5 La prise de pouvoir du marketing sur la musique populaire
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5 La prise de pouvoir du marketing sur la musique populaire
ST226-6343.book Page 55 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 5 La prise de pouvoir du marketing sur la musique populaire « Lorsqu’on voit avec quelle rapidité les gens venus en masse du marketing ont sinistré le métier du disque bien plus efficacement que le téléchargement, je n’ose imaginer vers quoi nous nous dirigeons dans l’univers de la télé 1. » Alain de GREEF DANS L’INDUSTRIE DU DISQUE La toute puissance des directeurs marketing est une chose assez récente dans les entreprises, et en particulier dans les maisons de disques. Le marketing est une forme moderne et passionnante de sociologie qui joue un rôle important pour la croissance économique. Mais elle est aussi l’ennemi de la consommation lorsqu’elle exploite cyniquement l’énergie libidinale jusqu’à l’écœurement. Le marketing des produits culturels dérivés ne se contente plus d’étudier les comportements d’achat pour prévoir le succès ou d’optimiser la distribution par la mise en valeur des produits, mais tente aussi de provoquer artificiellement l’acte d’achat impulsif. Se pose alors la question de la sincérité des produits culturels, qui seule est capable de régénérer le désir d’achat. ST226-6343.book Page 56 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 56 LA RÉVOLUTION MUSICALE Les hommes ont toujours souhaité pouvoir lire dans l’avenir et prévoir les succès et les échecs afin de limiter les risques. Le problème ici est que le marketing est au service de l’avenir de l’industrie et pas de l’avenir de la musique. Ceci, à partir de l’étude de comportements d’achat antérieurs sans tenir compte du désir provoqué par l’innovation et, donc, la créativité. D’où une sclérose de la production et surtout, un risque majeur de dérives de conditionnement du public. « La piraterie, via Internet, qui n’est effectivement pas sans effet, est un peu l’arbre qui cache la forêt. Si les disques se vendent moins, c’est aussi qu’ils sont trop chers et d’un niveau culturel en baisse. [...] Les passionnés de musique à la tête de ces entreprises ont laissé la place à des financiers dont la préoccupation principale consiste à rechercher la rentabilité à court terme » peut-on ainsi lire sur le site de la CFDT, relayant les propos de ses délégués chez EMI-Virgin et Universal. Et encore : « La concurrence a conduit à dépenser des millions d’euros en spots télé ou en radio pour le lancement d’un disque. Un matraquage onéreux qui implique, en période de vaches maigres, de réduire la voilure2. » À quoi ressemble aujourd’hui une réunion de marque dans une maison de disques ? Dans les années 1980 encore, un directeur artistique aurait pris la parole pour expliquer pourquoi il avait « craqué » sur un artiste, pourquoi il fallait lui accorder les moyens de son expression. Aujourd’hui, le directeur marketing présente son plan média sur des transparents, expliquant quels produits seront mis en avant sur les télés et les radios et à quelle heure (à la minute près). Il explique combien de disques ont été fabriqués en fonction du plan média sur les programmes segmentés des radios et télés et d’après les ventes réalisées par un produit antérieur ciblé sur le même segment. Les palettes de CD sont déjà dans les entrepôts de Carrefour et Auchan, prêtes à être placées en têtes de gondole, négociées par un acheteur de la centrale d’achat de la chaîne nationale d’hypermarchés qui a exigé en échange de ce privilège des « PP » (participations publicitaires, soit un gros chèque) et le retour éventuel des invendus. En effet, il est interdit par la loi de payer pour ST226-6343.book Page 57 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 LA PRISE DE POUVOIR DU MARKETING SUR LA MUSIQUE POPULAIRE 57 obtenir une tête de gondole dans une grande surface. Pour contourner cette législation, les grandes surfaces demandent aux fournisseurs une participation à la création de leurs prospectus d’annonce des promotions, ce qui revient strictement au même. Quand on leur parle de ces dérives, ces industriels nous répondent que c’est cela ou alors la musique d’État comme au temps de Staline ! D’une musique de propagande d’État, nous voici de plain-pied dans une époque de musique de propagande marketing, et nous devrions nous réjouir de l’une pour ne pas redouter le retour de l’autre ? ! La musique marketing, fait-on également valoir, a toujours existé et c’est elle qui finance la qualité. En effet, elle a toujours existé mais nous verrons qu’elle n’a jamais existé dans de telles proportions que ces dernières