Il était une fois sur deux
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Il était une fois sur deux
1 Il était une fois sur deux Frederik Mispelblom Beyer 2 Frederik Mispelblom Beyer 59 rue Saint Blaise BL2 75020 Paris tél : 0143717411 émail : [email protected] 3 Table d es m atières La fée du logis p. 4 Le vélo p. 21 Le tatouage p. 36 Deux font la paire p. 54 L’âne p. 74 La boîte à chaussures p. 88 Le chat débotté p. 103 4 La fée du logis 5 Il était une fois une ménagère de plus de quarante ans qui écoutait toute la journée RTL, sa station de radio préférée. Une fois son mari parti au travail, à 7h30 précises, elle se levait mollement, prenant son temps, s’endormait souvent à nouveau, un pied en dehors du lit. Rarement la radio n’était ouverte avant 8h et demie ou 9 heures, la fin du journal, les commentaires sur la presse du jour, mais elle essayait tout de même de ne pas rater l’horoscope pour bien démarrer sa journée, café au lait, tartines beurrées, petits pains sucrés si elle avait pensé la veille à en acheter. Ce qui n’était pas fréquent car elle était un peu distraite. C’était l’un de ces matins rares, car elle était en train d’avaler son café au lait et d’y tremper un petit pain qu’elle avait coupé en deux, beurré, et tartiné de confiture aux fruits rouges. Elle avait le teint blafard et l’oeil un peu hagard d’une personne encore entre le sommeil et le réveil, les cheveux en bataille défaits et pleins de fourches, grosse touffe de foin plus ou moins blond, mais nature. Néanmoins, certains traits, une bouche lutine, des lèvres pleines et roses, qui s’avançaient goulûment vers le petit pain sucré, des yeux à la fois espiègles et langoureux, indiquaient sous l’allure négligée une femme qui n’aurait pas dû l’être. Elle avait des épaules qui bien qu’entourées d’un peignoir en fausse soie d’une couleur livide à force d’être lavée et repassée laissaient entrevoir qu’elles étaient jolies et portaient encore haut une poitrine qui n’avait pas dit son dernier mot. « On peut faire des économies en France, la preuve avec Carrefour » beuglait la publicité. Elle baissa le son, et se beurra un autre petit pain sucré, les pieds dans des mules dignes de Cendrillon partie au bal. Les siennes avaient de courts 6 talons, elle avait perdu celle du pied droit à force de la balancer, dénudant ainsi de jolis orteils dont le vernis à ongles rouge s’était écaillé. Sur la table, il y avait encore les restes du petit déjeuner de son mari : un bol bleu avec un fond de café noir sucré, un bout de tartine beurrée qui avait taché la nappe, des miettes partout y compris par terre où était tombée aussi un mouchoir en papier dont un nez s’était servi. Car son mari, représentant de commerce, était comme souvent enrhumé. « Magdalène de Suède a même l’air un peu coquine sur cette photo » faisait un commentateur de la presse People. « On écoute April Lavigne, Under my skin, ça veut dire, ça veut dire ? Oui, sous ma peau...Lavigne ça vendange hèh ! ». La ménagère de plus de quarante ans sourit et balança la tête sur le rythme de la musique. Une voix féminine affirmait qu’il y aurait ce jour-là « quelques averses et des éclaircies avec un soleil tout juste palichon », ce qui changeait déjà par rapport à la pluie des derniers jours. Ses parents, encore jeunes quand ils l’avaient eu, voulant que leur fille soit sage et sereine, l’avaient appelé Solange. Solange Madrange. Elle finissait son petit-déjeuner avec une craquotte pleine de beurre. « Zero blabla, zéro tracas, avec MMA ! » chantait la publicité. Mme Soleil n’étant plus, une voix plus anonyme assurait que « Bélier a toujours les mêmes dissonances entre Mars et Saturne qui risquent de vous énerver et d’embêter tout votre entourage », mais ce qui intéressait Mme K., du nom de son mari, c’était : « Vierge, vous aurez du mal à cacher votre énervement face à quelqu’un qui empiète sur votre espace...mais la petite crise que vous traversez sera terminée demain... ». Elle ramassa les bols et les couverts et les mit dans 7 l’évier de la cuisine, où attendaient déjà les assiettes du dîner de la veille. Elle essuya la table, prit son courage à deux mains pour enlever le mouchoir en papier, secoua la tête, et fit la vaisselle avec de l’eau très chaude en mettant des gants en caoutchouc. Avec un torchon déjà un peu sale, elle sécha ce qui resta de gouttes, rangea assiettes et couverts dans l’armoire et le tiroir, passa le torchon sur les meubles dans le but d’en enlever la poussière, puis le mit dans le sac de linge sale qui débordait. Elle prit le sac, tria entre linge blanc et linge de couleur, et remplit la machine à laver de blanc, en mettant la température au maximum. Elle mit la machine en marche, qui fit aussitôt un boucan du diable. Elle retourna à la cuisine, éteignit la radio, et se dirigea vers la salle de bains. Elle mit un bonnet en plastique sur la tête, et resta un long moment sous le jet de la douche qui sortait d’une pomme en métal, accrochée en haut du mur. Elle se savonna et se tourna dans tous les sens sous le ruissellement de l’eau, profitant de cet espace intime pour taper rageusement sur la cellulite de ses hanches. En sortant de la douche elle resta nue devant la glace, le temps d’appliquer sur son visage une crème « effet bonne mine ». Après un peu de mascara sur les cils et du rouge sur les lèvres, elle enfila son peignoir, sortit de la salle de bains, alla dans la chambre conjugale et s’habilla en pantalon beige et chemisette blanche. Elle retourna à la cuisine et remit la radio : « décrochez vite votre téléphone » entendit-elle dire, « le mot de passe c’est : petite graine ». Elle 8 écoutait un moment « Madame Rubelin de Saucé, dans la Sarthe, vous allez bien Madame ? », « oui, merci, et merci à RTL hèh... », « Madame, ditesnous, les chinois, pas les chinois d’aujourd’hui mais dans la Chine Ancienne, les chinois, pour devenir éternels, ils plantaient des bambous, vrai ou faux ? ». Sans attendre la réponse, elle alla chercher l’aspirateur dans le débarras, et se mettait à le passer dans toutes les pièces de l’appartement, avec une négligence appliquée. Parfois elle laissait l’appareil aspirer le vide. Le programme de la radio avait changé : « si on commence maintenant à dépouiller les chômeurs...on veut simplement des explications, on cherche à comprendre les liens qui existent entre deux sociétés, qui se trouvent dans le même immeuble, la Société mixte de création d’entreprise, et l’Entreprise Formation et Conseil... ». Elle éteignit la radio, mit une veste, échangea ses mules contre des escarpins, ouvrit la porte de l’entrée et sortit. Après avoir acheté Télé Sept Jours et une baguette, et traîné un peu devant la vitrine d’un magasin de lingerie, elle rentra chez elle. Du frigo elle sortit une bouteille de vin blanc, du beurre, du jambon persillé, une boîte en plastique remplie de taboulée et un yoghourt. Elle ouvrit la radio, en plein milieu du journal : « toute la nuit on a progressé centimètre par centimètre, c’est un peu comme le mécanisme de la machine à coudre...le plus haut viaduc du monde... ». Elle prit un verre, et se versa une petite rasade de vin blanc. « Il y a quelques minutes, le Ministre de la Santé, Monsieur Philippe Douste-Blazy, a pauvres...désormais annoncé les des mesures personnes qui anti-tabac bénéficient pour du les plus CMU....patch gratuits...Les détenus des prisons peuvent demander des cellules non- 9 fumeurs... ». Après avoir bu le premier verre et avalé quelques cuillerées de taboulé, elle se versa un deuxième verre de vin. Se déplaçant de la cuisine au salon, elle mit la télévision en marche sur « Les feux de l’amour », et au bout de dix minutes, elle dormait. Après la sieste venaient les courses dans le supermarché, éloigné de trois arrêts de bus. Elle passa vite devant le rayon poissons frais, crustacés et coquillages, où il faisait un froid de canard. Elle ne s’attarda pas non plus au rayon produits laitiers, qu’elle avait l’habitude d’appeler « rayon pneumonie », se contentant de prendre un pot de crème fraîche et un paquet de yoghourts « taille fine ». Curieusement, dans le rayon surgelés il faisait moins froid, et elle s’y servit abondamment en filets et panés de poisson de toutes sortes, plats cuisinés, frites, haricots verts et petits pois. Un peu plus loin, elle prit un carton de bières blondes des plus ordinaires, les moins chères, puis alla dans le rayon « articles de toilette » où elle prit un paquet de rasoirs Gillette, en se demandant « où est-ce que j’ai mis la liste ? ». Après, elle se rendit dans « l’espace vêtement », où elle regarda les robes d’été, les jupes très courtes, et tâta les soutiens-gorge, strings et autres culottes, tournant autour et en rond, sans rien essayer. Quand elle s’aperçut que la couleur du carton de petits pois était en train de virer du blanc au vert foncé, elle fit « merde » entre les dents, et se dirigea vers les caisses. De retour dans l’appartement elle rangea tout dans le frigidaire et le congélateur, et sortit le linge frais lavé de la machine. Elle alla dans la salle de bains, déplia le séchoir sur la baignoire, et y mit le linge à sécher. Elle 10 sortit la planche à repasser, et un paquet de chemises de son mari, installa le tout dans la cuisine, ouvrit la radio, ne trouva rien à son goût, puis l’éteignit. Elle repassa en rêvassant, et quand elle eut fini, rangea les chemises dans l’armoire à linge de la chambre, puis se coucha sur le lit. Elle fit un léger somme, et quand elle se réveilla, mit du temps à retrouver ses esprits. Le souvenir d’un court rêve la fit légèrement sourire. Son mari n’aimait pas que le manger ne soit pas prêt. Elle retourna à la cuisine, ouvrit la radio, entendit une voix égrillarde : « pour la rendre jalouse il va encore se mettre en ménage avec une femme de la famille.... »... « c’est ma tante en fait », voix de jeune femme, « il faut un GPS pour s’y retrouver » grosse voix masculine « il y a combien de femmes dans l’histoire ? »... « trois seulement »... « et c’est là qu’arrive l’imam de Venissieux, c’est ça ? ».. « ha ha ha ha ha » fit le public. « ça n’a pas dû être rose tous les jours ! »... « mais le maillot jaune n’est pas rose... »... « si si, il y a certains maillots d’étape qui sont roses ». Madame K. écouta distraitement, en vérifiant ce qu’il y avait dans le congélateur et le frigidaire : panés de poisson, panés de poisson, panés de poisson, alors qu’il n’aimait pas ça, son mari. « Comme le coq n’a qu’un tout petit bout de zizi... »... « Eh oui, il faut une dizaine de manipulations pour que... »... «ça c’est ce qu’on peut appeler un petit boulot ! »... « au moins, ça sort de l’ordinaire ! », « ha ha ha ha ha » fit le public. Son regard scrute le frigidaire : ah, une côte de porc ! Elle enleva le papier, et sentit le morceau de viande sur lequel un léger voile scintillant joliment de toutes les couleurs de l’arc en ciel s’était formé. « Beurk ! » fit-elle toute 11 seule. Elle hésita, renifla à nouveau le morceau de viande, le passa sous l’eau, sans résultat probant. Elle décida de le jeter à la poubelle. « Selon un sondage réalisé sur la vie sexuelle des français, et pas par n’importe qui, par la revue Pèlerin Magazine, 7 français sur dix sont satisfaits de leur vie sexuelle....surtout de la position du missionnaire, bien sûr ! »... « Oui, et c’est un sondage réalisé à la sortie de la messe ! »... « Evidemment, les sondés sont tous fou de la messe... », « ha ha ha ha ha » fit le public. Pané de poisson donc, et la scène qui allait s’en suivre était parfaitement prévisible. Quand son mari mit la clef dans la serrure, puis enlèva sa veste qu’il suspendit sur une chaise de la cuisine, s’approcha de sa femme pour lui faire un léger baiser sur la joue, il demanda d’entrée de jeu : « qu’est-ce qu’on mange chérie ? » « des frites et du poisson » « mais il ne restait pas de viande ? T’as pas fait les courses ? Et ma crème à raser ? » « Ah c’était pas des rasoirs que tu voulais ? » « Oh merde comment je vais faire demain matin ? Comment je vais faire ? Tu peux me dire comment je vais faire » «T’énerves pas ! J’ai peut-être de la crème à épiler ? » « Non mais t’as un petit pois à la place de la cervelle ou quoi ?! Tu me vois mettre de la crème à épiler tes poils de jambe sur ma joue ?! » et ainsi s’installa progressivement une joyeuse ambiance qui se calma à table où les seuls mots échangés étaient « encore des frites s’il te plait », « passe moi le sel », « passe moi la moutarde », « passe moi le beurre ». Son mari sentait le travail et le déodorant bon marché, mais ne se lavait pas avant le dîner ni pour le coucher. Après avoir regardé un film de guerre sur TF1 en buvant une bière, il se mit au lit à côté de sa femme, lui dit « dors bien chérie », se tourna et s’endormit, pendant qu’elle peinait à trouver le sommeil en se 12 tournant sur le côté, sur le dos, sur le ventre, où le marchand de sable finissa par l'attraper. Ainsi se passaient les mornes journées et les nuits bleues de notre pauvre ménagère de plus de quarante ans, et son histoire n’aurait pas mérité une ligne sur du papier Vélin si une main secourable n’était intervenue pour changer son triste sort. Car un jour qu’elle rentrait de courses, elle trouva à côté de sa porte un post-it vert avec ces mots : « envie de câlins ? envie de lutins ! 0605040302 ». « Qui c’est que ça peut bien être ? » disait Mme K. tout haut, en enlevant le post-it, le froissant et le fourrant au fond de son cabas, car « les voisins... ». Deux jours se passent. L’après-midi du troisième jour, elle trouve une boulette de papier vert au fond de son cabas en sortant ses courses, le déplie et relit : « envie de câlins ? Envie de lutins ! 0605040302 ». Elle met le papier dans un des tiroirs du buffet de la cuisine. Elle va vers la fenêtre et regarde dehors dans la sinistre cour de l’immeuble, où soudain un rayon de soleil éclaire un géranium rouge accroché à une balustrade. Elle ferme un instant les yeux. Elle se retourne, et ouvre le poste de radio, qui ne lui propose rien d’intéressant. Elle cherche d’autres fréquences, s’arrête un instant sur une musique, continue, puis entend une douce et basse voix féminine dire : « ne dites pas ça Pierre, il n’est pas trop petit en soi, tout dépend de ce que vous et votre partenaire en font... » elle écoute un instant intriguée, puis continue sa recherche, ne trouve rien de plaisant, revient en arrière et entend « bonjour vous êtes tout jeune Jullien je crois »... « mon éducation pardon mon éjaculation...à prendre ma 13 respiration » Mme K. écoute maintenant attentivement et va s’asseoir à la table de la cuisine « Et vous, Monsieur le professeur Pavlovski, quel est votre avis, en tant que médecin et sexologue ? ». Mme K. se lève, et sort une bouteille de porto du buffet de la cuisine. « se contenter de petits progrès tous les jours », « vous allez continuer à y travailler, et ça va aller de mieux en mieux, j’en suis certaine, l’important c’est surtout d’en parler le plus possible avec votre amie, prenez votre temps, respirez, ne vous focalisez pas sur l’éjaculation... » elle boit une gorgée « est-ce que c’est elle ? est-ce que c’est moi ? », elle tapote la table de la cuisine avec ses doigts « renouveler les rapports après un temps de récupération ça marche mais plus lentement, c’est bénéfique » elle boit une gorgée « oui mais le travail psychique à faire c’est pas évident », elle croise et décroise ses jambes « oui, voilà, voilà, alors que nous, les femmes, on n’a pas ce réflexe d’érection, peut-être vous focalisez-vous trop sur votre sexe et pas assez sur votre partenaire ? ». Solange Madrange écoute Brigitte Lahaye avec fascination. Le soir elle dit à son mari après le dîner : « tu veux pas qu’on aille lire un peu au lit, au lieu de regarder la télévision ? », mais ce soir-là il y a un match opposant l’OM et le PSG, que son tendre époux ne veut rater à aucun prix. Le lendemain matin, pour la première fois peut-être de sa vie de femme mariée, exceptée la courte période de la lune de miel, Madame K. ne fait pas la vaisselle. Le soir, son mari est furieux en trouvant la maison dans un état qu’il juge déplorable, et dont il se sert d’excuse pour s’endormir comme d’habitude. 14 Le quatrième jour Madame K. sort le papier vert du tiroir du buffet, le tapote, le lit et le relit, va vers le téléphone, revient sur ses pas, et enfin, se décide. Peut-être à son soulagement, elle tombe immédiatement sur un répondeur qui dit : « Au fond du débarras, de fromage un dé, un coeur sur un papier et à midi, câlins tu auras ». Ce soir-là, Madame K. fait une ultime tentative en direction de son mari, mais rien n’y fait : « je te ferai ce que tu voudras quand t’auras rangé et fait ton ménage ! » lui répond-il, désignant de sa main la tonne de vaisselle qui attend dans l’évier, le linge qui s’accumule sur la machine à laver, l’aspirateur au milieu du couloir, la planche à repasser à moitié dépliée. « J’aurai tout essayé » se dit-elle. Et pendant que son mari dort, elle se lève, va dans la cuisine, en sort un morceau de gruyère dont elle coupe un dé, prend un bout de papier sur lequel elle dessine un coeur, et met le fromage sur le papier au fond du débarras. Sur quoi elle retourne se coucher, peinant à trouver le sommeil, se tournant et se retournant comme une crèpe. Le lendemain matin, contrairement à son habitude, Solange Madrange se lève aussitôt son mari sorti de la maison. Elle se précipite dans le débarras, et ne peut que constater que le fromage et le papier ont disparu. Prise soudain d’une légère appréhension, elle ferme la porte du débarras. Elle 15 prend un petit déjeuner rapide, puis ferme la porte de la cuisine pour ne plus voir toutes ces saletées accumulées. Elle a pris le poste de radio, le branche dans la salle de bains sur Radio Nostalgie, et se fait couler un bain dans lequel elle déverse un flacon entier de sels et de mousse. Elle ne met pas son bonnet en plastique, mais se laisse glisser sous l’eau, pinçant son nez avec ses doigts, restant ainsi en apnée un long moment, pendant lequel elle fait du vélo avec ses jambes. « Ca s’en va et ça revient » chante Cloclo. Elle a pris un petit miroir avec elle, et tout en restant dans la baignoire, se met un masque « exfoliant et raffermissant », qu’elle garde dix bonnes minutes. Elle se lave les cheveux sur la musique de « Tous les garçons et les filles ». Quand Madame K. sort de la salle de bains elle est une autre femme, dont les bigoudies sur la tête ne ternissent en rien la beauté. Un nuage de parfum envoûtant la suit. Elle va dans la chambre, et ouvre larges les portes de l’armoire. Elle fouille un peu dans le bas et en sort une très jolie boite en carton beige fermée par un ruban couleur crème, dans laquelle se trouve une nuisette bleu foncée en vraie soie avec une culotte assortie et une paire de bas auto-collants de la même couleur que le ruban, qui ne semblent avoir encore jamais servi. Quand Madame K. enfile ces parures, le résultat est à couper le souffle. Elle s’est acheté un nouveau peignoir couleur bleu ciel. Une étrange silhouette traverse ainsi vers onze heures trente l’appartement, faite d’un camaieu de bleu et de crème : les cheveux bouclés de Madame K. sont de la même couleur que ses bas, et sous le peignoir bleu ciel on devine la 16 nuisette bleu nuit. La lune dans un ciel d’azur. Elle se sert un petit verre de porto. A midi pile elle entend frapper à la porte du débarras. Son coeur bat la chamade. Qui c’est que ça peut bien être ? « Oui ? », « je viens pour l’annonce » crie une petite voix, néanmoins ferme et pas enfantine. « C’est ouvert » dit Madame K.. La porte s’ouvre lentement, pour laisser passer un petit bonhomme d’environ un mètre de hauteur, portant une courte barbe poivre et sel, bien taillée, un grand nez volontaire et long, à peine rouge, une bouche de petit conquérant, et deux yeux perçants comme ceux d’un rapace. Il a un bonnet rouge sur la tête, un court gilet de la même teinte, une chemise verte qui laisse deviner une poitrine velue, et des chausses marron foncé en épais velours côtelé, qui se terminent dans des bottes en cuir de bûcheron. « Un lutin, un vrai de vrai », se dit Solange Madrange, qui n’en avait plus vu depuis qu’elle était toute petite. « Bonjour ma jolie », dit le lutin, « qu’y a-t-il à votre service ? » sussure-t-il plus qu’il ne parle. Il a une voix étrangement envoûtante, et Madame K. se dit qu’il va falloir faire attention. « Je m’appelle Nestor, et vous, c’est Solange, n’est-ce pas ? » dit-il en s’avançant vers elle, voulant la saisir par la taille. Elle s’échappe et dit « Pas si vite, Nestor, Nestor, quel drôle de nom ? Ca me dit quelque chose... », il avance à nouveau pendant qu’elle recule : « envie de câlins ? envie de lutin ! c’est bien vous qui avez appelé, non ? je suis venu faire mon métier ! » et il la coince contre la table du salon pour la lutiner « Attendez, attendez un peu ! Regardez, on ne peut pas faire ça dans ce désordre ! Je n’ai pas fait le ménage depuis trois jours ! Laissez- 17 moi un peu de temps et après vous pouvez faire ce que vous voulez ! » et elle le repousse avec son genou bas de soie. « Oh si ce n’est que ça, je fais ça en un tour de main ! » dit le lutin, qui se met aussitôt au travail, prend le tablier qu’utilise d’habitude Madame K., fait des noeuds dans les bretelles pour les raccourcir, et s’attaque à la vaisselle. En deux temps, trois mouvements, la vaisselle est faite, séchée et rangée, la machine à laver tourne à plein régime, le linge propre est repassé, l’aspirateur passé dans tout l’appartement, la poussière enlevée des meubles. Alors Solange Madrange n’a plus d’excuses, et d’ailleurs, toutes ses réticences tombent quand elle voit le ménage si bien fait et en si peu de temps, quand elle voit combien le lutin prend soin d’elle, faisant ce sale boulot à sa place pour hâter le moment où il pourra vraiment s’occuper d’elle. Et alors notre pauvre ménagère de plus de quarante ans découvre enfin le bonheur tant attendu et si mérité, et ce ne sont plus que soupirs, taquineries, papouilles et lutineries de toutes sortes, et cet après-midi-là Madame K. lance pas moins de quatre fois le cri de « small is beautiful ! ». La vie de la ménagère de quarante ans a changé. Elle n’a pourtant rien modifié à sa façon de vivre. Une partie de la semaine elle continue à faire le ménage, puis d’un coup ne le