GI contre jihad: le match nul

Transcription

GI contre jihad: le match nul
Introduction
Les conditions
d’un duel au sommet
– G.I. contre jihad
Le matin du mercredi 12 septembre 2001, la quasi-totalité des quotidiens
titrent sur le 11-Septembre, photos en pleine page à l’appui, à l’exception remarquée du journal sportif français L’Équipe, qui fait sa couverture, comme d’habitude, sur les résultats du football. Le soir même,
l’émission française de satire politique Les Guignols de l’info parodie
finement L’Équipe en lui attribuant ce titre : « Allah 1 – Jésus 0 », et le
présentateur des Guignols d’ajouter : « Par contre, au match retour, ça
risque d’être viril. » Ce qui est frappant, ce n’est bien sûr pas le potentiel polémique d’un tel raccourci : sans surprise, les réactions outrées
ne tardèrent pas, qu’elles eussent candidement signalé qu’il ne s’agissait
pas d’un conflit religieux ou « civilisationnel », ou bien reproché aux
Guignols d’être symptomatiques de l’insidieux antiaméricanisme français. Non, ce qui est frappant, c’est la clairvoyance avec laquelle les
auteurs de l’émission ont saisi le tour qu’allait prendre le conflit entre
les États-Unis néoconservateurs et Al-Qaida, qui fut en effet, pour le
moins, « viril ».
Ce conflit dépassa rapidement le cadre d’une lutte entre un État
et une organisation privée pour finir par devenir l’archétype des relations internationales d’après-11-Septembre. Jihad contre le grand et le
petit « Satan » (les États-Unis et Israël) et « guerre contre le terrorisme »
furent en effet les deux branches du forceps qui ont extrait du 11-­Septembre
le monde actuel, qui a reçu comme marques de naissance l’obsession
terroriste et une croyance accrue dans l’imminence d’un choc des
civilisations.
Pour Samuel Huntington, l’économie et l’idéologie n’ont guère
plus de capacités mobilisatrices pour structurer les grandes lignes de
fracture à venir. Les sociétés se replieraient donc sur le seul facteur qui
ferait encore sens, l’identité collective. Cette conception du monde
remet en quelque sorte les compteurs à zéro après la guerre froide,
puisqu’elle permet à toute « civilisation », indépendamment de son
niveau d’avancement et de ses errements passés, de prouver à tous à
quel point elle est finalement supérieure aux autres. Menant la course
par leur bellicisme, les néoconservateurs et les jihadistes souscrivent
sans réserve à cette conception du monde en devenir. L’issue du choc
leur donnera l’occasion d’offrir au monde tremblant de reconnaissance
le meilleur modèle de société jamais imaginé, en toute simplicité
­l’avènement du Bien sur Terre.
Seul ennui, les deux modèles en concurrence sont d’une certaine
manière diamétralement opposés, ce qui signifie que chacun représente
le Mal pour l’autre, c’est-à-dire soit les terroristes « barbares », soit les
démocrates « impérialistes ». De ce point de vue, l’original choc des
civilisations ressemble de plus en plus à un vulgaire conflit idéologique
.
Un extrait vidéo de l’émission comprenant ce passage est disponible sur le site de
vidéos de Google sous le titre « Guignols de l’info : émission du 12 septembre 2001 » :
<video.google.ca/videoplay?docid=8863519201042351037&ei=FnKQSsu3ApPZlQe
PmNSGBQ&q=guignols+12+septembre+2001&hl=en&client=firefox-a>.
Introduction –
de naguère. Ce conflit est structuré par une « dialectique des volontés
employant la force pour résoudre leur conflit ». Le président Bush et
Oussama ben Laden se sont en effet placés personnellement comme
les champions de leur cause, sur le champ de bataille, mais aussi dans
les médias, recourant à divers stratagèmes rhétoriques.
Après les deux mandats du président Bush, nous avons suffisamment de recul pour commencer à tirer des conclusions sur la tournure
qu’a pris ce conflit. Pratique déstabilisante, le terrorisme a souvent été
perçu comme une stratégie redoutablement efficace, notamment contre
des sociétés ouvertes (typiquement, démocratiques), où le faible contrôle
de l’État sur l’individu facilite les manœuvres d’une organisation clandestine. Par définition, le terrorisme fonctionnait dans la mesure où il
parvenait à accomplir une attaque, à provoquer une réaction de la part
de sa cible. En témoigne l’ouvrage d’Alan Dershowitz, Why Terrorism
Works, paru en 2002. Prenant le contre-pied de cette idée, Max ­Abrahms,
chercheur à l’Université Stanford, avança dans une série de trois articles
publiés entre l’été 2004 et l’automne 2006 que le terrorisme était ­presque
systématiquement inefficace.