années et avec autant de moyens. En outre, la théorie qui consiste à produire de la faible qualité ultramédiatisée et à lui attribuer tous les moyens de promotion afin de financer de la qualité qui restera confidentielle, est une théorie tout à fait contestable d’un point de vue économique. Enfin, même si, comme le rappelle Hubert Mansion, juriste spécialiste des contrats de maisons de disques, c’est le colonel Parker qui a inventé les techniques marketing les plus extrêmes appliquées à la musique populaire au début des années 1960 avec Elvis Presley, ce n’est pas parce que le choléra a toujours existé qu’il ne faut pas le combattre. « En 1954, un ami lui présente un chanteur qui électrise déjà ses spectatrices : Elvis Presley. Le colonel a enfin trouvé son attraction. Il ne lui reste plus qu’à monter un cirque. [...] le colonel Parker a fait un dieu du sexe et une icône de la brillantine. Interdisant toute communication directe entre la presse et son protégé, il impose des conditions sévères à sa maison de disques (RCA) et aux promoteurs de spectacles [...]. Produit dérivé de lui-même, obligé de jouer l’acteur-chantant pour satisfaire ses fans, Elvis perd peu à peu ses admirateurs, sa crédibilité et ses recettes [...]. Pour rembourser ses dettes de jeu s’élevant à 8 millions $, Parker exploite la bête de cirque jusqu’à la tuer3. » ST226-6343.book Page 58 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 58 LA RÉVOLUTION MUSICALE Les combines, dans le disque, ce n’est pas nouveau. Mais jamais elles ne furent pensées à un tel niveau d’efficacité scientifique et jamais avec de tels moyens convergents déployés de manière aussi préméditée que ces dernières années, jamais. Tous les restaurateurs savent qu’une terrasse pleine attire le client alors qu’une terrasse vide le fait fuir... Dans les endroits les plus concurrentiels, certains demandent même à leurs amis ou à la famille de venir dîner gratuitement les premiers jours pour assurer l’effet de levier. C’est un principe de base du commerce. Toute l’économie de l’industrie du disque est fondée sur ce principe simple. Hubert Mansion parle du « make believe », le « faire croire » : « Pour que cela marche, il s’agit de faire croire que cela marche déjà » explique-t-il. Créer le succès par le succès, c’est-à-dire par la mode. Et il est hors de question de laisser le consommateur créer la mode, c’est trop risqué, à cause de la gestion des stocks, de la logique d’économies d’échelle. D’ailleurs, dans le monde de la couture où l’on emploie généralement ce terme de « mode », ce sont bien les directeurs de collection, non le public, qui imposent de nouveaux styles. La mission du patron de maison de disques est de créer la mode à grande échelle avec de gros moyens. Par le conditionnement s’il le faut. C’est ce que l’on appelle le star système. Le star système, comment ça marche ? C’est un procédé marketing qui consiste à valoriser un citoyen à un statut supérieur de gloire, de médiatisation et d’aisance financière, y compris par des moyens artificiels, dans l’espoir que les consommateurs s’identifient à lui au point d’acheter les objets culturels dérivés vendus à son effigie. Ce phénomène d’identification se fait grâce à deux leviers psychologiques, l’un altruiste, l’autre égoïste. Le levier altruiste est celui de la fraternité, la propension naturelle de l’être humain à se réjouir de la réussite d’un autre. Le levier égoïste, c’est le syndrome du Loto national, le consommateur adhère car il espère qu’un jour il sera lui-même riche et célèbre. Ce levier-là est tellement puissant qu’il a permis à l’injustice flagrante des régimes monarchiques de subsister si longtemps. Car tout le monde rêve d’être le roi ou la reine ! ST226-6343.book Page 59 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 LA PRISE DE POUVOIR DU MARKETING SUR LA MUSIQUE POPULAIRE 59 L’artiste est donc un roi de droit divin, c’est dieu qui l’a élu directement en lui donnant un don, et surtout, un manager. Cela fonctionne d’autant plus facilement que la personne a du talent, mais l’on sait depuis quelques années que cela marche aussi avec des stars que l’on fabrique en amorçant le phénomène d’identification simplement par des passages répétés à la télévision. Le star système n’a strictement rien à voir avec la valeur artistique. L’acte d’achat de CD, par exemple, on le sait aujourd’hui dans les services marketing de l’entertainement, n’est pas majoritairement un acte de mélomane mais un acte pur de consommation d’objet symbolique, que l’on appelle d’ailleurs dans le jargon de la grande distribution : achat d’impulsion. C’est ainsi que Bernard Stiegler nous explique que, contrairement à ce