Art et religion LP

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Art et religion LP
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Art et religion.
Remarques préalables
Je voudrais commencer par une remarque personnelle : C’est par le biais d’une réflexion sur
la narration dans les arts plastiques que j’en suis venu à m’intéresser plus particulièrement à la
question religieuse. En effet, un discours antinarratif (et anti-figuratif), toujours actif, s’est
développé à partir de la seconde moitié du XIX° siècle. Or ce discours est, pour l’essentiel, un
discours spiritualiste adossé implicitement à une problématique religieuse, même s’il ne
s’identifie à aucune religion instituée ce qui, d’ailleurs, caractérise l’art actuel. Mais, il est obsédé par la recherche de « l’Essentiel », de « l’Absolu », ou encore de « l’Infini ». Ces termes,
s’ils ne signifient pas exactement la même chose, ont en commun de s’opposer à l’idée de
contingence et au caractère transitoire des moments successifs, ce qui est le propre du narratif.
Inversement, ces termes sont indissociables de l’idée de Dieu, qui – comme chacun le sait est de tous les temps et de tous les lieux (il est dans un « éternel présent » a dit Saint Augustin). La nouveauté, dans l’art du XX° siècle, est qu’on puisse appliquer cette idée à l’art luimême, à son « essence », indépendamment de ce qu’il « montre » ... quand il montre quelque
chose. C’est ainsi qu’un art antinarratif, préoccupé d’Absolu, a été largement valorisé par tout
un pan majoritaire de la critique et par les institutions.
Cela ne veut pas dire qu’il soit la seule manifestation du religieux dans l’art contemporain qui,
comme nous le verrons, ne dédaigne nullement d’en reprendre les thèmes figuratifs (les « renouveler » dira-t-on) et l’iconologie. Mais tel a été mon point de départ. Il va de soi que d’autres seraient possibles. Ce qui suit est donc une approche parmi d’autres. Il s’agit seulement
d’ouvrir un début de réflexion sur un sujet vaste dont nous savons d’avance, que nous ne
l’épuiserons pas.
Introduction et données du problème.
La présence de thèmes ou de sujets religieux dans l’art est un fait. On ne peut nier que la religion ait occupé, pendant des siècles, une place décisive dans la représentation que les hommes
se faisaient du monde, et cela devait se manifester dans les productions artistiques qui incarnaient ces représentations. Les historiens d’art, et aussi les philosophes, ont analysé la place
que les religions ont occupé dans l’art sous différents aspects : l’iconologie, le statut des images, la sociologie, la politique, etc.
Le sujet est donc largement balisé. Mais pourquoi la « Libre Pensée » devrait-elle s’y intéresser ? Car, même si la question présente un intérêt théorique évident, il n’est pas dans sa vocation d’entreprendre des recherches abstraites en histoire de l’art, comme en d’autres domaines
scientifiques d’ailleurs. Ce n’est que du point de vue de ce qui la constitue, la défense désintéressée de la raison, la laïcité, que la Libre Pensée peut avancer une contribution à la réflexion.
Du point de vue de la laïcité justement, quel que soit le jugement sur la religion que l’on peut
avoir par ailleurs, la liberté de conscience de chacun est la règle. Dans cet esprit, les convictions personnelles des artistes, exprimées dans leur créations, sont pour nous toujours respectables.
Cependant, toujours du point de vue de la laïcité, on ne peut être neutre, sur la laïcité ellemême. Or nous savons que la plupart des religions monothéistes, au cours de leurs histoires,
n’ont pas particulièrement brillé par leur esprit de tolérance. Mais la laïcité est beaucoup plus
que la tolérance : c’est la reconnaissance en droit de la liberté de conscience. À cela, les égli-
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ses se sont systématiquement opposées. Lorsque à la Renaissance, les dogmes catholiques se
sont trouvés menacés, à la fois, par le rationalisme et par la Réforme, elle n’a eu de cesse de
tenter de regagner le terrain perdu pour en revenir à la position hégémonique qui était la
sienne au moyen âge. Tel a bien été le but de la Contre Réforme, à la suite du « Concile de
Trente » convoqué en 1545 par le pape Paul III). Le Concile de Trente se déroulera sur une
période de 18 ans et élaborera une doctrine qui touchera tous les aspects de la vie, de l’art notamment. La contre-réforme sera soutenu par un nouvel ordre religieux, celui des jésuites
(soldats du Christ) fondé en septembre 1540 par Ignace de Loyola et reconnu par Jules III. La
Contre Réforme concerne les arts. Elle instaure, là où elle le peut, par le biais de l’inquisition,
une véritable surveillance policière. Par exemple, le tribunal de l’inquisition convoque Véronèse, en 1573, parce qu’il avait peint une figuration de la Cène dans laquelle il avait introduit
des éléments non indiqués par le texte évangélique. Véronèse a essayé de faire valoir, sans
succès, la liberté de création de l’artiste. Finalement, il changea le titre de son tableau qui devint le « Repas chez Lévi », ce qui fût accepté. Autre exemple : en Espagne le rôle de surveillance fût confié à Pacheco, artiste par ailleurs très honorable, maître et beau-père de Vélasquez. Pacheco n’avait rien d’un policier inquisiteur, mais il était sérieusement attaché aux
idées de la Contre Réforme et il a accepté de se mettre à son service. Il présente naïvement
lui-même la fonction que lui avait confié l’Inquisition, à la fin de son « Art de la peinture »
publié en 1649. Après avoir signalé que depuis 1605 il suivait les conseils des jésuites, il
écrit :
« ... je me trouve honoré d’une permission spéciale par le Saint Tribunal de l’Inquisition, qui consiste à avertir des manques commis dans de semblables peintures par
ignorance ou malice des artistes, charge qui me fut signée le 7 mars 1618. »
Pacheco cite un extrait du texte officiel dans lequel nous pouvons lire :
« ... nous le commettons et le chargeons de veiller à la peinture des choses sacrées et
de les visiter dans les ateliers et lieux public (...) S’il trouve à reprendre quelque
chose dans ces peintures, qu’il les fasse porter devant Messieurs les Inquisiteurs afin
que, les ayant vues, l’on pourvoie en ce qu’il convient. »1
La naïveté de Pacheco ne change rien au caractère révoltant du contrôle que l’église entendait
exercer sur les arts. Aussi, même si les temps ont changé, on est en droit rester méfiant. On le
doit d’autant plus que des faits récents peuvent nous y inciter. Bien sûr, il n’est plus question
de tribunal de l’Inquisition ni de buchers. Mais il est tout de même question de groupes de
pression et de procès, même si c’est devant une juridiction civile. Au nom du respect des convictions religieuses, ces groupes veulent faire interdire les convictions des autres, notamment
lorsqu’elles s’expriment par le biais des images. C’est ce qu’on a vu en 1988 avec le film de
Martin Scorcese « La dernière tentation du Christ », film qui pourtant, est bien loin d’être non
ou anti religieux. Seulement, il prétend donner une lecture non catholique du texte biblique
qui donne à Judas un rôle positif et fait de Jésus un personnage ambigu.
La place du religieux.
Le fait que des groupes de pression, parmi lesquels il faut compter l’église ou les églises,
agissent pour faire interdire des œuvres est insupportable et que ces œuvres puissent être effectivement interdites est inacceptable. C’est là une position de principe inconditionnelle qui
1 Francisco Pacheco, « L'art de la peinture », Ed Klincksieck, Paris 1986.
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ne peut, en aucun cas, dépendre du jugement que l’on peut avoir par ailleurs, sur ces œuvres.
Mais par-delà cette position de principe, qu’il a fallu réaffirmer à cause de l’aspect spectaculaire de certaines manifestations récentes – celles autour du « Piss-Christ » d’Andres Serrano,
par exemple -, il est une présence insidieuse, celle-là non contestée, au contraire très pesante
et très valorisée par l’idéologie dominante et les institutions officielle, du religieux dans l’art.
C’est sur cette présence que je voudrais insister maintenant.
Cette présence peut être caractérisée en une phrase : une place nouvelle donnée au religieux,
mais non à la religion, dans l’art.
