Il était une fois sur deux

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Il était une fois sur deux
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Il était une fois sur deux
Frederik Mispelblom Beyer
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Frederik Mispelblom Beyer
59 rue Saint Blaise
BL2
75020 Paris
tél : 0143717411
émail : [email protected]
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Table d es m atières
La fée du logis
p. 4
Le vélo
p. 21
Le tatouage
p. 36
Deux font la paire
p. 54
L’âne
p. 74
La boîte à chaussures
p. 88
Le chat débotté
p. 103
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La fée du logis
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Il était une fois une ménagère de plus de quarante ans qui écoutait toute la
journée RTL, sa station de radio préférée. Une fois son mari parti au travail,
à 7h30 précises, elle se levait mollement, prenant son temps, s’endormait
souvent à nouveau, un pied en dehors du lit. Rarement la radio n’était
ouverte avant 8h et demie ou 9 heures, la fin du journal, les commentaires
sur la presse du jour, mais elle essayait tout de même de ne pas rater
l’horoscope pour bien démarrer sa journée, café au lait, tartines beurrées,
petits pains sucrés si elle avait pensé la veille à en acheter. Ce qui n’était
pas fréquent car elle était un peu distraite.
C’était l’un de ces matins rares, car elle était en train d’avaler son café au
lait et d’y tremper un petit pain qu’elle avait coupé en deux, beurré, et
tartiné de confiture aux fruits rouges. Elle avait le teint blafard et l’oeil un
peu hagard d’une personne encore entre le sommeil et le réveil, les cheveux
en bataille défaits et pleins de fourches, grosse touffe de foin plus ou moins
blond, mais nature. Néanmoins, certains traits, une bouche lutine, des lèvres
pleines et roses, qui s’avançaient goulûment vers le petit pain sucré, des
yeux à la fois espiègles et langoureux, indiquaient sous l’allure négligée une
femme qui n’aurait pas dû l’être. Elle avait des épaules qui bien
qu’entourées d’un peignoir en fausse soie d’une couleur livide à force d’être
lavée et repassée laissaient entrevoir qu’elles étaient jolies et portaient
encore haut une poitrine qui n’avait pas dit son dernier mot. « On peut faire
des économies en France, la preuve avec Carrefour » beuglait la publicité.
Elle baissa le son, et se beurra un autre petit pain sucré, les pieds dans des
mules dignes de Cendrillon partie au bal. Les siennes avaient de courts
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talons, elle avait perdu celle du pied droit à force de la balancer, dénudant
ainsi de jolis orteils dont le vernis à ongles rouge s’était écaillé.
Sur la table, il y avait encore les restes du petit déjeuner de son mari : un
bol bleu avec un fond de café noir sucré, un bout de tartine beurrée qui
avait taché la nappe, des miettes partout y compris par terre où était
tombée aussi un mouchoir en papier dont un nez s’était servi. Car son mari,
représentant de commerce, était comme souvent enrhumé. « Magdalène de
Suède a même l’air un peu coquine sur cette photo » faisait un
commentateur de la presse People. « On écoute April Lavigne, Under my
skin, ça veut dire, ça veut dire ? Oui, sous ma peau...Lavigne ça vendange
hèh ! ». La ménagère de plus de quarante ans sourit et balança la tête sur le
rythme de la musique. Une voix féminine affirmait qu’il y aurait ce jour-là
« quelques averses et des éclaircies avec un soleil tout juste palichon », ce
qui changeait déjà par rapport à la pluie des derniers jours.
Ses parents, encore jeunes quand ils l’avaient eu, voulant que leur fille soit
sage et sereine, l’avaient appelé Solange. Solange Madrange. Elle finissait
son petit-déjeuner avec une craquotte pleine de beurre. « Zero blabla, zéro
tracas, avec MMA ! » chantait la publicité. Mme Soleil n’étant plus, une voix
plus anonyme assurait que « Bélier a toujours les mêmes dissonances entre
Mars et Saturne qui risquent de vous énerver et d’embêter tout votre
entourage », mais ce qui intéressait Mme K., du nom de son mari, c’était :
« Vierge, vous aurez du mal à cacher votre énervement face à quelqu’un qui
empiète sur votre espace...mais la petite crise que vous traversez sera
terminée demain... ». Elle ramassa les bols et les couverts et les mit dans
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l’évier de la cuisine, où attendaient déjà les assiettes du dîner de la veille.
Elle essuya la table, prit son courage à deux mains pour enlever le mouchoir
en papier, secoua la tête, et fit la vaisselle avec de l’eau très chaude en
mettant des gants en caoutchouc. Avec un torchon déjà un peu sale, elle
sécha ce qui resta de gouttes, rangea assiettes et couverts dans l’armoire
et le tiroir, passa le torchon sur les meubles dans le but d’en enlever la
poussière, puis le mit dans le sac de linge sale qui débordait. Elle prit le sac,
tria entre linge blanc et linge de couleur, et remplit la machine à laver de
blanc, en mettant la température au maximum. Elle mit la machine en
marche, qui fit aussitôt un boucan du diable. Elle retourna à la cuisine,
éteignit la radio, et se dirigea vers la salle de bains.
Elle mit un bonnet en plastique sur la tête, et resta un long moment sous le
jet de la douche qui sortait d’une pomme en métal, accrochée en haut du
mur. Elle se savonna et se tourna dans tous les sens sous le ruissellement
de l’eau, profitant de cet espace intime pour taper rageusement sur la
cellulite de ses hanches.
En sortant de la douche elle resta nue devant la glace, le temps d’appliquer
sur son visage une crème « effet bonne mine ». Après un peu de mascara
sur les cils et du rouge sur les lèvres, elle enfila son peignoir, sortit de la
salle de bains, alla dans la chambre conjugale et s’habilla en pantalon beige
et chemisette blanche.
Elle retourna à la cuisine et remit la radio : « décrochez vite votre
téléphone » entendit-elle dire, « le mot de passe c’est : petite graine ». Elle
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écoutait un moment « Madame Rubelin de Saucé, dans la Sarthe, vous allez
bien Madame ? », « oui, merci, et merci à RTL hèh... », « Madame, ditesnous, les chinois, pas les chinois d’aujourd’hui mais dans la Chine Ancienne,
les chinois, pour devenir éternels, ils plantaient des bambous, vrai ou
faux ? ». Sans attendre la réponse, elle alla chercher l’aspirateur dans le
débarras, et se mettait à le passer dans toutes les pièces de l’appartement,
avec une négligence appliquée. Parfois elle laissait l’appareil aspirer le vide.
Le programme de la radio avait changé : « si on commence maintenant à
dépouiller les chômeurs...on veut simplement des explications, on cherche à
comprendre les liens qui existent entre deux sociétés, qui se trouvent dans
le même immeuble, la Société mixte de création d’entreprise, et l’Entreprise
Formation et Conseil... ». Elle éteignit la radio, mit une veste, échangea ses
mules contre des escarpins, ouvrit la porte de l’entrée et sortit.
Après avoir acheté Télé Sept Jours et une baguette, et traîné un peu
devant la vitrine d’un magasin de lingerie, elle rentra chez elle. Du frigo
elle
sortit une bouteille de vin blanc, du beurre, du jambon persillé, une boîte en
plastique remplie de taboulée et un yoghourt. Elle ouvrit la radio, en plein
milieu du journal : « toute la nuit on a progressé centimètre par centimètre,
c’est un peu comme le mécanisme de la machine à coudre...le plus haut
viaduc du monde... ». Elle prit un verre, et se versa une petite rasade de vin
blanc. « Il y a quelques minutes, le Ministre de la Santé, Monsieur Philippe
Douste-Blazy,
a
pauvres...désormais
annoncé
les
des
mesures
personnes
qui
anti-tabac
bénéficient
pour
du
les
plus
CMU....patch
gratuits...Les détenus des prisons peuvent demander des cellules non-
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fumeurs... ». Après avoir bu le premier verre et avalé quelques cuillerées de
taboulé, elle se versa un deuxième verre de vin. Se déplaçant de la cuisine
au salon, elle mit la télévision en marche sur « Les feux de l’amour », et au
bout de dix minutes, elle dormait.
Après la sieste venaient les courses dans le supermarché, éloigné de trois
arrêts de bus. Elle passa vite devant le rayon poissons frais, crustacés et
coquillages, où il faisait un froid de canard. Elle ne s’attarda pas non plus au
rayon
produits
laitiers,
qu’elle
avait
l’habitude
d’appeler
« rayon
pneumonie », se contentant de prendre un pot de crème fraîche et un
paquet de yoghourts « taille fine ». Curieusement, dans le rayon surgelés il
faisait moins froid, et elle s’y servit abondamment en filets et panés de
poisson de toutes sortes, plats cuisinés, frites, haricots verts et petits pois.
Un peu plus loin, elle prit un carton de bières blondes des plus ordinaires, les
moins chères, puis alla dans le rayon « articles de toilette » où elle prit un
paquet de rasoirs Gillette, en se demandant « où est-ce que j’ai mis la
liste ? ». Après, elle se rendit dans « l’espace vêtement », où elle regarda
les robes d’été, les jupes très courtes, et tâta les soutiens-gorge, strings et
autres culottes, tournant autour et en rond, sans rien essayer. Quand elle
s’aperçut que la couleur du carton de petits pois était en train de virer du
blanc au vert foncé, elle fit « merde » entre les dents, et se dirigea vers les
caisses.
De retour dans l’appartement elle rangea tout dans le frigidaire et le
congélateur, et sortit le linge frais lavé de la machine. Elle alla dans la salle
de bains, déplia le séchoir sur la baignoire, et y mit le linge à sécher. Elle
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sortit la planche à repasser, et un paquet de chemises de son mari, installa
le tout dans la cuisine, ouvrit la radio, ne trouva rien à son goût, puis
l’éteignit. Elle repassa en rêvassant, et quand elle eut fini, rangea les
chemises dans l’armoire à linge de la chambre, puis se coucha sur le lit. Elle
fit un léger somme, et quand elle se réveilla, mit du temps à retrouver ses
esprits. Le souvenir d’un court rêve la fit légèrement sourire.
Son mari n’aimait pas que le manger ne soit pas prêt. Elle retourna à la
cuisine, ouvrit la radio, entendit une voix égrillarde :
« pour la rendre
jalouse il va encore se mettre en ménage avec une femme de la
famille.... »... « c’est ma tante en fait », voix de jeune femme, « il faut un
GPS pour s’y retrouver » grosse voix masculine « il y a combien de femmes
dans l’histoire ? »... « trois seulement »... « et c’est là qu’arrive l’imam de
Venissieux, c’est ça ? ».. « ha ha ha ha ha » fit le public. « ça n’a pas dû être
rose tous les jours ! »... « mais le maillot jaune n’est pas rose... »... « si si, il
y a certains maillots d’étape qui sont roses ». Madame K. écouta
distraitement, en vérifiant ce qu’il y avait dans le congélateur et le
frigidaire : panés de poisson, panés de poisson, panés de poisson, alors qu’il
n’aimait pas ça, son mari. « Comme le coq n’a qu’un tout petit bout de
zizi... »... « Eh oui, il faut une dizaine de manipulations pour que... »... «ça
c’est ce qu’on peut appeler un petit boulot ! »... « au moins, ça sort de
l’ordinaire ! », « ha ha ha ha ha » fit le public.
Son regard scrute le frigidaire : ah, une côte de porc ! Elle enleva le papier,
et sentit le morceau de viande sur lequel un léger voile scintillant joliment
de toutes les couleurs de l’arc en ciel s’était formé. « Beurk ! » fit-elle toute
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seule. Elle hésita, renifla à nouveau le morceau de viande, le passa sous
l’eau, sans résultat probant. Elle décida de le jeter à la poubelle. « Selon un
sondage réalisé sur la vie sexuelle des français, et pas par n’importe qui, par
la revue Pèlerin Magazine, 7 français sur dix sont satisfaits de leur vie
sexuelle....surtout de la position du missionnaire, bien sûr ! »... « Oui, et
c’est un sondage réalisé à la sortie de la messe ! »... « Evidemment, les
sondés sont tous fou de la messe... », « ha ha ha ha ha » fit le public.
Pané de poisson donc, et la scène qui allait s’en suivre était parfaitement
prévisible. Quand son mari mit la clef dans la serrure, puis enlèva sa veste
qu’il suspendit sur une chaise de la cuisine, s’approcha de sa femme pour lui
faire un léger baiser sur la joue, il demanda d’entrée de jeu : « qu’est-ce
qu’on mange chérie ? » « des frites et du poisson » « mais il ne restait pas
de viande ? T’as pas fait les courses ? Et ma crème à raser ? » « Ah c’était
pas des rasoirs que tu voulais ? » « Oh merde comment je vais faire demain
matin ? Comment je vais faire ? Tu peux me dire comment je vais faire »
«T’énerves pas ! J’ai peut-être de la crème à épiler ? » « Non mais t’as un
petit pois à la place de la cervelle ou quoi ?! Tu me vois mettre de la crème
à
épiler
tes
poils
de
jambe
sur
ma
joue ?! »
et
ainsi
s’installa
progressivement une joyeuse ambiance qui se calma à table où les seuls
mots échangés étaient « encore des frites s’il te plait », « passe moi le sel »,
« passe moi la moutarde », « passe moi le beurre ». Son mari sentait le
travail et le déodorant bon marché, mais ne se lavait pas avant le dîner ni
pour le coucher. Après avoir regardé un film de guerre sur TF1 en buvant
une bière, il se mit au lit à côté de sa femme, lui dit « dors bien chérie », se
tourna et s’endormit, pendant qu’elle peinait à trouver le sommeil en se
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tournant sur le côté, sur le dos, sur le ventre, où le marchand de sable
finissa par l'attraper.
Ainsi se passaient les mornes journées et les nuits bleues de notre pauvre
ménagère de plus de quarante ans, et son histoire n’aurait pas mérité une
ligne sur du papier Vélin si une main secourable n’était intervenue pour
changer son triste sort. Car un jour qu’elle rentrait de courses, elle trouva à
côté de sa porte un post-it vert avec ces mots : « envie de câlins ? envie de
lutins ! 0605040302 ». « Qui c’est que ça peut bien être ? » disait Mme K.
tout haut, en enlevant le post-it, le froissant et le fourrant au fond de son
cabas, car « les voisins... ».
Deux jours se passent. L’après-midi du troisième jour, elle trouve une
boulette de papier vert au fond de son cabas en sortant ses courses, le
déplie et relit : « envie de câlins ? Envie de lutins ! 0605040302 ». Elle met
le papier dans un des tiroirs du buffet de la cuisine. Elle va vers la fenêtre et
regarde dehors dans la sinistre cour de l’immeuble, où soudain un rayon de
soleil éclaire un géranium rouge accroché à une balustrade. Elle ferme un
instant les yeux. Elle se retourne, et ouvre le poste de radio, qui ne lui
propose rien d’intéressant. Elle cherche d’autres fréquences, s’arrête un
instant sur une musique, continue, puis entend une douce et basse voix
féminine dire : « ne dites pas ça Pierre, il n’est pas trop petit en soi, tout
dépend de ce que vous et votre partenaire en font... » elle écoute un
instant intriguée, puis continue sa recherche, ne trouve rien de plaisant,
revient en arrière et entend « bonjour vous êtes tout jeune Jullien je
crois »... « mon
éducation
pardon
mon
éjaculation...à
prendre
ma
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respiration » Mme K. écoute maintenant attentivement et va s’asseoir à la
table de la cuisine « Et vous, Monsieur le professeur Pavlovski, quel est
votre avis, en tant que médecin et sexologue ? ». Mme K. se lève, et sort
une bouteille de porto du buffet de la cuisine. « se contenter de petits
progrès tous les jours », « vous allez continuer à y travailler, et ça va aller
de mieux en mieux, j’en suis certaine, l’important c’est surtout d’en parler le
plus possible avec votre amie, prenez votre temps, respirez, ne vous
focalisez pas sur l’éjaculation... » elle boit une gorgée « est-ce que c’est
elle ? est-ce que c’est moi ? », elle tapote la table de la cuisine avec ses
doigts « renouveler les rapports après un temps de récupération ça marche
mais plus lentement, c’est bénéfique » elle boit une gorgée « oui mais le
travail psychique à faire c’est pas évident », elle croise et décroise ses
jambes « oui, voilà, voilà, alors que nous, les femmes, on n’a pas ce réflexe
d’érection, peut-être vous focalisez-vous trop sur votre sexe et pas assez
sur votre partenaire ? ». Solange Madrange écoute Brigitte Lahaye avec
fascination.
Le soir elle dit à son mari après le dîner : « tu veux pas qu’on aille lire un
peu au lit, au lieu de regarder la télévision ? », mais ce soir-là il y a un match
opposant l’OM et le PSG, que son tendre époux ne veut rater à aucun prix.
Le lendemain matin, pour la première fois peut-être de sa vie de femme
mariée, exceptée la courte période de la lune de miel, Madame K. ne fait pas
la vaisselle. Le soir, son mari est furieux en trouvant la maison dans un état
qu’il juge déplorable, et dont il se sert d’excuse pour s’endormir comme
d’habitude.
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Le quatrième jour Madame K. sort le papier vert du tiroir du buffet, le
tapote, le lit et le relit, va vers le téléphone, revient sur ses pas, et enfin, se
décide. Peut-être à son soulagement, elle tombe immédiatement sur un
répondeur qui dit :
« Au fond du débarras,
de fromage un dé,
un coeur sur un papier
et à midi, câlins tu auras ».
Ce soir-là, Madame K. fait une ultime tentative en direction de son mari,
mais rien n’y fait : « je te ferai ce que tu voudras quand t’auras rangé et fait
ton ménage ! » lui répond-il, désignant de sa main la tonne de vaisselle qui
attend dans l’évier, le linge qui s’accumule sur la machine à laver,
l’aspirateur au milieu du couloir, la planche à repasser à moitié dépliée.
« J’aurai tout essayé » se dit-elle. Et pendant que son mari dort, elle se
lève, va dans la cuisine, en sort un morceau de gruyère dont elle coupe un
dé, prend un bout de papier sur lequel elle dessine un coeur, et met le
fromage sur le papier au fond du débarras. Sur quoi elle retourne se
coucher, peinant à trouver le sommeil, se tournant et se retournant comme
une crèpe.
Le lendemain matin, contrairement à son habitude, Solange Madrange se
lève aussitôt son mari sorti de la maison. Elle se précipite dans le débarras,
et ne peut que constater que le fromage et le papier ont disparu. Prise
soudain d’une légère appréhension, elle ferme la porte du débarras. Elle
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prend un petit déjeuner rapide, puis ferme la porte de la cuisine pour ne
plus voir toutes ces saletées accumulées. Elle a pris le poste de radio, le
branche dans la salle de bains sur Radio Nostalgie, et se fait couler un bain
dans lequel elle déverse un flacon entier de sels et de mousse. Elle ne met
pas son bonnet en plastique, mais se laisse glisser sous l’eau, pinçant son
nez avec ses doigts, restant ainsi en apnée un long moment, pendant lequel
elle fait du vélo avec ses jambes. « Ca s’en va et ça revient » chante Cloclo.
Elle a pris un petit miroir avec elle, et tout en restant dans la baignoire, se
met un masque « exfoliant et raffermissant », qu’elle garde dix bonnes
minutes. Elle se lave les cheveux sur la musique de « Tous les garçons et les
filles ».
Quand Madame K. sort de la salle de bains elle est une autre femme, dont
les bigoudies sur la tête ne ternissent en rien la beauté. Un nuage de
parfum envoûtant la suit. Elle va dans la chambre, et ouvre larges les portes
de l’armoire. Elle fouille un peu dans le bas et en sort une très jolie boite en
carton beige fermée par un ruban couleur crème, dans laquelle se trouve
une nuisette bleu foncée en vraie soie avec une culotte assortie et une
paire de bas auto-collants de la même couleur que le ruban, qui ne semblent
avoir encore jamais servi. Quand Madame K. enfile ces parures, le résultat
est à couper le souffle.
Elle s’est acheté un nouveau peignoir couleur bleu ciel. Une étrange
silhouette traverse ainsi vers onze heures trente l’appartement, faite d’un
camaieu de bleu et de crème : les cheveux bouclés de Madame K. sont de la
même couleur que ses bas, et sous le peignoir bleu ciel on devine la
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nuisette bleu nuit. La lune dans un ciel d’azur. Elle se sert un petit verre de
porto.
A midi pile elle entend frapper à la porte du débarras. Son coeur bat la
chamade. Qui c’est que ça peut bien être ? « Oui ? », « je viens pour
l’annonce » crie une petite voix, néanmoins ferme et pas enfantine. « C’est
ouvert » dit Madame K.. La porte s’ouvre lentement, pour laisser passer un
petit bonhomme d’environ un mètre de hauteur, portant une courte barbe
poivre et sel, bien taillée, un grand nez volontaire et long, à peine rouge,
une bouche de petit conquérant, et deux yeux perçants comme ceux d’un
rapace. Il a un bonnet rouge sur la tête, un court gilet de la même teinte,
une chemise verte qui laisse deviner une poitrine velue, et des chausses
marron foncé en épais velours côtelé, qui se terminent dans des bottes en
cuir de bûcheron. « Un lutin, un vrai de vrai », se dit Solange Madrange, qui
n’en avait plus vu depuis qu’elle était toute petite.
« Bonjour ma jolie », dit le lutin, « qu’y a-t-il à votre service ? » sussure-t-il
plus qu’il ne parle. Il a une voix étrangement envoûtante, et Madame K. se
dit qu’il va falloir faire attention. « Je m’appelle Nestor, et vous, c’est
Solange, n’est-ce pas ? » dit-il en s’avançant vers elle, voulant la saisir par
la taille. Elle s’échappe et dit « Pas si vite, Nestor, Nestor, quel drôle de
nom ? Ca me dit quelque chose... », il avance à nouveau pendant qu’elle
recule : « envie de câlins ? envie de lutin ! c’est bien vous qui avez appelé,
non ? je suis venu faire mon métier ! » et il la coince contre la table du salon
pour la lutiner « Attendez, attendez un peu ! Regardez, on ne peut pas faire
ça dans ce désordre ! Je n’ai pas fait le ménage depuis trois jours ! Laissez-
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moi un peu de temps et après vous pouvez faire ce que vous voulez ! » et
elle le repousse avec son genou bas de soie. « Oh si ce n’est que ça, je fais
ça en un tour de main ! » dit le lutin, qui se met aussitôt au travail, prend le
tablier qu’utilise d’habitude Madame K., fait des noeuds dans les bretelles
pour les raccourcir, et s’attaque à la vaisselle. En deux temps, trois
mouvements, la vaisselle est faite, séchée et rangée, la machine à laver
tourne à plein régime, le linge propre est repassé, l’aspirateur passé dans
tout l’appartement, la poussière enlevée des meubles.
Alors Solange Madrange n’a plus d’excuses, et d’ailleurs, toutes ses
réticences tombent quand elle voit le ménage si bien fait et en si peu de
temps, quand elle voit combien le lutin prend soin d’elle, faisant ce sale
boulot à sa place pour hâter le moment où il pourra vraiment s’occuper
d’elle. Et alors notre pauvre ménagère de plus de quarante ans découvre
enfin le bonheur tant attendu et si mérité, et ce ne sont plus que soupirs,
taquineries, papouilles et lutineries de toutes sortes, et cet après-midi-là
Madame K. lance pas moins de quatre fois le cri de « small is beautiful ! ».