qu’ils affirment, le travail des services marketing n’est pas de fournir au consommateur ce qu’il désire mais de créer des foules artificielles en agissant sur nos pulsions, pour imposer des marchandises, citant Freud au passage : « On a l’impression que, si l’individu isolé dans la foule abandonne sa singularité et se laisse suggestionner par les autres, il le fait parce que le besoin existe en lui d’être avec eux en accord, plutôt qu’en opposition, et donc peutêtre après tout de le faire “pour l’amour d’eux”4. » Créer des foules artificielles de fans, des tribus auxquelles on désire naturellement se conformer, voilà le travail avoué du marketing aujourd’hui. Et viendront les jours précédant Noël où vous devrez obligatoirement acheter un disque vu à la télé à votre enfant, votre petit-fils, votre neveu ou nièce qui l’exigera pour ne pas être exclu de ce qu’il pense être sa tribu. Alors que ce sont des adultes qui auront créé cette tribu, de manière scientifique et rationnelle, sur des courbes de tableurs laissant apparaître des statistiques très précises fondées sur la surveillance des comportements de segments cible. Vous perdrez alors votre autorité au profit de celle des médias, alliés dans cette stratégie par des partenariats croisés. Vous la perdrez un jour ou l’autre, car même si vous pensez pouvoir résister au marché par votre libre arbitre, vous ne pourrez pas résister aux pleurs de votre enfant ST226-6343.book Page 60 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 60 LA RÉVOLUTION MUSICALE devant un manque pulsionnel contre lequel on peut difficilement lutter. Et vous ne pourrez pas résister non plus, le cas échéant, à vos propres pulsions d’achat. France Gall, à propos de la reprise des chansons de Michel Berger par la Star Academy, ne cache pas sa tristesse : « La musique et la rythmique de Michel se comprennent, se chantent. Ces enfants de la télévision sont touchants, mais ils ont fait de Musique un divertissement gentil, alors que c’est une chanson de guerre, qui demande que l’on dépose les armes. Elle perd son essence. On dit d’eux qu’ils sont des artistes, mais des artistes, il y en a très peu. [...] Michel était un artiste, pas moi, parce que je n’ai pas de douleur, de poids. Je suis en harmonie avec le quotidien. Je ne connais pas le combat avec l’écriture. Un artiste, cela ne se crée pas artificiellement, pas plus que la bonne musique. Les émissions de télévision répondent aujourd’hui à des exigences commerciales précises, on sait ce qu’en pense Patrick Le Lay – PDG de TF1. Dans les années 1970, la télévision, celle des Raisins verts de Jean-Christophe Averty, a été importante pour nous. Quand nous avons présenté en 1976 Émilie ou la Petite Sirène un samedi soir, 79 % des téléspectateurs français l’ont regardée5. » France Gall souligne ici une évolution notable de la télévision de la prescription au conditionnement marketing pur et simple où la valeur artistique devient un élément secondaire, l’élément principal étant le potentiel d’identification du téléspectateur à des foules artificielles. « Ce sont ces organisations qui produisent systématiquement, et sans que personne s’y oppose, le “degré zéro de la pensée” : les industries de programmes, en tant qu’elles visent la production d’un temps de cerveau disponible qui vide inévitablement ce cerveau de toute conscience, organisent la destruction de cette économie libidinale, elles tendent à transformer le désir individuel en pulsion grégaire, elles organisent industriellement et techno-logiquement la transformation et l’agrégation des individus psychiques en foules mimétiques [...] ce qui conduit à la liquidation du narcissisme primordial des individus [...]. Mais cela conduit aussi à la liquidation de ce que l’on pourrait appeler le ST226-6343.book Page 61 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 LA PRISE DE POUVOIR DU MARKETING SUR LA MUSIQUE POPULAIRE 61 narcissisme primordial des groupes sociaux, ce qui ne peut alors que conduire à l’exacerbation du “narcissisme des petites différences”, comme l’appelait Freud, c’est-à-dire au racisme et à la xénophobie6 » souligne Bernard Stiegler. La production de qualité n’échappe pas toujours, elle non plus, au conditionnement. Comment ne pas déplorer et s’attrister qu’un chanteur de talent comme Marc Lavoine, artiste Universal France, déclare : « Oui, j’avoue, mes partenaires ce sont TF1 et NRJ et j’en suis ravi7 » ? Peut-il être entièrement satisfait en tant qu’artiste par un succès dont il ne sait pas aujourd’hui s’il est le résultat de la qualité de son album ou du battage médiatique organisé ? Pour moi, la question que Marc Lavoine devrait plutôt se poser est celleci : « Est-ce que mes pairs ont vraiment aimé l’album ? » Voilà un critère artistique qu’il devrait porter au-dessus des autres. La reconnaissance de ses pairs. Car le chiffre des ventes, dans l’histoire de la musique, n’a jamais rien exprimé de fiable sur la qualité artistique d’une œuvre. En outre, il est de l’honneur du musicien de se battre contre le conditionnement marketing opéré par les médias et les maisons de disques car celui-ci reflète un mépris évident du public. Du reste, pour l’artiste, c’est une question de santé mentale et de vigueur créative. Michael Jackson, surdoué de la musique et de la danse, aurait pu vivre confortablement de son talent sans pour autant devenir un milliardaire objet de convoitise et perdre ainsi, par son enfermement, une grande partie de sa créativité. C’est le star système qui a gâché cet immense artiste en le réduisant à l’état d’objet de consommation et en assimilant son propos à la quête d’un succès le plus large possible par le consensus le plus mou. Ce qui guette l’artiste, alors, c’est le vide, la distraction pure, le « plus rien à dire », bref le contraire de ce qu’est le message artistique initial, c’est-à-dire le point de vue subjectif. Qui dit star système dit phénomène de mode. Lorsqu’un artiste est à la mode, il faut qu’il accepte aussi, fatalement, un jour, de ne plus l’être et même d’être ringardisé, brocardé et humilié au profit de la nouveauté. Ce processus ST226-6343.book Page 62 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 62 LA RÉVOLUTION MUSICALE permet à une génération de se créer une identité en écrasant l’ancienne et à l’industrie du disque de continuer à réaliser des profits sur les nouveautés. Telles sont les perversions d’un système qui peuvent conduire à l’aliénation de n’importe quel individu devenu star, alors soumis à une succession d’informations contradictoires excessives : excès de haine et d’indifférence succédant aux excès d’amour et de gloire. Les manuels de psychiatrie définissent la schizophrénie comme étant le résultat de la succession d’informations émotionnelles contradictoires. Le chanteur Alain Chamfort, par ailleurs membre du conseil d’administration de la Sacem, explique ainsi qu’il a été viré de sa maison de disques parce qu’il « n’était plus dans le désir de son responsable de catalogue8 ». Et d’ajouter « qui a lui-même été viré depuis ». Dans un tel contexte de précarité, un système pyramidal où bien souvent un seul homme a le droit de vie ou de mort sur une carrière, les artistes comme les employés doivent de plier non pas à des ordres, mais, ce qui est plus subtil mais tout aussi efficace, à des consignes d’orientation de la création selon les segments de public visés susceptibles de créer du profit à court terme. Ces consignes sont également destinées à alimenter un vedettariat qui consiste à faire parler de l’artiste, y compris en dévoilant l’intime dans des émissions télé et une presse de plus en plus trash. À ce titre, l’état de la presse anglaise, où ne subsistent plus que quelques journaux sérieux au milieu d’une masse de revues people, est sans doute emblématique de ces dérives. Derrière tout cela, nous assistons à la naissance d’une nouvelle forme de totalitarisme. Et ne croyons pas qu’il soit plus doux parce qu’il est moins spectaculaire. Il s’agit de l’aliénation de nos enfants. De la dépossession de l’autorité parentale au profit de celle des médias, aliénation qui nous oblige à leur acheter des choses dont ils n’ont pas besoin et que nous ne voulons a priori pas leur acheter. Il s’agit aussi de notre propre aliénation, nous les adultes, visés aussi par ces stratégies redoutables dont personne n’est à l’abri. La fonction de l’artiste n’est pas seulement de nous ST226-6343.book Page 63 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 LA PRISE DE POUVOIR DU MARKETING SUR LA MUSIQUE POPULAIRE 63 divertir mais aussi de nous éclairer, et cette logique de consensus large et de compromis mou pour atteindre une masse plus large de public menace aussi la musique rebelle et l’esprit critique en général. La vie n’est pas une chanson de bal musette. Elle est encore un cauchemar pour un million d’enfants (rien qu’en France) qui vivent sous le seuil de la pauvreté. « Il suffirait, indique un rapport de l’Onu, de moins de 4 % de la richesse cumulée des 225 plus grosses fortunes mondiales pour donner à toute la population du globe l’accès aux besoins de base et aux services sociaux élémentaires (santé, éducation, alimentation)9. » Le temps de la chanson légère n’est donc pas encore venu, contrairement à ce que veulent nous faire croire les médias et les maisons de disques. La musique de loisir doit exister, mais