Approches de l`oral - Atelier des Sciences du Langage

Transcription

Approches de l`oral - Atelier des Sciences du Langage
Jacques BRES
Le 15 septembre 2009
Bureau H210, réception : 1er semestre : mercredi 17h20 ; 2è semestre : lundi 11h20
04 67 14 22 29
mel : [email protected]
Master 1 sciences du langage, UE5 V15SLA1
Approches de l’oral
Précisions
1. Cette unité d’enseignement relève du master 1 de Sciences du langage. Elle peut également
être prise dans le cadre du master 1 de Lettres modernes.
2. Elle se composait les années précédentes, de 2 parties : la prosodie (M. Embarki), le récit
oral (J. Bres). M. Embarki ayant obtenu sa mutation dans une autre université, le cours se
composera cette année de la seule partie sur le récit oral, que je développe plus longuement.
La totalité du cours est dans cet envoi.
4. Ce cours se suffit à lui-même. Les indications bibliographiques ne sont absolument pas
indispensables. Elles représentent des ouvertures complémentaires pour ceux qui ont le temps
(et l’intérêt) d’approfondir. Mais leur lecture, absolument facultative, ne conditionne en rien
la réussite à l’examen, qui tient à la seule maîtrise du cours lui-même.
Ces références bibliographiques (ouvrages, articles de revue) – pour ceux qui ne seraient pas
découragés par mon propos antérieur ! - sont pour la plupart disponibles à la bibliothèque
universitaire ou à la bibliothèque des Sciences du Langage (bâtiment H). Pour cette dernière,
demander les heures d'ouverture au secrétariat des Sciences du Langage (67.14.21.24).
5. Je vous propose un devoir facultatif, à m'adresser avant la date butoir du 1er décembre
2009. C’est exactement ce type de sujet que vous aurez à traiter lors de l’examen.
6. Contrôle des connaissances : une épreuve écrite de 2 heures. Type d’épreuve : sujet proposé
dans le devoir facultatif (point 5.).
7. Une rencontre est en principe prévue, dans le cadre général du master, dont je ne connais
pas encore la date, qui vous sera précisée ultérieurement. Pour cette rencontre, il est
indispensable d'avoir lu et travaillé le cours. Je ne ferai que répondre aux questions qui me
seront posées. Pensez donc à les préparer.
8. N'hésitez pas à m'écrire à l'Université ou à me contacter pour tout éclaircissement souhaité.
Bon courage pour cette année de travail !
Chapitre 1
Présentation générale du cours
La parole orale, à l’égal de la production écrite, se réalise à travers des genres du discours
qu’elle structure fortement à partir de ce qui fait sa spécificité : de se produire en interaction
entre (au moins) deux interlocuteurs. On étudie le genre du récit oral conversationnel, en
montrant comment la situation d’interaction informe le récit oral à tous les niveaux de sa
production : apparition dans la conversation, textualité, structure interne. L’analyse est
conduite à partir d’un corpus de récits relevés dans des conversations familières.

Plan du cours
Chapitre 1 : introduction -------------------------------------------------------------- p.2
Chapitre II : Récit et science du récit : la narratologie ------------------------- p. 3
Chapitre III : Genres du discours, types de textualité -------------------------- p. 4
Chapitre IV : Récit oral conversationnel et textualité narrative -------------- p. 6
Chapitre V : Structure du récit oral conversationnel ---------------------------p. 14
Chapitre VI : Les temps verbaux du récit oral ----------------------------------- p. 26
Chapitre VII : Récit et temps verbaux -------------------------------------------- p. 36
Chapitre VIII : Récit et relation de progression non inclusive ------------- p. 51
Chapitre IX : Récit oral, récit écrit ------------------------------------------------p.69
Chapitre X : corpus -------------------------------------------- ----------------------p. 80
Bibliographie ------------------------------------------------------ ---------------------- p. 84
Devoir et correction _-------------------------------------------- ---------------------- p. 85
Devoir d’entraînement : sujet -------------------------------------------- ------------ p.87
L’objet de ce cours est de décrire le fonctionnement du récit oral conversationnel. Son objectif
pédagogique : la maîtrise des notions de : genres du discours, textualité narrative, récit
minimal, proposition narrative / non narrative, structure du récit.
Les notions sont présentées et illustrées à partir de récits extraits d’interactions verbales
relevant essentiellement de conversations, et secondairement d’interviews.
Chapitre II
Récit et science du récit : la narratologie. De l’écrit à l’oral
1. La narratologie structurale : le récit écrit
S’il est un genre du discours qui a été l’objet de toutes les attentions jusqu’à la fin des années
70, c’est bien le récit. Signe de cette activité, la production d’un terme qui prend en charge ce
champ d’études : narratologie.
Ce terme a été proposé en 1969 par T. Todorov, dans sa Grammaire du Décaméron (Paris,
Mouton) : « cet ouvrage relève d’une science qui n’existe pas encore, disons la narratologie,
la science du récit ».
A cet engouement extrême, plusieurs explications, dont celle-ci : la narratologie s’est
constituée et développée dans le cadre de l’analyse structurale, en prolongement des travaux
de Propp sur le conte merveilleux (1929, Morphologie du conte), et des recherches des
formalistes russes. Se présentant comme une des formes textuelles apparemment
monologique, le récit convenait à une théorisation construite sur le modèle d’une linguistique
de la langue.
L'analyse narrative, conduite par la narratologie structurale (notamment Barthes 1966, Greimas 1966,
1976), en prenant appui sur la linguistique, ne s'est guère appliquée pendant longtemps qu'aux récits
résultant de la textualisation de l'écrit, le plus souvent littéraire. L'étude des contes, si abondante,
n'échappe pas à cette réduction qui a notamment pour effet d'évacuer la prise en compte de la situation
d'interlocution. Non que cette situation n'existe pas mais elle s'y présente avec moins d'évidence, d'une
façon plus diffuse.
2. Le récit oral : enfin Labov vint…
Le déplacement dans les études narratives viendra des branches des
sciences humaines qui n’opèrent pas en chambre... ou en bureau, mais sur le
terrain : psychologie, sociologie, sociolinguistique. La psychologie s'est intéressée
principalement à l’activité cognitive de résumé ; ce n’est qu’assez récemment qu’elle aborde
la production elle-même du récit. La sociolinguistique, en la personne de Labov, a ouvert la
voie à l’étude du récit oral en situation d’interaction. Nous présenterons cette théorisation.
Elle nous est accessible à travers cinq textes (Labov et Waletzky 1967; Labov 1972; Labov et
Fanshel 1977; Labov 1981, Labov 1997 ) qui - au-delà de minimes
variations - forment une unité : nous verrons qu’ils permettent de définir la textualité narrative
(chapitre IV) , ainsi que la structure du récit (chapitre V).
Chapitre III
Genres du discours, types de textualité
Le genre du discours que nous étudierons est le récit oral conversationnel, qui relève de la
textualité narrative.
1. Genres du discours
La notion de genre, travaillée en poétique (les genres littéraires) et en rhétorique (les genres
oratoires), ne faisait pas partie des outils conceptuels de la linguistique, pas plus que de ceux
de l'analyse du discours. Bakhtine (1952-1953) en fait un concept heuristique permettant de
penser concrètement l'articulation langue-discours.
La production du discours, oral comme écrit, est structurée par les genres du discours. La
linguistique développée par de Saussure, en opposant aux prescriptions sociales de la langue,
la liberté individuelle de la parole, n'a pas vu que la parole pour advenir devait se mouler dans
un genre, c'est-à-dire se soumettre non seulement aux formes de la langue mais également aux
« formes de combinaison de ces formes de langue » (Bakhtine, op. cit. : 287), autrement dit
aux genres. Prendre la parole, c'est non seulement le faire dans telle ou telle langue, mais
également dans tel ou tel genre, qui impose ses contraintes comme la langue impose les
siennes (même si celles-là sont généralement moins fortes que celles-ci).
Ces formes abstraites, relativement stables, que sont les genres du discours sont liées aux
différents domaines de l'activité humaine qui en déterminent le contenu thématique, le style et
la structure. P. ex. le domaine de l'activité politique, dans un pays comme la France —
politiquement démocratique et technologiquement médiatisé —, a partie liée avec (entre
autres genres du discours) l'interview politique télévisée.
Les genres du discours se signalent notamment par les propriétés suivantes :
— multiplicité : les genres du discours sont nombreux, voire innombrables. Bakhtine
cite à titre d'exemple, la réplique brève du dialogue, le récit familier, les différentes formes de
lettres, le commandement militaire, les documents officiels, la publicité, l'exposé scientifique,
le dicton, le roman, le contrat, les félicitations, les salutations… Leur inventaire méthodique
comme leur classement reste à faire. Cette multiplicité tient à ce que les genres procèdent des
multiples sphères de l'activité humaine, chacune d'elles produisant au fur et à mesure de son
développement et de sa complexification des genres toujours plus complexes et nombreux.
— hétérogénéité : quel rapport entre des condoléances et un roman ? La disparité des
genres — notamment quant à la taille du discours qui les réalise — rend difficile la définition
de leurs caractéristiques générales.
— variabilité des contraintes qu'ils imposent : si certains genres sont fortement
standardisés dans des rituels au point de ne laisser aucune liberté au sujet parlant qui ne peut
que reconduire des formules stéréotypées— condoléances, commandement militaire, prière —
, d'autres laissent plus d'initiative à la créativité : conversation, roman, exposé scientifique.
— mode d'être : si certains genres font l'objet d'un apprentissage spécifique et d'une
explicitation théorique (genres littéraires, genres oratoires), la plupart d'entre eux s'acquièrent
simultanément à l'apprentissage de la langue de façon implicite, le sujet parlant pouvant
parfaitement les maîtriser tout en ignorant jusqu'à leur existence théorique (p. ex. le
compliment, ou le récit conversationnel). « Comme Jourdain chez Molière, qui parlait en
prose sans le soupçonner, nous parlons en genres — variés — sans en soupçonner
l'existence » (op. cit. : 284).
La notion de genre apparaît aujourd'hui comme fondamentale en analyse du discours : tout
discours se réalisant dans (au moins) un genre, et le genre déterminant les thèmes, le style et
la structure du discours, il apparaît notamment heuristique de mettre en relation discours et
genre pour étudier leur interaction.
2. Le récit oral conversationnel en tant que genre du discours
Le récit oral conversationnel (désormais ROC) est un genre du discours, que l’on trouve
enchâssé dans les interactions verbales de la conversation. Le récit littéraire peut à soi seul
constituer une unité autonome – L’Etranger p. ex d’Albert Camus, commence par la phrase
célèbre : « Aujourd’hui, maman est morte, ou peut-être hier », préparée par aucun élément, et
cela ne choque personne. Le ROC, à l’inverse, est toujours contextualisé :
- avant et après le récit, il y a de la conversation, à laquelle le ROC est fortement lié.
On verra qu’il y a des stratégies pour entrer en récit et sortir du récit.
- il se produit entre interlocuteurs bien réels, l’un assurant le rôle de narrateur (celui
qui raconte) ; l’autre (les autres), le / les narrataires (celui / ceux à qui est raconté le récit).
Le ROC est toujours enchâssé dans la conversation. Remarquons que certains récits littéraires
écrits mettent en scène cet enchâssement : pensons au récit de Manon Lescaut, ou à certains
contes de Maupassant qui se présentent comme produits en situation d’interaction verbale
(Les Contes de la bécasse).
Nous n’en dirons pas plus pour l’instant sur le ROC en tant que genre dans la mesure où notre
objet est précisément de le décrire finement.
3. Types de textualité, textualité narrative, récit oral conversationnel
Les textes, oraux comme écrits, sont faits (le plus souvent) d’énoncés qui s’enchaînent de
façons différentes en fonction du type de textualité dont ils relèvent : un texte descriptif ne
progresse pas de la même façon qu’un texte argumentatif p. ex.
On distingue différents types de textualité : descriptive, narrative, argumentative, informative
(Adam 1999). Le récit oral conversationnel relève de la textualité narrative, que nous
décrirons précisément au chapitre IV.
Conclusion
La textualité narrative informe différents genres du discours : roman, conte, faits divers,
compte rendu, etc., et notamment le ROC. Nous allons analyser dans le chapitre IV en quoi
précisément elle consiste, ce qui nous permettra de définir le récit minimal.
Chapitre IV
Récit oral conversationnel et textualité narrative
Les différents types de propositions
La question de ce qui fait d'un récit un récit, à savoir la narrativité, a été largement débattue à
la suite des travaux de Propp sur la morphologie du conte (1928 / 1970). Elle a longtemps été
au centre des réflexions structuralistes (Barthes 1966) et sémiotiques (Greimas 1966, 1976).
Plus récemment, Ricœur 1985, dans une approche herméneutique, lui a consacré une somme
volumineuse dans laquelle il place au principe de la narrativité le concept de mise en intrigue.
Sera présentée ici la seule approche praxématique, développée in Bres 1994, qui permet de
faire le lien avec les travaux de Labov (cf. infra).
.
1. Narrativité et mise en ascendance
Je reprends ici l’article Narrativité, écrit par moi-même dans Détrie et al. 2001.
La textualité narrative résulte de la mise en ascendance du temps, c'est-à-dire de la
représentation du temps comme se déroulant du passé en direction du futur : face au destin, de
cours descendant (du futur au passé), l'Histoire p. ex., en tant que récit, consiste à relater les
événements dans l'ordre ascendant dont se construit le sujet tant individuel que social, c'est-àdire en remontant du plus lointain passé vers le présent. Le récit apparaît structuré par cette
appréhension active de la fluence temporelle, tant au niveau macrostructural qu'au niveau
microstructural.
1. Ascendance macrostructurale. Le temps raconté d'un récit a toujours structure ascendante,
que les événements référentiellement visés soient d'ordre expérienciel ou fictionnel. Pierre
Prion, Scribe (récit autobiographique du XVIIé siècle) parcourt la période de temps 16871759 comme Les Misérables le font pour la période 1815-1833 : dans l'ordre progressif que
marque notamment la datation. Et il en va apparemment ainsi de tous les récits du monde.
Certes cet ordre progressif peut être le lieu d'anachronies (proleptiques (anticipation), mais
surtout analeptiques (flash back), Genette 1973). Mais ces anachronies ne contestent
localement et explicitement la mise en ascendance — l'analepse est signalée comme telle
notamment par des circonstants thématiques : Deux ans plus tôt… — que pour mieux
souligner sa réalisation globalement et implicitement. Il faut attendre certains romanciers
contemporains comme C. Simon ou G. Garcia Marquez pour voir remise en cause la mise en
ascendance macrostructurale, par là même le récit, et au-delà le sujet : la mise en question du
récit passe par la mise en question du principe d'ascendance qui est à la base de sa production,
et du sujet à partir duquel il s'organise et qu'il organise.
2. Ascendance microstructurale. Au niveau interphrastique des unités de la narration, il
apparaît que l'enchaînement des propositions narratives est régi par le même principe
organisationnel, cf. infra 2.1.
3. Ascendance verbo-temporelle : les temps fondamentaux qui narrent les événements du
premier plan — passé simple (récit écrit), passé composé, présent — mettent en ascendance le
temps impliqué par le procès. Soit l'exemple suivant, de récit de chasse, extrait du corpus,
texte 10 :
(0) je tire une grive elle va pas se tomber j'y coupe l'aile elle va tomber dans l'eau / oh Verre [rivière locale]
marchait eh (eh oui E) / vite avec une bûche je l'ai ramassée eh
C'est effectivement sur les présents (tire, va, coupe) et le passé composé (ai ramassée) que le
temps raconté progresse, alors qu'avec l'imparfait (marchait) il semble piétiner : tire, va,
coupe, ai ramassée introduisent chacun un nouveau point référentiel, mais pas le verbe à
l'imparfait marchait : l'acte de marcher (‘la rivière coulait’) était vrai avant que n'arrive au
temps les actes de tirer, couper, aller, ramasser. Nous analyserons cela dans le chapitre VI.
La textualité narrative est structurée, à ses différents niveaux, par la représentation ascendante
du temps, laquelle s'origine dans la praxis définitoire de notre espèce qui fait de l'homme un
être utilisant le temps qui le détruit pour (se) construire. Le lien entre l'homme et le récit n'est
pas métaphorique mais consubstantiel : nous sommes, tout autant que des « hommes de
parole » (Hagège 1985) des hommes de récit.
2. Ascendance interphrastique, jonction temporelle
2.1. Proposition narrative
Comme nous l’avons dit au chapitre 2, la sociolinguistique, en la personne du sociolinguiste
américain W. Labov, a ouvert grandes les portes à l’analyse du récit oral conversationnel.
Cette théorisation nous est accessible à travers cinq textes (Labov et Waletzky 1967 ; Labov
1972 ; Labov et Fanshel 1977 ; Labov 1981, Labov 1997). Nous nous intéresserons ici au
critère de la jonction temporelle que pose Labov pour définir ce que j’appellerai l’unité de
base de la textualité narrative, à savoir la proposition narrative (désormais PN).
Labov pose la catégorie temps au principe de la narrativité. Le récit oral est défini comme une
suite d'au moins « deux propositions temporellement ordonnées » (1972 : 296). « Any
sequence of clauses which contains at least one temporal juncture is a narrative » (1977 : 28).
La jonction temporelle est de l'ordre de la successivité : pour qu'il y ait récit, l'événement
rapporté dans la seconde proposition doit être postérieur à celui rapporté dans la première.
Distinguons entre ordre des propositions narratives (a, b,...) selon leur production en temps du
raconter et ordre des événements rapportés (temps raconté) postulé par ces propositions (El,
E2...). Soit l'exemple célèbre (Sacks 1974) :
(1)
(a) the baby cried (le bébé a pleuré)
(b) the mamy picked it up (la maman l’a pris dans ses bras)
II y a récit, parce que l'ordre des propositions narratives (a, b) reproduit celui des événements
(El : les pleurs du bébé; E2 : le geste maternel). La permutation de l'ordre des propositions
narratives transforme ce mini-récit en un autre mini-récit :
(2)
(a) the mamy picked up the baby
(b) it cried
dans lequel E 1 = le geste maternel et E2 = les pleurs du bébé. Soit, selon la règle post hoc
ergo propter hoc (‘après cela, donc à cause de cela’) :
— dans 1 : la maman a pris le bébé dans ses bras parce qu’il pleurait;
— dans 2 : le bébé a pleuré parce que la maman l'a pris dans ses bras.
La jonction temporelle (en français : puis, ensuite, alors...) n'a pas besoin d'être
systématiquement explicitée. Le narrataire d'un récit posera automatiquement entre PN1 et
PN2, en appui sur ses connaissances du monde, un rapport d'antériorité à postériorité.
A l'inverse de la sémiotique de l'École de Paris (Greimas) qui dénie toute dimension
organisatrice au temps, mais aussi contre Ricoeur qui pose que le lien temps/ récit s'effectue
par la catégorie de la temporalité, Labov rapporte la narrativité à la seule succession
chronologique. Il justifie la nécessité de l'ordre temporel progressif par sa fonction
référentielle : « the temporal sequence of narrative is an important defining property which
proceeds from its referential function » (1967 : 20). Les propositions narratives « recapitulate
experience in the same order as the original events » (ibidem, 21).
2.2. Textualité narrative, récit minimal
Remarquons la puissance explicative des propositions de Labov. En poursuivant sa réflexion,
on peut dire que la jonction temporelle est le critère de la textualité narrative : pour qu’il y ait
textualité narrative, il faut que l’on ait au moins dans le texte étudié 2 PN. Le critère de nonpermutabilité qui permet de définir précisément en quoi consiste la textualité narrative, permet
du même coup de définir le récit minimal : pour qu’il y ait récit, il faut qu’il y ait au moins 2
PN. Les textes (1) et (2) sont des récits, mais pas (3) ni (4) :
(3) hier, j’ai rencontré la femme de ma vie
(4) une bombe a explosé en plein centre de Bagdad
(3) et (4) sont des textes à une seule unité : des informations. Comme tels, ce ne sont pas des
récits. Mais ces informations peuvent être narrativisées. Ainsi (3) comme (4) deviennent des
récits minimaux en (5) et (6) :
(5) hier j’ai rencontré une femme extraordinaire
et j’ai décidé de l’épouser
(6) une voiture-suicide s’est jetée contre le barrage de police
la bombe qu’elle contenait a explosé
Prenons le texte 1 du corpus :
(7) Déclaration de Lionel Jospin sur le perron de l’Elysée, juin 1997
le président m’a proposé de me nommer premier ministre et j’ai accepté
Ce texte qui relève du genre de la déclaration, a structure narrative. On peut le réécrire en 2
PN :
(7’)
PN1 le président m’a proposé de me nommer premier ministre
PN2 et j’ai accepté
On ne saurait inverser l’ordre des deux propositions :
(7’’)
*PN1 j’ai accepté
PN1 et le président m’a proposé de me nommer premier ministre
Il en va de même du texte 2 du corpus :
(8) Interview TV. Un coureur cycliste est sollicité par l’animateur pour raconter sa victoire d’étape du Tour de
France :
A1 — alors racontez-nous: comment ça s'est passé? vous aviez décidé de: d'attaquer:
B2 — bé:: j'ai attaqué à vingt kilomètres de l'arrivée et:: j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la ligne
C3 — il fallait le faire tout de même hein
Le tour de parole (B2) relève de la textualité narrative et a structure de récit minimal : on peut
le réécrire en 2 PN :
(8’)
PN1 bé::j'ai attaqué à vingt kilomètres de l'arrivée
PN2 2 et:: j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la ligne
Ce que vérifie le test de l’impossibilité de la permutation :
(8’’)
*PN1 j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la ligne
PN2 et j'ai attaqué à vingt kilomètres de l'arrivée
3. Les différents types de propositions du récit oral
Si la textualité narrative est faite de PN, à savoir d’unités non permutables, il serait erroné de
croire que le récit oral, en tant que genre, est fait seulement de PN. Il peut contenir également
des propositions non narratives.
Labov distingue, à côté des propositions narratives (non déplaçables), des propositions libres
(de déplacement libre); limitées (de déplacement limité). Soit le récit suivant (Labov 1967 :
16) dont nous donnons d'emblée la transcription en propositions :
(9) (Were you ever in a situation where you were in serious danger of being killed ?)
Oal8 yeah I was in the Boy Scouts at the rime
lbl7 and we was doing the 50-yard dash
2c16 racing
3dl5 but we was at the pier, marked off
4e14 and so we was doing the 50-yard dash
5fl3 there was about 8 or 9 of us, you know, going down, coming back
6g0 and, going down the third rime, I caught cramps
0h0 and I started yelling « Help ! »
0il but the fellows didn't believe me, you know,
Ij0 they thought I was just trying to catch up because I was going on or slowing down
0kl so ail of them kept going
110 they leave me
0m3 and so I started going down
13n5 Scoutmaster was up there
6o3 he was watching me
7p2 but he didn't pay me no attention either
0q0 and for no reason at all there was another guy, who had just walked up that minute...
0r0 he just jumped over
0s0 and grabbed me
— Les 6 premières propositions (a —> f) ainsi que la proposition n sont des propositions
libres : elles ne sont pas reliées par une jonction temporelle et pourraient être déplacées dans
tout le récit sans changer son interprétation sémantique. Pour chacune d'elles, le groupe de
déplacement («displacement set » : propositions avant et après lesquelles une proposition peut
être déplacée) est équivalent à l'ensemble des propositions du récit, soit 18. Par exemple pour
la proposition d, indiciée 3dl5 : 3+15=18.
— Les propositions o et p sont des propositions limitées, en ce sens que leur déplacement est
restreint. Elles auraient pu être énoncées :
- antérieurement, mais obligatoirement après la proposition h, à savoir après les
tentatives du héros pour attirer l'attention du chef de patrouille;
- postérieurement, mais obligatoirement, avant la dernière proposition. Sinon, on aurait
l'impression que c'est non le cri du noyé en puissance (proposition h) mais l'aide du copain
(proposition s) qui a attiré l'attention du chef de patrouille.
— Les autres propositions (g, h, i, j, k, l, m, q, r, s) sont des propositions narratives, en ce
sens qu'elles sont temporellement ordonnées. Si l'on inverse, p. ex., l'ordre des propositions
h/i en i/h on a un autre récit : l'appel au secours (h) n'entraîne plus l’incrédulité (i) ; il est
motivé par elle. Le groupe de déplacement d'une proposition narrative n'inclut pas la
précédente ou la suivante : ainsi la première PN g est écrite : 6go. Ce qui signifie qu'elle aurait
pu être énoncée avant les six propositions libres antérieures, mais pas après la proposition
narrative h postérieure.
Ajoutons que Labov distingue, à l'intérieur des propositions narratives, les propositions
coordonnées : dans le récit cité, les propositions [i et j ] et [k et l] sont coordonnées. Ces
propositions ont des groupes de déplacement identiques : leur permutation ne change pas le
sens du récit, qui aurait aussi bien pu présenter l'ordre [j et i ], et [l et k ].P. ex, en ne prenant
que le premier couple :
(9’)
Ij0 the fellows thought I was just trying to catch up because I was going on or slowing down
0il they didn't believe me, you know
Les propositions coordonnées correspondent sémantiquement à des reformulations ou à des
reprises : elles sont en relation globale de synonymie. Elles verbalisent un seul et même
événement sous deux aspects.
Dans la mesure où la textualité narrative est définie par la jonction temporelle, la narrativité
semble assurée par les seules propositions narratives. On peut effectivement réduire le récit
cité aux seules propositions narratives : g, h, i-j; k-l, m, q, r, s.
Mais à quoi servent donc les propositions libres et limitées ? Sont-elles secondaires, voire
superfétatoires ?
Les propositions narratives assurent la « fonction référentielle » qui n'est pas le tout du récit.
Réduit au seul « squelette » narratif, un tel récit est « vide », « sans orientation » : « it may
carry out the referential function perfectiy and yet seem difficult to understand. Such a
narrative lacks significance : it has no point » (1967 : 33). Il ne réalise pas la fonction
évaluative tout aussi essentielle, qui est prise en charge par les propositions libres et limitées.
Nous dirons que les propositions narratives prennent en charge la dimension événementielle
du récit (le fait que le récit raconte quelque chose), les propositions libres et limitées, sa
dimension interactive (le fait que le récit soit adressé à quelqu’un). Cette double dimension
correspond à la double complémentation du verbe raconter :
Raconter (i) quelque chose (propositions narratives) (ii) à quelqu’un (propositions non narratives)
Les propositions narratives sont obligatoires : sans au minimum 2 PN, pas de textualité
narrative et donc pas de récit ; les propositions non narratives sont facultatives : les
occurrences (1), (7) et (8) n’en comportent pas.
4. Transcription du récit en propositions
La transcription du récit en propositions – nous ne conserverons que la distinction proposition
narrative / proposition non narrative (catégorie dans laquelle nous incluons les propositions
libres et les propositions limitées de labov) est absolument capitale pour permettre l’analyse
du récit. Je précise deux points :
- l’ensemble syntaxique principale + subordonnée ne forme qu’une seule proposition
(au sens de Labov). Ainsi, dans le récit de la noyade évitée :
Ij0
they thought I was just trying to catch up because I was going on or slowing down
Les subordonnées complétive (“I was just trying to catch up”) et circonstancielle (“because I
was going on or slowing down”) appartiennent à la même unité que la principale (“They
thought”).
- l’ensemble syntaxique principale + proposition au discours direct ne forme
également qu’une seule proposition :
0h0 and I started yelling « Help ! »
Il est fondamental que vous vous entraîniez à cet exercice. Lors de l’examen, vous aurez à le
faire. Je vous propose donc à la fin de ce chapitre un exercice d’entraînement, suivi de la
correction. Faites l’exercice (assez long !!!: faites-le en plusieurs fois !), puis vérifiez sur la
correction votre travail.
Conclusion
Le récit oral est un genre qui relève de la textualité narrative : à ce titre, il est composé d’au
moins 2 PN qui assurent la fonction référentielle de ce genre du discours. Mais il est composé
également, le plus souvent, de propositions non narratives, qui assurent la fonction
interactive. Les PN forment le premier plan du récit, les propositions non narratives, son
arrière-plan.
Exercice
Transcrire en propositions (narratives et non narratives) les plages narratives des textes 4, 5, 6,
8, 9, 10. Mettre en italiques les PN.
Correction
4. Conversation père/fils lors du goûter
1 je vais te raconter
2 tu vas voir
3 alors à la récré y avait Jean qui nous embêtait
4 alors il:: il::
5 nous on jouait tranquillement aux billes avec mes copains
6 et tout d'un coup on le voit qui:: qui:: qui nous volait des trucs (ouais B) /
7 alors on se met à courir derrière lui /
8 et je commence par lui donner un coup de pied / (ouais)
9 et puis après il a voulu: il a voulu se bagarrer avec Joseph /
10 et puis Joseph il l'a calmé quoi /
11 et Pierre il l'a plaqué par terre pour qu'on en parle plus /
12 et le maître il nous a pas il nous a pas engueulé ni rien
13 il a trouvé que c'était normal qu'on:: …
Les propositions 12 et 13 sont des P. narratives coordonnées
5. Récit recueilli dans le cadre de l’interview d’une gardienne de WC de gare
1 ah un jour y a un monsieur
2 « un franc »
3 « moi je paye pas un franc »
4 alors je lui dis « écoutez monsieur soyez raisonnable/ c’est ma paie j’ai rien d’autre pour
vivre »
5 « nononon moi j’ai pas cent »
6 alors il quand même il se retourne
7 il me dit « les voilà vos un franc »
8 et il me les jette comme on jette un :
9 un un chien des fois on lui donne
10 on lui jette pas le bout de pain
11 on lui donne à ::: la gueule hein (mmB)/
12 alors il se retourne
13 puis il me dit « ben :: pour ce prix-là vous pourriez me la prendre me la secouer et me la
ranger : et me l’essuyer »
14 j’ai dit « ah oui ! puis quoi encore »//
15 mais vous pouvez pas vous imaginer ce qu’on peut entendre ici
6. Récit recueilli dans le cadre de l'interview d'un habitant du quartier des Beaux-Arts
P1 y y a des trucs qui sont un peu décevants d'ailleurs
P2 moi je vais au marché
P3 au marché je parle au marché: découvert quoi sous marché: en plein air / qui est de
l'autre côté de la:: à la rue Prudon à la place qui a à la rue Prudon là / eh au fond
de la rue Prudon
P4 mais:: l'autre fois j'ai demandé à une femme combien les les les courgettes
P5 elle m'a dit 19F 90 ou un truc comme 19f /
P6 alors j'ai dit
P7 je les avais vues la veille chez l'épicière à 17F /
P8 alors c'est mesquin ce que je dis mais enfin (rire de A, mmB)
P9 ça fait quand même:
P10 on on a
P11 avant au au marché on pensait qu'au marché on s'arrangeait mieux que (oui c'est vrai oui
B) que: que dans les: dans dans dans des boutiques quoi
8.
tour 10A
P1 je suis allé je suis allé chez quelqu'un chez quelqu'un je
P2 et ils m'ont dit d'en ramasser
P3 j'en ai porté une pleine malle /
P4 mais moi j'allais pas pour ramasser des pommes pour manger /
P5 j'allais j'allais ramasser des petites pour les merles les grives /
P6 et alors j'en ai porté une caisse à Maurice xxx
Tour 1A-16A
1A — et après on ira au printemps nous irons faire une grande marche dans les bois (…)
comme hier
écoute bien
tu connais là-bas la combe des graves (ouais)
j'ai monté de la combe des graves…
(…)
alors qu'est-ce je disais ?
