Rire aux larmes
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Rire aux larmes
RIRE AUX LARMES Auteur : Jonathan Duval C'était une après-midi de novembre froide et pluvieuse, comme si l'univers entier partageait sa tristesse. Il n'avait pas mesuré à quel point la jeune femme comptait pour lui avant de se tenir là, face à son cercueil, entouré d'étrangers endeuillés avec qui il n'avait en commun que le souvenir douloureux de la disparue. Il repensa malgré lui au jour où il l'avait rencontrée, huit ans auparavant. Elle lui avait alors fait l'effet d'une gamine à peine sortie de l'adolescence et encore mal dans sa peau, mais elle avait déjà ce regard intense qui ferait bientôt chavirer les cœurs de tant de garçons. Il s'en rappelait comme si c'était hier : elle avait dû se maquiller dans le bus, comme à son habitude, mais elle n'était alors pas encore passée maître dans cet art et les cahots de la route avaient fait onduler ses coups de rouges à lèvre, ce qui lui donnait un léger air de clown. Le vieil homme ne put s'empêcher de pouffer de rire en repensant à ce détail absurde. Devant lui, une femme au visage ridé et sévère se retourna pour lui décrocher un regard noir à travers son voile de résille, mais c'était plus fort que lui : son amusement mal contenu se transforma en un ricanement nerveux, puis en un franc éclat de rire. Ignorant les murmures outrés qui s'élevaient autour de lui, il se mit à rire, à rire à gorge déployée, à rire de plus en plus fort – à rire sans pouvoir s'arrêter. *** C'était une après-midi de novembre froide et pluvieuse, comme si l'univers entier partageait sa mauvaise humeur. Ni le mercure ni l'eau ne semblaient toutefois refroidir les criminels : l'inspecteur était en route vers son deuxième macchabée de la journée. Celui-là avait au moins eu le bon goût de mourir directement dans un cimetière, dans des circonstances apparemment suffisamment étranges pour nécessiter sa présence. Il salua d'un vif signe de tête l'un des agents qui délimitaient le périmètre et empêchaient les curieux de s'approcher. « Un cimetière entier dans lequel faire leur choix, mais c'est ce cadavre-là que ces vautours veulent absolument voir », bougonna-t-il en s'approchant du corps. 1 La légiste, penchée sur le cadavre, était en train d'expliquer quelque chose à sa nouvelle victime, un jeune apprenti encore boutonneux qui tenait un grand parapluie au-dessus de leurs têtes et qui hochait la sienne avec un peu trop d'entrain. Cela lui passerait rapidement : la légiste était célèbre dans la brigade pour ses anecdotes sans fin et sans intérêt ponctuées de jeux de mots plus mauvais les uns que les autres. Un bruit de couloir voulait même qu'elle se soit reconvertie dans la médecine légale après une très courte carrière en tant que généraliste parce que ses patients actuels, au moins, avaient la politesse d'écouter ses histoires jusqu'au bout sans l'interrompre. « Verdict, doc ? » lança l'inspecteur en guise de salutation. La médecin interrompit sa logorrhée et leva la tête vers lui. C'est le sourire aux lèvres et le regard pétillant qu'elle lui répondit : « Mort de rire, inspecteur ! – Content qu'au moins l'un de nous s'amuse, grommela-t-il. Mais de quoi est-il mort ? – Voyons, je ne plaisanterais pas avec ça ! » fit-elle d'un air faussement offusqué. « Mes chers amis, » annonça-t-elle en se redressant et en retirant ses gants dans un mouvement exagéré qui se voulait dramatique, « mon diagnostic officiel est que cet homme est mort de rire ! » L'assistant ne put réprimer un petit cri d'étonnement, à la grande satisfaction de la légiste, visiblement satisfaite de son petit effet. Malgré sa mauvaise humeur et sa parfaite conscience qu'il marchait tout droit dans un piège, l'inspecteur dut reconnaître qu'il était curieux d'en savoir plus. C'est donc avec un soupir qu'il répondit : « Très bien, doc, on dirait que tu as une audience captive. Essaye de te montrer captivante. » La légiste s'éclaircit la gorge et adopta ce ton caractéristique, bien connu de l'inspecteur, du professeur donnant un cours magistral à un public invisible : « L'idée que l'on puisse “mourir de rire ” peut faire sourire, mais elle n'est pas sans précédent historique. Saviez-vous par exemple que la légende veut que le philosophe antique Chrysippus soit mort de rire en voyant un âne manger des figues ? – Il faut croire que l'on s'amusait avec peu, à l'époque. 