elle ne doit pas être seule à occuper la place. La chanson engagée de notre époque, la plus pertinente, est peutêtre désormais la chanson critique envers les dérives marchandes. Pour la plupart des médias aujourd’hui, la sortie d’un disque n’est un événement que si elle est accompagnée d’un argumentaire adressé à la rédaction par l’attaché de presse d’une maison de disques appartenant à un grand groupe qui achète pour des millions d’euros de publicité au média en question. Il n’y a aucune raison que les techniques marketing de manipulation s’arrêtent, car elles s’inscrivent dans une logique globale d’efficacité financière à court terme, soutenue par des partenariats croisés que seuls le législateur et le contrôle par l’État des pratiques audiovisuelles peuvent limiter. LE CONDITIONNEMENT TÉLÉVISÉ Pour beaucoup, critiquer les programmes musicaux actuels, c’est être élitiste. Et pourtant, l’attitude élitiste consiste à penser que les gens du peuple ne méritent pas mieux. Les gens du peuple, c’est ma famille. Les patrons de chaînes commerciales ont dû apprendre le cynisme ; dans ce milieu-là, ST226-6343.book Page 64 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 64 LA RÉVOLUTION MUSICALE c’est une question de survie. Ils sont devenus des élitistes économiques méprisant le peuple. Leur credo pourrait se résumer ainsi : aux revenus moyens une culture moyenne ! Aux élites économiques, les dîners en ville, l’opéra, les bibliothèques et les galeries d’art. L’industrie du disque s’est alliée aux radios et aux principales chaînes de télévision (et jusqu’aux journaux et magazines affiliés aux mêmes groupes) dans ces fameuses stratégies de partenariats croisés. Ils mettent en commun leurs moyens pour persuader le public qu’une chanson est à la mode. Et le plus triste, c’est que cela marche, sur nos enfants mais aussi sur nous-mêmes. On ne s’imagine plus à quel point c’est devenu banal. C’est ainsi par exemple, qu’en 2003, la première version de la Star Academy bénéficie d’un partenariat redoutable entre la chaîne de télévision n° 1, la maison de disques leader et la radio la plus écoutée (TF1 + Universal + NRJ). Avec au bout, la remise de prix qui permettait de consacrer les artistes, les NRJ Music Awards. Roberto Ciurleo, directeur des programmes de NRJ à l’époque, explique : « C’était un concept nouveau, dans lequel on se reconnaissait et qui promettait d’être spectaculaire. Mais on ne soupçonnait pas à quel point ». La station décide toutefois d’annoncer assez vite une rupture du partenariat : « [...] nous avons les NRJ Music Awards et c’était délicat de couronner Jenifer de la Star’Ac tout en étant partenaire de cette émission10 ». Hélène Risser raconte dans son ouvrage L’Audimat à mort : « À l’automne 2001, quelques têtes de gondoles [présentateurs de TF1, ndrl] furent invitées à se mêler au public de la Star Academy, pour tenter de faire de la réassurance auprès des téléspectateurs. Message subliminal envoyé par ces plans fugitifs des Pernault et Foucault, visiblement ravis de passer leur samedi soir à écouter Jenifer et consorts écorcher quelques tubes : puisqu’ils aiment la Star Ac, vous qui les appréciez en raffolerez aussi ! Un système d’autopromotion redoutable, dont le but est aussi d’écouler auprès de millions de fidèles des tombereaux de produits dérivés11. » Tout cela rapporte ensuite des millions car tous ces gens se partagent le gâteau. Dans certains cas, la démocratie même ST226-6343.book Page 65 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 LA PRISE DE POUVOIR DU MARKETING SUR LA MUSIQUE POPULAIRE 65 est galvaudée par des simulacres de votes à grand renfort d’appels téléphoniques surfacturés. C’est plus simple, plus rentable et moins risqué que d’accompagner des carrières d’artistes et d’assumer leurs éventuels échecs. Bien entendu, cela ne veut pas dire que les artistes issus de ces programmes sont tous sans intérêt, loin de là. Mais une étape est franchie dans le contrôle du marketing lorsqu’il intervient, comme c’est le cas désormais, dans le processus de création ou plutôt, très souvent, de choix des chansons, pour satisfaire un public bien ciblé. Là se trouve une perversion totalement inacceptable. « Pour le programme À la recherche d’une nouvelle Star, Freemantle MEDIA crée le format (Pop Idol), M6 diffuse et la major BMG sort les disques. Or derrière toutes ces branches se cache... Bertelsmann, le géant allemand des médias. La boucle est bouclée12 ! » La mécanique est implacable. Je vous ferai grâce ici des propos du PDG de TF1 Patrick le Lay (que la presse française a largement relayés en juillet 2004), expliquant comment son métier consiste à rendre les cerveaux des