En effet, ce qui caractérise les manifestations récentes du religieux dans l’art du XX° siècle, et
plus particulièrement dans l’art moderne et contemporain, c’est qu’elles ne sont généralement
pas au service d’une église, ni même d’une religion particulière, comme c’était le cas au
moyen âge et – sous une autre forme – aux temps de la Contre Réforme - où on attendait des
artistes qu’ils se fassent les propagateurs du dogme. Quel dogme est proposé par une composition abstraite de Kandinsky par exemple, ou un monochrome de Klein, bien que ces artistes
aient toujours affirmé la dimension spiritualiste (antimatérialiste et religieuse au sens large) de
leur art ? Le religieux chez eux, comme chez beaucoup d’autres, est quelque chose de plus
abstrait. Il est dans l’affirmation d’une mystique qui prend sa source dans divers courants
pouvant réaliser une sorte de synthèse entre un christianisme revu et corrigé et des « philosophies » orientales comme le bouddhisme ou indouisme (l’influence du bouddhisme est considérable chez les artistes américains, ce qui ne veut pas dire qu’ils se convertissent pour autant
à cette religion). Et quand, dans l’art contemporain, des sujets proprement religieux sont, post
modernisme aidant, réactivés, en référence en général avec le dogme chrétien, ils le sont dans
la déviance (qui n’est pas la parodie), comme le montre, entre autres, la « Self Pieta » de Sam
Taylor Wood, de 2001, citée par Catherine Grenier. Remarquons que dans cette « Self Piéta »
qui est aussi un autoportrait, l’auto identification de l’artiste avec la divinité est un aspect que
nous retrouverons.
L’exposition de 2008 au Centre Pompidou à Paris intitulée significativement « Les traces du
sacré » témoigne de cette relation nouvelle de l’art avec le religieux en même temps qu’elle
témoigne de la façon dont les institutions la voient et la mettent en valeur. Car il ne faut pas
s’y tromper : cet éclairage donné au « sacré » est constitutif d’un discours et d’une idéologie
qui, contre la raison et « l’infâme » matérialisme, est délibérément mis en avant. Dans une
certaine mesure, on peut penser que le livre paru en 2003 de Catherine Grenier, qui remplit les
fonctions très institutionnelles de conservateur des collections du Centre, était annonciateur de
cette exposition. Son titre, en forme de question, est significatif : « L’art contemporain est-il
chrétien ? ». Le livre a des qualités et collecte des informations intéressantes. Mais il est frappant de constater que Catherine Grenier ne pose pas la question de savoir si tel ou tel aspect
ou courant de l’art contemporain est chrétien. Non. Pour elle, c’est l’art contemporain comme
totalité, ou comme entité, qui est concerné. Il s’en suit, que si la réponse est « oui », comme
on peut s’y attendre, tout ce qui ne serait pas chrétien ne relèverait pas de l’art contemporain,
en d’autres termes, de l’art actuel tout court. Elle écrit d’ailleurs ce qui est une réponse sans
aucune ambiguïté :
« Indépendamment de son aspect iconographique, c'est à une conception chrétienne,
et plus précisément à une conception chrétienne de l'homme et du monde, que les artistes ont aujourd'hui recours. L'homme que l'art a placé au cœur de son projet depuis
1960, sa relation au monde, sont un terrain de questionnement auquel le christianisme
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apporte depuis peu son modèle. On a vu, dans cette perspective, réapparaître des thématiques proprement religieuses, que la modernité avait battues en brèche, comme la
rédemption, la chute, la charité, mais aussi le scandale de la mort qui se profile
comme l'un des thèmes centraux de la production actuelle, notamment parmi les très
jeunes artistes. »
Bien des points pourraient être discutés. Par exemple, il est totalement faux que la « modernité » du début du XX° siècle, ait « battu en brèche » les « thématiques proprement religieuses ». Mais l’important c’est cette appréciation : « c'est à une conception chrétienne, et plus
précisément à une conception chrétienne de l'homme et du monde, que les artistes ont aujourd'hui recours ». Il est donc bien clair que Catherine Grenier ne fait pas de distinction. Elle
écrit « les artistes », sans plus de précision. C’est donc bien l’art actuel qui est chrétien. On
peut douter qu’il en soit ainsi, ne serait-ce que parce la chrétienté n’est pas la seule influence
religieuse à s’être exercé sur l’art. Mais une chose est certaine : c’est bien cette influence de la
chrétienté, ou plus généralement du sacré, que le discours officiel (dont Catherine Grenier est
partie prenante), ainsi que les institutions, mettent en avant et qu’elles identifient à l’art. Il
n’empêche que, même abusivement valorisé, le phénomène est réel. Il faut voir maintenant
quelles formes il prend entre un spiritualisme abstrait et la reprise de « sujets » classiques revus et corrigés souvent sous une forme angoissée. Mais avant cela, il est nécessaire de voir
comme la pensée chrétienne s’est, historiquement et philosophiquement, disposée par rapport
à l’art, et plus particulièrement par rapport aux images.
Images et Religion.
Dès l’origine, la question de l’image a posé des problèmes aux religions monothéistes qui
s’affirment dans la lutte contre les images, c’est-à-dire contre les idoles. Elles posent Dieu
comme Absolu et Infini et par là, au-delà de l’entendement et de la représentation humaine.
L’impossibilité de connaître Dieu et de le voir est une constante de la théologie. Connaître et
voir étant d’ailleurs présentés comme les deux faces d’une même problématique. Elle s’exprime sous des formes différentes suivant les époques et suivant les enjeux politiques et la
lutte contre les diverses hérésies n’en est qu’une variante parmi d’autres. Thomas d’Aquin,
aristotélicien, donne à cette impossibilité philosophique un fondement philosophique rationnel
en proposant sa « théologie négative » ou « apophatique » : on peut fonder la nécessité de
l’existence de Dieu, mais on ne peut savoir ce qu’il est. Tout ce qu’on peut dire est ce qu’il
n’est pas. Au fond, cette thèse rationaliste, qui paradoxalement avoue l’impuissance de la raison devant l’idée de Dieu, sera repris à la Renaissance par Nicolas de Cues : c’est le thème
majeur de la « Docte ignorance ». Devant Dieu, le savoir maximum ne peut qu’avouer son
ignorance.
Puisque l’impossibilité de connaître Dieu et de le voir est une seule et même chose, sa figuration, ainsi que celle des personnes divines, devenait problématique. Tous les iconoclasmes
(byzantins, à la fin du VIII° siècle et début du IX°, et calviniste, à la Renaissance) tournent
autour de cette question (outre les enjeux politiques qui se cachent derrière : qui gouverne à
Byzance, l’église ou l’empereur ?). Il est impossible d’entrer dans le détail des débats autour
des iconoclasmes. Disons pour simplifier qu’un des arguments majeurs avancés en faveur des
images sera donné par le dogme de l’incarnation : puisque le fils (le Christ) est à l’image du
père (tout en étant substantiellement le père) son image est justifiée par la volonté de Dieu qui
devient par là, visible, pour les hommes, mais en tant qu’homme, non en tant que Dieu. À la
Renaissance du moins, l’art a pu tenter de figurer ce dogme – sans doute dans une intention
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polémique contre le calvinisme - comme le montre le retable du « Couronnement de la Vierge » (1453) d’Enguerrand de Quarton qui se trouve à Villeneuve d’Avignon. Dans ce retable
le fils est le double, exactement, du père.
Pour l’église, par delà le discours théologique, il y avait une nécessité pratique à pouvoir se
servir des images. Elles constituaient un langage et un moyen de communication, parfaitement intégrés dans la société antique. Et au moyen âge elles seront l’instrument le plus simple
pour s’imposer à un peuple globalement analphabète. Grabar, spécialiste de l’art byzantin, a
montré que l’iconologie chrétienne a repris systématiquement, à ses débuts, l’iconologie
païenne que par ailleurs, elle combattait. Grégoire le Grand (pape de 590 à 604) écrit de son
coté un texte mainte fois cité en faveur de l’utilité propagandiste des images tout en essayant
de se préserver de l’accusation d’idolâtrie :
« C’est une chose d’adorer les images, mais c’est autre chose d’apprendre par l’histoire que transmet l’image ce qu’il faut adorer. Car ce que les mots enseignent à ceux
qui lisent, les images le fournissent à ceux qui ne savent pas lire mais seulement voir,
si bien que même les ignorants peuvent apprendre des images ce qu’ils doivent suivre ; les images permettent à l’analphabète de lire. 2»
Tout en récusant l’idolâtrie (autrement dit, l’image qui pourrait être adorée) Grégoire le Grand
avance une théorie utilitaire de l’image qui sera centrale dans toute la pensée médiévale, celle
de l’image-signe. L’image ne compte pas pour elle-même, mais pour ce à quoi elle renvoie.
Mais elle a une fonction de médiation et d’enseignement dont l’église ne veut pas se priver.