2 – Voyons, inspecteur, tu auras certainement constaté que ce ne sont pas nécessairement les blagues les plus drôles qui provoquent les crises de fous rires les plus intenses. La situation n'était pas totalement dénuée d'humour, ceci dit : l'ironie de la situation est que Chrysippus appartenait à l'école philosophique dite du “stoïcisme” – qualité qui lui a semble-t-il fait défaut au moment critique... » L'assistant, jusque-là resté muet, éclata d'un rire un peu trop sonore, mais il dut remarquer le regard que lui lança l'inspecteur car il s'arrêta immédiatement. « Ce ne sont pas tes blagues les plus drôles qui font le plus rire, effectivement, remarqua sèchement le policier. Mais en pratique, comment le rire peut-il tuer ? – Oh, de milliers de façon. Un éclat de rire au mauvais moment peut par exemple entraîner la mort pour des raisons diverses : on en parle peu, mais c'est quelque chose qui se produit plus souvent qu'on ne le pense en situation de combat – combien de soldats sont morts au front à cause d'un fou rire nerveux incontrôlable qui a révélé leur position à l'ennemi ? Dans certaines circonstances, « éclater de rire » peut être plus qu'une image… – Je n'ai jamais eu envie de rire lors d'une fusillade, assura sombrement l'inspecteur. – Ni où que ce soit d'autre, si j'en crois ta réputation, répondit la légiste avec un clin d'œil. Et tu devrais tout de même être prudent, car le rire des autres peut lui aussi tuer : combien de gens ont été poussés au suicide par les moqueries de leurs semblables ? » L'inspecteur serra les dents. Était-ce vraiment la réputation qu'il avait au commissariat ? La légiste dut deviner son malaise car elle s'empressa d'ajouter : « Ne t'en fais pas, tes hommes préfèrent travailler avec quelqu'un de sérieux et de fiable qu'avec quelqu'un qui leur raconte des histoires drôles – et puis, je suis déjà là pour ça. – Tu seras ma première suspecte le jour où l'on retrouvera l'un d'eux mort de rire, assura l'inspecteur. Mais peut-on en revenir à notre victime d'aujourd'hui ? – J'y viens, j'y viens », fit la légiste en agitant la main. « D'un point de vue médical, une crise de fou rire incontrôlable peut être symptôme de trouble cérébral, typiquement d'une lésion de l'hypothalamus ou même d'une tumeur – on parle d'épilepsie gélastique, du grec gelos, “rire”. On pourrait dire qu'il faut parfois… (elle fit une pause et sourit malicieusement, se délectant à l'avance de leur réaction) avoir les maux pour rire. » 3 Le policier grogna et l'assistant eut une sorte de hoquet de rire bizarre, comme s'il avait essayé à tout prix de retenir un éclat de rire et avait failli s'étrangler. L'inspecteur s'était déjà demandé si la profession de légiste rendait bizarres tous ceux qui la pratiquent ou si elle attirait naturellement les phénomènes en tous genres. Il ne se posait désormais plus la question. « Pour en venir au fait, inspecteur, le rire peut aussi être la cause directe d'un décès. Il peut entraîner la mort par asphyxie ou provoquer une crise cardiaque. C'est de toute évidence ce qui est arrivé à ce pauvre homme : son cœur n'a pas tenu », conclut la légiste en désignant le corps. « L'autopsie nous apprendra s'il souffrait déjà de problèmes cardiaques auparavant et, qui sait, si sa crise de fou rire était due à un problème cérébral. – Littéralement mort de rire », répéta l'inspecteur en secouant la tête. « Je ne pensais pas que c'était possible. – Oh, le rire a principalement des effets positifs, bien sûr : il fait travailler de nombreux muscles, stimule la circulation sanguine, permet