( hier tu me disais que hier tu faisais::)
alors hier / j'ai laissé ma voiture tu vois après les poubelles de Corconne / (mmB)
bon là et je suis monté
et j'ai pris tout la bordure de la m- de la montagne que tu vois /
je suis allé me mettre au-dessus du pont du hasard /
et mon ami les chiens xxxx
mais j'ai vu qu'ils étaient sur le pied /
ils sont venus lever dans Verre là
qu'ils m'ont remonté le sanglier /
je te mens pas
mais alors je croyais de me
je le savais ça
je le sais /
j'ai acheté une veste /
mais quand il fait très froid / la toile elle se gèle
donc ça craque tu sais /
quand j'ai fait ça ç'a fait crrr /
mon ami clac la pierre /
eh bé j'ai dit toi tu es refait /
alors j'ai pris le sentier
mais:: il m'a pris: de l'avance de l'avance de l'avance
puis / quand je suis arrivé presque à l'autre poste j'ai dit tu vas le gêner ne bouge plus
je me suis arrêté /
pim pam
quarante-cinq kilos le sanglier (rire);/
alors je rigolais
j'ai dit
alors de là
(xxxxxxxxx mais tu l'as pas vu)
nonon je l'ai pas vu
je l'ai pas vu
je l'ai qu'entendu/
de là je suis parti
je suis allé sur le château
j'ai filé derrière
et je suis revenu par le maset des gardes / (mmB)
eh bé je vais te dire que mon petit / ça fait: un brave kilométrage ça
mais je me suis régalé /
de toutes manière je suis quelqu'un qui marche bien /
(un jour on ira Rose tu verras on y tiendra pas pied)
9.
1. tu veux que je te raconte quelque chose ?
2. tu sais où on a été l'autre jour ?
3. (oui)
4. eh bé l'autre jour j'ai tué un lièvre /
5. ( où ? là-bas ?
6. où ça ?)
7. oh Jacques je vais te raconter…
8. je vais te raconter xxxxxxx ce que c'est quand tu as de la chance (rire) /
9. Alexis me dit ils veulent pas venir à Corconne viens avec moi tu me mènes / en voiture moi pour conduire la
nuit/ /
10. je monte ici lundi dernier /
11. dans une heure je tire trois lièvres /
12. j'en tue point /
13. l'après-midi j'en manque un autre /
14. ça fait quatre (quatre B) /
15. je passe ici boire l'apéritif /
16. alors ma sœur vous avez le temps vous avez le temps /
17. on part à six heures et demie /
18. à la sortie de Brouzet une voiture nous double xxx (rire) /
19. à la sortie d'Aiguebelle je la tenais /
20. bondiu j'ai dit à mon frère il a écrasé un chien /
21. et puis quand j'arrive avec mes phares là à quelques mètres je tire un coup de frein /
22. un gros lièvre quatre kilos (ouh F) (rire) /
23. oh j'en avais manqué quatre c'est l'autre qui va me le tuer ! /
24. tu veux pas rire
25. tu veux pas rire toi quand tu vois des choses comme ça !
26. elle l’a réussi Rose son flan
10.
1A
1. oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / …
(est-ce que les taureaux xxx)
2. Verre marche /
3. je tire une grive
4. elle va pas se tomber
5. j'y coupe l'aile
6. elle va tomber dans l'eau /
7. oh Verre marchait eh (eh oui E) /
8. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /
9. je l'ai xxx de justesse
10. tu l’as eue ?
12. oui
13 à montpellier ya des vols d’étourneaux
14. je les montre aux gosses là
15. Ils viennent se poser sur les arbres les pins tu sais
6A
tout le monde criait là-bas à Bagnols sur sur les voitures /
mais moi dans la cour quand ils sont venus sur le grand cyprés / ç'a été vite fait eh /
je suis sorti
et je t'y ai balancé une paire /
tu aurais vu que / on a été bientôt seuls (rire) eh /
et la patronne était contente parce qu'il faut voir dans l'état que ça vous met les jardins eh
Chapitre V
Structure du récit oral conversationnel
Le ROC est composé de propositions narratives et non narratives qui se regroupent en
différentes parties structurant le récit. J’expose les propositions de Labov en la matière, que je
complète ensuite.
1. Structure du récit oral selon Labov
Les textes de Labov décomposent le récit en cinq ou six parties, selon des terminologies
partiellement différentes mais homologables, que je fais apparaître sur le tableau suivant :
1967
1
2 orientation
3 complication
4 évaluation
5 résolution
6 coda
1972
résumé
indications
développement
évaluation
résultat
chute
1977
1981
résumé/ abstract
résumé
orientation
orientation
narrative sequencing complication
évaluation
évaluation
résolution
coda
On retiendra que, selon Labov, le récit oral comporte 6 parties : résumé, orientation,
complication, évaluation, résolution, coda. Deux assurent la fonction narrative (complication
et résolution) ; les quatre autres (résumé, orientation, évaluation, coda) assurent la fonction
interactive.
1.1.Les parties narratives
Complication et résolution. Les parties 3 et 5 sont composées de propositions narratives : la
complication rapporte une série d'événements qui trouve sa conclusion dans la résolution.
Dans le récit de la noyade évitée, précédemment cité, les propositions, g, h, i, j, k, l, m
forment la complication (noyade engagée) que résolvent les propositions q, r, s (noyade évitée
grâce à l'intervention d'un copain). Labov fait remarquer qu'il n'est pas toujours aisé de
séparer les deux parties narratives car la distinction se fait à partir de critères sémantiques. La
tâche est grandement facilitée, quand, comme dans ce récit, complication et résolution
sont disjointes par une évaluation qui suspend l'action : les propositions libre (n) et limitées
(o,p) interrompent le récit de la noyade pour rapporter l'attitude du chef de patrouille.
Ces deux parties sont absolument obligatoires : sans complication, il n’y a pas d’histoire à
raconter ; sans résolution, l’espace ouvert par la complication reste ouvert, et le narrataire a, à
juste titre, l’impression qu’il manque quelque chose. Dans le récit de la noyade évitée, si le
récit s’arrêtait après la complication (noyade engagée), le narrataire serait frustré de la
réponse aux questions : la noyade a-t-elle été évitée, et si oui (puisque le narrateur est là pour
raconter l’événement, c’est qu’il ne s’est pas noyé), comment.
Si le récit minimal a deux propositions narratives, c’est que l’une doit être consacrée à la
complication, l’autre à la résolution. Ce qui est particulièrement clair pour (1) :
(1)
(a) the baby cried (le bébé a pleuré)
(b) the mamy picked it up (la maman l’a pris dans ses bras)
complication
résolution
1.2. Les parties interactives
On remarque tout d'abord qu'elles sont plus nombreuses que les parties narratives : résumé,
orientation, évaluation, coda. Composées de propositions non narratives, elles
prennent en charge, chacune à sa manière, la dimension interactive du récit.
- Le résumé : il arrive fréquemment que le récit proprement dit soit
précédé d'une ou deux propositions le résumant :
(2) (were you ever in a situation where you thought you were in serious danger of
getting killed ?)
a I talked a man out of - Old Doc Simon - I talked him out of pulling the trigger
(what happened ?)
b
well, in the business... (récit)
Pour la stricte économie du récit, la proposition a est inutile. Sa fonction est autre. Selon
Labov, le résumé n'est :
— ni un substitut : le narrateur « ne propose pas le résumé à la place de l'histoire; il n'a
nullement l'intention de s'arrêter là » (1972 : 300);
— ni une annonce : le narrateur « ne s'attend pas à ce que son auditeur lui dise « j'en ai déjà
entendu parler » ou « vous me le raconterez plus tard » (ibidem);
— mais une évaluation : « le résumé ne se contente pas de reprendre les indications et
d'annoncer le développement : il inclut en outre 1 ' évaluation, en sorte que, non content de
dévoiler le sujet du récit, il en révèle aussi le but et l'intérêt. » (307). Qu'est-ce à dire ? Labov
ne précise guère.
Il nous semble que le résumé est à situer dans la relation interlocutive elle-même : faire un
récit, c'est occuper l'espace social de la parole un certain temps, plus long le plus souvent
qu'une simple réplique conversationnelle. Le récit a un début, un milieu, une fin. Le résumé
sert en quelque sorte à légitimer par avance, en suscitant l'intérêt, cette prise de parole qui est
une prise de la parole. Il peut, suivant les cas, servir à l'autoriser en sollicitant l'approbation de
l'interlocuteur, voire à l'imposer en captivant l'attention. Contrairement à la définition de
Labov, le résumé nous paraît être très souvent une annonce, au sens de demande de
confirmation, que nous gloserions par : « Est-ce que ça t'intéresse ? ». Le narrateur vérifie par
avance que le narrataire est bien disposé à l'écouter : il tâche de le placer en position de
demandeur. De sorte que, si le narrataire s'avère insatisfait par le récit, il ne pourra s'en
prendre qu'à lui-même; le narrateur pourra toujours lui rétorquer : « c'est toi qui l'a voulu ».
La négociation interactive de l'acte narratif par l'intermédiaire du résumé est à l'œuvre dans le
début du meurtre évité (exemple précédemment cité (2)) : à la première question de
l'interviewer, l'interviewé répond par un résumé (a) ; il ne commence son récit (b), que
lorsque l'interviewer lui a manifesté, par sa demande de narration («what happened »), que le
récit qu'il va entreprendre lui est d'un intérêt certain.
Cette tactique est encore plus élaborée dans le récit suivant (1972 : 292) :
(3)
a et pis, y a trois semaines, je me suis castagné avec c't'aut'con, là dehors
b il est devenu dingue pa'ce que je voulais pas lui filer une dope.
c
tu te rends compte ?
(Ah ouais ?)
d
Ouais, t'sais, j'étais assis dans le coin (récit)
Le résumé (a, b) est suivi de l'interpellation directe de l'interlocuteur (c). On peut supposer
que si celui-ci répondait à cette question une phrase du type : « Bien sûr, ça m'est arrivé cent
fois », le narrateur aurait de la difficulté à entrer en narration. Au contraire, il poursuit par un
questionnement qui souligne le caractère incroyable, extraordinaire : le Ah ouais ? ne met pas
en doute la vérité du résumé, il est une invite à ce que le narrateur explique en détail, donc
raconte, ce qui tel quel est incroyable. Le résumé fonctionne bien comme une négociation.
Labov efface quelque peu cette dimension dans la façon même dont il note les interventions
de l'interviewer-narrataire : entre parenthèses et sans les numéroter. Elles apparaissent comme
secondaires, en marge. Cette notation a pour effet d'homogénéiser énonciativement le récit,
d'en effacer l'aspect interlocutif.
La fonction du résumé n'est pas épuisée par son fonctionnement interactif. Dans une
perspective psycholinguistique, Van Dijk (1977 : 79) note que le récit, avant d'advenir dans
son déroulement syntagmatique spécifique, se présente, pour le narrateur, sous forme d'un
résumé qu'il nomme macrostructures sémantiques : « les macrostructures peuvent aussi
constituer des « plans de production du discours ». Elles peuvent représenter l'idée globale
d'un discours qu'un locuteur veut émettre. Le résumé (i.e. la macrostructure sémantique),
implicite ou explicite, est la structure profonde qui oriente et rend compte de la cohérence du
développement narratif lui-même.
—L'orientation fournit des indications relatives au temps, au lieu, aux actants et à leur
comportement général. Pour paraphraser L'innommable de Beckett : « Où maintenant ? Quand
maintenant ? Qui maintenant ? ». Composée principalement de propositions libres,
l'orientation est placée le plus souvent au début du récit (fonction d'exposition). De la sorte,
les indications apparaissent parfois dans le résumé. Par exemple, dans le meurtre évité (ex.
(2)) :
I talked a man out of - Old Doc Simon; I talked him (...)
Elles peuvent intervenir également tout au long du récit. Placées initialement, elles permettent
le décrochage de la situation d'énonciation. Débrayage actantiel, spatial et surtout temporel : «
The fundamental mechanism for initiating a narrative is to refer to a past event with an adverb
of time clearly making it as separate and distinct from the time of speaking » (Labov1977 :
106). Le narrateur peut réduire ces indications à zéro (avec la difficulté de compréhension qui
en résulte) ou au contraire les multiplier à l'excès. L'orientation répond à l'exigence
interactive, non à la cohérence du récit lui-même : c'est pour le narrataire qu'il importe de
préciser ces coordonnées. L'orientation confirme la structure de l'acte narratif : c'est parce que
le narrataire a été absent à l'événement et que l'événement est maintenant absent que le
narrateur doit en préciser les coordonnées.
— La coda, complémentairement à l'orientation, embraye sur la situation spatio-temporelle
d'interlocution. Composée également de propositions libres, elle signale la fin du tour de
parole. Différentes réalisations sont possibles. Depuis les plus banales, du type : « Voilà » ou
« C'est tout », jusqu'aux plus réussies, tirant une conclusion générale, un enseignement, qui
peut rappeler la morale de la fable. Par exemple, extrait du corpus de Labov (1972: 30l):
(4) Et depuis le mec je l'ai plus revu pa'ce que maintenant je laisse tomber.
Depuis ramène à la situation d'interlocution. Le ré-embrayage est parfois encore plus explicite
:
(5) Vous savez, ce gars qui m'a sortie de l'eau ? Eh bien, i travaille comme détective à Union
Cily, et Je le revois de temps en temps.
Ce type de coda « ramène le narrateur et son auditeur au point où ils étaient avant d'entrer
dans le récit » (1972 : 302).
Résumé, orientation, coda : ces parties - qui n'ont rien de narratif (au sens de : composées de
propositions définies par une jonction temporelle) - assurent la dimension interlocutive du
récit : négociation/transaction, débrayage, ré-emhrayage. Ou plutôt une partie de cette
dimension qui sera définie dans toute son extension avec l'évaluation.
— L'évaluation : partie, localisée strictement au même titre que les autres, l'évaluation est
également une fonction qui les englobe et qui est disséminée tout au long du récit.
L'évaluation a pour fonction globale de justifier la prise de parole narrative. Il n 'est pas de
pire invalidation de cet acte - entraînant une perte de la face pour le narrateur - que la
fatidique question du narrataire : « Et alors ? », à la fin d'une narration. Tout bon narrateur se
doit de rendre impensable ce genre de question en suscitant, chez l'interlocuteur, des
remarques soulignant le caractère exceptionnel, extraordinaire, mémorable des événements
rapportés : « Vraiment ? », « Super ! », « Ça alors ! », etc. Nous dirons que, sur le marché
linguistique de l'interlocution, la valeur d'échange du récit a besoin d'être précisée :
l'évaluation sert à cela.
Dans le texte de 1967, l'évaluation est conçue seulement comme une
partie, au même titre que les autres : sa fonction est de suspendre le cours de l'action, à son
moment crucial. Cette suspension provoque une tension interactive : le narrateur signifie par
là l'acmé de sa narration. Nous avons vu, dans le récit de la noyade évitée, que les
propositions n, o, p interceptaient le déroulement de la complication à son moment crucial
(début de la noyade), en faisant attendre la résolution (le sauvetage).
Pour Labov 1972, l'évaluation est tout autant, sinon plus, une fonction qu'une partie. C'est elle
qui rend compte de la structuration en parties du récit, et également, de la syntaxe des
propositions. Nous ne développerons pas cet aspect.
Récit et questionnement. L'analyse de la structure du récit oral montre l'importance de
l'orientation vers l'autre dans l'acte narratif. D'une manière plus générale, la structure
interactive est au principe de la narration : « On peut considérer le récit comme autant de
réponses à des questions sous-jacentes » (1972 : 307). L'équivalence parties du récit /
réponses peut être dressée terme à terme :
résumé
de quoi s'agit-il ?
orientation
qui, quand, quoi, où ?
complication et après, qu'est-ce qui s'est passé ?
évaluation
et alors ?
résolution
comment cela s'est-il fini ?
Il arrive que le narrateur explicite dialogalement ces questions d'habitude implicites :
(6) un ouvrier raconte un épisode de livraison de charbon « sauvage » pendant une grève :
c’était une fois / là de nouveau c'était pareil / on arrivait de livrer du charbon / on arrion allait livrer du charbon on avait livré tout le matin avec le gros camion qu'on avait là i faisait combien ? six
tonnes/six tonnes i faisait ce camion/et : qui y avait ? y avait le Bernard : le Browarski : y avait le Momo le
Rolland et on monte chez Cros à La Grand-Combe et on livre le charbon […]
Seule la coda, au dire de Labov, ne présupposerait aucune question : « elle a pour fonction
d'écarter toute question » (ibidem). Telle n'est pas mon analyse : il me semble que, aussi
fortement que les précédentes parties, la coda est réponse anticipée, ici à la question tacite : «
Est-ce que c'est bien fini ? ».
On dira donc, en résumé, que la structure du ROC comprend 6 parties : 2 obligatoires
(complication, résolution) ; et 4 facultatives (résumé, orientation, évaluation, coda).
2. Structure interactive du récit oral
L’analyse du ROC en 6 parties telle que la propose Labov est d’une extrême pertinence. Il
nous semble cependant que telle quelle, elle tend encore en partie à gommer le
fonctionnement interactif du ROC : le fait qu’il se passe toujours entre interlocuteurs in
praesentia, et qu’il est enchâssé dans la conversation. Je propose de la compléter par 5
éléments, par lesquels sont reconsidérées notamment les clôtures initiale et terminale du
ROC : le protocole d’accord, le pontage, les énoncés véridictoires, la réponse du narrataire.
2.1. récit offert / sollicité
Avant même de présenter ces éléments, posons une distinction d’importance : récit offert /
récit sollicité :
- le récit peut être offert par le narrateur. C’est ce qui se passe le plus souvent dans les
récits produits en conversation : un locuteur choisit d’illustrer un thème de la conversation par
un récit. P. ex., corpus, texte 8 :
(7) 8. Plage d’interaction 1A-17B
1A — et après on ira au printemps nous irons faire une grande marche dans les bois (…) comme hier écoute bien
tu connais là-bas la combe des graves (ouais) j'ai monté de la combe des graves
Sur le thème des « marches dans le bois », le locuteur propose de mettre en récit la marche
qu’il a faite la veille : « comme hier écoute bien tu connais là-bas la combe des graves (ouais)
j'ai monté de la combe des graves ».
- le récit peut être sollicité par un interlocuteur. C’est ce qui se passe le plus souvent
dans les récits produits en interview : l’interviewer demande à l’interviewé de mettre en récit
tel ou tel événement. P. ex., corpus, texte 2 et 3 :
(8) 2. Interview TV. Un coureur cycliste raconte sa victoire.
A1 — alors racontez-nous: comment ça s'est passé? vous aviez décidé de: d'attaquer:
B2 — bé::j'ai attaqué à vingt kilomètres de l'arrivée et:: j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la ligne
C3 — il fallait le faire tout de même hein
L’interviewer (A) demande à l’interviewé (B), un coureur cycliste, de raconter comment il
vient de gagner une étape du Tour de France. Il est en de même dans les récits analysés par
Labov, recueillis par interview :
(9) 3. Labov (1967 :16)
(were you ever in a situation where you were in serious danger of being killed ?)
a
yeah I was in the Boy Scouts at the time
b
and we was doing the 50 yard dash
2.2. Le protocole d’accord
Si le ROC commence souvent par un résumé, ce résumé est lui-même à situer dans le cadre de
l’offre / demande de récit, que je propose de nommer protocole d’accord. On pose donc que,
précédant le récit, il peut y avoir une négociation – le protocole d’accord, qui a la structure de
base :
- pour les récits offerts : une paire adjacente de tours de parole structurée selon les actes de
langage : proposition de mise en récit faite par le futur narrateur / acceptation du narrataire ;
- pour les récits sollicités : une paire adjacente de tours de parole structurée selon les actes
de langage : demande de mise en récit du narrataire / acceptation du narrateur
Ces structures peuvent se réaliser à la lettre, mais c’est rare. J’illustre donc ces structures par
des exemples imaginés :
(10) récit offert
A – oh tu veux que je te raconte la dernière de Fabien ?
B – oh ouais alors / je t’écoute
(11) récit sollicité
A – vous pouvez me raconter votre arrivée à Montpellier
B – d’accord (…)
Le plus souvent les éléments de cette structure sont effacés, ou entrent en interaction avec 3
autres éléments constitutifs du protocole d’accord :
- l’annonce de nouvelle (= résumé) : le narrateur résume l’événement qu’il projette de
mettre en récit ;
- la vérification : le narrateur vérifie que le narrataire ne connaît pas l’événement qu’il
projette de mettre en récit : je sais pas si tu connais, on t’a pas raconté ?, etc… Cet élément
est très fréquent avant la narration d’une blague.
- L’évaluation-justification : le narrateur évalue par avance positivement ou négativement
l’événement qu’il va mettre en récit. Par cette évaluation, il justifie le récit qu’il va faire : tu
connais pas la meilleure ?, il m’est arrivé une histoire extraordinaire / sordide / impensable
etc…
Analyse des protocoles d’accord des textes 11 et 12 du corpus
(12) 11. Télévision, émission Vive le vélo
A1 — eh Gérard si vous le voulez bien je vais vous raconter une (2) fantastique (2) histoire de vélo
B2 — allez-y on vous écoute
A3 — (récit)
Situation d’interaction : émission TV, un animateur (B), et plusieurs invités (dont A). Type de
récit offert. Le protocole d’accord se compose de deux tours : A1, la proposition explicite (si
vous le voulez bien, je vais vous raconter ») ; B2, l’acceptation explicite (« allez-y on vous
écoute »).
La proposition explicite A1 de mise en récit comporte également l’annonce de nouvelle
(« histoire de vélo »), et une justification (« fantastique »).
(13) 12. Interview sociolinguistique
A6 — (…) ce qui a été bon l'autrefois là c'est: au fond de la mine là je sais pas si on te l'a dit qu'on l'a arrêté le
directeur
B7 — non
A8 — Bosc
B9 — Bosc? ah mais non on le sait pas / raconte-nous ça
A10 — (récit)
Situation d’interaction : interview sociolinguistique : A est un ouvrier mineur ; B,
l’intervieweur. A vient de raconter, en réponse à une question de B, un événement. Il enchaîne
par une offre de récit. On distingue la proposition implicite de mise en récit (A6), suivie de
l’acceptation explicite (« raconte-nous ça »).
La proposition, implicite (aucun élément ne pose explicitement que A entend raconter un
événement : on a là un acte indirect), contient une évaluation-justification (« ce qui a été
bon »), l’annonce de nouvelle (« l’autrefois au fond de la mine on l’a arrêté le directeur »), et
une vérification (« je sais pas si on te l’a dit »). Notons que la vérification entraîne une
complexification de l’enchaînement des tours : B7 (« non ») répond à la question contenue
dans la vérification ; A8 précise le nom du directeur (« Bosc »). B9 confirme qu’il ne connaît
pas l’événement (« ah mais non on le sait pas »), avant de solliciter la mise en récit (« racontenous ça »), ce qui est une façon d’accepter l’offre indirecte de récit contenue dans A6.
2.3. Pontage
Il arrive fréquemment que, dans le protocole d’accord ou lors de l’orientation, qui répond aux
questions qui ? quoi ? où ? quand ?, on trouve un énoncé, sous forme interrogative, du type je
sais pas si tu connais x, tu sais l’endroit où on est allés, tu sais le gars dont je t’ai parlé, etc…
Ce type d’énoncé, en début de récit, raccorde les connaissances du narrateur à celles du
narrataire, sur un élément d’orientation, au moment où le récit va apporter, dans la
complication, un fait que le narrataire ne connaît pas. Soit le protocole suivant :
(14) conversation
A12 – (…) en parlant d’accident de chasse / tu connais Robert Salze
B13 - ouais bien sûr
A14 – eh bé la semaine dernière il a failli y passer/ on était à une battue au sanglier (récit)
La demande de confirmation « tu connais Robert Salze », à laquelle répond positivement le
narrataire (« ouais bien sûr »), fonctionne comme un pont jeté entre les connaissances des
deux interlocuteurs qui permet au narrateur d’entrer en récit quasi directement : le pontage est
suivi de l’annonce de nouvelle (« la semaine dernière il a failli y passer »), puis de
l’orientation (« on était à une battue »).
2.4. La véridiction
On trouve parfois un énoncé attestant que ce qui est raconté correspond bien à la réalité, que
le narrateur ne raconte pas des sornettes. Labov a bien montré comment le récit était structuré
de façon à susciter l’intérêt du narrataire, à éviter la rebuffade finale de « So what ? » (« eh
alors ? »). Il est une autre rebuffade que le narrateur doit prévenir : celle qui remet en cause la
véracité du récit : tu affabules, arrête ton char, c’est des blagues, etc. Afin de prévenir cette
offense, le narrateur use d’énoncés que j’appelle véridictoires dans la mesure où ils visent à
authentifier que ça s’est bien passé comme je le raconte : « tel quel », « je te jure », « je te
mens pas », etc… Ces énoncés visent non un témoignage d’intérêt mais une reconnaissance
de vérité. Leur production peut être mise en relation avec un des fonctionnements du langage :
l’autonomie du linguistique par rapport au référent. Si le langage permet de dire la réalité en
son absence, il permet de mentir sur cette réalité . De sorte que, ce qui est au principe du récit
– pouvoir parler d’un événement en son absence – le menace fortement dans sa prétention à
dire que « ça s’est bien passé comme ça ». Raconter et mentir reposent sur le même socle,
comme le signale la rebuffade : « tu nous racontes des histoires ». L’énoncé véridictoire est la
tentative – par avance condamnée à l’échec puisqu’elle se fait dans le langage – de recoller
l’angle qui sépare les mots des choses, le récit de l’événement lui-même.
Illustrons par un exemple.
(15) Interview sociolinguistique. Un ouvrier mineur (A) raconte un accident de travail.
B - et toi des fois y a eu des moments où tu as eu vraiment très peur
A – ah ah mon collègue y a pas longtemps / moi y a un mois eh ! ah oui / tu peux en parler aux collègues / té
Marewski / [récit] même qui c’est qu’y avait ? il devait y avoir/ tu en parleras au Cédat / tu verras un peu s’il a
pas eu peur
Le narrateur cite à témoins, avant et après le récit, certains de ses camarades de travail,
présents lors de l’accident, et invite le narrateur à vérifier auprès d’eux que son récit est bien
authentique.
Attente de témoignage d’intérêt (évaluation-justification), et attente de reconnaissance de
vérité (véridiction) définissent les fondements de la dimension interactive du récit. Il arrive
d’ailleurs que les signifiants de l’une servent à l’expression de l’autre. Ainsi de l’évaluatif
incroyable, par lequel bien des narrateurs justifient leur mise en récit et qui est un équivalent
d’extraordinaire. Mais n’oublions pas que, littéralement, incroyable signifie ‘qui ne peut être
cru’.
Observons également le début du récit 5, du corpus :
(16) 5. Récit recueilli dans le cadre de l’interview d’une gardienne de WC de gare
A67 – si je vous disais ce qu’on m’a dit moi ma pauvre
B68 – j’aimerais bien
A69 – ah un jour y a un monsieur […]
Le tour de parole B68 pose que A67 a été entendu comme un acte indirect d’offre de récit.
A67, syntaxiquement, se présente comme une subordonnée avec ellipse de la principale. Si
l’on rétablit le programme on obtient :
si je vous disais ce qu’on m’a dit moi ma pauvre, [vous ne me croiriez pas]
A savoir un énoncé relevant de la véridiction. Mais cet énoncé, littéralement véridictoire,
fonctionne pragmatiquement comme un évaluation-justification : ce que je veux vous raconter
est très extraordinaire puisque vous ne pourriez pas me croire. Très habilement, la narratrice
suscite l’intérêt du narrataire, en posant, négativement et en hypothèse, la reconnaissance de
vérité
C’est un phénomène du même genre qui s’observe dans l’énoncé métanarratif à la mode : « je
te raconte pas… » Paradoxe apparent : à de rares exceptions prêt, cet énoncé sert non pas à
écarter la mise en récit mais à l’introduire. Questionnant des narrateurs sur le sens de cet
énoncé, il m’a été répondu qu’il était l’équivalent, en plus branché, de extraordinaire, super,
etc. C’est-à-dire qu’il fonctionne comme une évaluation-justification. Mais comment rendre
compte de cette production de sens à partir du sens du verbe raconter ? Hypothèse : cet
énoncé est l’interception du programme syntaxique :
Je te raconte pas [des histoires]
Négation polémique : le narrateur répond dialogiquement par avance à la parole de son
interlocuteur qui pourrait lui dire : « tu racontes des histoires ». Cet énoncé produit le sens de
« c’est bien vrai », il est un énoncé véridictoire. L’effacement du SN des histoires
s’accompagnerait d’un déplacement du sens : l’énoncé de véridiction devient évaluationjustification.
2.5. La réponse du narrataire
La mise en récit doit susciter la réaction du narrataire, notamment sous la forme de
régulateurs (mm, regards approbateurs, intéressés) tout au long du récit ; et tout
particulièrement une réaction post-narrative, d’approbation, de réprobation… ou bien un récit
sur le même thème.
Le récit de l’accident dans la mine, que nous avons mentionné à propos de la véridiction, se
finit ainsi :
(17)
A – (…) même le maître mineur m’a dit « mon pauvre c’est un miracle de pas te faire coincer plus » / ah ç’a été
le destin parce que là j’aurais pu y rester
B – ya des moments difficiles / y a des moments palpitants là eh
La réponse du narrataire (B) évalue l’événement narré en confirmation de l’interprétation du
narrateur (« difficile ») ; en confirmation également, par métonymie, de la performance du
narrateur : plus que l’événement, c’est le récit qui est évalué comme « palpitant ».
Les éléments – facultatifs – par lesquels je complète la structure du récit selon Labov ancrent
le ROC dans l’interaction verbale.
Conclusion
Le récit oral obéit à une structure complexe, faite d’éléments obligatoires (caractères romains)
et d’éléments facultatifs (italiques) :
1. protocole d’accord : récit offert : proposition / acceptation : récit sollicité : demande /
acceptation
+ annonce de nouvelle (= résumé), évaluation-justification, vérification, pontage
2. orientation (+ pontage)
3. énoncés véridictoires
4. complication
5. évaluation
6. résolution
7. coda
8. réponse du narrataire
Les contes et nouvelles de Maupassant usent de la structure du récit oral, comme on peut le
voir facilement dans ce début de la nouvelle Les Tombales :
LES TOMBALES
Les cinq amis achevaient de dîner, cinq hommes du monde, mûrs, riches, trois mariés, deux
restés garçons. Ils se réunissaient ainsi tous les mois, en souvenir de leur jeunesse, et après
avoir dîné, ils causaient jusqu'à deux heures du matin. Restés amis intimes, et se plaisant
ensemble, ils trouvaient peut-être là leurs meilleurs soirs dans la vie. On bavardait sur tout,
sur tout ce qui occupe et amuse les Parisiens ; c'était entre eux, comme dans la plupart des
salons d'ailleurs, une espèce de recommencement parlé de la lecture des journaux du matin.
Un des plus gais était Joseph de Bardon, célibataire et vivant la vie parisienne de la façon la
plus complète et la plus fantaisiste. Ce n'était point un débauché ni un dépravé, mais un
curieux, un joyeux encore jeune ; car il avait à peine quarante ans. Homme du monde dans le
sens le plus large et le plus bienveillant que puisse mériter ce mot, doué de beaucoup d'esprit
sans grande profondeur, d'un savoir varié sans érudition vraie, d'une compréhension agile sans
pénétration sérieuse, il tirait de ses observations, de ses aventures, de tout ce qu'il voyait,
rencontrait et trouvait, des anecdotes de roman comique et philosophique en même temps, et
des remarques humoristiques qui le faisaient par la ville une grande réputation d'intelligence.
C'était l'orateur du dîner. Il avait la sienne, chaque fois, son histoire, sur laquelle on
comptait.
Il
se
mit
à
la
dire
sans
qu'on
l'en
eût
prié.
Fumant, les coudes sur la table, un verre de fine champagne à moitié plein devant son
assiette, engourdi dans une atmosphère de tabac aromatisée par le café chaud, il semblait chez
lui tout à fait, comme certains êtres sont chez eux absolument, en certains lieux et en certains
moments, comme une dévote dans une chapelle, comme un poisson rouge dans son bocal.