Plus tard, Thomas d’Aquin l’exprimera philosophiquement, avec une particulière clarté, dans
« La somme théologique » :
« Ni dans le tabernacle ou le temple de l’ancienne loi, ni dans nos églises, les images
ne sont exposées pour qu’on leur rende un culte de latrie. Ce sont des signes. Leur
rôle est d’imprimer dans les esprits et d’y fixer la foi en l’excellence des anges et des
saints. »3
Comme pour Grégoire le Grand la fonction des images est seulement de permettre une
médiation vers le divin. Elles n’ont pas de valeur en soi. De ce point de vue, parler « d’art
sacré » est sans doute utile en histoire de l’art d’un point de vue taxinomique, mais c’est une
aberration d’un point de vue théologique et même, plus généralement, théorique. L’art n’est
jamais sacré, mais peut nous aider – si on y croit - à accéder au sacré4.
La place de l’image sera repensée à la Renaissance parce que le centre de gravité se déplace
de Dieu vers l’Homme sublimé, et par là vers le monde dans lequel cet homme vit. On
comprend que dès lors l’artiste regarde le monde avec intérêt alors que pour l’homme
médiéval il n’était qu’un signe de la splendeur de Dieu, mais n’avait pas d’intérêt en luimême. Pour Alberti, il « faut montrer les choses telles qu’elles se présentent à la vue ». La
vue devient le sens majeur et sur le plan esthétique va se poser la question de la « mimesis »,
c’est-à-dire de l’imitation de la nature. On comprend dès lors pourquoi les artistes
2 Cité par Bram Kempers, « Peintres et mécènes de la Renaissance italienne. » Ed Gérard Monfort, Paris 1987.
3 Dans « La Peinture », Sous la direction de Jacqueline Lichtenstein, Ed Larousse, collection « textes
essentiels », Paris 1995
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Je signale que le livre de Catherine Grenier dit des choses justes sur ce point. Ce n’est pas si fréquent et mérite
d’être remarqué.
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s’intéressent à la perspective et à l’anatomie. Même si l’image continue d’être un signe et que
les artistes sont toujours sollicités par l’église à des fins de propagande, notamment avec la
Contre Réforme, elle n’est plus seulement un « passage » vers l’au-delà. Son sujet compte
pour lui-même, mais ce sujet a muté lui aussi. Certes on représente toujours les personnes
« sacrées », mais en fait, c’est leur incarnation humaine qui devient le sujet principal. Il suffit
de comparer une icône byzantine représentant une vierge à l’enfant avec une peinture de la
Renaissance traitant du même thème pour voir la différence. Nous passons d’une divinité
froide et intemporelle à une mère à l’enfant douée de sentiment.
Ce passage a été décrit par l’historien d’art, Sixten Ringbom, comme un passage de « l’icône
à la scène narrative », c’est-à-dire du passage d’image de représentations intemporelles à des
représentations inscrites dans la temporalité du monde réel, donc de l’histoire, soumise à la
contingence. Avant Ringbom d’autres historiens médiévistes avaient signalé cette évolution et
dégagé son sens, notamment Emile Mâle. Parlant justement des représentations de la « Nativité », il écrit dans son « Art religieux au XIII° siècle en France »5 :
« Il n'y a dans cette scène, plusieurs fois reproduite dans les vitraux, rien de tendre, on
pourrait presque dire, rien d'humain. On ne voit jamais, comme chez les Quattrocentistes italiens, la mère agenouillée devant l'enfant, le contemplant les mains jointes,
l'enveloppant d'un amour infini. »
Plus loin, il écrit à propos de la figuration de la Vierge:
« Vers la fin du XIII° siècle, cette Vierge des théologiens, majestueuse comme une pure
idée, parut trop loin de l'homme ».
D’autres historiens ont encore abordé cette question, Panofsky par exemple. Et il est évident
que le thème de la vierge à l’enfant n’est qu’un exemple parmi tous les autres. C’est ainsi
qu’une crucifixion est avant tout la figuration d’un homme souffrant (ex. le retable d’Issenheim, 1515), quand ce n’est pas plus simplement encore le prétexte académique à une étude
anatomique du nu masculin, surtout si sa mise en perspective augmente la difficulté, comme
dans le « Christ mort » de Mantegna. Nous sommes très loin, non seulement « d’images sacrées », qui n’ont jamais existé, mais d’images conduisant au sacré. D’ailleurs la Renaissance
traite les sujets d’inspiration mythologique (païenne donc) de la même façon que les sujets
« chrétiens » répondant aux commandes religieuses. D’ailleurs celles-ci, surtout dans la première Renaissance où l’humanisme rationaliste était triomphant, peuvent fort bien mêler les
deux dimensions ou admettre que les artistes le fassent (Michel Ange, bien que déjà maniériste et platonicien, intègre la barque de Charon dans son « Jugement de Dieu », par exemple). C’est bizarrement ce que reproche à l’art italien Erasme, qui de ce point de vue, anticipe
des critiques de la Contre Réforme. Dans son « Dialogus ciceronianus », publié en 1528
(juste après le sac de Rome de 1527, par les troupes de Charles Quint, plus particulièrement
par les lansquenets protestants du connétable de Bourbon, tué pendant l’assaut), Érasme se
livre à une attaque contre l’humanisme romain, et particulièrement contre sa conception des
arts et l’usage qu’il en fait en regard à la religion :
« Dans les tableaux, nos regards sont plus souvent captivés par Jupiter glissant du toit
dans le sein de Danaé que par Gabriel annonçant à la Sainte Vierge la conception divine ; le rapt de Ganymède nous séduit plus que l’ascension du Christ ; nos yeux s’at5 Emile Mâle, « L'art religieux du XIII° siècle en France », Ed Armand Colin, Paris 1969.
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tardent avec plus de plaisir sur la représentation des Bacchanales ou des fêtes du dieu
Terme pleine de turpitudes et d’obscénités que sur la résurrection de Lazare ou le baptême du Christ. »
Il ressort de ce rapide survol les points suivants :
• L’image n’est jamais « sacrée » en elle-même. Elle n’est au mieux qu’une médiation
vers le sacré. Elle est une indication, un signe… Si l’image pouvait être considérée
comme sacrée en elle-même, il serait possible de lui rendre un culte de latrie, ce qui
justifierait l’idolâtrie.
•
Le sujet manifeste n’épuise pas le contenu de l’œuvre. Il peut n’être qu’un prétexte
plus ou moins avoué. Tout dépend des rapports qu’une société donnée, et un artiste
dans cette société, entretient avec le monde et l’idée de Dieu. Ainsi un sujet religieux
n’a pas le même sens au Moyen Âge et à la Renaissance. Même si dans le second cas,
il reste significatif de l’autorité politique et spirituelle de l’église, il est abordé à travers le prisme de l’humanisme. Bien sûr, cela peut varier selon la sincérité et le degré
de la croyance du peintre, mais même chez les plus mystiques (comme Fra Angelico,
par exemple) on sent bien que l’homme et sa représentation a pris une nouvelle place.
Du point de vue théologique l’image peut encore n’être considérée que comme un
signe, mais en tant qu’elle manifeste une fascination réelle devant le monde, elle n’est
plus un signe, puisque c’est bien ce monde qu’elle invite à contempler et c’est pourquoi sa représentation prend autant d’importance.
• Dans tous les cas l’image est pour l’église un enjeu politique, puisque dans tous les cas
elle est utilisée par l’église pour transmettre son dogme. Mais elle le fait de façon très
différente au Moyen Âge et à partir de la Renaissance. À partir de la Renaissance, elle
est subornée à la figure de l’homme et du monde. Ce n’est plus la distance écrasante
vis-à-vis de la divinité qui est recherchée mais l’empathie ou la sympathie avec un
homme ou une femme, incarnant une divinité ou une personne sacrée. C’est en tant
que mère que la vierge à l’enfant touche son public. Cette empathie peut aller très loin
dans des œuvres nordiques comme le Retable d’Issenheim, où le Christ souffrant devait permettre l’identification avec les malades atteints de la maladie incurable du
charbon, appelés à le voir chaque jour. Avec le baroque, qui sera largement l’art de la
Contre Réforme, l’église prend le contre pied de l’austérité puritaine du calvinisme
surtout. Elle surcharge ses églises d’ensemble d’images, qui jouent sur les affects et
visent à en mettre « plein la vue ». Elle espère par là, non sans une certaine efficacité,
impressionner les esprits les plus simples et les plus vulnérables parce que les plus
émotifs.
Les temps modernes : XIX°, XX°, XXI° siècles.