La vie de la ménagère de quarante ans a changé. Elle n’a pourtant rien
modifié à sa façon de vivre. Une partie de la semaine elle continue à faire le
ménage, puis d’un coup ne le fait plus, sous des prétextes divers. Ne saitelle pas que quelqu’un d’autre va venir s’en occuper à sa place ? On peut
alors la voir affairée à des choses étranges, comme fabriquer des noeuds
dans les bretelles de son tablier, et le jour J, déranger tous les meubles de
l’appartement dans un étonnant ballet de chaises, de tabourets, de
coussins et de guéridons. Les jours où elle fait ça, le lutin ayant fini le
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ménage s’exclame « On va jouer au chamboule-tout, super ! », et en effet,
tous
ces meubles bizarrement placés servent d’obstacles dans les
poursuites entre les deux amants, qui les font tomber les uns après les
autres. Certains servent aussi à mettre le lutin à la bonne hauteur des
endroits de l’anatomie de Madame K. pour lesquels autrement il aurait été
un peu trop bas. Ils inventent ainsi toutes sortes de jeux, dont une bonne
partie inspirée du répertoire des contes. Quand ils jouent à la Belle au Bois
dormant Solange Madrange « fait la morte » dans une chemise de nuit
transparente, et n’a le droit de se faire réveiller par le Prince qu’au moment
ultime où son épée fend son cercueil de verre. Quand ils jouent à Chaperon
Rouge c’est le lutin qui se met au lit déguisé en grand-mère, et notre
ménagère de quarante ans qui fait la petite fille timide qui se laisse dévorer.
Quand ils jouent à Cendrillon, tantôt le lutin tantôt sa maîtresse se mettent
à quatre pattes pour laver le sol de l’entrée ou du salon, pendant que
l’autre joue la belle-mère avec un martinet à la main. La princesse au petit
pois est le conte le plus compliqué à réaliser du point de vue infrastructure,
car il faut amonceler un gros tas de coussins et de matelas sur le lutin,
avant que Madame K. ne se couche dessus, le fruit du chêne faisant office
de pois.
Mais toutes les belles histoires ont une fin. C’est ainsi qu’un jour, le lutin
arrive avec la mine triste et déconfite, et ne réussit qu’à soutirer un seul
« small is beautiful ! » à son amante. Quand ils se trouvent tous les deux sur
la couche, il commence : « Ma très chère, je vais partir. Je viens d’être
nommé Président de la Confrérie mondiale des lutins, dont le siège se
trouve en Laponie. A ma façon, je vous ai aimé. Et je vais vous donner
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quelque chose qui vous fera penser à moi pour toujours, et qui pourra vous
servir ». Madame K. est estomaquée, abasourdie, déjà triste. Le lutin prend
sa gibecière, et en sort un petit flacon. « Regardez, ceci est un charme. Si
vous mettez une goutte, une minuscule goutte, de cette potion derrière
votre si adorable oreille, n’importe quel homme dans vôtre entourage sera à
vos pieds ».
Elle eut beaucoup de mal à se remettre du départ du lutin. Des jours et des
jours, en secret, son mari parti, elle pleurait. Elle se réfugiait alors dans le
ménage, briquait, époussetait, lavait, repassait, ouvrant grandes les
fenêtres au point où le soir son mari éternuait et attrapait rhume sur
rhume. Puis elle sombra dans une profonde déprime, qui se traduisait entre
autres par le fait qu’elle négligeait le ménage, et faisait tout pour faire
éclater de violentes disputes avec son mari.
Un jour, au plus profond d’un sentiment de désespoir, elle se souvient du
flacon que le lutin lui a donné. En larmes, elle va le chercher dans le bas de
son armoire à linge, l’ouvre et met une minuscule goutte derrière son
oreille, au moment même où elle entend la clef tourner dans la serrure. Elle
range le flacon dans sa cachette, ferme son peignoir qu’elle n’a pas quitté
de la journée, et entre dans la cuisine. « Bonsoir chérie... » fait son mari en
l’embrassant sur la joue, où ses lèvres restent collées. Il s’arrache avec
difficultés et respire avec force, haletant. « Chérie ! » il l’enlace, la coinçant
contre l’évier d’où la vaisselle déborde. « Pas si vite, regarde, la maison est
dans un de ces états ! Si tu m’aidais aussi un peu, tu crois que c’est drôle
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de rester toute la journée enfermée ici ? Tiens, mets ça ! », et elle lui
attache le tablier autour de la taille.
Une nouvelle période de leur vie de couple commence alors. Tantôt, quand il
a son tablier et fait le ménage, il est habillé, tantôt il est nu. Tantôt elle
manie le martinet, tantôt elle ne le fait pas. Au début, il est intrigué du fait
qu’au moment ultime elle crie toujours « small is beautiful », vu qu’il était
plutôt bien gaulé, mais il s’y est habitué, et comme il ne connait que
l’anglais commercial, il croit que sa femme prononce mal le mot « smile »,
mais garde ça pour lui. A force, ils ont eu beaucoup d’enfants, ils ont dû
déménager, et comme il a obtenu grâce à son esprit de famille et sa forme
éblouissante une belle promotion, ils ont pu acheter une grande maison.
C’est ainsi qu’ils ont vécu longtemps, et très heureux, et s’ils ne sont pas
morts, ils vivent encore.
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Le Vélo
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Quand Monsieur Leduc raccrocha sa blouse grise dans son casier, il se sentit
soudain à la fois très fatigué et très soulagé. Le début d’un grand frisson,
d’une sorte de frétillement, s’empara de lui, mais il y résista encore.
Demain, ce serait le pot d’adieu, il rangerait son casier et rendrait les
affaires qui appartenaient à l’entreprise, même sa blouse grise. Mais ce soir,
il se permettrait de faire ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps, suivre
quelques collègues dans le café d’en face et boire un coup. C’est Dupuis qui
le lui avait demandé : « Tiens, Leduc, je me disais, ça fait longtemps qu’on
ne te le demande plus, mais si tout à l’heure tu venais avec nous chez
Thérèse ? ». Il avait cédé de bonne grâce, dans l’idée aussi de ne pas tout à
fait couper les ponts, car les collègues, même en dehors du travail, ça
pouvait servir un jour.
Il fut accueilli par un « Tiens, Monsieur Leduc, ça fait une éternité qu’on ne
vous a pas vu, paraît qu’on part à la retraite ? Faut arroser ça, c’est moi qui
vous offre un verre, qu’est-ce que ce sera ? » et Thérèse, qui tenait le bar,
lui servit une Suze avec un glaçon, ses collègues carburant au Ricard. Bien
que prudent en la matière, il n’osa pas résister à la pression de ses
collègues « Allez, Leduc, c’est pas tous les jours qu’on arrête de bosser ! »,
et en était à son troisième verre. « Zut » se dit-il à lui-même, quand il
s’aperçut qu’il fut légèrement gris. Il en fut très surpris, mais cela n’était
surprenant qu’à moitié, pour lui qui avait été terne toute sa vie, toute cette
vie si bien réglée, sans odeur ni saveur, durant laquelle il avait porté la
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blouse grise et arpenté les rayons poussiéreux où étaient rangés les cartons
contenant le matériel de bureau.
« Et alors, Leduc, qu’est-ce que vous allez faire de vos journées ? »
demanda un collègue qui comme la plupart des autres ne le tutoyait pas,
car Monsieur Leduc avait toujours gardé ses distances avec tout le monde.
« Oh, mais j’ai de quoi m’occuper vous savez ! J’ai mon pavillon à retaper,
j’ai mes plantes à soigner, j’ai mon potager, et les beaux jours, la pêche !
Vous savez que c’est ma passion ! ». « C’est même son violon dingue ! »
s’exclama Dupuis, riant à l’avance de son jeu de mots compris d’une partie
de l’assistance seulement. Et de là, avec quelques connaisseurs, la
conversation glissa sur la meilleure manière de taquiner le goujon et
d’attraper truites et anguilles, qui peuplaient les cours d’eau et les lacs de la
région. D’où peut-être ce frétillement qui ressaisit Monsieur Leduc en vidant
son verre. « Bon, c’est pas que je m’ennuie, mais faut que j’y aille quand
même, la soupe n’attend pas ! », « et ta bourgeoise non plus ! » ajouta,
goguenard, Dupuis. Monsieur Leduc prit congé de ses collègues leur disant
« à demain...si vous le voulez bien ! », se permettant lui aussi une petite
plaisanterie.
Le lendemain il fit, pour la première fois de sa vie aussi loin qu’il pouvait
s’en souvenir, une grasse matinée. En guise de câlin sa femme lui acheta
une baguette fraîche encore toute chaude, et il prit son petit déjeuner en
pantoufles lisant le Parisien du matin. C’était le printemps, à travers la
fenêtre ouverte on entendait les « tac tac tac» et les vrilles des mésanges,
les premières chaleurs de l’année montaient de la terre. Monsieur Leduc
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était heureux. Sa femme lui fit même couler un bain, et y mit de la mousse,
« Oh là Mimi, t’exagères ! » et il lui fit la bise. Après s’être rasé il mit un de
ses deux costumes et sa traditionnelle cravate (« on n’est pas des ouvriers
quand même ! » se dit-il en se regardant dans la glace), se parfuma avec de
l’Eau de Cologne, et se rendit avec sa vieille Peugeot pour la dernière fois à
l’entreprise qui l’avait employé pendant plus de quarante ans.
Après avoir rangé son casier et fait le tri entre le mien et le tien, il s’avança
avec un peu d’appréhension vers la cantine où avaient lieu les pots d’adieu
et à d’autres. Qui serait-là ? Il avait travaillé là pendant plus de quarante ans
mais malgré tout, comme il n’était pas très bavard, un peu timide, et dans
la défense de son quant-à-soi, tout le monde le connaissait mais il ne
connaissait personne. Il n’était jamais allé au-delà du « bonjour, à demain,
comment ça va, comme un lundi », sauf avec quelques collègues dans le
même rayon que le sien branchés sur le foot, auquel il feignait de
s’intéresser de temps en temps histoire de ne pas être totalement exclu.
D’autres liens dont il se serait bien passé s’étaient crées à l’occasion
d’intrusions fortuites dans la vie secrète de l’entreprise. Il avait en effet
surpris, sans du tout le vouloir, Langlois le contremaître de l’atelier, fort en
et belle gueule, dans une position pleine de connivence avec Mireille, la
secrétaire du directeur, au fond d’un débarras où il était venu chercher de
vieux cartons. Ceux-ci l’avaient vu, il en était sûr, car Langlois était venu le
voir le jour d’après en lui disant d’un ton égrillard « ça reste entre nous,
èh ? », et lui faisait un clin d’oeil à chaque fois qu’il le croisait. La deuxième
histoire était beaucoup plus compliquée, car alors qu’il venait, il est vrai à
une heure où tout le monde déjeunait, apporter des chemises cartonnées à
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la Mireille en question, il avait eu le temps d’entrevoir le directeur assis à
son bureau et une personne, en pantalon, accroupie sous ce bureau, en
train de faire ce qu’il n’avait même pas osé imaginer avant de s’éclipser sur
la pointe des pieds et de s’enfuir à toutes jambes.
Quelle ne fut donc pas son agréable surprise en poussant la porte à double
battant de la cantine, d’être accueilli par un « hourah ! » propulsé par près
de trente personnes, soit le tiers des effectifs de la petite entreprise, avec
un concentré de son gratin : employés de bureau, secrétaires, cadres,
agents de maîtrise. Et les choses avaient été bien faites : champagne et
petits fours ! Leduc ne s’attendait pas à cela. Le directeur en personne, qui
le regardait cette fois-ci d’un drôle d’oeil, prononçait le traditionnel discours
d’adieu. Il y était question de ce magasinier modèle, à qui on n’avait jamais
pu reprocher de faute, toujours prompt à servir, toujours à l’heure, jamais
en retard, toujours prêt à rendre service, à apporter un dossier dès qu’on le
lui avait demandé, à se déplacer dans les étages même si ce n’était pas
urgent (et ici, Leduc crut entendre une allusion) et qui, après avoir reçu il y
a quelques années la médaille du travail, quittait maintenant l’entreprise au
bout de quarante ans de bons et loyaux services. A cette occasion,
concluait-il, le personnel de l’entreprise (« enfin, pas tous, mais bon, tout le
monde ne vous connaît pas.. ») s’était cotisé pour lui acheter un cadeau. Et
à ces mots, il sortait de derrière une table un grand paquet rectangulaire et
en carton : « Je vous laisse l’ouvrir mon cher Leduc ! ».
Tout ému et d’une main tremblante Monsieur Leduc découpa le carton avec
un couteau de cuisine qu’un collègue de l’atelier lui tendit : « allez-y
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doucement, c’est pas fragile mais... ». Après avoir découpé un bord du
paquet il l’ouvrit et tomba sur un magnifique vélo vert, léger comme tout,
et en plus, astuce suprême, pliable ! En réponse à sa perplexité à peine
déguisée Dupuis lui dit : « comme ça tu peux le mettre dans ta voiture, ou
même dans le train, pour te rendre à tes lieux de pêche ! ». A ces mots, le
regard de Monsieur Leduc s’illumina d’un très large sourire, et en remerciant
tout le monde et en levant son verre, il avait même un peu la larme à l’oeil.
Alors les bouchons de champagne sautant à qui mieux mieux, les uns
discutant avec les autres, il y eut du remue ménage et du remue méninges,
des éclats de rire et des chuchotements, et Monsieur Leduc osa même
embrasser Mireille qui lui sussura à l’oreille « merci èh, je n’oublierai
jamais... ». Suite à quoi il eut à nouveau un frétillement, comme la veille,
sans savoir, comme d’habitude, qu’en faire.
Maintenant il fut tout seul. Il avait pris sa vieille Peugeot, mis le vélo pliable
dedans, et était parti vers l’un de ses lieux de pêche préférés, au bord d’une
petite rivière, où il lui arrivait assez régulièrement d’attraper des truites de
bonne taille, qui venaient se cacher dans les anfractuosités des rochers du
bord, qu’on ne voyait que sous l’eau, les berges étant herbages, prairies,
verdures et bucolicités.
Quand il était plus jeune il lui était même arrivé
d’en attraper à la main, en les caressant d’abord sous le ventre, mais un
début d’arthrose l’en empêchait désormais, ce n’était plus de son âge.
L’eau était finalement le seul élément dans lequel il se permettait un peu de
fantaisie.
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Tout avait bien marché : au bout de deux essais, il avait compris comment
déplier le vélo, c’était assez simple, en gros un élément central servait de
pivot à plier et déplier pour faire des deux roues soit un ensemble uni en
paquet compact soit un moyen de locomotion rudimentaire mais très
pratique. La deuxième opération consistait à remettre le guidon droit dans
son axe, et le tour était joué. Ainsi, une fois la voiture garée sur le parking
public à deux kilomètres du lieu de pêche, Monsieur Leduc l’avait enfourché
et fait sans se presser le petit chemin en dix minutes à peine, la canne à
pêche ingénieusement attachée à la barre du vélo, son filet et son panier
sur le dos, et sa chaise pliante attachée sur le porte-bagages. Il faisait beau,
pas besoin de parapluie.
Voilà enfin qu’il était confortablement assis avec sa grande canne à pêche
traditionnelle à la main, car il préférait garder le contact, jouissant du
spectacle de la rivière au printemps et de la chaleur montant des terres en
ce bel après-midi de mars. Il était le premier et pour le moment le seul
pêcheur, personne n’avait vu la manière maladroite dont il était descendu
de son vélo et avait failli tomber, avant de le poser un peu brusquement par
terre. Car cela faisait tout de même bon nombre d’années qu’il ne pratiquait
plus ce moyen de transport.
Au bout de trois heures pas moins de six poissons avaient mordu, dont trois
qui s’étaient battus avec énergie avaient réussi à prendre la fuite en
cassant la ligne, une truite s’étant même détaché au tout dernier moment
quand il avait réussi à lui enlever l’hameçon et était sur le point de la glisser
dans le panier plongé dans l’eau. Avec l’arthrose qui commençait aussi à
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attaquer ses mains il n’avait plus la même prise qu’avant, la truite lui avait
littéralement glissée entre les doigts, avait plongée dans la rivière et s’était
éloignée de quelques coups de nageoires offusquées. Mais il avait tout de
même de quoi être fier : deux belles truites, et un ombre. Comme à la
maison il n’y avait que sa femme et lui, c’était largement assez. Il
s’apprêtait donc à partir.
Or, quand il voulut retirer sa ligne, celle-ci resta bloquée. Bon, se dit-il,
allons-y doucement. Il tourna la canne dans différents sens, tantôt au-delà
de l’obstacle, tantôt en deça, tantôt à droite tantôt à gauche : rien n’y fit.
Voyant le jour décliner, commençant déjà à avoir un peu faim de truites, se
sentant soudain tout seul dans un endroit pas très fréquenté, ayant encore
deux kilomètres à vélo à faire pour rejoindre sa voiture, un léger
énervement le gagna et alors, il tira fort : l’hameçon se détacha d’un coup,
Monsieur Leduc tomba sur le cul, la canne à pêche passa par dessus sa tête,
et finit dans l’herbe. Mais quand il se releva pour rassembler ses affaires, il
s’aperçut que l’hameçon s’était fichu dans le pneu avant de son vélo et
avait provoqué un « pffuuutt » .
Il resta un moment abasourdi. Jamais la pensée d’une telle situation dans
son existence ne l’avait même effleuré. Rien dans la vie, ni sa maman, ni
son papa, ni son adolescence, ni ses expériences professionnelles, ne
l’avaient préparé à une chose pareille. Ce banal incident était en train de
devenir un drame existentiel pour Monsieur Leduc. Car il réalisa tout de
suite qu’il n’avait pas amené la petite trousse à colle et à rustines pour
réparer ce pneu crevé. Il resta là, à regarder le vélo, son vélo, le cadeau que
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lui avaient fait ses collègues (enfin, une partie d’entre eux), les bras
ballants, bien embarrassé. La peur qui commençait à l’envahir le décida à
une action énergique très étonnante de sa part : prendre toutes ses affaires
de pêche et le vélo à deux mains, et déguerpir de là.
Il lui fallut près d’une demie-heure avec tout son bardas pour arriver à sa
voiture. Il ne rencontra personne sur son chemin, et en fut quitte pour une
belle frousse et un peu d’énervement et de fatigue, sous le jour déclinant
puis à la nuit tombante. Au bout de deux tentatives la voiture démarra et
Monsieur Leduc fut vite de retour chez lui, où sa femme avait commencé à
s’inquiéter légèrement. Les truites furent les bienvenues et mangées avec
bon appétit, l’ombre en attendant d’être dévoré à son tour fut mis dans un
lieu du même nom.
Le lendemain il avait plu un peu, c’était un temps à giboulées, parfait pour
aller à la pêche. Monsieur Leduc avait retrouvé la boîte à rustines et
aussitôt la réparation faite, il mit le vélo dans le coffre de sa voiture, y
chargea le matériel de pêche, et partit cette fois-ci en direction d’un lac un
peu retiré dans une forêt auquel on accède par un étroit chemin à travers
les arbres. La pluie de la nuit stagnait dans les ornières, et Monsieur Leduc,
qui n’avait plus les jambes aussi souples qu’il y a vingt ans, eut le plus grand
mal du monde à garder son équilibre.
A un virage ce qui devait arriver
arriva : sa longue canne à pêche qui, même en plusieurs morceaux,
dépassait de son vélo par devant, se prit dans une branche, se détacha de
la barre du vélo et se coinça sous la jambe de Monsieur Leduc qui perdit
aussitôt l’équilibre, bascula, et par un mouvement incontrôlée de sa jambe
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fit s’enfoncer le bout de la canne à pêche dans les rayons de la roue arrière
de son vélo. Au moment où le nez de Monsieur Leduc heurta violemment la
terre, le pivot par lequel le vélo se pliait et se dépliait sortit de ses gonds et
le vélo se disloqua, la roue avant et celle d’arrière prenant des chemins
opposés, avant de se coucher chacune de leur côté.
Monsieur Leduc, en se relevant péniblement, eut très mal à son nez qui
saignait mais aussi à son épaule qui lui lançait des douleurs aiguës. C’est en
loque humaine qu’il se traîna jusqu’à sa voiture, les morceaux de son vélo
et les bouts de sa canne à pêche à la main. Après les avoir hissés
péniblement dans son véhicule,
il réussit à démarrer mais son épaule lui
faisait de plus en plus mal et il décida de passer aux urgences de l’hôpital :
une clavicule cassée, ça lui faisait une belle jambe ! Toute son épaule dans
le plâtre, sa femme était obligée de venir le chercher en taxi, elle allait
l’avoir à l’oeil et sur le dos pendant trois semaines de repos forcé.
Alors commencèrent trois semaines d’ennui pour Monsieur Leduc, qui avait
horreur de rester les bras croisés, qui n’avait aucun goût pour la lecture à
part tout ce qui concerne la pêche, mais qui, une fois trois ou quatre
manuels sur la pêche à la truite, la pêche en rivière, la pêche dans les lacs et
autres pêches dévorés, se mit à se tourner les pouces et à embêter sa
femme. Au bout de deux semaines et demie, il entrait dans une insomnie
chronique. Quand enfin on lui enleva le plâtre il avait maigri de six kilos, ce
qui, vu qu’il n’était pas gros au départ, lui donnait une allure squelettique.
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La pêche ! Il pouvait enfin retourner à la pêche ! Et donc, la sienne de pêche
revenait. Mais il y avait un petit détail à régler : le vélo. En effet, Monsieur
Leduc refusant que sa femme s’en occupe, le vélo était resté en rade, plié
tout en étant déplié, désarticulé et tordu. Il fallait donc qu’il aille chez le
marchand de vélos qui l’avait vendu à ses collègues, et dont le nom figurait
sur le certificat de garantie : « Au Guidon qui chante », 13 rue du Tour.
C’était derrière la gare. Vu ce qu’il y avait à faire, il prévoyait que ça prenne
au moins une semaine, pendant laquelle, tant pis, il irait à la pêche à pied.
Enfin, il se comprenait.
Ce qu’il ne pouvait évidemment pas prévoir, c’est que rue du Tour, il n’y
avait pas de numéro 13, car c’était une toute petite impasse. Par voie de
conséquence il n’y avait pas non plus de magasin « Au Guidon qui chante ».
Son soi-disant bon de garantie « valable un an », dont il comptait bien se
servir pour faire une réclamation à propos du pivot sorti de ses gonds, lui
resta entre les mains comme une feuille morte. Il rentra chez lui, et
réfléchit. Appeler les collègues, voilà ! Il devait y avoir une erreur quelque
part ! Une confusion quelconque, une inversion de nom de rue ou de
numéro, il devait y avoir une explication. Mais lequel appeler ? Il n’en
connaissait aucun un peu plus que les autres. Dubonnet, mais oui,
Dubonnet, qui habitait justement pas loin de la gare, comme il le lui avait
entendu dire à plusieurs reprises, « pour voyager, c’est pratique, je prends
jamais la voiture, le TER passe sous ma fenêtre ! ».
Il ne mit pas longtemps à trouver Dubonnet dans l’annuaire, et l’appela
aussitôt, six heures, il devait être rentré. « Une erreur d’adresse ? Ah...Un
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magasin qui n’existe pas ? Ah...désolé Monsieur Leduc, au fait, ça va bien ?
Enfin je veux dire ça va mieux ? J’ai entendu dire par je ne sais plus qui que
...ah oui, ah bon, bon bon, je suis content pour vous ah oui, mais bon, je ne
sais
pas,
attendez
que
je
réfléchisse,
que
je
réfléchisse,
que
je
réfléchisse...ah oui ! ça me revient ! En fait c’est Dupré qui s’est chargé de
l’achat, oui, je crois bien que c’est lui, Dupré, j’en suis sûr oui...son numéro
de téléphone ? ah ça...non moi je ne l’ai pas, non, par contre, je peux vous
dire qu’il habite à Trifouille, oui, à Trifouille, vous le trouverez dans
l’annuaire...». Alors Monsieur Leduc appela Dupré, qui lui tint à peu près les
mêmes propos que Dubonnet, et indiquait que ce n’était pas lui, mais
Monsieur Lelièvre qui avait été acheter le vélo, mais il ne savait pas du tout
où il pouvait bien habiter....
