croissance zéro, mais
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la croissance zéro ne remettait pas en cause vraiment la logique de la croissance,
elle disait : il faut s'arrêter là. Je crois que la décroissance est née de la rencontre
entre deux courants, le courant écologiste et le courant anthropologique, Illich,
Gorz, Castoriadis… C'est l'apport français, et une fois labellisé français, on l'exporte.
On l'a exporté en Italie, maintenant ça s'exporte en Espagne, ça s'exporte dans
d'autres pays. Bien sûr qu'il y avait d'autres choses dans d'autres pays, comme un
mouvement anglo-saxon assez fort, qu'on appelle le mouvement « volontary simplicity », la simplicité volontaire ou mieux encore « down shifting », les downshifters étant les gens qui essaient de réduire leur consommation. C'est très
anglo-saxon et très protestant, cela s'adresse beaucoup plus à l'individu et à
l'éthique qu'à l'ensemble de la société ou un projet collectif. Nous Français, ce
n'est pas pour rien que nous avons fait la Révolution Française. Nous sommes
porteurs d'une tradition et on nous appelle des utopistes ou des rêveurs, parce
qu'on a des projets collectifs, ce ne sont pas seulement des projets d'ascèse individuelle. Il y a des dialogues possibles, il y a des complémentarités, il y a des fécondations réciproques mais je crois que nous n'avons pas à renoncer à notre
spécificité.
De ce point de vue là, je dis que la décroissance est une matrice d'alternatives
et qu'elle sera plurielle dans sa conception : précisément elle ne se nomme pas de
la même façon dans toutes les langues, c'est intraduisible en anglais, c'est difficilement traduisible en allemand, c'est très bien comme cela. Les Allemands feront
leur propre futur soutenable avec leurs propres mots, leurs propres concepts, et on
dialoguera entre les différentes expériences et on fécondera les expériences. Je ne
parle pas des africains qui, de toute façon n'ont pas de mot pour la croissance, et
n'auront pas de mot pour la décroissance non plus.
Un participant - Pour mettre en œuvre cette décroissance, je trouve dommage
de ne pas aborder la question de la démographie. Pour moi si l'on veut arriver à
repasser à une empreinte écologique qui ne soit pas négative, c'est-à-dire consommer moins que ce que la planète peut produire, la solution la plus simple est
d'avoir une population plus faible, de réduire la population.Ca ne veut pas dire
exterminer la moitié de la population, ça veut tout simplement dire contrôler la
natalité comme les Chinois l'ont fait par exemple. Je pense que c'est une question
importante.
Un participant - Je m'occupe de projets d'éco-hameaux où vivre dans l'économie circulaire dont parlait Serge Latouche, en montant des maisons bio climatiques à la campagne (qui coûtent cent à cent dix mille euros terrain compris).
Cela pour éviter que la campagne Midi-Pyrénées soit simplement et uniquement
une maison de retraite pour les habitants du nord de l'Europe. Mais je suis chômeur pour avoir le temps de faire ça.
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SERgE lATOUCHE
Sur la question du travail : il y a quinze ans à Toulouse on donnait
50 000 francs à toute personne qui créait une petite activité (de coiffure, de garage
etc.). Nous avons proposé de donner aussi ces 50 000 francs à toute personne qui
déciderait de se mettre à travailler à mi temps (au lieu de plein-temps) et qui toucherait ainsi un chèque de temps choisi de 50 000 francs : on serait alors passé
d'une société du tout marché à une société avec marché, et on aurait développé
des milliers de projets de temps choisi à finalité écologique, à finalité culturelle ou
à finalité sociale dans Toulouse et sa région. Depuis quinze ans j'essaye d'en
convaincre les différents partis, mais ça n'a pas été repris par les politiques, dans
aucun des programmes des municipales de Toulouse il n'est évoqué la question du
temps choisi. Or la question des drogués du travail que nous sommes n'est-elle
capitale pour passer à une économie circulaire ?