Prémisses :
Ce rapide survol des rapports entre l’art et la religion du Moyen Âge au XVIII° siècle est
beaucoup trop sommaire pour qu’il puisse prétendre avoir traité la question. Mais il permet de
voir que si, ce qu’il est convenu d’appeler l’art religieux, a eu une place considérable, son
sens s’est beaucoup modifié suivant les périodes. Il ne suffit pas qu’un tableau traite un « sujet religieux », c’est-à-dire indexé sur un dogme et (ou) figurant des textes « saints », pour
qu’il soit religieux, au sens profond du terme. En clair, si le centre d’intérêt s’est déplacé de
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Dieu vers l’homme, c’est l’homme qui est véritablement visé et ce n’est plus Dieu même si,
par ailleurs, l’homme représenté est censé être un dieu incarné. La visée détermine le sens : ce
n’est pas la même chose de ne voir dans une figure humaine qu’un « signe » (Thomas
d’Aquin), au fond sans grande importance, et de la regarder comme l’objet essentiel hypostasié. Faire des personnages « divins » des hommes, souffrant et jouissant comme les hommes,
revient à diviniser les hommes puisque c’est les penser comme des dieux. Marsile Ficin
n’écrivait-t-il pas : « La première manière qu’ont les hommes d’imiter le culte divin, est de se
vénérer eux-mêmes comme des dieux ». Nous avons donc un double mouvement : les dieux se
font hommes et les hommes se font dieux. L’art aide à faire le pas les uns vers les autres et
c’est, en lui, dans le tableau, qu’ils se rejoignent. Compris ainsi, le tableau et la perspective
expriment donc une conception du monde par laquelle le particulier (l’homme réel et son
monde) fusionne avec l’universel (l’absolu).
Comme il faut en venir aux XX° et XXI° siècles, il n’est pas possible de pousser plus loin
l’analyse des implications de ce glissement opéré par l’humanisme par rapport au Moyen
Âge. Disons pour simplifier que si l’homme est le véritable sujet de l’œuvre, le sujet religieux
proprement dit, n’apparaît plus donc que comme un prétexte, ou un thème imposé par les
commanditaires. En ce sens, il est loin d’être neutre et sans importance. Il a toujours une fonction politique, au service de l’église certes mais aussi du pouvoir temporel, qui s’impose à
l’art au lieu de fusionner avec lui, comme c’était largement le cas au Moyen Âge. Nous avons
vu ce qu’il en était avec la Contre Réforme et l’Inquisition.
Après la révolution française l’église n’avait plus ni le même pouvoir ni la même place. Pour
autant, rien ne permet de penser que, sur le fond, elle ait changé quant à ce qu'elle attend de
l'art et des artistes, mais elle n'a plus guère les moyens de l'imposer si ce n'est en s'appuyant
sur la carotte économique : donner aux artistes des commandes qui leur assurent un revenu.
Autrement dit, l'église se positionne plutôt comme un client que comme une autorité spirituelle (comme au moyen âge), ou comme un mécène (comme au XVII° siècle). Elle s'inscrit
donc déjà dans un marché de l'art en formation et se soumet en s'adaptant aux lois capitalistes
de ce marché. Il ne s'ensuit pas que les commandes ecclésiastiques soient en diminution. Le
problème est plutôt un manque « d'inspiration ». Dans « Du romantisme au réalisme »6 , Léon
Rosenthal écrit : « ...le nombre des tableaux de piété augmente, depuis 1831, de salon en salon. Ils avaient d'abord presque disparu. » La date de 1831 n'est pas fortuite. Cette résurgence
du tableau de piété n'est sans doute pas étrangère au contrecoup de la révolution de 1830. Rosenthal poursuit: « Un rapport fait au comité des Beaux Arts de l'institut catholique (sans
doute la confrérie de Saint Jean) par un certain Schmidt, en 1843, constate que le nombre des
toiles religieuses a plus que doublé depuis 1831. Elles étaient 125 en 1843, elles sont 232 en
1844. » Mais, pour autant, cette augmentation de la quantité est inversement proportionnelle à
la qualité. Rosenthal cite même la critique de l'époque pour qui « on sent dans presque tous
les tableaux religieux l'absence d'inspiration... ». Pour lui, « ce n'est plus qu'une affaire de
commerce. »
La spiritualité comme refuge et comme protestation.
Si une expression religieuse se manifeste en art, c’est, maintenant, sous une autre forme. Jean
de Loisy ne dans le catalogue de l’exposition « Les traces du Sacré » dont il est un des com-
6 Léon Rosenthal, « Du romantisme au réalisme », Ed Macula, Paris 1987. Pages 86-87.
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missaires écrit à propos du romantisme de Friedrich, qu’il présente comme « l’archétype de
l’artiste mystique », que son effort « fut de transmuter cette sécularisation du monde en une
nouvelle forme d’art chrétien, sans le support de l’imagerie biblique qui avait nourri l’art
religieux depuis le Moyen Âge ». Autrement dit, ce religieux nouvelle formule qu’inaugurerait
Friedrich, ne sera pas au service d’une église, ce qui le différencierait radicalement de toute
l’imagerie religieuse que l’art dit « sacré » avait produit jusque là. En fait, il faut nuancer le
propos de Jean de Loisy. Le tableau de Friedrich, « L’abbaye dans la forêt de chênes », daté
de 1809-10, présent dans l’exposition, montre plutôt la « ruine » (au sens propre comme au
sens métaphorique) d’une église incapable d’assumer sa mission spirituelle dans un monde
voué à la mort. En cela, son œuvre exprimerait plus la nostalgie d’une « imagerie » perdue
que son abandon. Mais il reste que cette nouvelle « imagerie », ne répond plus à la mission
que confiait à l’image un Grégoire le Grand ou même, un Thomas d’Aquin.
Toujours à propos de l’exposition du Centre Pompidou, dès l’avant propos du catalogue
d’Alain Seban, président du Centre, le ton est donné. On nous dit qu’il s’agira de « la quête de
l’homme moderne cherchant dans des cieux devenus profanes les réponses aux interrogations
éternelles ». Il faudra évoluer « entre l’homme et les dieux, entre l’homme et l’absolu… ».
Mais cet absolu, la religion (ou les religions) ne pouvant plus l’assumer, ce sera à l’art de
prendre le relais. L’art deviendrait donc, en lui-même, la religion des temps nouveaux.
Je reviendrai sur le concept d’absolu ou d’Essentiel et à cette idée d’un Art/religion. Pour
l’heure je voudrais insister sur son opposition au narratif qui renvoie à l’événement (contraire
de l’éternité attribut de l’absolu). En cela, l’art nouveau s’opposera au « tableau d’histoire »,
« genre majeur » à partir de la Renaissance jusqu’au XVIII° siècle, qui se donnait pas tâche de
donner un équivalent dans le registre de la « peinture » des grands récits bibliques, de l’histoire ancienne et de la mythologie gréco-romaine (ut pictura poesis). Mais c’est surtout le narratif comme suspect de n’être qu’un divertissement qui provoque le rejet. Le divertissement
c’est le commercial. Au fond, s’annonce dès le XIX° siècle, principalement dès la seconde
moitié, le rejet de ce qu’Adorno et Horkheimer appelleront, en 1944, « L'industrie
culturelle ». Or, le divertissant est ce qui provoque une « jouissance », le plaisir des sens, aux
dépens des choses de l’esprit, de la pure contemplation. Et c’est ainsi que dans son acception
vulgaire le « jouisseur » est identifié au « matérialiste ». C’est pourtant bien ainsi que le comprend Kandinsky dans son livre célèbre, « Du spirituel en art ». Il écrivait :
« Et dans les périodes où l'âme est engourdies par des visions matérialistes, par l'incrédulité, et par les tendances purement utilitaires qui en découlent, dans les périodes
où elle est négligée, l'opinion se répand que l'art « pur » n'existe pas pour des buts
déterminés de l'homme, mais qu'il est sans but, que l'art n'existe que pour l'art (l'art
pour l'art). Ici le lien entre l'art et l'âme est à demi anesthésié. »
Après « art pour l'art », Kandinsky introduisait une note qui précisait sa pensée et dans laquelle nous pouvons lire :
« C'est une protestation inconsciente contre le matérialisme qui veut tout réduire à
une forme pratique et utilitaire ».