Il
dit,
entre
deux
bouffées
de
fumée :
Il
m'est
arrivé
une
singulière
aventure
il
y
a
quelque
temps.
Toutes
les
bouches
demandèrent
presque
ensemble :
"Racontez".
Il
reprit :
- Volontiers. Vous savez que je me promène beaucoup dans Paris, comme les bibelotiers
qui fouillent les vitrines. Moi je guette les spectacles, les gens, tout ce qui passe, et tout ce qui
se
passe.
Or, vers la mi-septembre, il faisait très beau temps à ce moment-là, je sortis de chez moi,
une après-midi, sans savoir où j'irais (…)
Exercices
Analyser la structure des récits des textes 9 et 10 (1A-5B) du corpus
Correction
1. texte 9
La plage contient un récit offert par A. Je rappelle la transcription en propositions :
(0. oui mais ça c’est une question de chance)
1. tu veux que je te raconte quelque chose ?
2. tu sais où on a été l'autre jour ?
3. (oui)
4. eh bé l'autre jour j'ai tué un lièvre /
5. ( où ? là-bas ?
6. où ça ?)
7. oh Jacques je vais te raconter…
8. je vais te raconter xxxxxxx ce que c'est quand tu as de la chance (rire) /
9. Alexis me dit ils veulent pas venir à Corconne viens avec moi tu me mènes / en voiture moi pour conduire la
nuit/ /
10. je monte ici lundi dernier /
11. dans une heure je tire trois lièvres /
12. j'en tue point /
13. l'après-midi j'en manque un autre /
14. ça fait quatre (quatre B) /
15. je passe ici boire l'apéritif /
16. alors ma sœur vous avez le temps vous avez le temps /
17. on part à six heures et demie /
18. à la sortie de Brouzet une voiture nous double xxx (rire) /
19. à la sortie d'Aiguebelle je la tenais /
20. bondiu j'ai dit à mon frère il a écrasé un chien /
21. et puis quand j'arrive avec mes phares là à quelques mètres je tire un coup de frein /
22. un gros lièvre quatre kilos (ouh F) (rire) /
23. oh j'en avais manqué quatre c'est l'autre qui va me le tuer ! /
24. tu veux pas rire
25. tu veux pas rire toi quand tu vois des choses comme ça !
26. elle l’a réussi Rose son flan
On distingue :
1. Le protocole d’accord : P1 – P8
2. La complication P9 – P21
3. La résolution : P22
4. La coda : P23- P25
On note qu’il n’y a pas de réponse des narrataires : P26, sans référence aucune au récit,
thématise un autre objet : le flan que les convives sont en train de manger…
1. Le protocole, qui s’articule au thème de la conversation (la chance) comme on le comprend
en P8, contient différents éléments :
(a) une proposition de récit :
1. tu veux que je te raconte quelque chose ?
(b) un pontage :
2. tu sais où on a été l'autre jour ?
3. (oui)
La question totale « tu sais où on a été l'autre jour ? » est une demande de confirmation –
demande à laquelle accède le narrataire en 3D : « oui » – qui vise à trouver un élément de
connaissance commune, ici le lieu de l’action, sur lequel le narrateur s’appuie pour
développer son récit.
(c) un résumé :
4. eh bé l'autre jour j'ai tué un lièvre /
(d) la verbalisation de l’acte narratif :
7. oh Jacques je vais te raconter…
8. je vais te raconter xxxxxxx
(e) une évaluation-justification, qui explicite également le lien cotextuel avec le thème de la
conversation
(8) (…) ce que c'est quand tu as de la chance (rire) /
2/3. La complication, relativement développée (P8-P21), prépare la chute de la résolution, fort
brève (P.22).
4.La coda explique en quoi réside l’intérêt du récit : dans l’opposition entre le chasseur qui
manque quatre lièvres, et la voiture qui en tue un, sans s’en apercevoir :
23. oh j'en avais manqué quatre c'est l'autre qui va me le tuer ! /
Puis le narrateur évalue l’événement qu’il vient de narrer :
24. tu veux pas rire
25. tu veux pas rire toi quand tu vois des choses comme ça !
2. Texte 10 (1A – 4A)
Rappel de l’écriture en propositions :
1. oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / …
(est-ce que les taureaux xxx)
2. Verre marche /
3. je tire une grive
4. elle va pas se tomber
5. j'y coupe l'aile
6. elle va tomber dans l'eau /
7. oh Verre marchait eh (eh oui E) /
8. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /
9. je l'ai xxx de justesse
10. tu l’as eue ?
12. oui
13 à montpellier ya des vols d’étourneaux
14. je les montre aux gosses là
15. Ils viennent se poser sur les arbres les pins tu sais
On distingue :
1. Le protocole d’accord : P1
2. L’orientation : P2
3. La complication : P3-P6
4. L’évaluation : P7
5. La résolution : P8-9
6. La réponse du narrataire : P10-P15
1. Le protocole d’accord est fort bref : sans enchaînement avec ce qui précède, le narrateur
fait une proposition indirecte de récit, via une pseudo-vérification (« tu sais pas ce que (…) »).
2. L’orientation donne un élément qui aura toute son importance pour l’événement à venir : la
petite rivière locale, le plus souvent à sec, coule…
3/4/5. La complication est séparée de la résolution par une évaluation, qui reprend l’élément
fourni dans l’orientation : le fait que la rivière coule.
6. le récit n’a pas de coda, mais pour autant ne tombe pas à plat : la demande de confirmation
du narrataire P. 10 : « tu l’as eue » vaut pour une évaluation positive du geste du chasseur. Le
narrataire enchaîne par une information P13-P15 en relation thématique floue avec le
récit qui précède : les oiseaux de passage : grive, étourneaux…
Chapitre VI
Les temps verbaux du récit oral
La distinction proposition narrative (premier plan) / proposition non narrative (arrière-plan) se
marque au niveau du temps verbal. Dans la très grande majorité des occurrences, les
propositions narratives sont au passé composé ou au présent ; les propositions non narratives,
à l’imparfait (et parfois, au plus-que-parfait).
Soit l'exemple suivant, de récit de chasse, extrait du corpus, texte 10 :
(1) je tire une grive elle va pas se tomber j'y coupe l'aile elle va tomber dans l'eau / oh Verre [rivière locale]
marchait eh (eh oui E) / vite avec une bûche je l'ai ramassée eh/ je l’ai récupérée de justesse
et sa transcription en propositions :
3. je tire une grive
4. elle va pas se tomber
5. j'y coupe l'aile
6. elle va tomber dans l'eau /
7. oh Verre marchait eh (eh oui E) /
8. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /
9. je l’ai récupérée de justesse
Les PN 3, 4, 5, 6, sont au présent (tire, va, coupe), les PN 8 et 9 est au passé composé (ai
ramassée, ai récupérée) ; la proposition non narrative 7 est à l’imparfait (marchait).
Nous allons rapidement rendre compte du rapport entre le type de proposition et le type de
temps verbal employé.
1. Imparfait et propositions non narratives
1.1. L’imparfait en langue
On posera que l’imparfait (désormais IMP) donne l’instruction temporelle [+ passé] ; et les
instructions aspectuelles [+ tension], [- incidence].
(i) L’instruction temporelle [+ passé]. Reprenons l’exemple (1), et sa proposition 7 :
7. oh Verre marchait eh (eh oui E) /
En actualisant l’acte de marcher à l’IMP, le narrateur le situe dans l’époque passée par
rapport au temps de l’énonciation (le repas de midi), un passé précisé comme proche par le
circonstant ce matin (« tu sais pas ce qui m’arrive ce matin »).
(ii) L’instruction aspectuelle [+ tension]. Ce trait distingue l’IMP du plus-que-parfait. L’IMP,
en tant que forme simple, représente le temps interne du procès marcher dans l’espace entre
sa borne initiale et sa borne terminale (en tension), à la différence du plus-que-parfait, qui en
tant que forme composée, le représente au-delà de sa borne terminale (en extension) :
(2)
forme simple
tension
——————
marchait
forme composée
extension
——————--------------avait marché
(iii) L’instruction aspectuelle [- incidence]
L’instruction [- incidence] distingue l’IMP du passé simple à l’écrit, du passé composé à
l’oral. Nous dirons, en simplifiant quelque peu ici, que :
- l’IMP représente le procès dans son cours (en un point situé au-delà de la borne
initiale et en-deçà de la borne terminale) ;
- alors que le passé simple le représente globalement de sa borne initiale à sa borne
terminale ; et que le passé composé le représente également globalement, mais à partir de sa
borne terminale.
Nous venons d’établir que la valeur en langue de l’IMP était : [+ passé], [+ tension], [incidence]. En quoi ces instructions s’accordent-elles avec la proposition non narrative ?
1.2. L’imparfait en proposition non narrative : arrière-plan, inclusion
L’IMP est en emploi standard lorsque son offre aspectuelle et temporelle s’accorde
parfaitement avec la demande co(n)textuelle. On le trouvera typiquement en cotexte passé,
participant à la production des effets de sens descriptif, d’habitude, d’arrière-plan,
d’inclusion… Présentons seulement ici les effets d’arrière-plan et d’inclusion.
L’IMP est fréquemment associé à la production de l’effet de sens d’arrière-plan, au point que
certains (notamment Weinrich 1964/1973) ont cru qu’il s’agissait là de sa valeur définitoire.
C’est prendre l’arbre pour la forêt… Il est dans cet emploi opposé au PS à l’écrit ; au passé
composé et au présent à l’oral. En quoi l’IMP entre-t-il dans la production de l’effet de
sens d’arrière-plan ?
L’IMP contribue, lorsque le texte est à l’époque passée, à la production de l’effet d’arrièreplan par son instruction aspectuelle [- incidence] : en ne marquant pas les clôtures initiale et
terminale du temps interne impliqué par le procès, l’IMP le dote d'un faible degré de
saillance. Alors que, contrastivement, le PS, le PC et le présent, en représentant lesdites
clôtures (cf. infra), donnent au procès des contours d'une extrême netteté, qui concourent à le
doter d’un fort degré de saillance.
D’autre part, comme nous l’avons vu, les propositions non narratives, à la différence des PN,
actualisent des procès qui ne sont pas en relation de progression. Si nous reprenons (1), il est
évident que, sur les présents et le passé composé, le temps raconté progresse, alors qu'avec
l'imparfait (marchait) il semble piétiner : tire, va, coupe, ai ramassée introduisent chacun un
nouveau point référentiel, mais pas le verbe à l'imparfait marchait : l'acte de marcher (‘la
rivière coulait’) était vrai avant que n'arrive au temps les actes de tirer, couper, aller,
ramasser. Et il le sera au-delà. L’imparfait, par sa représentation du procès dans son cours,
permet parfaitement cette relation d’inclusion.
Si donc l’imparfait est le temps par excellence des propositions non narratives, c’est que, par
sa formule aspectuelle, il permet d’actualiser les procès de l’arrière-plan, qui n’assurent pas la
progression du temps raconté, mais incluent les procès qui ont cette fonction narrative.
2. Passé composé, présent et propositions narratives
Sur quelle base se fait le rapport entre le passé composé (PC), le présent (PR), et les
propositions narratives ? Commençons d’abord par définir la valeur en langue de ces deux
temps, sans trop entrer dans l’analyse grammaticale.
2.1. Le présent en langue
La définition du présent fait l’objet de controverses, dans lesquelles je ne rentre pas. On pose
que le présent donne l’instruction temporelle [+ neutre] ; et les instructions aspectuelles [+
tension], et [ incidence].
(i)L’instruction temporelle [+ neutre]
Le PR est une forme neutre, à savoir qui ne situe pas le procès dans le temps (conçu comme division en
époques présente, passée et future). C'est le cotexte et le contexte, et eux seuls, qui localisent
temporellement un énoncé au PR. Cette hypothèse permet de rendre un compte aisé qui embarrasse les
grammaires : l’emploi du présent en cotexte passé, dans le récit, oral comme écrit : nous allons y revenir.
(ii) Les instructions aspectuelles [+ tension] et [ incidence]
Le PR, en tant que forme simple, représente le procès en tension.
On pose que le PR neutralise la distinction [+ incidence] / [- incidence] de l’époque passée,
dans la mesure où aux PR de (3) correspondent, dans l’époque passée, soit le PS soit l’IMP
(3’), et vice versa ((4) et (4’)) :
(3) Il pénètre dans le couloir, puis dans la cuisine. Il pose sa mallette à plat sur la grande table ovale qui occupe
le milieu de la pièce. La toile cirée neuve s’orne de petites fleurs multicolores. (Robbe-Grillet, Le Voyeur)
(3’) Il pénétra dans le couloir, puis dans la cuisine. Il posa sa mallette à plat sur la grande table ovale qui
occupait le milieu de la pièce. La toile cirée neuve s’ornait de petites fleurs multicolores.
(4) Au moment où elle repartait pour commander le vin, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus assez d’argent. (Zola,
L’Assommoir)
(4’) au moment où elle repart pour commander le vin, elle s’aperçoit qu’elle n’a plus assez d’argent.
Transposés au passé, les PR de (3) (pénètre, pose, occupe, s’orne) deviennent en (3’) soit des
PS (pénétra, posa) soit des IMP (occupait, s’ornait). Inversement, transposés au présent, les
IMP (repartait, avait) et le PS (s’aperçut) de (4) deviennent en (4’) des PR (repart,
s’aperçoit, a).
Le présent apparaît comme un temps ne donnant que l’instruction aspectuelle liée à sa
morphologie de forme simple (le trait [+ tension]). Il est donc neutre à la fois
temporellement (il ne situe pas le procès dans une époque) et aspectuellement, pour ce qui de
la catégorie de l’incidence : il ne spécifie pas la représentation du temps interne. En quoi cette
formule prédispose-t-elle le PR à être un des deux temps de base des propositions narratives ?
2.2. Le présent en proposition narrative
Le présent, par son offre tant temporelle qu’aspectuelle, répond bien à la demande formulée
par la textualité narrative, à savoir d’actualiser des faits en relation de progression et situés
dans le passé.
(i) Présent et relation de progression
Cognitivement, la relation de progression entre plusieurs procès consiste à parcourir le temps
interne du premier procès de sa borne initiale à sa borne terminale, et à passer de celle-ci à la
borne initiale du second procès ; à parcourir le temps interne de ce second procès de sa borne
initiale à sa borne terminale, et à passer de celle-ci à la borne initiale du troisième procès, et
ainsi de suite. Soit, en mettant les procès de (1) à l’infinitif :
II < II < II < …
→ → → → →
tirer une grive < couper l’aile < aller tomber dans l’eau
figure 1
Cette relation demande que le temps interne soit actualisé en tension (parcours du temps
interne de sa borne initiale à sa borne terminale), et en incidence (représentation des clôtures
initiale et finale sur lesquelles se fait la progression d’un procès à l’autre). L’offre aspectuelle
[+ tension], [ incidence] du PR comble cette demande :
II < II < II < …
→ → → → →
tire une grive < coupe l’aile < va tomber dans l’eau
figure 2
Le PR est le temps des PN dans la mesure où il permet d’actualiser la relation de progression
qui les structure.
(ii) Présent et faits passés
Dans la mesure où le présent est neutre temporellement, il peut s’adapter à toute situation
temporelle des faits, notamment à leur inscription dans le passé par une datation, un
circonstant ou un adverbe. C’est ce que nous avons en (1) :
(1) oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / […] Verre marche / je tire une grive elle va pas se tomber j'y coupe
l'aile elle va tomber dans l'eau / oh Verre marchait eh (eh oui E) / vite avec une bûche je l'ai ramassée eh
Le circonstant déictique ce matin situe l’événement dans l’antériorité du temps de l’énonciation. Le PR,
parce qu’il ne donne pas d’instruction d’époque, se conjoint harmonieusement à un cotexte passé.
Le PR est donc un des deux temps de base des PN parce qu’il s’accorde à la relation de
progression de faits passés demandée par le cotexte.
2.3. Le passé composé en langue
D’un point de vue morphologique, le PC est la forme composée du PR : il se construit à l’aide
de l’auxiliaire être ou avoir au PR, suivi du participe passé : elle vient, elle est venue ; il dort,
il a dormi. Son instruction temporelle est [+ neutre] ; ses instructions aspectuelles : [+
extension], [ incidence]. Comme le PR, il ne donne pas d’indication d’époque, et
aspectuellement ne marque pas la catégorie de l’incidence ; à la différence du PR, il
représente le temps interne du procès en extension et non en tension.
(i) instruction temporelle. Contrairement à ce que l’on trouve dans les grammaires, le PC n’est
pas un temps du passé, ce que signale son emploi possible pour référer au futur, comme dans
(5) :
(5) demain à 20h, j’ai rédigé mon article et je pars en vacances
On verra cependant pourquoi, en contexte, il peut fonctionner comme un temps du passé.
(ii) instructions aspectuelles. Comme toutes les formes composées, le PC donne l’instruction
[+ extension]. Et comme le PR, il est neutre vis-à-vis de la catégorie de l’incidence, dans la
mesure où il peut se combiner avec le circonstant incident pendant x temps (comme le PS),
ainsi qu’avec l’adverbe déjà non incident (comme l’IMP) :
(6) la Mamèche s’est plantée face au sud et pendant un long moment elle a regardé le nuage qui ne bougeait pas.
(Giono, Regain)
(7) Lorsqu’il peut écouter de nouveau, l’orateur a déjà entamé une autre phrase. (Simon, Les Corps conducteurs)
2.4. Le passé composé en proposition narrative
Comme le présent, le PC, par son offre tant temporelle qu’aspectuelle, répond bien à la
demande formulée par la textualité narrative, à savoir d’actualiser des faits passés en relation
de progression..
(i) PC et époque passée
Si le PR a besoin d’un circonstant qui situe les faits dans le passé, ce n’est pas le cas du PC
qui n’a pas besoin de ce soutien. Si nous prenons p. ex. le texte 10 du corpus, tour 10A :
(8) je suis allé je suis allé chez quelqu'un chez quelqu'un je et ils m'ont dit d'en ramasser j'en ai porté une pleine
malle /
On comprend du seul fait du PC que les événements rapportés sont situés dans le passé. Le
PC semble bien être un temps du passé ; il nous faut expliquer cette impression.
Le PC, comme toutes les formes extensives, et à la différence des formes simples tensives,
demande un point de référence à partir duquel puisse s’actualiser la valeur d’accompli, et qui
seul justifie que soit utilisée la forme composée et non la forme simple. Ce point peut être
explicite ou implicite. Dans l’ex. de blague (9), ce point est d’abord implicite, puis explicite :
(9) Georges et Solange ont décidé de sortir. Ils se sont installés à une table près de la vitre du « Joyeux
Toulousain ». Le garçon leur apporte la choucroute alsacienne qu’ils ont demandée. Dès la première bouchée ils
grimacent tous les deux (…).
Le repérage de ont décidé et de se sont installés se fait d’abord sur un PR non encore instancié
et attendu par l'allocutaire à partir du moment où il sait qu'on lui raconte une blague. Le
présent apporte fournit ensuite le point référentiel qui légitime ces PC initiaux. De même que
c’est par rapport au procès apporte que le procès demander peut être actualisé au passé
composé (ont demandé) : l’acte de commande est accompli au moment où le garçon apporte
ladite choucroute.
Les PC de la blague en (9) s’appuient sur les PR. Mais sur quoi s’appuient les PC de (8) ?
Nous venons de dire que le PC, comme toutes les formes composées, donne l’instruction [+
extension], et demande au co(n)texte un point de référence à partir duquel construire la
représentation d’accompli. Ce sera implicitement, et donc par défaut, en (8), le moment de
l’énonciation.
Ce n’est donc pas le PC qui, par lui-même, inscrirait dans le temps, et donnerait l’instruction
temporelle [+ passé] dans ce type d’occurrence. La valeur de temps du passé, qui est associée
à cette forme dans (8), est un effet résultatif, donc à situer au niveau discursif : il est le produit
de l’interaction entre la demande du PC d’un point à partir duquel construire la représentation
extensive, et de l’offre du cotexte qui, dans le cas de (8) , ne propose pas de point explicite, ce
qui conduit à inférer que ledit point est celui du moment de l’énonciation, par rapport auquel
les événements au PC sont signifiés comme accomplis. Etant dits accomplis au moment de la
parole, ils peuvent toujours, en fonction du contexte, apparaître comme passés.
Le PC, du fait de son trait [+ extension], peut donc, en contexte, actualiser des événements qui
apparaîtront comme passés.
(ii) PC et relation de progression
Nous avons vu que la relation de progression, qui relie les propositions narratives, demandait
que le temps interne du procès soit représenté en tension (supra 2.2.). Or le PC le représente
en extension. Comment peut-il être un temps narratif ?
Une première explication s’offre : le PC, dans son usage narratif, aurait déformé l’instruction
[+ extension] en instruction [+ tension]. Et effectivement, si nous relisons (8) :
(8) je suis allé je suis allé chez quelqu'un chez quelqu'un je et ils m'ont dit d'en ramasser j'en ai porté une pleine
malle /
les trois PC suis allé, ont dit, ai porté semblent représenter les procès aller, dire et porter en
tension et non en extension. Reste le mystère de la déformation aspectuelle : comment une
forme composée (aspect extensif) peut-elle donner le représentation d’une forme simple
(aspect tensif) ? Comment un temps peut-il changer de couleur aspectuelle ? Le PC est-il un
caméléon ?
Je préfère expliquer le phénomène de la façon suivante : le PC, en tant que forme composée, a
sa position de référence au-delà de la borne terminale du procès qu’il présuppose atteinte :
aller
——————--------------je suis allé
A partir de cette position, il tend naturellement à « regarder » vers l’au-delà, l’aval (valeur
d’accompli) ; mais rien n’empêche, si cela lui est demandé cotextuellement, qu’il « regarde »
également vers l’en-deçà, l’amont. Dans ce cas-là, il contribue à la production d’un sens qui
est à la fois :
- proche de la forme simple incidente du PS : le PS pose également la borne terminale
comme atteinte ;
- et en partie différent, et ce doublement : (i) c’est à la fin de sa représentation de la
tension que le PS atteint la borne terminale, il le fait donc de l’intérieur ; c’est au début de sa
représentation de l’extension que le PC est en contact avec la borne terminale, il le fait donc
de l’extérieur ; (ii) à la différence du PS qui actualise un procès passé sans poser de lien avec
le nunc, le PC, par sa structure d’accompli, oriente vers un point ultérieur qui, dans ce type
d’emploi, nous l’avons vu, correspond au moment de l’énonciation.
De sorte que le PC, sans changer sa formule aspectuelle, peut parfaitement actualiser la
relation de progression des PN : il présuppose atteinte la borne terminale des procès, il saisit
l’entier du procès (de l’extérieur).
Nous avons expliqué, certes un peu rapidement, en quoi PR et PC, en accord avec leur valeur
en langue, pouvaient fonctionner comme les temps de base des propositions narratives du
ROC, dans la mesure où ces deux temps peuvent s’accorder à ce qui définit ces propositions :
la relation de progression entre des faits passés.
Il nous reste à expliquer la différence qu’il y a entre ces deux temps du récit : quand use-t-on
du PR ? quand use-t-on du PC ? Pourquoi très souvent trouve-t-on l’alternance PR / PC ou PC
/ PR ?
3. Présent et passé composé en propositions narratives : une répartition des rôles
complexe
Partons de l’observation des trois faits suivants
(i)
Les PN du ROC peuvent être toutes au PR, mais ce fait est rare :
(10). (Conversation familiale) Frédéric rentre chez lui en cours d'après-midi et son fils Pierre l'accueille
ainsi :
— eh papa tu sais quoi ? la chienne elle arrive sur le tapis comme ça ((Pierre, sur ledit tapis, mime la
scène)) elle pisse / non mais:: elle est folle cette chienne (rire)
Les deux PN, définitoires du récit minimal sont au PR :
1.
2.
elle arrive
elle pisse
Cette possibilité est cependant rarement exploitée : p. ex. dans le corpus, aucun des récits
n’est au seul PR. Le seul texte entièrement à ce temps est dans le texte 7 du corpus, le tour de
parole 7C :
(11)
P2 ben on met un bout de bois
P3 et et la caisse on la fait tenir /
P4 et dedans on met à manger /
P5 après y a le merle qui vient /
P6 et après chlac! on enlève le bâton avec une ficelle
P7 et après il tombe
Mais il s’agit non d’un ROC, mais d’une description d’action.
(ii) Les PN d’un ROC peuvent être toutes au PC, et ce fait est assez fréquent. Dans le corpus,
les PN des textes 1, 2, 6, 8 sont toutes au PC. Citons seulement 8 :
(12) Tour 16A
alors hier / j'ai laissé ma voiture tu vois après les poubelles de Corconne / (mmB)
bon là et je suis monté
et j'ai pris tout la bordure de la m- de la montagne que tu vois /
je suis allé me mettre au-dessus du pont du hasard /
mais j'ai vu qu'ils étaient sur le pied /
quand j'ai fait ça ç'a fait crrr /
eh bé j'ai dit toi tu es refait /
alors j'ai pris le sentier
mais:: il m'a pris: de l'avance de l'avance de l'avance
puis / quand je suis arrivé presque à l'autre poste j'ai dit tu vas le gêner ne bouge plus
je me suis arrêté /
j'ai dit
de là je suis parti
je suis allé sur le château
j'ai filé derrière
et je suis revenu par le maset des gardes / (mmB)
(iii)Très souvent les PN font alterner PR et PC. C’est notamment le cas des récits des textes 4,
5, 9, 10. Citons seulement 9 et 10 :
(13) Texte 9
9. Alexis me dit ils veulent pas venir à Corconne viens avec moi tu me mènes / en voiture moi pour conduire la
nuit/ /
10. je monte ici lundi dernier /
11. dans une heure je tire trois lièvres /
12. j'en tue point /
13. l'après-midi j'en manque un autre /
14. ça fait quatre (quatre B) /
15. je passe ici boire l'apéritif /
16. alors ma sœur vous avez le temps vous avez le temps /
17. on part à six heures et demie /
18. à la sortie de Brouzet une voiture nous double xxx (rire) /
19. à la sortie d'Aiguebelle je la tenais /
20. bondiu j'ai dit à mon frère il a écrasé un chien /
21. et puis quand j'arrive avec mes phares là à quelques mètres je tire un coup de frein /
22. un gros lièvre quatre kilos (ouh F) (rire) /
Les PN 10-18 et 21 sont au PR ; la PN 20 est au PC.
(14) Texte 10
2. Verre marche /
3. je tire une grive
4. elle va pas se tomber
5. j'y coupe l'aile
6. elle va tomber dans l'eau /
7. oh Verre marchait eh (eh oui E) /
8. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /
9. je l'ai récupérée de justesse
Les PN 3-6 sont au PR ; les PN 8 et 9 sont au PC.
1
Pour rendre compte de ces faits, notamment de l’alternance PR/PC dans les propositions narratives , de
nombreuses explications ont été fournies (notamment Schiffrin 1981,Wolfson 1977, Bres 1997 et 1999). Il
1
Alternance qui n’a rien de typiquement française. On la retrouve notamment en espagnol (prétérit /présent), en
catalan (prétérit périphrastique / présent), en anglais (prétérit /présent).
me semble que l’explication que je proposais en 1999 reste valable. Je la rappelle, en citant de larges
extraits de cet article.
Trois possibilités de récit sont théoriquement réalisables : récit avec propositions narratives au seul passé
composé, récit avec propositions narratives au seul présent, récit avec propositions narratives alternant
passé composé et présent. Et l'on trouve effectivement des occurrences de chacune de ces possibilités.
Cette distribution des deux formes est-elle libre, ou bien fait-elle sens ? Je fais l'hypothèse qu'elle est
fortement contrainte par le genre du discours. Ou plutôt, selon une perspective qui tâche d'articuler
langue et discours : le temps verbal est un marqueur qui permet à la textualité narrative de s'actualiser
dans tel ou tel genre du discours. Je propose une première corrélation des réalisations verbo-temporelles
des propositions narratives avec trois genres du discours que je nomme témoignage, récit conversationnel,
blague :
Genre du discours :
Temps des p. narratives :
présent
témoignage
passé composé
récit conversationnel
blague
passé composé/présent
Ces trois genres peuvent être définis très grossièrement ainsi :
— témoignage : le narrateur atteste, à savoir qu'il dit que l'événement a eu lieu et qu'il s'est bien
passé comme il le raconte ;
— blague : le narrateur raconte pour divertir et pose l'événement comme fictif, en soustraction à
l'opposition vrai/faux ;
— récit conversationnel : ce genre n'a pas comme le témoignage pour fonction d'attester même si,
comme ce genre-ci, il présuppose la réalité de l'événement ; il n'a pas non plus pour fonction première de
susciter le rire, même s'il peut comme la blague divertir. Les difficultés d'appellation comme de définition
que j'ai rencontrées me semblent significatives de la position intermédiaire de ce genre comme de son
hétérogénéité. Hétérogénéité qui se marque au niveau verbo-temporel : alors que les propositions
narratives du témoignage sont au passé composé et celles de la blague au présent, celles du récit
conversationnel font le plus souvent alterner les deux formes. Soit, en exemplification de chaque genre, les
occurrences suivantes :
(15) Témoignage : passé composé. Journal télévisé du 25. 11. 97. Inondations à Montpellier. Un journaliste
donne la parole à un automobiliste :
— j'étais juste en face:: du ruisseau / et euh:: chuis resté un petit peu dedans et c'est monté très
rapidement / j'ai juste eu le temps de sortir et: quand je suis sorti y a plein d'eau qu'est rentrée /
(16) Récit conversationnel : alternance(s) passé composé / présent. Conversation familiale : Pierre (A), 11
ans, à son père (B) :
1A— aujourd'hui j'ai failli me prendre une heure de colle
2B— ah ouais ?
3A— ouais je descendais du CDI elle arrive xxxx (la conseillère d'éducation) et elle me dit d'où tu sors
comme ça ? parce que je descendais:: j'ai dit du CDI elle m'a dit bon ça va /
(17) Blague : présent. Conversation familiale, Pierre :
— j'en ai une alors:: c'est un gars il dit à un autre: je vais vous raconter une blague belge alors:: l'autre il
lui dit mais:: je:: je suis belge / alors il y dit c'est pas grave je parlerai lentement (rire)
Pourquoi trouve-t-on, selon le genre discursif, le seul passé composé, l'alternance passé composé/ présent,
le seul présent ?
Le présent, du fait de son absence de marque morphologique — au mieux peut-on parler d'un morphème
zéro du présent — est une forme non temporelle, à savoir qu'en lui-même il n'actualise pas le procès dans
le temps (conçu comme division en époques présente, passée et future). C'est le cotexte et le contexte, et
eux seuls, qui localisent temporellement un énoncé au présent.
Le passé composé, comme nous l’avons vu, n’actualise pas non plus, en lui-même, le procès dans le temps.
Mais son instruction aspectuelle [+ extension] demande un point ultérieur, point qui par défaut peut être
le temps d’énonciation : alors les événements actualisés au PC apparaissent comme inscrits dans la réalité
du passé.
Cette différence de fonctionnement des deux formes verbales, permet de rendre compte de leur usage
selon les genres discursifs.
La narration d'un événement suscite une représentation tant chez le locuteur que chez ses interlocuteurs :
— avec le passé composé, du fait de l’adossement de ce temps, dans ce contexte, au moment de la
parole, la représentation de l'événement apparaît comme inscrite en réalité temporelle dans le passé, et
donc tout simplement inscrite en réalité. Le passé composé dit qu'il y a un référent, dans la réalité
historique extérieure au discours, qui correspond à l'événement raconté : cela s'est bien passé. Et ce passé,
de s'énoncer à partir du nunc, pèse de tout son poids sur lui.