Ce qu’évidemment aucun d’entre eux n’osait avouer c’était que le vélo
n’était pas vraiment neuf, même s’il n’avait jamais servi. Langlois, le
contremaître, avait un jour acheté un vélo pliable pour l’anniversaire de son
fils de seize ans, qui n’en avait pas voulu « qu’est-ce que tu veux que je
foute avec un vélo pliable ?! ». Au vu du maigre résultat de la collecte
d’argent pour le départ à la retraite de Monsieur Leduc, Langlois avait
proposé qu’on lui rachète son vélo d’occasion mais n’ayant jamais servi
pour cette modique somme...Dubonnet, spécialiste en informatique, s’était
chargé de fabriquer un certificat de garantie, tout le monde pensant qu’il
n’y aurait aucun risque que Leduc en ait un jour besoin.
Lequel Leduc abandonna ses appels téléphoniques au bout du troisième,
sentant un vague malaise l’envahir.
Quelque chose clochait dans cette
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histoire, mais il ne se sentait pas la force de chercher à comprendre. Alors il
cessa d'appeler et amena le vélo chez le premier marchand de vélos trouvé,
qui le lui répara en un temps record : une semaine « vu ce qu’il y a à faire !
il a reçu un sacré coup ! ».
Monsieur Leduc comprit qu’il y avait quelque chose de pas franc du collier
du côté de ses anciens collègues. Il avait de plus en plus de mal à dormir. Il
souffrait non seulement de terribles insomnies, mais en plus, était envahi
par d’effroyables cauchemars. Dans ses rêves apparaissaient de longs
couloirs, d’interminables rayons de dossiers, qui formaient comme un
labyrinthe, où il ne trouvait plus la sortie. C’était le train fantôme : au fur et
à
mesure
qu’il
avançait,
ses
collègues
les
uns
après
les
autres
apparaissaient sortant soudain leurs têtes d’un coin de couloir en poussant
des cris affreux. Leurs ricanements débouchaient immanquablement sur une
très grande bouche qui s’ouvrait, entourée de lèvres pourpres, la grande
bouche de Mireille, qui lui susurrait : « viens donc mon grand, viens donc,
viens ! ». Sur ce, Monsieur Leduc se réveillait en hurlant lui-même, criant
« Maman » .
Monsieur Leduc perdit encore trois kilos. Son visage était non seulement
devenu osseux, mais s’était teinté de gris, lui donnant une allure livide. De
lourdes cernes bleutées et noires formaient des poches sous ses yeux.
Monsieur Leduc n’allait pas bien du tout.
Un semblant d’amélioration se produisait quand il récupéra son vélo. Ce fut
une belle journée d’avril, le printemps chauffait à plein régime, il avait plu
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dans la nuit, Monsieur Leduc se promettait à lui-même une bonne journée
de pêche, et décida d’aller cette fois-ci dans un endroit différent de celui
qui lui avait porté tant de malheur, et de changer de canne.
Cette fois-ci Monsieur Leduc n’avait même pas besoin de son vélo pliable
pour se rendre au lieu de pêche, et il se demandait d’ailleurs vaguement et
légèrement agacé pourquoi il avait pris tant de peine à réparer ce maudit
vélo. Mais se disait-il, ce qui est fait est fait. Il gara donc tranquillement sa
vieille Peugeot presqu’au bord de la rivière, et sorta son attirail de pêche :
une petite canne du dernier cri, mélange d’aluminium et de polystyrène
compressé, extrêmement souple, avec un moulinet qui ronronnait sous la
main comme une chatte qu’on caresse. A cette pensée, Monsieur Leduc
éprouvait à nouveau une sorte de frétillement. Très impatient, il mit un gros
bout de viande fraîche sur l’hameçon, fit quelques tours de moulinet, et
hop ! jeta le tout à l’eau à une profondeur respectable. Etant donné son
état mental, cela ne pouvait pas tomber plus bas.
Il n’eut pas longtemps à attendre avant que les premiers soubresauts de sa
canne à pêche moderne ne se manifestassent. Monsieur Leduc, qui n’était
plus tout à fait sûr de lui, avait fixé une petite clochette au bout de sa belle
canne, et cette clochette sonna à tue-tête. Assoupi par la chaleur de ce bel
après-midi, il se réveilla en sursaut et saisit sa gaule. Une puissance énorme
lui fit face sous l’eau, une force gigantesque tira sur la ligne, un poisson
très grand devait se trouver en face de lui, mais il ne voyait rien encore.
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Le poisson en question n’était pas très grand, mais colossal : une silure de
trois mètres, très barbue, la gueule grande ouverte, qui rompit évidemment
la pauvre ligne de la canne à pêche hyper moderne que Monsieur Leduc
avait destiné à des prises plus modestes. Mais le poisson s’approcha d’assez
près pour qu’il puisse apercevoir son énorme gueule ouverte pleine de dents
et de bave.
Monsieur Leduc tomba en pâmoison devant ce monstre, crut voir une
baleine, téléphona cette nouvelle à sa femme qui le récupéra épuisé et à
bout de forces sur le bord de la rivière, où il commença à divaguer
complètement. Quand il échoua finalement à l’hôpital psychiatrique,
les
médecins ne furent pas longs à découvrir qu’il avait un petit vélo dans la
tête.
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Le tatouage
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« C’est quoi ce truc de ouf ?! » dit-elle devant cette machine étrange,
encore jamais vue chez un autre tatoueur, qui fait la réputation un peu
mystérieuse de celui-ci. Drôle de machine, dans une drôle de boutique.
Caverne d’Ali Baba avec ses gros vases, ses bibelots, ses statuettes
africaines, ses tentures en damast rouge et doré, ses tapis moirés sur les
murs en bois qui ressemblent à des décors de théâtre, et ses dizaines de
photo’s de femmes et d’hommes tatoués selon les traditions des pays les
plus divers de la planète. Des japonais tatoués des pieds à la tête, dragons,
tigres, samourais féroces aux
couleurs
vertes, bleues, rouges, des
indonésiens et des polynésiens en noir, exhibant des formes géométriques
variables, et quelques skinheads faisant leur mauvaise figure. Au plafond
une hélice d’avion en bois en guise de ventilateur, qui fait virevolter l’air
saturé de chaleur et de transpiration donnant à la pièce des allures de
hammam. Pour tout dire, un endroit « chaud ». Une grosse boule de cristal
posée sur une table exactement au milieu de la pièce ajoute au tout une
touche d’incompréhension, car que fait une boule de cristal chez un
tatoueur ?
La machine est composée de trois parties. En bas, une sorte de canapé-lit,
à la manière de ceux des psychanalystes mais prévue pour qu’on puisse y
être couché à plat aussi bien sur le dos que sur le ventre. Vers le milieu et
au bout des repose-mains et des repose-pieds, permettant aux membres du
corps d’être bien étirés. Au besoin, des rubans élégants mais solides
peuvent servir de sangles. Au-dessus de cette couche est suspendu un
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système de technologie dernier cri, qu’une sorte de rail fixé au plafond
permet de faire parcourir du haut jusqu’en bas du lit, et de gauche à droite.
Il est formé de deux éléments superposés, en bas, le plus près du lit, une
plaque ronde pleine d’aiguilles fines, appelée « herse », qu’un réservoir à
encre avec des compartiments pour différentes couleurs permet de nourrir.
Au-dessus de ce réservoir se trouve une sorte de tablette faite d’une
plaque dans une matière qui ressemble à un mélange de métal et de
bacélite, sur laquelle repose une pointe en acier qui a l’air d’une plume ou
d’un stylo feutre, et sur le côté un gros bouton noir. L’usage de ce bouton
et de cette plume ne se révèlent que quand le tatoueur invite Pauline à
poser son dessin sur la plaque : « c’est la dessinatrice ». En retraçant les
lignes du dessin avec la pointe, on programme les aiguilles, la couleur des
encres, et le mouvement imprimé à la herse dans sa lente danse sur le
corps posé sur le canapé. A la vue de la machine en mouvement Pauline
pousse un admiratif « oh là là, c’est frais ! », mot alors à la mode parmi une
certaine jeunesse.
Le tatoueur fait corps avec la pièce, sa pièce. Tête de lézard, nez pointu
aux narines très marquées à gros trous, pommettes hautes, pas de sourcils
ou presque (mais ce peut être artificiel, il suffit de s’épiler), une bouche
très fine et large, à peine de lèvres, et des cheveux bouclés au point où on
les dirait crépus. De cette tête le plus remarquable sont les yeux. Bleus, une
sorte de bleu oui. Mais quel bleu exactement ? Suivant les coloris d’un
rayon de peinture dans un supermarché du bricolage, on pourrait dire « bleu
nuit » ou « bleu breton ». Pourtant, cela ne suffit pas à décrire cette couleur
ni surtout ces yeux. Créer des catégories inédites ? Couleur Nostalgie,
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couleur Je m’y noie, couleur La vie est courte, couleur Je suis un médecin
des âmes. Il y a tout cela dans ces yeux-là.
Métier oblige, le tatoueur a une grosse boucle en or dans l’une de ses
oreilles, deux bras poilus pleins de tatouages qui représentent la palette de
ce qu’il est susceptible d’offrir à ses clients, un gilet sans rien en dessous
qui met bien en valeur sa poitrine velue sous les poils de laquelle on peut
apercevoir d’autres tatouages faits de petites constellations d’étoiles, de
soleils, de signes du zodiaque, et dans le téton droit un deuxième anneau de
pirate jumeau de celle de l’oreille.
Pauline a apporté un dessin fait par elle-même, que le tatoueur pose sur la
dessinatrice, qui mise en marche déclenche de légers mouvements de
rouages mécaniques et de circuits électroniques, et émettent un doux
vombrissement de bourdon. Au bout d’un moment, le tatoueur affirme :
« c’est fait, tu peux t’allonger ». Pauline s’allonge sur le canapé-lit et sous la
machine, s’installe en bougeant les épaules puis les hanches jusqu’à trouver
une bonne prise sur le lit, baisse pantalon et slip jusqu’au début de la raie
des fesses, et remonte sa chemisette, créant ainsi un espace de travail que
le tatoueur entoure d’une toile carrée de chirurgien. C’est nickel, oui, nickel,
le salon est à la hauteur de sa réputation. « Voilà, tout est en place,
détends-toi, je vais mettre de la musique, qu’est-ce que tu aimes écouter,
….ça ? ». « Ah non surtout pas, ça me vénère, vous n’avez pas un Bob
Dylan ? «
« Ah ? Tiens ? Bob Dylan ? Tu aimes-ça toi ? Bon bon bon,
tidoum tidoum tidoum, est-ce que nous avons ça en stock, cette coke-là ?
Time out of Mind, l’un des derniers, un peu noir, ça te dit ? » « Ah oui
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j’adore, ça va m’endormir …. » « Eh voilà c’est parti.. ». Et au moment
même où les premières notes de musique sortent des haut parleurs, la
herse descend, et la machine commence son œuvre de tatouage. Pauline a
le temps de murmurer « oh, c’est cool » puis s’endort.
Petite piqûre par petite piqûre, deux scorpions noirs commencent à se tenir
face à face, comme s’ils allaient s’embrasser. Le scorpion de droite tourne
la tête à gauche, le scorpion de gauche tourne la tête à droite. La
dessinatrice en est aux finitions, au bout du dard du scorpion de gauche.
Soudain, la machine se met à grincer et à vrombir comme un frelon, dans un
bruit de déraillement d’aiguilles qui jusque-là effleuraient à peine la peau,
mais maintenant s’enfoncent. Un cri perçant déchire l’ambiance feutrée,
précipitant le tatoueur sur les fesses de Pauline qu’il retient avec ses mains
pour l’empêcher de se soulever : « bouges pas ! bouges surtout pas ! ». Il
enfonce le bouton d’arrêt de la machine, mais celle-ci rechigne à ne pas finir
sa tâche. La herse remonte, sortant l’aiguille des fesses de Pauline puis se
déporte vers la droite, heurtant violemment la tête du tatoueur maintenant
coincée entre la machine et le mur, en lutte contre la herse qui tente
d’écraser sa tête contre les parois. Mais le vrombissement de la machine se
tait lentement, pendant que les pleurs et les cris de Pauline éclatent.
« Regardez !
C’est
moche
ce
truc !
C’est
complètement
décalé,
asymétrique ! ». Du dard du scorpion de gauche sort comme une grosse
goutte de venin, mêlée à un peu de sang, qui n’était pas prévue au
programme. « T’en fais pas ! Ça arrive ! Désolé pour la trouille ! Mais
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regardes, ça fait plus vrai que vrai ! » se rattrape le tatoueur, pas à un
boniment près, surmontant sa frayeur, épongeant le trop plein du tatouage
tout frais avec une lingette.
Pauline sniffe puis tourne la tête et regarde à nouveau dans le miroir : « Oui,
bon, mais quand même, ils ne sont pas pareils...C’est pas ça que j’avais
demandé... » « Ecoutes, OK OK, t’as eu peur, c’est normal, je te fais une
petite
ristourne, mais
je
t’assure, t’as
de
la
magie
dans
le
dos
maintenant... ».
Pauline sort son porte-monnaie et s’acquitte de son écot. « Pendant une
semaine, tu nettoies bien trois fois par jour avec la solution que je t’ai déjà
donnée, tu ne t’exposes surtout pas au soleil, et puis, tout ira bien… ».
Pauline sort, happée par le vaste monde. Nous ne la suivons pas tout de
suite, pour nous attarder encore un peu chez le tatoueur. Il a eu chaud, et
s’essuie à son tour avec un Kleenex, pour absorber les gouttelettes de
sueur qui ornent son front.
Il est près de sept heures du soir, le tatoueur s'aprête à fermer boutique.
D’étranges transformations s’opèrent alors dans son salon et son allure. La
boule de cristal révèle ses fonctions : le tatoueur appuie dessus trois fois,
et un chambardement général bouleverse l’ordre des choses. Les rails au
plafond ne servent pas qu’à la machine, ils étendent leur réseau jusqu’en
haut des tentures murales qui sont montés non sur des murs mais sur des
panneaux en bois léger, qui par le mouvement d’un mécanisme mis en
marche par la boule de cristal se retournent, passent de gauche à droite,
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passent parfois d’un côté de la pièce à l’autre, pour changer totalement le
décor. Finies les tentures, finis les tapis, finies les photo’s d’hommes et de
femmes tatoués, et exit une partie de la machine. Des murs blancs, sobres,
avec ici et là un tableau aux formes abstraites, et quelques statuettes
africaines multi-usages. De la machine ne reste qu’un canapé, sur lequel le
tatoueur jette rapidement une couverture en velours, puis pose sur le côté
près du fauteuil qu’il rapproche, un coussin rembourré sur lequel il étale un
Kleenex déplié.
Les métamorphoses du tatoueur sont encore plus spectaculaires que celles
de son salon. Il enduit ses tatouages d’un produit spécial, qui révèle qu’il
s’agit en réalité de calques, qu’il arrache les uns après les autres. Il se
sépare aussi de ses boucles d’oreille, attachées avec des clips, ainsi que de
l’anneau de son téton. Il enlève son gilet et enfile une chemise marron
foncé, avec un col Mao. Il va vers un cabinet de toilette au fond de la pièce,
se passe de l’eau sur le visage et les cheveux, repeint ceux-ci qui
deviennent presque raides, se parfume, et ressort. Touche finale, il met un
nœud papillon rouge vif sur son col, et sourit, content de lui.
Il ouvre la porte qui donne sur le dehors, à côté de laquelle une plaque en
cuivre affiche « Hatou Yva, tatoueur, spécialités polynésiennes, haute
technologie». Il attrape la plaque qui s’avère être simplement retenue par
deux aimants, la retourne et on y lit : « Jacques Canal, psychanalyste ».
Pendant ce temps Pauline se pavane, exposant son tatouage tout frais tout
beau, même s’il est encore un peu taché de l’encre de trop et de quelques
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tracettes du sang qui a coulé. Ses copines et copains de lycée sont
admiratifs : « c’est beau », « c’est frais ! », « oh cool ! », « génial c’est toi
qu’as fait ça ?! » « des homards, c’est classe ! » « ça te chatouille pas ? »
« beurk, on dirait qu’il projette du sang ! ». Comme le tatouage vient de se
faire, il tire un peu la peau quand même agressée, qui se venge par des
picotements. Parfois Pauline a carrément l’impression que ça bouge dans
son dos.
Elle rencontre son copain Maxime qui lui dit en regardant son dessin :
« cette semaine, Scorpion est dans le rouge, et ne s’entend pas bien du
tout avec Lion, doit se méfier de Bélier, et n’aura pas la tête à travailler ! »,
« Qu’est-ce que tu me racontes, j’y crois pas moi ! » lui répond Pauline.
« Ah, là, t’as tord, car certains petits traits de ton caractère collent
exactement à ton signe ! Tu aimes bien nager, l’eau est l’élément du
Scorpion, vu qu’à l’automne il pleut beaucoup. T’aimes bien les chats, t’en
as un ». « Tu dis n’importe quoi, il est pas à moi ce chat, moi je le déteste
tiens hier il m’a encore griffé» et elle montre la griffure sur son bras.
« Oui bon OK l’horoscope peut se tromper dans les détails, mais ta glace
préférée c’est vanille et fruits de la passion. Et surtout, t’aimes les armes,
les objets en acier, les sports de combat», « D’où tu sors ça toi, tu
t’appelles Madame Soleil ? J’aime pas du tout les armes et les sports de
combat, qu’est-ce que tu racontes ? » « Non, je m’appelle Monsieur Soleil
Mademoiselle, pour vous servir, bien qu’un Roi ne daigne pas souvent servir
une roturière ! ». Elle rigole, « arrête de te foutre de ma gueule, d’où tu
tiens ça toi ?! », « Eh bien Paulette la Toute Tatouée, voici un petit fascicule
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qui pourra vous intéresser », il sort le Petit Guide des 12 Signes du
Zodiaque de sa poche, le déplie, et commence à lire à haute voix :
« Scorpion : élément, l’eau; couleur, le noir; sa pierre, la malachite ou pierre
de cuivre; ses fleurs et plantes : orchidée, jasmin; ses fruits, cassis,
pamplemousse, fruits de la passion ; ses objets, armes, objets en acier, en
fer forgé », « N’importe quoi» dit-elle, « sauf pour les fruits de la passion »,
« Oui justement le scorpion est un amoureux passionné ! » et il poursuit : «
sa planète, Pluton, son jour, mardi » « n’importe quoi » dit-elle, « c’est le
jour où on a deux heures de maths ! », il reprend : « sa saison : automne, là
ils ne se sont pas cassés la tête ».
Elle a l’impression que ça chiffonne dans son dos. « Mais qu’est-ce que
t’as ? » fait son copain. « Rien, ça me fait un peu mal, ça tire, c’est tout »
fait-elle. « Alors, écoutes, la suite ça va t’intéresser : ses qualités, écoutes
ça « le
Scorpion possède une vie intérieure riche et mouvementée, son
intelligence est profonde et il aime l’introspection. Sa vie est un parcours
d’obstacles qui participent à son évolution". Tu vois, même si tu rates ton
bac, tu évolueras quand même ! » « Arrête de dire des conneries ! « fait
Pauline en rigolant « Ecoutes ça que c’est beau, quelle poésie ! : « comme la
fleur de Lotus qui prend racine dans la boue, et s’épanouit en eau claire, il
va jusqu’au bout des difficultés, puis remonte à la surface. Mais rancunier, il
n’oublie pas ceux qui lui font du mal. Dominateur, critique, il n’est pas
toujours sociable"…c’est vrai que tu fais souvent la gueule ! "Angoissé,
mystérieux et secret, il n’extériorise pas ses doutes et ses problèmes". Tu
devrais m’en parler un peu plus souvent, Poulette la Scorpionne ! » et il
continue sa lecture à haute voix jusqu’au bout.
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Quand ils se quittent, Pauline est toute songeuse. Ce qu’elle a entendu
résonne dans son coeur, et elle essaie de penser à autre chose mais n’y
arrive pas vraiment. Arrivée chez elle s’impose le nettoyage de son
tatouage tout neuf, elle y remet du désinfectant, et décide de se coucher
car elle se sent fatiguée après toutes ces émotions. Mais les phrases du
petit guide tournent dans sa tête, tournent, tournent : « le Scorpion est
sujet à des infections au niveau des organes génitaux. L’homéopathie lui
convient. Souvent angoissé, il peut libérer ses tensions en pratiquant un
sport de combat »...Et pendant ce temps-là, elle sent les deux scorpions de
son tatouage picoter, tiraillersa peau comme s’ils bougeaient.
Le lendemain matin elle se réveille en sursaut en plein cauchemar : elle a
rêvé que l’un des deux scorpions avait disparu ! Elle met la main sur son
dos, et sent les deux légères boursouflures. Elle se précipite quand même
dans la salle de bains, tourne le dos à la glace et se rassure : ils sont
toujours-là. Mais elle a l’impression qu’il y a quelque chose de changé : sontils toujours à la même place ? Oui, celui de gauche tourne la tête à droite et
celui de droite la tête à gauche. Drôle d’idée qu’elle a eue.
Au petit déjeuner lui attend une surprise : le vieux chat, de son beau-père,
toujours bougon et peu sociable, qui d’habitude reste dans son coin de
canapé sans daigner même lever la tête quand elle arrive le matin, vient à sa
rencontre tout ronronnant, lui caresse les jambes avec sa tête et son cou,
se love presqu’autour d’elle, et saute sur la table pour la regarder
attentivement, fixement, comme amoureusement, pendant qu’elle prend
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son petit déjeuner, bien plus tard que le reste de la famille déjà partie
à l’école ou au travail. « Ne me regarde pas comme ça vieux pépère ! » ditelle, presque gênée par ce regard insistant, langoureux, comme si elle était
une soucoupe de lait. Le vieux chat est bien étrange ce matin, il se lèche
constamment l’arrière patte gauche. Mais comment ce vieux ronchon a-t-il
pu devenir soudainement aimable ?
Elle n’y pense plus, range les affaires du petit déjeuner, s’en va au lycée
pour une dernière révision générale et la journée se passe sans encombres.
Sur le chemin de retour elle s’arrête tout d’un coup net devant l’entrée
d’une salle de boxe, qu’elle n’avait jamais remarquée jusque-là, bien qu’elle
soit sur son chemin de tous les jours. Elle sent une force irrésistible l’attirer
vers l’intérieur. Une forte odeur de transpiration la saisit à la gorge, qui
transmet des picotements dans tout son corps. Les combats font rage,
mais tous s’arrêtent de boxer quand ils voient arriver cette jolie jeune fille
dont les cheveux longs jusqu’au bas du dos et l’allure frêle jurent
étrangement avec l’atmosphère virile et bagarreuse de l’endroit. Une dizaine
de paires d’yeux la fixent du regard. Cela la fige sur place. Quand un
monsieur un peu balourd, manifestement vieux boxeur rangé des voitures,
sort d’un petit bureau pour lui demander « bonjour ma poupée, qu’est-ce
qui peut te faire plaisir ? », elle revient à elle et balbutie « non, merci,
excusez-moi, je me suis trompée de porte », et fait demi tour, se retenant
pour ne pas courir. Des sifflets et des « c’est dommage ! » « reviens
poupée ! » « viens jouer poids plume ! » la suivent.