Pour lui, le matérialisme réduirait donc « tout » à une « forme pratique et utilitaire ». Il incarne pour lui la mentalité du jouisseur et de l’homme avide de gains. En cela, le bourgeois,
obsédé par les objectifs de rentabilité, ne produisant que pour le profit et pour les avantages
qu’il peut en tirer, incarne de façon exemplaire le matérialiste ainsi défini. D’une façon géné-
10
rale on trouve dès la fin du XIX° siècle et au début du XX°, dans les milieux artistiques, un
rejet du bourgeois et de ses « valeurs » auxquelles sont opposées celles d’une spiritualité plus
ou moins syncrétique, issues d’un christianisme primitif ou des religions orientales (bouddhisme déjà valorisé, par exemple, par Schopenhauer). C’est probablement ce mépris de la
bourgeoisie qui permet de comprendre la sympathie du spiritualiste Kandinsky pour les premières années de la révolution d’Octobre, surtout après la grande boucherie de la guerre de
14-18. Mais l’exemple de Malevitch est, de ce point de vue, encore plus clair. Il a toujours
mis son attachement aux traditions mystiques de la vieille Russie au centre de son œuvre. Son
exposition « 0,10 » de 1915 à Moscou est célèbre, non seulement parce qu'elle constitue une
exposition manifeste et fondatrice du suprématisme, mais à cause de son choix de placer son
« Carré noir sur fond blanc » à la place réservée aux icônes dans les isbas russes traditionnelles. Son œuvre était donc posée comme une icône « traditionnelle-moderne ». C'est indiscutablement ce que voulait dire Malevitch. Pour autant, sa mystique, ne l’empêchera pas de saluer
l’avènement de la révolution d’Octobre.
Les problèmes qu’il rencontrera par la suite ont à voir avec le stalinisme et la politique de ce
dernier en matière d’art, n’enlèvent rien à cet engagement. C’est là un aspect important pour
apprécier le « spiritualisme » des artistes. Il apparaît en fait, dès le début du XIX° siècle, avec
le mouvement romantique, et même s’il prend une forme « passéiste », réactionnaire même, il
est la plupart du temps, avant tout une forme de protestation contre l’univers comptable, mesquin, de la bourgeoisie. En cela, il est une valeur refuge (se refugier dans l’irrationnel contre
la « rationalité » comptable de la, soi-disant, rentabilité économique), une fuite vers un au-delà parce que le quotidien terre à terre est insupportable. De ce point de vue, il ne diffère guère
de la mode pour le gothique ou pour l’Orient. D’ailleurs, romantisme et orientalisme, ne sont
souvent que d’autres expressions, au XIX° siècle, d’une fascination pour le spiritisme. D’où
un syncrétisme religieux mêlant par exemple christianisme et bouddhisme, qui remplace l’ancienne allégeance à la religion officielle.
Cet irrationnel-refuge, contre le rationnel-bourgeois (qui n’a évidemment rien à voir avec la
raison scientifique ou philosophique, il faut toujours le rappeler, mais qui est ressenti comme
mesquin et agressif par les artistes) n’est pas qu’une affaire du XIX° siècle ou d’artistes notoirement « spiritualistes » comme Malevitch ou Kandinsky. On le trouve par exemple dans la
véritable haine de la raison que professent les surréalistes et leur fascination pour la magie, les
voyances et même la folie. Cela n’empêchera pas plusieurs membres notoires du mouvement
de rejoindre le parti communiste ou, comme Breton, Perret et Naville, Trotsky et le mouvement trotskyste. Pas plus que cela ne les empêche de produire des images anticléricales et
même anti religieuses, souvent teintées de provocation. C’est le cas par exemple, de la
« Sainte Vierge corrigeant l’enfant Jésus devant trois témoins : Breton, Eluard et Ernst » de
1926. Mais la provocation antireligieuse peut être aussi une forme de religiosité. Sade par
exemple, que les surréalistes admiraient, proposait de faire l’amour au travers d’une hostie
consacrée. Mais pour que « ça marche », pour que le blasphème ait un sens, il faut que l’on
croie au caractère sacré de l’hostie.
Cependant, ce mouvement contradictoire est une donnée qu’il faut garder à l’esprit lorsqu’on
parle du spiritualisme ou du mysticisme des artistes sans quoi, on tomberait vite dans un
schématisme simpliste. Par contre, il faut bien les distinguer de l’exploitation qui en est faite
par le « discours institutionnel » qui, lui, relève d’un calcul d’une toute autre nature.
11
L’absolu.
Le rejet du narratif – qui par définition est fait d’une succession d’événements provisoires - a
pour corolaire le culte de ce qu’on pourrait nommer « l’Essentialité », pensée comme la négation du transitoire et du changeant, de ce que Thomas d’Aquin appelle « l’accident », c’est-àdire la contingence. Contre la contingence, l’essentialité projette vers l’absolu, l’intemporel,
l’immuable, l’éternel, c’est-à-dire vers autant de concepts qui sont considérés comme les attributs de Dieu. Dans cette opposition entre narration et absolu, nous retrouvons l’opposition
entre Dieu et le monde, tel que la donne par exemple Saint Augustin dans la « Cité de Dieu ».
Pour lui le « Dieu véritable » est d’une « nature vivante, incorporelle, immuable » débouchant
sur « l’éternité ». Et il s’oppose aux choses de la terre qui elles « ont leurs limites dans les
choses corporelles, temporelles, changeantes, mortelles. »
En se proposant de visualiser « l’essentiel » ou « l’absolu » - autrement dit, Dieu, même s’il
n’est pas nommer en tant que tel puisque c’est maintenant l’image elle-même qui l’incarne l’art se propose donc de visualiser ce que la théologie avait toujours considéré comme relevant de l’invisible et de l’inconnaissable, parce qu’échappant à toute finitude et à toute proportion (Nicolas de Cues est clair sur ce point). En cela, l’art nouveau rompt radicalement
avec la théologie puisque l’image n’est plus un signe qui renvoie à un non montrable, mais est
effectivement présence montrée de ce non montrable. Mais en même temps, il en reprend tout
l’argumentaire, originellement appliqué à Dieu, pour maintenant l’appliquer à l’art. Il reprend
notamment le concept de la théologie négative. L’art sera pensé dans l’absence, dans la négativité. On pourra dire ce que l’art n’est pas, mais non ce qu’il est.
Le courant de l’abstraction, qui se développe au début du XX° siècle, rend compte le mieux
de ce processus. Elle doit être comprise dans le sens général du refus de toute figure, ou plus
exactement de toute forme. C'est ainsi que pour la théosophie de Mondrian il faut « abolir la
forme »7. Et il en donne la raison : la forme « raconte ». Elle est par nature narrative. Autrement dit, elle conduit au transitoire, au changeant. Voici exactement ce qu'écrit Mondrian :
« L’expression de la vie variante se montre comme la forme se montre. Parce que la
forme nous raconte toujours quelque chose, elle est « descriptive ».
Ce qui est donc rejeté c'est à la fois la variance, la monstration, la description... Il faut traduire, pour plus de clarté, le sens de ces définitions. La variance c'est la vie réelle qui est effectivement changeante, mouvante. Elle est ce qui se voit, qui peut être montré et décrit, autrement dit, ce qui peut être figuré. Le but réel de l'art, sera pour Mondrian, l'au-delà du visible, de la figure, de l'image, et donc, l'au-delà de la forme. Si l'on sait que les arts plastiques se
définissent avant tout comme des arts de la forme (c'est du moins ce que nous apprend l'étymologie), l'abolition de la forme n'est pas autre chose – si l'on pousse cette logique jusqu'à son
terme - que l'abolition des arts plastiques 8. Aussi, suis-je d’accord avec Alain Besançon9, lorsqu’il voit dans le développement de l’abstraction une continuité avec les iconoclasmes reli7 Mondrian « La morphoplastique et la néoplastique » publié en 1930. Dans « La Peinture », Op cité.
8 Il n'est peut-être pas inutile de rappeler la définition des arts plastiques, donnée par Étienne Souriau, dans son
« Vocabulaire d'esthétique ». Elle vaut ce qu'elle vaut... Il écrit : « Du grec, qui peut être modelé, mis en
forme. Du modelage de l'argile, le terme s'est étendu à tous les arts de la forme et du dessin, qui s'adresse à
la vue et s'exprime essentiellement dans l'espace. » Ed PUF, Paris 2004;
9
Alain Besançon, « L’image interdite », Ed. Gallimard, Paris 1994.
12
gieux. Mais alors que l’image était niée en tant que telle car suspecte d’exprimer ce qu’elle ne
pouvait exprimer en aucun cas, l’absolu (ce qui aurait justifié qu’elle puisse être adorée),
l’image abstraite tendra vers cet absolu, mais en tant qu’image de non image.
