Legrand, Legros, Lemaigre et Labelle

Transcription

Legrand, Legros, Lemaigre et Labelle
Legrand, Legros, Lemaigre et Labelle
Nom : Labelle
Prénom : Henriette
Enfin le policier accepte de prendre sa déposition.
C’est la troisième fois qu’elle se présente au commissariat. Hier matin elle s’est
adressée au policier de garde : « Bonjour, je viens pour une déclaration. » Il l’a à
peine regardée : « Ecoutez ma petite, il est midi cinq. C’est l’heure du repas. J’ai déjà
rempli une déposition ce matin. Revenez à deux heures. » Elle a repris son cabas et
à deux heures pétantes, elle était de retour. Personne à l’entrée du commissariat.
Sur la porte du bureau une pancarte: « En conférence », écriteau démenti par les
ronflements sonores qui percent à travers la porte. Elle est restée dans la cour à
guetter le policier. En fin de journée, il est revenu à son poste. « Ecoutez, ma petite,
il est sept heures du soir. Il fait un froid de gueux. Il y a du verglas sur les routes. Estce que cela ne peut pas attendre demain ? »
Ce matin, dès l’ouverture, elle entre dans le commissariat ; elle est petite, blonde,
soignée, un anorak rouge ; elle porte un panier de marché en osier ; une odeur
doucereuse pénètre avec elle. Enfin, le policier ouvre un grand cahier : «Bon, ma
petite je vais enregistrer une main courante, votre nom ? » Elle pose son panier et
répond : « Labelle, Henriette »
-
Qu’avez-vous à déclarer ?
Le fixant de ses grands yeux clairs à travers une frange trop longue, elle
murmure : « Un meurtre »
Il sursaute : « Bien. Qui a été tué ? »
-
Un homme
-
Quel homme ?
Elle hésite : « Un homme. Il a de la barbe. »
-
Comment s’appelle-t-il ?
1 -
Il s’appelle…
-
Bon reprenons, vous déclarez le meurtre d’un homme barbu.
-
Non.
-
Non quoi ?
-
Il n’est pas barbu.
-
Vous venez de dire que cet homme avait de la barbe.
-
Oui.
Le policier Legrand est un petit gros, sanguin. Il s’énerve, son visage vire au rouge,
puis au violet ; il se lève, rentre dans le bureau. Quelques minutes plus tard, un petit
homme sec, au teint bilieux, en ressort ; il prend le grand cahier :
-
Je suis l’inspecteur Legros. Reprenons. Vous avez déclaré vous appeler Labelle
Hélène.
-
Non.
-
Comment, non ?
-
Pas Labelle Hélène, Labelle Henriette.
-
Labelle Henriette, vous dites être témoin du meurtre ?
-
Quel meurtre ?
-
Vous déclarez qu’un homme barbu a été tué.
-
Non, pas un homme barbu.
-
Êtes-vous venue ici pour déclarer un meurtre oui ou non ?
-
Oui.
-
Quand ?
-
Hier.
-
Le meurtre a eu lieu hier ?
-
Non, ce n’était pas hier.
-
Vous venez de dire hier.
-
Oui, hier, je voulais déclarer le meurtre, mais ce n’était pas possible.
A ce moment l’inspecteur Legros se met à frotter frénétiquement sa moustache avec
son stylo, signe évident d’énervement.
-
Ce meurtre a eu lieu quand ?
-
Avant-hier.
-
Donc il y a deux jours.
2 -
Non, avant.
-
Avant quoi ?
-
Avant que je vienne ici, hier.
-
Ce meurtre a été perpétré quel jour ?
-
Aujourd’hui je ne sais plus. Je ne sais plus rien. Hier je savais.
-
Et où cela s’est-il passé ?
-
Là-bas.
-
Où, là-bas ?
Elle réfléchit : « Loin »
-
Où ?
-
Dans la cave.
-
Quelle cave ?
-
Rue de Paris.
-
Dans une cave, rue de Paris.
-
Oui, rue de Paris, dans la cuisine.
L’inspecteur Legros balaye frénétiquement sa moustache, cette fois avec la plume
de son stylo. Sa moustache vire au bleu.
-
Comment a-t-il été tué ?
-
Sûrement un poison.
-
Un poison ?
-
Un poison violent.
-
Quel poison ?
-
Un poison pour rat.
-
Et qui l’a tué ?
-
Une femme, avec un couteau.
L’inspecteur Legros s’enfonce le stylo dans le nez. Il hurle :
-
Quelle femme ? Quel couteau ?
-
La femme qui faisait la cuisine avec le grand couteau à découper.
-
Vous me dites qu’un homme a été tué, vous ne savez pas qui, ni par qui ni où.
Vous me faites perdre mon temps.