téléspectateurs disponibles pour vendre du Coca-Cola. Écoutons le point de vue d’Alain de Greef, ancien responsable des programmes du Canal Plus génial et créatif de la grande époque, sur la télévision d’aujourd’hui : « Canal ne me manque pas et je n’ai aucune nostalgie. [...] Je regrette même de ne pas être parti avant, car il m’est impossible de travailler sous la houlette de financiers. J’ai horreur de l’environnement libéral, qui néglige les hommes à un point intolérable. [...] Je suis sidéré par certains programmes de TF1, France 2 et M6 qui se sont gravement dégradés. [...] une dérive populiste des chaînes généralistes. [...] Dans les années 1970, lorsque je travaillais sur les émissions de divertissement avec Guy Lux, j’avais un peu la honte. Mais en comparaison de ce que je vois aujourd’hui, je trouve, avec le recul, que c’était honnête et digne13. » Une interview magnifique de Yves Malbrancke, du temps où il était directeur adjoint chargé des variétés et de la programmation musicale de M6, laisse entrevoir avec quel cynisme la télévision traite les variétés aujourd’hui : « […] le ST226-6343.book Page 66 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 66 LA RÉVOLUTION MUSICALE Hit Machine enregistre des scores d’audience tout à fait satisfaisants avec aussi 25 % de moyenne de part d’audience sur la ménagère de moins de 50 ans. […] Nous faisons une politique axée sur la durée, nous nous engageons en effet avec ces artistes, que nous diffusons alors à haute dose, et cela quelle que soit la maison de disques. […] je tiens à préciser que sur Popstars, il s’agit de coproduction, nous ne sommes donc pas seul à profiter. […] il y a un discours, qui fleurit dans l’industrie, qui dénonce un abus de position dominante pour M6. Les gens qui tiennent ce discours feraient mieux de se concentrer sur l’artistique. […] M6 a existé par la musique. Mais aujourd’hui nous avons largement renvoyé l’ascenseur et on pourrait en faire un peu moins [sic]14. » L’émission le Hit Machine de M6, dont la cible est le préadolescent, est devenue une formidable machine à conditionner nos enfants, allant même jusqu’à inclure des titres produits par la chaîne dans un classement au calcul obscur. Quant à ce monsieur qui s’exprime de manière si poétique, il a été nommé plus tard directeur de la programmation de la station de radio NRJ. Alors oui, convenons avec Bernard Stiegler que « critiquer l’hyperindustrialisation de la culture est une écologie de l’esprit. Car les mass media se sont développés pour capter et vendre les temps de conscience. Ce que vendent ces industries, ce ne sont pas des programmes, mais des audiences pour des écrans publicitaires. Les programmes ne servent qu’à attirer les consciences à vendre. Et sur ce marché, une heure de conscience ne vaut pas bien cher. [...] La captation des consciences permet de faire adopter des modes de vie et de programmer la modification massive des comportements15. » Les responsables de programmation des télévisions, comment le nier, ont une responsabilité importante dans les dérives actuelles. La télévision n’a jamais souhaité se débarrasser des variétés et du rock, mais elle s’est laissée tenter, dans ses choix de programmation, par des expériences qui ont connu un certain succès dans d’autres pays. Si TF1 n’avait pas opté pour la Star Academy, elle diffuserait un ST226-6343.book Page 67 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 LA PRISE DE POUVOIR DU MARKETING SUR LA MUSIQUE POPULAIRE 67 autre type d’émission musicale dans sa grille. Si, de leur côté, les maisons de disques avaient imposé des cahiers des charges artistiques aux propositions de partenariats, nous n’aurions pas assisté à cette dérive populiste de la musique grand public. Cette baisse d’exigence sur le contenu permet aujourd’hui aux télévisions de se passer aisément des maisons de disques, elles créent désormais leurs propres services musicaux bien plus rentables. Les maisons de disques traditionnelles n’ont plus d’utilité dès lors qu’elles abandonnent leurs prérogatives de sélection au mérite de prise de risque, et d’accompagnement des artistes sur le long terme. C’est pourtant cela le métier du disque et les majors refusent désormais de l’exercer. Même pour la promotion, les labels demandent aujourd’hui aux artistes eux-mêmes de se transformer en VRP/attachés de presse et d’aller vendre leurs disques dans des émissions idiotes où on ne les interroge plus que sur leurs chiffres de ventes. « J’en ai vendu quand même 200 000. » Et le public d’applaudir mécaniquement au moment où l’on brandit la pancarte « Applaudissez ! ». Le plus triste, c’est de constater que le simple fait de déclarer qu’un