La position de Malevitch est sans doute plus radicale encore. Tout en se référant à l'icône, lui
donne un sens radicalement différent de son concept originel qui d’être au mieux, l’empreinte
du divin selon Théodore Stoudite (ou Studite), ce que, d’ailleurs, la tradition occidentale n’acceptera pas. Mais même en Orient, et même du point de vue des défenseurs des images, elle
n'est qu'un artefact. Or, telle n'est pas la position de Malévitch. Pour lui l'art est pleinement
autosuffisant. Dans son Manifeste du Suprématisme de 1915, il reproche à l'art du passé de ne
pas « avoir parlé sa propre langue », de ne pas avoir « constitué son propre but », autrement
dit d'avoir traité des « sujets » y compris religieux (il condamne Giotto et Gauguin...) au lieu
d'être à lui-même son propre « sujet ». Concernant le « sacré », son but n'est pas de le « traiter », comme l'a fait selon lui l'art du passé, mais de « l'être ». L'icône qu'il propose - à son
public ou à ses fidèles ? - sera auto-suffisante, capable « d'incarner » et de « visualiser »
(montrer?) le non-montrable. Et c'est bien en cela, que l'art atteindra au « suprême ». Mais
l'essentiel, le Tout, qui est maintenant son but, étant par essence infini, ne peut plus être limité, y compris par l'objet artistique quel qu'il soit. Il ne peut donc plus être un signe puisque le
signe agit dans le domaine du visible et du contingent. L'art ne pourra plus assumer sa tâche
que sur le seul mode possible qui lui reste, celui de l'absence. Le « Tout » sera donc montré
par la médiation du « Rien » parce qu'au niveau de l'absolu, il n'est que l'autre face du
« Tout ». C'est ainsi que pour Malevitch la pure surface noire pourra s'inverser indifféremment
en pure surface blanche, sans changer de sens. Au carré noir répondra le carré blanc. Mais
dans les deux cas, nous aurons le vide, l'absence... Sauf peut-être, qu’avec le blanc sur blanc,
l’absence de contrastes, radicalisera le propos. Mais ce ne sera pas n'importe quelle absence.
Ce sera l'absence ontologique, la plus haute définition de l'Être10 .
On comprendra que cette expression mystique, ne pourra avoir d'autre issue artistique qu'un
iconoclasme d'autant plus radical qu'il ne pourra se limiter, comme les iconoclasmes du passé,
aux seules figurations sacrées. De même, cet Art du Rien mystique, n'étant au service que de
lui même, trouvant sa dimension religieuse en lui-même, ne pourra être au service d'aucune
religion particulière. Foncièrement religieux il ne pourra paradoxalement s'inscrire dans aucune religion et n'être revendiqué par aucune d'entre elles. Mais on comprend que pour Alain
Besançon, la question du lien entre l’abstraction et le religieux soit majeur. Il écrit, « C'est
donc au sein d'un mouvement religieux, et plus exactement mystique, que s'élabore l'art « abstrait »». Et Paul Ardenne, peu suspect d’être critique à l’égard de l’art contemporain, n’a pas
tort lorsqu’il signale dans son livre, « L’art, l’âge contemporain »11 , « la défiance à l’égard
du visible ». C’est le moins que l’on puisse dire…
Avec Yves Klein, dans les années 60, ce mouvement trouve une sorte d’achèvement car il
donne un paradigme pour ce qui sera convenu d’appeler « l’art contemporain ». Rosicrucien,
Yves Klein est sans doute le continuateur le plus évident de cet aspect de la pensée de Malevitch. Il s'y réfère d'ailleurs explicitement (alors qu’il est plus réservé sur Mondrian). Le prin10
« Le suprématisme, écrit Malévitch, c’est la peinture de la sensation pure, la blancheur infinie, le sentiment
de l’absence d’objet. Le carré blanc apparaît comme l’impulsion vers les fondements de la construction du
monde ».
11
Paul Ardenne, « L’art, l’âge contemporain », Ed du Regard, Paris 1997.
13
cipal intérêt de sa « démarche » est qu'elle pousse la logique à la fois iconoclaste et mystique
jusqu'à un point extrême, jusqu'à la suppression, en tout cas, de la matérialité de l'œuvre de
façon bien plus radicale que le courant conceptuel par exemple. Dans sa quête de l'infini, le
monochrome, bien que supposé sans dimension puisque pouvant - selon son concept - se déployer sans limites, n'en était pas moins limité par ses limites objectives. Aussi, par son exposition du « vide » le 28 avril 1958 dans la galerie Iris Clert et par ses « zones de sensibilité
picturales immatérielles », Klein supprime « l'objet » d'art aussi minimal soit-il, ne donnant à
« voir » (et à vendre, il ne faut pas perdre le nord !) que l'absence, que le « Rien » au sens le
plus littéral du terme. Évidemment, comme l'a fait remarquer son principal commentateur
universitaire, Denys Riout, « il faut y croire »12 . Effectivement, aucun argument raisonnable
(au sens de fondé sur la raison) ne pourra convaincre que sur un pan de mur absolument vide,
se trouve effectivement une « zone de sensibilité picturale immatérielle », puisqu’elle est, justement, immatérielle. On y croit ou on n'y croit pas. Comme dans n'importe quelle religion, ce
n’est qu’une affaire de foi.
Le paradoxe, assez amusant d'ailleurs, concernant Klein est que sa recherche méditative de
l'infini n'a jamais rien eu de très monacal. Elle a été au contraire très spectaculaire et très
mondaine. Pour son exposition du « vide », la galerie Iris Clert était « pleine » du « tout Paris », sans oublier les gardes républicains en tenue de cérémonie. Et encore, Klein n'a pas obtenu tout ce qu'il voulait, notamment une illumination de l'obélisque de la place de la Concorde. Mais il n'en a pas moins fait faire un film qui conduisait progressivement, grâce au
suspens de la mise en scène, jusqu'au temple de l'infini du vide qu'était supposée être la galerie. Cela fait beaucoup de spectacle pour une œuvre qui se voulait, par essence, la négation de
tout spectacle (le vide) ! Les mêmes remarques pourraient être faites à propos de ses « zones
de sensibilité picturales immatérielles ». Que seraient-elles devenues sans les récépissés témoignant de la vente ; sans la mise en scène du jet de l'or, par lequel elles ont été payées, dans
la Seine ; sans les photographies qui ont immortalisés, pour des générations d'étudiants en art,
ces grands moments du Rien ? On peut légitimement se demander : si ces « zones » avaient
par elles-mêmes une présence spirituelle auto-suffisante, qu'avaient-elles besoin de tout ce
bric-à-brac médiatique ?
Pour être complet avec Yves Klein, il faut évoquer « la salle vide », « peinte » par Klein luimême d'un blanc immaculé, en 1961 à Krefeld, au Museum Haus Lange. Cette salle, à force
d’être visitée (pour voir qu’il n’y a rien à voir, parce que tout est au-delà du voir) avait fini par
se salir. Où était donc le blanc immaculé, signe de l’infini ? Il a donc fallu repeindre la salle,
tâche assurée par des artisans peintres puisque Klein était mort. Mais alors s’est posée une
grave question : était-ce encore une œuvre de Klein ? Qu’était devenu le « mana » mystique
de l’artiste, sous le geste vulgaire d’ouvriers mercenaires ? Denis Riout, commentateur attitré
de Klein discute longuement et savamment de ce problème majeur pour la pensée dans son
livre « Yves Klein, manifester l'immatériel ».
Cependant, le mérite de Klein, par delà de ses contradictions entre son mysticisme et ses besoins médiatiques, aura été, au nom d'un l'invisible hypostasié, de ramener l'art à n'être que
sublimation de l'absence, du vide, du blanc pur, vierge de toute trace, de toute ligne, de tout
dire, comme expression de l'inexprimable. Il relève d'un verbe pur, immaculé et immatériel
dont la « réalité » est d'abord un acte de foi. Ainsi se trouve réactivée, et en même temps an12 Denys Riout, « Yves Klein, manifester l'immatériel », Ed Gallimard Paris 2004.