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Qu’est-ce qui lui a pris ? Elle en a encore des frissons. Rentrée chez elle, son
beau-père l’attend, l’air triste : « Hector est mort » dit-il, l’air las, « il est
tombé de la fenêtre », et comme ils habitent au sixième et que le chat
n’avait plus l’élasticité d’antan, la chute a été fatale. Pauline a quand même
quelques pincements en voyant son beau-père dans cet état mais surtout,
elle a une sensation de désagrément, quelque chose de déplaisant lui
oppresse la poitrine.
Le soir dans sa chambre elle a de nouveau du mal à trouver le sommeil, et
les passages du Petit Guide reviennent à l’assaut. Elle rêve qu’elle a une
énorme fleur de Lotus au bas de son dos, qu’un coup de sabre soudain
décapite. Elle se réveille en sursaut, et ne retrouve plus le sommeil, alors
qu’il n’est que six heures. Elle se lève, s’en va prendre une douche pour se
réveiller vraiment. Réveil brutal : en regardant son tatouage, elle constate
que l’un des deux scorpions a disparu ! Sans laisser de traces : il n’y a même
pas de cicatrice, aucun reste, tout est parti, et le deuxième scorpion se
retrouve seul. La douche ? Mais c’est déjà la deuxième fois qu’elle se lave
depuis que le tatouage a été fait, et l’autre est toujours-là.
Elle en reste baba. Elle se tourne dans tous les sens, cambre les reins, fait
des sauts brusques pour surprendre le scorpion qui aurait pu se cacher sur
une autre partie de son corps, mais rien n’y fait, il reste introuvable. C’est à
n’y rien comprendre. Elle prépare son petit déjeuner, avant même que ses
parents se lèvent, mange vite fait puis prend ses affaires de lycée et sort,
en laissant un mot « j’ai le bac d’histoire donc j’y vais de bonne heure, à cet
aprèm... ».
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Malgré l’heure matinale, elle décide de retourner voir le tatoueur. Elle sait
que c’est idiot, car ce genre de personnage ne se lève généralement pas
tôt. Une autre surprise l’attend. A la place de la plaque qu’elle connaissait, il
y en a une autre qui dit « Jacques Canal, psychanalyste ». Bouche bée, elle
appuie à tout hasard sur la sonnette, et là, stupéfaction : la porte s’ouvre,
et un monsieur bien réveillé, chemise marron foncé, col Mao, noeud papillon,
avec une tête qui ressemble vaguement à celle d’un lézard et qui lui
rappelle
quelqu’un,
lui
fait
face.
« Bonjour.
Que
désirez-vous
Mademoiselle ? ». Elle n’en croit pas ses oreilles : « mais...il n’y avait pas un
tatoueur ici avant ? », « les tatoueurs vous savez, ça va, ça vient, c’est
comme leurs tatouages... » « comme leurs tatouages ? qu’est-ce que vous
voulez dire ? », « je ne veux rien dire Mademoiselle, je dis, et je dis
exactement ce que je dis, mais vous ne voulez pas entrer ? ». Comme pour
la salle de boxe, elle se sent irrésistiblement attirée par une force
mystérieuse et elle entre dans le cabinet
« Racontez-moi votre histoire,
mais vite fait, j’attends mon premier patient d’une minute à l’autre »,
« C’est-à-dire que...j’aimerai mieux que vous regardiez... » et elle commence
à sortir un pan de sa chemise de son pantalon. « Oh non, oh non ! Je n’ai
pas besoin de voir, moi ! Racontez-moi tout simplement ce qui s’est passé,
vous verrez, ça suffira amplement pour aujourd’hui ! Allongez-vous là, sur le
divan... ». Pauline, qui n’a pas l’habitude de ce genre d’endroit, veut
s’allonger sur le ventre, comme chez le tatoueur, mais le monsieur lui dit :
« non, c’est pas pile, c’est face ! retournez-vous plutôt ». Une fois allongée,
le psychanalyste s’installe derrière elle dans son fauteuil. « Voilà, avant hier
j’ai fait faire un tatouage, ici même, j’en suis sûre... » « Hmm » fait le
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psychanalyste. « Un tatouage de deux scorpions, c’est moi qui les avais
dessinés... » « Pourquoi deux scorpions ? » « Mais c’est parce que c’est mon
signe... » « Votre signe ? Le signe du zodiaque n’en comporte qu’un de
scorpion, et tous les gens de ce signe ne vont pas chez le tatoueur... »
« Oui mais comme ça ils étaient deux...ça faisait... » « un couple vous voulez
dire ? ils étaient pareils ? » « oui, exactement pareils, l’un se tournait à
droite, l’autre à gauche » « c’est pareil pour vous, ça ? », « non, non, bien
sûr que non mais comme ça ils se regardaient l’un l’autre, comme dans,
comme dans... » « un miroir ? » « oui oui c’est ça, c’est pour ça que je me
suis fait tatuer.. » « tatuer ? t’as tué ? fait tuer ? » « quoi...qu’est-ce que
j’ai dit ? » « bien, ce sera tout pour aujourd’hui, vous me devez une semaine
d’argent de poche, je vous propose de revenir jeudi prochain, à la même
heure, à jeudi donc, au revoir mademoiselle » et, en penchant soudain
étrangement la tête vers le sol, il dit encore une fois « au revoir... ».
Pauline se trouve dehors sans trop savoir comment, abasourdie par ce
qu’elle vient de dire et par la manière dont le psychanalyste l’a embobinée.
« S’il croit que je vais revenir, ce mec ! » dit-elle entre ses dents. Elle
regarde sa montre et presse le pas. Pour les épreuves, l’heure c’est l’heure.
Elle arrive toute essoufflée au lycée, dix minutes avant le moment indiqué
sursa convocation. Peu après on la fait entrer dans une salle, où sous la
surveillance d’un pion plusieurs élèves sont en train de préparer leur oral
d’histoire à partir des sujets qui leur ont été distribués. Pauline a droit à
« La France sous le Second Empire » : elle blêmit, elle n’y connait rien.
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Quand on l’appelle pour l’oral une demie heure après, elle n’a pas avancé
d’un pouce. Elle s’asseoit en face de l’examinatrice, une femme aux allures
sévères, avec de petites lunettes cerclées de fer sur le bout de son nez, les
cheveux retenus par un chignon strict. Elle pose son sac à côté de ses
pieds. « Eh bien Mademoiselle, qu’est-ce que vous avez à nous dire sur le
Second Empire ? », « Euh...Napoléon donc... » « Napoléon était mort depuis
un moment mademoiselle...aïe !? » l’examinatrice fait une grimace et se
penche, frottant sa cheville avec sa main. Quand elle se relève, son visage
d'abord défait s'épanouit, du rose revient sur ses joues et un sourire à ses
lèvres : « Où en étions-nous déjà Mademoiselle, quel est le sujet dont vous
aimeriez vous entretenir avec moi ? ». Pauline ne reste pas longtemps à
faire l’étonnée, s’engouffre dans la brèche, aborde la guerre de quatorze-dix
huit sur laquelle elle se sent imbattable, et sort de la salle avec les
compliments de l’enseignante et au moins un quatorze en poche.
Après une nuit agitée où elle rêve d’une scorpionne baleinière qui l’avale,
elle se lève et trouve son beau-père au petit déjeuner en train de lire le
journal. « Bjour ppa » fait-elle et lui « bonjour ma grande ». Il la regarde
d’une drôle de façon : « Ecoutes-ça : « drame au lycée Claudel. Madame
Estourel, professeur agrégée d’histoire, après avoir fait passer des oraux
dans le cadre du bac toute la journée du mardi, a été victime d’une crise
cardiaque encore non expliquée en fin de journée. Le médecin appelé en
urgence a conclu à une mort naturelle, mais les syndicats d’enseignants
dénoncent des conditions de travail harassantes... ». Pauline blêmit. C’est
bien cette prof qui l’a interrogée. Elle se sent mal. C’est pendant son oral à
elle que cette prof a eu un comportement bizarre...
51
Elle s’enfuit en courant de la maison, va tout droit vers le monsieur au
noeud papillon. Il est à peine huit heures, mais il ouvre de suite : « Je vous
attendais...allongez-vous... ». Pauline plonge sur le canapé plus qu’elle ne s’y
allonge, mais se retourne à la dernière seconde : « Ce que j’ai dit l’autre
jour, ....ce laps de temps, ce machin...t’astué...J’AI TUÉ ! Oui, j’ai tué ! Le
chat s’est jeté par la fenêtre, et la prof elle est morte ! J’ai tué ! » et elle
éclate en sanglots...
« C’est lequel des deux qui est parti ? Le gauche ou le droit ? Enfin, ça n’a
pas beaucoup d’importance : le deuxième partira très bientôt aussi. Freud,
je pense que vous savez qui c’est, Freud donc dit quelque part que les
symptômes sont comme les hiéroglyphes gravées dans la pierre : une fois
qu’on en a déchiffré l’énigme, le support peut être sans dommage
supprimé. Eh bien, c’est ce qui arrive avec votre tatouage. Vous y êtes
pour quelque chose, et vous n’y êtes pour rien en même temps. En tous
cas, chacun meurt de sa propre mort. Je crois que vous avez sur vous juste
ce qu’il faut pour vous acquitter de votre dette».
Encore sous le choc, ayant à peine entendu ce qui vient d’être dit, Pauline
se relève, se sent vexée, grugée, sous le coup d’une imposture. Mais en se
retournant, elle voit que ce n’est pas la peine de sortir l’argent de sa poche,
car le psychanalyste est là sur son fauteuil, la bouche ouverte, les yeux
écarquillés d’un regard dans lequel se lit un grand étonnement...il semble
encore respirer, mais il ne bouge plus. Pauline veut crier mais aucun son ne
sort, elle ramasse son sac resté par terre à côté du fauteuil, regarde à
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nouveau l’homme au noeud papillon et voyant qu’il est juste paralysé ose
« bien fait pour toi, petit fanfaron ! ».
Elle sort et prend la direction du lycée, jusqu’au moment où elle réalise
qu’avec le bac il n’y a presque plus de cours, et ce jour-là, il n’y en a pas.
Alors elle flâne dans Paris, il fait beau, elle erre le long des quais, passe par
les Tuileries, la place de la Concorde, l’hôtel le Ritz bref, le Tout Paris en se
trouvant soudain sans l’avoir cherché place Vendôme. Et là, devant une
boutique de bijoux qui vient tout juste d’ouvrir ses portes, elle reste en
extase en face d’un pendentif en malachite...la pierre de cuivre ! et celle-ci
brille au soleil matinal de tous ses éclats ! Aussi ni d’une ni de deux elle
entre dans la boutique, créant la surprise parmi les vendeuses en train de
siroter un petit café bien serré du bout de lèvres qui le sont autant. Une
grande glace lui renvoit son image : elle dépareille. L’une des vendeuses
daigne
se
râcler
la
gorge
et
demande
« oui,
mademoiselle,
vous
désirez ? »...
Pauline est malgré elle confuse, et on le serait pour moins : « euh, excusezmoi mais euh bon voilà le pendentif là avec la pierre dorée, enfin dorée
verte je veux dire celui-là oui c’est de la malachite ? de la vraie ? » « tout ce
que nous avons ici est vrai, mademoiselle », fait avec un sourire
condescendant la vendeuse, comme si elle en était. « Et euh, ça
coûte combien ? » fait Pauline avec un petit rire gêné, car il n’y a pas le
prix, donc ce doit être très cher. « Ah, une seconde, je vous prie, je
consulte le catalogue... ». La vendeuse se déplace derrière un petit
comptoir, au moment même où une jeune femme vêtue d’un élégant
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blouson de cuir noir entre dans la boutique, avec de grosses lunettes de
soleil sur le nez, de très grosses. Voilà une cliente comme la boutique en a
l’habitude ! Pauline et la vendeuse se tournent en même temps pour la
regarder, impressionnées par la grande bouche de la femme qui s’ouvre
avec un sourire séducteur en disant « c’est pour mieux te... » puis se ravise
en sortant un énorme pistolet qui n’a pas l’air d’être de pacotille : « ne
bougez plus ! ne bougez plus ! pas de panique ! faites ce que je vous dis et
tout ira bien ! » Pauline et la vendeuse poussent un cri strident de peur. La
jeune femme se jètte alors littéralement sur Pauline, se met derrière elle, lui
braquant le pistolet sur la tempe : « ne bougez plus, pas de panique ! vouslà ! oui, la maigre ! videz les vitrines et mettez tout dans ce sac, sinon je la
bute ! ». Elle la serre bien contre elle, ce qui est une grosse erreur.
En récompense de l’arrestation de la voleuse, totalement paralysée, que
Pauline a facilitée, elle reçoit non seulement le pendentif tant convoité, mais
un petit plus. La braqueuse était en effet une dangereuse délinquante,
recherchée depuis longtemps, et Pauline devient ainsi l’héroïne d’un jour
dans la presse.
Le lendemain du braquage, elle constate au réveil que son dos est redevenu
comme avant, le deuxième scorpion a disparu aussi. Deux mois plus tard, en
ouvrant la porte d’un vieux placard au fond de l’appartement, elle voit dix
tout petits scorpions qui avancent à la queue leu leu, et elle éclate de rire.
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Deux font la paire
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Ils avaient tous les deux l’air d’Iggy Pop la soixantaine largement dépassée,
avec en supplément de grosses paires de lunettes noires sur le nez, et
beaucoup plus voûtés. Leurs longs cheveux gris tombant sur les épaules,
toujours un peu gras et mal lavés, faisaient aussi penser à ces paysans bas
bretons d’il y a un siècle, les rouflaquettes en moins. Mais au lieu de fumer
de petites pipes blanches en écume de mer, ils avalaient des nuages de
tabac à rouler bien noir ou de gros pétards qu’ils étaient encore capables de
confectionner avec une seule main. Ils fumaient leur haschich aussi dans des
pipes à eau fabriquées par eux-mêmes, et appelaient ça « faire des bulles ».
Tous les deux étaient très grands, approchant les deux mètres, mais leur
dos voûté les rapetissait un peu. Tous les jours, et parfois même jour et
nuit, ils portaient les mêmes jeans crades et négligés et les mêmes gilets et
chemises pleins de taches de gras et de vin, dont ils possédaient une
collection si grande que la femme de ménage n’avait à faire qu’une seule
lessive mensuelle, où tout, vêtements, draps, torchons, serviettes et
nappes, était englouti dans un tourbillon sans distinction. Elle se contentait
le reste du temps de bavarder en buvant du café, gardant un chiffon à
poussière dans sa leste main de ménagère, se donnant une contenance et
l’impression, surtout à l’égard de sa propre conscience professionnelle, de
faire quelque chose. Ses patrons, qui aimaient beaucoup le peintre
hollandais Jan Steen, célèbre pour ses intérieurs bordéliques, ne tenaient
pas vraiment à ce que la maison soit trop propre, donc tout le monde y
trouvait son compte. Au fil du temps les tapis et les nattes en coco en
étaient devenus collants, mais au lieu de gêner les deux amis cela leur
donnait l’agréable impression de rester encore un peu en contact avec le
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monde réel. Car ils n’avaient plus toujours toute leur tête, ce qui leur
donnait l’impression de monter dans les nuages et de s’éloigner de la terre
ferme en voletant.
Ils se connaissaient depuis des années, s’étaient perdus de vue durant une
longue période, mais la vieillesse les avait finalement à nouveau réunis.
Quand ils étaient encore au lycée on les surnommait « les jumeaux ». De là
venait peut-être le fait qu’ils étaient maintenant à nouveau ensemble, et
cette fois-ci, pour toujours, après avoir connu pendant des années des
copines, amies, maîtresses, femmes, mariages et divorces chacun de leur
côté. Une étrange coïncidence fit en sorte qu’ils se retrouvèrent seuls tous
les deux à peu près à la même époque, vraiment tout seuls : l’un avait
perdu sa femme dans un accident de voiture et en restait inconsolable,
l’autre, après quatre divorces, « en avait assez des femmes ». L’un ne
désirait plus qu’une femme qui n’était plus, l’autre ne supportait plus
aucune femme. C’est ainsi qu’un jour où ils étaient en train de boire un
genièvre dans leur bar de quartier le hasard ou le cheminement des pensées
fit qu’ils ouvrirent la bouche au même moment pour affirmer « tout seul
c’est pas génial». Sur le champ ils décidèrent de ne plus se quitter pour
toujours. Aussitôt dit, aussitôt fait. Piet avait un appartement en duplex sur
le Korte Gracht d’Amsterdam, tandis que Jan arrivait à bout de bail d’un
petit studio, ce qui amena Piet à proposer à Jan de lui céder l’étage
inférieur du duplex dont il ne se servait plus depuis longtemps, en échange
d’une contribution mensuelle aux dépenses communes. Ils trouvèrent un
bon arrangement pour les dépenses du ménage, décidèrent de préparer à
57
tour de rôle le dîner, faisaient ensuite ensemble la vaisselle, et ainsi, tout
était réglé comme du papier à musique.
Pendant la journée chacun écoutait des disques à son étage. Ils avaient l’un
et l’autre une installation à CD ultramoderne, une télévision énorme et des
lecteurs de DVD, toutes sortes de films, des cassettes porno aussi bien soft
que hard , et d’inépuisables réserves d’alcool, de vin, de haschisch sous
toutes les formes. Ils avaient aussi des armoires pleines de livres et de BD’s,
et il y avait ainsi des jours où ils ne sortaient tout simplement pas de la
maison, restant assis tantôt tout seul tantôt ensemble dans leurs fauteuils
crapaud à clous à lire, boire et fumer, ne se levant par moments que pour
jeter un coup d’œil rapide sur les petits miroirs espions qui permettaient de
voir ce qui se passait en bas dans la rue, riant du spectacle offert d’une
manière toujours un peu exagérée. Cela pouvait continuer ainsi pendant des
jours et des jours, durant lesquels ils ne quittaient pas une seconde leur
maison, sauf en fin de soirée. Ils se mettaient alors bien debout devant la
glace de l’entrée, rôtaient un coup s’il en était besoin, et se disaient : « en
avant, camarade ! ». C’était le signal de départ pour le bar du coin. Après
s’y être sérieusement énivrés avec quelques voisins, ils retournaient chez
eux vers une ou deux heures du matin, seuls ou aidés par un autre pilier de
bistrot un peu moins atteint, car monter les deux étages par l’escalier plus
que raide n’était pas alors chose facile. Bref, c’était un genre de vie à la
dépense d’énergie minimale, qu’ils appelaient « rester dans sa bulle toute la
journée », une existence à petit feu qui oscillait pour ainsi dire entre la vie
et la mort, dans laquelle ne se passait à peu près rien. Cette végétation
sans soucis prenait pour eux des allures de Paradis. Là-dessus ils étaient
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parfaitement en accord, et même dans une harmonie rare, et il leur arrivait
parfois de se le dire. En fin d’après-midi, quand l’un était chez l’autre ou
l’autre chez l’un, qu’il y avait eu du soleil et que celui-ci se couchait, qu’ils
étaient
déjà
légèrement
ivres,
venaient
des
paroles
devenant
des
balbutiements : « on n’est pas bien là ? » « le pied, oui, ça, tu peux le dire,
mon grand ». L’un n’était pas plus grand que l’autre, mais ils se
comprenaient.
Cette appréciation partagée de leur vie commune était à peu près la seule
chose sur laquelle ils étaient d’accord. Leur solide amitié avait ceci
d’étrange qu’ils avaient deux caractères complètement opposés, et avaient
une opinion contraire à propos de presque tout. Quand Piet disait : « tu
verras, il pleuvra toute la journée » Jan répondait « mais non, regarde, là
bas, je vois un coin de ciel bleu ! ». Quand Piet disait « il n’y a presque plus
rien à boire, regarde, la bouteille est à moitié vide ! », Jan disait « qu’est-ce
que tu radotes, la bouteille est encore à moitié pleine, et moi j’ai eu mon
compte ! ». Quand il leur arrivait d’écouter ensemble la radio, le journal par
exemple, Piet commentait « tu verras, ce sera la guerre ! » tandis que Jan
affirmait « mais non, c’est que du cinéma ». Pour l’un, le nouveau Premier
Ministre « était un vrai toquard », tandis que l’autre disait « moi je trouve
qu’il ne s’en sort pas si mal que ça, vu les circonstances ! ». Quand ils
écoutaient de la musique à la radio, on pouvait entendre le premier affirmer
« cet Eminem est vraiment un petit couillon », et le second « moi je trouve
que pour un blanc il ne se débrouille pas mal du tout ! ». Vers la fin de la
journée, et parfois même tôt le matin, c’est-à-dire vers onze heures, on
pouvait entendre l’un gémir « encore une de ces journées à la con où on
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ferait mieux de se tirer une balle dans la tête ! », l’autre répliquant « allez,
reprends-toi, ce soir il y a un Clint Eastwood à la télé, et on a du Libanon
rouge ! ».
Cela se passait ainsi toute la sainte journée, sans qu’il y ait une quelconque
dispute ou querelle. L’un savait à peu près à l’avance ce que l’autre allait
répondre à telle ou telle remarque, et inversement. Ils se complétaient aussi
dans les tâches quotidiennes du ménage et de la cuisine. Piet par exemple
aimait cuisiner des légumes, du chou, des petites carottes, des pommes de
terre de toutes sortes, accommodées au besoin d’un peu de viande et
ensuite transformés en hochepot ou potée, avec beaucoup de sauce bien
grasse. Jan lui préférait les grillades et la viande rouge, le bœuf, les
entrecôtes, les côtelettes d’agneau, les rôtis, accompagnés de salade. Mais
tout ce que faisait l’un était apprécié par l’autre, donc il n’y avait pas de
problème.
Ainsi n’y avait-il, depuis le commencement de leur vie en commun, pas le
moindre nuage à l’horizon, et ce qu’ils vivaient depuis bientôt un an
s’apparentait selon toutes les apparences à une forme de bonheur. Aussi
décidèrent-ils de fêter cela dignement par un dîner gastronomique, avec du
champagne, un vrai bon vieux Bourgogne, un rôti d’agneau cuit par Jan et
une terrine de légumes faite par Piet, et en dessert de la glace. Pour tous
les deux évidemment aussi un énorme narguilé bien plein de Nepal Noir,
haschich et opium mêlés, avant de se mettre en route pour le bar afin de
continuer à fêter ça entre voisins et amis. Piet ferait les courses pour les
boissons et Jan pour les plats.
60
A la fin de la journée le repas était fin prêt. Les bougies brûlaient dans les
chandeliers, le champagne était dans son seau. Piet s’employa à l’ouvrir en
connaisseur, faisant sauter le bouchon jusqu’au plafond vers lequel ils
levèrent leur verre en portant un toast à eux-mêmes : « A nous deux ! et
que ça dure ! houra ! houra ! houra ! ». Après la première gorgée Jan dit :
« eh bien, je dois dire qu’il est bon, sec, mais en même temps fruité, sans
trop de bulles, t’as fait le bon choix, c’est quoi comme marque ? ». Piet
sortit la bouteille du seau à glace et lut : « C'est du Vouvray, ça vient de la
Loire, enfin de Touraine je crois». Jan manqua de s’étrangler : « Mais qu’estce que tu dis ? Mais, mais, ce n’est pas du tout du champagne ! « « Mais si,
c’est marqué dessus justement, méthode champenoise ! », « Mais non, ce
n’est pas du champagne, car le champagne, c’est pas marqué dessus
« méthode champenoise ». Ca c’est une imitation de champagne ! Sur le vrai
Champagne c’est marqué Champagne, Monsieur ! ». « Mais qu’est-ce que ça
peut faire, puisque tu trouves que c’est bon ? En plus c’était deux fois
moins cher ! « « Non, tu as raison, ce n’est pas très grave, je pensais, c’est
une occasion spéciale, un peu cérémoniale, mais c’est une question de
style.. » « De style ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ? » « Quoi ? Non,
laisse béton, c’est symbolique si tu veux, donc disons que ça n’a pas
d’importance, vraiment c’est pas grave, ce qui est plus important c’est
qu’on mange, sinon la
viande… », « D’accord d’accord, car
je me
demandais, mais enfin… » Piet ne finissait pas sa phrase, et ils se mirent à
table, passant du faux champagne à la vraie wodka, car en entrée il y avait
du caviar. Les bougies dégageaient une ambiance chaleureuse, une petite
musique classique réchauffait l’atmosphère, la wodka rougissait les joues
61
des deux amis, tout était à la fête, tout était bien, plus que bien. Des bulles
de joie éclataient de partout et c’était une merveille de les voir ainsi
ensemble.