fait plus, sous des prétextes divers. Ne saitelle pas que quelqu’un d’autre va venir s’en occuper à sa place ? On peut alors la voir affairée à des choses étranges, comme fabriquer des noeuds dans les bretelles de son tablier, et le jour J, déranger tous les meubles de l’appartement dans un étonnant ballet de chaises, de tabourets, de coussins et de guéridons. Les jours où elle fait ça, le lutin ayant fini le 18 ménage s’exclame « On va jouer au chamboule-tout, super ! », et en effet, tous ces meubles bizarrement placés servent d’obstacles dans les poursuites entre les deux amants, qui les font tomber les uns après les autres. Certains servent aussi à mettre le lutin à la bonne hauteur des endroits de l’anatomie de Madame K. pour lesquels autrement il aurait été un peu trop bas. Ils inventent ainsi toutes sortes de jeux, dont une bonne partie inspirée du répertoire des contes. Quand ils jouent à la Belle au Bois dormant Solange Madrange « fait la morte » dans une chemise de nuit transparente, et n’a le droit de se faire réveiller par le Prince qu’au moment ultime où son épée fend son cercueil de verre. Quand ils jouent à Chaperon Rouge c’est le lutin qui se met au lit déguisé en grand-mère, et notre ménagère de quarante ans qui fait la petite fille timide qui se laisse dévorer. Quand ils jouent à Cendrillon, tantôt le lutin tantôt sa maîtresse se mettent à quatre pattes pour laver le sol de l’entrée ou du salon, pendant que l’autre joue la belle-mère avec un martinet à la main. La princesse au petit pois est le conte le plus compliqué à réaliser du point de vue infrastructure, car il faut amonceler un gros tas de coussins et de matelas sur le lutin, avant que Madame K. ne se couche dessus, le fruit du chêne faisant office de pois. Mais toutes les belles histoires ont une fin. C’est ainsi qu’un jour, le lutin arrive avec la mine triste et déconfite, et ne réussit qu’à soutirer un seul « small is beautiful ! » à son amante. Quand ils se trouvent tous les deux sur la couche, il commence : « Ma très chère, je vais partir. Je viens d’être nommé Président de la Confrérie mondiale des lutins, dont le siège se trouve en Laponie. A ma façon, je vous ai aimé. Et je vais vous donner 19 quelque chose qui vous fera penser à moi pour toujours, et qui pourra vous servir ». Madame K. est estomaquée, abasourdie, déjà triste. Le lutin prend sa gibecière, et en sort un petit flacon. « Regardez, ceci est un charme. Si vous mettez une goutte, une minuscule goutte, de cette potion derrière votre si adorable oreille, n’importe quel homme dans vôtre entourage sera à vos pieds ». Elle eut beaucoup de mal à se remettre du départ du lutin. Des jours et des jours, en secret, son mari parti, elle pleurait. Elle se réfugiait alors dans le ménage, briquait, époussetait, lavait, repassait, ouvrant grandes les fenêtres au point où le soir son mari éternuait et attrapait rhume sur rhume. Puis elle sombra dans une profonde déprime, qui se traduisait entre autres par le fait qu’elle négligeait le ménage, et faisait tout pour faire éclater de violentes disputes avec son mari. Un jour, au plus profond d’un sentiment de désespoir, elle se souvient du flacon que le lutin lui a donné. En larmes, elle va le chercher dans le bas de son armoire à linge, l’ouvre et met une minuscule goutte derrière son oreille, au moment même où elle entend la clef tourner dans la serrure. Elle range le flacon dans sa cachette, ferme son peignoir qu’elle n’a pas quitté de la journée, et entre dans la cuisine. « Bonsoir chérie... » fait son mari en l’embrassant sur la joue, où ses lèvres restent collées. Il s’arrache avec difficultés et respire avec force, haletant. « Chérie ! » il l’enlace, la coinçant contre l’évier d’où la vaisselle déborde. « Pas si vite, regarde, la maison est dans un de ces états ! Si tu m’aidais aussi un peu, tu crois que c’est drôle 20 de rester toute la journée enfermée ici ? Tiens, mets ça ! », et elle lui attache le tablier autour de la taille. Une nouvelle période de leur vie de couple commence alors. Tantôt, quand il a son tablier et fait le ménage, il est habillé, tantôt il est nu. Tantôt elle manie le martinet, tantôt elle ne le fait pas. Au début, il est intrigué du fait qu’au moment ultime elle crie toujours « small is beautiful », vu qu’il était plutôt bien gaulé, mais il s’y est habitué, et comme il ne connait que l’anglais commercial, il croit que sa femme prononce mal le mot « smile », mais garde ça pour lui. A force, ils ont eu beaucoup d’enfants, ils ont dû déménager, et comme il a obtenu grâce à son esprit de famille et sa forme éblouissante une belle promotion, ils ont pu acheter une grande maison. C’est ainsi qu’ils ont vécu longtemps, et très heureux, et s’ils ne sont pas morts, ils vivent encore. 21 Le Vélo 22 Quand Monsieur Leduc raccrocha sa blouse grise dans son casier, il se sentit soudain à la fois très fatigué et très soulagé. Le début d’un grand frisson, d’une sorte de frétillement, s’empara de lui, mais il y résista encore. Demain, ce serait le pot d’adieu, il rangerait son casier et rendrait les affaires qui appartenaient à l’entreprise, même sa blouse grise. Mais ce soir, il se permettrait de faire ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps, suivre quelques collègues dans le café d’en face et boire un coup. C’est Dupuis qui le lui avait demandé : « Tiens, Leduc, je me disais, ça fait longtemps qu’on ne te le demande plus, mais si tout à l’heure tu venais avec nous chez Thérèse ? ». Il avait cédé de bonne grâce, dans l’idée aussi de ne pas tout à fait couper les ponts, car les collègues, même en dehors du travail, ça pouvait servir un jour. Il fut accueilli par un « Tiens, Monsieur Leduc, ça fait une éternité qu’on ne vous a pas vu, paraît qu’on part à la retraite ? Faut arroser ça, c’est moi qui vous offre un verre, qu’est-ce que ce sera ? » et Thérèse, qui tenait le bar, lui servit une Suze avec un glaçon, ses collègues carburant au Ricard. Bien que prudent en la matière, il n’osa pas résister à la pression de ses collègues « Allez, Leduc, c’est pas tous les jours qu’on arrête de bosser ! », et en était à son troisième verre. « Zut » se dit-il à lui-même, quand il s’aperçut qu’il fut légèrement gris. Il en fut très surpris, mais cela n’était surprenant qu’à moitié, pour lui qui avait été terne toute sa vie, toute cette vie si bien réglée, sans odeur ni saveur, durant laquelle il avait porté la 23 blouse grise et arpenté les rayons poussiéreux où étaient rangés les cartons contenant le matériel de bureau. « Et alors, Leduc, qu’est-ce que vous allez faire de vos journées ? » demanda un collègue qui comme la plupart des autres ne le tutoyait pas, car Monsieur Leduc avait toujours gardé ses distances avec tout le monde. « Oh, mais j’ai de quoi m’occuper vous savez ! J’ai mon pavillon à retaper, j’ai mes plantes à soigner, j’ai mon potager, et les beaux jours, la pêche ! Vous savez que c’est ma passion ! ». « C’est même son violon dingue ! » s’exclama Dupuis, riant à l’avance de son jeu de mots compris d’une partie de l’assistance seulement. Et de là, avec quelques connaisseurs, la conversation glissa sur la meilleure manière de taquiner le goujon et d’attraper truites et anguilles, qui peuplaient les cours d’eau et les lacs de la région. D’où peut-être ce frétillement qui ressaisit Monsieur Leduc en vidant son verre. « Bon, c’est pas que je m’ennuie, mais faut que j’y aille quand même, la soupe n’attend pas ! », « et ta bourgeoise non plus ! » ajouta, goguenard, Dupuis. Monsieur Leduc prit congé de ses collègues leur disant « à demain...si vous le voulez bien ! », se permettant lui aussi une petite plaisanterie. Le lendemain il fit, pour la première fois de sa vie aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, une grasse matinée. En guise de câlin sa femme lui acheta une baguette fraîche encore toute chaude, et il prit son petit déjeuner en pantoufles lisant le Parisien du matin. C’était le printemps, à travers la fenêtre ouverte on entendait les « tac tac tac» et les vrilles des mésanges, les premières chaleurs de l’année montaient de la terre. Monsieur Leduc 24 était heureux. Sa femme lui fit même couler un bain, et y mit de la mousse, « Oh là Mimi, t’exagères ! » et il lui fit la bise. Après s’être rasé il mit un de ses deux costumes et sa traditionnelle cravate (« on n’est pas des ouvriers quand même ! » se dit-il en se regardant dans la glace), se parfuma avec de l’Eau de Cologne, et se rendit avec sa vieille Peugeot pour la dernière fois à l’entreprise qui l’avait employé pendant plus de quarante ans. Après avoir rangé son casier et fait le tri entre le mien et le tien, il s’avança avec un peu d’appréhension vers la cantine où avaient lieu les pots d’adieu et à d’autres. Qui serait-là ? Il avait travaillé là pendant plus de quarante ans mais malgré tout, comme il n’était pas très bavard, un peu timide, et dans la défense de son quant-à-soi, tout le monde le connaissait mais il ne connaissait personne. Il n’était jamais allé au-delà du « bonjour, à demain, comment ça va, comme un lundi », sauf avec quelques collègues dans le même rayon que le sien branchés sur le foot, auquel il feignait de s’intéresser de temps en temps histoire de ne pas être totalement exclu. D’autres liens dont il se serait bien passé s’étaient crées à l’occasion d’intrusions fortuites dans la vie secrète de l’entreprise. Il avait en effet surpris, sans du tout le vouloir, Langlois le contremaître de l’atelier, fort en et belle gueule, dans une position pleine de connivence avec Mireille, la secrétaire du directeur, au fond d’un débarras où il était venu chercher de vieux cartons. Ceux-ci l’avaient vu, il en était sûr, car Langlois était venu le voir le jour d’après en lui disant d’un ton égrillard « ça reste entre nous, èh ? », et lui faisait un clin d’oeil à chaque fois qu’il le croisait. La deuxième histoire était beaucoup plus compliquée, car alors qu’il venait, il est vrai à une heure où tout le monde déjeunait, apporter des chemises cartonnées à 25 la Mireille en question, il avait eu le temps d’entrevoir le directeur assis à son bureau et une personne, en pantalon, accroupie sous ce bureau, en train de faire ce qu’il n’avait même pas osé imaginer avant de s’éclipser sur la pointe des pieds et de s’enfuir à toutes jambes. Quelle ne fut donc pas son agréable surprise en poussant la porte à double battant de la cantine, d’être accueilli par un « hourah ! » propulsé par près de trente personnes, soit le tiers des effectifs de la petite entreprise, avec un concentré de son gratin : employés de bureau, secrétaires, cadres, agents de maîtrise. Et les choses avaient été bien faites : champagne et petits fours ! Leduc ne s’attendait pas à cela. Le directeur en personne, qui le regardait cette fois-ci d’un drôle d’oeil, prononçait le traditionnel discours d’adieu. Il y était question de ce magasinier modèle, à qui on n’avait jamais pu reprocher de faute, toujours prompt à servir, toujours à l’heure, jamais en retard, toujours prêt à rendre service, à apporter un dossier dès qu’on le lui avait demandé, à se déplacer dans les étages même si ce n’était pas urgent (et ici, Leduc crut entendre une allusion) et qui, après avoir reçu il y a quelques années la médaille du travail, quittait maintenant l’entreprise au bout de quarante ans de bons et loyaux services. A cette occasion, concluait-il, le personnel de l’entreprise (« enfin, pas tous, mais bon, tout le monde ne vous connaît pas.. ») s’était cotisé pour lui acheter un cadeau. Et à ces mots, il sortait de derrière une table un grand paquet rectangulaire et en carton : « Je vous laisse l’ouvrir mon cher Leduc ! ». Tout ému et d’une main tremblante Monsieur Leduc découpa le carton avec un couteau de cuisine qu’un collègue de l’atelier lui tendit : « allez-y 26 doucement, c’est pas fragile mais... ». Après avoir découpé un bord du paquet il l’ouvrit et tomba sur un magnifique vélo vert, léger comme tout, et en plus, astuce suprême, pliable ! En réponse à sa perplexité à peine déguisée Dupuis lui dit : « comme ça tu peux le mettre dans ta voiture, ou même dans le train, pour te rendre à tes lieux de pêche ! ». A ces mots, le regard de Monsieur Leduc s’illumina d’un très large sourire, et en remerciant tout le monde et en levant son verre, il avait même un peu la larme à l’oeil. Alors les bouchons de champagne sautant à qui mieux mieux, les uns discutant avec les autres, il y eut du remue ménage et du remue méninges, des éclats de rire et des chuchotements, et Monsieur Leduc osa même embrasser Mireille qui lui sussura à l’oreille « merci èh, je n’oublierai jamais... ». Suite à quoi il eut à nouveau un frétillement, comme la veille, sans savoir, comme d’habitude, qu’en faire. Maintenant il fut tout seul. Il avait pris sa vieille Peugeot, mis le vélo pliable dedans, et était parti vers l’un de ses lieux de pêche préférés, au bord d’une petite rivière, où il lui arrivait assez régulièrement d’attraper des truites de bonne taille, qui venaient se cacher dans les anfractuosités des rochers du bord, qu’on ne voyait que sous l’eau, les berges étant herbages, prairies, verdures et bucolicités. Quand il était plus jeune il lui était même arrivé d’en attraper à la main, en les caressant d’abord sous le ventre, mais un début d’arthrose l’en empêchait désormais, ce n’était plus de son âge. L’eau était finalement le seul élément dans lequel il se permettait un peu de fantaisie. 27 Tout avait bien marché : au bout de deux essais, il avait compris comment déplier le vélo, c’était assez simple, en gros un élément central servait de pivot à plier et déplier pour faire des deux roues soit un ensemble uni en paquet compact soit un moyen de locomotion rudimentaire mais très pratique. La deuxième opération consistait à remettre le guidon droit dans son axe, et le tour était joué. Ainsi, une fois la voiture garée sur le parking public à deux kilomètres du lieu de pêche, Monsieur Leduc l’avait enfourché et fait sans se presser le petit chemin en dix minutes à peine, la canne à pêche ingénieusement attachée à la barre du vélo, son filet et son panier sur le dos, et sa chaise pliante attachée sur le porte-bagages. Il faisait beau, pas besoin de parapluie. Voilà enfin qu’il était confortablement assis avec sa grande canne à pêche traditionnelle à la main, car il préférait garder le contact, jouissant du spectacle de la rivière au printemps et de la chaleur montant des terres en ce bel après-midi de mars. Il était le premier et pour le moment le seul pêcheur, personne n’avait vu la manière maladroite dont il était descendu de son vélo et avait failli tomber, avant de le poser un peu brusquement par terre. Car cela faisait tout de même bon nombre d’années qu’il ne pratiquait plus ce moyen de transport. Au bout de trois heures pas moins de six poissons avaient mordu, dont trois qui s’étaient battus avec énergie avaient réussi à prendre la fuite en cassant la ligne, une truite s’étant même détaché au tout dernier moment quand il avait réussi à lui enlever l’hameçon et était sur le point de la glisser dans le panier plongé dans l’eau. Avec l’arthrose qui commençait aussi à 28 attaquer ses mains il n’avait plus la même prise qu’avant, la truite lui avait littéralement glissée entre les doigts, avait plongée dans la rivière et s’était éloignée de quelques coups de nageoires offusquées. Mais il avait tout de même de quoi être fier : deux belles truites, et un ombre. Comme à la maison il n’y avait que sa femme et lui, c’était largement assez. Il s’apprêtait donc à partir. Or, quand il voulut retirer sa ligne, celle-ci resta bloquée. Bon, se dit-il, allons-y doucement. Il tourna la canne dans différents sens, tantôt au-delà de l’obstacle, tantôt en deça, tantôt à droite tantôt à gauche : rien n’y fit. Voyant le jour décliner, commençant déjà à avoir un peu faim de truites, se sentant soudain tout seul dans un endroit pas très fréquenté, ayant encore deux kilomètres à vélo à faire pour rejoindre sa voiture, un léger énervement le gagna et alors, il tira fort : l’hameçon se détacha d’un coup, Monsieur Leduc tomba sur le cul, la canne à pêche passa par dessus sa tête, et finit dans l’herbe. Mais quand il se releva pour rassembler ses affaires, il s’aperçut que l’hameçon s’était fichu dans le pneu avant de son vélo et avait provoqué un « pffuuutt » . Il resta un moment abasourdi. Jamais la pensée d’une telle situation dans son existence ne l’avait même effleuré. Rien dans la vie, ni sa maman, ni son papa, ni son adolescence, ni ses expériences professionnelles, ne l’avaient préparé à une chose pareille. Ce banal incident était en train de devenir un drame existentiel pour Monsieur Leduc. Car il réalisa tout de suite qu’il n’avait pas amené la petite trousse à colle et à rustines pour réparer ce pneu crevé. Il resta là, à regarder le vélo, son vélo, le cadeau que 29 lui avaient fait ses collègues (enfin, une partie d’entre eux), les bras ballants, bien embarrassé. La peur qui commençait à l’envahir le décida à une action énergique très étonnante de sa part : prendre toutes ses affaires de pêche et le vélo à deux mains, et déguerpir de là. Il lui fallut près d’une demie-heure avec tout son bardas pour arriver à sa voiture. Il ne rencontra personne sur son chemin, et en fut quitte pour une belle frousse et un peu d’énervement et de fatigue, sous le jour déclinant puis à la nuit tombante. Au bout de deux tentatives la voiture démarra et Monsieur Leduc fut vite de retour chez lui, où sa femme avait commencé à s’inquiéter légèrement. Les truites furent les bienvenues et mangées avec bon appétit, l’ombre en attendant d’être dévoré à son tour fut mis dans un lieu du même nom. Le lendemain il avait plu un peu, c’était un temps à giboulées, parfait pour aller à la pêche. Monsieur Leduc avait retrouvé la boîte à rustines et aussitôt la réparation faite, il mit le vélo dans le coffre de sa voiture, y chargea le matériel de pêche, et partit cette fois-ci en direction d’un lac un peu retiré dans une forêt auquel on accède par un étroit chemin à travers les arbres. La pluie de la nuit stagnait dans les ornières, et Monsieur Leduc, qui n’avait plus les jambes aussi souples qu’il y a vingt ans, eut le plus grand mal du monde à garder son équilibre. A un virage ce qui devait arriver arriva : sa longue canne à pêche qui, même en plusieurs morceaux, dépassait de son vélo par devant, se prit dans une branche, se détacha de la barre du vélo et se coinça sous la jambe de Monsieur Leduc qui perdit aussitôt l’équilibre, bascula, et par un mouvement incontrôlée de sa jambe 30 fit s’enfoncer le bout de la canne à pêche dans les rayons de la roue arrière de son vélo. Au moment où le nez de Monsieur Leduc heurta violemment la terre, le pivot par lequel le vélo se pliait et se dépliait sortit de ses gonds et le vélo se disloqua, la roue avant et celle d’arrière prenant des chemins opposés, avant de se coucher chacune de leur côté. Monsieur Leduc, en se relevant péniblement, eut très mal à son nez qui saignait mais aussi à son épaule qui lui lançait des douleurs aiguës. C’est en loque humaine qu’il se traîna jusqu’à sa voiture, les morceaux de son vélo et les bouts de sa canne à pêche à la main. Après les avoir hissés péniblement dans son véhicule, il réussit à démarrer mais son épaule lui faisait de plus en plus mal et il décida de passer aux urgences de l’hôpital : une clavicule cassée, ça lui faisait une belle jambe ! Toute son épaule dans le plâtre, sa femme était obligée de venir le chercher en taxi, elle allait l’avoir à l’oeil et sur le dos pendant trois semaines de repos forcé. Alors commencèrent trois semaines d’ennui pour Monsieur Leduc, qui avait horreur de rester les bras croisés, qui n’avait aucun goût pour la lecture à part tout ce qui concerne la pêche, mais qui, une fois trois ou quatre manuels sur la pêche à la truite, la pêche en rivière, la pêche dans les lacs et autres pêches dévorés, se mit à se tourner les pouces et à embêter sa femme. Au bout de deux semaines et demie, il entrait dans une insomnie chronique. Quand enfin on lui enleva le plâtre il avait maigri de six kilos, ce qui, vu qu’il n’était pas gros au départ, lui donnait une allure squelettique. 