14
nihilée, la théorie des images de la mystique médiévale, pas tellement dans la logique d'un
Thomas d'Aquin, trop philosophe et trop logicien, plutôt dans celle de l'hésychasme byzantin13 ou – autre source à la mode, très branchée – dans celle du bouddhisme zen. En ce sens,
après la page blanche de Mallarmé, le « Carré blanc sur fond blanc » (1918) de Malevitch,
etc., l'exposition du vide de 1958 et les « zones de sensibilité picturales immatérielles »
d'Yves Klein seront les références obligées, parce qu'idéales, du « sacré » moderne et contemporain. Tout le reste ne sera que variations sur un thème obligé... Les exemples seront nombreux. En voici un. En 1969, Robert Barry, artiste américain conceptuel, présente une « exposition » à la galerie « Art & Project » d'Amsterdam. Le carton d'invitation précise : « La galerie sera fermée pendant la durée de l'exposition ». Il va de soi que la galerie, n'ayant rien à
montrer puisque fermée, est restée vide... Significativement, Robert Barry, dans son entretien
avec J. Matthies a précisé : « (dans) une œuvre d'art de qualité, l'invisibilité sera présente de
toute manière, même si l'œuvre est visible »...14 D'où, sans doute, une exposition qu'on ne peut
pas voir - invisible donc - qui atteint par là son maximum du « qualité ».
Les sujets religieux : nouvelle formule.
Pour autant, l’art contemporain n’a pas renoncé à traiter des « sujets » en peinture, mais aussi
par le moyen de performances ou d’installations. Pour cela, il a très bien pu avoir recours à
des thèmes emblématiques des religions ou à leurs liturgies. Dans une certaine mesure, on
peut admettre le descriptif donné par Catherine Grenier, dans l’introduction à son livre :
« Au-delà du phénomène sporadique de la différence directe à la référence religieuse,
l’analyse des travaux d’un grand nombre des artistes qui se disputent aujourd’hui le
devant de la scène internationale, fait apparaître une onde de fond qui touche l’art au
travers de ses formes et de ses médias les plus divers, un nouveau souffle dont l’un des
vecteurs principaux est le réinvestissement de la conception chrétienne de l’homme et
du monde, de la vie et de la mort. »
Mais, ce sont là des références souvent syncrétiques qui sont bien loin de faire des artistes les
propagandismes d’une église ou d’une religion. Parfois même, ces manifestions ont fait scandale auprès de certains milieux intégristes, et même des autorités religieuses, car elles ont très
pu prendre la forme de sortes de messes noires. Mais là où se trouve le Diable, Dieu n’est pas
bien loin. En fait, à moins de ne pas reconnaître l’absolutisme divin, il faut que le Diable ne
soit qu’une dimension de Dieu, sinon son territoire limiterait celui de Dieu. Et même si on
croit qu’il n’existe que pour donner aux hommes la liberté du choix entre le bien et le mal, ce
mal pour être voulu de Dieu doit être en Dieu. Le diable en tant que retournement négatif de
la divinité, n’est encore qu’une affirmation de cette divinité.
En voici un exemple célèbre. Michel Journiac, ancien séminariste, a célébré, en 1969 dans la
galerie Templon à Paris, une « messe » pendant laquelle, les spectateurs ont dû communier
13 Dans son livre, « L'icône byzantine », Tania Velmans montre que pour Grégoire Palamas, principal représentant de l'hésychasme au XIV° siècle, on pouvait accéder à la « lumière divine » par les sacrements et la prière.
Pour lui, une icône est une prière. Elle cite son « Premier traité à la défense des Saintes Icônes ». Palamas
s'adresse à un peintre d'icônes : « Fais par amour pour Lui, l'icône de celui qui nous est devenu Homme ; par
elle souviens-toi de Lui, par elle adore-Le, par elle élève ton esprit vers le corps adoré du Sauveur assis en
gloire à la droite du Père des cieux. » Op cité.
14 Cité par Leszek Brogowski dans « Éditer l'art », Ed de la Transparence, Paris 2010.
15
avec des hosties faites de rondelles de boudin de son propre sang. L’œuvre est intitulée
« Messe pour un corps ». Sans commentaire…
Autre exemple, tout aussi significatif : la crucifixion de Chris Burden. Il se fait crucifier au
dos d'une vieille Volkswagen en 1974 à New York (« Trans-Fixed », soit « trans-percé »).
Pour « Trans-Fixed », Chris Burden ajoute à la photographie qui rend compte de la performance un texte explicatif :
« Dans un petit garage de Speedway Avenue, je suis monté sur le pare-choc arrière
d'une Volkswagen. J'ai appuyé mon dos sur l'arrière de la voiture, écartant mes bras
sur le toit. Des clous furent plantés à travers les paumes dans le toit de la voiture. La
porte du garage fut ouverte et la voiture avancée à moitié dans Speeday Avenue. Le
moteur fut lancé à pleine vitesse pendant deux minutes, hurlant à ma place. Deux minutes plus tard, il fut arrêté et la voiture repoussée dans le garage dont on ferma la
porte. »15
Ainsi, Chris Burden, de son propre aveu, renouvelait le martyre du Christ mais en prenant, en
guise de croix, un symbole populaire et stéréotypé de la soi-disant « société de consommation », une Volkswagen, si bien que chacun comprendra, bien-sûr, le « radicalisme critique »
de cette performance! Pour faire bonne mesure, Chris Burden garde des « reliques » de ses
prestations. Ici, ce seront les clous! Au fond, Chris Burden se présente bien comme le Chris
martyrisé, retrouvé et réactualisé (« dépoussiéré », dirait-on en langage « branché »), qui
clame, pour notre salut (pourquoi d'autre sinon?), sa « souffrance » devant notre monde, supposé sans âme, par la médiation du hurlement du moteur de la voiture de « monsieur tout le
monde » !!!
Chris Burden, dans ses performances, à multiplié les expériences « douloureuses » (« Shoot »,
en 1971 où il demande à un ami de lui tirer une balle dans le bras ; « Five day Locker piece »
en 1973, où il se enfermer pendant 5 jours dans un casier de consigne, etc.). Quand il ne se
pose pas en Christ, il se pose pour le moins, en martyre. Certes, tous les artistes ne font pas
ainsi, mais il n’est pas tout de même une anomalie dans le paysage artistique. À propos de sa
performance de 1975, « Le corps pressenti », réalisée dans la galerie Krinzinger à Innsbruck,
Gina Pene qui s'était lacérée la plante des pieds au point de laisser des traces sanglantes sur le
sol de plâtre autour des spectateurs, fait le commentaire suivant dans sa « Lettre à un(e) inconnu(e) »16 : « Si j'ouvre mon corps afin que vous puissiez y regarder votre sang, c'est pour
l'amour de vous : l'autre. »
Deux démarches parallèles ?
On peut penser, concernant l’art moderne et contemporain que nous sommes en présence de
deux démarches parallèles : d’une part, l’œuvre incarnant l’absolu en visualisant l’invisible,
jusqu’à être invisible elle-même, ne relevant plus par conséquent que de la foi ; d’autres part
un retour du sujet, mais un sujet dans lequel l’artiste s’immerge. Il ne représente plus, il incarne dans sa personne son sujet. Les deux démarches ne sont parallèles qu’en apparence.
Dans les deux cas, l’œuvre n’est ni un signe ni une représentation : elle est une incarnation
effective. Elle ne renvoie plus, comme le demander Thomas d’Aquin (et même Grégoire le
15 Catalogue de l'exposition « Hors limites », Centre G Pompidou, Ed du Centre 1994.
16 Gina Pene, « Lettre à un(e) inconnu(e), Gina Pene, actions, Anne Tronche, Ed Fall, Paris 1997.
16
Grand) à une divinité que l’on peut seule adorer, elle est cette divinité. Thomas d’Aquin disait
« Dieu est à lui-même sa propre essence », le crédo minimaliste dit : « l’art est à lui-même sa
propre essence ». L’artiste ne figure plus le martyre des saints, il est lui-même le saint et nous
assistons à son martyre.
Les productions de Christ Burden ou de Gina Pene (et de bien d’autres) montrent qu’il n’est
pas tout à fait exact de dire, comme l’affirmait Jean de Loisy, dans le catalogue de l’exposition « Traces du Sacré » que la « nouvelle forme d’art chrétien » sera « sans le support de
l’imagerie biblique qui avait nourri l’art religieux depuis le Moyen Âge ». « Trans-Fixed »
repose indiscutablement sur le support de la narration, par les évangiles, de la passion du
Christ. Mais Christ Burden, n’est le porte-parole que de lui-même. Nous avons vu que, sous
une autre forme, c’était aussi le cas de la « Self Pieta » de Sam Taylor Wood. C’est pourquoi
les églises adoptent le plus souvent une position critique, voire un rejet complet, de cette
forme de religiosité qui leur échappe.
L’art moderne et contemporain n’est-il que religieux ?