disque se vend bien déclenche les ventes dès le lendemain dans les bacs. Il existe donc bien un conditionnement réel dont nous sommes tous victimes, nous les enfants de la télé – et je m’inclus dans le lot. Les pouvoirs publics sont bien conscients du problème. En 2003, le ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon commandait une étude sur les pratiques des grandes chaînes de télévision et des majors du disque. Il précisait la mission en ces termes : « J’ai tenu à vous préciser ce que j’attends de votre travail. J’en attends l’amélioration de la diffusion des musiques par les médias, l’amélioration de la diversité musicale, la préservation de ce que j’appellerai l’écologie de la chaîne musicale, où se retrouvent le spectacle, le disque et les médias. Dans cette chaîne, le disque est aujourd’hui un maillon fragile16. » L’aveu, à peine voilé, d’un profond malaise. Le rapport, intitulé « Relations entre télédiffuseurs et filière musicale », a été remis en janvier 2005 au ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres. On peut y lire, ST226-6343.book Page 68 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 68 LA RÉVOLUTION MUSICALE entre autres interventions fameuses : « L’accès au marché, en particulier pour les producteurs indépendants, est de plus en plus complexe et coûteux et la puissance du média télévisuel (comme radiophonique) place de fait l’ensemble de la filière musicale en situation de dépendance à son égard. [...] 80 % des droits de diffusion des clips viennent de M617. » M6 se trouve donc à l’époque en situation de position dominante, seule grande télévision commerciale à diffuser des clips vidéos, qui doivent être achetés par la chaîne. M6 a profité de cette position de force pour tirer les prix vers le bas. En outre, dans ces conditions, pour qu’une maison de disques produise un clip pour un artiste, il faut qu’elle soit certaine de passer sur M6 et il faut que le clip soit formaté pour le public de cette chaîne. « D’œuvres de création, les clips sont devenus des produits de commande, sur lesquels toute prise de risque est refusée. En particulier, moins de 50 % des clips des producteurs indépendants trouveraient un débouché en télévision » souligne le rapport, dont les conclusions tirent la sonnette d’alarme : « Sur le modèle de ce qui existe aux États-Unis (“Payola Rules”), la filière musicale souhaite que les diffuseurs s’engagent, sous des modalités à définir, à déclarer sur leurs antennes, lors de la diffusion d’un programme, si celui-ci a fait l’objet d’un accord de partenariat quelconque avec un Producteur phonographique ou un Éditeur de Musique. Cette proposition permettrait d’améliorer la transparence des relations entre les diffuseurs et les producteurs phonographiques et éditeurs de musique. » À ce jour, en 2007 en France, aucune mesure n’a été prise dans ce sens et M6 diffuse même des clips avec le terme « Tube ! » affiché à l’écran pour accentuer encore un peu plus son pouvoir de prescription, sans vergogne. Laissons – provisoirement ! – le mot de la fin à Patrick Zelnik, président du label Naïve, qui énumère de manière implacable les perversions du système : « la place considérable occupée par ces émissions dans le paysage ; le type de “nouveau talent” qui est mis en lumière à partir du moment où sont interprétées des œuvres du répertoire et non des ST226-6343.book Page 69 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 LA PRISE DE POUVOIR DU MARKETING SUR LA MUSIQUE POPULAIRE 69 œuvres originales ; l’impact sur l’ensemble de la production de la qualification d’œuvre d’une de ces émissions ; l’image fausse ou en tout cas partielle qui est donnée du développement d’une carrière d’artiste par la télévision qui ne correspond pas à la réalité du travail de centaines de jeunes artistes ; les effets pervers sur l’ensemble de la filière musicale qui risque de vouloir ou devoir s’adapter au formatage imposé par les chaînes ; les effets d’éviction tant dans l’accès à la télévision que dans l’accès à la distribution en magasins, notamment au détriment des producteurs indépendants18. » LE CONDITIONNEMENT RADIOPHONIQUE En 1981, François Mitterrand a décidé l’ouverture du réseau FM aux initiatives privées et associatives. La qualité de ces radios était, certes, moindre que celle des stations nationales, mais, outre qu’elles fournissaient des services d’information de proximité très utiles en régions rurales, les animateurs étaient libres. Ils apportaient leurs disques et faisaient partager leurs coups de cœur, ce qui constitue le procédé le plus sain et le plus naturel de découverte musicale pour le public. Ce procédé a disparu, partout, et pas seulement à