31 La pêche ! Il pouvait enfin retourner à la pêche ! Et donc, la sienne de pêche revenait. Mais il y avait un petit détail à régler : le vélo. En effet, Monsieur Leduc refusant que sa femme s’en occupe, le vélo était resté en rade, plié tout en étant déplié, désarticulé et tordu. Il fallait donc qu’il aille chez le marchand de vélos qui l’avait vendu à ses collègues, et dont le nom figurait sur le certificat de garantie : « Au Guidon qui chante », 13 rue du Tour. C’était derrière la gare. Vu ce qu’il y avait à faire, il prévoyait que ça prenne au moins une semaine, pendant laquelle, tant pis, il irait à la pêche à pied. Enfin, il se comprenait. Ce qu’il ne pouvait évidemment pas prévoir, c’est que rue du Tour, il n’y avait pas de numéro 13, car c’était une toute petite impasse. Par voie de conséquence il n’y avait pas non plus de magasin « Au Guidon qui chante ». Son soi-disant bon de garantie « valable un an », dont il comptait bien se servir pour faire une réclamation à propos du pivot sorti de ses gonds, lui resta entre les mains comme une feuille morte. Il rentra chez lui, et réfléchit. Appeler les collègues, voilà ! Il devait y avoir une erreur quelque part ! Une confusion quelconque, une inversion de nom de rue ou de numéro, il devait y avoir une explication. Mais lequel appeler ? Il n’en connaissait aucun un peu plus que les autres. Dubonnet, mais oui, Dubonnet, qui habitait justement pas loin de la gare, comme il le lui avait entendu dire à plusieurs reprises, « pour voyager, c’est pratique, je prends jamais la voiture, le TER passe sous ma fenêtre ! ». Il ne mit pas longtemps à trouver Dubonnet dans l’annuaire, et l’appela aussitôt, six heures, il devait être rentré. « Une erreur d’adresse ? Ah...Un 32 magasin qui n’existe pas ? Ah...désolé Monsieur Leduc, au fait, ça va bien ? Enfin je veux dire ça va mieux ? J’ai entendu dire par je ne sais plus qui que ...ah oui, ah bon, bon bon, je suis content pour vous ah oui, mais bon, je ne sais pas, attendez que je réfléchisse, que je réfléchisse, que je réfléchisse...ah oui ! ça me revient ! En fait c’est Dupré qui s’est chargé de l’achat, oui, je crois bien que c’est lui, Dupré, j’en suis sûr oui...son numéro de téléphone ? ah ça...non moi je ne l’ai pas, non, par contre, je peux vous dire qu’il habite à Trifouille, oui, à Trifouille, vous le trouverez dans l’annuaire...». Alors Monsieur Leduc appela Dupré, qui lui tint à peu près les mêmes propos que Dubonnet, et indiquait que ce n’était pas lui, mais Monsieur Lelièvre qui avait été acheter le vélo, mais il ne savait pas du tout où il pouvait bien habiter.... Ce qu’évidemment aucun d’entre eux n’osait avouer c’était que le vélo n’était pas vraiment neuf, même s’il n’avait jamais servi. Langlois, le contremaître, avait un jour acheté un vélo pliable pour l’anniversaire de son fils de seize ans, qui n’en avait pas voulu « qu’est-ce que tu veux que je foute avec un vélo pliable ?! ». Au vu du maigre résultat de la collecte d’argent pour le départ à la retraite de Monsieur Leduc, Langlois avait proposé qu’on lui rachète son vélo d’occasion mais n’ayant jamais servi pour cette modique somme...Dubonnet, spécialiste en informatique, s’était chargé de fabriquer un certificat de garantie, tout le monde pensant qu’il n’y aurait aucun risque que Leduc en ait un jour besoin. Lequel Leduc abandonna ses appels téléphoniques au bout du troisième, sentant un vague malaise l’envahir. Quelque chose clochait dans cette 33 histoire, mais il ne se sentait pas la force de chercher à comprendre. Alors il cessa d'appeler et amena le vélo chez le premier marchand de vélos trouvé, qui le lui répara en un temps record : une semaine « vu ce qu’il y a à faire ! il a reçu un sacré coup ! ». Monsieur Leduc comprit qu’il y avait quelque chose de pas franc du collier du côté de ses anciens collègues. Il avait de plus en plus de mal à dormir. Il souffrait non seulement de terribles insomnies, mais en plus, était envahi par d’effroyables cauchemars. Dans ses rêves apparaissaient de longs couloirs, d’interminables rayons de dossiers, qui formaient comme un labyrinthe, où il ne trouvait plus la sortie. C’était le train fantôme : au fur et à mesure qu’il avançait, ses collègues les uns après les autres apparaissaient sortant soudain leurs têtes d’un coin de couloir en poussant des cris affreux. Leurs ricanements débouchaient immanquablement sur une très grande bouche qui s’ouvrait, entourée de lèvres pourpres, la grande bouche de Mireille, qui lui susurrait : « viens donc mon grand, viens donc, viens ! ». Sur ce, Monsieur Leduc se réveillait en hurlant lui-même, criant « Maman » . Monsieur Leduc perdit encore trois kilos. Son visage était non seulement devenu osseux, mais s’était teinté de gris, lui donnant une allure livide. De lourdes cernes bleutées et noires formaient des poches sous ses yeux. Monsieur Leduc n’allait pas bien du tout. Un semblant d’amélioration se produisait quand il récupéra son vélo. Ce fut une belle journée d’avril, le printemps chauffait à plein régime, il avait plu 34 dans la nuit, Monsieur Leduc se promettait à lui-même une bonne journée de pêche, et décida d’aller cette fois-ci dans un endroit différent de celui qui lui avait porté tant de malheur, et de changer de canne. Cette fois-ci Monsieur Leduc n’avait même pas besoin de son vélo pliable pour se rendre au lieu de pêche, et il se demandait d’ailleurs vaguement et légèrement agacé pourquoi il avait pris tant de peine à réparer ce maudit vélo. Mais se disait-il, ce qui est fait est fait. Il gara donc tranquillement sa vieille Peugeot presqu’au bord de la rivière, et sorta son attirail de pêche : une petite canne du dernier cri, mélange d’aluminium et de polystyrène compressé, extrêmement souple, avec un moulinet qui ronronnait sous la main comme une chatte qu’on caresse. A cette pensée, Monsieur Leduc éprouvait à nouveau une sorte de frétillement. Très impatient, il mit un gros bout de viande fraîche sur l’hameçon, fit quelques tours de moulinet, et hop ! jeta le tout à l’eau à une profondeur respectable. Etant donné son état mental, cela ne pouvait pas tomber plus bas. Il n’eut pas longtemps à attendre avant que les premiers soubresauts de sa canne à pêche moderne ne se manifestassent. Monsieur Leduc, qui n’était plus tout à fait sûr de lui, avait fixé une petite clochette au bout de sa belle canne, et cette clochette sonna à tue-tête. Assoupi par la chaleur de ce bel après-midi, il se réveilla en sursaut et saisit sa gaule. Une puissance énorme lui fit face sous l’eau, une force gigantesque tira sur la ligne, un poisson très grand devait se trouver en face de lui, mais il ne voyait rien encore. 35 Le poisson en question n’était pas très grand, mais colossal : une silure de trois mètres, très barbue, la gueule grande ouverte, qui rompit évidemment la pauvre ligne de la canne à pêche hyper moderne que Monsieur Leduc avait destiné à des prises plus modestes. Mais le poisson s’approcha d’assez près pour qu’il puisse apercevoir son énorme gueule ouverte pleine de dents et de bave. Monsieur Leduc tomba en pâmoison devant ce monstre, crut voir une baleine, téléphona cette nouvelle à sa femme qui le récupéra épuisé et à bout de forces sur le bord de la rivière, où il commença à divaguer complètement. Quand il échoua finalement à l’hôpital psychiatrique, les médecins ne furent pas longs à découvrir qu’il avait un petit vélo dans la tête. 36 Le tatouage 37 « C’est quoi ce truc de ouf ?! » dit-elle devant cette machine étrange, encore jamais vue chez un autre tatoueur, qui fait la réputation un peu mystérieuse de celui-ci. Drôle de machine, dans une drôle de boutique. Caverne d’Ali Baba avec ses gros vases, ses bibelots, ses statuettes africaines, ses tentures en damast rouge et doré, ses tapis moirés sur les murs en bois qui ressemblent à des décors de théâtre, et ses dizaines de photo’s de femmes et d’hommes tatoués selon les traditions des pays les plus divers de la planète. Des japonais tatoués des pieds à la tête, dragons, tigres, samourais féroces aux couleurs vertes, bleues, rouges, des indonésiens et des polynésiens en noir, exhibant des formes géométriques variables, et quelques skinheads faisant leur mauvaise figure. Au plafond une hélice d’avion en bois en guise de ventilateur, qui fait virevolter l’air saturé de chaleur et de transpiration donnant à la pièce des allures de hammam. Pour tout dire, un endroit « chaud ». Une grosse boule de cristal posée sur une table exactement au milieu de la pièce ajoute au tout une touche d’incompréhension, car que fait une boule de cristal chez un tatoueur ? La machine est composée de trois parties. En bas, une sorte de canapé-lit, à la manière de ceux des psychanalystes mais prévue pour qu’on puisse y être couché à plat aussi bien sur le dos que sur le ventre. Vers le milieu et au bout des repose-mains et des repose-pieds, permettant aux membres du corps d’être bien étirés. Au besoin, des rubans élégants mais solides peuvent servir de sangles. Au-dessus de cette couche est suspendu un 38 système de technologie dernier cri, qu’une sorte de rail fixé au plafond permet de faire parcourir du haut jusqu’en bas du lit, et de gauche à droite. Il est formé de deux éléments superposés, en bas, le plus près du lit, une plaque ronde pleine d’aiguilles fines, appelée « herse », qu’un réservoir à encre avec des compartiments pour différentes couleurs permet de nourrir. Au-dessus de ce réservoir se trouve une sorte de tablette faite d’une plaque dans une matière qui ressemble à un mélange de métal et de bacélite, sur laquelle repose une pointe en acier qui a l’air d’une plume ou d’un stylo feutre, et sur le côté un gros bouton noir. L’usage de ce bouton et de cette plume ne se révèlent que quand le tatoueur invite Pauline à poser son dessin sur la plaque : « c’est la dessinatrice ». En retraçant les lignes du dessin avec la pointe, on programme les aiguilles, la couleur des encres, et le mouvement imprimé à la herse dans sa lente danse sur le corps posé sur le canapé. A la vue de la machine en mouvement Pauline pousse un admiratif « oh là là, c’est frais ! », mot alors à la mode parmi une certaine jeunesse. Le tatoueur fait corps avec la pièce, sa pièce. Tête de lézard, nez pointu aux narines très marquées à gros trous, pommettes hautes, pas de sourcils ou presque (mais ce peut être artificiel, il suffit de s’épiler), une bouche très fine et large, à peine de lèvres, et des cheveux bouclés au point où on les dirait crépus. De cette tête le plus remarquable sont les yeux. Bleus, une sorte de bleu oui. Mais quel bleu exactement ? Suivant les coloris d’un rayon de peinture dans un supermarché du bricolage, on pourrait dire « bleu nuit » ou « bleu breton ». Pourtant, cela ne suffit pas à décrire cette couleur ni surtout ces yeux. Créer des catégories inédites ? Couleur Nostalgie, 39 couleur Je m’y noie, couleur La vie est courte, couleur Je suis un médecin des âmes. Il y a tout cela dans ces yeux-là. Métier oblige, le tatoueur a une grosse boucle en or dans l’une de ses oreilles, deux bras poilus pleins de tatouages qui représentent la palette de ce qu’il est susceptible d’offrir à ses clients, un gilet sans rien en dessous qui met bien en valeur sa poitrine velue sous les poils de laquelle on peut apercevoir d’autres tatouages faits de petites constellations d’étoiles, de soleils, de signes du zodiaque, et dans le téton droit un deuxième anneau de pirate jumeau de celle de l’oreille. Pauline a apporté un dessin fait par elle-même, que le tatoueur pose sur la dessinatrice, qui mise en marche déclenche de légers mouvements de rouages mécaniques et de circuits électroniques, et émettent un doux vombrissement de bourdon. Au bout d’un moment, le tatoueur affirme : « c’est fait, tu peux t’allonger ». Pauline s’allonge sur le canapé-lit et sous la machine, s’installe en bougeant les épaules puis les hanches jusqu’à trouver une bonne prise sur le lit, baisse pantalon et slip jusqu’au début de la raie des fesses, et remonte sa chemisette, créant ainsi un espace de travail que le tatoueur entoure d’une toile carrée de chirurgien. C’est nickel, oui, nickel, le salon est à la hauteur de sa réputation. « Voilà, tout est en place, détends-toi, je vais mettre de la musique, qu’est-ce que tu aimes écouter, ….ça ? ». « Ah non surtout pas, ça me vénère, vous n’avez pas un Bob Dylan ? « « Ah ? Tiens ? Bob Dylan ? Tu aimes-ça toi ? Bon bon bon, tidoum tidoum tidoum, est-ce que nous avons ça en stock, cette coke-là ? Time out of Mind, l’un des derniers, un peu noir, ça te dit ? » « Ah oui 40 j’adore, ça va m’endormir …. » « Eh voilà c’est parti.. ». Et au moment même où les premières notes de musique sortent des haut parleurs, la herse descend, et la machine commence son œuvre de tatouage. Pauline a le temps de murmurer « oh, c’est cool » puis s’endort. Petite piqûre par petite piqûre, deux scorpions noirs commencent à se tenir face à face, comme s’ils allaient s’embrasser. Le scorpion de droite tourne la tête à gauche, le scorpion de gauche tourne la tête à droite. La dessinatrice en est aux finitions, au bout du dard du scorpion de gauche. Soudain, la machine se met à grincer et à vrombir comme un frelon, dans un bruit de déraillement d’aiguilles qui jusque-là effleuraient à peine la peau, mais maintenant s’enfoncent. Un cri perçant déchire l’ambiance feutrée, précipitant le tatoueur sur les fesses de Pauline qu’il retient avec ses mains pour l’empêcher de se soulever : « bouges pas ! bouges surtout pas ! ». Il enfonce le bouton d’arrêt de la machine, mais celle-ci rechigne à ne pas finir sa tâche. La herse remonte, sortant l’aiguille des fesses de Pauline puis se déporte vers la droite, heurtant violemment la tête du tatoueur maintenant coincée entre la machine et le mur, en lutte contre la herse qui tente d’écraser sa tête contre les parois. Mais le vrombissement de la machine se tait lentement, pendant que les pleurs et les cris de Pauline éclatent. « Regardez ! C’est moche ce truc ! C’est complètement décalé, asymétrique ! ». Du dard du scorpion de gauche sort comme une grosse goutte de venin, mêlée à un peu de sang, qui n’était pas prévue au programme. « T’en fais pas ! Ça arrive ! Désolé pour la trouille ! Mais 41 regardes, ça fait plus vrai que vrai ! » se rattrape le tatoueur, pas à un boniment près, surmontant sa frayeur, épongeant le trop plein du tatouage tout frais avec une lingette. Pauline sniffe puis tourne la tête et regarde à nouveau dans le miroir : « Oui, bon, mais quand même, ils ne sont pas pareils...C’est pas ça que j’avais demandé... » « Ecoutes, OK OK, t’as eu peur, c’est normal, je te fais une petite ristourne, mais je t’assure, t’as de la magie dans le dos maintenant... ». Pauline sort son porte-monnaie et s’acquitte de son écot. « Pendant une semaine, tu nettoies bien trois fois par jour avec la solution que je t’ai déjà donnée, tu ne t’exposes surtout pas au soleil, et puis, tout ira bien… ». Pauline sort, happée par le vaste monde. Nous ne la suivons pas tout de suite, pour nous attarder encore un peu chez le tatoueur. Il a eu chaud, et s’essuie à son tour avec un Kleenex, pour absorber les gouttelettes de sueur qui ornent son front. Il est près de sept heures du soir, le tatoueur s'aprête à fermer boutique. D’étranges transformations s’opèrent alors dans son salon et son allure. La boule de cristal révèle ses fonctions : le tatoueur appuie dessus trois fois, et un chambardement général bouleverse l’ordre des choses. Les rails au plafond ne servent pas qu’à la machine, ils étendent leur réseau jusqu’en haut des tentures murales qui sont montés non sur des murs mais sur des panneaux en bois léger, qui par le mouvement d’un mécanisme mis en marche par la boule de cristal se retournent, passent de gauche à droite, 42 passent parfois d’un côté de la pièce à l’autre, pour changer totalement le décor. Finies les tentures, finis les tapis, finies les photo’s d’hommes et de femmes tatoués, et exit une partie de la machine. Des murs blancs, sobres, avec ici et là un tableau aux formes abstraites, et quelques statuettes africaines multi-usages. De la machine ne reste qu’un canapé, sur lequel le tatoueur jette rapidement une couverture en velours, puis pose sur le côté près du fauteuil qu’il rapproche, un coussin rembourré sur lequel il étale un Kleenex déplié. Les métamorphoses du tatoueur sont encore plus spectaculaires que celles de son salon. Il enduit ses tatouages d’un produit spécial, qui révèle qu’il s’agit en réalité de calques, qu’il arrache les uns après les autres. Il se sépare aussi de ses boucles d’oreille, attachées avec des clips, ainsi que de l’anneau de son téton. Il enlève son gilet et enfile une chemise marron foncé, avec un col Mao. Il va vers un cabinet de toilette au fond de la pièce, se passe de l’eau sur le visage et les cheveux, repeint ceux-ci qui deviennent presque raides, se parfume, et ressort. Touche finale, il met un nœud papillon rouge vif sur son col, et sourit, content de lui. Il ouvre la porte qui donne sur le dehors, à côté de laquelle une plaque en cuivre affiche « Hatou Yva, tatoueur, spécialités polynésiennes, haute technologie». Il attrape la plaque qui s’avère être simplement retenue par deux aimants, la retourne et on y lit : « Jacques Canal, psychanalyste ». Pendant ce temps Pauline se pavane, exposant son tatouage tout frais tout beau, même s’il est encore un peu taché de l’encre de trop et de quelques 43 tracettes du sang qui a coulé. Ses copines et copains de lycée sont admiratifs : « c’est beau », « c’est frais ! », « oh cool ! », « génial c’est toi qu’as fait ça ?! » « des homards, c’est classe ! » « ça te chatouille pas ? » « beurk, on dirait qu’il projette du sang ! ». Comme le tatouage vient de se faire, il tire un peu la peau quand même agressée, qui se venge par des picotements. Parfois Pauline a carrément l’impression que ça bouge dans son dos. Elle rencontre son copain Maxime qui lui dit en regardant son dessin : « cette semaine, Scorpion est dans le rouge, et ne s’entend pas bien du tout avec Lion, doit se méfier de Bélier, et n’aura pas la tête à travailler ! », « Qu’est-ce que tu me racontes, j’y crois pas moi ! » lui répond Pauline. « Ah, là, t’as tord, car certains petits traits de ton caractère collent exactement à ton signe ! Tu aimes bien nager, l’eau est l’élément du Scorpion, vu qu’à l’automne il pleut beaucoup. T’aimes bien les chats, t’en as un ». « Tu dis n’importe quoi, il est pas à moi ce chat, moi je le déteste tiens hier il m’a encore griffé» et elle montre la griffure sur son bras. « Oui bon OK l’horoscope peut se tromper dans les détails, mais ta glace préférée c’est vanille et fruits de la passion. Et surtout, t’aimes les armes, les objets en acier, les sports de combat», « D’où tu sors ça toi, tu t’appelles Madame Soleil ? J’aime pas du tout les armes et les sports de combat, qu’est-ce que tu racontes ? » « Non, je m’appelle Monsieur Soleil Mademoiselle, pour vous servir, bien qu’un Roi ne daigne pas souvent servir une roturière ! ». Elle rigole, « arrête de te foutre de ma gueule, d’où tu tiens ça toi ?! », « Eh bien Paulette la Toute Tatouée, voici un petit fascicule 44 qui pourra vous intéresser », il sort le Petit Guide des 12 Signes du Zodiaque de sa poche, le déplie, et commence à lire à haute voix : « Scorpion : élément, l’eau; couleur, le noir; sa pierre, la malachite ou pierre de cuivre; ses fleurs et plantes : orchidée, jasmin; ses fruits, cassis, pamplemousse, fruits de la passion ; ses objets, armes, objets en acier, en fer forgé », « N’importe quoi» dit-elle, « sauf pour les fruits de la passion », « Oui justement le scorpion est un amoureux passionné ! » et il poursuit : « sa planète, Pluton, son jour, mardi » « n’importe quoi » dit-elle, « c’est le jour où on a deux heures de maths ! », il reprend : « sa saison : automne, là ils ne se sont pas cassés la tête ». Elle a l’impression que ça chiffonne dans son dos. « Mais qu’est-ce que t’as ? » fait son copain. « Rien, ça me fait un peu mal, ça tire, c’est tout » fait-elle. « Alors, écoutes, la suite ça va t’intéresser : ses qualités, écoutes ça « le Scorpion possède une vie intérieure riche et mouvementée, son intelligence est profonde et il aime l’introspection. Sa vie est un parcours d’obstacles qui participent à son évolution". Tu vois, même si tu rates ton bac, tu évolueras quand même ! » « Arrête de dire des conneries ! « fait Pauline en rigolant « Ecoutes ça que c’est beau, quelle poésie ! : « comme la fleur de Lotus qui prend racine dans la boue, et s’épanouit en eau claire, il va jusqu’au bout des difficultés, puis remonte à la surface. Mais rancunier, il n’oublie pas ceux qui lui font du mal. Dominateur, critique, il n’est pas toujours sociable"…c’est vrai que tu fais souvent la gueule ! "Angoissé, mystérieux et secret, il n’extériorise pas ses doutes et ses problèmes". Tu devrais m’en parler un peu plus souvent, Poulette la Scorpionne ! » et il continue sa lecture à haute voix jusqu’au bout. 45 Quand ils se quittent, Pauline est toute songeuse. Ce qu’elle a entendu résonne dans son coeur, et elle essaie de penser à autre chose mais n’y arrive pas vraiment. Arrivée chez elle s’impose le nettoyage de son tatouage tout neuf, elle y remet du désinfectant, et décide de se coucher car elle se sent fatiguée après toutes ces émotions. Mais les phrases du petit guide tournent dans sa tête, tournent, tournent : « le Scorpion est sujet à des infections au niveau des organes génitaux. L’homéopathie lui convient. Souvent angoissé, il peut libérer ses tensions en pratiquant un sport de combat »...Et pendant ce temps-là, elle sent les deux scorpions de son tatouage picoter, tiraillersa peau comme s’ils bougeaient. Le lendemain matin elle se réveille en sursaut en plein cauchemar : elle a rêvé que l’un des deux scorpions avait disparu ! Elle met la main sur son dos, et sent les deux légères boursouflures. Elle se précipite quand même dans la salle de bains, tourne le dos à la glace et se rassure : ils sont toujours-là. Mais elle a l’impression qu’il y a quelque chose de changé : sontils toujours à la même place ? Oui, celui de gauche tourne la tête à droite et celui de droite la tête à gauche. Drôle d’idée qu’elle a eue. Au petit déjeuner lui attend une surprise : le vieux chat, de son beau-père, toujours bougon et peu sociable, qui d’habitude reste dans son coin de canapé sans daigner même lever la tête quand elle arrive le matin, vient à sa rencontre tout ronronnant, lui caresse les jambes avec sa tête et son cou, se love presqu’autour d’elle, et saute sur la table pour la regarder attentivement, fixement, comme amoureusement, pendant qu’elle prend 46 son petit déjeuner, bien plus tard que le reste de la famille déjà partie à l’école ou au travail. « Ne me regarde pas comme ça vieux pépère ! » ditelle, presque gênée par ce regard insistant, langoureux, comme si elle était une soucoupe de lait. Le vieux chat est bien étrange ce matin, il se lèche constamment l’arrière patte gauche. Mais comment ce vieux ronchon a-t-il pu devenir soudainement aimable ? Elle n’y pense plus, range les affaires du petit déjeuner, s’en va au lycée pour une dernière révision générale et la journée se passe sans encombres. Sur le chemin de retour elle s’arrête tout d’un coup net devant l’entrée d’une salle de boxe, qu’elle n’avait jamais remarquée jusque-là, bien qu’elle soit sur son chemin de tous les jours. Elle sent une force irrésistible l’attirer vers l’intérieur. Une forte odeur de transpiration la saisit à la gorge, qui transmet des picotements dans tout son corps. Les combats font rage, mais tous s’arrêtent de boxer quand ils voient arriver cette jolie jeune fille dont les cheveux longs jusqu’au bas du dos et l’allure frêle jurent étrangement avec l’atmosphère virile et bagarreuse de l’endroit. Une dizaine de paires d’yeux la fixent du regard. Cela la fige sur place. Quand un monsieur un peu balourd, manifestement vieux boxeur rangé des voitures, sort d’un petit bureau pour lui demander « bonjour ma poupée, qu’est-ce qui peut te faire plaisir ? », elle revient à elle et balbutie « non, merci, excusez-moi, je me suis trompée de porte », et fait demi tour, se retenant pour ne pas courir. Des sifflets et des « c’est dommage ! » « reviens poupée ! » « viens jouer poids plume ! » la suivent. 