Cette fois, l’inspecteur se lève, prend son plus beau sourire, sous sa moustache
bleue, tend la main à la jeune fille : « Mademoiselle, votre collaboration nous a été
très utile. Nous vous en remercions. Nous prendrons les mesures nécessaires. »
3 La jeune fille se lève, ramasse son panier, marmonne un au revoir et sort.
L’inspecteur Legros soupire : « Bon, on classe l’affaire, Legrand, tu vérifieras tout de
même si on nous a signalé la disparition d’un homme barbu, ou d’un homme sans
barbe. Pendant que tu y seras, vois si quelqu’un s’est échappé de l’hôpital
psychiatrique. »
- D’accord, chef, je fais ça quand ? Demain ?
L’inspecteur Legros rugit : « Non, hier, hier ! »
Les soucis de la journée empêchent certains de dormir. D’autres trouvent dans le
sommeil l’oubli de leurs problèmes. Le policier Legrand est de ceux-là. Aussi, le
lendemain, il est à son poste dès neuf heures, le sourire aux lèvres. Il s’apprête à
siroter un petit café. La porte s’ouvre, l’étrange odeur monte à ses narines. Il lâche
sa tasse et pousse un juron : la jeune fille, est là, devant lui, son panier à la main.
-« Bonjour. Je viens pour la déclaration.
- Vous l’avez déjà faite hier.
- Il faut que je recommence. J’ai oublié quelque chose. »
Legrand fait de l’ironie : « La mémoire vous est donc revenue. Vous voulez ajouter
quoi ? »
-
On ne peut pas le laisser comme ça, sans enterrement, sans prières.
-
Qui ?
-
Le mort.
-
Pour l’enterrer, il faudrait déjà avoir le corps
-
C’est pour ça que je suis revenue. Pour le corps.
-
Où est-il ?
-
Dans la cave.
-
Dans la cave ? Quelle cave ?
-
Il n’est plus dans la cave. Il a disparu.
Aujourd’hui l’inspecteur Legros est absent, malade, le foie, c’est le stress au travail.
Alors le policier Legrand va chercher le commissaire Lemaigre. C’est un bel homme,
son éternelle pipe à la bouche, éteinte pour cause de loi antitabac. Ils se relaient
auprès de la jeune fille. Les rôles sont inversés. D’ordinaire ce sont les policiers qui
retiennent les interpellés au commissariat, jusqu’à ce qu’ils craquent. Aujourd’hui
4 c’est la jeune fille qui ne les lâche pas. Et ils vont craquer. Elle explique, cet homme
mort, avec de la barbe, tué par poison, non étranglé, non égorgé, dans une cave, rue
de Paris non, rue des écoles, non dans une cuisine, non dans les bois. A la fin de la
journée, Legrand et Lemaigre sont au bord de la crise de nerfs. Legrand est mûr
pour avouer être l’assassin du barbu. Lemaigre en est à sa deuxième boîte de
calmants. Il a alerté la France entière. Personne n’est porté disparu. Legrand a
vérifié toutes les caves et toutes les cuisines, rue de Paris, rue des écoles. A vingtheures, le commissaire Lemaigre met la jeune fille à la porte : « Nous menons
l’enquête, n’ayez crainte. Vous pouvez dormir tranquille. » Elle leur souhaite bonne
nuit et sort.
La nuit n’est bonne ni pour le policier Legrand ni pour le commissaire Lemaigre. Seul
l’inspecteur Legros est en forme après une journée de repos. Mais quand il voit
revenir la jeune fille à neuf heures, son humeur dégringole. Il reprend la main
courante de l’avant-veille, puis de la veille, évite les questions, pour esquiver les
réponses : « Un homme a été assassiné, avec barbe mais pas barbu, vous ne
connaissez pas son nom, vous ne savez pas où il est, qui l’a assassiné, ni où, ni
comment, ni pourquoi et ce n’est pas grave. Chaque jour des hommes se font
assassiner, dont vous ne connaissez pas les noms, ni pourquoi ils se sont fait
assassiner, ni où, ni comment et ce n’est pas grave. Vous pouvez rentrer chez
vous. »
« Mais c’est faux, celui-là, je sais où il est, au moins en partie, sinon, je ne serais pas
là et lui non plus. » Ils s’y mettent à trois, Lemaigre, Legros et Legrand pour l’éjecter
du commissariat. Henriette Labelle se retrouve sur le trottoir. Le commissaire
Lemaigre ferme la porte à clé derrière elle. A ce moment l’inspecteur Legros renifle :
« Bizarre il y a toujours cette odeur. » Le policier Legrand désigne le panier resté au
sol, Legros l’ouvre, deux yeux les regardent, deux yeux dans une tête, la tête d’un
homme chauve avec une barbe de trois jours.
Marie BOUGNET
2ème Prix Collège Enseignants/Chercheurs/Administratifs
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