L`Organisation Todt, l`arme béton d`Hitler
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L`Organisation Todt, l`arme béton d`Hitler
6 LA LIBERTÉ HISTOIRE VIVANTE VENDREDI 9 NOVEMBRE 2012 L’Organisation Todt, l’arme béton d’Hitler OCCUPATION • En deux ans, avec la collaboration de nombreuses entreprises françaises, Hitler fait construire le Mur de l’Atlantique. Le maître d’œuvre de ce projet titanesque est l’Organisation Todt, véritable «Etat dans l’Etat». PROPOS RECUEILLIS PAR PASCAL FLEURY LE MUR DE L’ATLANTIQUE Lorsque Adolf Hitler décide de construire le Mur de l’Atlantique, en décembre 1941, son intention est double: protéger ses arrières tant que le gros de la Wehrmacht est encore engagé dans une lutte à mort sur le front russe, et dissuader les Alliés occidentaux de lancer une attaque sur l’autre front. Exigeant «une ligne de feu continue infranchissable», des Pyrénées à la mer du Nord, le Führer fait appel à la puissante Organisation Todt (OT), qui fut active sur tous les fronts pendant la Seconde Guerre mondiale. Les explications de l’historien français Rémy Desquesnes, auteur d’une thèse sur les défenses allemandes et spécialiste du Mur de l’Atlantique, un thème sur lequel il a écrit de nombreux ouvrages1. Qui était Fritz Todt, dont l’organisation fut le maître d’œuvre du Mur de l’Atlantique? Rémy Desquesnes: Fritz Todt était à l’origine un ingénieur des travaux publics et l’un des premiers compagnons d’Hitler. Il faisait partie du cercle des familiers du Führer. Il a d’abord été chargé par le dictateur de donner du travail aux millions d’Allemands alors au chômage en raison de la crise qui avait atteint le pays, depuis 1929. Grâce à la loi sur le service dû à l’Etat, il a pu mobiliser les plus grandes entreprises de travaux publics du Reich et ouvrir le chantier de construction des 3000 kilomètres d’autoroutes allemandes. Au début de 1938, Todt, avec son organisation, a été chargé de construire, face à la ligne Maginot, le Westwall, que les Français baptiseront ligne Siegfried, un système qui compta au début des hostilités plus de 20 000 blocs de béton. Lorsque Fritz Todt meurt dans un accident en février 1942, l’architecte Albert Speer lui succède. Nommé ministre de la Production de guerre, Speer n’exerçait en fait pas directement le commandement de l’OT. C’est un autre ingénieur du parti nazi, Franz Xaver Dorsch, un grand rival de Speer, qui dirige l’organisation, devenue depuis la mort de Todt un département du Ministère de la production de guerre. Quelles étaient les compétences de l’Organisation Todt? En fait, l’Organisation Todt n’était pas une gigantesque entreprise de travaux publics, mais l’agence officielle de construction du gouvernement du Reich. A ce titre, puisqu’elle était chargée d’une mission prioritaire, elle disposait d’une place privilégiée au sein du gouvernement: son chef avait le statut d’un ministre ordinaire mais il ne rendait des comptes qu’au Führer. Echappant au contrôle de l’administration officielle, l’OT ne dépendait pour son budget que de la chancellerie du Reich. A noter que l’OT conservait le statut d’une organisation civile, bien que l’essentiel de ses travaux ait été effectué pour le commandement de l’armée. En toute logique, dans la mesure où, à parSEMAINE PROCHAINE LE CAS CHEBEYA En juin 2010, le militant des droits de l’homme congolais Floribert Chebeya est retrouvé assassiné dans sa voiture. Enquête. La Première Du lundi au vendredi de 20 à 21 h Histoire vivante Lundi 23 h 30 Radio Télévision Suisse IS OCÉAN ATLANTIQUE N S DK GB NL B F Empire allemand E I AB CH REPÈRES Colossal «Atlantikwall» La batterie Siegfried, renommée batterie Todt en l’honneur du fondateur de l’Organisation Todt. Située au cap Gris-Nez, dans le Pas-deCalais, elle était équipée de quatre canons de marine de 380 mm d’une portée