47 Qu’est-ce qui lui a pris ? Elle en a encore des frissons. Rentrée chez elle, son beau-père l’attend, l’air triste : « Hector est mort » dit-il, l’air las, « il est tombé de la fenêtre », et comme ils habitent au sixième et que le chat n’avait plus l’élasticité d’antan, la chute a été fatale. Pauline a quand même quelques pincements en voyant son beau-père dans cet état mais surtout, elle a une sensation de désagrément, quelque chose de déplaisant lui oppresse la poitrine. Le soir dans sa chambre elle a de nouveau du mal à trouver le sommeil, et les passages du Petit Guide reviennent à l’assaut. Elle rêve qu’elle a une énorme fleur de Lotus au bas de son dos, qu’un coup de sabre soudain décapite. Elle se réveille en sursaut, et ne retrouve plus le sommeil, alors qu’il n’est que six heures. Elle se lève, s’en va prendre une douche pour se réveiller vraiment. Réveil brutal : en regardant son tatouage, elle constate que l’un des deux scorpions a disparu ! Sans laisser de traces : il n’y a même pas de cicatrice, aucun reste, tout est parti, et le deuxième scorpion se retrouve seul. La douche ? Mais c’est déjà la deuxième fois qu’elle se lave depuis que le tatouage a été fait, et l’autre est toujours-là. Elle en reste baba. Elle se tourne dans tous les sens, cambre les reins, fait des sauts brusques pour surprendre le scorpion qui aurait pu se cacher sur une autre partie de son corps, mais rien n’y fait, il reste introuvable. C’est à n’y rien comprendre. Elle prépare son petit déjeuner, avant même que ses parents se lèvent, mange vite fait puis prend ses affaires de lycée et sort, en laissant un mot « j’ai le bac d’histoire donc j’y vais de bonne heure, à cet aprèm... ». 48 Malgré l’heure matinale, elle décide de retourner voir le tatoueur. Elle sait que c’est idiot, car ce genre de personnage ne se lève généralement pas tôt. Une autre surprise l’attend. A la place de la plaque qu’elle connaissait, il y en a une autre qui dit « Jacques Canal, psychanalyste ». Bouche bée, elle appuie à tout hasard sur la sonnette, et là, stupéfaction : la porte s’ouvre, et un monsieur bien réveillé, chemise marron foncé, col Mao, noeud papillon, avec une tête qui ressemble vaguement à celle d’un lézard et qui lui rappelle quelqu’un, lui fait face. « Bonjour. Que désirez-vous Mademoiselle ? ». Elle n’en croit pas ses oreilles : « mais...il n’y avait pas un tatoueur ici avant ? », « les tatoueurs vous savez, ça va, ça vient, c’est comme leurs tatouages... » « comme leurs tatouages ? qu’est-ce que vous voulez dire ? », « je ne veux rien dire Mademoiselle, je dis, et je dis exactement ce que je dis, mais vous ne voulez pas entrer ? ». Comme pour la salle de boxe, elle se sent irrésistiblement attirée par une force mystérieuse et elle entre dans le cabinet « Racontez-moi votre histoire, mais vite fait, j’attends mon premier patient d’une minute à l’autre », « C’est-à-dire que...j’aimerai mieux que vous regardiez... » et elle commence à sortir un pan de sa chemise de son pantalon. « Oh non, oh non ! Je n’ai pas besoin de voir, moi ! Racontez-moi tout simplement ce qui s’est passé, vous verrez, ça suffira amplement pour aujourd’hui ! Allongez-vous là, sur le divan... ». Pauline, qui n’a pas l’habitude de ce genre d’endroit, veut s’allonger sur le ventre, comme chez le tatoueur, mais le monsieur lui dit : « non, c’est pas pile, c’est face ! retournez-vous plutôt ». Une fois allongée, le psychanalyste s’installe derrière elle dans son fauteuil. « Voilà, avant hier j’ai fait faire un tatouage, ici même, j’en suis sûre... » « Hmm » fait le 49 psychanalyste. « Un tatouage de deux scorpions, c’est moi qui les avais dessinés... » « Pourquoi deux scorpions ? » « Mais c’est parce que c’est mon signe... » « Votre signe ? Le signe du zodiaque n’en comporte qu’un de scorpion, et tous les gens de ce signe ne vont pas chez le tatoueur... » « Oui mais comme ça ils étaient deux...ça faisait... » « un couple vous voulez dire ? ils étaient pareils ? » « oui, exactement pareils, l’un se tournait à droite, l’autre à gauche » « c’est pareil pour vous, ça ? », « non, non, bien sûr que non mais comme ça ils se regardaient l’un l’autre, comme dans, comme dans... » « un miroir ? » « oui oui c’est ça, c’est pour ça que je me suis fait tatuer.. » « tatuer ? t’as tué ? fait tuer ? » « quoi...qu’est-ce que j’ai dit ? » « bien, ce sera tout pour aujourd’hui, vous me devez une semaine d’argent de poche, je vous propose de revenir jeudi prochain, à la même heure, à jeudi donc, au revoir mademoiselle » et, en penchant soudain étrangement la tête vers le sol, il dit encore une fois « au revoir... ». Pauline se trouve dehors sans trop savoir comment, abasourdie par ce qu’elle vient de dire et par la manière dont le psychanalyste l’a embobinée. « S’il croit que je vais revenir, ce mec ! » dit-elle entre ses dents. Elle regarde sa montre et presse le pas. Pour les épreuves, l’heure c’est l’heure. Elle arrive toute essoufflée au lycée, dix minutes avant le moment indiqué sursa convocation. Peu après on la fait entrer dans une salle, où sous la surveillance d’un pion plusieurs élèves sont en train de préparer leur oral d’histoire à partir des sujets qui leur ont été distribués. Pauline a droit à « La France sous le Second Empire » : elle blêmit, elle n’y connait rien. 50 Quand on l’appelle pour l’oral une demie heure après, elle n’a pas avancé d’un pouce. Elle s’asseoit en face de l’examinatrice, une femme aux allures sévères, avec de petites lunettes cerclées de fer sur le bout de son nez, les cheveux retenus par un chignon strict. Elle pose son sac à côté de ses pieds. « Eh bien Mademoiselle, qu’est-ce que vous avez à nous dire sur le Second Empire ? », « Euh...Napoléon donc... » « Napoléon était mort depuis un moment mademoiselle...aïe !? » l’examinatrice fait une grimace et se penche, frottant sa cheville avec sa main. Quand elle se relève, son visage d'abord défait s'épanouit, du rose revient sur ses joues et un sourire à ses lèvres : « Où en étions-nous déjà Mademoiselle, quel est le sujet dont vous aimeriez vous entretenir avec moi ? ». Pauline ne reste pas longtemps à faire l’étonnée, s’engouffre dans la brèche, aborde la guerre de quatorze-dix huit sur laquelle elle se sent imbattable, et sort de la salle avec les compliments de l’enseignante et au moins un quatorze en poche. Après une nuit agitée où elle rêve d’une scorpionne baleinière qui l’avale, elle se lève et trouve son beau-père au petit déjeuner en train de lire le journal. « Bjour ppa » fait-elle et lui « bonjour ma grande ». Il la regarde d’une drôle de façon : « Ecoutes-ça : « drame au lycée Claudel. Madame Estourel, professeur agrégée d’histoire, après avoir fait passer des oraux dans le cadre du bac toute la journée du mardi, a été victime d’une crise cardiaque encore non expliquée en fin de journée. Le médecin appelé en urgence a conclu à une mort naturelle, mais les syndicats d’enseignants dénoncent des conditions de travail harassantes... ». Pauline blêmit. C’est bien cette prof qui l’a interrogée. Elle se sent mal. C’est pendant son oral à elle que cette prof a eu un comportement bizarre... 51 Elle s’enfuit en courant de la maison, va tout droit vers le monsieur au noeud papillon. Il est à peine huit heures, mais il ouvre de suite : « Je vous attendais...allongez-vous... ». Pauline plonge sur le canapé plus qu’elle ne s’y allonge, mais se retourne à la dernière seconde : « Ce que j’ai dit l’autre jour, ....ce laps de temps, ce machin...t’astué...J’AI TUÉ ! Oui, j’ai tué ! Le chat s’est jeté par la fenêtre, et la prof elle est morte ! J’ai tué ! » et elle éclate en sanglots... « C’est lequel des deux qui est parti ? Le gauche ou le droit ? Enfin, ça n’a pas beaucoup d’importance : le deuxième partira très bientôt aussi. Freud, je pense que vous savez qui c’est, Freud donc dit quelque part que les symptômes sont comme les hiéroglyphes gravées dans la pierre : une fois qu’on en a déchiffré l’énigme, le support peut être sans dommage supprimé. Eh bien, c’est ce qui arrive avec votre tatouage. Vous y êtes pour quelque chose, et vous n’y êtes pour rien en même temps. En tous cas, chacun meurt de sa propre mort. Je crois que vous avez sur vous juste ce qu’il faut pour vous acquitter de votre dette». Encore sous le choc, ayant à peine entendu ce qui vient d’être dit, Pauline se relève, se sent vexée, grugée, sous le coup d’une imposture. Mais en se retournant, elle voit que ce n’est pas la peine de sortir l’argent de sa poche, car le psychanalyste est là sur son fauteuil, la bouche ouverte, les yeux écarquillés d’un regard dans lequel se lit un grand étonnement...il semble encore respirer, mais il ne bouge plus. Pauline veut crier mais aucun son ne sort, elle ramasse son sac resté par terre à côté du fauteuil, regarde à 52 nouveau l’homme au noeud papillon et voyant qu’il est juste paralysé ose « bien fait pour toi, petit fanfaron ! ». Elle sort et prend la direction du lycée, jusqu’au moment où elle réalise qu’avec le bac il n’y a presque plus de cours, et ce jour-là, il n’y en a pas. Alors elle flâne dans Paris, il fait beau, elle erre le long des quais, passe par les Tuileries, la place de la Concorde, l’hôtel le Ritz bref, le Tout Paris en se trouvant soudain sans l’avoir cherché place Vendôme. Et là, devant une boutique de bijoux qui vient tout juste d’ouvrir ses portes, elle reste en extase en face d’un pendentif en malachite...la pierre de cuivre ! et celle-ci brille au soleil matinal de tous ses éclats ! Aussi ni d’une ni de deux elle entre dans la boutique, créant la surprise parmi les vendeuses en train de siroter un petit café bien serré du bout de lèvres qui le sont autant. Une grande glace lui renvoit son image : elle dépareille. L’une des vendeuses daigne se râcler la gorge et demande « oui, mademoiselle, vous désirez ? »... Pauline est malgré elle confuse, et on le serait pour moins : « euh, excusezmoi mais euh bon voilà le pendentif là avec la pierre dorée, enfin dorée verte je veux dire celui-là oui c’est de la malachite ? de la vraie ? » « tout ce que nous avons ici est vrai, mademoiselle », fait avec un sourire condescendant la vendeuse, comme si elle en était. « Et euh, ça coûte combien ? » fait Pauline avec un petit rire gêné, car il n’y a pas le prix, donc ce doit être très cher. « Ah, une seconde, je vous prie, je consulte le catalogue... ». La vendeuse se déplace derrière un petit comptoir, au moment même où une jeune femme vêtue d’un élégant 53 blouson de cuir noir entre dans la boutique, avec de grosses lunettes de soleil sur le nez, de très grosses. Voilà une cliente comme la boutique en a l’habitude ! Pauline et la vendeuse se tournent en même temps pour la regarder, impressionnées par la grande bouche de la femme qui s’ouvre avec un sourire séducteur en disant « c’est pour mieux te... » puis se ravise en sortant un énorme pistolet qui n’a pas l’air d’être de pacotille : « ne bougez plus ! ne bougez plus ! pas de panique ! faites ce que je vous dis et tout ira bien ! » Pauline et la vendeuse poussent un cri strident de peur. La jeune femme se jètte alors littéralement sur Pauline, se met derrière elle, lui braquant le pistolet sur la tempe : « ne bougez plus, pas de panique ! vouslà ! oui, la maigre ! videz les vitrines et mettez tout dans ce sac, sinon je la bute ! ». Elle la serre bien contre elle, ce qui est une grosse erreur. En récompense de l’arrestation de la voleuse, totalement paralysée, que Pauline a facilitée, elle reçoit non seulement le pendentif tant convoité, mais un petit plus. La braqueuse était en effet une dangereuse délinquante, recherchée depuis longtemps, et Pauline devient ainsi l’héroïne d’un jour dans la presse. Le lendemain du braquage, elle constate au réveil que son dos est redevenu comme avant, le deuxième scorpion a disparu aussi. Deux mois plus tard, en ouvrant la porte d’un vieux placard au fond de l’appartement, elle voit dix tout petits scorpions qui avancent à la queue leu leu, et elle éclate de rire. 54 Deux font la paire 55 Ils avaient tous les deux l’air d’Iggy Pop la soixantaine largement dépassée, avec en supplément de grosses paires de lunettes noires sur le nez, et beaucoup plus voûtés. Leurs longs cheveux gris tombant sur les épaules, toujours un peu gras et mal lavés, faisaient aussi penser à ces paysans bas bretons d’il y a un siècle, les rouflaquettes en moins. Mais au lieu de fumer de petites pipes blanches en écume de mer, ils avalaient des nuages de tabac à rouler bien noir ou de gros pétards qu’ils étaient encore capables de confectionner avec une seule main. Ils fumaient leur haschich aussi dans des pipes à eau fabriquées par eux-mêmes, et appelaient ça « faire des bulles ». Tous les deux étaient très grands, approchant les deux mètres, mais leur dos voûté les rapetissait un peu. Tous les jours, et parfois même jour et nuit, ils portaient les mêmes jeans crades et négligés et les mêmes gilets et chemises pleins de taches de gras et de vin, dont ils possédaient une collection si grande que la femme de ménage n’avait à faire qu’une seule lessive mensuelle, où tout, vêtements, draps, torchons, serviettes et nappes, était englouti dans un tourbillon sans distinction. Elle se contentait le reste du temps de bavarder en buvant du café, gardant un chiffon à poussière dans sa leste main de ménagère, se donnant une contenance et l’impression, surtout à l’égard de sa propre conscience professionnelle, de faire quelque chose. Ses patrons, qui aimaient beaucoup le peintre hollandais Jan Steen, célèbre pour ses intérieurs bordéliques, ne tenaient pas vraiment à ce que la maison soit trop propre, donc tout le monde y trouvait son compte. Au fil du temps les tapis et les nattes en coco en étaient devenus collants, mais au lieu de gêner les deux amis cela leur donnait l’agréable impression de rester encore un peu en contact avec le 56 monde réel. Car ils n’avaient plus toujours toute leur tête, ce qui leur donnait l’impression de monter dans les nuages et de s’éloigner de la terre ferme en voletant. Ils se connaissaient depuis des années, s’étaient perdus de vue durant une longue période, mais la vieillesse les avait finalement à nouveau réunis. Quand ils étaient encore au lycée on les surnommait « les jumeaux ». De là venait peut-être le fait qu’ils étaient maintenant à nouveau ensemble, et cette fois-ci, pour toujours, après avoir connu pendant des années des copines, amies, maîtresses, femmes, mariages et divorces chacun de leur côté. Une étrange coïncidence fit en sorte qu’ils se retrouvèrent seuls tous les deux à peu près à la même époque, vraiment tout seuls : l’un avait perdu sa femme dans un accident de voiture et en restait inconsolable, l’autre, après quatre divorces, « en avait assez des femmes ». L’un ne désirait plus qu’une femme qui n’était plus, l’autre ne supportait plus aucune femme. C’est ainsi qu’un jour où ils étaient en train de boire un genièvre dans leur bar de quartier le hasard ou le cheminement des pensées fit qu’ils ouvrirent la bouche au même moment pour affirmer « tout seul c’est pas génial». Sur le champ ils décidèrent de ne plus se quitter pour toujours. Aussitôt dit, aussitôt fait. Piet avait un appartement en duplex sur le Korte Gracht d’Amsterdam, tandis que Jan arrivait à bout de bail d’un petit studio, ce qui amena Piet à proposer à Jan de lui céder l’étage inférieur du duplex dont il ne se servait plus depuis longtemps, en échange d’une contribution mensuelle aux dépenses communes. Ils trouvèrent un bon arrangement pour les dépenses du ménage, décidèrent de préparer à 57 tour de rôle le dîner, faisaient ensuite ensemble la vaisselle, et ainsi, tout était réglé comme du papier à musique. Pendant la journée chacun écoutait des disques à son étage. Ils avaient l’un et l’autre une installation à CD ultramoderne, une télévision énorme et des lecteurs de DVD, toutes sortes de films, des cassettes porno aussi bien soft que hard , et d’inépuisables réserves d’alcool, de vin, de haschisch sous toutes les formes. Ils avaient aussi des armoires pleines de livres et de BD’s, et il y avait ainsi des jours où ils ne sortaient tout simplement pas de la maison, restant assis tantôt tout seul tantôt ensemble dans leurs fauteuils crapaud à clous à lire, boire et fumer, ne se levant par moments que pour jeter un coup d’œil rapide sur les petits miroirs espions qui permettaient de voir ce qui se passait en bas dans la rue, riant du spectacle offert d’une manière toujours un peu exagérée. Cela pouvait continuer ainsi pendant des jours et des jours, durant lesquels ils ne quittaient pas une seconde leur maison, sauf en fin de soirée. Ils se mettaient alors bien debout devant la glace de l’entrée, rôtaient un coup s’il en était besoin, et se disaient : « en avant, camarade ! ». C’était le signal de départ pour le bar du coin. Après s’y être sérieusement énivrés avec quelques voisins, ils retournaient chez eux vers une ou deux heures du matin, seuls ou aidés par un autre pilier de bistrot un peu moins atteint, car monter les deux étages par l’escalier plus que raide n’était pas alors chose facile. Bref, c’était un genre de vie à la dépense d’énergie minimale, qu’ils appelaient « rester dans sa bulle toute la journée », une existence à petit feu qui oscillait pour ainsi dire entre la vie et la mort, dans laquelle ne se passait à peu près rien. Cette végétation sans soucis prenait pour eux des allures de Paradis. Là-dessus ils étaient 58 parfaitement en accord, et même dans une harmonie rare, et il leur arrivait parfois de se le dire. En fin d’après-midi, quand l’un était chez l’autre ou l’autre chez l’un, qu’il y avait eu du soleil et que celui-ci se couchait, qu’ils étaient déjà légèrement ivres, venaient des paroles devenant des balbutiements : « on n’est pas bien là ? » « le pied, oui, ça, tu peux le dire, mon grand ». L’un n’était pas plus grand que l’autre, mais ils se comprenaient. Cette appréciation partagée de leur vie commune était à peu près la seule chose sur laquelle ils étaient d’accord. Leur solide amitié avait ceci d’étrange qu’ils avaient deux caractères complètement opposés, et avaient une opinion contraire à propos de presque tout. Quand Piet disait : « tu verras, il pleuvra toute la journée » Jan répondait « mais non, regarde, là bas, je vois un coin de ciel bleu ! ». Quand Piet disait « il n’y a presque plus rien à boire, regarde, la bouteille est à moitié vide ! », Jan disait « qu’est-ce que tu radotes, la bouteille est encore à moitié pleine, et moi j’ai eu mon compte ! ». Quand il leur arrivait d’écouter ensemble la radio, le journal par exemple, Piet commentait « tu verras, ce sera la guerre ! » tandis que Jan affirmait « mais non, c’est que du cinéma ». Pour l’un, le nouveau Premier Ministre « était un vrai toquard », tandis que l’autre disait « moi je trouve qu’il ne s’en sort pas si mal que ça, vu les circonstances ! ». Quand ils écoutaient de la musique à la radio, on pouvait entendre le premier affirmer « cet Eminem est vraiment un petit couillon », et le second « moi je trouve que pour un blanc il ne se débrouille pas mal du tout ! ». Vers la fin de la journée, et parfois même tôt le matin, c’est-à-dire vers onze heures, on pouvait entendre l’un gémir « encore une de ces journées à la con où on 59 ferait mieux de se tirer une balle dans la tête ! », l’autre répliquant « allez, reprends-toi, ce soir il y a un Clint Eastwood à la télé, et on a du Libanon rouge ! ». Cela se passait ainsi toute la sainte journée, sans qu’il y ait une quelconque dispute ou querelle. L’un savait à peu près à l’avance ce que l’autre allait répondre à telle ou telle remarque, et inversement. Ils se complétaient aussi dans les tâches quotidiennes du ménage et de la cuisine. Piet par exemple aimait cuisiner des légumes, du chou, des petites carottes, des pommes de terre de toutes sortes, accommodées au besoin d’un peu de viande et ensuite transformés en hochepot ou potée, avec beaucoup de sauce bien grasse. Jan lui préférait les grillades et la viande rouge, le bœuf, les entrecôtes, les côtelettes d’agneau, les rôtis, accompagnés de salade. Mais tout ce que faisait l’un était apprécié par l’autre, donc il n’y avait pas de problème. Ainsi n’y avait-il, depuis le commencement de leur vie en commun, pas le moindre nuage à l’horizon, et ce qu’ils vivaient depuis bientôt un an s’apparentait selon toutes les apparences à une forme de bonheur. Aussi décidèrent-ils de fêter cela dignement par un dîner gastronomique, avec du champagne, un vrai bon vieux Bourgogne, un rôti d’agneau cuit par Jan et une terrine de légumes faite par Piet, et en dessert de la glace. Pour tous les deux évidemment aussi un énorme narguilé bien plein de Nepal Noir, haschich et opium mêlés, avant de se mettre en route pour le bar afin de continuer à fêter ça entre voisins et amis. Piet ferait les courses pour les boissons et Jan pour les plats. 