Jan sortit maintenant de la pièce pour aller chercher le rôti d’agneau. Piet
se leva, alla vers l’appareil de CD, sortit le CD qui était dedans, vit sur
l’étiquette qu’il s’agissait d’une musique de clavecin de Scarlatti, qu’il
remplaça sans hésiter par Blond on Blond de Bob Dylan. Et pendant que Jan
était affairé dans la cuisine (« non, c’est pas la peine de m’aider ! ») il vida
d’un trait son verre de Wodka en disant à haute voix, se regardant dans une
glace : « voilà ce que les impôts n’auront pas ». Mais Jan ne l’entendit pas,
trop affairé avec la « surprise » qu’il était en train de préparer pour son ami.
Il apporta d’abord la terrine de légumes « dis-donc tu l’as bien réussi ! »,
puis quand il se retournait pour revenir à la cuisine il réalisa que la musique
avait été changée. « Pourquoi t’as changé le disque ? ». « Ah oui, euh, je
trouvais que c’était un peu trop éthéré et rapide, là il y a un peu plus de
profondeur, tu ne trouves-pas ? Mais si tu y tiens.. », « Ah bon, tu trouves
…la musique avait un rapport avec ce qu’on mange, mais si tu préfères
Dylan… » et il disparut dans la cuisine.
Il en revint avec quelque chose de très spécial : un énorme plat sorti du
four, contenant non pas un morceau de viande rôti, non pas un gigot, mais
une bête entière ! « C’est quoi ça ! » s’exclama Piet en s’étranglant presque,
« c’est un chevreau » répondit Jan. « Un chevreau ? Mais tu nous avais
promis un gigot ? Tu ne trouves pas que c’est un peu trop ? » « Dans quel
sens ? », mais Piet resta coi car il regarda avec des yeux ahuris la petite
62
bête rôtie, qui était là devant lui sur la table presque tout entière, la tête et
les sabots en moins. Le petit cou, le dos, les quatre petites pattes, le petit
cul, il ne manquait quasiment rien. Cela le fit frissonner, un air froid lui
descendit du dos jusqu’aux fesses, bien qu’il faisait très chaud dans la pièce
et qu’il avait accumulé déjà pas mal d’alcool dans les veines. A la place d’un
bon morceau de viande qui se mange sans se poser de questions, il voyait
devant lui un petit animal, et même un si adorable chevreau, dont il se mit à
imaginer la petite tête blonde frisée si croquante qu’on avait envie tout de
suite de le prendre dans ses bras, de le caresser et de s’endormir avec. Mais
il secoua la tête, essaya de se dire que ce n’est rien, qu’il se racontait des
histoires, et déclara vaillamment : « Eh bien, dis donc, ça a l’air drôlement
bon ! Donne-moi un gros morceau s’il te plaît ! ». Jan prit la grande
fourchette à viande et l’énorme couteau de boucher qu’il venait d’affûter,
piqua la fourchette dans le petit corps allongé sur la table et y enfonça le
couteau qui entra comme dans du beurre : ainsi qu’il se devait, la viande
était encore un peu rose à l’intérieur, saignante même. Piet éprouva à
nouveau de la répulsion, mais il n’en laissait rien paraître et avanca son
assiette. Il attendit que Jan fut servi à son tour puis ils attaquèrent de
concert et s’en donnèrent à coeur joie, car c’était vraiment très fin et très
bon. Les voilà à manger avec leurs cheveux si longs qu’ils tombaient de
temps en temps dans leur assiette, bien qu’ils faisaient des manières en
s’essuyant la bouche avec leurs serviettes en damast du trousseau de Jan,
avant de prendre une gorgée de vin. Et le vin de Bourgogne descendit
gaiement dans leurs gosiers, une douce euphorie s’emparait de leur corps et
de leur esprit, ils se racontaient des histoires et des blagues, tout pétillait
63
que c’était un plaisir de les voir ainsi, tout paraissait à nouveau baigner dans
le bonheur, un bonheur presque parfait.
La femme de ménage ne travaillait jamais le soir, et au bout d’un moment il
fallait bien qu’ils desservissent eux-mêmes la table, tâche qui revenait à Piet
pendant que Jan vidait lentement son verre de Bourgogne. Piet entra dans
la cuisine, souleva le couvercle de la poubelle et y découvrit la tête du
chevreau que Jan y avait jetée. Deux petits yeux aveugles le regardaient on
ne peut plus fixement. Dans l’état où il se trouvait il ne réalisa pas que ces
yeux ne voyaient rien, il y lit un immense reproche à lui-même adressé,
puisqu’il en avait mangé. Il en fit tomber l’assiette qu’il était en train de
nettoyer, jura « Godverdomme! »1 et à ce moment précis quelque chose de
bizarre s’opéra dans son âme, qui le persuada que Dieu l’avait condamné
pour de bon. Dans son esprit troublé la petite tête aveugle et morte du
chevreau se transforma en une petite tête blanche bien vivante avec des
poils frisés et une petite bouche bêlant « mèh ! mèh ! » qui sortait de la
poubelle. Il en devint de glace, resta figé devant la poubelle comme un lapin
hypnotisé par un serpent jusqu’à ce que la voix étonnée de Jan le tira de sa
léthargie : « Piet, qu’est-ce que tu fous !? ». L’horrible vision se dissipa
alors, il put ramasser les morceaux de l’assiette cassée, les jeter et
retourner à la salle à manger. Jan s’effraya à la vue de son visage : « t’as
rencontré le Diable ? » « Je crois que tu peux le dire oui ! J’ai dû boire un
peu trop de wodka, passons plutôt au hasch ».
1
Juron qui veut dire à peu près « Dieu me damne »
64
Aussitôt dit aussitôt fait. Pour accompagner la glace au dessert ils
mettaient tous les deux le feu à leur pipe à eau, qui faisait de si douces
bulles et de si soyeux nuages gris que Piet s’en rétablissait et que la couleur
revenait sur son visage. Ils tiraient sur leurs pipes à eau que c’était une fête
de les voir ainsi tirer. Quand ils furent bien pêtés tous les deux ils dirent de
concert mais sans se concerter « et si on allait faire un tour au café ? », ce
qui les fit rire bien fort, donc tout était bien à nouveau comme avant.
Au café ils furent accueillis en triomphe et avec les applaudissements par
les voisins et les habitués, qui leur avaient acheté un grand bouquet de
roses. La fête continuait ainsi avec des bulles, des étincelles et de la
mousse, beaucoup de bruit et d’hilarité. Une voisine demanda « et qu’avezvous donc fait à dîner pour ce soir ? », et Piet de répondre : « eh bien, on a
évidemment commencé par le champagne… », ce que Jan commenta d’un
« champagne, champagne… ». « Ta gueule oui ! Sinon je raconte ce que t’as
vraiment fait griller dans le four ! ». « Ah oui, dites, qu’est-ce que c’était,
racontez-moi, ça semble excitant ! » dit la voisine. « Un chevreau entier,
avec sa tête et ses sabots ! », « Un chevreau ?! Un chevreau, une si
mignonne petite bête, un petit chevreau tout blanc ? Jan, c’est vrai ce qu’il
dit Piet ? Mais comment tu peux faire ça ? Et comment tu peux avaler ça ?
Moi je n’aurai jamais pu manger un truc pareil ! Un chevreau, qui fait « mèh,
mèh ! », mais c’est horrible ! » et ainsi babillait-t-elle en caquettant sans
s’arrêter jusqu’à ce que Jan, qui répondit par des remarques du genre « il
était déjà mort de toutes façons » ou « c’est si bon que je ne peux pas y
résister », en eut assez, se retourna et glissa à Piet « si ça t’amuses restes
avec cette vieille truie, moi je vais voir ailleurs ! ». Ils continuèrent ainsi la
65
fête chacun de leur côté, jusqu'à trois ou quatre heures du matin, car le
patron avait mis une pancarte « soirée privée » sur la porte du café après
avoir expulsé les derniers clients ne faisant pas partie des intimes.
Totalement ivres nos deux amis rentrèrent chez eux, crapahutant en se
tenant aux balustrades et aux portes pour ne pas tomber, avec force jurons
et beaucoup de bruit. Une fois la porte d’entrée ouverte, non sans mal, ils
grimpèrent à quatre pattes le premier escalier jusqu’au palier, dans un état
tel que Piet ne proposa même pas à Jan d’entrer boire un dernier verre, ce
qui est tout dire. Jan lui fit donc « bonne nuit » et sur ce, il monta en se
tenant à la rampe de l’escalier qui menait à son étage à lui. Piet s’endormit
comme une masse, en ayant l’impression de faire une chute vertigineuse
dans un puits sans fond, tout en s’écrasant à un moment donné sur un sol
dur comme la pierre. Il resta ainsi sonné un instant, puis ça démarra. Une
grande oie portant des binocles le prit sur ses genoux, et commenca à lui
raconter une histoire : « il était une fois une vieille chèvre qui avait sept
petits chevreaux.. ». Elle conta l’histoire du début à la fin, et termina sur un
concert de bêlements qui fit surgir un immense loup avalant tout cru l’un
des chevreaux, précisément celui qui croyait échapper à ce destin en se
cachant dans la pendule. A la fin, on ne voyait plus que deux petites pattes
blanches avec leurs petits sabots roses dépasser de la gueule du loup, et on
n’entendait plus rien. Silence de mort précoce. Piet se réveilla alors en
sursaut et en nage : « la patte blanche ! la patte blanche ! ». Il se tenait
droit dans son lit, mais la chambre tournait autour de lui comme un manège.
Il sauta de son lit, courut vers les toilettes, et vomit tout ce qu’il avait
mangé et tout ce qu’il avait bu. Quand il tira la chasse il eut à nouveau la
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sensation d’entendre des bêlements. Ensuite, il sombra dans un sommeil
profond.
Le lendemain matin il se réveillait avec une gueule en bois de chêne. Quand
il fermait les yeux il voyait devant lui le Chat botté 2, qui le regardait avec un
œil goguenard. Arrivé tant bien que mal à la table de petit déjeuner
commune, où Jan était déjà en train de lire le journal apporté tout frais le
matin dans la boîte aux lettres, et de fumer de bonne heure ce qu’il
appellait sa « cigarette à caguer », il lui dit avant même de dire
« bonjour ! » : « plus jamais je ne mangerai de viande ! ». Et il s’y tenait une
fois pour toutes.
Au début cela ne faisait pas une grande différence avec la manière dont ils
cuisinaient auparavant. Quand c’était le tour de Piet il faisait de très bons
plats de légumes, accompagnés d’omelettes ou d’œufs sous une autre
forme, et une fois sur deux il était même prêt à faire revenir ou griller un
morceau de viande pour Jan, tant qu’il ne s’agissait pas d’une bête entière.
Mais une nuit où il avait préparé une cuisse de poulet au four, il eut un
terrible cauchemar dans lequel une mère poule l’attaquait en le piquant de
partout avec son bec pointu, commençant même à lui « faire des choses »
en essayant de retirer son pantalon pour lui mordiller les fesses, et peut
être même pire, jusqu’à ce qu’il se réveille en sueur criant « j’en ai ma
dose ! ». Ainsi prit-il le lendemain matin la ferme résolution de ne plus jamais
faire cuire de viande ou même d’en toucher.
2
En hollandais, « gueule de bois » se dit « avoir un matou ».
67
Dès lors les temps devinrent durs pour nos deux amis. Si Jan voulait avoir
son petit morceau de viande quotidien, il fallait qu’il l’achète et cuise luimême. Fini donc l’époque où il pouvait, une fois sur deux, se délecter d’un
verre de genièvre ou de whisky, paresseusement installé devant la télévision
pendant que son ami faisait la cuisine. Afin de retrouver ce confort-là, Jan
décida de ne pas manger de viande les jours où Piet préparait le dîner. Mais
petit à petit il en éprouvait de l’inconfort, qui se mua en énervement puis
en irritation, même les jours où il préparait le dîner et mangeait de la viande.
Il se rendait alors compte à quel point il désirait en manger, à quel point cela
lui manquait quand il n'y en avait pas.
Durant cette période il attrapa la grippe et restait cloué au lit durant une
semaine entière. Il était si mal en point qu’il ne pouvait même pas se lever
pour faire à manger. Cela ne dérangea pas du tout Piet, qui se comporta
comme une vraie infirmière, préparant le dîner tous les soirs sans rouspéter
« c’est normal, entre amis pour la vie ! », sauf qu’évidemment il n’y avait
pas un seul minuscule petit morceau de viande ou même de poisson dans
les plats cuisinés. Tout était très bon, mais purement végétarien. Ce qui
faisait qu’une fois Jan rétabli, il était sur le bord de l’explosion et n’avait
plus qu’une seule idée en tête : manger de la viande ! On le voyait donc
descendre les escaliers quatre à quatre et courir chez le boucher, où il
tomba sur une file de pas moins de cinq clientes, décidées à prendre leur
temps, à acheter pour la semaine, à hésiter sur leurs choix, et à bavarder
avec le boucher qui était plutôt bel homme. Jan se trouvait juste derrière
une amsterdamoise bien en chair, hanchée comme une autruche, qui devait
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frôler la quarantaine mais qui s’habillait comme si elle avait vingt ans de
moins, avec un teeshirt qui laissait son ventre et son nombril à découvert et
une épaule nue. Jan placé juste derrière elle sentait l’odeur d’un envoûtant
parfum, un peu lourd, un peu vulgaire, et sous cette odeur déjà excitante il
humectait un léger début de transpiration matinale, ce qui lui mettait l’eau à
la bouche. Pour des raisons d’âge il ne se passa rien dans son jeans, tout
était concentré dans sa bouche et dans son estomac. Pris d’une furie
soudaine, il avança, sans s’en rendre vraiment compte, sa bouche ouverte
et ses dents sorties vers l’épaule nue de la voluptueuse dame, qui se
retourna vivement juste avant que ses dents ne mordent sa chair, et, prise
d’effroi, lui administra une vigoureuse torgnole en criant haut et fort « mais
vous êtes complètement fou ! ». Il eut tout de même le toupet de lui
répondre « oui, de vous, joli morceau ! » avant de s’enfuir vers un autre
boucher, abandonnant la dame bien en chair seule sur le trottoir où elle
agitait la main comme pour le retenir.
Après quelques tranches de saucisson et un bon steack dans la poire tout
était enfin à nouveau comme avant, et nos deux amis étaient assis
ensemble bien contents devant la télévision, qui proposait ce soir là un
excellent western. Les choses continuaient ainsi pendant un certain temps,
mais Jan ne supportait plus vraiment le régime sans viande un jour sur
deux, au point où il lui arrivait de plus en plus souvent de préparer pour luimême son morceau. Cette entorse aux habitudes d’antan l’irritait de plus en
plus, il était régulièrement énervé dès le réveil, et des disputes pour des
broutilles éclataient maintenant sans arrêt entre les deux amis, querelles
qu’il devenait de plus en plus difficile de noyer dans l’ivresse partagée. Ils
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étaient ainsi plus voûtés que jamais, leurs yeux sans éclat regardaient
nerveusement à gauche puis à droite, ils épiaient les moindres gestes de
l’autre, surveillaient leurs propres mots et contrôlaient les phrases qu’ils
faisaient avec, essayant d’éviter les sujets sensibles, susceptibles d’attiser
les conflits latents. Mais ils n’y arrivaient pas tout le temps et des disputes
de plus en plus violentes et longues éclataient ainsi régulièrement entre
eux. Quand cela se produisait, ils s’enfermaient chacun à son étage,
bougonnant et rouspétant à qui mieux mieux, parlant aux murs en élevant la
voix pour que l’autre puisse l’entendre. Ce n’était plus du tout comme
avant. Toute joie de vivre avait disparue de leur maison, devenue râles et
plaintes. Ils essayaient d’y faire face en buvant encore plus et en fumant
encore plus de haschisch, mais n’en éprouvèrent que les mauvais effets
secondaires.
Piet par exemple avait l’impression de plus en plus nette que les murs de
son étage bougeaient, se rétrécissaient, se courbaient, que les portes
craquaient et que les fenêtres ne voulaient plus s’ouvrir, et que toute la
maison puait, puait d’une odeur nauséabonde de viande pourrie. Un jour où
la porte resta coincée il se mit en fureur, ayant l’impression qu’elle avait des
yeux et un nez et le regardait avec hostilité, ce qui évidemment n’était pas
vrai. Une autre fois il heurta un pan de mur et crut l’entendre dire « vieux
débris ! vieux débris ! ».
De son côté Jan était de plus en plus sujet à des hallucinations de viande
fraîche, surtout quand il voyait de jeunes filles ou de jeunes femmes dans la
rue qui, comme chacun sait, peuvent être en Hollande généreusement
70
dodues. Bien qu’il mangeait de la viande quasiment tous les jours, l’idée
d’en manger devenait une obsession qui le taraudait nuit et jour, jour et
nuit, ne lui laissant pas un moment de répit. Il était alors généralement
préférable qu’il ne sorte pas dans la rue, sauf s’il venait de manger un bon
morceau de viande bien saignant, sinon l’envie de se jeter toutes dents
dehors sur la première épaule ou même fesse bien potelée venue le
saisissait inexorablement.
Bref, les choses allaient de mal en pire et des deux côtés. Piet voyait des
visages humains partout, dans les objets, dans les animaux, dans les étals
de bouchers, pensait que tout ce qui l’entourait lui était hostile, et il y avait
des jours où il n’osa même pas sortir de la maison, de peur de se faire
attaquer. Dans une espèce de protestation déguisée il se laissa pousser une
barbiche, qui s’avéra toute blanche. De son côté, Jan voyait dans toutes les
filles et femmes jeunes ou moins jeunes, des animaux comestibles, des
morceaux de viande sur deux pattes, qu’il aurait bien aimé découper et
mettre à griller dans son four.
Ainsi arriva ce qui devait arriver. Un soir où Piet avait fait sa cuisine
végétarienne, et où Jan n’avait pas trouvé le courage pour se préparer un
petit bout de viande bien saignante, nos amis se trouvèrent à table comme
tous les soirs. Ils n’étaient plus tout jeunes. Cela commençait à se voir
sérieusement. Ils échangeaient des banalités, des paroles à propos de tout
ou plutôt de rien, le temps qu’il faisait, les voisins, le café du coin, chacun
essayant de maintenir un semblant de conversation, mais le feu était pour
ainsi dire éteint. Comme d’habitude ils avaient déjà avalé plusieurs apéritifs,
71
un bon malt qu’un ami leur avait apporté il y avait quelque temps, puis un
énorme cigare de haschisch. Ils en étaient à leur deuxième bouteille de vin.
L’atmosphère était donc quand même agréablement molle et pompette.
Piet dit alors à Jan : « tu ne trouves pas qu’il fait froid ? j’ai mis mes
chaussettes en poil de chèvre ». Jan, soudain effrayé pour une raison
mystérieuse, ne répondit rien. « Eeh ! Je te cause ! Tu ne deviendrais pas un
peu sourd par hasard ? » fit Piet sur un ton irrité. Jan sortit de son silence
et
dit :
« j’ai
entendu
très
exactement
ce
que
tu
as
dit,
très
exactement... ». Mais il le regardait d’une façon telle que Piet sentit ses
cheveux se dresser sur la tête et qu’il en avait la chair de poule. Piet était
devenu blanc comme un linge. Jan ouvrit la bouche pour parler et dit :
« Piet, on vieillit, toi et moi, tous les deux. Ce n’est pas drôle, pas drôle du
tout. Mais sais-tu à quoi tu ressembles de plus en plus ? ». Piet le regardait
angoissé, car il n’aimait pas la tension, et essaia : « Aucune idée, je dois
ressembler à moi-même je suppose, mais en plus vieux ? ». « Non, non et
non, tu ne ressembles plus du tout à toi-même justement ! Tu ressembles,
tu ressembles, tu ressembles...à une vieille chèvre ! ». Piet en pâlit encore
d’avantage, pierre tombale blanche sous le clair de lune.
Cette nuit-là il fit à nouveau un cauchemar, et cria si fort que Jan en fut
réveillé et descendit en courant pour voir ce qu’il y avait. Un mauvais rêve,
constata-t-il. Piet était assis dans son lit, tout droit, suant à grandes
gouttes, blanc comme une paire de fesses. Et Jan vit devant lui une vieille
chèvre, une vraie vieille chèvre. Il prononça quelques mots pour consoler
son vieil ami et lui souhaiter une bonne nuit « pour de bon ». Sur ce Piet se
rendormit, pendant que Jan remonta lentement les escaliers, pensif. Il alla
72
dans la cuisine, et y prit le plus grand des couteaux de boucher qu’il avait,
un dont il se servait rarement. Il l’affûta consciencieusement à l’aide de la
machine à aiguiser électrique, et repartit en bas sur la pointe des pieds. Il
ouvrit sans bruit la porte de la chambre à coucher de Piet, marcha en
chaussettes jusqu’au pied du lit où dormait son ami, et lui trancha la gorge
d’un coup de maître, sans qu’il se réveilla, car il ne voulait surtout pas le
faire souffrir.
Il y avait désormais de la viande à manger pour plusieurs semaines. Plus
besoin de sortir. Il la prépara et la cuisina de toutes sortes de manières, en
adaptant ses recettes à cette inhabituelle espèce de viande, inconnue de la
plupart des chefs cuisiniers. Il n’avait rien mangé de la sorte de toute sa vie.
Il la trouva si bonne, qu’il ne put manger autre chose. Il s’en léchait les
babines, s’en faisait des festins, qui le laissaient pantois et à bout de forces,
éructant allongé à même le sol. Maintenant tout était à nouveau comme
avant, il y avait une bonne ambiance, ils étaient à nouveau ensemble, tout
allait pour le mieux.
Cela continua ainsi pendant quelques semaines. Il ne sortait plus, ce qui
n’étonnait pas les voisins car cela arrivait assez souvent. Mais il y a une fin à
tout, et tout a une fin, et ce fut le cas de cette viande. Quand tout avait
été mangé et sucé jusqu’au moindre petit os, il demeura prostré dans son
fauteuil, regardant fixement devant lui dans un grand vide, des jours durant
et même des nuits. Il ne fit rien d’autre que de boire du genièvre et du vin,
ne trouvant même plus la force de se rouler un joint ou d’allumer la pipe à
eau. Il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent, car il ne pouvait plus
73
manger rien d’autre que cette viande là, la viande de son cher ami, dont le
goût et le fumet restaient collés à ses lèvres, à son nez et son palais.
Les voisins le trouvèrent finalement quand au bout d’un mois et demi ils
n’avaient vu sortir personne, que le courrier débordait de la boîte aux
lettres, et que les amis du café du coin commençaient à se poser des
questions. D’un des deux amis on ne retrouva rien, sauf quelques osselets
nettoyés à fond, grattés et sucés jusqu’à la moëlle, répandus dans tout
l’appartement, spécialement déposés sur les fauteuils et la banquette jadis
utilisés par Piet. L’autre était manifestement mort de faim.
74
L’âne
75
Un âne avait été battu méchamment. Pas de quoi faire une nouvelle même
dans un journal. Sauf que cet âne-là riposta en donnant un méchant coup
de sabot à son maître. Ce dernier rendit l’âme, après que son foie eut
éclaté. On le dit pourtant assez, surtout aux enfants : ne vous mettez
jamais derrière un cheval, car s’il ne vous voit pas, il prend peur et il tape.