de 55,7 km, pouvant atteindre la côte anglaise. DR tir de septembre 1939, l’OT ne faisait qu’effectuer des travaux pour la Wehrmacht, elle aurait dû être soumise au commandement de l’armée. Ce statut hybride va entraîner de perpétuels tiraillements entre les ingénieurs civils de l’OT et le donneur d’ordre, à savoir l’armée. A vrai dire, l’OT est progressivement devenue un «Etat dans l’Etat»: c’est l’enfant gâté du parti mais un enfant d’une incroyable efficacité. par une grande route le cap Nord à Constantinople et de creuser un second canal de Suez à travers le Bassin aquitain, reliant l’Atlantique à la Méditerranée. Le long des côtes françaises, l’Organisation Todt a veillé à la construction rapide du Mur de l’Atlantique, que le cinéaste Jérôme Prieur a qualifié de «monument de la collaboration»2. Dans quelle mesure les entreprises françaises ont-elles collaboré à la construction des bunkers? C’est une question délicate. Il n’y a pas de statistiques précises relatives au nombre d’entreprises de construction qui ont traRÉMY DESQUESNES vaillé pour les Allemands durant la guerre. La seule L’Organisation Todt était présente sur approximation que l’on ait est fournie tous les fronts... dans un document figurant dans les arPendant le conflit, l’Organisation Todt chives britanniques à l’Imperial War montrera une inlassable activité: elle Museum. Dans ce compte-rendu d’inagira sur tous les théâtres d’opérations terrogatoire des anciens dirigeants de (Ouest, Est, Italie, Balkans…). Elle l’Organisation Todt, réalisé juste après la construira des routes, ponts, emplace- fin de la guerre, Franz Xaver Dorsch déments de batteries d’artillerie, abris pour clare qu’entre «1000 et 1500» entreprises sous-marins, aérodromes, galeries sou- françaises avaient passé contrat avec terraines, bunkers ou ouvrages fortifiés, l’OT. En réalité, pendant longtemps, les bases de lancement de fusées. Elle répa- entreprises françaises n’ont pu être que rera canaux, ponts, barrages hydroélec- sous-traitantes des grosses firmes de tratriques, et mettra à écartement standard vaux publics germaniques. des centaines de kilomètres de voies ferrées sur le front russe. L’ingénieur Todt Dans «Les patrons sous l’Occupation» avait même prévu, une fois la victoire ac- (Ed. Odile Jacob), Renaud de Rochebrune quise, de prolonger le réseau routier du et Jean-Claude Hazera parlent d’une «loReich jusqu’à la côte atlantique, de relier gique de gestion» adoptée par des PDG «L’Organisation Todt ne rendait des comptes qu’au Führer» qui étaient «patrons avant d’être citoyens». Votre avis? Aujourd’hui, il est bien difficile, hormis quelques cas de collaboration spontanée, de savoir qui était volontaire et qui était contraint, sous peine de voir ses ouvriers et son matériel réquisitionnés et dispersés. L’OT, qui recherchait avant tout l’efficacité, devait se tourner tout naturellement vers les grandes entreprises de travaux publics traditionnellement concentrées dans la région parisienne, le Nord et le Pas-de-Calais, les Bouches-du-Rhône ou la région de Rouen et du Havre. Après-guerre, les entrepreneurs qui avaient eu une conduite indigne ont la plupart subi des sanctions d’ordre fiscal (amendes, confiscation des profits illicites), d’ordre professionnel (suspension par exemple de toute admission aux adjudications) et d’ordre pénal (emprisonnement…). Cela dit, en 1945, le gouvernement avait un urgent besoin des grosses entreprises de travaux publics pour réparer les infrastructures détruites par les bombardements et les combats… Sur les chantiers du Mur de l’Atlantique, les ouvriers étaient-ils rétribués? Les ouvriers volontaires et les requis travaillant sur les chantiers de «la Todt» – comme on disait à l’époque – touchaient un salaire. Les hauts salaires et les primes étaient même l’argument numéro 1 de la