L’intérêt de la recherche de Max Abrahms fut de distinguer chez
les organisations terroristes différents types d’objectifs (maximalistes
et limités) et de cibles (civiles et militaires) pour expliquer leurs (rares)
succès et (nombreux) échecs. En reprenant et complétant cette approche,
cette étude s’attache à comprendre le résultat de ce conflit. Pendant
presque huit ans, George W. Bush et Oussama ben Laden ont tenté de
reconstruire une bipolarité mobilisatrice, mais n’ont réussi qu’à discréditer leurs idées aux yeux de la majorité de la planète pour longtemps.
Ces deux actes manqués à l’échelle mondiale ne devraient pas manquer
d’intéresser les psychanalystes.
D’où le questionnement qui est à l’origine de cette étude : pourquoi
ce qui devait être le ragnarök de l’ère post-guerre froide, le conflit ultime
et régénérateur, a-t-il littéralement fait long feu ? Ce conflit s’est en effet
étiré en longueur, et n’a pas généré de décharge de violence exceptionnelle propre à créer deux pôles antagonistes, comme lorsque la poudre
des armes à feu d’autrefois brûlait trop lentement et se consumait au
lieu d’exploser.
En réponse à cette question, nous proposons la thèse suivante,
qui s’articule en trois temps :
1.Le terroriste et sa cible se positionnent volontairement à des
niveaux d’interprétation différents : Al-Qaida accorde toute son
attention au défi politique lancé aux États-Unis, la violence ne
servant qu’à attirer l’attention. En réponse, le défi politique du
terroriste est nié par les États-Unis, pour qui Oussama ben Laden
.
Définition de la stratégie par le général André Beaufre (1962). « Vue d’ensemble de
la stratégie », Politique étrangère, vol. 27, no 5, p. 420, <www.persee.fr/web/revues/
home/prescript/issue/polit_0032-342x_1962_num_27_5>.
– G.I. contre jihad
n’est qu’un criminel obscurantiste qui veut détruire l’ordre établi.
Les États-Unis se sont concentrés avec facilité sur le défi opérationnel du terrorisme, sous les modalités extrêmes de la « guerre
contre le terrorisme ». Pourtant, c’est bien le défi politique qui est
l’objectif ultime d’Al-Qaida, et non le défi opérationnel. Les dégâts
finalement très limités en termes de victimes physiques ne peuvent
expliquer l’impact psychologique que le terrorisme suscite, sous
la forme de fascination-répulsion. Ce traumatisme psychologique
explique la réticence des États en général à négocier avec cet
ennemi particulier.
2.Les deux ennemis considèrent que l’efficacité opérationnelle de
leurs actes se transforme en efficacité politique. Les deux ennemis
se positionnent à des niveaux d’interprétation différents sur leurs
objectifs, mais jugent de leur puissance sur le même facteur : leur
capacité opérationnelle. Al-Qaida estime que son défi politique
extravagant déclenchera une violence purificatrice et croit que ses
moyens réels insignifiants sont autant de pas franchis vers ce but.
Les États-Unis, de la même façon, estiment que leurs moyens réels
extravagants sont la clé vers la meilleure réponse possible au terrorisme (guerre contre des régimes complices, mesures de sécurité,
gel des avoirs financiers de l’organisation, etc.), ce qui leur permet
de se satisfaire d’une réponse politique insignifiante.
3.Les deux stratégies sont vouées à l’échec. Al-Qaida voit son défi
politique ignoré, et le 11-Septembre n’a pas été suffisant pour faire
émerger deux blocs homogènes et antagonistes. De son côté, le
président Bush, en croyant pouvoir faire la guerre à une stratégie
et en criminalisant le terroriste, en fait l’Ennemi au sens schmittien : la figure du terroriste devient celle de l’Autre réduit au rang
de menace existentielle, radicalisant les positions des jihadistes
­frustrés d’être ignorés.
La genèse de ce conflit trouve ses racines dans le salafisme ­jihadiste,
qui s’est révélé au monde dans la guerre d’Afghanistan menée par
l’Union soviétique (1979-1989). Nous verrons comment ces premiers
jihadistes ont muté pour donner l’actuelle « troisième génération » de
combattants. Cette évolution n’a pas accompagné la victoire d’Oussama
ben Laden, qui a échoué dans la plupart de ses objectifs. Mais, fait
étonnant, il n’a pas échoué grâce à la « guerre contre le terrorisme »,
qui aurait plutôt eu tendance à prolonger artificiellement son « état de
grâce » consécutif au 11-Septembre. En un mot, nous verrons que les
deux ennemis se sont en quelque sorte ratés. Mais, malgré leur échec,
ces deux récits continuent d’influencer notre perception des relations
internationales, car ils offrent une grille de lecture facilement assimilable. Nous nous attarderons pour finir sur les perspectives qui s’offrent
aux décideurs s’ils veulent éviter de retomber dans le piège de la « guerre
contre le terrorisme ».
Introduction –
Avant de passer directement au traitement du sujet, on ne peut
contourner un exercice de définition, artificiel, mais indispensable.