— avec le présent, du fait de la valeur prétemporelle de cette forme, cette représentation n'est pas
inscrite en réalité temporelle, pas plus dans le passé que dans une autre époque, et donc tout simplement
n'est pas inscrite en réalité : la représentation n'est pas à rapporter à un référent. Le présent suspend la
pertinence de la question : cela s'est-il passé ? Et cet événement, de n'être pas inscrit en réalité, ne saurait
peser d'aucun poids sur le nunc.
A partir de cette analyse, il me semble pouvoir expliquer les corrélations formes verbo-temporelles /
genres du discours précédemment décrites.
1. Corrélation exclusive blague / présent : la blague raconte un événement mais ne prétend en rien
que cet événement se soit passé. La seule forme verbale de l'indicatif permettant de suspendre l'inscription
en réalité est le présent. On comprend que ce soit le seul temps des propositions tant narratives que non
narratives : un passé composé dans celles-là, un imparfait dans celles-ci, et voilà l'événement qui tend à
s'inscrire en réalité, et le récit qui sort des cadres discursifs de la blague.
2. Corrélation quasi exclusive témoignage / passé composé (pour les propositions narratives) : le
témoignage a pour fonction de dire que l'événement raconté s'est bien passé ainsi dans la réalité, et que
cette réalité passée a des conséquences présentes. Le passé composé contribue à inscrire l'événement dans
la réalité temporelle du passé et trace une continuité entre ce passé et le nunc.
3. Corrélation récit conversationnel / passé composé, présent (pour les propositions
narratives) : ce genre présuppose la réalité de l'événement. Il peut donc l'expliciter par le passé composé,
mais n'est pas tenu de le faire systématiquement (le passé composé alterne avec le présent). Il peut même
se passer de le faire : le passé composé s'efface alors devant le seul présent (occurrences (10)). Mais
pourquoi précisément le présent ? Cette forme se justifie, complémentairement, (i) par ce qu'elle
n'empêche pas, (ii) par ce qu'elle permet :
(i) le présent, s'il ne réalise pas l'inscription en réalité, ne l'interdit pas. De sorte qu'un
récit conversationnel, comme nous l'avons vu, ne transgresse pas ses cadres discursifs de s'actualiser à ce
seul temps. La présupposition de l'inscription en réalité se marque ailleurs. P. ex., dans le cas de
l'occurrence (10) que je rappelle,
(10)
— eh papa tu sais quoi ? la chienne là tout à l'heure elle arrive sur le tapis comme ça ((Pierre, sur ledit
tapis, mime la scène)) elle pisse / non mais:: elle est folle cette chienne (rire)
c'est la locution temporelle tout à l'heure, ainsi que l'article défini devant la première occurrence des noms
(la chienne, le tapis) qui, articulant aux interlocuteurs, la réalisent.
(ii) l'emploi du présent est d'un coût cognitif inférieur à celui du passé composé.
Morphologiquement : le présent, du fait de son absence de signifiant, se réalise plus facilement que le
passé composé. En termes d'actualisation (Barbéris, Bres et Siblot 1998) : le présent en tant que forme
prétemporelle s'actualise systémiquement avant les formes temporelles qui conduisent la représentation
de l'image-temps à son terme : il réalise une économie de temps opératif. Enfin et surtout : ce gain est
particulièrement sensible lorsque les formes se présentent en séries : une suite de propositions narratives
au passé composé, dans la mesure où cette forme s'énonce à partir du nunc, oblige le narrateur à revenir,
après la réalisation de chaque occurrence, au lieu du nunc afin d'actualiser la suivante. C'est, me semble-til, ce mouvement d'aller-retour qui est à l'origine de l'effet discursif fréquemment associé à une série de
passés composés : isolement de chaque procès, lourdeur, impropriété relative à la narration. Rien de tel
avec une suite de propositions narratives au présent : le narrateur enchaîne l'actualisation de chaque
occurrence à la précédente sans avoir à effectuer un détour obligé par le nunc, en restant au seul niveau
de l'événement narré. Ce qui produit, au niveau résultatif des effets de discours, une impression de lié
dans le mouvement narratif, de suite, de légèreté.
Cette différence de dépense cognitive, tenant à la l'inscription en réalité temporelle ou à sa suspension, est
très certainement à l'origine de la variation sociolinguistique suivante : l'emploi du passé composé
apparaît comme plus soutenu que celui du présent. Le récit conversationnel, en interaction formelle,
privilégie le passé composé ; en interaction familière, le présent.
Notre hypothèse rend compte de l’emploi quasi exclusif du PC dans le témoignage, de l’emploi exclusif du
PR dans la blague, de la possibilité d’user de ces deux temps, et de les faire alterner dans le ROC. Elle
explique également le fait suivant : il est extrêmement fréquent qu’un récit conversationnel narré au PR
actualise le ou les dernier(s) procès de la diégèse au PC. C’est notamment le cas dans (1) :
(1) Conversation familiale. Un chasseur raconte, au cours du repas de midi :
oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / Verre marche à plein lit / je tire une grive elle va pas se tomber j'y
coupe l'aile elle va tomber dans l'eau / oh Verre marchait eh (eh oui E) / vite avec une bûche je l'ai
ramassée eh / je l'ai récupérée de justesse
Le PR narratif (tire < coupe < va tomber) cède la place au PC (ai ramassée, ai récupérée). Pour quelle
raison ? Nous avancerons que le récit rétrospectif au PR s’offre le luxe de débrayer, le temps de la diégèse,
de la temporalité de l’interaction. Le PC, parce qu’il s’appuie sur le temps de l’énonciation pour poser
résultativement l’événement comme passé, prépare le retour à la situation d’interaction, l’embrayage sur
le hic et nunc de la conversation.
Conclusion
Nous avons vu que le ROC était composé de propositions narratives et de propositions non narratives.
Cette distinction se traduit au niveau du temps verbal : les procès des PN sont actualisés au PR et / ou au
PC, qui permettent de signifier des faits en relation de progression et situés dans le passé ; les procès des
propositions non narratives sont actualisées (principalement) à l’imparfait qui permet de signifier qu’un
événement passé est situé à l’arrière-plan et inclut un ou plusieurs procès du premier plan.
Chapitre VII Récit et temps verbaux
Je développe l’analyse des temps verbaux dans le récit oral conversationnel par un article consacré à cette
question.
Article à paraître dans la revue Chronos, Amsterdam.
J’ai tué un lapin… De quelques questions liées aux temps verbaux dans le récit oral
conversationnel
Relèvent de la narration orale différents genres, dont le récit oral conversationnel (désormais
ROC), sur lequel portera la présente étude. On s’intéressera à la façon dont les temps verbaux
participent à la production du ROC. Après avoir défini ce genre et sa textualité, on analysera
les liens entre types de proposition et temps verbal, très précisément les affinités entre
propositions narratives, présent et passé composé d’une part ; et propositions non narratives et
imparfait d’autre part.
1. Du récit oral conversationnel
1.1. Le genre du ROC
Le ROC est un genre narratif, que l’on trouve enchâssé dans les interactions verbales de la
conversation – il y a des stratégies pour entrer en récit comme pour en sortir –, et qui se
produit entre pairs. Il consiste en la mise en intrigue d’un événement passé devant lequel le
savoir des interlocuteurs est inégalement réparti : le narrateur sait (il a assisté / participé à
l’événement, ou on le lui a raconté) ; les narrataires – ou à tout le moins l’un d’entre eux – ne
savent pas. Les deux ROC sur lesquels se fondent mon étude – et que j’ai choisis parmi trois
cents autres pour leur représentativité – ont été produits dans le cadre d’une conversation
familiale qui accompagne un repas dominical réunissant huit interlocuteurs de trois
générations. Seuls trois d’entre eux apparaissent sur ces plages ; ils sont désignés par les
lettres A (grand-oncle, 70 ans, chasseur) ; B (père, 45 ans), et C (fils de B, 7 ans). Ces récits
sont transcrits en propositions selon le modèle de Labov (1978, 1997). Les italiques notent les
propositions narratives ; les caractères droits, les propositions non narratives (cf. infra 2.1).
(1)
La grive : auto-sélection du locuteur A :
20A
1. oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / …
21C
2. est-ce que les taureaux xxx
2
22B
23A
(2)
5B
6A
7C
8B
9C
2
3. Vaire il marche /
4. je tire une grive
5. elle va pas se tomber
6. j’y coupe l'aile
7. elle va tomber dans l'eau /
8. oh Vaire marchait eh /
9. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /
10. je l'ai sortie de justesse
11. tu l’as eue ?
12. oui
Le premier lapin : auto-sélection du locuteur A sur un léger chevauchement (5B/6A)
et Eric cette année il va à l'école / on l'amène que le matin parce que l'après-midi il dort xxxx
1. vous savez on garde de cet âge-là les plus beaux souvenirs /
2. tu l'as pas connu toi les frères xxx de Corconne (si B) Gustave (mmB) avec Fernand
3. bon eh ben si tu as connu Gustave et Fernand qui était déjà vieux Gustave
4. Gustave moi :::
5. mais euh Fernand c’était un père de famille
6. il avait perdu sa femme
7. il était veuf tout jeune
8. et alors je me souviens de quelque chose
9. il m'avait pris la carabine pour moi dans le bois à Favas
10. et il voit un lapin au gîte
11. il me charge la carabine
12. et il me dit « tu le vois là il est au pied du cade là tu le tues »
13. bé je sais pas quel âge j'avais
14. je sais pas
15. j'avais pas dix ans quelque chose comme ça
16. j'ai tué un lapin avec la carabine que::
17. et bé ça je m'en rappellerai toute ma vie
18. quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand cade je le vois comme si c’était hier
19. et il doit y avoir quarante-huit ans de ça
20. tu te rends compte si c'est des souvenirs ça
21. tu sais ce qu'on peut faire avec une caisse de papy /
22. ben on met un bout de bois
23. et dedans
24. et et la caisse on la fait tenir /
25. et dedans on met à manger /
26. après y a le merle qui vient /
27. et après chlac!
28. on enlève le bâton avec une ficelle
29. et après il tombe
30. et après xxx
31. voilà t’as compris le piège
32. on peut toujours l’essayer
Nom d’une petite rivière locale. « Vaire marche » a le sens de ‘la rivière coule’.
1.2. Textualité narrative
Comme les autres genres narratifs (témoignage, blague, description d’action, conte, etc.), le
ROC se développe selon un type de textualité qui peut être défini par les deux
éléments interdépendants suivants : (i) les plans (cf. notamment Reinhart 1986), (ii) les
relations de progression et d’inclusion.
(i) On distingue le premier plan, formé de propositions narratives, de l’arrière-plan, formé de
propositions non narratives. La distinction entre les deux types se fait par le test du
déplacement : l’ordre des propositions narratives est fixe (Labov 1978), à la différence des
propositions non narratives3 qui peuvent être déplacées dans le texte sans que cela entraîne de
changement de sens. Soit dans R1 :
6. j'y coupe l'aile
7. elle va tomber dans l'eau /
8. oh Vaire marchait eh /
9. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /
P 6, 7, et 9 sont narratives parce qu’on ne saurait permuter leur ordre, alors que P8 est
non narrative parce qu’elle peut être « remontée » avant P6 ou avant P7, ou « descendue »
après P9, sans (grande) variation de sens.
Les propositions narratives sont obligatoires : sans au minimum deux d’entre elles, pas
de textualité narrative et donc pas de récit ; les propositions non narratives sont facultatives.
La blague p. ex. ne comporte le plus souvent pas de proposition non narrative, et donc pas
d’arrière-plan.
(ii) La distinction de deux types de propositions qui structurent la textualité narrative en
premier plan et arrière-plan tient à la différence des relations de discours qui les lient entre
elles. On sait que la SDRT (Segmented Discourse Representation Theory, Asher 1993,
Lascarides et Asher 1993, Asher et al. 1995) distingue entre autres les relations de narration,
élaboration, background, etc. Je préfère signifier les relations de discours en termes purement
temporels, et propose (Bres 2001) de discerner cinq grands types de relations : la progression
(sans inclusion) [x < y], l’inclusion [x  y], la régression [x > y], la simultanéité [x = y], la
composition (x < y (y1y y 
Les propositions narratives du premier plan sont reliées entre elles principalement par
la relation de progression (sans inclusion), ce qui rend compte de leur ordre fixe ; et très
secondairement par les relations de simultanéité ou de composition. Je ne considérerai ici que
la première, c’est-à-dire la progression.
Les propositions non narratives de l’arrière-plan sont reliées aux propositions
narratives principalement par la relation d’inclusion ; et secondairement par les relations de
régression, de simultanéité et de composition4. Je ne considérerai également ici que la
première, à savoir l’inclusion.
La relation de progression (sans inclusion) est définitoire de la textualité narrative :
sans progression entre au minimum deux propositions narratives (référant à deux
événements), pas de récit… et complémentairement : deux propositions narratives suffisent à
construire un récit, comme dans l’exemple célèbre analysé par Sacks (1974) :
1. the baby cried
2. the mummy picked it up
3
Labov 1978 distingue plus précisément entre propositions de déplacement limité / de déplacement libre ; je les regroupe
sous l’appellation de « non narratives ».
4
Voire de progression, mais enchâssée dans la régression, dans les cas d’analepse de quelque ampleur.
Le ROC est un genre textuel relevant de la narration : il se compose de propositions
narratives, en relation principalement de progression, dessinant un premier plan ; et de
propositions non narratives, en relation principalement d’inclusion, dessinant l’arrière-plan.
2. ROC, temps verbaux et type de proposition
Fort de cette définition du genre textuel du ROC et de sa textualité, on se demandera quel rôle
jouent les temps verbaux. En français, mais cela vaut pour les langues romanes dans leur
ensemble, et pour bien d’autres langues, les temps verbaux de l’indicatif servent à construire
très finement ce type de textualité5.
2.1. Type de proposition et temps verbal
On partira d’une première évidence : l’actualisation des procès se fait selon le type de
proposition :
- les propositions narratives sont au présent (PR) et au passé composé (PC), et bien
plus rarement, à l’imparfait, ou au plus-que-parfait ; on ne travaillera ici que sur les
propositions narratives au PR et au PC ;
- les propositions non narratives sont le plus souvent à l’imparfait (IMP) et
secondairement au plus-que-parfait (PQP).
Tableau de la répartition des temps verbaux dans le corpus selon le type de proposition
Propositions narratives
propositions non narratives
Présent
récit 1 : 4 oc.(P 4-7)
récit 2 : 3 oc.(P 10-12)
Passé composé
récit 1 : 2 oc (P 9-10) récit 1 : Ø
récit 2 : 1 oc.(P 16)
récit 2 : Ø
Imparfait
récit 1 : Ø
récit 2 : Ø
Plus-que-parfait
récit 1 : Ø
récit 2 : Ø
récit 1 : 1 oc.(P 1)
récit 2 : Ø
récit 1 : 1 oc. (P 8)
récit 2 : 3 oc. (P 5, 7, 15)
récit 1 : Ø
récit 2 : 2 oc. (P 6, 9)
Il apparaît, si l’on fait le total de ces deux récits, que sur les 10 propositions narratives,
7 sont au PR et 3 au PC ; et que sur les 7 propositions non narratives, 4 sont à IMP, 2 au
PQP, et 1 au PR. Qu’est-ce qui explique cette affinité entre type de proposition et temps
verbal ?
2.2. Propositions narratives du premier plan, présent et passé composé
Notre hypothèse est que, quel que soit le type de textualité, le discours qui forme le contexte
des temps verbaux demande que les procès soient actualisés de telle ou telle façon. Cette
demande, lors de la mise en discours, entre en interaction plus ou moins concordante avec
5
Qui peut cependant exister sans eux, notamment dans les propositions averbales.
l’offre des instructions aspectuo-temporelles des temps verbaux par lesquelles on peut les
définir (Barceló et Bres 2006). L’affinité entre propositions narratives et PR, PC dans le ROC
tient à la concordance plus ou moins forte de cette interaction, qui a une dimension
aspectuelle et une dimension temporelle.
2.2.1. Dimension aspectuelle
Qu’implique aspectuellement la relation de progression ? Reprenons un fragment du récit 1 :
10. et il voit un lapin au gîte
11. il me charge la carabine
12. et il me dit « tu le vois là il est au pied du cade là tu le tues »
[…]
16. j'ai tué un lapin avec la carabine que::
Dans ce fragment narratif, on a quatre propositions narratives, dont l’ordre successif
dans le texte (re)produit l’ordre progressif des événements. Soit en mettant les procès à
l’infinitif :
[voir un lapin < charger la carabine < dire < tuer un lapin]
Cognitivement, la relation de progression entre plusieurs procès consiste à parcourir le
temps interne du premier procès x de sa borne initiale (A) à sa borne terminale (B), et à passer
de celle-ci à la borne initiale du second procès y (A’) ; à parcourir le temps interne de ce
second procès de sa borne initiale à sa borne terminale (B’), et à passer de celle-ci à la borne
initiale du troisième procès z (A’’), et ainsi de suite. Soit :
A
B A’
B’ A”
B”
II < II < II < …
x
y
z
→ → → → →
voir
< charger
<
dire
figure 1
Cette relation demande que le temps interne des procès soit actualisé (i) en tension
(fig. 2), ce qui permet de le parcourir de sa borne initiale A à sa borne terminale B ; et (ii) en
incidence, ce qui donne à voir les clôtures initiale et finale sur lesquelles se fait la progression
d’un procès à l’autre.
A
tension
B
extension
II
voir
avoir vu
figure 2
Les formes simples représentent le temps interne des procès en tension ; les formes
composées le représentent en extension. La distinction [+ incidence] / [- incidence] peut être
reformulée par la distinction global /sécant, de circulation plus large. Dans Barceló et Bres
2006, nous avons défini le PR et le PC par les instructions suivantes :
instruction temporelle instructions aspectuelles
présent
passé composé :
[+ neutre]
[+ neutre]
[+ tension], [ incidence]
[+ extension], [ incidence]
Nous analyserons successivement l’interaction entre la demande aspectuelle de la
relation de progression et l’offre aspectuelle du PR, puis celle du PC.
a) le présent
L’offre aspectuelle [+ tension], [ incidence] du PR comble la double demande de la relation
cotextuelle de progression : il représente le temps interne (i) en tension, comme toutes les
formes simples ; et (ii), du fait de sa neutralité au regard de la distinction global /sécant, il
peut parfaitement donner à voir le temps interne du procès de sa borne initiale jusqu’à sa
borne terminale :
A
B
A’
B’
A”
II < II < II < …
→ → → → →
voit
< charge
<
dit
B”
figure 3
b) le PC
De par sa morphologie, le PC saisit le temps interne AB du procès sur sa borne terminale
B, à partir de laquelle suivant le contexte, peut être donné à voir l’au-delà du procès, sa partie
extensive (effet de sens d’état résultant) et / ou l’entier du procès lui-même (effet de sens
d’événement) (Bres 2007). C’est ce second effet de sens qui est actualisé en proposition
narrative.
Le PC permet donc la relation de progression (représentation globale du procès), mais
moins bien que le PR : au lieu de saisir le temps interne du procès globalement à partir de sa
borne initiale, il le saisit globalement à partir de sa borne terminale :
A
B
A’
B’ A”
B”
II < II < II < …
→ → → → →
a vu
a chargé
a dit
figure 4
Il y a là une légère discordance cognitive, qui fait que, à la différence du PR, le PC
n’est pas aspectuellement un temps narratif parfait. Ce que signalent différents faits : à
l’exception notable de L’Etranger de Camus, on ne dispose pas de récit littéraire de quelque
ampleur usant pour le premier plan du seul6 PC7; le récit de presse d’autre part fait souvent
alterner, pour les événements du premier plan, PC, PR, PS et IMP (« narratif ») ; et le ROC
zappe allègrement du PC au PR… Comme si le PC, alors qu’il concurrence le PS depuis des
siècles et qu’il a nettement pris l’avantage sur lui, ne parvenait pas à assumer pleinement le
rôle de temps narratif.
6
7
On sait que ce roman lui-même comporte quelques PS.
A la différence de ce qui se passe p. ex. dans une langue comme le catalan, qui a développé un temps de l’époque passée
formé sur l’auxiliaire aller (vaig venir : ‘je vais venir’) parfaitement adapté à la relation de progression, ce qui rend
compte de son usage quasi exclusif dans la narration (Bres et Barceló 2007).
2.2.2. Dimension temporelle
Nous l’avons dit lors de la définition initiale : le ROC narre un événement passé. Demande-til pour autant que le procès soit à un temps du passé ? Si tel était le cas, alors le PR, et dans
une moindre mesure le PC (cf. infra), seraient, dans notre optique, inadéquats, puisque nous
posons que ces deux temps sont, en langue, neutres temporellement, à savoir qu’ils
suspendent l’inscription temporelle du procès en ne le situant pas par rapport à T0 (Bres 2005,
2007).
a) le PR
Si le ROC narre un événement passé, il ne demande pas que le temps du verbe marque cette
époque, l’inscription temporelle se réalisant directement par des circonstants, comme en R1 :
1. oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin
Le circonstant ce matin, dans la mesure où l’acte de narration a lieu lors du repas de
midi, inscrit l’événement narré dans le passé. L’inscription temporelle peut se faire plus
indirectement, par différents moyens, notamment lexicaux, comme en R2, où l’événement est
d’emblée situé dans le passé par le thème du souvenir, qui convoque forcément cette époque :
1. vous savez on garde de cet âge-là les plus beaux souvenirs /
Le PR, en allègement de l’inscription temporelle effectuée par ailleurs, se charge de la
seule fonction d’actualisation du procès sur la scène que construit le texte dans l’espace de
l’interaction. Cette analyse rend compte de ce que le PR soit le seul temps possible (avec le
PC à effet d’état résultant) dans les propositions narratives du récit de blague : n’inscrivant
pas dans le temps, le PR inscrit l’événement narré sur la scène que construit le récit mais pas
dans la réalité référentielle, ce qui contreviendrait au statut de la blague :
(3)
Un matin, un homme en partant au travail croise un inconnu qui lui
lance au passage :
- Cocu ! Cocu ! […]
b) le PC
Dans des travaux antérieurs, j’avais posé que le PC dans son emploi narratif inscrivait en luimême dans le passé (Bres 1998 : 132). Cette approche semblait en accord avec les faits
textuels8, mais n’allait pas sans faire problème pour la théorie : si, morphologiquement, le PC
est formé de l’auxiliaire (avoir ou être) au PR + participe passé, c’est-à-dire qu’il est la forme
composée du PR, comment pouvait-il être – parfois seulement qui plus est – un temps du
passé alors que sa base morphologique est le PR, c’est-à-dire une forme définie comme neutre
temporellement ? On pouvait bien sûr dire que le participe passé présupposant l’action
accomplie, il y avait là matière à construire de l’antériorité. Mais outre que l’antériorité n’est
pas toujours le passé, il y a des PC associés non seulement à l’époque présente mais
également à l’époque future :
(4)
Interaction familiale. Le père va dans la chambre du fils et lui montrant un article sur un journal :
– tiens / (il lui donne l’article) dès que tu l’as lu, tu viens et on en
discute
L’action de lire est saisie comme accomplie dans le futur… ce qui pose de sérieux
problèmes à l’approche du PC, fût-ce seulement dans son emploi narratif, en termes de temps
8
Et aussi traductologiques : le PC narratif – l’ « aoriste de discours » de Benveniste – se traduit en anglais par le simple past,
en espagnol par le prétérit, en catalan par le prétérit périphrastique, tous temps du passé.
du passé. Cette difficulté se voit levée par l’explication suivante : le PC, en langue, est bien
neutre temporellement, mais il peut participer à la production de l’effet de sens ‘passé’ en
discours, pour la raison suivante : comme toutes les formes composées, le PC demande un
point de référence ultérieur depuis lequel puisse se justifier la saisie du procès à partir de sa
borne terminale. Dans l’ex. (4), ce point est le verbe au présent tu viens. En l’absence de
chaperon explicite, le PC s’appuie, par défaut, sur le T0 de l’interaction, et en interaction avec
son instruction aspectuelle [+ extension] qui demande de saisir le temps interne sur sa borne
terminale, donc comme accompli, inscrit le procès dans le passé9 (Bres 2007). C’est cet
emploi qui se réalise dans les propositions narratives au PC.
Mettons en parallèle les deux dimensions aspectuelle et temporelle. Le ROC demande
que les procès des propositions narratives soient aspectuellement représentés en tension et en
incidence, du fait de la relation de progression ; et temporellement, que l’événement puisse
être situé dans le passé. Le candidat idéal serait le PS… mais énonciativement (Benveniste
1959), il ne peut apporter ses services. On trouve donc le PR et le PC :
- aspectuellement : le PR est un excellent temps narratif, le PC est un médiocre temps narratif,
du fait de son instruction [+ extension] ;
- temporellement : Le PR suspend l’inscription (ce qui ne veut pas dire qu’il l’empêche, ou
s’oppose à elle) en réalité, le PC réalise contextuellement l’inscription dans la réalité du
passé… du fait de son instruction [+ extension]. Tous deux sont d’excellents candidats, mais
avec des atouts différents, qui expliquent les quatre faits suivants :
a) Le témoignage, la blague et la description d’action, autres genres narratifs oraux, usent de
ces deux temps de façon fort différente. Le témoignage, qui entend apporter la preuve que ce
qui est raconté correspond bien à ce qui s’est passé, use dans ses propositions narratives du
seul PC, qui inscrit dans la réalité passée, comme p. ex. dans (5) :
(5)
(une femme est interviewée à la suite d’un incendie dans sa rue, Journal télévisé mars 2007)
alors j’ai entendu une grand bruit comme une explosion quoi
j’ai regardé par ma fenêtre
j’ai vu de la fumée qui sortait là-bas
vite j’ai appelé les pompiers
A l’inverse, nous venons de le voir, la blague use du seul PR. Le PC peut apparaître,
mais en proposition non narrative, et associé à l’effet de sens d’état résultant, non à celui de
temps du passé :
(6)
Un pochard, complètement soûl, rentre chez lui et il traîne avec lui un autre ivrogne, qu’il a ramassé dans la rue.
[…]
a ramassé signale seulement l’antériorité de l’acte de ramasser par rapport à celui de traîner.
Les propositions narratives de la description d’action sont pareillement uniquement au
PR, comme dans cette occurrence qui suit R2 :
(7)
9
(un enfant de 7 ans enchaîne sur le récit de chasse du grand-oncle par la description d’action suivante, qui relève de
ce même thème)
7C
21. tu sais ce qu'on peut faire avec une caisse de papy /
22 ben on met un bout de bois
23. et dedans
24. et et la caisse on la fait tenir /
25. et dedans on met à manger /
Le remplacement diachronique, pour l’expression de faits passés, de la forme simple du prétérit par une forme composée
construite sur le présent n’est pas, comme on le sait, un phénomène seulement français : il affecte à des degrés divers
d’autres langues romanes, et même actuellement certaines variétés des langues germaniques.
26. après y a le merle qui vient /
27. et après chlac!
28. on enlève le bâton avec une ficelle
29. et après il tombe
30. et après xxx
User du PC serait inscrire l’événement dans la réalité effective passée ; le PR
s’accorde, lui, à la potentialité de la description d’action (cf. P.21 : « tu sais ce qu’on peut
faire »).
b) Si le témoignage use du seul PC, et la blague et la description d’action du seul PR, le ROC
fait le plus souvent alterner les deux. Ce fait, qui se manifeste dans de nombreuses langues, a
suscité diverses explications (notamment pour l’anglais : Wolfson 1979, Schiffrin 1981 ; pour
le français, Bres 1998)… L’essentiel me semble être que (i) aspectuellement, le PR, en tant
que forme tensive, s’accorde mieux à la demande de la relation de progression que le PC,
forme extensive ; et (ii), temporellement, le PR correspond à un allègement de l’inscription de
l’événement en réalité temporelle passée, le PC à son soulignement. En zappant de l’un à
l’autre temps, le narrateur passe du seul plaisir de raconter au désir de dire que « ça s’est bien
passé comme ça », l’équilibre entre cette double fonction, constitutive du ROC, pouvant
pencher du côté du témoignage si le taux de PC devient dominant, ou du côté du récit pour le
plaisir interactif de raconter si le taux de PR l’emporte. Dans les deux récits retenus pour cette
étude, la balance penche du côté du PR : 7 propositions narratives sont au PR, 3 au PC : le
narrateur, lors du repas dominical de famille, raconte surtout pour le plaisir : le sien, et celui
de ses narrataires…
c) Ce rapport différent des deux temps à l’inscription temporelle dans le passé rend compte
également de la valeur sociolinguistique à laquelle chacun peut être associé : le PR, parce
qu’il allège ladite inscription, sera plutôt lié à la familiarité de l’interaction narrative ; le PC,
parce qu’il la souligne, sera plutôt lié à sa formalité.
d) Cette différence dans l’inscription en réalité temporelle permet de rendre compte d’un fait
massif, qui semble-t-il a échappé à la sagacité des descripteurs : le zapping du PR au PC dans
la ou les dernières propositions narratives. Ainsi R1 et R2, qui jusqu’alors ont actualisé les
procès du premier plan au PR, usent tous deux du PC pour conclure la résolution :
R1
9. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /
10. je l'ai sortie de justesse
R2
16. j'ai tué un lapin avec la carabine que::
Les PR précédents n’ont pas inscrit dans la réalité du passé, c’est-à-dire n’ont pas situé
l’événement par rapport à T0. On arrive à la fin de la partie narrative (fin de la résolution), où
le récit va s’achever, et via (ou non) une coda, revenir à T0. Actualiser le / les derniers procès
au PC, c’est presque sortir de la bulle narrative suspendue temporellement, pour, en inscrivant
dans le passé, inscrire dans le temps, et préparer le retour à T0. On notera que dans R2, après le
PC de la dernière proposition narrative, on reprend pied dans la temporalité :
16. j'ai tué un lapin avec la carabine que::
17. et bé ça je m'en rappellerai toute ma vie
18. quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand cade je le vois comme si c'était hier ça
19. et il doit y avoir quarante-huit ans de ça
20. tu te rends compte si c'est des souvenirs ça
Futur (P 17), présent itératif (P.18), etc., jusqu’au présent de l’interaction : « tu te
rends compte » (P.20).
Ce rôle de passeur du PC entre le temps suspendu du PR narratif, et le temps bien réel
de l’interaction, on en a, me semble-t-il, une autre marque dans l’actualisateur nominal un :
16. j'ai tué un lapin avec la carabine que::
Du point de vue de la cohérence anaphorique, on devrait avoir un article défini ou un
démonstratif : « il voit un lapin » > « j’ai tué le / ce lapin »… et non l’indéfini un.
Incorrection ? Oh que non, mais via l’évaluation des P13-P15 :
13. bé je sais pas quel âge j'avais
14. je sais pas
15. j'avais pas dix ans quelque chose comme ça
le narrateur n’est plus tout à fait dans la temporalité narrative passée, il fait déjà le bilan à T0,
un bilan qui n’a pas à se situer forcément dans la cohérence anaphorique du récit qui le
précède. Le PC ai tué, en interaction avec ce cotexte, produit tout autant l’effet de sens
d’accompli du présent que celui d’événement passé.
On le voit, PR et PC, compte tenu de la différence d’un de leurs traits aspectuels, ont
des vertus narratives différentes, qui s’avèrent dans le ROC complémentaires, ce qui explique
que la plupart des récits relevant de ce genre usent, dans des proportions diverses, de l’une et
de l’autre forme dans leurs propositions narratives.
2.3. Propositions non narratives de l’arrière-plan et imparfait
Rappelons que, sur les 7 propositions non narratives considérées dans R1 et R2, 4 sont à
l’IMP, 2 au PQP, et 1 au PR. On s’interrogera principalement ici sur les raisons de l’affinité,
entre IMP et arrière-plan. On distinguera comme précédemment les dimensions aspectuelle et
temporelle.