Eh bien l’âne, c’est kif kif bourricot.
Cela c’était passé dans une arrière arrière cour. De la rue, qui était
poussiéreuse et très chaude, on ne pouvait rien voir ni entendre. Et si le
maître avait frappé son âne là, ce n’était pas pour rien : malgré les
coutumes ancestrales, il n’en était pas fier, que de frapper son âne.
Pourquoi
alors
le
frappait-t-il,
et
cela
très
souvent,
fréquemment,
régulièrement ? Pourquoi le frappait-il avec son bâton noueux fait d’une
branche de saule qui faisait pleurer l’âne ? Qu’y avait-il dans le fond de
l’âme de cet homme, marchand de son état, tenant une petite échoppe
dans une rue commerçante ? C’est qu’il voulait être le maître, et à défaut
d’être celui de sa femme et de ses commis, il voulait l’être au moins de son
âne. Et pour une raison encore obscure, quelque chose chez son âne lui
avait tant déplu qu’il l’avait battu plus durement encore que d’habitude,
après que l’âne l’eut transporté de la mosquée à sa boutique.
L’homme a ceci de commun avec l’eau que pour exorciser son malheur, il
suit généralement la pente descendante, et ne remonte que rarement à la
source. L’âne servait donc à cet homme de chien, de souffre-douleur, de
tapis à s’essuyer les bottes crottées, de femme peut-être même. Qui sait ?
76
L’âne ne servait pas qu’à cela, car il allait avec son maître visiter d’encore
plus misérables que lui (le maître bien sûr) qui travaillaient avec leurs mains
et avec leurs pieds pour fabriquer les babioles, babouches, ustensiles en
cuivre, objets en bois tourné, que le maître vendait dans son échoppe.
L’âne transportait ces marchandises sur son pauvre dos chargé à des
hauteurs si vertigineuses qu’elles le faisaient chanceler. Une fois il avait
même perdu l’équilibre et était tombé les quatre fers en l’air s’il n’y avait eu
ce lourd ballot qui l’empêchait de basculer totalement. Quatre étant ici une
métaphore, protégeant un maître radin au point de ne ferrer que les pieds
de devant de son âne.
Et voilà maintenant que le maître était mort, mort sous le coup de sabot de
son âne, qui avait disparu corps et biens. C’est du moins ce que disaient les
journaux. Dans Le Jour, sous le titre générique « nouvelles de nos
provinces », ce fait divers était ainsi résumé : « Accident tragique : vendredi
dernier, alors qu’il revenait de la prière, l’honorable et très pieux Mohamed
Bellaam a été tué accidentellement par son âne, qui a rué des quatre fers
probablement piqué à vif par un taon qui, comme le savent nos lecteurs,
pullulent à cette saison dans notre région. Monsieur Bellaam a été touché
de plein fouet et au ventre qui plus est, dans la région fatale du foie, lui qui
en était le gardien à quart de temps. Nous devons en effet à la mémoire du
défunt de rappeler aux lecteurs de notre journal que Mohamed Bellaam
exerçait de son vivant deux lourdes charges : il tenait un commerce
prospère d’articles d’artisanat traditionnel au numéro 46 de la rue Dappane
(dite « quartier des mouches »), et il officiait certains jours à la mosquée,
77
où il occupait les honorables fonctions de quatrième Imam. Monsieur
Bellaam était en outre l’un des conseillers municipaux de notre municipalité
communale, qu’il a servi corps et âme avec beaucoup d’humilité et de
dévouement. Il laisse des biens et une veuve éplorées, en l’occurrence
Madame K. Bellaam, qui semble avoir momentanément préféré quitter le
domicile conjugal, car on est sans nouvelles d’elle depuis le tragique
accident qui a causé la mort de son défunt mari. L’âne a disparu de façon
aussi mystérieuse, mais la police municipale de notre commune se fait forte
de retrouver les deux fugitifs».
« C’est quoi ce canard ? » demanda Bernard Béranger, appelé aussi « Bras
Ballants » tellement il avait les bras longs disait-on et pour les intimes,
« B.B. », dans son rade d’Aubervillier. Ancien flic à la retraite, s’ennuyant à
mourir sans pour autant y arriver, il s’était autoproclamé justicier privé, et
au lieu de jouir tranquillement d’une paisible retraite et de sa compagne, il
courrait le monde dès qu’il avait l’impression que quelque chose quelque
part ne tournait pas rond, alors que tout semblait en ordre. « C’est le
journal d’Ali, il a dû l’oublier, ou peut-être qu’il avait fini» lui répondit le
patron du fond du café où il était en train d’essuyer les verres. « Purée, quel
charabia, on dirait le Parisien pastiché ! » reprit Bernard Béranger, « disdonc, il a bien frappé l’âne, en plein foie de l’homme de foi ! pas
bête l’animal ! ». Et, en finissant son cognac, il termina : « Que des gens
battent leurs bêtes, ça, on le voit tous les jours. Mais que les bêtes battent
leurs maîtres, ça, on le voit moins. C’est curieux ce truc. Bon, allez, Gégé,
faut que j’y aille, combien je te dois ? » dit-il en sortant son porte-monnaie
de sa poche : « ah merde ! j’ai plus un rond ! pour le cognac j’ai pas assez !
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bon tu le marques sur l’ardoise ! les bons comptes font les bons amis ! J’ai
pris le journal j’en fais une photocop et je te rends tout demain ! OK Gégé ?
Au revoir Monsieur Marc Moissa ! » et il sortait.
Sur le chemin habituel qui le mène vers Viviane, la propriétaire de la
confiserie du coin, et accessoirement sa maîtresse, il réfléchissait et
ruminait. Quelque chose le turlupinait dans le récit de ce fait divers, mais il
ne savait pas quoi. Evidemment il y avait le nom du type, « belle âme »,
mais il y avait autre chose, une image vue quelque part. Ce qui le titillait
c’était le rapport avec le cognac, le cognac bû, le cognac payé, « le cognac
j’ai pas payé ? » dit-il tout haut, sans savoir pourquoi. Avec ça on n’allait
pas loin. C’était mal connaître BB, qui contredirait même la météo.
Justement quel jour on était ? Lundi. Quel mois on était ? Mars. Mars au
Maroc, c’est pas mal, se dit Bernard Béranger. Même pas mal du tout : le
printemps, mais plus que le printemps, des débuts de chaleur, les hibiscus
et les bougainvilliers déjà en fleurs, pas encore trop de touristes,
températures supportables...Quand il passa devant « Maghreb Voyages »
qui proposait Casablanca à 200 Euros aller-retour, il n’hésita plus, entra, se
renseigna sur les conditions de ce tarif « Open » (« vous courez le risque
d’attendre le vol suivant, mais à cette saison... »), et ni une ni deux, décida
de partir. En entrant dans la boutique de Viviane il lanca à la cantonnade :
« Viviane, fais ma valise, je pars en mission ! ». Sur quoi, comme les temps
changent, il reçut une tarte à la crème à la figure, s’exclama « je te ferai
condamner pour entartrage ! », se réconcilia avec la confiturière sur l’oreiller
(« la prochaine fois, je t’emmènes ! »), prit quelques affaires et son
passeport, et un taxi pour Roissy.
79
Il n’était pas à jour des nouvelles mesures de sécurité. Comme il n’avait que
de maigres bagages il les prit avec lui dans la cabine, et se fit ainsi à la
fouille de départ délester d’un ciseau à barbe et à celle de l’arrivée d’une
lime à ongles totalement usée. Les voyages forment la jeunesse et rendent
les moins jeunes philosophes. Il supporta donc finalement ces deux outrages
avec la pensée qu’il aurait été autrement embêté s’il avait essayé
d’embarquer son Parrabellum P38, son Smith et Wesson ou pire son Mauser
datant de la dernière guerre mondiale, qu’il avait cachés chez son pépé. Son
vieux complice Nader l’attendait à l’aéroport de Casablanca, puis l’amèna
avec sa vieille 405 break bleue au centre ville, longeant des champs criant
déjà de soif d’où s’envolait la poussière, des maisons qui autrefois furent
blanches, et croisant sur la route des dizaines d’ânes qui ne semblaient pas
tellement en fuite même s’ils souhaiteraient l’être.
Nader lui avait réservé une chambre au Hayat Rijensi, « pour la nostalgie »,
mais du vieil hôtel du film ne restaient que des cartes postales se vendant 5
Dirham pièce. Bernard en achèta une où une bulle faisait dire à Humphrey
Bogart « play it again, Sam », pour l’envoyer à sa confiturière. Nader insista
pour qu’ils passent la soirée ensemble dans le Café Berbère de l’hôtel, « tu
verras, ça t’intéressera ». Rasé de près, chemise blanche, qui dans les
lumières du Café devenait violette, Bernard prit d’assaut une petite table
avec tabourets après avoir bousculé le serveur qui affirmait « c’est complet
Monsieur ! ». Il commanda une bouteille de champagne, en attendant Nader.
Autour de lui semblaient de rigueur plutôt les bouteilles de whisky, avec les
80
paquets de billets de banque qui ressortaient des poches de ceux qui
venaient-là pour se faire voir.
Nader avait eu raison de l’amener-là. Non seulement les chanteuses et
quelques chanteurs se déchaînaient sur des musiques irrésistibles, donnant
même à Bernard Bras Ballants l’envie d’aller danser et de se frotter au
ventre des danseuses du même nom, mais il y trouva un début de piste
pour son enquête. Pas tout à fait manchot quand même surtout des
jambes, il s’aventura sur la piste de danse à un moment de liesse générale,
quand un marchand de moutons venait de jeter une liasse de billets de
banque sur l’une des danseuses. Bien lui en prit car la danseuse devant
laquelle il se sentit comme un poisson sans eau lui glissa à l’oreille « viens
demain matin à la boutique de Kader, à l’entrée de la vieille Médina, je te
donnerai des nouvelles de l’ânesse ». Bernard en resta les bras ballants : une
ânesse ? Puis il se ravisa car après-tout, ça ne changeait pas grand chose,
non ? Quand il revint de cette méditation, la chanteuse avait été remplacée
par une autre. Bizarrement, alors qu’il avait bu du champagne, c’est le goût
de cognac qui lui revenait à la bouche.
Les marchands d’eau étaient déjà sur pied coiffés de leur chapeau rouge
quand il se rendit à la vieille Médina, au cœur de laquelle s’était déroulé le
drame et produit l’énigme qu’il tentait d’élucider. La boutique de Kader
était une échoppe où on vendait des livres. L’époque voulait qu’on y mette
en avant toutes sortes de versions du Coran et d’autres Saintes Ecritures,
dont une Bible, mais l’œil perspicace de BB dénicha sous cet amoncellement
de livres pieux le Capital de Marx et une Anthologie de la littérature érotique
81
arabe, qu’il se promit d’acheter un peu plus tard pourvu qu’on le laisse
ressortir avec. Le boutiquier, Kader, voulait l’aider dans son enquête : « moi
aussi j’ai trouvé ça louche ». Il l’amèna à la boutique de Bellaam, le lieu du
crime. La boutique était fermée, mais il disait à BB de la contourner, « ça
c’est passé derrière ». Derrière se trouvait une petite cour, avec des
entrepôts de part et d’autre. Sur l’une des portes était marqué « MB », en
lettres arabes. Ni une ni deux, BB fit sauter sans peine le cadenas avec une
lime à ongles que l’hôtel lui avait gracieusement donnée, et devant les deux
complices s’ouvrit un vaste espace plein de cartons, estampillés des
emblèmes du royaume chérifien, avec une date.
« Viens » lui dit Kader, « regardes ! ». Et il montra l’un des cartons. Dedans,
ce qui ressemblait à des drapeaux. « Mais oui, le 29 mars, c’est le jour où
avait été programmée la visite du Roi ! Sauf qu’elle a été annulée, quand il y
a eu les attentats ! ». Il sortit le drapeau, le déplie, et stupeur et
damnation : le drapeau avait été transformé en couverture ! Il ouvrit un
autre carton, avec une étiquette légèrement différente, et découvrit que les
drapeaux avaient été transformés en robes ! « C’est quoi ce binz ? » lui
demanda BB, qui pendant ce temps fouillait dans les tiroirs d’un petit
bureau gris, d’où il sortait des papiers qui ressemblaient à des factures. En
les déchiffrant et en les comparant aux étiquettes des cartons, ils en
arrivaient à la conclusion que Mohamed Bellaam avait touché près d’un
million de Dirhams de la municipalité de Casablanca pour l’achat de drapeaux
qui n’avaient ensuite jamais servi, qu’il les avait transformés en couvertures
et en vêtements pour femmes, et comptait les réexpédier sous leur
nouvelle forme vers des pays Européens où les acheteurs ne seraient pas
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choqués de se couvrir ou de se draper avec un drapeau qu’ils ne
reconnaîtraient probablement pas ou jugeraient ethnique. Le maître que
l’âne avait tué était engagé dans un drôle de trafic.
En sortant de l’entrepôt qu’ils refermaient soigneusement, nos deux
compères remarquaient un bâton noueux, sur lequel ils découvrirent des
traces de sang : probablement le bâton avec lequel le maître frappait son
âne, on le savait maintenant, son ânesse. L’ânesse fut frappée pour la
dernière fois juste devant l’entrée de cet entrepôt, et c’est là qu’elle donna
son coup de sabot fatal. BB et Kader décidèrent de suivre la direction
indiquée par la pointe du bâton, ce pourrait être un signe. En allant toujours
tout droit à travers les ruelles étroites de la Médina, ils arrivaient à la
mosquée, devant laquelle un aveugle demanda l’aumône : « Salem alaykoum
mon fils, la paix soit avec toi ». « La paix soit avec toi », lui répondit Kader
en retour, « dis-nous, Sidi, as-tu entendu passer le quatrième Imam l’autre
jour, Mohamed Bellaam, celui qui a été tué par son âne ? ». Le vieil homme
réfléchissait, puis souria, tournant ses yeux blancs sans vie vers le ciel,
« Dieu ait son âme, mais je n’aimais pas cet homme. Que je l’ai entendu oui !
Tellement que je pouvais le voir quand il est passé devant moi, sur sa
pauvre ânesse, Dieu qu’elle a souffert cette bête ! Il était furieux contre
elle, il lançait des jurons terribles, et des menaces, « tu me paieras ça, sale
bête, à fouiller dans mes affaires ! » ». BB et Kader se regardèrent, « vous
avez une idée quelles affaires ? », « Oh non, il n’en a rien dit, il répétait
toujours la même phrase. D’ailleurs il n’a fait que passer en coup de vent,
comme c’est un endroit où il y a toujours du monde qui passe et qu’il a son
rôle d’Imam à jouer, il ne s’est pas attardé après la prière. Mais si j’étais
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vous, je continuerai mon chemin, vous rencontrerez deux maisons, et une
femme, peut-être plus ». Après ces paroles le sage se tut.
Dans une petite ruelle sinueuse, la fenêtre d’une maison était ouverte, et
une femme se tenait sur le bord : mais c’était la chanteuse d’hier soir ! « Je
vous attendais messieurs, entrez donc, rendez visite à ma modeste
demeure, vous ne serez pas déçus ! ». La maison n’était pas grande, mais
très coquettement décorée, le sol entièrement couvert de tapis de toutes
les couleurs, et des coussins partout, entourant de petites tables et des
guéridons sur lesquels plusieurs narguilés attendaient le client. Sur les murs,
des tableaux de femmes légèrement vêtues ou dévêtues, et des photos de
la maîtresse de maison entourée d’amies, dont certaines étaient présentes
au Café Berbère, et de célébrités. Ainsi la voyait-on avec un Prince
Saoudien, l’un des frères du Roi du Maroc, mais aussi Yves Saint-Laurent et
Cathérine Deneuve dans une soirée berbère, et autres personnages moins
connus. La maîtresse de maison s’arrêta devant l’une de ces photos et dit
en pointant du doigt un monsieur d’un certain âge en djellaba : « C’est lui la
victime, enfin, on peut tout aussi bien dire le bourreau, Mohamed Bellaam,
Dieu ait son âme, mais je peux vous dire qu’elle était bien noire ! Et qu’estce qu’il était radin ! Jamais un Dirham de plus, jamais un cadeau, alors qu’il
en avait de l’argent, mais il fallait que personne ne le sache ! Quand je l’ai vu
pour la dernière fois ? Il y a trois jours, une heure à peu près avant le
drame, il a fait comme s’il ne me voyait pas, mais son ânesse s’est arrêtée
net devant ma fenêtre, plus moyen de la faire bouger, il la frappait, oh qu’il
la frappait, la pauvre bête ! Et il criait « je vais t’apprendre à mettre le nez
dans mes affaires, sale bête ! ». Il ne s’est arrêté que quand j’ai ouvert la
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fenêtre et que je me suis mise à crier très fort pour que les voisins
l’entendent « c’est une honte, une honte, et ça se prétend Imam ! c’est une
honte pour la mosquée, une honte pour la ville, une honte pour l’Islam ! ».
Alors seulement il est descendu de son ânesse et l’a tirée par la bride, sous
les huées et les rires des gens dans la rue ». Ainsi donc ce saint homme
avait été un client de la chanteuse, qui avait même de lui une photo
compromettante. Et l’ânesse s’était arrêtée sous sa fenêtre, refusant
d’avancer. « Si j’étais vous, j’irai voir chez lui, sa femme n’est certainement
pas revenue, je me demande même si elle n’est pas partie chez ses filles en
Italie, elle en avait marre d’être battue, elle aussi ! Mais vous y trouverez
peut-être des choses intéressantes ! ».
En allant tout droit ils arrivèrent là où Mohamed Bellaam avait habité. Après
avoir longtemps frappé à la porte ils concluaient qu’il n’y avait personne à
l’intérieur, et décidèrent d’entrer, toujours à l’aide de la lime à ongles. Ils
tombaient sur le plus grand désordre : les tiroirs des meubles étaient sur le
sol et leur contenu en avait été répandu par terre, dans la courette de
grosses jarres avaient été cassées et le sol était jonché de fèves, d’olives et
de dattes, les matelas des lits avaient été eventrés, et ici et là gisait un
billet de monnaie. Des voleurs ? Madame Bellaam ?
Soudain ils firent une étrange découverte. Dans la cuisine, une pile de
serpillières toutes neuves avait été renversée, une se trouvait encore sur la
table, les autres par terre ou dans l’évier, comme si quelqu’un les avait
rageusement balayées. Ces serpillières étaient aux couleurs du drapeau
marocain !
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Dans la tête de nos deux compères le drame commençait à se reconstituer.
Pour en avoir le cœur net, ils se renseignèrent auprès des voisins les plus
proches. Oui, ceux-ci avaient entendu éclater une violente dispute, et
Mohamed Bellaam crier à sa femme « Imbécile d’ânesse ! Je t’apprendrai à
fouiller dans mes affaires ! » suivi de coups et des hurlements de sa femme.
Une chose étrange s’était alors produite, l’ânesse s’était mise à braire très
fort et était sortie de la maison, ruant de ses pieds arrière contre la porte,
brairant à qui mieux mieux, alertant ainsi le voisinage. Monsieur Bellaam
s’était précipité dehors, toujours son bâton à la main, martelant le dos de
son ânesse de rudes coups avant de sauter dessus en criant « je
t’apprendrai à fouiller dans mes affaires ! », et était parti au trot en
direction
de
la
mosquée. Personne
n’avait revue
Madame
Bellaam,
prénommée Kadidja. Elle s’était comme volatilisée.
BB et Kader décidèrent de retourner à l’entrepôt, car c’est là que devait se
trouver le pot aux roses. Sur le pas de la porte de la chanteuse de charme,
ils rencontrèrent Nader, qui les accueillit avec un large sourire, leur riant
« vous ne savez pas fouiller ! ». Il s’effaca contre le mur, et derrière lui se
trouva une grande ânesse grise, qui s’était naturellement réfugiée chez la
personne qui lui avait publiquement porté secours. « Tiens, j’ai trouvé ça
pour toi dans la boutique de Kader », et il lui tendit une Bible, ouverte à la
page 211 : l’ânesse de Balaam. « Et l’ânesse vit l’ange de Jéhova posté sur
la route, son épée à la main, et l’ânesse voulut s’écarter de la route pour
aller dans les champs, mais Balaam se mit à frapper l’ânesse pour la ramener
sur la route » (...). « Et l’ânesse voyait l’ange de Jéhovah et elle commença
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à se presser contre le mur, pressant ainsi le pied de Balaam contre le mur,
et celui-ci recommença à la battre » (..). « Lorsque l’ânesse vit l’ange de
Jéhovah, alors elle se coucha sous Balaam, de sorte que la colère de Balaam
flamba et il battait l’ânesse avec son bâton. Finalement Jehovah ouvrit la
bouche de l’ânesse et elle dit à Balaam : « Que t’ais-je fait, que tu m’aies
battue ces trois fois ? ».
Bernard Béranger en resta les bras ballants. C’était donc ça ? Oui et non, il
y avait encore autre chose. Et le goût du cognac pas payé lui revint dans la
bouche. Il chercha.
Trois fois l’ânesse avait été battue. Une fois au moment de la découverte
des serpillières de contrebande, une fois au moment de la découverte de la
maîtresse, et une dernière au moment de la découverte des stocks de
l’entrepôt. Mais cette ânesse n’avait pas eu besoin de Jehovah pour régler
toute seule ses affaires.
BB pour se dédommager de ses frais se servit en babioles dans la boutique
du commerçant véreux, et prit pour sa compagne une robe en drapeau
marocain comme souvenir de cette aventure. Kader lui fit cadeau de
l’Encyclopédie de la littérature érotique arabe, en lui souhaitant « bonne
chance ! ». Et il en eut beaucoup de ne pas être arrêté au moment du
passage à la douane.
Après avoir fait quelques câlins bien sentis à sa compagne il se rendit au bar
du coin pour aller régler sa dette, le journal d’Ali sous le bras. Au moment
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de payer, il s’exclama : « Mais bien sûr de bon sang ! Cognac J’ai, CognacJay ! Le musée ! Le tableau de Rembrandt ! ». Gégé en resta bouche-bée,
pensant que le soleil du Maroc lui avait un peu porté sur le système. Il lui
expliqua alors que Viviane, sa confiturière, qui voulait qu’il soit un peu plus
soigné, classe, cultivé même, l’avait amené un dimanche dans le quartier du
Marais à Paris dans un musée (gratuit !) où il fut frappé par un tableau
intitulé « Balaam battant son ânesse », histoire dont il n’avait encore jamais
entendu parler, même si le nom du peintre ne lui était pas inconnu.
88
La boîte à chaussures
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Benjamin Petitbois avait dix ans quand il réalisa qu’il n’aurait jamais dû
naître dans la famille où il était né, mais le mal était fait. Autant il était
intelligent, espiègle, rusé, autant ses géniteurs étaient obtus, bêtes, ras de
terre et premier degré. Autant il était beau, autant eux étaient laids, et
personne d’ailleurs ne pouvait comprendre comment un bébé si beau avait
pu naître de parents si moches. Etait-il bien de lui ? Etait-il bien sorti d’elle ?
Si
ses
parents
ne
tenaient
pas
à
ce
qu’il
soit
« propre »
et
« impeccablement coiffé », ce qui revenait à une coupe à l’américaine, il
porterait de belles boucles et aurait pu poser pour les angelots de Boticelli,
dont ni lui ni ses parents n’avaient jamais entendu parler. Ses géniteurs en
titre, originaires du Canada, étaient taillés « brut de fonderie ». Son père
avait d’énormes oreilles décollées, et un groin violet à la place du nez, à
force de le mettre dans le vin blanc dès le petit déjeuner. Pour les mêmes
raisons, sa mère avait des yeux globuleux sortant de leurs orbites, et un
regard dont la profondeur se limitait au fond de son verre. Ils tenaient un
café au doux nom de « Bien de chez nous ».