60 A la fin de la journée le repas était fin prêt. Les bougies brûlaient dans les chandeliers, le champagne était dans son seau. Piet s’employa à l’ouvrir en connaisseur, faisant sauter le bouchon jusqu’au plafond vers lequel ils levèrent leur verre en portant un toast à eux-mêmes : « A nous deux ! et que ça dure ! houra ! houra ! houra ! ». Après la première gorgée Jan dit : « eh bien, je dois dire qu’il est bon, sec, mais en même temps fruité, sans trop de bulles, t’as fait le bon choix, c’est quoi comme marque ? ». Piet sortit la bouteille du seau à glace et lut : « C'est du Vouvray, ça vient de la Loire, enfin de Touraine je crois». Jan manqua de s’étrangler : « Mais qu’estce que tu dis ? Mais, mais, ce n’est pas du tout du champagne ! « « Mais si, c’est marqué dessus justement, méthode champenoise ! », « Mais non, ce n’est pas du champagne, car le champagne, c’est pas marqué dessus « méthode champenoise ». Ca c’est une imitation de champagne ! Sur le vrai Champagne c’est marqué Champagne, Monsieur ! ». « Mais qu’est-ce que ça peut faire, puisque tu trouves que c’est bon ? En plus c’était deux fois moins cher ! « « Non, tu as raison, ce n’est pas très grave, je pensais, c’est une occasion spéciale, un peu cérémoniale, mais c’est une question de style.. » « De style ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ? » « Quoi ? Non, laisse béton, c’est symbolique si tu veux, donc disons que ça n’a pas d’importance, vraiment c’est pas grave, ce qui est plus important c’est qu’on mange, sinon la viande… », « D’accord d’accord, car je me demandais, mais enfin… » Piet ne finissait pas sa phrase, et ils se mirent à table, passant du faux champagne à la vraie wodka, car en entrée il y avait du caviar. Les bougies dégageaient une ambiance chaleureuse, une petite musique classique réchauffait l’atmosphère, la wodka rougissait les joues 61 des deux amis, tout était à la fête, tout était bien, plus que bien. Des bulles de joie éclataient de partout et c’était une merveille de les voir ainsi ensemble. Jan sortit maintenant de la pièce pour aller chercher le rôti d’agneau. Piet se leva, alla vers l’appareil de CD, sortit le CD qui était dedans, vit sur l’étiquette qu’il s’agissait d’une musique de clavecin de Scarlatti, qu’il remplaça sans hésiter par Blond on Blond de Bob Dylan. Et pendant que Jan était affairé dans la cuisine (« non, c’est pas la peine de m’aider ! ») il vida d’un trait son verre de Wodka en disant à haute voix, se regardant dans une glace : « voilà ce que les impôts n’auront pas ». Mais Jan ne l’entendit pas, trop affairé avec la « surprise » qu’il était en train de préparer pour son ami. Il apporta d’abord la terrine de légumes « dis-donc tu l’as bien réussi ! », puis quand il se retournait pour revenir à la cuisine il réalisa que la musique avait été changée. « Pourquoi t’as changé le disque ? ». « Ah oui, euh, je trouvais que c’était un peu trop éthéré et rapide, là il y a un peu plus de profondeur, tu ne trouves-pas ? Mais si tu y tiens.. », « Ah bon, tu trouves …la musique avait un rapport avec ce qu’on mange, mais si tu préfères Dylan… » et il disparut dans la cuisine. Il en revint avec quelque chose de très spécial : un énorme plat sorti du four, contenant non pas un morceau de viande rôti, non pas un gigot, mais une bête entière ! « C’est quoi ça ! » s’exclama Piet en s’étranglant presque, « c’est un chevreau » répondit Jan. « Un chevreau ? Mais tu nous avais promis un gigot ? Tu ne trouves pas que c’est un peu trop ? » « Dans quel sens ? », mais Piet resta coi car il regarda avec des yeux ahuris la petite 62 bête rôtie, qui était là devant lui sur la table presque tout entière, la tête et les sabots en moins. Le petit cou, le dos, les quatre petites pattes, le petit cul, il ne manquait quasiment rien. Cela le fit frissonner, un air froid lui descendit du dos jusqu’aux fesses, bien qu’il faisait très chaud dans la pièce et qu’il avait accumulé déjà pas mal d’alcool dans les veines. A la place d’un bon morceau de viande qui se mange sans se poser de questions, il voyait devant lui un petit animal, et même un si adorable chevreau, dont il se mit à imaginer la petite tête blonde frisée si croquante qu’on avait envie tout de suite de le prendre dans ses bras, de le caresser et de s’endormir avec. Mais il secoua la tête, essaya de se dire que ce n’est rien, qu’il se racontait des histoires, et déclara vaillamment : « Eh bien, dis donc, ça a l’air drôlement bon ! Donne-moi un gros morceau s’il te plaît ! ». Jan prit la grande fourchette à viande et l’énorme couteau de boucher qu’il venait d’affûter, piqua la fourchette dans le petit corps allongé sur la table et y enfonça le couteau qui entra comme dans du beurre : ainsi qu’il se devait, la viande était encore un peu rose à l’intérieur, saignante même. Piet éprouva à nouveau de la répulsion, mais il n’en laissait rien paraître et avanca son assiette. Il attendit que Jan fut servi à son tour puis ils attaquèrent de concert et s’en donnèrent à coeur joie, car c’était vraiment très fin et très bon. Les voilà à manger avec leurs cheveux si longs qu’ils tombaient de temps en temps dans leur assiette, bien qu’ils faisaient des manières en s’essuyant la bouche avec leurs serviettes en damast du trousseau de Jan, avant de prendre une gorgée de vin. Et le vin de Bourgogne descendit gaiement dans leurs gosiers, une douce euphorie s’emparait de leur corps et de leur esprit, ils se racontaient des histoires et des blagues, tout pétillait 63 que c’était un plaisir de les voir ainsi, tout paraissait à nouveau baigner dans le bonheur, un bonheur presque parfait. La femme de ménage ne travaillait jamais le soir, et au bout d’un moment il fallait bien qu’ils desservissent eux-mêmes la table, tâche qui revenait à Piet pendant que Jan vidait lentement son verre de Bourgogne. Piet entra dans la cuisine, souleva le couvercle de la poubelle et y découvrit la tête du chevreau que Jan y avait jetée. Deux petits yeux aveugles le regardaient on ne peut plus fixement. Dans l’état où il se trouvait il ne réalisa pas que ces yeux ne voyaient rien, il y lit un immense reproche à lui-même adressé, puisqu’il en avait mangé. Il en fit tomber l’assiette qu’il était en train de nettoyer, jura « Godverdomme! »1 et à ce moment précis quelque chose de bizarre s’opéra dans son âme, qui le persuada que Dieu l’avait condamné pour de bon. Dans son esprit troublé la petite tête aveugle et morte du chevreau se transforma en une petite tête blanche bien vivante avec des poils frisés et une petite bouche bêlant « mèh ! mèh ! » qui sortait de la poubelle. Il en devint de glace, resta figé devant la poubelle comme un lapin hypnotisé par un serpent jusqu’à ce que la voix étonnée de Jan le tira de sa léthargie : « Piet, qu’est-ce que tu fous !? ». L’horrible vision se dissipa alors, il put ramasser les morceaux de l’assiette cassée, les jeter et retourner à la salle à manger. Jan s’effraya à la vue de son visage : « t’as rencontré le Diable ? » « Je crois que tu peux le dire oui ! J’ai dû boire un peu trop de wodka, passons plutôt au hasch ». 1 Juron qui veut dire à peu près « Dieu me damne » 64 Aussitôt dit aussitôt fait. Pour accompagner la glace au dessert ils mettaient tous les deux le feu à leur pipe à eau, qui faisait de si douces bulles et de si soyeux nuages gris que Piet s’en rétablissait et que la couleur revenait sur son visage. Ils tiraient sur leurs pipes à eau que c’était une fête de les voir ainsi tirer. Quand ils furent bien pêtés tous les deux ils dirent de concert mais sans se concerter « et si on allait faire un tour au café ? », ce qui les fit rire bien fort, donc tout était bien à nouveau comme avant. Au café ils furent accueillis en triomphe et avec les applaudissements par les voisins et les habitués, qui leur avaient acheté un grand bouquet de roses. La fête continuait ainsi avec des bulles, des étincelles et de la mousse, beaucoup de bruit et d’hilarité. Une voisine demanda « et qu’avezvous donc fait à dîner pour ce soir ? », et Piet de répondre : « eh bien, on a évidemment commencé par le champagne… », ce que Jan commenta d’un « champagne, champagne… ». « Ta gueule oui ! Sinon je raconte ce que t’as vraiment fait griller dans le four ! ». « Ah oui, dites, qu’est-ce que c’était, racontez-moi, ça semble excitant ! » dit la voisine. « Un chevreau entier, avec sa tête et ses sabots ! », « Un chevreau ?! Un chevreau, une si mignonne petite bête, un petit chevreau tout blanc ? Jan, c’est vrai ce qu’il dit Piet ? Mais comment tu peux faire ça ? Et comment tu peux avaler ça ? Moi je n’aurai jamais pu manger un truc pareil ! Un chevreau, qui fait « mèh, mèh ! », mais c’est horrible ! » et ainsi babillait-t-elle en caquettant sans s’arrêter jusqu’à ce que Jan, qui répondit par des remarques du genre « il était déjà mort de toutes façons » ou « c’est si bon que je ne peux pas y résister », en eut assez, se retourna et glissa à Piet « si ça t’amuses restes avec cette vieille truie, moi je vais voir ailleurs ! ». Ils continuèrent ainsi la 65 fête chacun de leur côté, jusqu'à trois ou quatre heures du matin, car le patron avait mis une pancarte « soirée privée » sur la porte du café après avoir expulsé les derniers clients ne faisant pas partie des intimes. Totalement ivres nos deux amis rentrèrent chez eux, crapahutant en se tenant aux balustrades et aux portes pour ne pas tomber, avec force jurons et beaucoup de bruit. Une fois la porte d’entrée ouverte, non sans mal, ils grimpèrent à quatre pattes le premier escalier jusqu’au palier, dans un état tel que Piet ne proposa même pas à Jan d’entrer boire un dernier verre, ce qui est tout dire. Jan lui fit donc « bonne nuit » et sur ce, il monta en se tenant à la rampe de l’escalier qui menait à son étage à lui. Piet s’endormit comme une masse, en ayant l’impression de faire une chute vertigineuse dans un puits sans fond, tout en s’écrasant à un moment donné sur un sol dur comme la pierre. Il resta ainsi sonné un instant, puis ça démarra. Une grande oie portant des binocles le prit sur ses genoux, et commenca à lui raconter une histoire : « il était une fois une vieille chèvre qui avait sept petits chevreaux.. ». Elle conta l’histoire du début à la fin, et termina sur un concert de bêlements qui fit surgir un immense loup avalant tout cru l’un des chevreaux, précisément celui qui croyait échapper à ce destin en se cachant dans la pendule. A la fin, on ne voyait plus que deux petites pattes blanches avec leurs petits sabots roses dépasser de la gueule du loup, et on n’entendait plus rien. Silence de mort précoce. Piet se réveilla alors en sursaut et en nage : « la patte blanche ! la patte blanche ! ». Il se tenait droit dans son lit, mais la chambre tournait autour de lui comme un manège. Il sauta de son lit, courut vers les toilettes, et vomit tout ce qu’il avait mangé et tout ce qu’il avait bu. Quand il tira la chasse il eut à nouveau la 66 sensation d’entendre des bêlements. Ensuite, il sombra dans un sommeil profond. Le lendemain matin il se réveillait avec une gueule en bois de chêne. Quand il fermait les yeux il voyait devant lui le Chat botté 2, qui le regardait avec un œil goguenard. Arrivé tant bien que mal à la table de petit déjeuner commune, où Jan était déjà en train de lire le journal apporté tout frais le matin dans la boîte aux lettres, et de fumer de bonne heure ce qu’il appellait sa « cigarette à caguer », il lui dit avant même de dire « bonjour ! » : « plus jamais je ne mangerai de viande ! ». Et il s’y tenait une fois pour toutes. Au début cela ne faisait pas une grande différence avec la manière dont ils cuisinaient auparavant. Quand c’était le tour de Piet il faisait de très bons plats de légumes, accompagnés d’omelettes ou d’œufs sous une autre forme, et une fois sur deux il était même prêt à faire revenir ou griller un morceau de viande pour Jan, tant qu’il ne s’agissait pas d’une bête entière. Mais une nuit où il avait préparé une cuisse de poulet au four, il eut un terrible cauchemar dans lequel une mère poule l’attaquait en le piquant de partout avec son bec pointu, commençant même à lui « faire des choses » en essayant de retirer son pantalon pour lui mordiller les fesses, et peut être même pire, jusqu’à ce qu’il se réveille en sueur criant « j’en ai ma dose ! ». Ainsi prit-il le lendemain matin la ferme résolution de ne plus jamais faire cuire de viande ou même d’en toucher. 2 En hollandais, « gueule de bois » se dit « avoir un matou ». 67 Dès lors les temps devinrent durs pour nos deux amis. Si Jan voulait avoir son petit morceau de viande quotidien, il fallait qu’il l’achète et cuise luimême. Fini donc l’époque où il pouvait, une fois sur deux, se délecter d’un verre de genièvre ou de whisky, paresseusement installé devant la télévision pendant que son ami faisait la cuisine. Afin de retrouver ce confort-là, Jan décida de ne pas manger de viande les jours où Piet préparait le dîner. Mais petit à petit il en éprouvait de l’inconfort, qui se mua en énervement puis en irritation, même les jours où il préparait le dîner et mangeait de la viande. Il se rendait alors compte à quel point il désirait en manger, à quel point cela lui manquait quand il n'y en avait pas. Durant cette période il attrapa la grippe et restait cloué au lit durant une semaine entière. Il était si mal en point qu’il ne pouvait même pas se lever pour faire à manger. Cela ne dérangea pas du tout Piet, qui se comporta comme une vraie infirmière, préparant le dîner tous les soirs sans rouspéter « c’est normal, entre amis pour la vie ! », sauf qu’évidemment il n’y avait pas un seul minuscule petit morceau de viande ou même de poisson dans les plats cuisinés. Tout était très bon, mais purement végétarien. Ce qui faisait qu’une fois Jan rétabli, il était sur le bord de l’explosion et n’avait plus qu’une seule idée en tête : manger de la viande ! On le voyait donc descendre les escaliers quatre à quatre et courir chez le boucher, où il tomba sur une file de pas moins de cinq clientes, décidées à prendre leur temps, à acheter pour la semaine, à hésiter sur leurs choix, et à bavarder avec le boucher qui était plutôt bel homme. Jan se trouvait juste derrière une amsterdamoise bien en chair, hanchée comme une autruche, qui devait 68 frôler la quarantaine mais qui s’habillait comme si elle avait vingt ans de moins, avec un teeshirt qui laissait son ventre et son nombril à découvert et une épaule nue. Jan placé juste derrière elle sentait l’odeur d’un envoûtant parfum, un peu lourd, un peu vulgaire, et sous cette odeur déjà excitante il humectait un léger début de transpiration matinale, ce qui lui mettait l’eau à la bouche. Pour des raisons d’âge il ne se passa rien dans son jeans, tout était concentré dans sa bouche et dans son estomac. Pris d’une furie soudaine, il avança, sans s’en rendre vraiment compte, sa bouche ouverte et ses dents sorties vers l’épaule nue de la voluptueuse dame, qui se retourna vivement juste avant que ses dents ne mordent sa chair, et, prise d’effroi, lui administra une vigoureuse torgnole en criant haut et fort « mais vous êtes complètement fou ! ». Il eut tout de même le toupet de lui répondre « oui, de vous, joli morceau ! » avant de s’enfuir vers un autre boucher, abandonnant la dame bien en chair seule sur le trottoir où elle agitait la main comme pour le retenir. Après quelques tranches de saucisson et un bon steack dans la poire tout était enfin à nouveau comme avant, et nos deux amis étaient assis ensemble bien contents devant la télévision, qui proposait ce soir là un excellent western. Les choses continuaient ainsi pendant un certain temps, mais Jan ne supportait plus vraiment le régime sans viande un jour sur deux, au point où il lui arrivait de plus en plus souvent de préparer pour luimême son morceau. Cette entorse aux habitudes d’antan l’irritait de plus en plus, il était régulièrement énervé dès le réveil, et des disputes pour des broutilles éclataient maintenant sans arrêt entre les deux amis, querelles qu’il devenait de plus en plus difficile de noyer dans l’ivresse partagée. Ils 69 étaient ainsi plus voûtés que jamais, leurs yeux sans éclat regardaient nerveusement à gauche puis à droite, ils épiaient les moindres gestes de l’autre, surveillaient leurs propres mots et contrôlaient les phrases qu’ils faisaient avec, essayant d’éviter les sujets sensibles, susceptibles d’attiser les conflits latents. Mais ils n’y arrivaient pas tout le temps et des disputes de plus en plus violentes et longues éclataient ainsi régulièrement entre eux. Quand cela se produisait, ils s’enfermaient chacun à son étage, bougonnant et rouspétant à qui mieux mieux, parlant aux murs en élevant la voix pour que l’autre puisse l’entendre. Ce n’était plus du tout comme avant. Toute joie de vivre avait disparue de leur maison, devenue râles et plaintes. Ils essayaient d’y faire face en buvant encore plus et en fumant encore plus de haschisch, mais n’en éprouvèrent que les mauvais effets secondaires. Piet par exemple avait l’impression de plus en plus nette que les murs de son étage bougeaient, se rétrécissaient, se courbaient, que les portes craquaient et que les fenêtres ne voulaient plus s’ouvrir, et que toute la maison puait, puait d’une odeur nauséabonde de viande pourrie. Un jour où la porte resta coincée il se mit en fureur, ayant l’impression qu’elle avait des yeux et un nez et le regardait avec hostilité, ce qui évidemment n’était pas vrai. Une autre fois il heurta un pan de mur et crut l’entendre dire « vieux débris ! vieux débris ! ». De son côté Jan était de plus en plus sujet à des hallucinations de viande fraîche, surtout quand il voyait de jeunes filles ou de jeunes femmes dans la rue qui, comme chacun sait, peuvent être en Hollande généreusement 70 dodues. Bien qu’il mangeait de la viande quasiment tous les jours, l’idée d’en manger devenait une obsession qui le taraudait nuit et jour, jour et nuit, ne lui laissant pas un moment de répit. Il était alors généralement préférable qu’il ne sorte pas dans la rue, sauf s’il venait de manger un bon morceau de viande bien saignant, sinon l’envie de se jeter toutes dents dehors sur la première épaule ou même fesse bien potelée venue le saisissait inexorablement. Bref, les choses allaient de mal en pire et des deux côtés. Piet voyait des visages humains partout, dans les objets, dans les animaux, dans les étals de bouchers, pensait que tout ce qui l’entourait lui était hostile, et il y avait des jours où il n’osa même pas sortir de la maison, de peur de se faire attaquer. Dans une espèce de protestation déguisée il se laissa pousser une barbiche, qui s’avéra toute blanche. De son côté, Jan voyait dans toutes les filles et femmes jeunes ou moins jeunes, des animaux comestibles, des morceaux de viande sur deux pattes, qu’il aurait bien aimé découper et mettre à griller dans son four. Ainsi arriva ce qui devait arriver. Un soir où Piet avait fait sa cuisine végétarienne, et où Jan n’avait pas trouvé le courage pour se préparer un petit bout de viande bien saignante, nos amis se trouvèrent à table comme tous les soirs. Ils n’étaient plus tout jeunes. Cela commençait à se voir sérieusement. Ils échangeaient des banalités, des paroles à propos de tout ou plutôt de rien, le temps qu’il faisait, les voisins, le café du coin, chacun essayant de maintenir un semblant de conversation, mais le feu était pour ainsi dire éteint. Comme d’habitude ils avaient déjà avalé plusieurs apéritifs, 71 un bon malt qu’un ami leur avait apporté il y avait quelque temps, puis un énorme cigare de haschisch. Ils en étaient à leur deuxième bouteille de vin. L’atmosphère était donc quand même agréablement molle et pompette. Piet dit alors à Jan : « tu ne trouves pas qu’il fait froid ? j’ai mis mes chaussettes en poil de chèvre ». Jan, soudain effrayé pour une raison mystérieuse, ne répondit rien. « Eeh ! Je te cause ! Tu ne deviendrais pas un peu sourd par hasard ? » fit Piet sur un ton irrité. Jan sortit de son silence et dit : « j’ai entendu très exactement ce que tu as dit, très exactement... ». Mais il le regardait d’une façon telle que Piet sentit ses cheveux se dresser sur la tête et qu’il en avait la chair de poule. Piet était devenu blanc comme un linge. Jan ouvrit la bouche pour parler et dit : « Piet, on vieillit, toi et moi, tous les deux. Ce n’est pas drôle, pas drôle du tout. Mais sais-tu à quoi tu ressembles de plus en plus ? ». Piet le regardait angoissé, car il n’aimait pas la tension, et essaia : « Aucune idée, je dois ressembler à moi-même je suppose, mais en plus vieux ? ». « Non, non et non, tu ne ressembles plus du tout à toi-même justement ! Tu ressembles, tu ressembles, tu ressembles...à une vieille chèvre ! ». Piet en pâlit encore d’avantage, pierre tombale blanche sous le clair de lune. Cette nuit-là il fit à nouveau un cauchemar, et cria si fort que Jan en fut réveillé et descendit en courant pour voir ce qu’il y avait. Un mauvais rêve, constata-t-il. Piet était assis dans son lit, tout droit, suant à grandes gouttes, blanc comme une paire de fesses. Et Jan vit devant lui une vieille chèvre, une vraie vieille chèvre. Il prononça quelques mots pour consoler son vieil ami et lui souhaiter une bonne nuit « pour de bon ». Sur ce Piet se rendormit, pendant que Jan remonta lentement les escaliers, pensif. Il alla 72 dans la cuisine, et y prit le plus grand des couteaux de boucher qu’il avait, un dont il se servait rarement. Il l’affûta consciencieusement à l’aide de la machine à aiguiser électrique, et repartit en bas sur la pointe des pieds. Il ouvrit sans bruit la porte de la chambre à coucher de Piet, marcha en chaussettes jusqu’au pied du lit où dormait son ami, et lui trancha la gorge d’un coup de maître, sans qu’il se réveilla, car il ne voulait surtout pas le faire souffrir. Il y avait désormais de la viande à manger pour plusieurs semaines. Plus besoin de sortir. Il la prépara et la cuisina de toutes sortes de manières, en adaptant ses recettes à cette inhabituelle espèce de viande, inconnue de la plupart des chefs cuisiniers. Il n’avait rien mangé de la sorte de toute sa vie. Il la trouva si bonne, qu’il ne put manger autre chose. Il s’en léchait les babines, s’en faisait des festins, qui le laissaient pantois et à bout de forces, éructant allongé à même le sol. Maintenant tout était à nouveau comme avant, il y avait une bonne ambiance, ils étaient à nouveau ensemble, tout allait pour le mieux. Cela continua ainsi pendant quelques semaines. Il ne sortait plus, ce qui n’étonnait pas les voisins car cela arrivait assez souvent. Mais il y a une fin à tout, et tout a une fin, et ce fut le cas de cette viande. Quand tout avait été mangé et sucé jusqu’au moindre petit os, il demeura prostré dans son fauteuil, regardant fixement devant lui dans un grand vide, des jours durant et même des nuits. Il ne fit rien d’autre que de boire du genièvre et du vin, ne trouvant même plus la force de se rouler un joint ou d’allumer la pipe à eau. Il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent, car il ne pouvait plus 73 manger rien d’autre que cette viande là, la viande de son cher ami, dont le goût et le fumet restaient collés à ses lèvres, à son nez et son palais. Les voisins le trouvèrent finalement quand au bout d’un mois et demi ils n’avaient vu sortir personne, que le courrier débordait de la boîte aux lettres, et que les amis du café du coin commençaient à se poser des questions. D’un des deux amis on ne retrouva rien, sauf quelques osselets nettoyés à fond, grattés et sucés jusqu’à la moëlle, répandus dans tout l’appartement, spécialement déposés sur les fauteuils et la banquette jadis utilisés par Piet. L’autre était manifestement mort de faim. 74 L’âne 75 Un âne avait été battu méchamment. Pas de quoi faire une nouvelle même dans un journal. Sauf que cet âne-là riposta en donnant un méchant coup de sabot à son maître. Ce dernier rendit l’âme, après que son foie eut éclaté. On le dit pourtant assez, surtout aux enfants : ne vous mettez jamais derrière un cheval, car s’il ne vous voit pas, il prend peur et il tape. Eh bien l’âne, c’est kif kif bourricot. Cela c’était passé dans une arrière arrière cour. De la rue, qui était poussiéreuse et très chaude, on ne pouvait rien voir ni entendre. Et si le maître avait frappé son âne là, ce n’était pas pour rien : malgré les coutumes ancestrales, il n’en était pas fier, que de frapper son âne. Pourquoi alors le frappait-t-il, et cela très souvent, fréquemment, régulièrement ? Pourquoi le frappait-il avec son bâton noueux fait d’une branche de saule qui faisait pleurer l’âne ? Qu’y avait-il dans le fond de l’âme de cet homme, marchand de son état, tenant une petite échoppe dans une rue commerçante ? C’est qu’il voulait être le maître, et à défaut d’être celui de sa femme et de ses commis, il voulait l’être au moins de son âne. Et pour une raison encore obscure, quelque chose chez son âne lui avait tant déplu qu’il l’avait battu plus durement encore que d’habitude, après que l’âne l’eut transporté de la mosquée à sa boutique. L’homme a ceci de commun avec l’eau que pour exorciser son malheur, il suit généralement la pente descendante, et ne remonte que rarement à la source. L’âne servait donc à cet homme de chien, de souffre-douleur, de tapis à s’essuyer les bottes crottées, de femme peut-être même. Qui sait ? 