2.3.1. Dimension aspectuelle
Si le premier plan est structuré pour l’essentiel par la relation de progression, l’arrière-plan
l’est par celle d’inclusion. Que signifie-t-elle cognitivement ? Que les événements du second
plan incluent ceux du premier plan. Soit donc, temporellement, en prenant un fragment de
R1 :
7. elle va tomber dans l'eau /
8. oh Vaire marchait eh /
9. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /
Désactualisons les procès : soit tomber, marcher, ramasser. Nos connaissances du
monde posent que le procès marcher inclut temporellement les procès tomber et ramasser : [
Vaire marcher  (elle, tomber) et (je, ramasser)]. Autrement dit, que l’acte x de marcher a
commencé avant que n’arrivent au temps les actes y de tomber et z de ramasser (et
secondairement, que ledit acte éventuellement peut se poursuivre après eux, ce qui est le cas
ici).
II,
II
(y) tomber (z) ramasser
(I)(I)
(x) marcher
Figure 5
Pour que le temps interne de x puisse inclure le temps interne de y et celui de z, il faut
trois conditions (Bres et Lauze 2007) :
- la première concerne le procès lui-même : le temps impliqué par x doit être plus long que
celui impliqué par y et par z. Ce fait concerne l’aspect lexical, le type de procès. C’est le cas
dans notre exemple : une activité (marcher) inclut des réalisations instantanées (tomber,
ramasser) ;
- les deux autres conditions concernent l’actualisation aspectuelle par les temps verbaux.
L’inclusion demande que le procès x inclusif soit représenté (i) dans son intériorité, c’est-àdire en tension ; et (ii) comme ouvert, et non borné par ses clôtures initiale et terminale, soit
en non-incidence.
L’offre de l’IMP, dont nous rappelons les instructions, est en concordance parfaite
avec cette demande aspectuelle :
instruction temporelle instructions aspectuelles
[+ passé]
[+ tension], [incidence]
imparfait
Si donc l’IMP est le temps des propositions non narratives, c’est que ses instructions
aspectuelles s’accordent parfaitement avec la demande issue de la relation d’inclusion qui
structure pour l’essentiel le rapport entre procès du premier plan et procès de l’arrière-plan.
Qu’en est-il de la dimension temporelle ?
2.3.1. Dimension aspectuelle
Le ROC narre un événement passé. L’IMP donnant l’instruction [+ passé] s’accorde
parfaitement avec cette demande. Reste à expliquer le fait suivant : pourquoi, alors que les
procès du premier plan sont souvent actualisés par une forme non temporelle comme le PR
(P7), ceux de l’arrière-plan le sont-ils systématiquement par une forme temporelle comme
l’IMP10 ?
7. elle va tomber dans l'eau /
8. oh Vaire marchait eh (eh oui E) /
Je n’ai jamais rencontré, en ROC, de proposition non narrative au PR, alors même que,
de par son instruction [ incidence], ce temps est parfaitement apte à signifier la relation
d’inclusion… sauf en P3 de R1. S’agit-il d’une exception ?
20A
-
1.oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin /
3.Vaire il marche /
4. je tire une grive
6. j'y coupe l'aile
7. elle va tomber dans l'eau /
8. oh Vaire marchait eh
9. vite avec une bûche je l'ai ramassée eh /
On est en tout début du récit, après l’annonce de nouvelle (P1) et avant la première
proposition narrative (P4). Le PR marche a ici un fonctionnement déictique : il est à articuler
au circonstant ce matin (P1), comme au fait que l’acte de narration a lieu au cours du repas de
midi : il signale que le procès de marcher, qui formera le second plan de l’événement qui va
être mis en récit, est toujours valide à T0 : il articule à la temporalité de l’interaction. Ce que
10
Et jamais l’inverse : je n’ai pas trouvé, dans le corpus de travail, d’occurrence dans laquelle le premier plan serait à un
temps du passé, précisément au passé composé, et l’arrière-plan au présent.
confirme le fait suivant : lorsque la même indication sera reprise dans le cours du récit en P8,
qu’elle formera le second plan des propositions narratives sans articulation à T0, alors le
procès sera actualisé à l’IMP : « Vaire marchait ». L’occurrence de PR dans la proposition
non narrative P1 n’a donc rien d’une exception : elle vient confirmer ce fonctionnement du
ROC qui veut que l’IMP soit de rigueur pour l’arrière-plan.
Différents auteurs, dont P. Caudal récemment (2007), posent que l’IMP, dans un récit
par ailleurs au présent, permet de marquer la relation de background qui sans cela resterait à
l’état implicite, ce qui pourrait engendrer des ambiguïtés. Certes. Mais si c’était là sa fonction
essentielle, comme expliquer que d’autres genres narratifs – notamment la blague - usent du
PR pour les propositions non narratives, sans que pour autant leur structuration en plans en
soit perturbée ?.
(8)
C’est l’été dans les ruelles de Naples. Partout le linge et les draps pendent aux balcons. Tout le peuple du quartier
est assis dehors, sur des chaises et bavarde en attendant la nuit.
Au 3ème étage, une jolie fille achève de se déshabiller devant sa fenêtre ouverte. Juste en face, de l’autre côté de la
ruelle étroite, un beau garçon s’est mis tout nu. Il se penche un peu sur sa balustrade, et il regarde la fille avec
avidité. Puis tout d’un coup, il lui crie […]
Les PR en gras (est, pendent, etc.) sont dans des propositions non narratives ; ils
incluent temporellement les PR des propositions narratives (se penche, regarde, crie).
Pourquoi le ROC ne peut-il actualiser les propositions du second plan au PR, alors
même que c’est ce que doit faire la blague ? L’hypothèse du PR non temporel me semble être
à même de proposer une solution acceptable, qui donne tout son sens à la différence de
traitement entre premier et second plan : le second plan fournit des circonstances, qui, si
besoin est, permettent d’ancrer l’événement narré du premier plan dans la réalité (spatiale,
temporelle). Ces circonstances de l’arrière-plan, dans le ROC qui vise à ce que le narrataire
croie que « ça c’est bien passé comme ça », seront tout naturellement actualisées à un temps
du passé, pour l’essentiel l’IMP, qui fournit un ancrage temporel ; elles seront, dans le récit de
blague, qui a une visée contraire, actualisées non à un temps du passé mais au PR qui ne
fournit pas ledit ancrage.
L’IMP dans les propositions non narratives de l’arrière-plan s’accorde parfaitement, de
par ses instructions, à la fois avec la demande aspectuelle procédant de la relation d’inclusion
et avec la demande temporelle procédant du fait que le ROC narre un événement passé.
Conclusion
Après avoir défini le genre du ROC, je suis parti de la constatation selon laquelle ses
propositions narratives voyaient leur procès actualisé au PR et au PC ; ses propositions non
narratives, à l’IMP (pour l’essentiel). Corrélation qui s’est vue expliquée par l’interaction
concordante - au double niveau (i) aspectuel et (ii) temporel - entre la demande de la
textualité et l’offre de ces temps verbaux.
(i) Si le PR et le PC sont massivement employés dans les propositions narratives, c’est que
leur instruction [ incidence], par sa neutralité, se conjoint aisément avec la demande
contextuelle d’incidence issue de relation de progression qui définit le premier plan. Si le PR
tend à être d’un usage plus fréquent que le PC, c’est que la forme simple du premier s’accorde
mieux que la forme composée du second avec la demande contextuelle de tension, liée
également à la relation de progression..
Si l’imparfait est massivement employé dans les propositions non narratives, c’est que
son offre aspectuelle ([+ tension, - incidence]) correspond à la demande contextuelle de la
relation d’inclusion, qui définit l’arrière-plan.
(ii) Si le PR est d’un emploi plus fréquent que le PC dans les propositions narratives, c’est que
n’actualisant pas par lui-même le procès dans une époque, il allège le récit de l’inscription des
procès en réalité temporelle passée.
Si le PC, en fin de récit, tend à se substituer au PR, c’est que, dans cette structure, il
inscrit l’événement narré dans le passé à partir du T0 de la narration, articule les deux
temporalités au moment où il va s’agir de passer du passé raconté au présent de l’interaction.
Si l’IMP est employé dans les propositions non narratives et non le PR, c’est que le
ROC, à la différence de la blague, a la prétention de dire que l’événement s’est bien passé, et
que donc son cadre, qui constitue l’arrière-plan, doit être inscrit en réalité temporelle.
Références bibliographiques
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Chapitre VIII, Récit et relation de progression non inclusive
Ce chapitre approfondit l’analyse de Labov : il s’agit d’un article, « De la textualité narrative
en récit oral : l'enchaînement des propositions narratives », que j’ai publié en 2001, dans la
Revue québécoise de linguistique 18, 23-50.
1. Introduction
La textualité narrative est habituellement définie comme enchaînement de propositions
dont l'ordre tend à (re)produire l'ordre des évènements dans la réalité, ce qui implique que,
d'une proposition à une autre, le temps (raconté) auquel il est fait référence progresse. La
textualité narrative relève de la « motivation iconique » (Haiman 1980 : 528 cite Greenberg
1966 : « the order of elements in language parallels that in physical experience or the order of
knowledge »). C'est dans les travaux de Labov (Labov et Waletzky 1967, Labov 1978, Labov
et Fanshel 1977, Labov 1981, Labov 1997) que cette caractéristique de la textualité narrative
est développée avec le plus de pertinence, et que toutes les conséquences en sont
tirées : l'interprétation selon l'ordre progressif de l'enchaînement des propositions narratives
procèderait de la textualité narrative elle-même.
La réalité des faits confirme-t-elle cette position ? Après avoir brièvement rappelé le
cadre général de l'analye labovienne (section 2), je m'attacherai à expliciter la façon dont ce
chercheur définit l'enchaînement des propositions narratives comme organisé par la
progression temporelle (section 3). Je montrerai ensuite que si ce type de relation permet bien
de rendre compte de la majorité des occurrences, il ne le fait pas de la totalité. Je présenterai
et analyserai ces occurrences récalcitrantes (sections 4, 5 et 6), ce qui me conduira à
appréhender différemment la textualité narrative (section 7).
2. Labov et le récit oral
Labov propose des outils d'analyse pour le récit au double niveau micro- et
macrostructural :
1°Il décrit très précisément l'unité constituante qui fait d'un texte un récit : la
proposition narrative (section 3). Contrastivement sont dégagées deux autres types de
propositions qui, pour n'être pas narratives, apparaissent cependant fréquemment dans ce type
de textualité : les propositions libres et les propositions limitées.
2° Ces trois types de propositions sont groupées en parties qui structurent le
récit : résumé, orientation, complication, évaluation, résolution, coda. Deux d'entre elles sont
obligatoires : la complication et la résolution. Ce sont les parties à proprement parler
narratives : composées de proposition(s) narrative(s), elles sont comme le « squelette » du
récit dont elles prennent en charge la dimension référentielle évènementielle. Le récit se
compose minimalement de deux propositions narratives : une première de complication, une
seconde de résolution, comme dans l'occurrence (1) :
(1) Un coureur cycliste raconte sa victoire (interview de télévision). Je transcris en propositions le tour de parole
narratif (B2) :
A1 — alors racontez-nous: comment ça s'est passé? vous aviez décidé de: d'attaquer:
B2 — 1bé::j'ai attaqué à vingt kilomètres de l'arrivée
2 et:: j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la ligne
C3 — il fallait le faire tout de même hein
Les quatre autres parties— résumé, orientation, évaluation, coda — sont
facultatives : composées de propositions non narratives (libres et limitées), elles assurent la
dimension interactive du récit oral. Soit la plage conversationnelle suivante :
(2) Interaction familiale. Lors d'un repas, un locuteur s'autosélectionne sur un léger chevauchement (5B/6A) pour
raconter son plus beau souvenir de chasse :
5B — (…) et Eric il est rentré cette année il va il va à l'école / on l'amène que le matin parce que
l'après-midi il dort xxxx
6A — 1 vous savez on garde de cet âge-là les plus beaux souvenirs /
2 tu l'as pas connu toi les frères Salze de Corconne (si B) Gustave (mmB) avec Fernand
3 bon bé si tu as connu Gustave et Fernand qui était déjà vieux Gustave moi xxxx
4 mais Fernand xx père de famille il avait perdu sa femme
5 il était veuf tout jeune
6 et alors je me souviens de quelque chose
7 il m'avait pris la carabine pour moi dans le bois à Favas
8 et il voit un lapin au gîte
9 il me charge la carabine
10 et il me dit « tu le vois là il est au pied du cade là tu le tues »
11 bé je sais pas quel âge j'avais
12 je sais pas
13 j'avais pas dix ans quelque chose comme ça
14 j'ai tué un lapin avec la carabine que::
15 et bé ça je m'en rappellerai toute ma vie
16 quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand cade je le vois comme si c'était
hier ça oh
17 et il doit y avoir quarante-huit ans de ça
18 tu te rends compte si c'est des souvenirs ça
7C — tu sais ce qu'on peut faire avec une caisse de papy / ben on met un bout de bois et dedans et et la
caisse on la fait tenir / et dedans on met à manger / après y a le merle qui vient / et après
chlac!
on
enlève le bâton avec une ficelle et après il tombe et après xxx
On distingue dans le tour 6A les propositions (P) suivantes :
— P1 : plutôt qu'un résumé proprement dit, on a là une annonce qui réalise une
transition thématique avec ce qui précède : le déterminant démonstratif cet (« cet âge-là »)
enchaîne anaphoriquement sur un objet du discours implicite dans le tour précédent, l'enfance
(5B), qui se trouve dès lors explicité et saillant. Cette proposition, d'autre part, prépare ce qui
va suivre : « plus beaux souvenirs » annonce cataphoriquement la mise en récit à venir.
— P2-P7 : orientation sous forme d'indications sur les actants, le lieu, le thème.
— P8-P10 : complication, à savoir événement qui fait que le récit a lieu d'être : offre
de tuer le lapin faite par le vieux chasseur à l'enfant.
— P11-P13 : indications sur l'âge de l'actant principal, qui, interrompant le cours de la
diégèse à son point culminant, fonctionnent comme une évaluation.
— P14 : résolution : clôture de l'événement laissé en suspens : l'enfant tue le lapin.
— P15-P18 : coda fortement évaluative, qui ramène à la scène de l'interlocution
doublement : le thème du souvenir qui perdure, qui avait assuré l'ouverture du récit (P1),
fonctionne comme sa clôture (P18) : le récit est bouclé sur lui-même. Ce thème est d'autre
part offert à l'évaluation du narrataire (« tu te rends compte si (…)) : on a là un signal clair de
fin de tour de parole.
Notons qu'en interaction conversationnelle, le récit est contagieux : un jeune locuteur
(C, 7 ans) s'autosélectionne (7C) pour enchaîner sur le thème de la chasse et apporter sa
contribution, non sous la forme d'un récit d'expérience vécue — son jeune âge fait qu'il n'a pas
encore de trophée à son actif ! — mais sous la forme d'une description d'actes.
L'analyse labovienne permet donc de décrire le récit dans sa double dimension
événementielle (raconter quelque chose, propositions narratives de la complication et de la
résolution) et interactive (raconter à quelqu'un, propositions libres et limitées des autres
parties).
Ajoutons que le sociolinguiste, au fil des textes et des années, s'il revient sur cette
seconde dimension, pour en compléter et en affiner l'analyse, ne fait pas travail semblable sur
la première : l'étude des différentes propositions du récit comme celle de leur enchaînement,
longuement développées dans Labov et Waletzky 1967, seront par la suite reconduites sans
réexamen ; seul le dernier texte de 1997 y consacre une brève section. A de minimes
changements de terminologie près, il reprend les définitions et propositions d'analyse
antérieures.
Cette remarque vaut pour les nombreuses recherches qui, à la suite des travaux de
Labov, se sont intéressées au récit conversationnel. Si elles questionnent sa dimension
interactive et proposent des analyses qui permettent de l'appréhender, plus que ne le fait
Labov11, dialogalement, dans l'interaction verbale qui le façonne et qu'il façonne, elles ne
reviennent pas sur l'analyse de la dimension évènementielle, très précisément sur la
description et le fonctionnement de la proposition narrative, qui sont tenus pour des acquis. Or
il me semble que, sur ces deux points, l'analyse labovienne, sur la pertinence de laquelle je
m'accorde globalement, ne permet cependant pas de décrire complètement la réalité des
pratiques narratives. Réservant l'étude critique de la description interne des propositions
narratives à un autre travail (Bres 2000), je traiterai ici de la seule question de leur
enchaînement. J'écarte donc délibérément ici notamment l'importante question du temps
verbal de la proposition narrative.
3. Proposition narrative, relation de narration : progression et non-inclusion ( <  et 
 )
Considérons la dimension proprement narrative du récit oral, à savoir les parties
complication et résolution, composées de propositions narratives. Labov (1978 : 296) définit
les propositions narratives comme unités constituantes de la textualité narrative à partir d'une
propriété référentielle de leur enchaînement : « les propositions (narratives) sont ordonnées
temporellement, en sorte que toute inversion modifie l'ordre des événements tel qu'on peut
l'interpréter : "j'ai tapé ce mec et il m'a tapé" au lieu de "ce mec m'a tapé et je l'ai tapé" ». Soit
donc, les propositions narratives ne sont pas déplaçables sans changement de sens12.
11
Labov, jusque dans son dernier article, continue de penser le récit d'expérience en soustraction de l'interaction
verbale dans laquelle il se trouve produit : « Though they (the narratives) are fitted to some extent to the situation
and often to a question posed by the interviewer, they are essentially monologues and show a degree of
decontextualization » (1997 : 397). Ce qui se note, entre autres, dans sa présentation des exemples : le récit est
proposé en effacement de la plage d'interaction dans laquelle il a été produit.
12
Rappelons que le test du déplacement (extension du test de l'inversion) permet à Labov d'opposer aux
propositions narratives (non déplaçables sans changement de sens) les propositions ne relevant pas de la
textualité narrative : propositions libres (à savoir de déplacement libre) et propositions limitées (à savoir de
déplacement limité).
Mais que signifie très précisément cette propriété ? Labov ne s'attarde pas à
l'expliciter. Je m'y risque en proposant de distinguer deux éléments : l'ordre temporel
progressif et le type de progression
L'ordre temporel progressif permet de dire qu'une proposition est narrative lorsque
l'événement qu'elle rapporte est relié à celui que rapporte une proposition précédente, qui sera
elle-même considérée comme narrative, par une « jonction temporelle » (implicite ou
explicite) de succession (« the temporal juncture is semantically equivalent to the temporal
conjunction then » (1967 : 30)). Tel quel, ce premier élément est très heuristique mais trop
puissant. Il est en effet pertinent pour décrire la séquence (3), extraite de (2), :
(3)
8 et il voit un lapin au gîte
9 il me charge la carabine
l'évènement décrit en P9 est postérieur à celui décrit en P8 (le chasseur charge la carabine
après avoir vu le lapin au gîte), P8 et P9 sont donc narratives. Mais il engendre une prédiction
fausse pour (4) :
13
(4) Interaction de l'interview . Le narrateur raconte comment certains de ses camarades se sont fait surprendre
par les gendarmes en train de vider sur la chaussée un camion chargé de charbon importé.
(…)
4 ils avaient arrêté un camion
5 ils le faisaient vider
6 y a les flics qui se pointent
L'évènement décrit en P6 est effectivement postérieur à celui décrit en P5 : les gendarmes
arrivent après que les grévistes ont commencé le vidage du camion. On devrait en conclure
que ces deux propositions sont narratives. Or P5 ne sera pas considérée comme narrative. Le
premier élément — l'ordre temporel progressif — ne suffit pas à discriminer les propositions
narratives des propositions non narratives. Il doit être complété par un second élément tenant
au type de progresssion de l'une à l'autre proposition.
Labov fait intervenir le type de progression sous la seule forme du test d'inversion.
Reprenons l'exemple (3) : nous avons là deux propositions narratives parce que la succession
discursive P8/P9 (« il voit un lapin au gîte / il me charge la carabine ») ne produit pas le
même sens que la succession P9/P8 (« il me charge la carabine / il voit un lapin au
gîte ») : l'acte de charger la carabine, dans le premier cas (P8/P9), suit temporellement l'acte
de voir un lapin, et on peut même en inférer qu'il en est la conséquence logique (Post hoc,
ergo propter hoc) ; dans le second cas (P9/P8), il le précède. Il n'en va pas de même pour la
séquence (4) : la succession discursive P5/P6 (« ils le faisaient vider / y a les flics qui se
pointent ») produit le même sens que la succession discursive P6/P5 (« y a les flics qui se
pointent / ils le faisaient vider »). Dans les deux cas, la survenue des gendarmes est comprise
comme arrivant au temps après le début de l'acte de faire vider le camion. Le test de
l'inversion est donc pertinent : il permet de distinguer le bon grain narratif de l'ivraie… Mais
que nous apprend-il de la proposition narrative elle-même ? Labov ne s'attache pas à
expliciter le sens de la propriété distributionnelle de non-inversion qu'il a isolée.
Qu'est-ce qui distingue la relation temporelle des deux propositions de la séquence (3)
de celle de la séquence (4) ? Assurément pas la progression elle-même : dans l'une comme
dans l'autre, l'évènement de la seconde proposition est compris comme arrivant
13
Les occurrences (4), (7) à (15), et (17) sont extraites d'interviews recueillies lors d'une enquête
sociolinguistique dans une entreprise industrielle d'extraction de charbon. Les locuteurs, des ouvriers, mettent en
récit les actions qu'ils ont accomplies lors d'une longue grève (Bres 1993).
postérieurement à celui de la première. Je fais l'hypothèse que c'est la façon de mettre en
relation le temps intérieur impliqué par le procès de chaque proposition. Ce que teste
l'inversion, c'est qu'en (3), l'évènement auquel renvoie la seconde proposition (P9) est à
comprendre comme s'inscrivant sur la ligne du temps non seulement après l'arrivée au temps
de l'évènement de P8, mais également au-delà de celui-ci, c'est-à-dire une fois qu'il s'est
complètement réalisé ; la succession se double donc d'une relation de non-inclusion.
Désignons par  et  les deux évènements, et explicitons la relation narrative qui les unit
textuellement de la sorte :  < (est représenté comme suivant  ), et   ( est
représenté comme non inclus dans ).
En (4) au contraire, l'évènement auquel renvoie la seconde proposition (P6) est à
comprendre comme s'inscrivant sur la ligne du temps certes après l'arrivée au temps de
l'évènement de P5, mais également à l'intérieur du temps qu'il implique : les gendarmes
arrivent après que l'opération de vidage a commencé, mais avant qu'elle ne soit terminée. La
succession se double d'une relation d'inclusion :  < ( puis ), et   ( est représenté
comme inclus dans . Et c'est parce que est représenté comme incluant  que l'inversion de
l'ordre discursif des propositions n'entraîne pas de changement sémantique, ce qui retire à la
proposition rapportant la qualité de narrative.
Pour expliciter Labov, je poserai (provisoirement) que la relation de discours entre
deux propositions est narrative si elle donne à comprendre la relation entre les évènements
rapportés comme à la fois de progression et de non-inclusion. Une séquence de, par exemple,
quatre propositions sera donc narrative si les événements , , ,  auxquels elles réfèrent sont
présentés de la sorte :  <  (et  ) <  (et  ) <  (et  )… Ce qui se lit :  suit et
n'est pas inclus dans,  suit et n'est pas inclus dans,  suit et n'est pas inclus dans.
L'explicitation de la théorisation telle que je la propose permet de lever une difficulté à
laquelle Labov n'a pas manqué d'être confronté, celle de la forme progressive du verbe
anglais : « Can the progressive function as the head of a sequential clause ? » (1997 : 400).
Après avoir répondu négativement, Labov remarque que c'est cependant possible, dans des
occurrences comme (5) :
(5) Le narrateur raconte comment, après avoir rabroué un individu qui lui cherchait noise, il s'est retrouvé à terre,
la gorge tranchée :
(…)
g and told im, i said, "Go away,
h I don't even fool with ya"
i an' nex' thing I know I'm layin' on the floor, blood all over me
j an' a guy told me, says, "Don't move your head."
k (and he said) "Your throat's cut."
« The progressive in i is simultaneous with j, k but appears to be sequenced after h » (ibid.).
Faut-il pour autant considérer la proposition i comme narrative ? Labov, après avoir indiqué
que c'était possible, en fait une proposition limitée, sans plus d'explication. De mon point de
vue, les choses sont claires : si i n'est pas narrative, c'est que, bien que progressive par rapport
à h, elle inclut temporellement j et k. Autrement dit, des deux conditions définitoires de la
relation de narration, elle réalise la première (progression) mais pas la seconde (noninclusion).
Ajoutons que la relation de narration contraint la syntaxe de la proposition : Labov
pose que, pour avoir le statut de narrative, une proposition doit être indépendante (ou
principale) et que son verbe, d'aspect lexical non statif, doit être au prétérit ou au présent
(historique). Cette définition, comme celle de la relation de narration, me semble valable pour
la majorité, mais pas pour la totalité des occurrences. Je la discute dans Bres 2000. Pour le
temps verbal dans les propositions narratives, voir Bres 1999.
Dans la perspective labovienne, la textualité narrative est donc d'une extrême
simplicité : compte tenu de l'explicitation que j'en ai proposée, la relation de progression non
inclusive suffirait à décrire les liens entre ses unités. Ajoutons, pour être complet, que Labov
et Waletzky (1967 : 22) distinguent un autre type de proposition (sur lequel il ne sera plus
revenu par la suite) : les propositions coordonnées, qui se signalent par le fait que leur
interversion ne change pas le sens du récit (« They may be freely interchanged without any
change in temporal sequence »). Il est précisé que, si toutes les propositions libres sont
coordonnées, cette notion trouve sa pertinence principalement pour les narratives. Soit, par
exemple, le fragment de récit de noyade suivant :
(6)
(…)
h and I started yelling "help"
i but the fellow didn't believe me, you know
j they thought I was just trying to catch up (…)
k so all of them kept going
l they leave me
m and so I started going down
i et j sont des propositions narratives coordonnées, et il en va de même pour k et l. A quoi
correspond cette propriété ? Labov là non plus ne s'attarde pas à fournir des explications : des
exemples proposés, on peut induire que les propositions coordonnées sont en relation
sémantique de parasynonymie. Ce qui explique leur possible interversion : si k et l sont
permutables, c'est que ces deux propositions réfèrent à un seul et même évènement — le fait
que les copains continuent leur nage — qu'elles saisissent sous des aspects différents. Les
propositions narratives coordonnées, si elles ne réalisent pas la relation de progression non
inclusive, ne la transgressent donc pas pour autant.
La textualité narrative opèrerait donc une réduction drastique des potentialités de
relation temporelle entre deux évènements — Allen et Hayes 1985 définissent par exemple
treize relations temporelles possibles entre deux intervalles — en se construisant sur la seule
relation de progression non inclusive. Elle obéirait à la loi de décodage suivante, formulée par
Labov et Fanshel 1977 : 107 : « Rule of narrative sequencing : In a narrative, if A refers to an
event with a sentence S1 that have a nonstative main verb in the preterit or present tense, and
then refers to another event with a sentence S2 of the same structure, then B will hear A as
asserting that the event referred to by S1 took place before the event referred to by S2 ».
On peut se demander si cette règle n'est pas trop puissante, si elle ne fait pas des
prédictions fausses. Si effectivement la structure  <  (et  )rend compte de la grande
majorité des occurrences, deux propositions consécutives discursivement avec verbe principal
non-statif au prétérit ou au présent sont-elles toujours dans une relation de progression noninclusive ? Est-ce bien ainsi que les hommes racontent ? Nous allons présenter des
occurrences de séquences dont les propositions, tout en ayant la syntaxe requise par Labov
pour être qualifiées de narratives, ne sont pas articulées par la relation de progression (section
4) ou par celle de non-inclusion (section 5), voire ne réalisent ni l'une ni l'autre (section 6).
4. La mise en question du critère de progression : simultanéité, régression
La non-réalisation de la relation de progression peut prendre deux formes : la
simultanéité, la régression.
4.1. La simultanéite ( = 
Comment la simultanéité de deux évènements est-elle marquée par la textualité
narrative ? Une première réponse peut être tirée du texte de Labov lui-même : il s'agit de
l'enchâssement syntaxique, qui loin de contrevenir à la règle du « narrative sequencing », la
corrobore. Si dans la réalité deux évènements sont simultanés, la mise en récit peut
subordonner syntaxiquement l'un à l'autre, à savoir faire de deux évènements une et une seule
proposition narrative :
(7) Le narrateur raconte comment, avec ses camarades grévistes, ils interceptaient les camions de charbon
importé, et en "vidaient" certains :
(…)
73 on a décidé de vider un camion et: et de laisser passer les autres
74 et pendant qu'on est allés en vider un à Rochebelle les autres ils les ont accompagnés
à La Grand-Combe avec Serane pour pas qu'on les touche
Les deux évènements simultanés rapportés par P74 ( : le vidage du contenu d'un camion sur
la chaussée ;  : l'accompagnement à bon port des autres camions de charbon) sont signifiés
non par deux propositions indépendantes, par exemple : « on est allés vider un camion à
Rochebelle / les autres ils les ont accompagnés à La Grand-Combe », mais par une seule
proposition qui subordonne en explicitant la relation de simultanéité (pendant que) la mise en
récit de  à celle de Par des moyens syntaxiques, la mise en récit réduit le pluriel de la
réalité évènementielle au singulier du fil du récit, ce qui lui permet de prendre place dans la
progression narrative : les évènements rapportés par P74 sont bien en relation de progression
non inclusive avec ceux de P73. Il n'en va cependant pas toujours ainsi. La simultanéité se
signifie parfois en enfreignant la règle du « narrative sequencing », et ce de trois façons.
Premièrement, l'événement enchâssé a d'abord fait l'objet d'une proposition
narrative ; de cette proposition narrative à celle qui réalise la subordination, le temps n'avance
pas mais fait du surplace :
(8) Le narrateur raconte comment, avec ses camarades grévistes, ils poursuivaient les camions de charbon
importé sur l'autoroute pour les intercepter :
(…)
35 les camions avaient doublé
36 ils se sont rabattus
37 lui il a doublé
38 et juste quand il a doublé ça:: la bretelle ils ont tourné
La proposition P37 est reprise pour être enchassée en P38. P38, alors même qu'elle répond
aux critères syntaxiques de la proposition narrative (proposition principale, verbe non statif au
passé composé) n'est pas en relation de progression non inclusive avec P37 mais en relation
de simultanéité : les camions tournent pour prendre la bretelle non pas après que la voiture qui
les poursuit les a doublés mais au même moment.
Deuxièmement, l'évènement simultané n'est pas enchâssé, mais verbalisé dans une
proposition indépendante qui explicite la relation de simultanéité :
(9) Le narrateur raconte comment certains de ses camarades grévistes se sont fait arrêter par la police alors qu'ils
tentaient d'intercepter des camions de charbon importé :
(…)
15 on les a emmenés au commissariat de police
16 et pendant ce temps les camions de charbon ils ont passé
P16 rapporte un évènement non pas successif mais simultané à celui que rapporte P15.
On pourrait arguer que, dans ces deux cas, si effectivement la règle du « narrative
sequencing » est enfreinte, cette infraction est signalée explicitement par un circonstant
temporel : juste quand dans l'occurrence (8), pendant ce temps en (9). Autrement dit, on
pourrait sauver ladite règle en précisant qu'elle s'applique par défaut sauf si un élément
linguistique vient explicitement la suspendre.
Toutefois il existe des cas où cette explicitation fait elle-même défaut, à savoir que
l'évènement simultané est verbalisé dans une proposition indépendante sans explicitation de la
relation de simultanéité avec l'évènement de la proposition précédente. C'est ce qui se passe
en (10) :
(10) Le narrateur raconte comment, avec ses camarades grévistes, au moment où ils doublent sur l'autoroute des
camions de charbon importé, ils vont les perdre de vue :
(…)
23 y avait une bretelle d'autoroute
24 nous on est allés tout droit
25 les camions ont tourné
26 et les camions après pour les retrouver pas moyen
Les évènements de la séquence P24/P25 sont à comprendre comme simultanés, ce que teste le
fait que l'ordre des deux propositions P24/P25 puisse être interverti sans aucun changement de
sens :
(10')
23 y avait une bretelle d'autoroute
25 les camions ont tourné
24 nous on est allés tout droit
26 et les camions après pour les retrouver pas moyen
Aucun élément linguistique ne marque pourtant la suspension de la règle du « narrative
sequencing » au bénéfice de la relation de simultanéité. Ladite règle ne fonctionne pas ici par
défaut : elle est prise en défaut… tout comme la définition de la proposition narrative sur le
seul critère de progression non inclusive.