Les questions que leur fils Benjamin leur posait depuis qu’il avait commencé
à parler, ne leur parvenaient que très assourdies. La plupart du temps il ne
recevait en guise de réponses que des « hmmm ? quoi ? ça alors ? va voir là
bas si j’y suis ! ». Une rare exception devait néanmoins décider du reste de
sa vie : « tiens, celle-là alors, vas donc voir la voisine qu’on rigole un
coup ! ».
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Les questions, ça le turlipinait, Benjamin Petitbois. Dès ses premières
paroles, il en avait posé des questions, des questions, des questions :
« Benjamin
qui ? »
« papa
où ? »
« c’est
quoi
ça ? »,
« comment
s’appelle ? ». Le lot commun à tous les enfants était chez lui si lourd, si
insistant, si précoce et ensuite si tardif, que ses parents en avaient eu vite
assez. Au début ils faisaient leur SMIC de réponses : « Benjamin…Petitbois,
tu vois, comme du bois petit…ou du bois pour faire le feu..feu..feu », ou
« papa dort, papa dodo » ou encore « ça ? ça poule, poule poule poule, et
on va la manger ce soir, miam miam ! ». Mais il était si impatient de
connaître ces réponses, qu’on avait l’impression qu’il était comme un bébé
qui ne supporte pas de ne pas être nourri à la seconde même où il a faim, et
en trépigne, tape du pied, crie de colère. Et il avait tant de questions à la
fois, que sa bouche les crachait à la manière d’une mitrailleuse, n’attendant
souvent pas les réponses, surtout depuis que celles-ci se tarissaient. De
sorte que ses parents, de guerre lasse, avaient hissé le drapeau blanc (chez
eux le rouge, ça ne risquait pas d’arriver), se contentant depuis lors de
grognements divers mais à peine variés, et de temps en temps, du
désormais traditionnel « demande à la voisine ! ».
Parfois aussi les clients du bistrot participaient au jeu de questions et de
réponses que Benjamin, devenu légèrement tyrannique, avait instaurait dans
le café à force de ne pas recevoir de réponses satisfaisantes. Durant les
premières semaines où il rôdait son jeu, il posait n’importe quelle question,
comme au tiercé dans le désordre, mêlant interrogations et devinettes :
« pourquoi les grenouilles sont-elles vertes ? », « pourquoi le ballon de foot
est rond et celui du rugby ovale ? », « pourquoi les filles portent une culotte
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et les garçons un slip ? », « c’est quoi une jarretière ? », « qui a inventé le
veau marengo ? », « c’est quoi la différence entre un pastis et un ricard ? »,
« quel est le plus grand malheur d’une perceuse ? ». Mais au vu des
réponses, qu’il obtenait surtout s’il y avait un peu de monde et des
habitués, il remarquait qu’il y avait des questions plus difficiles, ou plus
embarrassantes, ou qui jetaient plus de zizanie, qui donnaient lieu à des
réponses contrastées et qui suscitaient des disputes. Certaines questions
laissaient tout simplement les gens sans voix, comme celle sur le veau
marengo. Quand il voyait que les habitués avaient déjà un bon petit coup
dans le nez, il lançait « Henry Quatre avait un cheval blanc. Quelle était sa
couleur ? », et la plupart du temps tout le monde donnait sa langue au
chat : « bèèeh…je sais pas, mon bonhomme…pouahrr ». La question sur le
ballon rond et le ballon ovale, qui la première fois, avait été une de celles
auxquelles il cherchait vraiment une réponse, était aussi devenue un jeu,
depuis qu’il avait remarqué que cela pouvait, les bons jours, quand il y avait
du monde et des partisans (via le petit écran) des deux sports, susciter des
querelles telles que ça finissait en pugilat : « le ballon de foot, c’est un
nichon, le ballon de rugby, c’est une bite ! ». « Le rugby, c’est un sport de
grosses brutes avec un petit pois dans la tête ! ». « Le foot, c’est un sport
de gonzesses ! ».
Mais parmi toutes les questions qu’il pouvait se poser, et qu’il posait, il y en
avait trois qui lui tenaient depuis toujours le plus à cœur, et dont la réponse
lui importait réellement. La première était : « comment la terre a-t-elle été
crée ? ». La seconde, « pourquoi les dinosaures ont-ils disparu ? », et la
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troisième, qui allait finalement sceller son destin, « d’où viennent les
enfants ? ».
A la première question, il reçut une avalanche de réponses de toutes sortes,
au point qu’il s’en contenta, pour pouvoir passer à autre chose. C’était
d’abord sa mère, qui lui dit la première fois qu’il posa cette question :
« mais c’est Dieu qui a crée la terre, mon garçon, tu le sais bien…c’est écrit
dans la Bible ». Il ne savait pas ce qu’était la Bible, mais ce jour-là il apprit
qu’il y avait des livres, et d’après ce que disait sa mère, un Grand Livre, qui
contenait pas mal de réponses à pas mal de questions. Sa mère ne put pas
lui en dire beaucoup plus, elle n’avait pas de Bible, et d’ailleurs aucun livre, il
n’en sut donc pas davantage. Quand il posa la question à son père, il tomba
au mauvais moment, juste quand celui-ci était en train de faire sa sieste, ou
plutôt, de cuver. A moitié endormi, n’ayant plus tout à fait ses esprits, il
tenta d’en faire quand même. Faisant face à Benjamin qui était au chevet de
son lit, il ouvrit un œil, bailla, et lui dit ceci : « ah fiston, paraît-il, on m’a dit
ça…aaahhhouiahh…c’est un canadien qui l’a dit… qu’au départ, au
commencement de l’univers…il n’y avait que des gaz, des gaz, beaucoup de
gaz….et que là-dedans, un jour, va savoir pourquoi, il y a eu une espèce
d’étincelle, et ça a fait « boum ! », comme ça tu vois « prrwwuuuuuttt ! ».
Et sur ce, il lâcha un énorme pet, en concluant : « voilà, ça s’appelle le Big
Bang ! ».
Pour une raison qui restera obscure, Benjamin se contenta de ces réponses,
les trouva aussi bêtes que dégoûtantes, mais finalement, peut-être pas plus
fausses que bien d’autres. Après avoir fait encore quelques sondages parmi
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les fidèles du bistrot, il décida de passer à autre chose. Les dinosaures !
Pourquoi de si grosses bêtes ! Comment se fait-il que de si grosses bêtes
puissent mourir ! Alors que partout ce qui est gros prospère ! Voilà quelque
chose qu’il n’arrivait pas à comprendre du tout. Les dinosaures ! Il
comprenait d’autant moins qu’il entendit parler de temps en temps dans le
bistrot d’un « Mammout » qu’il fallait « dégraisser », qu’en regardant le
journal télévisé des clients disaient parfois « il vit toujours, ce vieux
dinosaure ? », et que films, dessins animés, et même parcs d’attraction
mettaient ces animaux à l’affiche.
Il dut pourtant bien se rendre à l’évidence qu’ils avaient disparu. Mais il
comprit aussi qu’on ne savait pas exactement pourquoi. Cela l’intriguait :
un mystère, pas seulement pour lui petit garçon, mais pour des tas de
grandes personnes. Il avait alors sept ans. Un jour, une émission à la
télévision, dont il avait vu un bout en rentrant de l’école, lui indiqua une
partie de ce mystère : une énorme météorite serait tombée sur la terre, et
aurait provoqué une asphyxie générale sur presque la moitié du globe. Mais
il apprit aussi en fin d’émission que cette théorie était controversée, et n’en
sut pas plus. Les quelques questions qu’il posa aux habitués présents ce
jour là lui valèrent « mais oui, ils ont été écrabouillés par une météorité,
c’est comme dans la Guerre des Etoiles ! », ou « Ils ont été noyés, t’as vu, la
météorite elle a fait un gros « plouf ! » dans l’océan puis ça a fait déborder
la baignoire, en somme.. ». Comme il n’avait vu que la fin de l’émission, il
resta avec l’idée que quelque chose n’était pas clair, pas expliqué, qu’il y
avait un mystère à découvrir quelque part. Mais où ?
94
Il tanna son père avec ses questions : « où on peut savoir la fin ? » « La fin
de quoi ? » « mais du film ? » « mais il était fini le film ! » « oui, mais non, il
doit y avoir une suite ? » « j’en sais rien moi, vas voir ta mère, tu lui
demandes ». Il savait que ça ne servait à rien mais il le faisait quand même,
histoire de voir ce qu’elle allait dire : « les dinozowres, mais ça n’existe plus
mon chéri, les dinozowres…mais pourquoi tu veux savoir ça ? ça n’existe
plus je te dis, alors pourquoi tu veux savoir pourquoi ça a disparu, puisque
ça n’existe plus ? c’est pas la peine ! oh là là, qu’est-ce qu’il peut avoir dans
la tête ce gosse, où c’est qu’il va chercher ça ! mais m’embêtes pas avec
tes questions ! mon petit trouduc, tu fais chier maman avec tes questions
mon chéri, mais non, mais ça va, à la fin, m’embêtes pas avec ça à la
fin…mais j’en sais rien moi ! comment tu veux que je sache ? mais va voir la
voisine pendant que t’y es ! ».
Ce mot de sa maman changea sa vie. Il avait souvent entendu parler de la
voisine, en mal la plupart du temps. Elle habitait la maison d’à côté, sur
deux étages, ne venait jamais dans le café, disait à peine bonjour à ses
voisins, sauf au petit Benjamin à qui elle faisait toujours de grands sourires.
Elle n’était ni jeune ni vieille. Elle était avenante. Elle était seule, à part une
vague nièce qui venait la voir de temps en temps, seuls moments où les
volets de la chambre de droite du premier étage étaient ouverts. Les
mauvaises langues la traitaient de « vieille fille », expression dont Benjamin
ne savait pas quoi faire. Mais ce qu’il avait surtout retenu à propos d’elle
était « elle lit », condensé de toute une série de jeux de mots douteux où
les clients du café mixaient lecture, sommeil et galipettes. La voisine donc
lisait, et avait des livres. Quelqu’un, livreur, commerçant, artisan, avait vu,
95
de ses yeux vu : la voisine avait des livres, des tonnes de livres d’après la
légende locale. Des tonnes de livres : et des gros !
Ainsi, poussé par la curiosité inassouvie de ses questions à propos des
dinosaures, il osa un jour sonner chez la voisine, qui lui ouvrit : « tiens,
Benjamin, quelle surprise ? qu’est-ce qui me vaut cet honneur ? ». Benjamin
rougit légèrement, la voisine était en robe de chambre, avec des bigoudis
sur la tête. « Excusez-moi madame, excusez-moi, je…je..je repasserai un
autre jour…je.. ». « mais non, mais non, tu ne me déranges absolument pas,
qu’est-ce que tu veux, mais entre donc ! ». Et il entra, et lui expliqua son
histoire. Et elle lui ouvrit les pièces de sa maison, et son immense
bibliothèque,
avec
ses
centaines
de
livres,
ses
dictionnaires,
ses
encyclopédies. Elle lui donna la permission de venir quand il le voulait, de
fouiller où il le voulait, à une seule condition, de ne jamais sortir les livres de
la maison, de les lire sur place. Pas d’emprunt. Et sans arrêt elle fit ce
commentaire : « il faut que tu découvres par toi-même, il faut que tu
découvres par toi-même ».
Il passa ainsi de longues heures dans la bibliothèque de la voisine, au début
presque tous les jours, provoquant vite la colère de ses parents. Mais en
usant habilement de la pression des devoirs à faire et de menus mensonges
pour tromper leur vigilance, il réussit à venir chez la voisine au moins quatre
jours par semaine, pour dévorer littéralement sa bibliothèque. Dans celle-ci
il y avait de tout : des romans, des romans policiers, de la poésie, des livres
sur l’art, des livres de cuisine, des livres sur les plantes, d’autres sur
l’astrologie, des dictionnaires savants, deux encyclopédies, et quelques
96
bandes dessinées, mais si disparates, que Benjamin, qui n’était pas né de la
dernière pluie, soupçonnait la voisine d’avoir acheté au petit bonheur la
chance, juste « au cas où », un enfant de son âge entrerait.
Dans un numéro récent de Sciences et Vie, il lut un article résumant toutes
les dernières théories à propos de la disparition des dinosaures. Bien qu’à
son âge, il ne comprit pas la moitié des hypothèses, où il était question du
réchauffement de la planète longtemps avant notre ère et des effets
chimiques que cela avait produit sur des couches de lave de volcan enfouies
dans le fond de l’océan, il sut en lisant qu’il tenait le mot de la fin, et cela lui
suffisait.
Quant à la dernière question, il se dit qu’il devait être facile d’y répondre,
car tous les grands devaient savoir ça : « d’où viennent les enfants ? ». Il se
demandait d’ailleurs à propos de lui-même pourquoi il ne le savait pas, ou ne
le savait plus, puisqu’il était bien lui aussi venu de quelque part ?
Or, à son grand étonnement, il reçut les réponses les plus évasives et les
plus surprenantes : « mais ils naissent dans les choux, mon petit ! », « c’est
la cigogne qui les amène, mon grand ! », « ah ça, vaut mieux que ce soient
tes parents qui te le disent ! », « ils viennent des cliniques, des hôpitaux,
que sais-je… », « d’où ils viennent ? d’où ? je crois que la question est mal
posée… ». Comme « les choux » et « la cigogne » étaient les seules
réponses reprises par plusieurs personnes, il décida d’en avoir le cœur net,
et de voir par lui-même ce qu’il en était. Aussi se rendit-il un jour chez le
marchand de légumes, qui exposait dans son étal des tas de variétés de
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choux : du chou blanc, du chou vert, du chou frisé, du chou paysan, et plus
au frais, même de la choucroute. Il décida de lui poser la question un peu
indirectement : « ils viennent d’où, ces choux, monsieur s’il vous plaît ? ».
« Ah, tu veux savoir ça toi ? On t’a donné des devoirs à faire pour l’école ?
Eh ben, ça dépend : moi je les prends à Rungis, avant, il y a bien longtemps,
on les vendait aux Halles, qu’on appelait alors le « ventre de Paris ». Mais
maintenant le ventre de Paris est à Rungis, et j’y vais tous les matins.
Evidemment, c’est pas à Rungis qu’on les produit ! Ils peuvent venir de
partout, les noms ne veulent plus rien dire, par exemple les Choux de Chine
peuvent venir du Maroc, de Hollande, et les choux de Bruxelles peuvent
venir de Chine. Aujourd’hui, avec la mondialisation, il n’y a plus de
distances ! ». « Ah bon ? C’est intéressant ça.. », dit Benjamin au marchand,
« et…et…ça vous est arrivé d’y trouver…d’y trouver un bébé ? » ajouta-t-il
timidement. Le marchand, qui était un homme très bon, lui fit un large
sourire, se retint de ne pas éclater de rire, et lui dit doucement : « non, mon
bonhomme, je n’y ai jamais trouvé de bébé….on trouve des chenilles, des
larves, de petits vers, une fois même j’ai trouvé un petit serpent, mais des
bébés, des bébés d’humains, non, jamais…les bébés humains, demandes à
ta maman d’où ils viennent ».
Retour donc à la case départ. Mais il était quasiment certain que les choux
n’étaient pas la bonne réponse. Restait la cigogne. Bien qu’il n’y crut qu’à
moitié, il était excité à l’idée d’aller chercher une cigogne, car comme il
voulait tout découvrir par lui-même, il lui fallait voir une cigogne ou du
moins, rencontrer
des gens en
contact avec elles. Dans
un
livre
d’ornithologie chez la voisine, il lut : « Cigogne blanche. Ciconia Ciconia. L.
98
110cm. E. 165 cm. Migratrice. Commune, sauf dans la partie septentrionale
de son aire de répartition…Affectionne marais, plaines herbeuses et prairies
humides, où elle se nourrit de batraciens, reptiles, sauterelles, poissons
etc…Niche parfois en petites colonies, sur des arbres isolés et sur le toit
des maisons. La cigogne blanche est silencieuse, à part ses caractéristiques
claquements de bec ». La voisine l’informa qu’il y en avait plein en Alsace.
« En Alsace ? C’est où ça ? ». Quand il le comprit, il dit « mais c’est loin,
comment je vais faire ? » « Faire quoi Benjamin ? » demanda la voisine.
« Mais, voir les cigognes ! », « Oh, mais si tu veux en voir, il suffit d’aller au
Zoo ! ».
Il dut attendre le jour de son anniversaire pour réussir à faire bouger son
père et sa mère, qui fermèrent exceptionnellement le café. Sans leur dire la
raison de son insistance à visiter le Zoo, il les entraîna d’abord tout droit
vers les cigognes et autres oiseaux à longues pattes, qu’il observa
attentivement, lisant toutes les notices accrochées en vue d’instruire les
visiteurs des merveilles de la nature. Mais rien, strictement rien, sur les
bébés humains. Par contre, il y apprit que les cigognes pondent des œufs, 3
à 4, qu’elles couvent durant plusieurs semaines, œufs qui deviennent à leur
tour des cigognes et ainsi de suite. Il profita de la rencontre fortuite avec
un gardien du Zoo, pour lui demander à brûle pourpoint : « Bonjour
Monsieur, excusez-moi, est-ce que c’est vrai ce qu’on dit, que les cigognes
apportent les bébés aux mamans ? «. Le gardien, qui était originaire du Midi,
le regarda avec un large sourire et lui dit : « Mais non mon petit, c’est des
fadaises ça, va donc voir les singes pour voir comment ils font ! ». Benjamin
en resta bouche-bée : comment-ils font ? Comment ils font quoi ?
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Ainsi passa-t-il à une autre question, dont il découvrit vite tout l’intérêt,
bien que certains détails lui échappaient encore. Il vit les singes se faire
toutes sortes de manières, entre mâles et femelles, entre femelles, entre
mâles, entre grands et entre petits, avec de petits bouts de queue pointant
par ci et par là. Il vit des canards sauter l’un sur l’autre, les mâles
maintenant les femelles sous l’eau pendant un court moment, après quoi la
femelle remontait en s’ébrouant. De même vit-il un énorme éléphant
essayer de grimper sur une éléphante, sans y réussir, la femelle s’échappant
mollement à chaque fois, le mâle retombant balourdement sur ses genoux
de devant. Il vit des serpents enroulés l’un autour de l’autre, avec deux
queues et deux têtes, sans qu’on puisse savoir ce qui était à l’un ou à
l’autre. Dans la galerie des batraciens, il vit trois grenouilles faire une
étrange danse sous l’eau, agglutinées les unes aux autres. Il vit même
certains insectes, scarabées, fourmis, gendarmes, se balader queue à
queue, inséparables. Bref, il vit du mouvement, et en vit tant, que cela lui
donna la bougeote.
Quelques jours plus tard, au café, la radio passait le dernier CD de Renaud :
« ma fille a vu le loup…. ». Il demanda à un client qui écoutait attentivement
la chanson : « elle a vu le loup ? c’est Chaperon Rouge ? », « Oui, en
quelque sorte, si tu veux, c’est pas mal vu…. » lui répondit le client avec un
sourire narquois et grivois. Décidément, de ces adultes il n’y avait rien à
attendre. Benjamin Petitbois prit alors la décision de partir, d’aller parcourir
le vaste monde, pour découvrir par lui-même « comment on fait ». Mais
avant de partir, il passa voir la voisine, pour lui faire part de sa résolution.
100
« Comment on fait ? Mais qu’est-ce que tu veux dire Benjamin, comment on
fait quoi ? »
lui demanda-t-elle. « Beehh….euh…je crois les enfants ? »,
« Comment on fait les enfants ? Eh bien, mon garçon, on fait exactement
comme quand on n’en fait pas…. ». Benjamin ouvrit la bouche mais ne sut
pas quoi dire. Voilà que la voisine, toujours si claire, si précise, et sans
détours, parlait en énigmes. « Euh…mais oui mais comment alors ? », « Ah
ça, il faut que tu le découvres par toi-même mon garçon ! ». Quand il lui
annonça qu’il allait partir parcourir le vaste monde, elle lui dit : « C’est
dommage, car il y a justement ma nièce qui vient passer ses vacances ici la
semaine prochaine, et elle a à peu près ton âge, elle va s’ennuyer, qu’est-ce
qu’elle va bien pouvoir faire toute la semaine ? Elle n’aime pas lire ! ».
Benjamin exprima ses regrets mais se tenait à son projet, et après les
conseils de prudence d’usage, et la promesse de la voisine de ne rien dire à
ses parents, il partit.
Il n’alla pas bien loin, et pas bien longtemps. Avec un peu d’argent de poche
qu’il avait mis de côté, il s’acheta un ticket pour la piscine, où il tenta, à
plusieurs reprises, de sauter sur les petites filles en leur tenant la tête sous
l’eau, comme il avait vu faire les canards. Plongeant sous l’eau, il essaya
aussi de faire comme les trois grenouilles. Sur le gazon de la piscine
découverte, il proposa à plusieurs garçons et filles de jouer à sautemoutons, et se mettait alors à faire comme il avait vu faire l’éléphant. Il
n’en fallait pas plus pour qu’on le traite de « petit vicieux », et qu’un maître
nageur le ramène, manu militari , chez ses parents, qui lui interdirent de
sortir de sa chambre durant tout le weekend.
101
Il était abattu, malheureux et triste. Heureusement qu’il n’y avait pas école,
c’était le début des vacances. Il voulut partir, partir loin, quitter ses
parents, aller à la campagne, voir la mer et la montagne. Mais il ne vit que
HLM et bitume. Assis devant l’entrée du café par terre, il remarqua soudain
que la fenêtre de la chambre en haut à droite chez la voisine était ouverte.
Une jeune fille se pencha sur le bord et lui sourit : « C’est toi Benjamin ? Tu
ne veux pas venir jouer ? ». Après les protestations d’usage, ses parents
étaient finalement bien contents qu’il débarrasse le plancher pendant
quelques heures.
Il n’était jamais monté dans les étages chez la voisine, ne connaissant que la
bibliothèque et la cuisine où il recevait parfois un goûter. La nièce de la
voisine jouait dans sa chambre, elle avait une paire de ciseaux, du papier
coloré translucide, des billes, de petits personnages, des cailloux colorés,
des crayons de couleur, et une boîte à chaussures vide, dont elle avait
enlevé le couvercle. « On joue à la boîte à chaussures magique ? » lui
demanda-t-elle. « C’est quoi ce jeu ? » s’informa-t-il. « Tu connais pas la
boîte à chaussures magique ? Tu verras, c’est très amusant. On se fait une
maison magique, une maison de conte de fée… ». Il ne comprit pas où cela
pouvait mener, mais aida la fille à découper de petits personnages, à les
coller à différents endroits dans la boîte à chaussures, à coller des
semblants d’arbres et de fleurs sur les bords intérieurs de la boîte, et à
découper un petit trou sur l’un des côtés de celle-ci. Lise, ainsi que se
nommait la nièce, accrocha au-dessus de la boîte une toute petite ampoule
avec un interrupteur branché sur une pile. Enfin, ils collèrent le papier jaune
translucide en guise de couvercle.