76 L’âne ne servait pas qu’à cela, car il allait avec son maître visiter d’encore plus misérables que lui (le maître bien sûr) qui travaillaient avec leurs mains et avec leurs pieds pour fabriquer les babioles, babouches, ustensiles en cuivre, objets en bois tourné, que le maître vendait dans son échoppe. L’âne transportait ces marchandises sur son pauvre dos chargé à des hauteurs si vertigineuses qu’elles le faisaient chanceler. Une fois il avait même perdu l’équilibre et était tombé les quatre fers en l’air s’il n’y avait eu ce lourd ballot qui l’empêchait de basculer totalement. Quatre étant ici une métaphore, protégeant un maître radin au point de ne ferrer que les pieds de devant de son âne. Et voilà maintenant que le maître était mort, mort sous le coup de sabot de son âne, qui avait disparu corps et biens. C’est du moins ce que disaient les journaux. Dans Le Jour, sous le titre générique « nouvelles de nos provinces », ce fait divers était ainsi résumé : « Accident tragique : vendredi dernier, alors qu’il revenait de la prière, l’honorable et très pieux Mohamed Bellaam a été tué accidentellement par son âne, qui a rué des quatre fers probablement piqué à vif par un taon qui, comme le savent nos lecteurs, pullulent à cette saison dans notre région. Monsieur Bellaam a été touché de plein fouet et au ventre qui plus est, dans la région fatale du foie, lui qui en était le gardien à quart de temps. Nous devons en effet à la mémoire du défunt de rappeler aux lecteurs de notre journal que Mohamed Bellaam exerçait de son vivant deux lourdes charges : il tenait un commerce prospère d’articles d’artisanat traditionnel au numéro 46 de la rue Dappane (dite « quartier des mouches »), et il officiait certains jours à la mosquée, 77 où il occupait les honorables fonctions de quatrième Imam. Monsieur Bellaam était en outre l’un des conseillers municipaux de notre municipalité communale, qu’il a servi corps et âme avec beaucoup d’humilité et de dévouement. Il laisse des biens et une veuve éplorées, en l’occurrence Madame K. Bellaam, qui semble avoir momentanément préféré quitter le domicile conjugal, car on est sans nouvelles d’elle depuis le tragique accident qui a causé la mort de son défunt mari. L’âne a disparu de façon aussi mystérieuse, mais la police municipale de notre commune se fait forte de retrouver les deux fugitifs». « C’est quoi ce canard ? » demanda Bernard Béranger, appelé aussi « Bras Ballants » tellement il avait les bras longs disait-on et pour les intimes, « B.B. », dans son rade d’Aubervillier. Ancien flic à la retraite, s’ennuyant à mourir sans pour autant y arriver, il s’était autoproclamé justicier privé, et au lieu de jouir tranquillement d’une paisible retraite et de sa compagne, il courrait le monde dès qu’il avait l’impression que quelque chose quelque part ne tournait pas rond, alors que tout semblait en ordre. « C’est le journal d’Ali, il a dû l’oublier, ou peut-être qu’il avait fini» lui répondit le patron du fond du café où il était en train d’essuyer les verres. « Purée, quel charabia, on dirait le Parisien pastiché ! » reprit Bernard Béranger, « disdonc, il a bien frappé l’âne, en plein foie de l’homme de foi ! pas bête l’animal ! ». Et, en finissant son cognac, il termina : « Que des gens battent leurs bêtes, ça, on le voit tous les jours. Mais que les bêtes battent leurs maîtres, ça, on le voit moins. C’est curieux ce truc. Bon, allez, Gégé, faut que j’y aille, combien je te dois ? » dit-il en sortant son porte-monnaie de sa poche : « ah merde ! j’ai plus un rond ! pour le cognac j’ai pas assez ! 78 bon tu le marques sur l’ardoise ! les bons comptes font les bons amis ! J’ai pris le journal j’en fais une photocop et je te rends tout demain ! OK Gégé ? Au revoir Monsieur Marc Moissa ! » et il sortait. Sur le chemin habituel qui le mène vers Viviane, la propriétaire de la confiserie du coin, et accessoirement sa maîtresse, il réfléchissait et ruminait. Quelque chose le turlupinait dans le récit de ce fait divers, mais il ne savait pas quoi. Evidemment il y avait le nom du type, « belle âme », mais il y avait autre chose, une image vue quelque part. Ce qui le titillait c’était le rapport avec le cognac, le cognac bû, le cognac payé, « le cognac j’ai pas payé ? » dit-il tout haut, sans savoir pourquoi. Avec ça on n’allait pas loin. C’était mal connaître BB, qui contredirait même la météo. Justement quel jour on était ? Lundi. Quel mois on était ? Mars. Mars au Maroc, c’est pas mal, se dit Bernard Béranger. Même pas mal du tout : le printemps, mais plus que le printemps, des débuts de chaleur, les hibiscus et les bougainvilliers déjà en fleurs, pas encore trop de touristes, températures supportables...Quand il passa devant « Maghreb Voyages » qui proposait Casablanca à 200 Euros aller-retour, il n’hésita plus, entra, se renseigna sur les conditions de ce tarif « Open » (« vous courez le risque d’attendre le vol suivant, mais à cette saison... »), et ni une ni deux, décida de partir. En entrant dans la boutique de Viviane il lanca à la cantonnade : « Viviane, fais ma valise, je pars en mission ! ». Sur quoi, comme les temps changent, il reçut une tarte à la crème à la figure, s’exclama « je te ferai condamner pour entartrage ! », se réconcilia avec la confiturière sur l’oreiller (« la prochaine fois, je t’emmènes ! »), prit quelques affaires et son passeport, et un taxi pour Roissy. 79 Il n’était pas à jour des nouvelles mesures de sécurité. Comme il n’avait que de maigres bagages il les prit avec lui dans la cabine, et se fit ainsi à la fouille de départ délester d’un ciseau à barbe et à celle de l’arrivée d’une lime à ongles totalement usée. Les voyages forment la jeunesse et rendent les moins jeunes philosophes. Il supporta donc finalement ces deux outrages avec la pensée qu’il aurait été autrement embêté s’il avait essayé d’embarquer son Parrabellum P38, son Smith et Wesson ou pire son Mauser datant de la dernière guerre mondiale, qu’il avait cachés chez son pépé. Son vieux complice Nader l’attendait à l’aéroport de Casablanca, puis l’amèna avec sa vieille 405 break bleue au centre ville, longeant des champs criant déjà de soif d’où s’envolait la poussière, des maisons qui autrefois furent blanches, et croisant sur la route des dizaines d’ânes qui ne semblaient pas tellement en fuite même s’ils souhaiteraient l’être. Nader lui avait réservé une chambre au Hayat Rijensi, « pour la nostalgie », mais du vieil hôtel du film ne restaient que des cartes postales se vendant 5 Dirham pièce. Bernard en achèta une où une bulle faisait dire à Humphrey Bogart « play it again, Sam », pour l’envoyer à sa confiturière. Nader insista pour qu’ils passent la soirée ensemble dans le Café Berbère de l’hôtel, « tu verras, ça t’intéressera ». Rasé de près, chemise blanche, qui dans les lumières du Café devenait violette, Bernard prit d’assaut une petite table avec tabourets après avoir bousculé le serveur qui affirmait « c’est complet Monsieur ! ». Il commanda une bouteille de champagne, en attendant Nader. Autour de lui semblaient de rigueur plutôt les bouteilles de whisky, avec les 80 paquets de billets de banque qui ressortaient des poches de ceux qui venaient-là pour se faire voir. Nader avait eu raison de l’amener-là. Non seulement les chanteuses et quelques chanteurs se déchaînaient sur des musiques irrésistibles, donnant même à Bernard Bras Ballants l’envie d’aller danser et de se frotter au ventre des danseuses du même nom, mais il y trouva un début de piste pour son enquête. Pas tout à fait manchot quand même surtout des jambes, il s’aventura sur la piste de danse à un moment de liesse générale, quand un marchand de moutons venait de jeter une liasse de billets de banque sur l’une des danseuses. Bien lui en prit car la danseuse devant laquelle il se sentit comme un poisson sans eau lui glissa à l’oreille « viens demain matin à la boutique de Kader, à l’entrée de la vieille Médina, je te donnerai des nouvelles de l’ânesse ». Bernard en resta les bras ballants : une ânesse ? Puis il se ravisa car après-tout, ça ne changeait pas grand chose, non ? Quand il revint de cette méditation, la chanteuse avait été remplacée par une autre. Bizarrement, alors qu’il avait bu du champagne, c’est le goût de cognac qui lui revenait à la bouche. Les marchands d’eau étaient déjà sur pied coiffés de leur chapeau rouge quand il se rendit à la vieille Médina, au cœur de laquelle s’était déroulé le drame et produit l’énigme qu’il tentait d’élucider. La boutique de Kader était une échoppe où on vendait des livres. L’époque voulait qu’on y mette en avant toutes sortes de versions du Coran et d’autres Saintes Ecritures, dont une Bible, mais l’œil perspicace de BB dénicha sous cet amoncellement de livres pieux le Capital de Marx et une Anthologie de la littérature érotique 81 arabe, qu’il se promit d’acheter un peu plus tard pourvu qu’on le laisse ressortir avec. Le boutiquier, Kader, voulait l’aider dans son enquête : « moi aussi j’ai trouvé ça louche ». Il l’amèna à la boutique de Bellaam, le lieu du crime. La boutique était fermée, mais il disait à BB de la contourner, « ça c’est passé derrière ». Derrière se trouvait une petite cour, avec des entrepôts de part et d’autre. Sur l’une des portes était marqué « MB », en lettres arabes. Ni une ni deux, BB fit sauter sans peine le cadenas avec une lime à ongles que l’hôtel lui avait gracieusement donnée, et devant les deux complices s’ouvrit un vaste espace plein de cartons, estampillés des emblèmes du royaume chérifien, avec une date. « Viens » lui dit Kader, « regardes ! ». Et il montra l’un des cartons. Dedans, ce qui ressemblait à des drapeaux. « Mais oui, le 29 mars, c’est le jour où avait été programmée la visite du Roi ! Sauf qu’elle a été annulée, quand il y a eu les attentats ! ». Il sortit le drapeau, le déplie, et stupeur et damnation : le drapeau avait été transformé en couverture ! Il ouvrit un autre carton, avec une étiquette légèrement différente, et découvrit que les drapeaux avaient été transformés en robes ! « C’est quoi ce binz ? » lui demanda BB, qui pendant ce temps fouillait dans les tiroirs d’un petit bureau gris, d’où il sortait des papiers qui ressemblaient à des factures. En les déchiffrant et en les comparant aux étiquettes des cartons, ils en arrivaient à la conclusion que Mohamed Bellaam avait touché près d’un million de Dirhams de la municipalité de Casablanca pour l’achat de drapeaux qui n’avaient ensuite jamais servi, qu’il les avait transformés en couvertures et en vêtements pour femmes, et comptait les réexpédier sous leur nouvelle forme vers des pays Européens où les acheteurs ne seraient pas 82 choqués de se couvrir ou de se draper avec un drapeau qu’ils ne reconnaîtraient probablement pas ou jugeraient ethnique. Le maître que l’âne avait tué était engagé dans un drôle de trafic. En sortant de l’entrepôt qu’ils refermaient soigneusement, nos deux compères remarquaient un bâton noueux, sur lequel ils découvrirent des traces de sang : probablement le bâton avec lequel le maître frappait son âne, on le savait maintenant, son ânesse. L’ânesse fut frappée pour la dernière fois juste devant l’entrée de cet entrepôt, et c’est là qu’elle donna son coup de sabot fatal. BB et Kader décidèrent de suivre la direction indiquée par la pointe du bâton, ce pourrait être un signe. En allant toujours tout droit à travers les ruelles étroites de la Médina, ils arrivaient à la mosquée, devant laquelle un aveugle demanda l’aumône : « Salem alaykoum mon fils, la paix soit avec toi ». « La paix soit avec toi », lui répondit Kader en retour, « dis-nous, Sidi, as-tu entendu passer le quatrième Imam l’autre jour, Mohamed Bellaam, celui qui a été tué par son âne ? ». Le vieil homme réfléchissait, puis souria, tournant ses yeux blancs sans vie vers le ciel, « Dieu ait son âme, mais je n’aimais pas cet homme. Que je l’ai entendu oui ! Tellement que je pouvais le voir quand il est passé devant moi, sur sa pauvre ânesse, Dieu qu’elle a souffert cette bête ! Il était furieux contre elle, il lançait des jurons terribles, et des menaces, « tu me paieras ça, sale bête, à fouiller dans mes affaires ! » ». BB et Kader se regardèrent, « vous avez une idée quelles affaires ? », « Oh non, il n’en a rien dit, il répétait toujours la même phrase. D’ailleurs il n’a fait que passer en coup de vent, comme c’est un endroit où il y a toujours du monde qui passe et qu’il a son rôle d’Imam à jouer, il ne s’est pas attardé après la prière. Mais si j’étais 83 vous, je continuerai mon chemin, vous rencontrerez deux maisons, et une femme, peut-être plus ». Après ces paroles le sage se tut. Dans une petite ruelle sinueuse, la fenêtre d’une maison était ouverte, et une femme se tenait sur le bord : mais c’était la chanteuse d’hier soir ! « Je vous attendais messieurs, entrez donc, rendez visite à ma modeste demeure, vous ne serez pas déçus ! ». La maison n’était pas grande, mais très coquettement décorée, le sol entièrement couvert de tapis de toutes les couleurs, et des coussins partout, entourant de petites tables et des guéridons sur lesquels plusieurs narguilés attendaient le client. Sur les murs, des tableaux de femmes légèrement vêtues ou dévêtues, et des photos de la maîtresse de maison entourée d’amies, dont certaines étaient présentes au Café Berbère, et de célébrités. Ainsi la voyait-on avec un Prince Saoudien, l’un des frères du Roi du Maroc, mais aussi Yves Saint-Laurent et Cathérine Deneuve dans une soirée berbère, et autres personnages moins connus. La maîtresse de maison s’arrêta devant l’une de ces photos et dit en pointant du doigt un monsieur d’un certain âge en djellaba : « C’est lui la victime, enfin, on peut tout aussi bien dire le bourreau, Mohamed Bellaam, Dieu ait son âme, mais je peux vous dire qu’elle était bien noire ! Et qu’estce qu’il était radin ! Jamais un Dirham de plus, jamais un cadeau, alors qu’il en avait de l’argent, mais il fallait que personne ne le sache ! Quand je l’ai vu pour la dernière fois ? Il y a trois jours, une heure à peu près avant le drame, il a fait comme s’il ne me voyait pas, mais son ânesse s’est arrêtée net devant ma fenêtre, plus moyen de la faire bouger, il la frappait, oh qu’il la frappait, la pauvre bête ! Et il criait « je vais t’apprendre à mettre le nez dans mes affaires, sale bête ! ». Il ne s’est arrêté que quand j’ai ouvert la 84 fenêtre et que je me suis mise à crier très fort pour que les voisins l’entendent « c’est une honte, une honte, et ça se prétend Imam ! c’est une honte pour la mosquée, une honte pour la ville, une honte pour l’Islam ! ». Alors seulement il est descendu de son ânesse et l’a tirée par la bride, sous les huées et les rires des gens dans la rue ». Ainsi donc ce saint homme avait été un client de la chanteuse, qui avait même de lui une photo compromettante. Et l’ânesse s’était arrêtée sous sa fenêtre, refusant d’avancer. « Si j’étais vous, j’irai voir chez lui, sa femme n’est certainement pas revenue, je me demande même si elle n’est pas partie chez ses filles en Italie, elle en avait marre d’être battue, elle aussi ! Mais vous y trouverez peut-être des choses intéressantes ! ». En allant tout droit ils arrivèrent là où Mohamed Bellaam avait habité. Après avoir longtemps frappé à la porte ils concluaient qu’il n’y avait personne à l’intérieur, et décidèrent d’entrer, toujours à l’aide de la lime à ongles. Ils tombaient sur le plus grand désordre : les tiroirs des meubles étaient sur le sol et leur contenu en avait été répandu par terre, dans la courette de grosses jarres avaient été cassées et le sol était jonché de fèves, d’olives et de dattes, les matelas des lits avaient été eventrés, et ici et là gisait un billet de monnaie. Des voleurs ? Madame Bellaam ? Soudain ils firent une étrange découverte. Dans la cuisine, une pile de serpillières toutes neuves avait été renversée, une se trouvait encore sur la table, les autres par terre ou dans l’évier, comme si quelqu’un les avait rageusement balayées. Ces serpillières étaient aux couleurs du drapeau marocain ! 85 Dans la tête de nos deux compères le drame commençait à se reconstituer. Pour en avoir le cœur net, ils se renseignèrent auprès des voisins les plus proches. Oui, ceux-ci avaient entendu éclater une violente dispute, et Mohamed Bellaam crier à sa femme « Imbécile d’ânesse ! Je t’apprendrai à fouiller dans mes affaires ! » suivi de coups et des hurlements de sa femme. Une chose étrange s’était alors produite, l’ânesse s’était mise à braire très fort et était sortie de la maison, ruant de ses pieds arrière contre la porte, brairant à qui mieux mieux, alertant ainsi le voisinage. Monsieur Bellaam s’était précipité dehors, toujours son bâton à la main, martelant le dos de son ânesse de rudes coups avant de sauter dessus en criant « je t’apprendrai à fouiller dans mes affaires ! », et était parti au trot en direction de la mosquée. Personne n’avait revue Madame Bellaam, prénommée Kadidja. Elle s’était comme volatilisée. BB et Kader décidèrent de retourner à l’entrepôt, car c’est là que devait se trouver le pot aux roses. Sur le pas de la porte de la chanteuse de charme, ils rencontrèrent Nader, qui les accueillit avec un large sourire, leur riant « vous ne savez pas fouiller ! ». Il s’effaca contre le mur, et derrière lui se trouva une grande ânesse grise, qui s’était naturellement réfugiée chez la personne qui lui avait publiquement porté secours. « Tiens, j’ai trouvé ça pour toi dans la boutique de Kader », et il lui tendit une Bible, ouverte à la page 211 : l’ânesse de Balaam. « Et l’ânesse vit l’ange de Jéhova posté sur la route, son épée à la main, et l’ânesse voulut s’écarter de la route pour aller dans les champs, mais Balaam se mit à frapper l’ânesse pour la ramener sur la route » (...). « Et l’ânesse voyait l’ange de Jéhovah et elle commença 86 à se presser contre le mur, pressant ainsi le pied de Balaam contre le mur, et celui-ci recommença à la battre » (..). « Lorsque l’ânesse vit l’ange de Jéhovah, alors elle se coucha sous Balaam, de sorte que la colère de Balaam flamba et il battait l’ânesse avec son bâton. Finalement Jehovah ouvrit la bouche de l’ânesse et elle dit à Balaam : « Que t’ais-je fait, que tu m’aies battue ces trois fois ? ». Bernard Béranger en resta les bras ballants. C’était donc ça ? Oui et non, il y avait encore autre chose. Et le goût du cognac pas payé lui revint dans la bouche. Il chercha. Trois fois l’ânesse avait été battue. Une fois au moment de la découverte des serpillières de contrebande, une fois au moment de la découverte de la maîtresse, et une dernière au moment de la découverte des stocks de l’entrepôt. Mais cette ânesse n’avait pas eu besoin de Jehovah pour régler toute seule ses affaires. BB pour se dédommager de ses frais se servit en babioles dans la boutique du commerçant véreux, et prit pour sa compagne une robe en drapeau marocain comme souvenir de cette aventure. Kader lui fit cadeau de l’Encyclopédie de la littérature érotique arabe, en lui souhaitant « bonne chance ! ». Et il en eut beaucoup de ne pas être arrêté au moment du passage à la douane. Après avoir fait quelques câlins bien sentis à sa compagne il se rendit au bar du coin pour aller régler sa dette, le journal d’Ali sous le bras. Au moment 87 de payer, il s’exclama : « Mais bien sûr de bon sang ! Cognac J’ai, CognacJay ! Le musée ! Le tableau de Rembrandt ! ». Gégé en resta bouche-bée, pensant que le soleil du Maroc lui avait un peu porté sur le système. Il lui expliqua alors que Viviane, sa confiturière, qui voulait qu’il soit un peu plus soigné, classe, cultivé même, l’avait amené un dimanche dans le quartier du Marais à Paris dans un musée (gratuit !) où il fut frappé par un tableau intitulé « Balaam battant son ânesse », histoire dont il n’avait encore jamais entendu parler, même si le nom du peintre ne lui était pas inconnu. 88 La boîte à chaussures 89 Benjamin Petitbois avait dix ans quand il réalisa qu’il n’aurait jamais dû naître dans la famille où il était né, mais le mal était fait. Autant il était intelligent, espiègle, rusé, autant ses géniteurs étaient obtus, bêtes, ras de terre et premier degré. Autant il était beau, autant eux étaient laids, et personne d’ailleurs ne pouvait comprendre comment un bébé si beau avait pu naître de parents si moches. Etait-il bien de lui ? Etait-il bien sorti d’elle ? Si ses parents ne tenaient pas à ce qu’il soit « propre » et « impeccablement coiffé », ce qui revenait à une coupe à l’américaine, il porterait de belles boucles et aurait pu poser pour les angelots de Boticelli, dont ni lui ni ses parents n’avaient jamais entendu parler. Ses géniteurs en titre, originaires du Canada, étaient taillés « brut de fonderie ». Son père avait d’énormes oreilles décollées, et un groin violet à la place du nez, à force de le mettre dans le vin blanc dès le petit déjeuner. Pour les mêmes raisons, sa mère avait des yeux globuleux sortant de leurs orbites, et un regard dont la profondeur se limitait au fond de son verre. Ils tenaient un café au doux nom de « Bien de chez nous ». Les questions que leur fils Benjamin leur posait depuis qu’il avait commencé à parler, ne leur parvenaient que très assourdies. La plupart du temps il ne recevait en guise de réponses que des « hmmm ? quoi ? ça alors ? va voir là bas si j’y suis ! ». Une rare exception devait néanmoins décider du reste de sa vie : « tiens, celle-là alors, vas donc voir la voisine qu’on rigole un coup ! ». 