Une troisième remarque : Toulouse a généré le pire et son contraire puisque de
la région sont parties les sociétés à capital risque au XIIIe siècle, ce qui a donné le
capitalisme sur la Garonne. Puis, de Toulouse sont partis les grands faiseurs de
l'immobilier, de Toulouse est parti le concept de la grande distribution. Alors, si là
où croît le péril naît se qui s'ouvre, il faudrait que de Toulouse naissent des idées
contraires au capitalisme de marché, au monothéisme de marché, puisque c'est de
la région toulousaine qu'est parti le pire.
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Un participant - Je voulais simplement dire qu'il y a un problème d'image
dans cette affaire là, que la croissance a un contenu positif pour l'opinion générale : quelque chose qui est en croissance, c'est le mouvement, c'est la dynamique
… Alors que la décroissance, ça a quelque chose d'un petit peu régressif. Et je me
demandais s'il ne serait pas bien de mettre en valeur un concept un peu différent,
celui de l'homéostasie. On ne cherche pas à se développer ni à réduire, on cherche
à garder un équilibre dans le mouvement et l'homéostasie c'est cela, c'est le propre
de la vie.
Serge Latouche - On est parfaitement d'accord, on est tous « homéostases »,
vive l'homéostasie ! Mais je crois que cela ne fera pas tellement recette au niveau
du slogan provocateur pour réveiller les consciences.
Cela étant je ne suis pas d'accord : en effet, l'un des succès du slogan de la
décroissance en France justement, c'est qu'en français le mot décroissance n'a pas
cette connotation totalement négative. Dans la même famille que décroissance vous
avez « décrue ». Quand le fleuve est en crue, tout le monde aspire à la décrue. De
même, le fleuve de l'économie est sorti de son lit et il faut l'y faire rentrer, réincorporer l'économique dans le social. La décroissance c'est faire revenir le fleuve de
l'économie, qui a tout inondé, qui a tout fait déborder, qui a détruit toute la cité, le
ramener dans son lit. Pour cela, je crois que ce n'est pas un mauvais slogan.
Je disais que « décroissance » n'est pas traduisible en anglais : en fait on peut,
bien sûr. Mais comme disait le grand linguiste Roman Jakobson, on peut toujours
traduire tous les messages, mais si on traduit le message on ne rend pas compte de
la valeur, et si on traduit la valeur on ne rend pas compte du message. J'ai utilisé le
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En finiR AvEC lA REligiOn dE lA CROiSSAnCE
néologisme « degrowth » pour traduire décroissance dans mes premiers articles
du Monde Diplomatique, mais quand les Anglais entendent « degrowth » ils ne
voient pas le fleuve de l'économie qui doit rentrer dans son lit, ça ne parle vraiment pas à un Anglo-saxon.
La colonisation de notre imaginaire, je l'explique en citant un proverbe :
« quand on a un marteau dans la tête on a tendance à voir tous les problèmes sous
la forme de clou ». Eh bien nous, hommes modernes, nous avons dans la tête (et
on nous l'a mis et cela c'est transmis de génération en génération depuis 1750), un
marteau qui est l'économie, qui est la croissance. Et nous pensons croissance,
croissance, croissance, pour tous les hommes politiques de tous les bords dans
toutes les campagnes il n'y a que ça ! On est totalement obnubilés par cette croissance et quand on pense croissance on ne fait pas de détail.
Alors on dit qu'il suffirait de faire croître aussi l'immatériel, que ça ne serait
pas grave, qu'on pourrait ne plus avoir de problème…, mais tout cela, ce sont des
circonvolutions pour essayer de ne pas remettre en question le marteau qu'on a
dans la tête, pour conserver ce paradigme de la croissance.
Et on imagine des projets alternatifs qu'on essaye en se disant qu'ainsi on va
pouvoir sauver la croissance, comme « l'ecoefficiency (écoefficience)», mais
François Schneider a très bien montré qu'avec l'effet rebond, ce qui va se passer
en réalité, même si on fabrique des chose toujours plus efficientes, c'est qu'on en
consommera toujours plus, (on fait des voitures qui consomment moins d'essence
mais comme on produit plus de voitures et qu'on fait plus de kilomètres, au total
on consomme plus d'essence). Avec pour résultat que l'empreinte écologique, au
lieu de diminuer, continue d'augmenter.
Toulouse, le 14 février 2008
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