On ne peut que reconnaître le caractère schématique et inachevé de ce descriptif, caractère
annoncé dès l’introduction. Ce caractère schématique était inévitable compte tenu de la vastitude du sujet et du peu de temps accordé pour le traiter. Il ne faut pas oublier qu’entre les deux
« démarches » mises en avant, il y a nécessairement des entre deux, des nuances infinies. Et
aussi, il y a les courants artistiques, ou les artistes, qu’on peut difficilement classer comme
« religieux », même au sens nouveau que ce terme a pris. Il y en a aussi que la haine des églises, mais aussi du religieux en lui-même, quelque en soit la forme, est une dimension de leur
engagement personnel, artistique autant que philosophique et politique. De ce point de vue,
toute image qui prend le « support de l’imagerie biblique », n’est pas forcément religieuse,
même au sens que lui donne un Christ Burden ou un Michel Journiac.
La crucifixion de George Grosz, datée de 1927, en est un bon exemple. Ce Christ botté, affublé d’un masque à gaz et doublant la crucifixion en brandissant un crucifix peut difficilement
passer pour une image religieuse (pas de spiritualité, pas d’identification) mais c’est indiscutablement une image qui prend en compte le religieux. C’est une œuvre polémique. Elle peut
être comprise de deux façons, non exclusives l’une de l’autre. D’une part, le christ est identifié au bidasse martyrisé ; et d’autre part, en tant que ce Christ est bénissant avec l’instrument
même de son supplice mais qui est surtout ici le signe d’une église qui a couvert de son sens
symbolique, la grande boucherie de 14-18. C’est sans doute, cette seconde interprétation qui
correspond le mieux aux intentions de Grosz puisque le texte, écrit de sa main, qui légende le
dessin, dit : « Fermer sa gueule et continuer à servir. »
Grosz était membre du mouvement Dada berlinois. Il sympathisait avec la révolution d’Octobre et se disait communiste. Dans « L’art est en danger. En guise de biographie » (dans Huiten. Spies, 1978), il disait :
« C’est un devoir pour l’artiste révolutionnaire de faire une propagande redoublée
pour éliminer de l’image de ce monde les forces surnaturelles, Dieu et les anges, pour
aiguiser le regard de l’homme afin qu’il voie quelle est sa relation au monde environnant. Les symboles les plus éculés et les extases mystiques du bluff le plus stupide autour du sacré et dont la peinture est actuellement remplie, que peuvent-ils encore pour
17
nous ? La vie et ses exigences sont trop fortes pour que toutes ces insanités peintes
puissent encore tenir devant elle. » 17
Conclusion.
Il ne semble pas qu’on puisse trouver, dans l’art proprement contemporain, des prises de position comparables à celle de Grosz, comme je ne vois guère d’ailleurs, d’œuvre comparable à
la sienne. Certes, la période post 68 a vu se développer des courants « engagés », se qualifiant
eux-mêmes de « révolutionnaires » qui auraient pu se réclamer de l’héritage de Grosz, notamment dans la « Jeune Peinture » et dans la mouvance de la « Figuration narrative ». Mais
leur référence avouée était plutôt le maoïsme et si ces courants ont pris des positions contre la
guerre du Vietnam ou contre la soi-disant « société de consommation », ils ont dit peu de
chose sur la religion. Par contre, on a vu un rejet de occidentalisme identifié au capitalisme, à
cette fameuse « société de consommation » et – une fois encore – au « matérialisme » (jouisseur) au profit de l’orient et de sa « philosophie ». En clair des religions orientales, comme
l’hindouisme et surtout le bouddhisme, censées véhiculer une spiritualité que les religions
chrétiennes, compromises avec l’occident (le capitalisme) ne serait plus à même d’assurer. Ce
mouvement pro-oriental n’est pas tout à fait nouveau puisqu’il est apparu dès le XIX° siècle.
Mais il a pris un essor particulier dans les années 70. Le mouvement hippie en fait partie.
Mais il a aussi beaucoup influencé des artistes américains comme le musicien John Cage, des
plasticiens comme Rauschenberg, Rothko, le vidéaste Bill Viola et bien d’autres… En France,
on peut penser que le peintre Soulage en fait partie. Tous ces artistes, très différents par
ailleurs, sont préoccupés d’essentialité, d’absolu et de spiritualité.
Avec l’esprit mou et « soft » du « post modernisme », la quête de l’absolu prend un tour plus
sophistiqué et maniériste. On est dans la relecture (on peut citer une fois encore la « Self Piéta » de Wood). Avec « For the Love of God » (en français : Pour l’amour de Dieu) Damien
Hirst crée une sculpture, en 2007, composée d'un véritable crâne humain recouvert de platine
et incrusté sur toute sa surface de 8601 diamants pour une valeur totale de 50 millions de livres. (Il est visible sous de strictes conditions au White Cube de Londres). La figuration du
crâne renvoie à toute la tradition méditative des « Vanités » du XVII° siècle, sur le peu d’importance des choses d’ici bas par rapport à celles de l’au-delà. En général, les « Vanités » enseignaient le mépris des richesses. Mais Hirst en recouvrant le crâne de diamants, retourne la
problématique et associe la richesse à l’idée de l’au-delà et ceci « pour l’amour de Dieu ».
C’est donc une Vanité inversée, tout comme la « Messe pour un corps » de Journiac était une
messe inversée. Mais cette fois, l’inversion est une jouissance raffinée et morbide, dans l’esprit des « décadents ». Hirst a fait d’autres crânes. Il est d’ailleurs obsédé par la mort qu’il
traite avec des animaux tranchés et conservés dans des aquariums remplis de formol. Son
« Damienhirstfather » se passe de commentaire (je n’ai pas la date).
Damien Hirst est un exemple. On peut en trouver beaucoup d’autres qui iraient dans le même
sens, comme le « Piss-Christ » (1987) d’Andres Serrano déjà évoqué. Il s’agit de la photographie d’un crucifix plongé (noyé) dans un bocal d’urine. On aurait tort d’y voir une provocation. Serrano le dit lui-même. Il voit dans la couleur de l’urine une référence au fond or des
icônes et la référence à l’urine ne fait que réactualiser, selon lui et ses commentateurs, le
« mystère » de l’incarnation.
17
Cité par Olivier Schefer dans « Religion de l’art et modernité ». Catalogue de l’exposition « Traces du
Sacré », Paris 2009.
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Si dans la période que nous vivons, les religions constituées sont bien en perte de vitesse (et
toutes les études le montrent), ont du mal à remplir leurs temples et leurs églises, le fait que
l’art puisse prendre le relais - ou être un substitut - est « pain béni » pour certaines gens qui
exercent des fonctions d’autorité. On sait que les religions ont toujours prêché la résignation
pour les choses de ce monde en nourrissant l’espoir d’un au-delà radieux. On comprendra
qu’alors que se multiplient les fermetures d’entreprises, les casses des services publics, la destruction des statuts professionnels et des acquis sociaux, que les gens puissent trouver des
gourous en la personne des artistes, puisque les églises ne peuvent plus efficacement remplir
cette fonction, est vu d’un fort bon œil par ceux qui détiennent le pouvoir quel qu’en soit la
forme. Pour ces gens là, c’est infiniment préférable que d’agir pour la défense des conditions
de vie. Il est préférable de se lancer dans une quête intérieure du sacré, de l’absolu ou de l’essentiel, que de descendre dans la rue pour exiger des choses aussi vulgaires, contingentes, matérialistes en un mot, qu’un emploi, un salaire, des services publics de santé et d’enseignement… Rien de bien nouveau. C’est la forme qui a changé : à l’artiste pourrait revenir le rôle
de prêtre ou de chaman.
Sur ce rôle donné à l’art, la conclusion du livre de Catherine Granier est significative. Après
avoir précisé que l’homme est maintenant « sans modèle, sans lien… », elle écrit :
« La question primordiale posée par l’art sera moins d’échapper aux contingences
humaines, que d’en éprouver la réalité et de jouir de cette assurance. Opérant pour ce
faire un retour à la conception chrétienne de l’homme, les artistes rencontrent l’actualité d’une réflexion interne au christianisme qui réactive la conscience des fondements
de l’incarnation. »
Pour elle, il s’agit d’une « remise à jour et de la réinterprétation de son héritage chrétien
refoulé. » Et elle conclut :
« Les héros sont fatigués, mais comme le rappelle si poétiquement Francis Alÿs, dans
cette œuvre récente qui voit une foule humaine repousser de quelques centimètres une
large frange de désert, « la foi soulève des montagne ». »
Autrement dit, dans un monde sans perspective, il reste la foi et quelques centimètres gagnés
que le désert (par exemple sauver quelques dizaines d’emplois sur des milliers programmés).
Rien de bien nouveau, si ce n’est que c’est à l’art qu’on veut donner la tâche de porter la
bonne parole.
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