90 Les questions, ça le turlipinait, Benjamin Petitbois. Dès ses premières paroles, il en avait posé des questions, des questions, des questions : « Benjamin qui ? » « papa où ? » « c’est quoi ça ? », « comment s’appelle ? ». Le lot commun à tous les enfants était chez lui si lourd, si insistant, si précoce et ensuite si tardif, que ses parents en avaient eu vite assez. Au début ils faisaient leur SMIC de réponses : « Benjamin…Petitbois, tu vois, comme du bois petit…ou du bois pour faire le feu..feu..feu », ou « papa dort, papa dodo » ou encore « ça ? ça poule, poule poule poule, et on va la manger ce soir, miam miam ! ». Mais il était si impatient de connaître ces réponses, qu’on avait l’impression qu’il était comme un bébé qui ne supporte pas de ne pas être nourri à la seconde même où il a faim, et en trépigne, tape du pied, crie de colère. Et il avait tant de questions à la fois, que sa bouche les crachait à la manière d’une mitrailleuse, n’attendant souvent pas les réponses, surtout depuis que celles-ci se tarissaient. De sorte que ses parents, de guerre lasse, avaient hissé le drapeau blanc (chez eux le rouge, ça ne risquait pas d’arriver), se contentant depuis lors de grognements divers mais à peine variés, et de temps en temps, du désormais traditionnel « demande à la voisine ! ». Parfois aussi les clients du bistrot participaient au jeu de questions et de réponses que Benjamin, devenu légèrement tyrannique, avait instaurait dans le café à force de ne pas recevoir de réponses satisfaisantes. Durant les premières semaines où il rôdait son jeu, il posait n’importe quelle question, comme au tiercé dans le désordre, mêlant interrogations et devinettes : « pourquoi les grenouilles sont-elles vertes ? », « pourquoi le ballon de foot est rond et celui du rugby ovale ? », « pourquoi les filles portent une culotte 91 et les garçons un slip ? », « c’est quoi une jarretière ? », « qui a inventé le veau marengo ? », « c’est quoi la différence entre un pastis et un ricard ? », « quel est le plus grand malheur d’une perceuse ? ». Mais au vu des réponses, qu’il obtenait surtout s’il y avait un peu de monde et des habitués, il remarquait qu’il y avait des questions plus difficiles, ou plus embarrassantes, ou qui jetaient plus de zizanie, qui donnaient lieu à des réponses contrastées et qui suscitaient des disputes. Certaines questions laissaient tout simplement les gens sans voix, comme celle sur le veau marengo. Quand il voyait que les habitués avaient déjà un bon petit coup dans le nez, il lançait « Henry Quatre avait un cheval blanc. Quelle était sa couleur ? », et la plupart du temps tout le monde donnait sa langue au chat : « bèèeh…je sais pas, mon bonhomme…pouahrr ». La question sur le ballon rond et le ballon ovale, qui la première fois, avait été une de celles auxquelles il cherchait vraiment une réponse, était aussi devenue un jeu, depuis qu’il avait remarqué que cela pouvait, les bons jours, quand il y avait du monde et des partisans (via le petit écran) des deux sports, susciter des querelles telles que ça finissait en pugilat : « le ballon de foot, c’est un nichon, le ballon de rugby, c’est une bite ! ». « Le rugby, c’est un sport de grosses brutes avec un petit pois dans la tête ! ». « Le foot, c’est un sport de gonzesses ! ». Mais parmi toutes les questions qu’il pouvait se poser, et qu’il posait, il y en avait trois qui lui tenaient depuis toujours le plus à cœur, et dont la réponse lui importait réellement. La première était : « comment la terre a-t-elle été crée ? ». La seconde, « pourquoi les dinosaures ont-ils disparu ? », et la 92 troisième, qui allait finalement sceller son destin, « d’où viennent les enfants ? ». A la première question, il reçut une avalanche de réponses de toutes sortes, au point qu’il s’en contenta, pour pouvoir passer à autre chose. C’était d’abord sa mère, qui lui dit la première fois qu’il posa cette question : « mais c’est Dieu qui a crée la terre, mon garçon, tu le sais bien…c’est écrit dans la Bible ». Il ne savait pas ce qu’était la Bible, mais ce jour-là il apprit qu’il y avait des livres, et d’après ce que disait sa mère, un Grand Livre, qui contenait pas mal de réponses à pas mal de questions. Sa mère ne put pas lui en dire beaucoup plus, elle n’avait pas de Bible, et d’ailleurs aucun livre, il n’en sut donc pas davantage. Quand il posa la question à son père, il tomba au mauvais moment, juste quand celui-ci était en train de faire sa sieste, ou plutôt, de cuver. A moitié endormi, n’ayant plus tout à fait ses esprits, il tenta d’en faire quand même. Faisant face à Benjamin qui était au chevet de son lit, il ouvrit un œil, bailla, et lui dit ceci : « ah fiston, paraît-il, on m’a dit ça…aaahhhouiahh…c’est un canadien qui l’a dit… qu’au départ, au commencement de l’univers…il n’y avait que des gaz, des gaz, beaucoup de gaz….et que là-dedans, un jour, va savoir pourquoi, il y a eu une espèce d’étincelle, et ça a fait « boum ! », comme ça tu vois « prrwwuuuuuttt ! ». Et sur ce, il lâcha un énorme pet, en concluant : « voilà, ça s’appelle le Big Bang ! ». Pour une raison qui restera obscure, Benjamin se contenta de ces réponses, les trouva aussi bêtes que dégoûtantes, mais finalement, peut-être pas plus fausses que bien d’autres. Après avoir fait encore quelques sondages parmi 93 les fidèles du bistrot, il décida de passer à autre chose. Les dinosaures ! Pourquoi de si grosses bêtes ! Comment se fait-il que de si grosses bêtes puissent mourir ! Alors que partout ce qui est gros prospère ! Voilà quelque chose qu’il n’arrivait pas à comprendre du tout. Les dinosaures ! Il comprenait d’autant moins qu’il entendit parler de temps en temps dans le bistrot d’un « Mammout » qu’il fallait « dégraisser », qu’en regardant le journal télévisé des clients disaient parfois « il vit toujours, ce vieux dinosaure ? », et que films, dessins animés, et même parcs d’attraction mettaient ces animaux à l’affiche. Il dut pourtant bien se rendre à l’évidence qu’ils avaient disparu. Mais il comprit aussi qu’on ne savait pas exactement pourquoi. Cela l’intriguait : un mystère, pas seulement pour lui petit garçon, mais pour des tas de grandes personnes. Il avait alors sept ans. Un jour, une émission à la télévision, dont il avait vu un bout en rentrant de l’école, lui indiqua une partie de ce mystère : une énorme météorite serait tombée sur la terre, et aurait provoqué une asphyxie générale sur presque la moitié du globe. Mais il apprit aussi en fin d’émission que cette théorie était controversée, et n’en sut pas plus. Les quelques questions qu’il posa aux habitués présents ce jour là lui valèrent « mais oui, ils ont été écrabouillés par une météorité, c’est comme dans la Guerre des Etoiles ! », ou « Ils ont été noyés, t’as vu, la météorite elle a fait un gros « plouf ! » dans l’océan puis ça a fait déborder la baignoire, en somme.. ». Comme il n’avait vu que la fin de l’émission, il resta avec l’idée que quelque chose n’était pas clair, pas expliqué, qu’il y avait un mystère à découvrir quelque part. Mais où ? 94 Il tanna son père avec ses questions : « où on peut savoir la fin ? » « La fin de quoi ? » « mais du film ? » « mais il était fini le film ! » « oui, mais non, il doit y avoir une suite ? » « j’en sais rien moi, vas voir ta mère, tu lui demandes ». Il savait que ça ne servait à rien mais il le faisait quand même, histoire de voir ce qu’elle allait dire : « les dinozowres, mais ça n’existe plus mon chéri, les dinozowres…mais pourquoi tu veux savoir ça ? ça n’existe plus je te dis, alors pourquoi tu veux savoir pourquoi ça a disparu, puisque ça n’existe plus ? c’est pas la peine ! oh là là, qu’est-ce qu’il peut avoir dans la tête ce gosse, où c’est qu’il va chercher ça ! mais m’embêtes pas avec tes questions ! mon petit trouduc, tu fais chier maman avec tes questions mon chéri, mais non, mais ça va, à la fin, m’embêtes pas avec ça à la fin…mais j’en sais rien moi ! comment tu veux que je sache ? mais va voir la voisine pendant que t’y es ! ». Ce mot de sa maman changea sa vie. Il avait souvent entendu parler de la voisine, en mal la plupart du temps. Elle habitait la maison d’à côté, sur deux étages, ne venait jamais dans le café, disait à peine bonjour à ses voisins, sauf au petit Benjamin à qui elle faisait toujours de grands sourires. Elle n’était ni jeune ni vieille. Elle était avenante. Elle était seule, à part une vague nièce qui venait la voir de temps en temps, seuls moments où les volets de la chambre de droite du premier étage étaient ouverts. Les mauvaises langues la traitaient de « vieille fille », expression dont Benjamin ne savait pas quoi faire. Mais ce qu’il avait surtout retenu à propos d’elle était « elle lit », condensé de toute une série de jeux de mots douteux où les clients du café mixaient lecture, sommeil et galipettes. La voisine donc lisait, et avait des livres. Quelqu’un, livreur, commerçant, artisan, avait vu, 95 de ses yeux vu : la voisine avait des livres, des tonnes de livres d’après la légende locale. Des tonnes de livres : et des gros ! Ainsi, poussé par la curiosité inassouvie de ses questions à propos des dinosaures, il osa un jour sonner chez la voisine, qui lui ouvrit : « tiens, Benjamin, quelle surprise ? qu’est-ce qui me vaut cet honneur ? ». Benjamin rougit légèrement, la voisine était en robe de chambre, avec des bigoudis sur la tête. « Excusez-moi madame, excusez-moi, je…je..je repasserai un autre jour…je.. ». « mais non, mais non, tu ne me déranges absolument pas, qu’est-ce que tu veux, mais entre donc ! ». Et il entra, et lui expliqua son histoire. Et elle lui ouvrit les pièces de sa maison, et son immense bibliothèque, avec ses centaines de livres, ses dictionnaires, ses encyclopédies. Elle lui donna la permission de venir quand il le voulait, de fouiller où il le voulait, à une seule condition, de ne jamais sortir les livres de la maison, de les lire sur place. Pas d’emprunt. Et sans arrêt elle fit ce commentaire : « il faut que tu découvres par toi-même, il faut que tu découvres par toi-même ». Il passa ainsi de longues heures dans la bibliothèque de la voisine, au début presque tous les jours, provoquant vite la colère de ses parents. Mais en usant habilement de la pression des devoirs à faire et de menus mensonges pour tromper leur vigilance, il réussit à venir chez la voisine au moins quatre jours par semaine, pour dévorer littéralement sa bibliothèque. Dans celle-ci il y avait de tout : des romans, des romans policiers, de la poésie, des livres sur l’art, des livres de cuisine, des livres sur les plantes, d’autres sur l’astrologie, des dictionnaires savants, deux encyclopédies, et quelques 96 bandes dessinées, mais si disparates, que Benjamin, qui n’était pas né de la dernière pluie, soupçonnait la voisine d’avoir acheté au petit bonheur la chance, juste « au cas où », un enfant de son âge entrerait. Dans un numéro récent de Sciences et Vie, il lut un article résumant toutes les dernières théories à propos de la disparition des dinosaures. Bien qu’à son âge, il ne comprit pas la moitié des hypothèses, où il était question du réchauffement de la planète longtemps avant notre ère et des effets chimiques que cela avait produit sur des couches de lave de volcan enfouies dans le fond de l’océan, il sut en lisant qu’il tenait le mot de la fin, et cela lui suffisait. Quant à la dernière question, il se dit qu’il devait être facile d’y répondre, car tous les grands devaient savoir ça : « d’où viennent les enfants ? ». Il se demandait d’ailleurs à propos de lui-même pourquoi il ne le savait pas, ou ne le savait plus, puisqu’il était bien lui aussi venu de quelque part ? Or, à son grand étonnement, il reçut les réponses les plus évasives et les plus surprenantes : « mais ils naissent dans les choux, mon petit ! », « c’est la cigogne qui les amène, mon grand ! », « ah ça, vaut mieux que ce soient tes parents qui te le disent ! », « ils viennent des cliniques, des hôpitaux, que sais-je… », « d’où ils viennent ? d’où ? je crois que la question est mal posée… ». Comme « les choux » et « la cigogne » étaient les seules réponses reprises par plusieurs personnes, il décida d’en avoir le cœur net, et de voir par lui-même ce qu’il en était. Aussi se rendit-il un jour chez le marchand de légumes, qui exposait dans son étal des tas de variétés de 97 choux : du chou blanc, du chou vert, du chou frisé, du chou paysan, et plus au frais, même de la choucroute. Il décida de lui poser la question un peu indirectement : « ils viennent d’où, ces choux, monsieur s’il vous plaît ? ». « Ah, tu veux savoir ça toi ? On t’a donné des devoirs à faire pour l’école ? Eh ben, ça dépend : moi je les prends à Rungis, avant, il y a bien longtemps, on les vendait aux Halles, qu’on appelait alors le « ventre de Paris ». Mais maintenant le ventre de Paris est à Rungis, et j’y vais tous les matins. Evidemment, c’est pas à Rungis qu’on les produit ! Ils peuvent venir de partout, les noms ne veulent plus rien dire, par exemple les Choux de Chine peuvent venir du Maroc, de Hollande, et les choux de Bruxelles peuvent venir de Chine. Aujourd’hui, avec la mondialisation, il n’y a plus de distances ! ». « Ah bon ? C’est intéressant ça.. », dit Benjamin au marchand, « et…et…ça vous est arrivé d’y trouver…d’y trouver un bébé ? » ajouta-t-il timidement. Le marchand, qui était un homme très bon, lui fit un large sourire, se retint de ne pas éclater de rire, et lui dit doucement : « non, mon bonhomme, je n’y ai jamais trouvé de bébé….on trouve des chenilles, des larves, de petits vers, une fois même j’ai trouvé un petit serpent, mais des bébés, des bébés d’humains, non, jamais…les bébés humains, demandes à ta maman d’où ils viennent ». Retour donc à la case départ. Mais il était quasiment certain que les choux n’étaient pas la bonne réponse. Restait la cigogne. Bien qu’il n’y crut qu’à moitié, il était excité à l’idée d’aller chercher une cigogne, car comme il voulait tout découvrir par lui-même, il lui fallait voir une cigogne ou du moins, rencontrer des gens en contact avec elles. Dans un livre d’ornithologie chez la voisine, il lut : « Cigogne blanche. Ciconia Ciconia. L. 98 110cm. E. 165 cm. Migratrice. Commune, sauf dans la partie septentrionale de son aire de répartition…Affectionne marais, plaines herbeuses et prairies humides, où elle se nourrit de batraciens, reptiles, sauterelles, poissons etc…Niche parfois en petites colonies, sur des arbres isolés et sur le toit des maisons. La cigogne blanche est silencieuse, à part ses caractéristiques claquements de bec ». La voisine l’informa qu’il y en avait plein en Alsace. « En Alsace ? C’est où ça ? ». Quand il le comprit, il dit « mais c’est loin, comment je vais faire ? » « Faire quoi Benjamin ? » demanda la voisine. « Mais, voir les cigognes ! », « Oh, mais si tu veux en voir, il suffit d’aller au Zoo ! ». Il dut attendre le jour de son anniversaire pour réussir à faire bouger son père et sa mère, qui fermèrent exceptionnellement le café. Sans leur dire la raison de son insistance à visiter le Zoo, il les entraîna d’abord tout droit vers les cigognes et autres oiseaux à longues pattes, qu’il observa attentivement, lisant toutes les notices accrochées en vue d’instruire les visiteurs des merveilles de la nature. Mais rien, strictement rien, sur les bébés humains. Par contre, il y apprit que les cigognes pondent des œufs, 3 à 4, qu’elles couvent durant plusieurs semaines, œufs qui deviennent à leur tour des cigognes et ainsi de suite. Il profita de la rencontre fortuite avec un gardien du Zoo, pour lui demander à brûle pourpoint : « Bonjour Monsieur, excusez-moi, est-ce que c’est vrai ce qu’on dit, que les cigognes apportent les bébés aux mamans ? «. Le gardien, qui était originaire du Midi, le regarda avec un large sourire et lui dit : « Mais non mon petit, c’est des fadaises ça, va donc voir les singes pour voir comment ils font ! ». Benjamin en resta bouche-bée : comment-ils font ? Comment ils font quoi ? 99 Ainsi passa-t-il à une autre question, dont il découvrit vite tout l’intérêt, bien que certains détails lui échappaient encore. Il vit les singes se faire toutes sortes de manières, entre mâles et femelles, entre femelles, entre mâles, entre grands et entre petits, avec de petits bouts de queue pointant par ci et par là. Il vit des canards sauter l’un sur l’autre, les mâles maintenant les femelles sous l’eau pendant un court moment, après quoi la femelle remontait en s’ébrouant. De même vit-il un énorme éléphant essayer de grimper sur une éléphante, sans y réussir, la femelle s’échappant mollement à chaque fois, le mâle retombant balourdement sur ses genoux de devant. Il vit des serpents enroulés l’un autour de l’autre, avec deux queues et deux têtes, sans qu’on puisse savoir ce qui était à l’un ou à l’autre. Dans la galerie des batraciens, il vit trois grenouilles faire une étrange danse sous l’eau, agglutinées les unes aux autres. Il vit même certains insectes, scarabées, fourmis, gendarmes, se balader queue à queue, inséparables. Bref, il vit du mouvement, et en vit tant, que cela lui donna la bougeote. Quelques jours plus tard, au café, la radio passait le dernier CD de Renaud : « ma fille a vu le loup…. ». Il demanda à un client qui écoutait attentivement la chanson : « elle a vu le loup ? c’est Chaperon Rouge ? », « Oui, en quelque sorte, si tu veux, c’est pas mal vu…. » lui répondit le client avec un sourire narquois et grivois. Décidément, de ces adultes il n’y avait rien à attendre. Benjamin Petitbois prit alors la décision de partir, d’aller parcourir le vaste monde, pour découvrir par lui-même « comment on fait ». Mais avant de partir, il passa voir la voisine, pour lui faire part de sa résolution. 100 « Comment on fait ? Mais qu’est-ce que tu veux dire Benjamin, comment on fait quoi ? » lui demanda-t-elle. « Beehh….euh…je crois les enfants ? », « Comment on fait les enfants ? Eh bien, mon garçon, on fait exactement comme quand on n’en fait pas…. ». Benjamin ouvrit la bouche mais ne sut pas quoi dire. Voilà que la voisine, toujours si claire, si précise, et sans détours, parlait en énigmes. « Euh…mais oui mais comment alors ? », « Ah ça, il faut que tu le découvres par toi-même mon garçon ! ». Quand il lui annonça qu’il allait partir parcourir le vaste monde, elle lui dit : « C’est dommage, car il y a justement ma nièce qui vient passer ses vacances ici la semaine prochaine, et elle a à peu près ton âge, elle va s’ennuyer, qu’est-ce qu’elle va bien pouvoir faire toute la semaine ? Elle n’aime pas lire ! ». Benjamin exprima ses regrets mais se tenait à son projet, et après les conseils de prudence d’usage, et la promesse de la voisine de ne rien dire à ses parents, il partit. Il n’alla pas bien loin, et pas bien longtemps. Avec un peu d’argent de poche qu’il avait mis de côté, il s’acheta un ticket pour la piscine, où il tenta, à plusieurs reprises, de sauter sur les petites filles en leur tenant la tête sous l’eau, comme il avait vu faire les canards. Plongeant sous l’eau, il essaya aussi de faire comme les trois grenouilles. Sur le gazon de la piscine découverte, il proposa à plusieurs garçons et filles de jouer à sautemoutons, et se mettait alors à faire comme il avait vu faire l’éléphant. Il n’en fallait pas plus pour qu’on le traite de « petit vicieux », et qu’un maître nageur le ramène, manu militari , chez ses parents, qui lui interdirent de sortir de sa chambre durant tout le weekend. 101 Il était abattu, malheureux et triste. Heureusement qu’il n’y avait pas école, c’était le début des vacances. Il voulut partir, partir loin, quitter ses parents, aller à la campagne, voir la mer et la montagne. Mais il ne vit que HLM et bitume. Assis devant l’entrée du café par terre, il remarqua soudain que la fenêtre de la chambre en haut à droite chez la voisine était ouverte. Une jeune fille se pencha sur le bord et lui sourit : « C’est toi Benjamin ? Tu ne veux pas venir jouer ? ». Après les protestations d’usage, ses parents étaient finalement bien contents qu’il débarrasse le plancher pendant quelques heures. Il n’était jamais monté dans les étages chez la voisine, ne connaissant que la bibliothèque et la cuisine où il recevait parfois un goûter. La nièce de la voisine jouait dans sa chambre, elle avait une paire de ciseaux, du papier coloré translucide, des billes, de petits personnages, des cailloux colorés, des crayons de couleur, et une boîte à chaussures vide, dont elle avait enlevé le couvercle. « On joue à la boîte à chaussures magique ? » lui demanda-t-elle. « C’est quoi ce jeu ? » s’informa-t-il. « Tu connais pas la boîte à chaussures magique ? Tu verras, c’est très amusant. On se fait une maison magique, une maison de conte de fée… ». Il ne comprit pas où cela pouvait mener, mais aida la fille à découper de petits personnages, à les coller à différents endroits dans la boîte à chaussures, à coller des semblants d’arbres et de fleurs sur les bords intérieurs de la boîte, et à découper un petit trou sur l’un des côtés de celle-ci. Lise, ainsi que se nommait la nièce, accrocha au-dessus de la boîte une toute petite ampoule avec un interrupteur branché sur une pile. Enfin, ils collèrent le papier jaune translucide en guise de couvercle. 