Plusieurs concepts reviendront sans cesse, qui ne sont pas nécessairement familiers au lecteur. Il est donc temps de préciser le sens et la
portée de ces termes. Deux expressions sont à expliquer : celle d’organisation clandestine, que nous emploierons comme substitut à organisation terroriste ; celle de salafisme jihadiste, qui définit l’idéologie
d’Al-Qaida.
A priori, l’appellation d’« organisation terroriste » est claire et
l­ impide. Pourquoi s’encombrer d’une autre expression si ce n’est par
pédanterie ? En réalité, elle pose un problème majeur. Le terrorisme est
une stratégie parmi d’autres que peut vouloir employer une organisation
pour atteindre ses buts. Il n’est donc pas une fin en soi, et cette méthode
peut être adoptée ou écartée en fonction des besoins et de l’évolution
de la situation. La qualité de « terroriste » n’est donc pas présente en
tout temps. À la place, tout groupe utilisant le terrorisme, quels que
soient ses objectifs, son époque, sa composition ou tout autre caractère,
sera désigné par le terme d’organisation clandestine (OC). Ce critère de
légalité présente l’avantage d’être assez général pour s’appliquer à toute
organisation employant le terrorisme, ce qui signifie également qu’elle
n’a pas de vocation explicative, mais simplement descriptive. Une OC
a souvent recours à d’autres moyens que le terrorisme, et le terrorisme
n’en est pas automatiquement un élément essentiel ni permanent.
L’expres­sion « organisation terroriste » est donc imprécise et elle masque
un parti-pris idéologique latent. Il faut cependant préciser que cette
appellation « organisation clandestine » ne sera utilisée que pour une
organisation utilisant le terrorisme, et non pas pour toute organisation
qui est clandestine, comme les organisations criminelles.
Nous en arrivons à notre deuxième expression, le salafisme
j­ihadiste. Il s’agit de l’idéologie d’Al-Qaida et d’autres organisations
islamistes. Le salafisme est un fondamentalisme religieux (et non un
intégrisme). Le jihadisme correspond à la manière dont les membres
d’Al-Qaida sont prêts à répandre leur idéologie, à savoir la violence.
L’intégrisme est un terme initialement relatif au christianisme. Il
ne désigne pas nécessairement une certaine orientation exégétique,
mais le refus d’adapter la liturgie et les prises de position sociales à la
modernité. En termes politiques, il correspond au conservatisme, au
traditionalisme. Sa vocation est politique, et il rejette généralement
toute possibilité d’exégèse, puisque la religion est perçue en termes de
vérité et d’erreur : une seule interprétation est vraie. Le fondamentalisme
est lui aussi le produit d’une inclination antimoderniste, mais au terme
d’un raisonnement différent. Le fondamentaliste ne se satisfait pas des
traditions, qui comportent les scories de la superstition et des divergences d’interprétation accumulées au cours de siècles de pratique. Il
désire à proprement parler un retour aux fondamentaux de la religion,
face à une modernité perçue comme décadente, ce dernier point le
rapprochant de l’intégriste. Mais pour lui les traditions sont elles aussi
– G.I. contre jihad
une marque de corruption. À ce titre, le fondamentalisme peut être une
forme de modernité et porter un message révolutionnaire (opposé à
celui des conservateurs et des réactionnaires).
Cette volonté de retour à la pureté des origines prévient souvent
les fondamentalistes de s’ingérer dans les affaires politiques, jugées
comme irrécupérables. Sa vocation est donc orientée vers la morale et
le droit. C’est ici qu’entre en jeu l’adjectif « jihadiste ». Sans surprise,
un jihadiste est un pratiquant du jihad. Mais c’est un terme qui a un
sens très précis pour le Coran, l’effort sur le chemin de Dieu, mais bien
imprécis pour les malheureux mortels qui ont à en interpréter la signification. Le terme est en effet tiré du Coran, qui est une parole considérée
à la fois comme divine et comme juridique, donc deux fois contraignante. Par conséquent, le jihad est particulièrement codifié. Ses modalités, en particulier la question de la licéité du terrorisme, font l’objet
de toute une palette de jurisprudences. Cependant, dans l’ensemble,
les autorités qui approuvent l’assassinat de civils et d’autres musulmans
sont très rares et non indépendantes.
Contrairement au fondamentaliste qui estime que la société est
corrompue et qu’il ne peut que tenter de recréer une sphère de pureté
dans sa sphère privée, le jihadiste a la conviction que la sphère publique
peut être ramenée dans le droit chemin, par la violence au besoin. Le
jihadiste est donc singulièrement ambitieux : les sociétés modernes sont
dans un état avancé de décadence, mais cela ne l’effraie pas. Au con­
traire, il croit dans le déferlement d’une violence rédemptrice. Nous
sommes justement sur le point de voir que les membres d’Al-Qaida ne
sont pas de ceux qui se découragent devant une tâche qui semble
irréalisable.