On peut se demander si Labov n'a pas rencontré semblables résistances des pratiques
narratives à la théorie qu'il était en train d'élaborer. La relecture attentive de ses écrits sur
l'analyse narrative fait apparaître que, dans le texte de 1967 et seulement dans celui-ci, Labov
mentionne (p. 30) la question de la simultanéité. Mais il le fait très latéralement, après avoir
défini les différentes propositions du récit, et sans relever que cette relation contredit la
définition de la proposition narrative sur la base de la seule « temporal juncture » qu'il a
précédemment proposée. On remarque, plus linguistiquement, que la question de la
simultanéité est abordée comme une concession dialogique : « Of course, the a-then-b
relationship is not the only at work in narrative. If it were, we would have only a succession
of narrative clauses. One also finds implied relationships between clauses such as a-and at the
same time-b, or a-and now as i think back on b (ibid.) ». Et qu'il s'agit pour Labov non de
définir cette relation, mais de la poser comme non définitoire du récit, et de conclure (par
deux fois) au caractère essentiel de la relation a-then-b : « But among these temporal
relationships, the a-then-b is in some sense the most essential and charasteristic of narrative
(ibid.). The a-then-b relationship is the fundamental one in narrative (p. 31) ».
Je suis bien d'accord que la relation a-then-b est primordiale et fondamentale ; pour
autant cet argument ne justifie pas de négliger la relation a-and at the same time-b. Je
considère au contraire que les occurrences de propositions en relation de simultanéité, qui
posent ( = aussi peu fréquentes soient-elles, conduisent à questionner la définition de la
textualité narrative par la seule relation de progression non inclusive.
4.2. La régression ( > 

L'analyse labovienne exclut explicitement (1967 : 31) que deux propositions qui, de
par leur syntaxe, sont considérées comme narratives, puissent être dans une relation de
régression, à savoir que la seconde rapporte un évènement antérieur à celui de la première. Là
également, la réalité des pratiques narratives est quelque peu différente : si la relation de
régression ne court pas les récits, il est faux cependant de dire qu'elle en est exclue.
Mentionnons tout d'abord un enchaînement régressif (étudié systématiquement dans
Bres 1991), qui semble infirmer la règle du « narrative sequencing » mais qui de fait la
conforte. Soit l'occurrence suivante :
(11) Le narrateur raconte une altercation des mineurs grévistes avec un vieux camionneur qui transportait du
charbon importé :
(…)
56 "(…) bé tu pourras y dire ça à ton gamin"
57 le papet il est parti
58 il me dit "quand même vau te fotre una rosta" [en occitan : ''je vais te flanquer une
raclée']
59 "de que papet [en occitan : 'de quoi grand-père'] vous avez de la chance que vous êtes
bien vieux"
60 il me dit "oh! siei pas tant vielh qu'aquò" [en occitan : 'oh je suis pas si vieux que
ça"]
61 le Suarez il lui dit "Digue papet [en occitan : 'dites grand-père'] vous avez vu le
Gardon [rivière locale] c'est haut quand même eh"
62 le papet il est parti
63 et c'est de là qu'on a été:: nous on est partis
P56 rapporte la fin de la remontrance que le narrateur a adressée au vieux camionneur ; P57,
l'acte qui s'en est suivi, à savoir le départ dudit camionneur (le grand-père). P58 rapporte une
menace verbale de cet actant. En vertu de la règle du « narrative sequencing », on devrait
comprendre que l'évènement rapporté en P58 (ladite menace) suit l'évènement rapporté en
P57 (le départ). Or nos connaissances du monde contredisent frontalement cette
interprétation : la profération de la menace, comme d'ailleurs la discussion qui la prolonge
(P59-P61), présuppose la conjonction des différents actants et ne peut qu'être antérieure au
départ du grand-père. Et c'est bien ainsi que nous comprenons cette séquence. L'enchaînement
P57-P58 réalise donc une régression sans le signaler explicitement (au moyen par exemple
d'un plus-que-parfait en P58, qui signifierait l'antériorité). La progression narrative est donc
ici mise en défaut… mais aussitôt confirmée par un élément que je n'ai jusqu'ici pas pris en
compte : la répétition de P57 en P62, qui remet le départ du grand-père à sa bonne place
narrative, c'est-à-dire après l'altercation rapportée par P58-P61. On verra donc dans la
répétition un outil métanarratif — dans la mesure où ce phénomène apparaît régulièrement
après un enchaînement régressif — servant à neutraliser une perturbation locale de la
progression : dans la mesure où à l'oral on ne peut gommer le dit, l'itération permet de
« dédire » la première occurrence de la proposition qui réalisait une régression et de confirmer
la restauration de l'ordre progressif.
Dans ce type d'occurrence, la répétition vient donc confirmer la résistance que nos
connaissances du monde avaient opposée à l'interprétation, selon l'ordre progressif, de
l'enchaînement P57-P58. Il arrive parfois que la répétition ne s'appuie sur aucune résistance
antérieure à l'interprétation selon l'ordre progressif d'une séquence. C'est alors elle et elle
seule qui, en infirmation de la relation de succession précédemment posée, substitue une
interprétation selon l'ordre régressif :
(12) Le narrateur raconte comment l'un de ses camarades grévistes, lors d'une intervention auprès du Conseil
Régional, a failli frapper le Président de cette assemblée :
4 nous on était devant la porte
5 on voit se pointer T… (président du Conseil Régional) avec son équipe
6 et:: je leur dis "voilà " je leur dis "voilà " aux: collègues je leur dis "on est calmes on
laisse pas passer là on les fait passer par l'autre porte mais c'est tout on tape
pas"
7 alors y avait Georges là Récani il me dit "d'accord"
8 j'y dis "tu fais attention toi eh tu tapes pas"
9 il me dit "non"
10 alors comme je le connais bien
11 on était assis sur le sur le sur les escaliers là
12 on attendait
13 d'un coup là pof! on voit apparaître T… avec son équipe
14 Récani comme une flèche il s'est levé (…)
L'enchaînement P5-P6 est d'abord compris selon l'ordre progressif : les grévistes voient
arriver le Président (P5), puis (en appui sur l'interprétation du et qui relie les deux
propositions comme jonction temporelle) l'un d'entre eux (l'actuel narrateur) leur recommande
d'éviter l'affrontement physique (P6). Mais la reprise de P5 en P13 nous demande d'interpréter
les évènements de la séquence P6-P12 (les recommandations) non pas comme postérieurs à
l'évènement auquel réfère P5 (l'arrivée du président), mais au contraire comme antérieurs.
Les occurrences (11) et (12) présentent donc bien deux propositions successives dont
les évènements auxquelles elles réfèrent sont unis par une relation non de progression mais de
régression, mais on peut interpréter la répétition de la proposition sur laquelle se réalise la
régression comme un déplacement qui, en correction de ce qui vient d'être dit, repositionne
ladite proposition "au bon endroit". Dans cette optique, la répétition signalerait que la
régression n'était qu'un ratage local : loin d'infirmer la régle du « narrative sequencing », ces
occurrences seraient des confirmations de sa forte efficience.
Il existe cependant des occurrences de régression qu'aucune répétition ne vient
dédire :
(13) Le narrateur raconte comment, avec ses camarades grévistes, ils ont forcé un barrage de la gendarmerie
pour se rendre à Montpellier :
(…)
13 alors les gendarmes ils disent nonon vous passerez pas
14 qu'est-ce qu'on a fait?
15 on a passé quand même
16 on les a poussés
17 et puis plus loin y a eu une histoire
Les deux propositions successives P15 et P16 ne peuvent guère être interprétées que
selon la relation de régression : les mineurs poussent les gendarmes non pas après être passés,
mais pour passer ; l'acte de pousser est donc antérieur à celui de passer. L'inversion de l'ordre
P15/P16 en P16/P15 produit le même sens. Ce type de phénomène n'est pas sans rappeler la
relation de discours que Lascarides et Asher 1993, dans le cadre de la « Segmented Discourse
Representation Theory », nomment explication et qu'ils définissent (à partir d'occurrences ad
hoc du type « Max fell. John pushed him ») comme le fait que l'évènement décrit dans la
seconde proposition explique pourquoi l'évènement décrit dans la proposition précédente s'est
produit. Effectivement, dans l'occurrence (13), on a bien une relation d'explication : l'acte de
pousser, décrit en P16, vient expliquer le passage des mineurs malgré le barrage, décrit en
P15. Pour autant, il faut remarquer qu'on ne saurait rendre compte de toute régression en
termes d'explication, comme par exemple en (14) :
(14) Le narrateur raconte une interception de camion de charbon importé :
(…)
76 nous on est partis
77 on a laissé des gars là
78 on est montés là-haut au Pontil
L'acte de "laisser des gars" n'explique en rien l'acte de partir14. Et pourtant, on interprète, en
contradiction avec l'ordre de succession discursive, que l'acte rapporté par la seconde
proposition est antérieur à celui rapporté par la première.
Ajoutons que la relation de régression peut se réaliser sur plusieurs propositions,
comme dans (15) :
(15) Le narrateur raconte comment, avec ses camarades grévistes, ils ont récupéré leur camion qui
avait été intercepté et gardé par la gendarmerie :
(…)
102 nous avons pris le camion
103 et eux (les gendarmes) ils sont repartis
104 ils nous ont dit "c'est toujours pareil ils foutent la merde pour pas grand-chose"
105 j'ai fait "oui mais c'est vous qui la sentez la merde / si tous vous étiez pas d'accord
les gendarmes:: / tout le monde trouve que c'est scandaleux ce qu'on nous fait
mais c'est vous qui assurez le scandale vous participez au scandale vous êtes des
participants actifs au scandale"
106 alors puis après ce camion nous l'avons remonté à Alès
C'est non seulement P104 mais également P105, qui réalise une régression par rapport à
P103 : l'interaction rapportée par ces deux propositions ne peut être qu'antérieure au départ
des gendarmes (P103)15 ; et ici également on ne saurait rendre compte de cette régression en
termes d'explication.
Ainsi donc, le critère de progression, posé comme définitoire de l'enchaînement des
propositions narratives par Labov, est inopérant dans les cas où, sans aucun marquage, la
relation entre les évènements rapportés par deux propositions successives est de simultanéité
( = occurrence (10)), ou de régression ( > , occurrences (13), (14) et (15)).
5. La mise en question du critère de non-inclusion : l'inclusion ( )
Les occurrences précédentes mettaient en question le critère de succession, mais
réalisaient le critère de non-inclusion. On trouve des occurrences qui, à l'inverse, réalisent
bien le premier élément de la relation de narration telle que nous l'avons explicitée à partir de
Labov, mais pas le second élément : l'évènement de la proposition qui suit est bien postérieur
à celui de la précédente ( < mais il est inclus dans celui-ci ( ).
(16) Interview d'enquête. La narratrice raconte comment elle s'est progressivement impliquée dans l'entreprise
agricole de son mari :
(…)
14
Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas une dimension argumentative dialogique dans P77, dimension que
j'explicite lourdement ainsi : « on est partis mais attention on a laissé des gars là, contrairement à ce que toi qui
m'écoutes pourrais inférer de partir qui peut signifier : "abandonner le terrain à l'adversaire" ». Je remercie J.-M.
Barbéris pour cette pertinente remarque.
15
On peut aussi considérer que les deux évènements sont simultanés : les gendarmes font leur remarque pendant
qu'ils partent.
15 alors on a commencé à travailler ensemble
16 et puis euh:: nous avons planté des arbres
17 et puis il s'est avéré que: au cours de cette plantation on a rencontré des:
des agriculteurs bio (…)
18 et ça nous a intéressés
P16 est en relation de progression non inclusive avec P15 : l'évènement de planter des arbres
(P16) est posé comme à la fois postérieur et non inclus dans l'évènement de la proposition
précédente (commencer à travailler ensemble). Mais l'enchaînement P16/P17 est de nature
sensiblement différente. P17 est bien en relation de progression par rapport à P16 (comme
l'explicite la jonction temporelle et puis : l'acte de "rencontrer des agriculteurs bio" est posé
comme arrivant après l'acte de planter des arbres) ; mais pas en relation de non-inclusion. Au
contraire, comme le précise le SP « au cours de cette plantation », l'évènement "rencontrer des
agriculteurs bio" est explicitement posé comme inclus dans l'évènement "planter des arbres".
On a donc entre P16 et P17 une relation de succession et d'inclusion16.
Soulignons que la relation d'inclusion est, comme nous l'avons vu, explicitée par le
circonstant « au cours de cette plantation ». En l'absence d'un SP de ce type, l'évènement de
P17 tend à apparaître comme progressif et non inclus dans celui de P16 :
(16')
16 et puis euh:: nous avons planté des arbres
17 et puis il s'est avéré que: on a rencontré des: des agriculteurs bio (…)
18 et ça nous a intéressés
On pourrait donc dire que la relation de non-inclusion est un critère de textualité narrative par
défaut, à savoir qu'il peut être levé si un élément linguistique vient explicitement annuler cette
relation. Cette hypothèse a pour elle le fait que, à ce jour, je n'ai pas rencontré d'occurrence
authentique (en récit oral17) où l'inclusion de l'évènement de la seconde proposition à
l'intérieur de celui de la première ne soit explicitement marqué. Contentons-nous pour l'instant
de conclure que, moins frontalement que le critère de progression, le critère de non-inclusion
se voit invalidé par certaines occurrences d'enchaînement de propositions qui,
syntaxiquement, répondent pourtant bien aux éléments requis pour être des propositions
narratives.
Nous avons vu des occurrences n'obéissant pas au critère de progression (section 4)
puis au critère de non-inclusion (section 5). Il nous reste à présenter des occurrences ne
réalisant aucun de ces deux critères.
6. La mise en question des critères de progression et de non-inclusion : la relation de
composition ( <  (    < 
Soit le fragment de récit suivant :
(17) Le narrateur raconte comment, avec ses camarades grévistes, de nuit, il est allé couper des sapins dans une
propriété privée, pour célébrer Noël dans l'entreprise occupée :
(.…)
5 on a dit "on va chercher quatre sapins"
16
Nous avons déjà rencontré en (4) ce genre de relation, qui nous avait conduit à ne pas accorder à la première
proposition le statut de narrative. Les choses sont ici différentes : l'inversion de l'ordre des deux propositions
n'est pas possible ; le verbe de P16 est au passé composé (et non à l'imparfait comme dans (4)).
17
Dans le cadre du texte écrit et à propos du passé simple, Vet (1991 : 11) propose des occurrences (ad hoc)
comme « Jean monta dans sa chambre. Pierre le suivit », dans laquelle « there is an event that lies or starts within
the precedent event. In the normal interpretation Pierre starts following Jean before the latter has reached his
room ».
6 on a traversé le Gardon [rivière locale]
7 on a coupé les arbres
8 alors le premier qu'on coupe on le coupe à hauteur d'homme
9 et quand il tombe Momo était assis il y tombe dessus!
10 on a dit "ça y est on a tué le Momo
11 et manque de pot la tête de l'arbre était pas jolie
12 alors on a dit"bé ça va pas
13 on coupe un peu plus le pied après pour camoufler le tout un peu
14 et on attaque deux autres arbres
15 mais après il a fallu les traverser
16 on a traversé le Gardon pieds nus
17 et c'était en plein mois de décembre
P5, P6 et P7 relèvent du « narrative sequencing » : les évènements auxquels il est fait
référence (dire (…), traverser la rivière, couper les arbres) sont présentés comme successifs et
non inclusifs. Mais que dire de l'enchaînement P7/P8 ? Le test de l'inversion engendre ici un
discours mal formé :
(17')
?? 8 alors le premier qu'on coupe on le coupe à hauteur d'homme
7 on a coupé les arbres
9 et quand il tombe Momo était assis il y tombe dessus!
En revanche d'autres manipulations sont faisables, sans changement de la structure
sémantique : l'effacement et le déplacement.
Nous pouvons supprimer P7 et donc enchaîner P6 et P8, et ce par une relation de
progression non inclusive :
(17")
5 on a dit « on va chercher quatre sapins »
6 on a traversé le Gardon
8 alors le premier qu'on coupe on le coupe à hauteur d'homme
(…)
Nous pouvons également supprimer la séquence P8-P14, et donc enchaîner P7 à P15,
et ce également par une relation de progression non inclusive :
(17"')
5 on a dit « on va chercher quatre sapins »
6 on a traversé le Gardon
7 on a coupé les arbres
15 mais après il a fallu les traverser
Comment se fait-il que les deux propositions P7 et P8 soient indépendamment l'une
de l'autre des propositions réalisant le « narrative sequencing », mais que la relation qui les
unit ne soit pas de progression non inclusive ?
Considérons l'autre manipulation possible. Nous avons vu que le déplacement de P7
après P8 (l'inversion) était malheureux. Il en va de même si l'on déplace P7 après P9, P10,
etc… Mais la séquence apparaît parfaitement bien formée si l'on dispose P7 après P14 : :
(17'"')
5 on a dit « on va chercher quatre sapins »
6 on a traversé le Gardon
8 alors le premier qu'on coupe on le coupe à hauteur d'homme
9 et quand il tombe Momo était assis il y tombe dessus!
10 on a dit "ça y est on a tué le Momo
11 et manque de pot la tête de l'arbre était pas jolie
12 alors on a dit "bé ça va pas
13 on coupe un peu plus le pied après pour camoufler le tout un peu
14 et on attaque deux autres arbres
7 on a coupé les arbres
15 mais après il a fallu les traverser
De ces manipulations, on induit que P7 et la séquence P8-P14 sont en relation
d'équivalence fonctionnelle. On pourrait, en étendant la notion labovienne de propositions
coordonnées, dire que P7 et P8-P14 sont dans une relation de coordination : l'inversion de la
séquence [P7 / P8-P14] en [P8-P14 / P7] n'introduit pas de modification sémantique.
Poursuivons même : nous avons dit que la coordination recouvrait une relation de
reformulation synonymique. Et c'est vrai que grosso modo P7 et P8-P14 produisent le même
sens. Ce serait cependant manquer ce qui se joue de spécifique entre les deux unités que de les
traiter seulement en termes d'équivalence sémantique.
Si on prend en compte la différence de format, il apparaît que sémantiquement P7 est
un résumé de P8-P14, et que P8-P14 est un développement de P7. Je propose le terme de
composition18 pour désigner cette relation : l'évènement auquel réfère P7 est composé des
différents sous-évènements auxquels réfèrent P8, P9, etc. (la coupe des arbres comprend la
coupe du premier etc.) ; les différents sous-évènements auxquels réfèrent P8, P9, etc.
composent l'évènement auquel réfère P7. De la sorte, la bizarrerie apparente que nous avions
notée (P7 et P8 semblent indépendamment l'une de l'autre prises dans le « narrative
sequencing », mais ne sont pas entre elles en relation de progression non inclusive)
s'explique : les évènements auxquels réfèrent P7 et P8 sont dans une relation de tout à partie,
c'est-à-dire une relation d'inclusion qui exclut la relation chronologique de progression. Ce qui
n'empêche pas chaque proposition d'être avec le cotexte (P6 et P15 pour P7, P6 et P9 pour P8)
en relation de progression non inclusive.
La relation de composition est relativement fréquente en récit conversationnel. Citonsen une autre actualisation, puisque ce phénomène semble ne pas avoir été relevé :
(18) Conversation entre trois adolescents. Sur le thème du comportement de l'un de leurs camarades, 9B
développe un bref récit :
8A — ouais mais souvent il exagère Nicolas
9B. — 1 ouais moi l'autre fois là encore une fois tu sais il m'a poussé quand on sortait de la
classe
19
2 alors là je l'ai calmé
3 je lui ai mis un coup comme ça dans sa gueule
4 il a chialé
5 il a rien dit
6 il est parti
7 bé:: depuis tranquille
10C — il t'emmerde plus quoi
P2, en relation de progression non inclusive avec P1, est en relation de composition avec P3P6 : l'évènement "calmer" est développé par les quatre propositions qui suivent : coup, pleurs,
absence de riposte20, abandon de la confrontation. Comme précédemment, on peut déplacer
P2 après P6 sans changer le sens du récit, on peut également l'effacer, comme on peut effacer
la séquence P3-P6.
Ajoutons deux éléments de description de ce type d'occurrence : 1° La proposition de
résumé peut théoriquement précéder ou suivre son développement. Pratiquement, dans les
exemples que j'ai relevés pour l'instant, elle est systématiquement antéposée. Il faudrait
18
Asher 1993 et Lascarides et Asher 1993 parlent, pour ce type de relation de discours, d'élaboration.
Néologie de sens du sociolecte des adolescents : calmer, c'est confondre un adversaire qui a fait un acte ou
tenu un propos déplacé, par un acte physique ou de parole qui le réduit au silence et à l'impuissance.
20
Du fait de la négation, Labov analyserait P5 (« il a rien dit »), non comme une proposition narrative, mais
comme une proposition évaluative. Je discute la question des énoncés négatifs dans Bres 2000.
19
vérifier si les récits oraux exploitent la possibilité de postposition de ce type de proposition et,
dans le cas contraire, s'interroger sur cette absence. 2° Les propositions composantes sont le
plus souvent organisées selon la relation de progression non inclusive  <  (   
etc<  ; on ne peut pas intervertir leur ordre. Par exemple, dans le cas de (18), les
propositions de la séquence P3-P6, en relation de composition avec P2, sont structurées entre
elles par le « narrative sequencing ». P4 renvoie à un évènement qui est en relation de
progression sans inclusion avec celui auquel réfère P3 : les pleurs suivent le coup, etc21. Mais
ce n'est pas le cas de toutes les occurrences. Les propositions composantes peuvent
s'enchaîner selon la relation de simultanéité  <  (    etc<  ; ou sans que la
relation temporelle des évènements entre eux apparaisse comme pertinente :  <  (  
 etc< , comme dans (19) :
(19) Le narrateur, un ouvrier, raconte comment, avec ses camarades grévistes, il est allé occuper le siège de la
direction de l'entreprise, où ils ont fait ripaille toute la nuit :
1 on était partis pour: faire venir le directeur des: du Centre-Midi
2 on voulait qu'il monte au bureau de La Levade au château de La Levade
3 il est pas monté
4 et alors on a occupé toute la nuit
5 on a mangé
6 on a bu
7 on a même vidé les caves
8 et: et François [leader des grévistes] nous avait dit « attention eh / il faut boire
manger mais surtout surtout pas faucher quelque chose eh / surtout ne rien
toucher eh
9 effectivement on s'est: ç'a été bien
10 et à: c'était six heures du matin
11 la police est venue
12 et: et ils nous ont sortis
Les propositions de la séquence P5-P9 sont en relation de composition avec P4 : l'occupation
de la direction est décomposée en plusieurs sous-évènements : manger, boire, vider la cave, ne
pas voler. Mais les propositions P5, P6, P7 et P9 ne sont pas en relation de progression non
inclusive : on peut inverser leur ordre sans que cela produise de changement sémantique. Soit
l'ordre P8 (et P9 qui lui est liée), P6, P7, P5 :
(19')
4 et alors on a occupé toute la nuit
8 et: et François nous avait dit « attention eh / il faut boire manger mais
surtout surtout pas faucher quelque chose eh / surtout ne rien toucher eh
9 effectivement on s'est: ç'a été bien
6 on a bu
7 on a même vidé les caves
5 on a mangé
10 et à: c'était six heures du matin
11 la police est venue
dans lequel P5-P9 sont en relation de simultanéité, ou mieux, d'indétermination temporelle.
Ajoutons qu'une même structure de composition peut alterner, dans la structuration de
ses propositions composantes, relation de progression non inclusive et relation de simultanéité
(ou d'indétermination). La relation de composition conteste donc frontalement la règle du
« narrative sequencing » : du résumé aux propositions composantes, il n'y a ni progression ni
non-inclusion, mais au contraire relation de tout à partie, à savoir d'inclusion suspendant la
pertinence de la catégorie de l'ordre temporel.
21
Seule P5, à la forme négative ne réalise pas cette relation.
7. Conclusion
Il apparaît à l'analyse que la relation de progression non inclusive, si elle structure très
majoritairement l'enchaînement des propositions de la textualité narrative du récit
conversationnel, n'est cependant pas la seule : on trouve également, certes très peu
fréquemment, la simultanéité, la régression, l'inclusion, la composition. Dès lors, la position
que défend Labov (à partir de 1972) selon laquelle le « narrative sequencing » et lui seul
régirait les enchaînements propositionnels de la textualité narrative se trouve mise en débat.
Face à ces faits, différentes solutions sont possibles, que j'évoque brièvement tour à tour.
1° Dire que ces faits récalcitrants au « narrative sequencing » procèdent d'une nonmaîtrise de la production narrative : ce seraient des ratés de la textualité narrative, à jeter au
rebut. Cette position est difficilement défendable pour plusieurs raisons, la plus déterminante
étant que le texte narratif écrit littéraire réalise ces écarts par rapport au « narrative
sequencing ». Illustrons par une occurrence chacun d'eux :
a) relation de simultanéité : « La vie leur fut insupportable ; lui s'égaya au dehors ; elle, quêta,
parmi les expédients de l'adultère, l'oubli de sa vie pluvieuse et plate » (Huysmans, A
Rebours). L'évènement s'égayer est compris comme simultané à l'évènement quêter.
b) relation de régression : « Le lendemain, c'était le troisième jour, mame Bougon fut
refoudroyée. Marius sortit avec son habit neuf — Trois jours de suite! s'écria-t-elle » (Hugo,
Les Misérables). En contradiction avec l'ordre du discours, l'évènement sortir doit être
compris comme antérieur à l'évènement être foudroyée.
c) relation d'inclusion : « Puis, en se sentant défaillir, elle monta dans sa chambre, où David la
suivit » (Balzac, Illusions Perdues). L'évènement suivre recouvre en partie
l'évènementmonter.
d) relation de composition : « Le dîner commença vers deux heures de l'après-midi pour finir
à onze heures du soir. On y but du poiré, on y débita des calembours. L'abbé Pruneau
composa, séance tenante, un acrostiche. M. Bougon fit des tours de cartes, et Cerpet, jeune
vicaire, chanta une petite romance qui frisait la galanterie » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet).
L'évènement dîner se compose des différents sous-évènements boire, débiter, composer etc.,
ici en relation temporelle indéterminée.
Autant d'exemples dans lesquels l'ordre des évènements n'est pas homologue de l'ordre
discursif des propositions.
2° Dire que ces faits récalcitrants sont des exceptions à la règle du « narrative
sequencing ». Si cet argument était fondé, ces séquences devraient être marquées
stylistiquement, demander un temps de traitement cognitif supérieur… Ce ne semble pas être
le cas : les personnes à qui j'ai fait écouter les récits incluant lesdites séquences n'ont pas
relevé leur différence. Ces faits, aussi peu fréquents soient-ils, ne sont donc pas à la marge de
la textualité narrative, mais pleinement intégrés à elle.
3° Ne pas accorder le statut de narratives aux propositions que relie la simultanéité, la
régression, le recouvrement, la composition22. Ces propositions feraient donc partie du récit
oral (comme p. ex. les propositions libres) mais pas de la textualité narrative. En prenant
appui sur le seul test de l'inversion, on pourrait dire que seules sont narratives les propositions
qui permettent l'inversion et entraînent lors de cette manipulation un changement de sens, les
autres ne l'étant pas puisque soit elles autorisent l'inversion mais sans changement de sens
(relation de simultanéité et de régression), soit elles ne l'autorisent pas (recouvrement,
22
Cette possible position recoupe en partie celle de Lascarides et Asher 1993 qui, dans un tout autre cadre et une
tout autre perspective, distinguent la relation de narration (à savoir, dans mon métalangage, des propositions
articulées par la relation de progression non-inclusive) de la relation d'explication (à savoir la régression) et de la
relation d'élaboration (à savoir la composition).
composition). Mais il faut alors expliquer pourquoi les propositions auxquelles est refusé le
statut de narratives ont exactement la même structure (notamment syntaxique et verbotemporelle) que celles auxquelles ce statut est accordé…
Ces trois positions permettent de sauver à la lettre la règle du « narrative sequencing »,
mais le prix à payer me paraît bien lourd.
4° Nuancer ladite règle. Ainsi par exemple, en adaptant librement le cadre théorique
proposé par Lascarides et Oberlander 1993, selon lesquels les relations discursives résultent
d'inférences défaisables, on pourrait poser que la règle du « narrative sequencing » est une
inférence relevant de notre savoir linguistique (« linguistic knowledge ») sur la textualité
narrative et en tant que telle, défaisable. Elle fonctionnerait par défaut, à savoir qu'elle
s'appliquerait sauf si une inférence procédant de notre connaissance du monde (« world
knowledge »), plus puissante et indéfaisable, l'annule. Reprenons à titre d'exemple sous (20)
l'occurrence (15), qui contient une régression :
(20)
(…)
99 nous sommes retournés à Montferrier le soir
100 y avait toujours quatre gendarmes
101 ils nous ont salués
102 nous avons pris le camion
103 et eux (les gendarmes) ils sont repartis
104 ils nous ont dit "c'est toujours pareil ils foutent la merde pour pas grandchose"
105 j'ai fait "oui mais c'est vous qui la sentez la merde (…)"
106 alors puis après ce camion nous l'avons remonté à Alès
La règle du « narrative sequencing » fonctionne entre les propositions P99/P101/P102 (les
évènements retourner, saluer, prendre le camion sont compris comme progressifs et non
inclusifs) parce que rien ne vient entraver son application ; elle est suspendue sur l'articulation
P103/P104 parce que nos connaissances du monde (un échange verbal entre interactants ne
peut avoir lieu qu'avant leur séparation) nous demandent de faire l'inférence : repartir > dire
(l'acte de repartir est ultérieur à celui de dire), qui l'annule. Cette solution du fonctionnement
par défaut me paraît beaucoup plus satisfaisante : elle a l'avantage non négligeable de
s'accorder avec la réalité des pourcentages. Il est vrai que, dans l'immense majorité des cas,
deux propositions indépendantes (ou principales) avec verbe non statif au passé composé ou
au présent historique, consécutives dans le discours, sont reliées par la relation de progression
non inclusive. Les rares occurrences où ce type de relation est invalidée peuvent être
considérées comme des suspensions locales de la règle du « narrative sequencing » par une
contrainte plus forte.
Cette solution fort tentante ne me satisfait cependant pas pleinement pour deux
raisons : a) si je l'adopte, je ne peux me défaire de l'impression d'une description ad hoc. En
caricaturant : ça marche… sauf lorsque ça ne marche pas… b) si cette règle fonctionnait
effectivement bien par défaut, elle devrait s'appliquer systématiquement lorsqu'elle ne heurte
pas nos connaissances du monde. Or ce ne me semble pas être vraiment le cas. Reprenons,
dans l'occurrence précédente, les propositions 102/103 :
(21)
102 nous avons pris le camion
103 et eux (les gendarmes) ils sont repartis
Vu l'ordre discursif des propositions et vu que rien, dans nos connaissances extralinguistiques,
ne s'oppose à ce que les gendarmes partent après que les mineurs grévistes ont repris leur
camion, on devrait interpréter préférentiellement voire obligatoirement : (nous) prendre le
camion < (les gendarmes) repartir. Or tel n'est pas le cas : une enquête, réalisée auprès de 93
étudiants de 2e année, fait apparaître que si 52% d'entre eux comprennent les deux
évènements comme successifs, ils sont 38% à se les représenter comme simultanés (et 10%
comme dans une relation temporelle indéterminée). La loi du « narrative sequencing » a-t-elle
dès lors une efficace, fût-ce par défaut, si, dans les cas où du point de vue de nos
connaissances du monde il y a ambiguïté ou indétermination, elle n'est pas à même de lever
ladite ambiguïté en imposant préférentiellement la relation de progression ?