la radio. Le conditionnement a remplacé la préconisation. Quand beaucoup d’argent est arrivé par la pub, notamment avec le succès de NRJ, les directeurs marketing ont rationalisé la prospection publicitaire, source unique de financement. La concentration devenait dès lors une question de survie, à la radio comme à la télévision d’ailleurs, et Internet est aujourd’hui en passe de reproduire le même schéma. De grands groupes se sont formés progressivement, récupérant les fréquences locales des radios associatives pour relayer des programmes nationaux et créant des programmes ciblés. Un même groupe de diffusion radiophonique détient aujourd’hui plusieurs stations pour des cibles complémentaires, une radio pour chaque tranche d’âge. Cette évolution ne doit rien au souci du bien-être de l’auditeur ST226-6343.book Page 70 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 70 LA RÉVOLUTION MUSICALE mais tout à la volonté de rendre plus efficace l’argumentation des commerciaux dans la prospection des espaces publicitaires par des régies communes. Aujourd’hui, plus aucun animateur n’apporte ses disques, hormis peut-être sur quelques rares fréquences, tard la nuit. C’est un directeur de la programmation recruté sur un profil marketing qui décide de la rotation des titres sur son ordinateur pour l’ensemble du territoire français. Tous les titres sont enregistrés dans un juke-box informatique sur lequel on peut programmer les diffusions de manière très scientifique. C’est très utile pour passer des accords de diffusion et négocier des partenariats entre les télévisions, les maisons de disques, et les régies publicitaires. Les passages radios sur les quelques fréquences clés sont devenus tellement importants pour les ventes de disques que la programmation est une affaire trop sérieuse pour que les animateurs s’en occupent. Le phénomène a pris une telle ampleur que le procureur de l’État de New York, Eliot Spitzer, a adressé fin 2004 des injonctions aux quatre grandes majors du disque pour qu’elles cessent d’envoyer auprès des radios des consultants dont le métier est de promouvoir des chansons en payant pour que celles-ci figurent en bonne place dans les playlists. En novembre 2005, Warner Music a versé cinq millions de dollars à Eliot Spitzer pour qu’il arrête les poursuites en promettant de ne plus agir de la sorte. Sony BMG avait déjà versé dix millions de dollars19. Passer à la radio, c’est vendre des disques. L’analyse conduite par le journaliste Philippe Astor sur son blog, chiffres du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) à l’appui, est édifiante : « Il y a une forte corrélation entre diffusions radio et ventes de disques. L’analyse comparée du top 100 radio en 2003 et des 100 meilleures ventes de singles et d’albums sur la même période permet de tirer les enseignements suivants : – les 10 artistes du top 10 des titres les plus diffusés en radio se retrouvent tous dans le top 50 des meilleures ST226-6343.book Page 71 Mardi, 16. octobre 2007 8:38 08 LA PRISE DE POUVOIR DU MARKETING SUR LA MUSIQUE POPULAIRE 71 ventes de singles ; 6 apparaissent dans le top 100 des albums et 7 dans le top 200 ; – sur les 18 artistes référencés dans le top 20 radio, 14 apparaissent dans le top 100 singles ; – sur les 84 artistes du top 100 radio, 57 apparaissent dans le top 100 singles et 36 dans le top 100 albums20. » Quand on sait que les maisons de disques sont les principaux annonceurs publicitaires des radios – pas moins de 130 millions d’euros en 2003 – on comprend mieux qu’il soit très tentant, afin de bénéficier de ristournes sur les passages pub, de monter des partenariats où les radios sont intéressées aux chiffres de vente des disques. C’est ainsi qu’un artiste peut être diffusé en boucle, non parce que le public l’a décidé, mais parce que deux services marketing se sont mis d’accord, celui de la maison de disques et celui de la radio. Et si en plus il y a une télévision dans le coup... Cette diffusion massive entraîne un effet de mode, un effet boule de neige qui déclenche les ventes de disques. Voilà encore une bonne raison de parler de conditionnement. D’autant que les radios réellement prescriptrices sont peu nombreuses. « Les cinq premiers (NRJ, Skyrock, Fun Radio, Europe 2 et RTL) se partagent 75 % du gâteau publicitaire, explique ainsi Philippe Astor. NRJ, qui n’est pas un parangon de diversité, concentre à elle seule plus du tiers (33,9 %) des investissements publicitaires des “Big five”. Et la concentration de ces investissements est encore plus forte à la télévision, puisque les deux premiers du classement (TF1 et M6) raflent 81 % des budgets, TF1 s’arrogeant à lui seul 49,6 % du pactole. »