102 « Et maintenant on va faire le noir ! », et sur ces paroles, Lise ferma les volets. La chambre fut soudain plongée dans l’obscurité. « Viens à côté de moi » fit Lise, « allonge-toi par terre, oui, comme ça, tout près, approchetoi, mets ton œil devant le petit trou, une, deux, trois…soleil ! » et elle alluma l’ampoule. Benjamin n’en crut pas ses yeux : devant lui, une petite lucarne était éclairée, il approcha son œil, et à travers cette minuscule fenêtre toute ronde, il vit des touffes d’herbe verte, des arbres, des fleurs et des papillons, une cascade qui retombait avec un bruit de clochettes sur des galets ronds comme des melons, et tout était baigné dans une lumière jaune orange. « C’est joli hèh ? » fit Lise, « c’est joli ce qu’on a fait, hèh ? donne-moi un baiser avec des langues… ». Et alors Benjamin devint tout chose, il se sentit fondre, il eut chaud puis il eut froid, il eut des frissons partout, il vit la petite lucarne et eut l’impression qu’elle s’agrandissait, ou que lui rapetissait, il crut soudain passer tout entier à travers la petite lucarne et entrer dans ce paysage magique, il sentit l’herbe, les fleurs, qui lui caressaient les jambes, il sentit l’eau de la cascade éclabousser son visage, ses mains, tout son corps, il sentit une petite langue s’enrouler autour de sa langue, et alors, Benjamin Petitbois comprit vraiment lui-même comment on fait. 103 Le chat débotté 104 Paul Plume était journaliste à Ouest France, chargé de couvrir les affaires culturelles, les évènements festifs, le tourisme et les questions régionales. Le comité de rédaction du journal venait de lui confier une nouvelle mission, destinée à publier une série d’articles consacrés au Grand Ouest, sur le tourisme « vert », les « richesses méconnues », les monuments oubliés tombant ou non en ruine. C’était la raison pour laquelle il parcourait avec sa vieille 4 L les petites routes du Parc Régional du Perche, un peu au petit bonheur la chance, suivant de vagues indications reçues de quelques habitants du coin rencontrés dans un bistrot où, de bon matin, ils prenaient leur premier verre. Un château un peu mystérieux devait se trouver « quelque part par là », le « là » étant signalé par des mains tremblotantes. Il faisait très beau, les deux fenêtres ouvertes de la voiture donnaient un bon courant d’air un peu frais même par moments, car on était au mois de mai. Le journaliste roulait très lentement, en partie pour des raisons professionnelles, car il ne s’agissait pas de rater ce château, en partie parce qu’il était de nature rêveuse, et quoi de mieux que ces départementales suivies à toute petite allure en voiture laissant l’esprit vadrouiller ailleurs ? Soudain il freina si brusquement que sa voiture cala. Derrière le feuillage d’un vieux chêne, il venait de remarquer l’entrée d’une allée, encadrée par deux énormes piliers surmontés chacun d’une tête. D’homme ou d’animal ? Difficile à dire étant donné l’âge des pierres. Voilà une première étrangeté qui méritait d’être notée dans son carnet de bord. 105 Il redémarrait, faisait marche arrière, tournait le volant et s’engagea dans l’allée dont la voûte verte était faite de très vieux chênes. Entre eux poussaient des buis joliment taillés en toutes sortes de formes : des lapins, des souris, des rats. Plutôt bizarres comme formes. Voilà encore quelque chose à noter dans le carnet. Au bout de l’allée le château surgissait si brutalement, qu’il en fut surpris : les chênes touchaient presque l’escalier monumental qui mènait vers l’entrée de la demeure, si bien qu’on avait du mal à distinguer la totalité de la bâtisse, dont les tours semblaient monter jusqu’en haut du ciel. Paul Plume gara sa voiture, coupa le contact, descendit, puis monta l’escalier, dont les rampes étaient sculptées comme l’allée de lapins, de souris, de rats. Décidément, le carnet allait être bien rempli. Il ne croyait pas si bien dire ! Sur l’impressionnante porte du château il n’y avait pas de battoir, pas même de sonnette, seulement une pancarte indiquant « les visites se font les jours ouvrables de 10 heures à 13 heures. Transformation du domaine public en domaine privé à partir de 13 heures et ce toute la nuit jusqu’au lendemain. Fermé les samedi et dimanche. Ouverture exceptionnelle le dimanche des Rameaux. Visites privées : renseignez-vous derrière le pilier ». Etrange message, et ce d’autant plus que Paul Plume, qui avait pourtant un peu étudié son dossier, n’avait trouvé aucune mention de ce château, qui 106 semblait néanmoins ouvert au tourisme. Il suivit les instructions, et trouva derrière le pilier une sonnette, sur laquelle il appuya. Aussitôt une voix métallique retentit : « montrez patte blanche, mettez votre main sur le digidécodeur ! ». Très étonné, n’y voyant pourtant encore rien d’extraordinaire, Paul Plume suivit les instructions et la voix reprit : « Autorisation d’entrée accordée. Déposez armes et bagages au vestiaire. Pour des raisons linguistiques, déposez chapeaux, châtaignes et s’il y a, chapelure. Les cheveux châtains ne sont pas admis dans l’enceinte du château et vous devez venir sans chaperon ». Paul Plume pensait avoir à faire à une sorte de Disneyland amateur, à un château en pacotille, avec des attractions comme dans les parcs du même nom. A son grand étonnement, la porte s’ouvrit, à sa droite il y avait des portemanteaux, des bacs à parapluie, des claies pour ranger sacs, bottes, chaussures de marche, mais comme il n’avait rien d’autre que son calepin et son stylo, il déposa des nèfles. Pas très rassuré pour autant, étonné de ne voir personne, il avançait prudemment, jusqu’au moment où il fut précipité en avant par la brusque descente du couloir. Il avait du mal à garder son équilibre et arriva trébuchant tête baissée dans une immense salle à manger. « Eh bien voilà le journaleux ! et qui fonce tête la première ! et qui ne fait pas le poids ! Pour un peu vous alliez droit dans le mur au pied duquel je vais bientôt vous mettre ! Mettez-vous à table, votre heure a sonné ! ». 107 C’est ainsi que parle un grand chat, vêtu d’un magnifique habit de lumière jaune, orange et doré, d’énormes bottes rouges tellement bien cirées qu’elles brillent comme des miroirs, et portant une élégante épée à fine lame accrochée à une ceinture bouclée d’or. A n’en pas douter, il s’agit du Chat Botté. Il est roux, presque de taille humaine, il a deux oreilles pointues et broussailleuses, deux grands yeux malicieux dans lesquels passent des lueurs féroces et perverses, un nez de la taille de celui d’un lynx, une gueule d’où sortent des canines étrangement longues et pointues, des lèvres tirant au violet qui forment un sourire à la fois sarcastique et carnassier, et une belle paire de moustaches fièrement dressées comme des éventails de chaque côté du nez. La voix du chat est grave et fluette en même temps, claire et sussurante par moments, la fin des phrases sort comme sifflée. « Je tournais comme un lion en cage, daignez vous asseoir, j’ai déjà mis les petits plats dans les grands et vos carottes sont cuites ». Le chat examine Paul Plume de la tête aux pieds, fait « hmm », puis « faut se contenter encore une fois de ce qui tombe sous la dent par hasard ». De sa patte il lui fait signe de s’asseoir à la table illuminée par plusieurs candelabres où brûlent de nombreuses bougies. Y sont dressés à la verticale deux couverts de cinq assiettes. « Couchées ! » fait le chat, et les assiettes se mettent les unes sur les autres à plat, celles plus petites pour les entrées au-dessus, deux grandes pour les plats de résistance au milieu, et puis celles à dessert en bas, ce qui fait un ensemble un peu bancal. « Ca vous embouche un coin, non ?! Je vois bien que vous en avez plein les mirettes ! » se vante le chat. Couteaux, fourchettes, cuillères, 108 tout est en cinq exemplaires. Des serviettes en damast brodées aux lettres « de C » et aux blasons de marquisat sont posées à côté des assiettes. Des mets grossiers ornent la table : des pommes de terre et des carottes cuites à l’eau, une poule bouillie à qui on a laissé la tête, des anguilles quasiment crues, une salade de pissenlits arrachés tels quels du sol et naturellement une assiette de mou. Du pain dans des paniers, du beurre dans un beurrier, sel, poivre, vinaigre et huile dans un petit ensemble en procelaine, du vin dans une carafe et une autre carafe pleine d’eau et de glaçons. Le chat tend une tranche de pain à son hôte en disant : « ce soir je vous donne votre pain quotidien. Mais cette nuit, vous ne demanderez pas votre reste ! ». Pourquoi toutes ces menaces ? Paul Plume, qui y connaît un rayon en littérature, décide de tenter d’appâter le chat pour lui tirer les vers du nez. « Tout cela a l’air très appétissant. Je vois que vous avez un bon cuisinier. Je prendrai bien quelques pommes de terre s’il vous plaît ». « Ce sont des rattes, servez-vous ! » commente le chat qui n’en dit pas plus. Paul Plume se sert dans le plat puis l’offre au chat qui éclate d’un petit rire sardonique «le coup de me refiler la patate chaude, on ne me le fait plus », et il se sert une pelletée d’anguilles. « Prenez-en, elles sont excellentes, que du sous roche ! ». 109 « Si vous vous demandez si à part nous deux il y a encore quelqu’un d’autre, je dois vous détromper, jeune homme, motus et bouche cousu, nous sommes seuls, enfin, vous êtes seul avec moi » reprend le chat. « Il n’y a pas de cuisinier, on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même ! ». « Euh…c’est joli vos emblèmes sur la serviette » fait Paul Plume en s’épongeant discrètement le front tellement les candelabres donnent chaud. « Vous essayez de vous payer ma tête ? Je m’appelle Botté, pas C ! ». « Ah je pensais que c’était le C de chat ? » tente-t-il en se donnant un air innocent. « Petit fureteur, vous êtes tous les mêmes, je me demande bien d’ailleurs ce qui vous prend ces derniers temps, il y a deux mois déjà votre collègue du Midi Libre, ha ha ha, libre ! comment il s’appelait...il était...enfin je ne me rappelle plus et c’était pas très important, mais vous, accouchez-donc, abattez vos cartes, allez droit au but, je perce votre jeu depuis le début, je lis dans vos pensées comme dans un livre ouvert, petit curieux va, vous êtes venu enquêter sur le sort du marquis de Carabas, de la princesse et du roi ?! Réalisez-vous que si je vous dis ce que je sais, votre sort est scellé ? Soit, vous aurez creusé votre propre tombe ! ». Paul Plume a soudain très froid dans le dos, malgré la chaleur des candelabres. Il y a deux mois, son collègue Amédée Duteil, du Midi Libre, a disparu sans laisser de trace, ce qui intrigue toujours la rédaction de son journal et la Police. Qu’en sait ce chat ? Manifestement, il a à faire à un dur à cuire. Un peu abasourdi, le journaliste tente de reprendre ses esprits, car cela commence à chauffer et il ne faut peut-être pas croire que ce ne sont 110 que des jeux de mots. Il faut peut-être prendre ça un peu plus au pied de la lettre. Le chat devient en effet lourdingue, avec ses proverbes, ses doubles sens, ses métaphores cousues de câbles. C’est un drôle de mélange de chat de gouttière, un peu voyou, gouailleur, et de chat persan, matou d’élite, qui a du baratin mais parle finalement comme un nouveau riche. « Alors, ouvrez grandes vos oreilles et soyez tout ouïe, écoutez-moi et prenez ça ! » siffle le chat en lui tendant un pissenlit, « mangez-le par la racine, c’est délicieux » fait-il, macabre. « Voyez-vous, la seule version disponible du conte de Perrault, mon vrai maître, Dieu ait son âme, est celle écrite pour les enfants. Mais il en existe une autre, qui passe pour apocryphe et qui est pourtant bien de sa main, et que je lui ai dérobée, vous comprendrez vite pourquoi. On en trouve des traces dans la version enfantine, si on sait lire les blancs. L’un des personnages de David Lodge, que vous avez certainement lu étant donné votre métier, n’a pas tout à fait tort de dire que les bottes c’est le phallus, et le chat la chatte, mais bon, c’est un peu trop facile. Ce qui est déjà plus intéressant c’est de penser que ce conte représente la quête du Graal, moi en l’occurrence. Mais je vais vous affranchir, car de toutes les manières maintenant cela n’a plus aucune importance. Ne vous êtes-vous jamais demandé d’où était venue au chat l’idée de se faire fabriquer une gibecière et des bottes de petit marquis, ou comment il avait appris à parler ? Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi il s’était donné tant de mal pour son maître, alors que les chats sont connus pour ne penser qu’à eux-mêmes et à leur petit confort ? N’avez-vous jamais trouvé invraisemblable qu’un petit chat puisse faire peur à des dizaines de paysans munis de fourches et de faux ? Avez-vous cru 111 qu’après avoir vaincu et mangé l’ogre le chat allait se contenter de laisser tout cela à son maître, ce pauvre garçon meunier un peu simplet, et se contenter comme un vulgaire retraité de chasser tous les jours paisiblement les souris et d’être blanchi et logé ? Ce sont des sornettes pour midinettes, et même les enfants étaient souvent dubitatifs. Vous ne voulez pas une cuisse de cette délicieuse poule ? Vous ne lui avez rien remarqué de spécial ? ». Paul Plume accepte une aile et voit soudain avec stupéfaction que cette poule a des dents. Décidément, il n’est plus tout à fait dans le même monde que celui du dehors. Il peut même s’attendre à tout instant à voir apparaître un nid de souris dans l’oreille du chat. « Alors, venons-en aux faits, je ne vous cacherai aucun détail, vous êtes cuit et déjà fait comme un rat, vous ne sortirez plus d’ici. Tout d’abord, la conversation entre l’ogre et moi a duré bien plus longtemps que ne le dit la version officielle. Je connaissais quelques tours que l’ogre ne connaissait pas, je lui ai jeté de la poudre de perlimpimpim aux yeux, il a vu trente six chandelles mais n’y voyait que du feu, et en échange il m’a passé quelquesuns de ses secrets de cuisine avant que je ne le mange. Je vous assure que ce n’était pas de la petite bière. Un ogre même transformé en souris reste gros et coriace. Mettez donc un peu de beurre salé sur vos rattes ! Elles sont bien dodues mais il faut leur graisser un peu les pattes. Vous verrez que moi j’ai tout eu, le beurre, l’argent du beurre, et la fermière… » « A Paris on dit la beurette » interjette le journaliste. 112 Le chat est surpris et légèrement agacé, mais essaye de n’en rien faire paraître : « ah, vous voulez ajouter votre grain de sel ? ». « Jamais de la vie, je sais bien que je ne peux pas rivaliser avec vous et d’ailleurs je ne vois pas qui le pourrait, enfin…. Non non, je vous donne ma langue» . « Sauce gribiche ! Je ne m’en contenterai pas ! Vous allez donc arrêter de me passer la pommade à chaque fois ? Vous ne cessez d’essayer de me caresser dans le sens du poil, mais je ne me laisserai pas amadouer ni endormir. Cela dit si ça vous amuse, j’ai aussi mes bottes à faire cirer plusieurs fois par jour ! ». Paul Plume a l’impression que le chat n’a pas du tout aimé son esprit, et une idée commence à y germer. « A propos de bottes justement. Le vieux, ça a été assez facile. C’était par lui qu’il fallait commencer, car il était méfiant, il n’aimait pas les chats. Il avait ses habitudes immuables, toutes les nuits il sortait de sa chambre pour aller boire un verre de lait dans la cuisine. Alors une nuit, j’ai remplacé les lanternes de l’escalier par des vessies, il a fait une belle chute, et il s’est cassé la pipe. Encore un verre de vin ? Il faut finir ce qu’il y a dans la carafe, quand c’est tiré, il faut le boire », et d’office il remplit son verre « on va bientôt arriver à la lie ». 113 « Après la mort de son père, la princesse, qui était ma foi un joli petit lot, commençait à déprimer. Elle ne voyait plus que des bouteilles à moitié vides, elle broyait du noir à longueur de journée, lentement le château changeait de couleur, c’était terrible. De plus depuis déjà pas mal de temps elle s’ennuyait à mourir avec le prince, son mari, le meunier, il n’avait aucune conversation, il ne comprenait pas son vague à l’âme, ils n’étaient pas du même monde. Alors, j’ai commencé à la consoler, je lui parlais, parfois je lui lisais des livres à haute voix, j’avais créé un petit orchestre de souris, je la distrayais et faisais rire, et pendant que le prince était parti à la chasse, sa femme me faisait des confidences. C’était une belle souris, bien dodue, et un jour je lui ai mis la main au panier et proposé la botte, elle me faisait bander comme un âne, pour un chat ça paraît curieux mais elle appréciait. Elle est devenue insatiable, on avait perdu toute prudence, on ne prenait plus aucune précaution, et évidemment un jour son mari est rentré plus tôt bredouille de la chasse aux lièvres. Ses chiens nous ont surpris dans la grange à foin, vous savez qu’on n’est pas amis, moi la main dans le sac si je peux dire, les lévriers ont vu une levrette, le prince a voulu me tuer mais il a mal visé et a tué sa femme, je lui ai sauté au cou et égorgé. J’ai pris la direction des affaires, désormais je pouvais vraiment terroriser les paysans, je les ai saignés aux quatre veines. Et voilà pourquoi je vis seul ici depuis des siècles. Toutes les bonnes choses ont une fin… pour vous aussi d’ailleurs, l’heure approche», le chat se tait. « Je peux vous donner un peu d’eau ? Il fait chaud. Ca va vous rafraîchir », dit Paul Plume au chat en tendant sa main vers la carafe. « L’eau c’est bon 114 pour les souris ! » crie le chat. A le regarder il a l’impression que le chat est déjà un peu gris, et qu’il doit du coup craindre l’eau froide. Donc c’est maintenant ou jamais : « Mais cette version est bien plus intéressante que celle que tout le monde connaît ! Vous êtes célèbre dans le monde entier pour avoir été un bon serviteur, qui a sauvé sa peau en persuadant son maître qu’il allait le rendre riche ! Alors qu’en réalité, le maître c’est vous ! Mais personne ne le sait ! Personne non plus ne sait que vous existez toujours ! Et à la place, tout le monde ne parle plus que Du Chat…. »…C’est un coup de poker, mais il voit qu’il a visé juste, le chat est intrigué : « Du Chat ? Des chats ? C’est quoi ce Duchat ? « fait-il, soudain moins fier. « Ah oui, excusez-moi, vous ne lisez peut-être pas…mais il y a plein d’images, c’est un chat de bande dessiné, un chat d’album, un chat qui fait des bulles, des jeux de mots, de l’esprit, de l’humour en images, son inventeur passe tous les soirs à la télé… » « Oh, si vous pensez que cela m’intéresse de passer à la télé, ce n’est qu’un tout petit écran, moi ici avec la verdure, vous pensez que cela m’intéresse même d’aller en ville, moi je suis un chat des champs et c’est ici que je trouve mes souris, bon, venons-en au fait… » « Mais le Chat il trouve autant de souris qu’il veut, son auteur les lui dessine dès qu’il le lui demande, c’est un chat très gâté, d’ailleurs avec son crayon son dessinateur peut faire apparaître n’importe quoi… Tenez, il y a par exemple un dessin où le chat vole comme un oiseau en disant « c’est pour épater les souris ». C’est pas mal, non ? » 115 « Arrêtez de me parler de ce chat de pacotille, de ce chat de papier, de ce chat qui n’existe même pas ! Moi j’existe tout seul, je n’ai pas besoin d’un maître pour me faire exister, et si ça me chante avec la magie noire je fais apparaître tout ce que je veux ! ». « Oh excusez-moi si je vous ai vexé, il n’y a pourtant pas de quoi fouetter un chat » qui en l’occurrence, fait « grrr, grrr », de petites bulles d’écume venant sur ses lèvres. « Pour ce qui est de l’être, justement, le chat en question il dit « mon père est une plume, ma mère un pot d’encre de Chine, et je suis né le jour où maman n’avait pas mis son bouchon ». Pas mal, non ? Moi ça m’interpelle. Dans le même ordre d’idées il y a un autre dessin, où on voit le chat d’un côté, son image de l’autre, et où le premier dit dans une bulle « moi c’est moi », et l’image « lui c’est lui ». C’est fort, vous ne trouvez pas ? Il a un succès fou ! « . Le chat est maintenant tout à fait enragé. Il s’écrie : « Des conneries ! Des conneries ! Pour appeler un chat un chat, ce chat n’est qu’une image ! Le concept de chat ne mord pas alors que moi, moi qui existe, je mords, j’arrache, je déchire, j’étripe, vous allez voir ! » et le chat se lève. « Exister, exister, bien sûr c’est important, comme le disait déjà le grand Shakespeare, ou plutôt Hamlet, son héros mondialement connu, que tout le monde cite : « être ou ne pas être, là est la question, ce qui donne encore mieux en anglais, to be or not to be, that is the question ! ». « Arrêtez de tourner autour du pot, arrêtez de détourner mon attention, être ou ne pas être, je peux vous en faire voir moi de l’être ou du ne pas être, c’est d’un enfantin ! » et le chat disparait complètement à « ne pas être », et réapparait à « être », et ainsi plusieurs fois de suite. 116 « Ah là vous êtes fort Monsieur, je ne vous croyais pas capable de ça, mais cela dit, l’être est-il plus important que l’étant ? Réalisez-vous par exemple, comme l’a fait le chat, que le mot « long » est plus court que le mot court ? C’est comme dans les exercices de logique du professeur Froeppel de Jean Tardieu, où il propose de compter en secondes le temps qu’il faut pour prononcer le mot « éternité » ». Le chat siffle maintenant comme un serpent, « kss kss ssst sst ! Assez, assez, c’est assez ! », « Dit la baleine » fait Paul Plume ce qui arrête le chat dans son avancée « eeuh ? ». « Qu’est-ce qu’elle fait ? Rein. Où elle va ? Nulle part. Comment elle s’appelle ? N’a pas de nom. Qui elle est ? Existe pas...(il cite son Tardieu par coeur). Et au-delà de l’existence, n’y a-t-il pas l’essence, comme le disait si bien Sartre ? The essence in’t it more important as the existence ? Je vous le demande, Monsieur le chat, qu’en faites vous de l’essence des choses, de ce qui est au-delà des apparences de l’existence, et donc que faites-vous de votre essence à vous, de l’essence de vous en tant que chat, de l’essence féline, au sens hégélien bien sûr ? » Le chat est maintenant hors de lui, il avance ses griffes qui font « couick ! couick ! couick !» comme des cisailles de jardinage, ses yeux jettent des étincelles et il siffle dans une sorte de râle : « l’essence, l’essence, je vais vous montrer ce que j’en fais » et se transformant en sa propre essence, les flammes des bougies le font exploser avec un grand « boum ! » qui secoue la table. 117 Fut pris qui croyait prendre. Paul Plume pense alors tenir l’article à sensation de sa vie, le scoop qui va lancer enfin sa carrière, et le faire connaître d’un très large public. Bien mal lui en prend. Non seulement personne à la rédaction de Ouest France ne le croit, mais on le prend d’abord pour un type un peu bizarre, puis quand il insiste, pour un doux-dingue, et finalement, on lui confie de moins en moins de reportages. Au bout de quelques mois, il est licencié, se met à boire en racontant partout cette étrange histoire qui fait rigoler tout le monde, et un soir de grande déprime, il se fait exploser la cervelle. 118 119