5° S'impose à moi, au terme (provisoire) de ce travail, la solution suivante : puisque
non seulement l'articulation des propositions narratives n'est pas toujours de l'ordre de la
progression non inclusive, mais que, de plus, la succession de deux propositions rapportant
des évènements que nos connaissances du monde laissent dans une relation temporelle
indéterminée n'entraîne pas une interprétation quasi systématique en termes de progression
non inclusive, alors force m'est de déclarer23 sans pertinence la règle du « narrative
sequencing ». Ce n'est pas le récit, plus précisément la textualité narrative, qui impose la
relation temporelle qui unit ses unités (les propositions narratives) mais tout simplement nos
connaissances du monde, en interaction avec certains principes pragmatiques, notamment le
principe de pertinence (Sperber et Wilson 1989), ce que je n'ai pas le loisir de développer ici.
Reprenons deux propositions de (18) sous (22) :
(22)
3 je lui ai mis un coup comme ça dans sa gueule
4 il a chialé
Si l'évènement chialer est compris comme postérieur à l'évènement mettre un coup dans la
gueule, ce n'est pas parce que les deux propositions P3 et P4 relèvent de la textualité narrative,
qui imposerait son ordre, mais parce que l'interprétation la plus accessible est que, dans une
bagarre, les coups provoquent les pleurs, donc que ceux-ci sont postérieurs à ceux-là. Et ce
n'est que très secondairement que cet ordre logique des évènements est ratifié par l'ordre
discursif des propositions.
Il faut donc renoncer à la détermination séduisante du local (la relation temporelle
interpropositionnelle) par le global (le genre du discours récit conversationnel) qui semblait
régir la textualité narrative.
Reste à expliquer pourquoi la textualité narrative est très majoritairement faite de
propositions en relation de progression non inclusive ; pourquoi aussi, pour qu'il y ait récit, il
faut minimalement deux propositions narratives reliées selon cette relation. L'hypothèse que
j'ai défendue dans des travaux antérieurs (Bres 1994) me semble toujours pertinente. Je la
rappelle brièvement sans la développer : si le récit dispose principalement les évènements
narrés selon l'ordre progressif (non inclusif), c'est que cet ordre est celui qui correspond à
l'appréhension active du temps par le sujet, l'orientation ascendante, selon laquelle le temps
est vu se dérouler du passé en direction du futur. Cette appréhension structure le sujet comme
le récit : nous sommes, tout autant que des « hommes de paroles », des hommes de récit, parce
que tout récit, aussi minimal soit-il, est une mise en ascendance du temps.
Références
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Proceedings
of the ninth International Joint Conference on Artificial Intelligence,
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Angeles,
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23
Contrairement à ce que j'ai pu écrire, un peu rapidement, sur la mise en ascendance interphrastique (Bres 1991,
1994).
Bres J., 1991, « Le temps, outil de cohésion : deux ou trois choses que je sais de lui »,
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7-25.
Chapitre IX, Récit oral, récit écrit
Ce chapitre compare la version orale et la version écrite du récit d’un même événement, par le
romancier Cl. Simon, prix Nobel 1985. Il procède d’un article que j’ai publié en 2002,
« L’oral dans l’écrit ? Claude Simon raconte son évasion d’un camp de prisonniers »,
Information grammaticale 94, 54-60.
L’idée d’une oralisation du français du XXè siècle est largement répandue, et les travaux de
cette publication n’ont pas manqué de rencontrer et de travailler cette notion. De fait, tout
notre environnement discursif est nourri de productions orales, ce qui ne peut pas ne pas
influencer les pratiques écrites, d’autant que les stéréotypes négatifs attachés à l’oral ont
tendu, en partie, à s’assouplir, voire parfois à s’inverser, l’oral apparaissant alors comme un
réservoir de littérarité. Si cela est en partie vrai de la langue, qu’en est-il des genres du
discours ? Peut-on dire p. ex. que le récit littéraire de la fin du siècle dernier a emprunté au
récit conversationnel ? Vaste question, que j’aimerais aborder très partiellement à partir d’un
exemple précis : la comparaison de deux récits - l’un oral, l’autre écrit - d’un même
événement, par un même narrateur, le romancier Claude Simon. L’étude sera conduite dans
les cadres théoriques de la praxématique (Détrie C., Siblot P. et Verine B., (éd.), 2001) qui
accorde la plus grande importance aux deux faits de l’interaction et de l’actualisation. Après
avoir présenté le corpus, je proposerai des éléments de l’analyse contrastive des deux
versions, en prenant pour guides le type d’interaction verbale qui structure chacune d’elles,
puis le temps de production à l’intérieur duquel elles se développent.
1. Corpus, récit oral, récit écrit, genres du discours
Cl. Simon narre son évasion d'un camp de prisonniers lors de la seconde guerre mondiale dans
trois de ses romans : La Route des Flandres (1960 : 291), L'Acacia (1989 : 349-354), Le
Jardin des plantes (1997 : 146-152). Compte tenu de l’espace dans lequel peut se développer
le présent travail, je retiens, pour le corpus écrit, le seul texte de La Route des Flandres. Le
romancier a mis en récit ce même événement dans un entretien radiodiffusé (en différé) sur
France Culture, le 6 février 1993. Le fragment sélectionné s’ouvre par un tour de parole de la
journaliste (A5) qui conduit l’entretien : elle prolonge son précédent questionnement sur les
rencontres importantes de la vie de l’écrivain, en orientant sur celles qu’il a faites lorsqu’il
était prisonnier. Dans la transcription proposée, la lettre A représente, l’intervieweuse ; la
lettre B, Cl. Simon24. Le récit de l’évasion se développe sur la plage A7-B8, qui,
conversationnellement, correspond à une paire minimale : tour initiatif (A7) / tour réactif
(B8).
A5 — c’est-à-dire aussi bien cette population très diverse que vous avez côtoyée pendant que vous étiez
prisonnier
B6 — ah là là là c’est une expérience a- a- a- assez fascinante parce que là c’est vraiment le melting pot
xx les Allemands avaient groupé dans une: baraque c'est ce qui m'a permis de m'évader d’ailleurs
ensuite // tous les natifs des: des colonies moi j’étais je suis né à Tananarive puisque mon père était
officier de de: là-bas je suis né par hasard à Tananarive et alors j’étais dans une baraque où y avait des
Arabes et beaucoup de pieds-noirs et notamment la population oranaise beaucoup de: espagnols: juifs
espagnols et beaucoup de maquereaux de types invraisemblables qui étaient tout ce que vous voulez
propriétaires de bordel contrebandiers […]
(Cl. Simon présente ces personnages hauts en couleurs pour conclure son tour de parole ainsi :)
vous me disiez peut-être l’homme le plus étonnant que j’aie connu de ma vie c’est c’est ce roi il ne
savait ni lire ni écrire je lui lisais les lettres de sa mère et je lui écrivais les lettres c’est fantastique
A7 — et comment vous êtes-vous évadé ?
B8 — j'étais au fond de la Saxe j'ai travaillé à des égouts pendant: j’ai fait un égout pendant: toute ma
captivité pas toute à tout à la fin j’étais au camp allemand comme spécialiste électricien ça (1) c’est
autre chose (1) (rire A) enfin j’ai j’ai creusé un égout pour relier le camp à l’Elbe / l'automne arrivant /
les Allemands ont dit qu'ils allaient raccompagner qu'ils allaient ramener en France tous les indigènes
parce qu’ils ont dit le climat allemand sera trop dur c’était pour faire leur propagande dans les colonies
ils espéraient mettre la main sur les colonies / alors moi au culot j'ai été trouver le: l'officier allemand je
lui ai dit « moi Madagascar » (rire de B, rire de A) / il me regarde il me dit « blue eyes » les yeux bleus
ouh là là je me suis dit tout s'écroule / et alors là j'ai eu un mais vraiment on a du culot quand on on
risque tout / j'ai eu un trait de génie je lui ai dit « oui j'ai les yeux bleus euh mais j'appartiens à la race
Hova ce sont les hauts plateaux ce sont des indo-européens les noirs c’est » d’ailleurs c’est vrai
d’ailleurs c’est vrai « les noirs c’est la côte et sur les hauts plateaux ce sont les Hovas qui sont des indoeuropéens je suis indo-européen je suis Hova » est-ce qu'il m'a cru ? est-ce qu'il m'a pas cru ? est-ce que
c'était un bon bougre ? il m'a mis sur (rire de B) sur la liste / et alors j'ai passé (1) trois jours et trois
nuits (1) dans un: dans un wagon (rire de B) / là on était euh quarante / alors que quand on est allés en
captivité on était quatre-vingts dans les wagons alors là c'était quelque chose là on était quarante
quarante c'était avec trente-neuf Arabes / et ils nous ont amenés près de Bordeaux / je me rappellerai
toujours cette arrivée à Bordeaux on a ouvert les: les portes du wagon parce qu'il y avait des dames de la
Croix-Rouge qui sont venues donner des du pain des choses et on arrivait de cet enfer -fin cet enfer je
24
J’ai simplifié fortement le système de transcription : le signe [/ ]signale une pause ; le signe [:], un allongement
vocalique ; le signe [+], une syllabe incompréhensible. Je n’ai pas transcrit les phénomènes intonatifs (à
l’exception de l’énonciation rieuse notée (1)…(1)).
n'ose plus dire que c'était un enfer à côté des camps de concentration c'était qu’un camp de prisonniers
après tout / mais enfin on arrivait quand même d’un: d'un petit enfer / et on ouvre les portes et par les
portes de:: de la gare on voit les gens de Bordeaux assis au café qui (1) buvaient leur apéritif
tranquillement (1) (rire de B) ++++ c'était assez ahurissant / et alors ensuite ils nous ont amenés à un
camp près d'Andernos-les Bains vous voyez / et ils n'avaient pas eu le temps de prévoir un
ravitaillement ni même de: de parfaire ce camp alors que en Allemagne les: les barbelés étaient
infranchissables du camp c'était triple rangée de barbelés enfin je vous passe les détails c'était
infranchissable là y avait simplement des poteaux avec des: des: des barbelés des lignes de barbelés
horizontales / et ils n'avaient rien à nous donner à manger / et alors les Arabes qui s- font feu de tout
bois / se sont c'était le camp était près d'une forêt / de chênes et y avait des glands qui tombaient / et ils
ont permis aux Ar- il ét- en principe il était interdit de s'approcher des barbelés mais comme ils
n'avaient rien à nous donner à manger ils ont permis aux: aux Arabes et par conséquent à tout le monde
de s'approcher pour ramasser des glands xx que les Arabes faisaient cuire / alors le jour même de
l'arrivée parce que je me suis dit ils vont faire une enquête ils vont s'apercevoir (1) que tu n'es ni arabe
ni noir ni (1) et tu vas te retrouver au fond d'une prison en Saxe il faut filer tout de suite / et alors j'ai fait
semblant de ramasser des glands comme les Arabes puis j'ai regardé à droite j'ai regardé à gauche y
avait une sentinelle allemande à peu près tous les: tous les cents mètres et ce sont des trucs qu'on fait je
me suis dit c'est maintenant ou jamais / j'ai filé sous les barbelés dans / la forêt était tout à côté / et alors
voilà ça ça y était / j'ai fait je me rappelle j'ai fait peut-être cent mètres ou deux cents mètres à quatre
pattes comme un chien mais (rire de B) comme un chien et puis j'ai trouvé un autre type / et je me
rappelle la première nuit non pas pour / pour nous éloigner du camp / puisque avec une auto c'est vite
fait je crois que nous avons fait quarante kilomètres / mais pour le plaisir de marcher librement /
(fragment de la 6è suite pour violoncelle seul de Bach)
Dans La Route des Flandres, le récit de l’évasion est enchâssé à l’intérieur d’une scène
d’amour du narrateur avec Corinne, à la fin de la guerre :
(…) quelquefois je m’écartais le retirais complètement pouvant le voir au-dessous de moi
sorti d’elle luisant mince à la base puis renflé comme un fuseau […] on dit gland à cause
de la peau qui le recouvre à moitié, c’était alors de nouveau l’automne mais en un an nous
avions appris à nous dépouiller non seulement de cet uniforme qui n’était plus maintenant
qu’un dérisoire et honteux stigmate mais encore pour ainsi dire de notre peau ou plutôt
notre peau dépouillée de ce qu’un an plus tôt encore nous imaginions qu’elle renfermait,
c’est-à-dire même plus des soldats même plus des hommes, ayant peu à peu appris à être
quelque chose comme des animaux mangeant n’importe quand et n’importe quoi pourvu
qu’on puisse réussir à le mâcher et à l’avaler, et il y avait de grands chênes en lisière de la
forêt qui longeait le chantier les glands tombant jonchant le chemin sur lequel les Arabes
allaient les ramasser, la sentinelle commençant d’abord à crier et à les chasser mais ils
revenaient comme des mouches obstinés patients tenaces et à la fin elle dut y renoncer
haussa les épaules et prit le parti de les ignorer attentive surtout à surveiller si aucun
officier ne s’amenait, je me mêlai à eux courbé vers le sol faisant semblant de chercher et
de les mettre dans mes poches le guettant du coin de l’œil et à un moment il tourna le dos
alors je fus dans le fourré haletant courant à quatre pattes comme une bête à travers les
taillis traversant les buissons me déchirant les mains sans même le sentir toujours courant
galopant à quatre pattes j’étais un chien la langue pendante galopant haletant tous deux
comme des chiens je pouvais voir sous moi ses reins creusés la bouche à moitié étouffée
voilant son cri mouillé de salive dans l’oreiller froissé (…)
Il va de soi que je ne saurais réaliser une étude génétique des influences réciproques que la
version orale (désormais R1) et la version écrite (désormais R2) n’ont pu manquer d’exercer
l’une sur l’autre, à travers le phénomène de la mémoire discursive (Pêcheux 1975, Moirand
1999). Influence de l’oral sur l’écrit : on peut supposer que l’écrivain, avant même de mettre
en récit son évasion dans La Route des Flandres, l’a racontée à ses proches à plusieurs
reprises. Influence de l’écrit sur l’oral : R1 date de 1993 ; le romancier a déjà par deux fois
écrit ledit événement : on peut de la même manière penser que sa parole, à son insu, retrouve
des formulations de discours écrit. Je m’attacherai seulement à mettre en relation certains
paramètres de leur production. Pour commencer, spécifions la distinction oral / écrit en
fonction du corpus d’étude :
- l’écrit auquel nous avons affaire est de l’écrit littéraire, relevant du Nouveau Roman :
on sait que cette école a fortement mis en cause le récit, tentant de substituer, selon la
contrepèterie de mots de Jean Ricardou, « l’aventure d’une écriture » à « l’écriture d’une
aventure » ;
- le récit oral que nous analyserons a été produit non dans le genre du discours
conversation, mais dans celui de l’entretien, qui se signale par sa formalité ; l’asymétrie de
l’interaction (le rôle de l’intervieweur est de poser des questions, et celui de l’interviewé, de
répondre aux questions qui lui sont posées) ; et sa structure (l’interaction en face à face
intervieweur / interviewé est enchâssée dans l’interaction intervieweur-interviewé / auditeurs).
Le récit de l’évasion est donc produit dans un cadre monologal dans La Route des Flandres ;
dans un cadre dialogal sur les ondes de France-Culture.
Il est bien évident que ces éléments interviennent fortement dans la production de ces deux
versions : la distinction oral / écrit – ici comme ailleurs - ne saurait être traitée directement
mais doit passer par la médiation de ces spécifications.
2. Interaction verbale
L'actualisation de la langue en discours s'effectue toujours dans les cadres de l'interaction
verbale de deux instances. Tout discours est dit pour un autre, dont l'horizon d'interprétation
règle la production du locuteur. Cette dimension dialogique, de forte prégnance pour les
textes dialogaux – locuteur et interlocuteur sont en relation de co-présence – se manifeste
avec moins d’évidence dans les textes monologaux, mais n’en est pas pour autant absente : le
récit littéraire est écrit pour un/le lecteur, instance avec laquelle le scripteur interagit. Une fois
cette commune dimension dialogique posée, il apparaît qu’elle se manifeste avec des
différences notables dans la production des deux types de récit. Ce que j’expliciterai en
étudiant contrastivement les clôtures de la mise en récit et la structure narrative des deux
versions.
2.1. Les clôtures de la mise en récit
Fortement négociées dans la version orale (R1), elles font l’objet d’un coup de force scriptural
dans la version écrite (R2).
1. L’entrée en récit. En structure dialogale, l’acte de récit fait normalement l’objet
d’une négociation préalable (Sacks 1974, Jefferson 1978), que j’ai proposé d’appeler
protocole d’accord (Bres 1994 : 84) : les partenaires de l’échange s’entendent pour que tel
événement soit mis en récit avec succès. Cette négociation est très variable selon le type
d’interaction ; selon également que la mise en récit est proposée par le narrateur ou sollicitée
par le narrataire. Dans le genre entretien, c’est le plus souvent le journaliste qui sollicite la
mise en récit de tel ou tel événement (en vertu de la règle de genre selon laquelle
l’intervieweur pose des questions, et l’interviewé répond aux questions qu’on lui pose). C’est
le cas ici où la journaliste demande (indirectement) la mise en récit de l’événement évasion :
« comment vous êtes-vous évadé ? » (A7). Soulignons d’autre part que la question n’a rien
d’un coq à l’âne : en tant qu’interrogation partielle, elle contient le présupposé : « vous vous
êtes évadé », présupposé qui n’est pas externe à l’interaction mais en procède directement
dans la mesure où, en B6, Cl. Simon a signalé latéralement : « c'est ce qui m'a permis de
m'évader d’ailleurs ensuite ». La question se fait donc en enchaînement interactif fort, et
rapproche l’entretien du tissu de la conversation.
2. La sortie du récit. En contexte dialogal, le "débrayage" se réalise prototypiquement
par une évaluation postnarrative (p. ex. : « ça alors ! ») du narrataire, qui signale tout à la fois
qu’il a apprécié la mise en récit et qu’il a compris qu’elle était finie. Ici, du fait du montage
(l’entretien est diffusé en différé), le récit qui est donné à entendre sur les ondes présente une
clôture non pas verbale mais musicale : comme en intermède, la 6è suite pour violoncelle de
Bach…
A l’opposé de ce souci interactif des clôtures initiale et terminale de la version orale, la
version écrite se caractérise, à ce double niveau, par un jeu d’écriture qui peut dérouter le
lecteur, dans la mesure où il subvertit ses habitudes de lecture.
3. L’évasion faisant suite, en temps raconté, à la vie dans un stalag en Allemagne, on
s’attend, en vertu de l’iconicité de la textualité narrative (Haiman 1980 : 528), à ce que, en
temps du raconter, cet épisode-là soit narré dans la continuité temporelle de cet épisode-ci. Il
n’en est rien : l’évasion fait suite textuelle à un épisode non pas antérieur mais ultérieur (la
nuit d’amour avec Corinne). Cette analepse dans le déroulement métonymique du temps
raconté, non signalée comme telle, se réalise dans un fort tissage polysémique et
métaphorique en temps du raconter : à partir d’un élément d’identité explicité sous forme
autonymique : « on dit gland à cause de la peau qui le recouvre à moitié », le scripteur fait
servir la polysémie de gland (renflement antérieur de la verge et fruit du chêne), pour
enchaîner à la scène sexuelle la scène du camp de prisonniers (via l’automne), et introduire
donc la mise en récit de l’évasion.
4. La sortie du récit se fait de semblable façon, abrupte et motivée : on passe, sans
explicitation temporelle, de la scène de l’évasion à celle de la nuit d’amour (prolepse), par la
médiation de la similarité de position (« à quatre pattes ») et d’action (« haletant ») de
l’actant, qui convoque l’identique image du chien : « à quatre pattes j’étais un chien la langue
pendante galopant haletant tous deux comme des chiens ». Ce saut temporel se réalise
scripturalement par la figure syntaxique, typique de l’oral, que j’ai proposé d’appeler
divalence (Bres 1991 : 104)25 : dans une suite de trois éléments [abc], l’élément médian [b]
(ici l’adjectif haletant) « vaut » syntaxiquement deux fois : une première, de son rapport avec
[a] qu’il suit, avec lequel il forme l’unité [ab] (« à quatre pattes j’étais un chien la langue
pendante galopant haletant » : épisode de l’évasion) ; une seconde, de son rapport avec [c],
qu’il précède, avec lequel il forme l’unité [bc] (« haletant tous deux comme des chiens » :
épisode de la nuit d’amour).
Les clôtures de la mise en récit de l’évasion sont fortement articulées à l’interaction
narrateur / narrataire dans R1 ; celles de R2 paraissent l’ignorer, et répondre aux seuls
impératifs de « l’aventure de l’écriture ». Il semble donc que le récit de La Route des
Flandres, loin d’emprunter à la narration conversationnelle, durcit la frontière qui sépare
l’écrit de l’oral.
2.2. La structure du récit
On peut, en appui sur Labov (1972, 1997), distinguer, dans le récit oral, les parties
narratives obligatoires (complication et résolution), des parties facultatives qui assurent sa
dimension interactive (résumé, orientation, évaluation, coda). La comparaison des deux
versions de l’évasion fait apparaître une grande similarité des parties narratives26 et une tout
aussi grande dissemblance des parties interactives. Je ne traite que ce qui concerne
l’orientation et la coda.
25
Exemple d’occurrence de divalence : « les mains dans les poches sous les yeux ».
Complication : l’actant prépare son évasion ; résolution : l’actant s’évade. Je ne développe pas ici cette
dimension.
26
- l’orientation, a pour fonction de donner des indications répondant aux questions qui ?
quand ? quoi ? où ?. Très développée dans R1, elle l’est minimalement dans R2. On aura
remarqué que, dans la version orale, le récit de l’évasion commence par la narration du
rapatriement des « natifs des colonies », de la ruse de l’actant réussissant à se glisser parmi
eux, ce qui permet de comprendre qu’il puisse se retrouver en France, avec des Arabes, dans
un camp dont il va s’évader. L’absence de mention de ces indications dans R2 obscurcit
fortement sa compréhension : « qui longeait le chantier » : où se trouve ledit chantier ?
L’évasion se fait-elle en Allemagne ou en France ? « les Arabes allaient les ramasser » :
comment se fait-il que l’actant-je se retrouve avec ce groupe ethnique de prisonniers ? Autant
de questions sans réponse qui peuvent désorienter le narrataire.
- la coda a pour fonction de signaler la fin du récit (et parfois de préparer également la
fin du tour de parole) : elle est réalisée dans R1 (« et alors voilà ça ça y était »), mais non dans
R2, où, nous l’avons vu, on sort du récit en passant sans transition, en une sorte de fondu
enchaîné, de la scène de l’évasion à la scène d’amour.
L’étude comparée de certains éléments de la structure des deux récits confirme les
conclusions avancées à propos de l’analyse des clôtures. Dans le cadre dialogal de l’entretien,
R1, aux différents niveaux de sa production, apparaît façonné par l’interaction verbale : les
clôtures initiale et terminale sont gérées interactivement, le narrateur construit et développe
son récit en fonction du narrataire, le guide, anticipe sur les questions que celui-ci pourrait
poser en fournissant par avance les réponses appropriées. Dans le cadre monologal du roman,
R2, à l’inverse, semble ne pas intégrer (ou de façon minimale) ce paramètre à sa production.
On trouve là l’origine des jugements de certains selon lesquels les romans de Cl. Simon
seraient difficiles à lire, voire… illisibles.
Loin donc d’emprunter à l’oralité, l’écriture de Cl. Simon semble au contraire s’en distancer
en un renfort de littérarité.
2. 3. Textualité en idem
L’analyse proposée, parfaitement valide, apparaît cependant partielle et doit être nuancée et
complétée par la prise en compte d’un ensemble d’éléments qui, selon un mouvement
contraire du précédent, rapprochent cette écriture de l’oralité. Pointons seulement le plus
manifeste : le fonctionnement flou, voire problématique, ou non normé, de certaines
anaphores dans R2.
- « on dit gland à cause de la peau qui le recouvre à moitié » : le pronom le semble être
anaphorique de gland, nom ici en emploi autonyme, ce que la syntaxe normée en principe
n’autorise pas ;
- l’adverbe alors, anaphorique en langue (‘au moment dont nous venons de parler’), ne
semble pas pouvoir réaliser ce fonctionnement dans l’indication qui introduit le récit :
« c’était alors de nouveau l’automne », car le moment auquel réfère cet adverbe est celui de
l’évasion, dont il n’a pas encore été question. Alors doit donc être interprété non pas
anaphoriquement, mais cataphoriquement. Plus subtilement, comme dans certains
fonctionnements oraux, alors est anaphorique du moment que le locuteur a en tête (Cf. infra §
3, instance de l’à-dire) mais n’a pas encore verbalisé.
- « les glands tombant (…) les Arabes allaient les ramasser, la sentinelle commençant
d’abord à crier et à les chasser mais ils revenaient (…) je me mêlai à eux courbé vers le sol
faisant semblant de chercher et de les mettre dans mes poches ». Le pronom les est disjoint de
son antécédent les glands par le SN masculin pluriel les Arabes, lui-même anaphorisé en les.
La coréférence est donc obscurcie, même si, principe de pertinence oblige, le narrataire, en
lisant les mettre dans mes poches, actualisera, de façon plus ou moins coûteuse, glands sous
les.
Autant de fonctionnements caractéristiques de la production orale, et même plus précisément
de son lecte familier. On dira, en première approximation, que Cl. Simon introduit certains
aspects de la parole quotidienne dans l’écrit, et par là oralise son style. Il me semble
cependant y avoir plus : le fonctionnement flou de certaines anaphores est le marqueur d’un
mode d’interaction typique de l’oral, la subjectivité en idem, ce que je vais rapidement
présenter.
La praxématique conçoit l’actualisation comme un phénomène graduel selon trois
niveaux : liminaire, émergent, réalisé. Ces degrés, qui sont autant d'étapes dans
l'explicitation/objectivation de la mise en spectacle linguistique, valent pour l’actualisation du
verbe, du nom, de la phrase, et également pour celle de la subjectivité. Barbéris (1998)
distingue la subjectivité en idem, correspondant aux deux premiers degrés, de la subjectivité
en ipse, correspondant au troisième degré. La subjectivité en idem est fondée sur un nondégagement de la subjectivité individuelle, ou un dégagement imparfait, sous forme de couple
dialogique. Lieu des représentations partagées, elle correspond à un format d’actualisation
reposant sur une mise en spectacle de la réalité imprécise et peu objectivée.
La position ipse représente le soi-même, instance autonome pleinement individuée et opposée
à son autre / séparée de celui-ci, et développe une mise en spectacle objectivée et explicite.
Complémentairement : tel type d'actualisation implique tel type d'autre. Le sujet-idem pose
l'autre de l'interaction en idem ; le sujet-ipse le pose comme alius. On distingue donc, du point
de vue de l’actualisation textuelle orale, deux modes de réalisation : la textualité en ipse, où la
mise en spectacle est pleinement explicitée pour le narrataire, mode requis notamment dans la
communication formelle ; et la textualité en idem, qui se signale par ses obscurités, ses
ellipses, ses implicites (« tu vois ce que je veux dire »), mode qui apparaît typiquement dans
la conversation familière : chacun de nous a dans son entourage ce type de narrateur qui,
positionnant le narrataire comme son même, raconte sans passer par l’explicitation des
différents cadres permettant à un autre de comprendre. La textualité en ipse est
traditionnellement de règle dans la communication littéraire : le lecteur ne saurait être qu’un
tiers. Mais, depuis la fin du XIXè siècle (Verine 1998), la littérature tente de conquérir des
strates de l’actualisation textuelle antérieures à l’atteinte de l’in esse, et emprunte pour ce faire
au mode de textualité en idem de l’oral (Barbéris et Bres 2002). Le récit de l’évasion dans La
Route des Flandres se développe à partir d’une position énonciative typique de l’oralité : le
fonctionnement particulier de certains anaphoriques nous venons de le voir, mais également
l’absence de clôtures, le jeu de la divalence, l’absence d’orientation et de coda précédemment
décrits, construisent ce régime spécial de textualité. Ajoutons que ce positionnement inverse
sa valeur sociolinguistique en passant de l’oral quotidien à l’écrit littéraire : faisant l’objet de
correction dans la parole des enfants, stigmatisé dans celle des adultes, il devient, dans le
travail d’écriture littéraire, producteur de sens, et comme tel, porteur de plus-value
stylistique : tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or…
Le récit de l’évasion dans La Route des Flandres, s’il s’éloigne de la narration orale qui en est
faite dans l’interaction de l’entretien – on comprend désormais pourquoi : ce type
d’interaction, de par sa formalité, exige la textualité en ipse – emprunte à un mode de
construction de la subjectivité typique de l’oral familier : on a bien affaire, par cette
dimension, à de l’oraliture.
Je voudrais maintenant prendre en compte la seconde dimension annoncée - le temps
d’actualisation - , qui, plus que l’interaction (et d’ailleurs parfois en relation avec elle),
différencie l’oral de l’écrit, et évaluer sommairement dans quelle mesure Cl. Simon transfère
dans son écriture certains fonctionnements de l’actualisation orale.
3. Le temps signifiant de l’actualisation : la production, sa scène et ses coulisses
Afin de concevoir et de tenter d’appréhender dans sa matérialité la dynamique des opérations
de langage, la praxématique analyse le temps linguistique nécessaire à la production de l'acte
de langage en trois instances : l'à-dire (programmation des unités linguistiques) ; le dire
(réalisation effective) ; et le dit (capitalisation de ces unités en mémoire syntaxique, qui rend
possible la cohérence dans les enchaînements discursifs). Entre ces trois instances, il n'y a pas
succession linéaire, mais tuilage, superposition décalée et parfois conflictuelle. L’instance de
l’à-dire p. ex. ne se contente pas de précéder en inconscience la réalisation des unités : elle
contrôle la production du dire dans son cours, qu'elle peut interrompre, ou faire bifurquer ; et
continue de construire, en anticipation, les programmes de phrase tandis que le dire
programmé s'extériorise. Le plus souvent, le travail de l’à-dire, sa profondeur où se
concurrencent, se télescopent différents programmes, vers le défilé du dire, sont effacés sous
le seuil d’actualisation qui ne laisse passer que le « bon » programme. Cependant, le travail de
sélection est rarement parfait, et se signifient alors, sous forme de ratages (Bres et Madray
1991, Barbéris et Maurer 1998) sur le fil du dire, les brouillons de l'à-dire, irrattrapables : ce
qui est dit est dit.... Il en va tout autrement de l’écrit, qui, avant d’être donné à lire, a tout le
temps de gommer les rectifications dont sa production a été le lieu, d’effacer les bifurcations
et autres tentatives inabouties d’actualisation, de faire disparaître ses brouillons (ou de les
ranger précieusement bien sûr).
On saisira à deux niveaux la façon dont le temps d’actualisation intervient dans la production
de R1 et de R2 : les rectifications du dire, les ratages de la mise en ascendance.
3.1. Les rectifications du dire
Intéressons-nous, parmi les ratages de la production orale, aux rectifications, que je définirai
comme des retours du dire sur lui-même à partir du contrôle de l’à-dire pour retoucher un
élément qui paraît inadéquat. On en relève, dans R1, trois occurrences, disséminées au cours
du récit. A la suite de l’interception d’un programme phrastique, la retouche se réalise par :
– correction praxémique simple, (répétition et substitution) : « les Allemands ont dit
qu'ils allaient raccompagner qu'ils allaient ramener en France (…) ». Sans marqueur
métadiscursif autre que vocal (légère insistance sur ramener), la reprise de la structure
syntaxique [que + aller à l’imparfait] permet la substitution de ramener à raccompagner ;
– reprise avec négation d’un élément qui vient d’être dit : « pendant : toute ma
captivité pas toute à tout à la fin j’étais (…) » ;
– renégociation d’un praxème, à partir de son évaluation critique par l’adverbe enfin :
« et on arrivait de cet enfer -fin cet enfer je n'ose plus dire que c'était un enfer (…) ».