d'évacuer le stress... mais il peut aussi être mortel, dans ce genre de cas exceptionnels. Pas de quoi interdire les blagues aux personnes fragiles, rassure-toi, on peut rire sans périr ! Les amuseurs ne sont pas des tueurs... – Comme dans… », commença soudain l'assistant de la légiste, jusque-là resté silencieux. Le regard de l'inspecteur le fit hésiter mais, encouragé par un hochement de tête de la médecin, il reprit : « Comme dans ce sketch des Monty Python dans lequel un humoriste crée une blague si drôle que ceux qui l'entendent rient jusqu'à en mourir. Pendant la seconde guerre mondiale, l'armée s'empresse de la diviser en deux parties qui ne sont pas drôles individuellement pour la faire traduire en allemand, de façon à disposer d'une arme mortelle par simple audition. Bien sûr, l'idée qu'une blague puisse transcender les barrières culturelles et faire rire à ce point quiconque l'entend est parfaitement… risible, si vous me passez l'expression ! » Il eut un nouvel éclat de rire trop bruyant, dont l'écho résonna dans le cimetière maintenant presque désert. L'inspecteur, songeant à la remarque de la légiste sur son manque d'humour, se força un peu à sourire. Il ne dut pas faire un gros effort – non pas à cause de la tentative de plaisanterie de l'assistant ni à cause de son hilarité disproportionnée, mais parce qu'il imaginait bien ce gamin boutonneux, dans une trentaine d'années, racontant à son tour des anecdotes sur un ton professoral en riant de ses propres calembours désastreux. 4 « Un peu de respect pour les morts, jeune homme », rabroua gentiment la légiste en tapotant son disciple dans le dos. Il avait tellement ri qu'il avait le visage congestionné et les larmes aux yeux. « Comment peut-on forcer quelqu'un à rire ? » demanda l'inspecteur, pris d'une intuition soudaine. « Gaz hilarant ? – Oh, le protoxyde d'azote est un euphorisant qui peut provoquer le rire, mais on peut en dire autant de beaucoup d'autres substances chimiques. En trop grande quantité, il provoquera des nausées et la mort par asphyxie longtemps avant d'avoir fait mourir de rire qui que ce soit. Tu as raison d'envisager toutes les pistes, inspecteur, mais je crois que ce pauvre homme est mort de façon accidentelle à cause de troubles cardiaques préexistants… comme quoi, il vaut mieux rire de bon cœur ! » Il avait cessé de pleuvoir et un franc soleil éclairait maintenant la scène, réchauffant l'inspecteur. Peut-être était-ce à cause de cela, ou peut-être était-ce parce que la légiste était la première personne de la journée qui semblait contente de le voir et de lui parler, mais il se surprit à sourire sans devoir se forcer... à moins que cela n'ait été dû à la nouvelle crise de fou rire de l'assistant de la légiste, décidément très bon public. Ces deux-là allaient bien s'entendre. Il fut tiré de ses pensées par la légiste elle-même, à qui rien n'échappait décidément : « Attention inspecteur, on dit que le rire est contagieux. Ce n'est d'ailleurs pas qu'une image : une véritable épidémie de rire a eu lieu en 1962 en Tanzanie, quand trois enfants ont commencé à rire de façon incontrôlable, bientôt imités par leurs camarades de classe, leurs parents, les habitants des villages voisins... Les psychologues ont expliqué cela par une forme d'hystérie collective. L'épidémie a circulé plusieurs mois et a touché des milliers de personnes au total. Aucune n'en est morte, heureusement, sinon il faudrait parler... d'humour noir. » L'assistant tenta visiblement de se retenir, en vain : son rire étrange et tonitruant éclata, tellement grotesque que l'inspecteur ne put s'empêcher de pouffer à son tour. Les sourcils levés, la légiste le regardait avec un sourire incrédule, mais c'était plus fort que lui : son amusement mal contenu se transforma en un ricanement nerveux, puis en un franc éclat de rire. Ignorant les regards de ses collègues, il se mit à rire, à rire à gorge déployée, à rire de plus en plus fort – à rire sans pouvoir s'arrêter… 5