Todt, mais il y avait des limites: l’organisation ne pouvait offrir > Le Mur de l’Atlantique s’étend sur environ 4000 km, de la frontière hispano-française au nord de la Norvège. > Le projet d’Hitler prévoyait 15 000 ouvrages fortifiés. Plus de 8000 installations ont été terminées. > La construction du mur, au plus fort des travaux en 1943, a mobilisé 291 000 travailleurs en France, dont 85 000 Français et 15 000 Allemands. Certains chantiers comptaient plus de mille hommes. > En Normandie, en juin 1944, le mur comptait 1643 ouvrages en béton déjà terminés et près de 400 en construction, ce qui correspondait à une moyenne de quatre ouvrages par kilomètre linéaire. PFY des salaires supérieurs à ceux promis aux ouvriers volontaires pour le travail en Allemagne. Tous les autres ouvriers contraints de travailler pour l’OT (juifs, prisonniers de guerre slaves, républicains espagnols réfugiés en France…) fournissaient une réserve de maind’œuvre gratuite et illimitée. Le 6 juin 1944, le Mur de l’Atlantique est tombé en quatre heures, sous les assauts des forces alliées. Pourtant, l’Organisation Todt avait accompli un travail titanesque en un temps record... L’Organisation Todt a été d’une extraordinaire efficacité dans la construction des bunkers, abris pour sous-marins et bases de lancement pour armes secrètes: en 24 mois environ, elle a coulé 17 millions de mètres cubes de béton sur le front Ouest, soit l’équivalent d’une quinzaine de nos centrales nucléaires. Cela n’a pas empêché le Mur de l’Atlantique de tomber. Alors que la ligne Maginot avait été vaincue par une armée allemande mécanisée et bien entraînée, quatre ans plus tard, c’est sous les coups d’une armée supérieurement équipée et sûre d’elle-même que l’«Atlantikwall» s’est écroulé. I 1 Publications récentes de Rémy Desquesnes sur ce sujet: «Le Mur de l’Atlantique: Les batteries d’artillerie» (2012), «La bataille de Normandie» (2012), «Normandie 1944» (2009), «Le Mur de l’Atlantique – Du Mont-Saint-Michel au Tréport» (2009), Editions Ouest-France. 2 «Le Mur de l’Atlantique – Monument de la collaboration», documentaire à voir lundi 12 novembre sur RTS 2. «Ruines encombrantes et humiliantes» Du Mur de l’Atlantique subsistent aujourd’hui de nombreux vestiges. «Des fortifications allemandes seront sans aucun doute encore présentes dans 1000 ans sur les côtes de l’Europe de l’Ouest», observe l’historien Rémy Desquesnes. Pour ce natif de Cherbourg, les bunkers sont considérés par la population comme «des ruines encombrantes et humiliantes, des réminiscences de la défaite, des sousproduits de l’Occupation». «Symboles de domination, ces ouvrages évoquent dans la mé- moire le déshonneur, la collaboration, les souffrances liées aux bombardements et au travail obligatoire. A demi-ensablés dans les dunes, battus par les vents, sans âme, ces cubes de béton ont été exclus de notre patrimoine monumental et enfouis sous les ordures», commente-t-il. Et d’ajouter, avec sarcasme: «Ces monstres constituent un bon repère pour savoir si un littoral s’engraisse ou s’érode. Mais plus profondément, ils demeurent les témoins de la folie d’un homme qui rêvait d’établir, par des moyens diaboliques, la domina- tion de l’Allemagne sur l’Europe, pour un millénaire.» Aujourd’hui toutefois, alors que les blessures se sont cicatrisées, certains ouvrages de l’Atlantikwall commencent à être l’objet de mesures de protection. Quant aux célèbres plages de Normandie, où 156 000 soldats avaient débarqué le 6 juin 1944, elles font l’objet d’une demande d’inscription au Patrimoine mondial de l’Unesco. La région Basse-Normandie espère obtenir un classement pour le 70e anniversaire du débarquement, en 2014. PFY Vestiges du Mur de l’Atlantique, à Wissant, dans le Pas-de-Calais. Avec l’érosion côtière, les blockhaus sont aujourd’hui dans la mer. DR