Le locuteur utilise la profondeur opérative du temps signifiant pour contrôler son dire dans
son avancée, s’en fait le premier auditeur afin de le reprendre lorsqu’il lui paraît "dissoner".
Ces corrections me semblent procéder du souci interactif du narrateur, qui se met
dialogiquement à la place du narrataire et anticipe sur sa compréhension en prévenant, par
ces rectifications, les inférences fausses qu’il pourrait faire du fait des approximations du dire.
Décrivons hypothétiquement le mouvement d’actualisation de la première occurrence : au
moment où le locuteur dit raccompagner, il se rend compte (contrôle de l’à-dire) de
l’inadéquation partielle de la production de sens du verbe raccompagner (‘accompagner
quelqu’un qui rentre chez lui, ce quelqu’un étant à l’origine de la décision de ce retour’) en la
matière ; il interrompt le programme phrastique et, en anticipation sur les conclusions fausses
que le narrataire, dans son interprétation, pourrait en tirer, le reprend en remplaçant
raccompagner par ramener (‘faire revenir quelqu’un au lieu qu’il avait quitté’), mieux adapté
au fait de la déportation.
On retrouve donc, dans la gestion du temps de production du dire de R1, la place
déterminante de l’autre de l’interaction. Le dialogisme est au principe de la production du
récit oral non seulement dans ses clôtures et sa structure, mais dans le mot à mot de son
actualisation. Il conviendrait d’ailleurs d’ajouter à ces occurrences de rectification, les
nombreux tours explicatifs qui, interceptant la progression du récit, procèdent du même souci
dialogique de s’accorder (presque au sens musical) avec le narrataire, d’ajuster le dire à
l’interprétation qu’il pourra en faire. Citons-en un seul :
les Allemands ont dit qu'ils allaient raccompagner qu'ils allaient ramener en France tous les indigènes
parce qu’ils ont dit le climat allemand sera trop dur c’était pour faire leur propagande dans les colonies
ils espéraient mettre la main sur les colonies / alors moi au culot (…)
La progression des propositions narratives est localement interrompue – mais sans ratage qui
le signale - par une explication (énoncé en italiques). Dialogiquement, cette précision semble
par avance corriger une interprétation erronée du narrataire, qui pourrait croire à la lettre le
discours rapporté des Allemands, et faire une inférence fausse sur leur humanité.
Les rectifications sont en principe absentes du texte écrit donné à lire : le scripteur, qui n’a pas
manqué de rencontrer ces figures incontournables de la production signifiante dans son acte
d’écriture, les a gommées pour la publication. Il peut cependant jouer à les représenter, voire à
les exhiber. On sait que Cl. Simon est un adepte de ce type d’écriture qui, mimant en cela la
production orale, revient sur elle-même pour se corriger. Les analystes de son œuvre ont avec
pertinence décrit le mouvement de sa prose, qui, insatisfaite de son dire, le relance, le reprend,
le rectifie. Pour ce faire, l’écrivain use cependant non des tours que nous venons de dégager –
peut-être parce que lesdits tours fonctionnent fortement à l’intonation -, mais principalement
de ce qu’Authier-Revuz (1995 : 704-705) nomme « les formes de l’entre-deux : X ou plutôt
Y, X c’est-à-dire Y, pour ainsi dire ». R2, pour ce qui nous concerne, contient, localisées en
son seul début et enchaînées l’une à l’autre, ces trois formes de correction :
mais encore pour ainsi dire de notre peau ou plutôt notre peau dépouillée de ce qu’un an plus tôt encore
nous imaginions qu’elle renfermait, c’est-à-dire même plus des soldats même plus des hommes
Ces rectifications d’autre part ne semblent pas, en R2, avoir la même valeur qu’en R1 : nous
avons vu que dans celui-ci elles procédaient du souci dialogique de trouver le mot adéquat
pour le narrataire. Il semble que ce souci, sans être à écarter dans la version écrite, passe au
second plan, et que l’on puisse reconduire l’analyse d’Authier-Revuz qui voit dans les tours
en X ou plutôt Y, X c’est-à-dire Y, pour ainsi dire, des marqueurs de la « non-coïncidence
entre les mots et les choses » dont l’économie scripturale consiste, face « au glissement
incessant, à la confusion, […] (à) opposer l’acharnement, la nécessité de dire, de nommer
l’insaisissable […], et éprouvant incessamment que ce réel échappe, se vouer non pas à le
"fixer "mais seulement – vitalement – à "l’ainsi dire" » (ibid.). Ecriture sisyphéenne donc,
condamnée à rouler la pierre des mots en direction du sommet d’un réel qu’elle ne peut jamais
atteindre.
L’écriture de Cl. Simon, en mettant en scène, de façon parfaitement réglée, le contrôle de
l’instance de l’à-dire sur la progression du dire, emprunte un fonctionnement typique du jeu
des instances du temps signifiant de la production orale, la rectification. Elle le retravaille et le
systématise pour le faire sien, à savoir lui faire produire un sens qui n’appartient qu’à elle ;
elle le transfigure en stylème dans lequel il devient le marqueur de la tout autant nécessaire
qu’impossible saisie des choses par les mots.
J’aimerais, pour terminer, présenter un autre brouillon du dire – les ratages de la mise en
ascendance – spécifique du récit oral et que réalise la version orale mais pas la version écrite
du récit de l’évasion.
3.2. Les ratages de la mise en ascendance
J’ai avancé dans des travaux antérieurs (Bres 1994) que l’acte de narrer est fondamentalement
mise en ascendance du temps, à savoir représentation du temps raconté comme se déroulant
du passé en remontée vers le présent. Cette opération, le plus souvent silencieuse et sans reste,
ne se manifeste que par son résultat : deux propositions narratives successives, à l’oral comme
à l’écrit, sont interprétées (normalement) comme rapportant des événements eux-mêmes
successifs. Il arrive parfois que la mise en ascendance ne réussisse pas pleinement, et se
signifie, sur le fil du dire, par différentes perturbations qui en sont comme les traces.
R1développe plusieurs occurrences successives de ce type de ratage, qui prennent la forme
canonique d’une interception suivie d’une répétition selon le module suivant :
proposition narrative X interceptée
proposition(s) intercalaire(s) Y (Z…)
proposition narrative X reprise et conduite à son terme
Analysons l’un de ces ratages :
i alors le jour même de l'arrivée
j parce que je me suis dit ils vont faire une enquête ils vont s'apercevoir (1) que tu n'es
ni arabe ni noir ni (1) et tu vas te retrouver au fond d'une prison en Saxe il faut filer tout de
suite /
k et alors j’ai j'ai fait semblant de: de ramasser des glands comme les Arabes
La production de la proposition narrative (i), que je reconstruis hypothétiquement comme :
[alors le jour-même de l'arrivée j'ai fait semblant de ramasser des glands comme les Arabes]
réalise le module dans sa forme simple : (i) est interceptée, cède la place à l’intercalaire (j),
avant d’être reprise et complétée en (k).
La proposition narrative (i) « alors le jour même de l'arrivée » est interrompue aussitôt le
circonstant frontal énoncé, pour laisser la place apparemment à une indication introduite par
parce que (j). On remarque cependant que le verbe de la proposition (j) est non pas à
l’imparfait comme attendu dans les propositions d’indication, mais au passé composé (« je me
suis dit »), temps de base des propositions narratives. De fait le circonstant parce que a, dans
la production de la mise en ascendance, un rôle métanarratif (Bres 1991 : 101), que je dégage
de la reconstruction – hypothétique – suivante : le narrateur commence de dire (i), mais
s’interrompt aussitôt ; il a besoin, pour développer cette proposition, de l’appuyer sur une
proposition qui rapporte un événement antérieur, en temps raconté. Il trouve une solution
syntaxique : le subordonnant parce que – en vertu du fait que la cause est forcément
antérieure à la conséquence – lui permet de faire une légère rétrospection ; à la suite de quoi il
reprend en (k), pour le conduire à son terme, le programme phrastique intercepté en (i).
Cette première explication est incomplète : elle ne rend pas compte de la présence du
coordonnant et en tête de (k), qui semble lier cette proposition narrative à une proposition
narrative précédente : or, (j), en tant que subordonnée introduite par parce que, ne saurait
avoir ce statut. A moins que… ne soit à l’œuvre le phénomène de la divalence (supra, 2.1.).
Nous avons vu que l’instance de l’à-dire contrôlait le dire : elle peut également, dans
l’avancée du dire, doubler la valence du dit. Dans cette hypothèse, la proposition [j] est le lieu
d’une divalence : régressive (et explicative) par rapport à la proposition [i], elle fonctionne
également, par rapport à la proposition de reprise [k], comme narrative.
Selon cette hypothèse, (j) est le lieu à la fois de la perturbation de la mise en ascendance et de
son rétablissement. Dans le temps même de son dire s’opère le basculement de l’ordre
régressif en ordre progressif. Le et coordonne bien deux propositions narratives, (j) et (k),
selon l’ordre ascendant.
L’opération de mise en ascendance en quoi consiste l’actualisation de la textualité narrative,
le plus souvent écrasée sous son produit (la progression du temps raconté), nous est en partie
donnée à voir dans ce ratage, relativement fréquent en récit oral (Bres 1991) : Cl. Simon,
comme tout un chacun locuteur, y a recours lorsqu’il raconte en situation d’interaction in
praesentia, mais ne transfère pas dans son écriture – et, à ma connaissance, les autres
écrivains ne le font pas plus que lui - ce trait d’oralité qui rend presque palpable le temps
signifiant d’actualisation.
Conclusion
Les deux paramètres de l’interaction et de l’actualisation nous ont permis de décrire certains
aspects de la production des récits oral et écrit afin d’évaluer l’hypothèse de l’oralisation
actuelle de l’écriture romanesque. Il apparaît que :
- si récit écrit et récit oral sont tous deux façonnés par l’interaction narrateurnarrataire, ils ne le sont pas au même degré. Le récit oral, parce qu’il relève d’un cadre
dialogal, apparaît structuré aux différents niveaux de sa production par le « dialogue interne »
que le narrateur ne cesse d’entretenir avec le narrataire : dans ses clôtures, sa structure, mais
également dans le mot à mot de son actualisation, où la prise en compte de l’interlocuteur
induit certains ratages qui nous sont apparus comme autant de traces palpables de l’activité de
dialogisation interne de la parole dans son épaisseur de travail vivant. Le récit écrit, parce
qu’il est produit dans un cadre monologal, réalise cette dimension de façon bien moins
déterminante. Il peut même apparemment lui tourner le dos, au moins partiellement. Mais
c’est alors pour emprunter à l’oral et faire travailler un mode de textualité – la textualité en
idem – spécifique de certaines interactions en face à face.
- Le récit oral se produit dans le temps signifiant de l’actualisation, et il doit coûte que
coûte se mouler dans sa linéarité, même s’il peut jouer de sa profondeur opérative ; le récit
écrit a tout loisir de revenir sur ses pas, d’effacer ses impasses et ses brouillons. De sorte
qu’on pourrait dire métaphoriquement que, du théâtre de la parole en interaction, l’écrit n’en
donne à lire traditionnellement que la scène, alors que l’oral, dans les ratages, laisse
également entendre, et donc entrevoir, son arrière-boutique, ses coulisses. Mais le récit
littéraire, ici également, peut emprunter au genre conversationnel en jouant à mettre en scène
ses coulisses : l’avancée de l’écriture dans ses tâtonnements, ses reprises, ses incertitudes.
De sorte que, pour répondre à l’interrogation qui a initié cette réflexion, l’écriture
romanesque contemporaine – si tant est que l’on puisse généraliser à partir d’un corpus aussi
réduit que celui sur lequel je me suis fondé – puise bien dans les « genres premiers » du
discours oral ; leur emprunte, au-delà des phénomènes évidents de lexique ou de syntaxe, des
éléments spécifiques de production, pour les intégrer à sa dynamique propre. J’ajouterai que
le gisement est loin d’être épuisé. L’oral reste encore aujourd’hui, pour les écrivains, une
réserve de terres vierges à travailler dans le corps à corps de l’écriture…
Références bibliographiques
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Pêcheux, M., 1975, Les vérités de la Palice, Paris : Maspéro.
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University Press, 337-353.
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Verlaine », Information grammaticale 77, 38-42.
Corpus
1. Déclaration de Lionel Jospin sur le perron de l’Elysée, juin 1997
le président m’a proposé de me nommer premier ministre et j’ai accepté
2. Interview TV. Un coureur cycliste raconte sa victoire.
A1 — alors racontez-nous: comment ça s'est passé? vous aviez décidé de: d'attaquer:
B2 — bé::j'ai attaqué à vingt kilomètres de l'arrivée et:: j'ai j'ai roulé à bloc jusqu'à la
ligne
C3 — il fallait le faire tout de même hein
3. Labov (1967 :16), enquête sociolinguistique
(were you ever in a situation where you were in serious danger of being killed ?)
a
yeah I was in the Boy Scouts at the time
b
and we was doing the 50 yard dash
c
racing
d
but we was at the pier, marked off
e
and so we was doing the 50 yard dash
f
there was about 8 or 9 of us, you know going down coming back
g
and going down the third time I caught cramps
h
and I started yelling Help!
i
but the fellows didn’t believe me you know
j
they thought I was just trying to catch up because I was going on or slowing down
k
so all of them kept going
l
the leave me
m
and so I started going down
n
Scoutmaster was up there
o
he was watching me
p
but he didn’t pay me no attention either
q
and for no reason at all there was another guy who had just walked up that minute
r
he just jumped over
s
and grabbed me
4. Conversation père/fils lors du goûter
A1— cet après-midi Jean on l'a frappé baouh!…
B2 — ah ça c'est pas sympa / tu sais bien que je t'ai dit qu'il fallait pas se bagarrer
A3 —
ouais ouais je sais mais attends attends je vais te
raconter tu vas voir alors à la récré y avait Jean qui nous embêtait alors il:: il:: nous on jouait
tranquillement aux billes avec mes copains et tout d'un coup on le voit qui:: qui:: qui nous
volait des trucs (ouais B) / alors on se met à courir derrière lui / et je commence par lui donner
un coup de pied / (ouais) et puis après il a voulu: il a voulu se bagarrer avec Joseph / et puis
Joseph il l'a calmé quoi / et Pierre il l'a plaqué par terre pour qu'on en parle plus / et le maître
il nous a pas il nous a pas engueulé ni rien il a trouvé que c'était normal qu'on:: …
B4 — ah bon le maître a trouvé…
A5 — non mais je veux dire:: il nous a rien dit parce qu'on lui a dit il arrête pas de nous
embêter c'est bien normal qu'on lui mette des coups de pied s'il nous frappe lui aussi il nous a
rien dit donc à mon avis c'est que::il l'a pris comme ça quoi
5. Récit recueilli dans le cadre de l’interview sociolinguistique d’une gardienne de WC
de gare
A67 – si je vous disais ce qu’on m’a dit moi ma pauvre
B68 – j’aimerais bien
A69 – ah un jour y a un monsieur « un franc » « moi je paye pas un franc » alors je lui
dis « écoutez monsieur soyez raisonnable/ c’est ma paie j’ai rien d’autre pour
vivre » « nononon moi j’ai pas cent » alors il quand même il se retourne il me dit « les voilà
vos un franc »et il me les jette comme on jette un : un un chien des fois on lui donne on lui
jette pas le bout de pain on lui donne à ::: la gueule hein (mmB)/ alors il se retourne puis il me
dit « ben :: pour ce prix-là vous pourriez me la prendre me la secouer et me la ranger : et me
l’essuyer » j’ai dit « ah oui ! puis quoi encore »// mais vous pouvez pas vous imaginer ce
qu’on peut entendre ici
B70 – ben je vous plains
6. Récit recueilli dans le cadre de l'interview sociolinguistique d'un habitant (70 ans) du
quartier des Beaux-Arts, par deux étudiantes
y y a des trucs qui sont un peu décevants d'ailleurs / moi je vais au marché au marché je parle
au marché: découvert quoi sous marché: en plein air / qui est de l'autre côté de la:: à la rue
Prudon à la place qui a à la rue Prudon là / eh au fond de la rue Prudon / mais:: l'autre fois j'ai
demandé à une femme combien les les les courgettes elle m'a dit 19F 90 ou un truc comme
19f / alors j'ai dit / je les avais vues la veille chez l'épicière à 17F / alors c'est mesquin ce que
je dis mais enfin (rire de A, mmB) ça fait quand même: / on on a / avant au au marché on
pensait qu'au marché on s'arrangeait mieux que (oui c'est vrai oui B) que: que dans les: dans
dans dans des boutiques quoi
Les textes 7, 8, 9 et 10 sont extraits d’un repas de famille, le dimanche. A est le grand-oncle,
B, le père ; C, le fils (7 ans) de B ; D, la femme de B ; E, le père de B.
7. Interaction familiale : lors d'un repas de famille un locuteur (60 ans) s'auto-sélectionne sur
un léger chevauchement (5B/6A) pour raconter son plus beau souvenir de chasse.
5B — (…) et Eric il est rentré cette année il va il va à l'école / on l'amène que le matin parce
que l'après-midi il dort xxxx
6A — vous savez on garde de cet âge-là les plus beaux souvenirs / tu l'as pas connu toi les
frères Salze de Corconne (si B) Gustave (mmB) avec Fernand / bon bé si tu as connu Gustave
et Fernand qui était déjà vieux Gustave moi xxxx / mais Fernand xx père de famille il avait
perdu sa femme il était veuf tout jeune et alors je me souviens de quelque chose il m'avait pris
la carabine pour moi dans le bois à Favas et il voit un lapin au gîte / il me charge la carabine
et il me dit « tu le vois là il est au pied du cade là tu le tues » bé je sais pas quel âge j'avais je
sais pas j'avais pas dix ans quelque chose comme ça j'ai tué un lapin avec la carabine que:: et
bé ça je m'en rappellerai toute ma vie / quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand
cade je le vois comme si c'était hier ça oh et il doit y avoir quarante-huit ans de ça / tu te rends
compte si c'est des souvenirs ça
7C — tu sais ce qu'on peut faire avec une caisse de papy / ben on met un bout de bois et
dedans et et la caisse on la fait tenir / et dedans on met à manger / après y a
le merle qui
vient / et après chlac! on enlève le bâton avec une ficelle et après il tombe et après xxx
8. Plage d’interaction 1A-17B
1A — et après on ira au printemps nous irons faire une grande marche dans les bois (…)
comme hier écoute bien tu connais là-bas la combe des graves (ouais) j'ai monté de la combe
des graves
2C — on a fait ça à l'école
3A — ah:: tu as fait ça qu'est c'est ça de la pâte à modeler ?
4B — c'est une pomme
5A — ah c'est une pomme / bé tu sais pas tonton en a portées / des pommes / toutes vertes / et
je crois que vous feriez bien de les prendre à Montpellier si vous les aimez / parce que tonton
Maurice // tu sais ces grosses pommes vertes vertes mais vertes
6D —
des grany des grany
7A — je sais pas qu'est-ce que c'est moi c'est la première fois
8D —
un peu acide elles sont bonnes moi j'aime bien
9C — xxxxxx
10A — je suis allé je suis allé chez quelqu'un chez quelqu'un je et ils m'ont dit d'en ramasser
j'en ai porté une pleine malle / mais moi j'allais pas pour ramasser des pommes pour manger /
j'allais j'allais ramasser des petites pour les merles les grives / et alors j'en ai porté une caisse à
Maurice xxx
11B —
ah bé on en prendra quelques-unes avec plaisir surtout que Rose
elle adore les
12A — eh bé y en a une pleine caisse / et même dans celle pour les merles elles sont comme
ça on peut les trier / alors qu'est-ce je disais ?
13B — hier tu me disais que hier tu faisais::
14A — alors hier / j'ai laissé ma voiture tu vois après les poubelles de Corconne / (mmB) bon
là et je suis monté et j'ai pris tout la bordure de la m- de la montagne que tu vois / je suis allé
me mettre au-dessus du pont du hasard / et mon ami les chiens xxxx mais j'ai vu qu'ils étaient
sur le pied / ils sont venus lever dans Verre là qu'ils m'ont remonté le sanglier / je te mens pas
mais alors je croyais de me je le savais ça je le sais / j'ai acheté une veste / mais quand il fait
très froid / la toile elle se gèle donc ça craque tu sais / quand j'ai fait ça ç'a fait crrr / mon ami
clac la pierre / eh bé j'ai dit toi tu es refait / alors j'ai pris le sentier mais:: il m'a pris: de
l'avance de l'avance de l'avance puis / quand je suis arrivé presque à l'autre poste j'ai dit tu vas
le gêner ne bouge plus je me suis arrêté / pim pam quarante-cinq kilos le sanglier (rire);/ alors
je rigolais j'ai dit alors de là
15B —
xxxxxxxxx mais tu l'as pas vu
16A — nonon je l'ai pas vu je l'ai pas vu je l'ai qu'entendu/ de là je suis parti je suis allé sur le
château j'ai filé derrière et je suis revenu par le maset des gardes / (mmB) eh bé je vais te dire
que mon petit / ça fait: un brave kilométrage ça mais je me suis régalé / de toutes manière je
suis quelqu'un qui marche bien /
17B — un jour on ira Rose tu verras on y tiendra pas pied
9. Plage d’interaction 1D-9E
1D — xxxxxxx
2A — oui mais ça c'est une question de chance / tu veux que je te raconte quelque chose ? tu
sais où on a été l'autre jour ?
3D — oui
4A — eh bé l'autre jour j'ai tué un lièvre /
5D — où ? là-bas ?
6B — où ça ?
7A — oh Jacques je vais te raconter…
8E —
(3)xxxxxxx(3)
(7A) —
je vais te raconter xxxxxxx ce que c'est
quand tu as de la chance (rire) / Alexis me dit ils veulent pas venir à Corconne viens avec moi
tu me mènes / en voiture moi pour conduire la nuit / je monte ici lundi dernier / dans une
heure je tire trois lièvres / j'en tue point / l'après-midi j'en manque un autre / ça fait quatre
(quatre B) / je passe ici boire l'apéritif / alors ma sœur vous avez le temps vous avez le temps
/ on part à six heures et demie / à la sortie de Brouzet une voiture nous double xxx (rire) / à la
sortie d'Aiguebelle je la tenais / bondiu j'ai dit à mon frère il a écrasé un chien / et puis quand
j'arrive avec mes phares là à quelques mètres je tire un coup de frein / un gros lièvre quatre
kilos (ouh F) (rire) / oh j'en avais manqué quatre c'est l'autre qui va me le tuer ! / tu veux pas
rire tu veux pas rire toi quand tu vois des choses comme ça !
9E — elle l'a réussi Rose son flan (…)
10. Plage d’interaction1A-7E
Proposition de A de prendre les enfants à la chasse
1A — (…) même toi tu peux venir ///(il mange) oh tu sais pas ce qui m'arrive ce matin / …
2D — est-ce que les taureaux xxx
(1A)
Verre marche / je tire une grive elle va pas se tomber j'y coupe
l'aile elle va tomber dans l'eau / oh Verre marchait eh (eh oui E) / vite avec une bûche je l'ai
ramassée eh / je l'ai récupérée de justesse
3B — tu l'as eue ?
4A — oui
5B — à Montpellier y a des vols d'étourneaux je les montre aux gosses là ils viennent se poser
sur les arbres les pins tu sais
6A — moi je sais / tout le monde criait là-bas à Bagnols sur sur les voitures / mais moi dans la
cour quand ils sont venus sur le grand cyprès / ç'a été vite fait eh / je suis sorti et je t'y ai
balancé une paire / tu aurais vu que / on a été bientôt seuls (rire) eh / et la patronne était
contente parce qu'il faut voir dans l'état que ça vous met les jardins eh
7E —
y a des villes à Perpignan ils ont fait de tout pour les faire partir
11. Télévision, émission Vive le vélo
A1 — eh Gérard si vous le voulez bien je vais vous raconter une (2) fantatstique (2) histoire
de vélo
A2 — allez-y on vous écoute
12. Interview sociolinguistique
A6 — (…) ce qui a été bon l'autrefois là c'est: au fond de la mine là je sais pas si on te l'a dit
qu'on l'a arrêté le directeur
B7 — non
A8 — Bosc
B9 — Bosc? ah mais non on le sait pas / raconte-nous ça
A10 — (récit)
Indications bibliographiques sur le récit oral
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Adam J.-M., 1999, Linguistique textuelle. Des genres de discours aux textes, Paris : Nathan
Université.
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Communications 8, 1966, Paris : Seuil.
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168-182.
Devoir et correction
Sujet : Texte 7. (i) Réécrire le récit du tour 6A en propositions. Indiquer en italiques les
propositions narratives. (ii) Dégager la structure narrative (parties)
7. Interaction familiale : lors d'un repas de famille, un locuteur (60 ans) s'auto-sélectionne
sur un léger chevauchement (5B/6A) pour raconter son plus beau souvenir de chasse.
5B — (…) et Eric il est rentré cette année il va il va à l'école / on l'amène que le matin parce
que l'après-midi il dort xxxx
6A — vous savez on garde de cet âge-là les plus beaux souvenirs / tu l'as pas connu toi les
frères Salze de Corconne (si B) Gustave (mmB) avec Fernand / bon bé si tu as connu Gustave
et Fernand qui était déjà vieux Gustave moi xxxx / mais Fernand xx père de famille il avait
perdu sa femme il était veuf tout jeune et alors je me souviens de quelque chose il m'avait pris
la carabine pour moi dans le bois à Favas et il voit un lapin au gîte / il me charge la carabine
et il me dit « tu le vois là il est au pied du cade là tu le tues » bé je sais pas quel âge j'avais je
sais pas j'avais pas dix ans quelque chose comme ça j'ai tué un lapin avec la carabine que:: et
bé ça je m'en rappellerai toute ma vie / quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand
cade je le vois comme si c'était hier ça oh et il doit y avoir quarante-huit ans de ça / tu te rends
compte si c'est des souvenirs ça
7C — tu sais ce qu'on peut faire avec une caisse de papy / ben on met un bout de bois et
dedans et et la caisse on la fait tenir / et dedans on met à manger / après y a
le merle qui
vient / et après chlac! on enlève le bâton avec une ficelle et après il tombe et après xxx
Correction du devoir
1. réécriture en propositions. Mise en italiques des propositions narratives
1 vous savez on garde de cet âge-là les plus beaux souvenirs /
2 tu l'as pas connu toi les frères Salze de Corconne (si B) Gustave (mmB)
avec Fernand
3 bon bé si tu as connu Gustave et Fernand qui était déjà vieux Gustave
moi xxx
4 mais Fernand xx père de famille il avait perdu sa femme
5 il était veuf tout jeune
6 et alors je me souviens de quelque chose
7 il m'avait pris la carabine pour moi dans le bois à Favas
8 et il voit un lapin au gîte
9 il me charge la carabine
10 et il me dit « tu le vois là il est au pied du cade là tu le tues »
11 bé je sais pas quel âge j'avais
12 je sais pas
13 j'avais pas dix ans quelque chose comme ça
14 j'ai tué un lapin avec la carabine que::
15 et bé ça je m'en rappellerai toute ma vie
16 quand je passe là-haut à Favas que je vois ce grand cade je le vois
comme si c'était hier ça oh
17 et il doit y avoir quarante-huit ans de ça
18 tu te rends compte si c'est des souvenirs ça
Ce récit oral, relativement développé, se compose de 18 propositions dont 4 seulement sont
des propositions narratives : P8-P10 et P14.
2. Structure
Il s’agit d’un récit offert par le narrateur, dans lequel on peut distinguer :
- le protocole d’accord : P1
- le pontage : P. 2
- l’orientation : P3-P7
- la complication : P8-P10
- l’évaluation : P.11-P13
- la résolution : P. 14
- la coda : P.15-P18
- le protocole d’accord est très bref : en enchaînement thématique avec ce qui précède (l’âge
de l’enfance : on remarque que le déterminant démonstratif « cet âge-là » a un
fonctionnement anaphorique : il reprend, de manière résomptive, un élément présent dans le
propos de 5B : le jeune âge), il présente une évaluation anodine mais qui de fait fonctionne
comme justification de la mise en récit à laquelle le locuteur va procéder, et qui va illustrer ce
thème, éminemment narratif, du plus beau souvenir.
- le pontage se fait sur un actant (Fernand) qui va avoir un rôle décisif dans lé récit.
- l’orientation met en place les actants (Fernand, et le narrateur enfant), le lieu (« bois à
Favas »), l’activité (la chasse).
- la complication est séparée de la résolution par l’évaluation P. 11-P13 : en soulignant le
jeune âge de l’enfant qu’il était, le narrateur met, par avance, en valeur l’acte de la résolution :
le fait que l’enfant tue le lapin…
- la coda est assez développée : en reprenant le thème du souvenir, elle permet de revenir au
point de départ (P1), et prépare l’alternance du tour de parole en sollicitant fortement un
narrataire, à savoir B (« tu te rends compte (…) »), et en le désignant comme prochain
interlocuteur. Mais ce n’est pas lui qui prend la parole, mais C, le petit garçon de 7 ans, qui a
été fortement interpelé par ce récit de chasse.
- réponse du narrataire : l’enfant enchaîne fort intelligemment par une scène de chasse.
Mais comme il n’a pas de trophée à son actif, il fait non un récit mais une description
d’action : il verbalise une scène itérative de ce qui pourrait se passer… Remarquons
que cet autre genre du discours commence par un protocole d’accord bien ajusté : une
question du type vérification (« tu sais pas ce que (…) »), qui lui permet d’offrir ce
qu’il a à dire dans les règles de l’art.
Devoir d’entraînement
Sujet : Soit l’interaction verbale suivante. Un chasseur (A) discute avec un ami (B). .
Cette plage comporte un récit oral. (i) Transcrire ce récit oral en propositions (narratives et
non narratives) que vous numéroterez ; et souligner les propositions narratives ; (ii) dégager la
structure de ce récit ; (iii) remarques sur les temps verbaux utilisés.
1A – et l’autre fois là André quand il a manqué le lièvre là aux Balins il te l’a pas raconté ?
2.B – non il raconte pas ses exploits !
3A – oh qu’est-ce qu’on a ri / on s’est foutus de lui mais alors…
4B – raconte ça un peu
5A – alors tu sais on était aux Balins là et André il marche mal tu sais alors on l’avait posté là
à l’angle de la vigne de Nestor sous le cade et on lui avait dit « Tu bouges pas / si les chiens
lèvent le lièvre il passe ici » / bon alors on lâche les chiens / ces chiens au bout d’un moment
« gnaou ! gnaou » ils étaient sur le pied / ils vont tourner là-bas à Tourtourel et ils remontent
vers les Balins / j’ai dit « c’est bon tu vas voir qu’André il va lui faire son affaire au lièvre » /
et moi derrière je suivais / ils remontent ils remontent et on arrive au fameux cade / de loin je
te vois mon lièvre qui saute le chemin mais pas coup de fusil / j’ai dit « il se sera endormi » /
j’accélère j’arrive au cade et qui je te vois ? mon André qui remontait son pantalon !!! / « eh
ouais j’ai rien pu faire j’étais occupé » / alors je lui dis « ah ouais ça te donne la colique toi /
ça te fais chier la chasse !! » / je te raconte pas des blagues / et les autres aussi arrivaient / et
on s’est foutus de lui / mais à rire à rire / ah ! il s’en souviendra je peux te le dire
6B – j’essaierai de lui faire dire quand je le verrai !