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« Et maintenant on va faire le noir ! », et sur ces paroles, Lise ferma les
volets. La chambre fut soudain plongée dans l’obscurité. « Viens à côté de
moi » fit Lise, « allonge-toi par terre, oui, comme ça, tout près, approchetoi, mets ton œil devant le petit trou, une, deux, trois…soleil ! » et elle
alluma l’ampoule. Benjamin n’en crut pas ses yeux : devant lui, une petite
lucarne était éclairée, il approcha son œil, et à travers cette minuscule
fenêtre toute ronde, il vit des touffes d’herbe verte, des arbres, des fleurs
et des papillons, une cascade qui retombait avec un bruit de clochettes sur
des galets ronds comme des melons, et tout était baigné dans une lumière
jaune orange. « C’est joli hèh ? » fit Lise, « c’est joli ce qu’on a fait, hèh ?
donne-moi un baiser avec des langues… ». Et alors Benjamin devint tout
chose, il se sentit fondre, il eut chaud puis il eut froid, il eut des frissons
partout, il vit la petite lucarne et eut l’impression qu’elle s’agrandissait, ou
que lui rapetissait, il crut soudain passer tout entier à travers la petite
lucarne et entrer dans ce paysage magique, il sentit l’herbe, les fleurs, qui
lui caressaient les jambes, il sentit l’eau de la cascade éclabousser son
visage, ses mains, tout son corps, il sentit une petite langue s’enrouler
autour de sa langue, et alors, Benjamin Petitbois comprit vraiment lui-même
comment on fait.
103
Le chat débotté
104
Paul Plume était journaliste à Ouest France, chargé de couvrir les affaires
culturelles, les évènements festifs, le tourisme et les questions régionales.
Le comité de rédaction du journal venait de lui confier une nouvelle mission,
destinée à publier une série d’articles consacrés au Grand Ouest, sur le
tourisme « vert », les « richesses méconnues », les monuments oubliés
tombant ou non en ruine. C’était la raison pour laquelle il parcourait avec sa
vieille 4 L les petites routes du Parc Régional du Perche, un peu au petit
bonheur la chance, suivant de vagues indications reçues de quelques
habitants du coin rencontrés dans un bistrot où, de bon matin, ils prenaient
leur premier verre. Un château un peu mystérieux devait se trouver
« quelque part par là », le « là » étant signalé par des mains tremblotantes.
Il faisait très beau, les deux fenêtres ouvertes de la voiture donnaient un
bon courant d’air un peu frais même par moments, car on était au mois de
mai. Le journaliste roulait très lentement, en partie pour des raisons
professionnelles, car il ne s’agissait pas de rater ce château, en partie parce
qu’il était de nature rêveuse, et quoi de mieux que ces départementales
suivies à toute petite allure en voiture laissant l’esprit vadrouiller ailleurs ?
Soudain il freina si brusquement que sa voiture cala. Derrière le feuillage
d’un vieux chêne, il venait de remarquer l’entrée d’une allée, encadrée par
deux énormes piliers surmontés chacun d’une tête. D’homme ou d’animal ?
Difficile à dire étant donné l’âge des pierres. Voilà une première étrangeté
qui méritait d’être notée dans son carnet de bord.
105
Il redémarrait, faisait marche arrière, tournait le volant et s’engagea dans
l’allée dont la voûte verte était faite de très vieux chênes. Entre eux
poussaient des buis joliment taillés en toutes sortes de formes : des lapins,
des souris, des rats. Plutôt bizarres comme formes. Voilà encore quelque
chose à noter dans le carnet.
Au bout de l’allée le château surgissait si brutalement, qu’il en fut surpris :
les chênes touchaient presque l’escalier monumental qui mènait vers
l’entrée de la demeure, si bien qu’on avait du mal à distinguer la totalité de
la bâtisse, dont les tours semblaient monter jusqu’en haut du ciel.
Paul Plume gara sa voiture, coupa le contact, descendit, puis monta
l’escalier, dont les rampes étaient sculptées comme l’allée de lapins, de
souris, de rats. Décidément, le carnet allait être bien rempli. Il ne croyait pas
si bien dire !
Sur l’impressionnante porte du château il n’y avait pas de battoir, pas
même de sonnette, seulement une pancarte indiquant « les visites se font
les jours ouvrables de 10 heures à 13 heures. Transformation du domaine
public en domaine privé à partir de 13 heures et ce toute la nuit jusqu’au
lendemain. Fermé les samedi et dimanche. Ouverture exceptionnelle le
dimanche des Rameaux. Visites privées : renseignez-vous derrière le pilier ».
Etrange message, et ce d’autant plus que Paul Plume, qui avait pourtant un
peu étudié son dossier, n’avait trouvé aucune mention de ce château, qui
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semblait néanmoins ouvert au tourisme. Il suivit les instructions, et trouva
derrière le pilier une sonnette, sur laquelle il appuya.
Aussitôt une voix métallique retentit : « montrez patte blanche, mettez
votre main sur le digidécodeur ! ». Très étonné, n’y voyant pourtant encore
rien d’extraordinaire, Paul Plume suivit les instructions et la voix reprit :
« Autorisation d’entrée accordée. Déposez armes et bagages au vestiaire.
Pour des raisons linguistiques, déposez chapeaux, châtaignes et s’il y a,
chapelure. Les cheveux châtains ne sont pas admis dans l’enceinte du
château et vous devez venir sans chaperon ».
Paul Plume pensait avoir à faire à une sorte de Disneyland amateur, à un
château en pacotille, avec des attractions comme dans les parcs du même
nom. A son grand étonnement, la porte s’ouvrit, à sa droite il y avait des
portemanteaux, des bacs à parapluie, des claies pour ranger sacs, bottes,
chaussures de marche, mais comme il n’avait rien d’autre que son calepin et
son stylo, il déposa des nèfles.
Pas très rassuré pour autant, étonné de ne voir personne, il avançait
prudemment, jusqu’au moment où il fut précipité en avant par la brusque
descente du couloir. Il avait du mal à garder son équilibre et arriva
trébuchant tête baissée dans une immense salle à manger.
« Eh bien voilà le journaleux ! et qui fonce tête la première ! et qui ne fait
pas le poids ! Pour un peu vous alliez droit dans le mur au pied duquel je
vais bientôt vous mettre ! Mettez-vous à table, votre heure a sonné ! ».
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C’est ainsi que parle un grand chat, vêtu d’un magnifique habit de lumière
jaune, orange et doré, d’énormes bottes rouges tellement bien cirées
qu’elles brillent comme des miroirs, et portant une élégante épée à fine
lame accrochée à une ceinture bouclée d’or. A n’en pas douter, il s’agit du
Chat Botté. Il est roux, presque de taille humaine, il a deux oreilles pointues
et broussailleuses, deux grands yeux malicieux dans lesquels passent des
lueurs féroces et perverses, un nez de la taille de celui d’un lynx, une gueule
d’où sortent des canines étrangement longues et pointues, des lèvres tirant
au violet qui forment un sourire à la fois sarcastique et carnassier, et une
belle paire de moustaches fièrement dressées comme des éventails de
chaque côté du nez. La voix du chat est grave et fluette en même temps,
claire et sussurante par moments, la fin des phrases sort comme sifflée.
« Je tournais comme un lion en cage, daignez vous asseoir, j’ai déjà mis les
petits plats dans les grands et vos carottes sont cuites ». Le chat examine
Paul Plume de la tête aux pieds, fait « hmm », puis « faut se contenter
encore une fois de ce qui tombe sous la dent par hasard ». De sa patte il lui
fait signe de s’asseoir à la table illuminée par plusieurs candelabres où
brûlent de nombreuses bougies.
Y sont dressés à la verticale deux couverts de cinq assiettes. « Couchées ! »
fait le chat, et les assiettes se mettent les unes sur les autres à plat, celles
plus petites pour les entrées au-dessus, deux grandes pour les plats de
résistance au milieu, et puis celles à dessert en bas, ce qui fait un ensemble
un peu bancal. « Ca vous embouche un coin, non ?! Je vois bien que vous en
avez plein les mirettes ! » se vante le chat. Couteaux, fourchettes, cuillères,
108
tout est en cinq exemplaires. Des serviettes en damast brodées aux lettres
« de C » et aux blasons de marquisat sont posées à côté des assiettes.
Des mets grossiers ornent la table : des pommes de terre et des carottes
cuites à l’eau, une poule bouillie à qui on a laissé la tête, des anguilles
quasiment crues, une salade de pissenlits arrachés tels quels du sol et
naturellement une assiette de mou. Du pain dans des paniers, du beurre
dans un beurrier, sel, poivre, vinaigre et huile dans un petit ensemble en
procelaine, du vin dans une carafe et une autre carafe pleine d’eau et de
glaçons. Le chat tend une tranche de pain à son hôte en disant : « ce soir je
vous donne votre pain quotidien. Mais cette nuit, vous ne demanderez pas
votre reste ! ». Pourquoi toutes ces menaces ? Paul Plume, qui y connaît un
rayon en littérature, décide de tenter d’appâter le chat pour lui tirer les vers
du nez.
« Tout cela a l’air très appétissant. Je vois que vous avez un bon cuisinier.
Je prendrai bien quelques pommes de terre s’il vous plaît ».
« Ce sont des rattes, servez-vous ! » commente le chat qui n’en dit pas
plus.
Paul Plume se sert dans le plat puis l’offre au chat qui éclate d’un petit rire
sardonique «le coup de me refiler la patate chaude, on ne me le fait plus »,
et il se sert une pelletée d’anguilles. « Prenez-en, elles sont excellentes, que
du sous roche ! ».
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« Si vous vous demandez si à part nous deux il y a encore quelqu’un
d’autre, je dois vous détromper, jeune homme, motus et bouche cousu,
nous sommes seuls, enfin, vous êtes seul avec moi » reprend le chat. « Il n’y
a pas de cuisinier, on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même ! ».
« Euh…c’est joli vos emblèmes sur la serviette » fait Paul Plume en
s’épongeant discrètement le front tellement les candelabres donnent
chaud.
« Vous essayez de vous payer ma tête ? Je m’appelle Botté, pas C ! ».
« Ah je pensais que c’était le C de chat ? » tente-t-il en se donnant un air
innocent.
« Petit fureteur, vous êtes tous les mêmes, je me demande bien d’ailleurs
ce qui vous prend ces derniers temps, il y a deux mois déjà votre collègue
du Midi Libre, ha ha ha, libre ! comment il s’appelait...il était...enfin je ne me
rappelle plus et c’était pas très important, mais vous, accouchez-donc,
abattez vos cartes, allez droit au but, je perce votre jeu depuis le début, je
lis dans vos pensées comme dans un livre ouvert, petit curieux va, vous
êtes venu enquêter sur le sort du marquis de Carabas, de la princesse et du
roi ?! Réalisez-vous que si je vous dis ce que je sais, votre sort est scellé ?
Soit, vous aurez creusé votre propre tombe ! ».
Paul Plume a soudain très froid dans le dos, malgré la chaleur des
candelabres. Il y a deux mois, son collègue Amédée Duteil, du Midi Libre, a
disparu sans laisser de trace, ce qui intrigue toujours la rédaction de son
journal et la Police. Qu’en sait ce chat ? Manifestement, il a à faire à un dur
à cuire. Un peu abasourdi, le journaliste tente de reprendre ses esprits, car
cela commence à chauffer et il ne faut peut-être pas croire que ce ne sont
110
que des jeux de mots. Il faut peut-être prendre ça un peu plus au pied de la
lettre. Le chat devient en effet lourdingue, avec ses proverbes, ses doubles
sens, ses métaphores cousues de câbles. C’est un drôle de mélange de chat
de gouttière, un peu voyou, gouailleur, et de chat persan, matou d’élite, qui
a du baratin mais parle finalement comme un nouveau riche.
« Alors, ouvrez grandes vos oreilles et soyez tout ouïe, écoutez-moi et
prenez ça ! » siffle le chat en lui tendant un pissenlit, « mangez-le par la
racine, c’est délicieux » fait-il, macabre. « Voyez-vous, la seule version
disponible du conte de Perrault, mon vrai maître, Dieu ait son âme, est celle
écrite pour les enfants. Mais il en existe une autre, qui passe pour
apocryphe et qui est pourtant bien de sa main, et que je lui ai dérobée,
vous comprendrez vite pourquoi. On en trouve des traces dans la version
enfantine, si on sait lire les blancs. L’un des personnages de David Lodge,
que vous avez certainement lu étant donné votre métier, n’a pas tout à fait
tort de dire que les bottes c’est le phallus, et le chat la chatte, mais bon,
c’est un peu trop facile. Ce qui est déjà plus intéressant c’est de penser que
ce conte représente la quête du Graal, moi en l’occurrence. Mais je vais
vous affranchir, car de toutes les manières maintenant cela n’a plus aucune
importance. Ne vous êtes-vous jamais demandé d’où était venue au chat
l’idée de se faire fabriquer une gibecière et des bottes de petit marquis, ou
comment il avait appris à parler ? Ne vous êtes-vous jamais demandé
pourquoi il s’était donné tant de mal pour son maître, alors que les chats
sont connus pour ne penser qu’à eux-mêmes et à leur petit confort ?
N’avez-vous jamais trouvé invraisemblable qu’un petit chat puisse faire peur
à des dizaines de paysans munis de fourches et de faux ? Avez-vous cru
111
qu’après avoir vaincu et mangé l’ogre le chat allait se contenter de laisser
tout cela à son maître, ce pauvre garçon meunier un peu simplet, et se
contenter comme un vulgaire retraité de chasser tous les jours paisiblement
les souris et d’être blanchi et logé ? Ce sont des sornettes pour midinettes,
et même les enfants étaient souvent dubitatifs. Vous ne voulez pas une
cuisse de cette délicieuse poule ? Vous ne lui avez rien remarqué de
spécial ? ». Paul Plume accepte une aile et voit soudain avec stupéfaction
que cette poule a des dents. Décidément, il n’est plus tout à fait dans le
même monde que celui du dehors. Il peut même s’attendre à tout instant à
voir apparaître un nid de souris dans l’oreille du chat.
« Alors, venons-en aux faits, je ne vous cacherai aucun détail, vous êtes
cuit et déjà fait comme un rat, vous ne sortirez plus d’ici. Tout d’abord, la
conversation entre l’ogre et moi a duré bien plus longtemps que ne le dit la
version officielle. Je connaissais quelques tours que l’ogre ne connaissait
pas, je lui ai jeté de la poudre de perlimpimpim aux yeux, il a vu trente six
chandelles mais n’y voyait que du feu, et en échange il m’a passé quelquesuns de ses secrets de cuisine avant que je ne le mange. Je vous assure que
ce n’était pas de la petite bière. Un ogre même transformé en souris reste
gros et coriace. Mettez donc un peu de beurre salé sur vos rattes ! Elles
sont bien dodues mais il faut leur graisser un peu les pattes.
Vous verrez que moi j’ai tout eu, le beurre, l’argent du beurre, et la
fermière… »
« A Paris on dit la beurette » interjette le journaliste.
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Le chat est surpris et légèrement agacé, mais essaye de n’en rien faire
paraître : « ah, vous voulez ajouter votre grain de sel ? ».
« Jamais de la vie, je sais bien que je ne peux pas rivaliser avec vous et
d’ailleurs je ne vois pas qui le pourrait, enfin…. Non non, je vous donne ma
langue» .
« Sauce gribiche ! Je ne m’en contenterai pas ! Vous allez donc arrêter de
me passer la pommade à chaque fois ? Vous ne cessez d’essayer de me
caresser dans le sens du poil, mais je ne me laisserai pas amadouer ni
endormir. Cela dit si ça vous amuse, j’ai aussi mes bottes à faire cirer
plusieurs fois par jour ! ».
Paul Plume a l’impression que le chat n’a pas du tout aimé son esprit, et une
idée commence à y germer.
« A propos de bottes justement. Le vieux, ça a été assez facile. C’était par
lui qu’il fallait commencer, car il était méfiant, il n’aimait pas les chats. Il
avait ses habitudes immuables, toutes les nuits il sortait de sa chambre
pour aller boire un verre de lait dans la cuisine. Alors une nuit, j’ai remplacé
les lanternes de l’escalier par des vessies, il a fait une belle chute, et il s’est
cassé la pipe. Encore un verre de vin ? Il faut finir ce qu’il y a dans la carafe,
quand c’est tiré, il faut le boire », et d’office il remplit son verre « on va
bientôt arriver à la lie ».
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« Après la mort de son père, la princesse, qui était ma foi un joli petit lot,
commençait à déprimer. Elle ne voyait plus que des bouteilles à moitié
vides, elle broyait du noir à longueur de journée, lentement le château
changeait de couleur, c’était terrible. De plus depuis déjà pas mal de temps
elle s’ennuyait à mourir avec le prince, son mari, le meunier, il n’avait
aucune conversation, il ne comprenait pas son vague à l’âme, ils n’étaient
pas du même monde. Alors, j’ai commencé à la consoler, je lui parlais,
parfois je lui lisais des livres à haute voix, j’avais créé un petit orchestre de
souris, je la distrayais et faisais rire, et pendant que le prince était parti à la
chasse, sa femme me faisait des confidences. C’était une belle souris, bien
dodue, et un jour je lui ai mis la main au panier et proposé la botte, elle me
faisait bander comme un âne, pour un chat ça paraît curieux mais elle
appréciait. Elle est devenue insatiable, on avait perdu toute prudence, on ne
prenait plus aucune précaution, et évidemment un jour son mari est rentré
plus tôt bredouille de la chasse aux lièvres.
Ses chiens nous ont surpris
dans la grange à foin, vous savez qu’on n’est pas amis, moi la main dans le
sac si je peux dire, les lévriers ont vu une levrette, le prince a voulu me
tuer mais il a mal visé et a tué sa femme, je lui ai sauté au cou et égorgé.
J’ai pris la direction des affaires, désormais je pouvais vraiment terroriser
les paysans, je les ai saignés aux quatre veines. Et voilà pourquoi je vis seul
ici depuis des siècles. Toutes les bonnes choses ont une fin… pour vous
aussi d’ailleurs, l’heure approche», le chat se tait.
« Je peux vous donner un peu d’eau ? Il fait chaud. Ca va vous rafraîchir »,
dit Paul Plume au chat en tendant sa main vers la carafe. « L’eau c’est bon
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pour les souris ! » crie le chat. A le regarder il a l’impression que le chat est
déjà un peu gris, et qu’il doit du coup craindre l’eau froide.
Donc c’est maintenant ou jamais : « Mais cette version est bien plus
intéressante que celle que tout le monde connaît ! Vous êtes célèbre dans
le monde entier pour avoir été un bon serviteur, qui a sauvé sa peau en
persuadant son maître qu’il allait le rendre riche ! Alors qu’en réalité, le
maître c’est vous ! Mais personne ne le sait ! Personne non plus ne sait que
vous existez toujours ! Et à la place, tout le monde ne parle plus que Du
Chat…. »…C’est un coup de poker, mais il voit qu’il a visé juste, le chat est
intrigué :
« Du Chat ? Des chats ? C’est quoi ce Duchat ? « fait-il, soudain moins fier.
« Ah oui, excusez-moi, vous ne lisez peut-être pas…mais il y a plein
d’images, c’est un chat de bande dessiné, un chat d’album, un chat qui fait
des bulles, des jeux de mots, de l’esprit, de l’humour en images, son
inventeur passe tous les soirs à la télé… »
« Oh, si vous pensez que cela m’intéresse de passer à la télé, ce n’est qu’un
tout petit écran, moi ici avec la verdure, vous pensez que cela m’intéresse
même d’aller en ville, moi je suis un chat des champs et c’est ici que je
trouve mes souris, bon, venons-en au fait… »
« Mais le Chat il trouve autant de souris qu’il veut, son auteur les lui dessine
dès qu’il le lui demande, c’est un chat très gâté, d’ailleurs avec son crayon
son dessinateur peut faire apparaître n’importe quoi… Tenez, il y a par
exemple un dessin où le chat vole comme un oiseau en disant « c’est pour
épater les souris ». C’est pas mal, non ? »
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« Arrêtez de me parler de ce chat de pacotille, de ce chat de papier, de ce
chat qui n’existe même pas ! Moi j’existe tout seul, je n’ai pas besoin d’un
maître pour me faire exister, et si ça me chante avec la magie noire je fais
apparaître tout ce que je veux ! ».
« Oh excusez-moi si je vous ai vexé, il n’y a pourtant pas de quoi fouetter
un chat » qui en l’occurrence, fait « grrr, grrr », de petites bulles d’écume
venant sur ses lèvres. « Pour ce qui est de l’être, justement, le chat en
question il dit « mon père est une plume, ma mère un pot d’encre de Chine,
et je suis né le jour où maman n’avait pas mis son bouchon ». Pas mal,
non ? Moi ça m’interpelle. Dans le même ordre d’idées il y a un autre dessin,
où on voit le chat d’un côté, son image de l’autre, et où le premier dit dans
une bulle « moi c’est moi », et l’image « lui c’est lui ». C’est fort, vous ne
trouvez pas ? Il a un succès fou ! « .
Le chat est maintenant tout à fait enragé. Il s’écrie : « Des conneries ! Des
conneries ! Pour appeler un chat un chat, ce chat n’est qu’une image ! Le
concept de chat ne mord pas alors que moi, moi qui existe, je mords,
j’arrache, je déchire, j’étripe, vous allez voir ! » et le chat se lève.
« Exister, exister, bien sûr c’est important, comme le disait déjà le grand
Shakespeare, ou plutôt Hamlet, son héros mondialement connu, que tout le
monde cite : « être ou ne pas être, là est la question, ce qui donne encore
mieux en anglais, to be or not to be, that is the question ! ».
« Arrêtez de tourner autour du pot, arrêtez de détourner mon attention,
être ou ne pas être, je peux vous en faire voir moi de l’être ou du ne pas
être, c’est d’un enfantin ! » et le chat disparait complètement à « ne pas
être », et réapparait à « être », et ainsi plusieurs fois de suite.
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« Ah là vous êtes fort Monsieur, je ne vous croyais pas capable de ça, mais
cela dit, l’être est-il plus important que l’étant ? Réalisez-vous par exemple,
comme l’a fait le chat, que le mot « long » est plus court que le mot court ?
C’est comme dans les exercices de logique du professeur Froeppel de Jean
Tardieu, où il propose de compter en secondes le temps qu’il faut pour
prononcer le mot « éternité » ». Le chat siffle maintenant comme un
serpent, « kss kss ssst sst ! Assez, assez, c’est assez ! »,
« Dit la baleine » fait Paul Plume ce qui arrête le chat dans son avancée
« eeuh ? ».
« Qu’est-ce qu’elle fait ? Rein. Où elle va ? Nulle part. Comment elle
s’appelle ? N’a pas de nom. Qui elle est ? Existe pas...(il cite son Tardieu par
coeur). Et au-delà de l’existence, n’y a-t-il pas l’essence, comme le disait si
bien Sartre ? The essence in’t it more important as the existence ? Je vous
le demande, Monsieur le chat, qu’en faites vous de l’essence des choses, de
ce qui est au-delà des apparences de l’existence, et donc que faites-vous
de votre essence à vous, de l’essence de vous en tant que chat, de
l’essence féline, au sens hégélien bien sûr ? »
Le chat est maintenant hors de lui, il avance ses griffes qui font « couick !
couick ! couick !» comme des cisailles de jardinage, ses yeux jettent des
étincelles et il siffle dans une sorte de râle : « l’essence, l’essence, je vais
vous montrer ce que j’en fais » et se transformant en sa propre essence,
les flammes des bougies le font exploser avec un grand « boum ! » qui
secoue la table.
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Fut pris qui croyait prendre.
Paul Plume pense alors tenir l’article à sensation de sa vie, le scoop qui va
lancer enfin sa carrière, et le faire connaître d’un très large public. Bien mal
lui en prend. Non seulement personne à la rédaction de Ouest France ne le
croit, mais on le prend d’abord pour un type un peu bizarre, puis quand il
insiste, pour un doux-dingue, et finalement, on lui confie de moins en moins
de reportages.
Au bout de quelques mois, il est licencié, se met à boire en racontant
partout cette étrange histoire qui fait rigoler tout le monde, et un soir de
grande déprime, il se fait exploser la cervelle.
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