La croissance d`Alger, de la ville extensive à la ville en

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La croissance d`Alger, de la ville extensive à la ville en
La croissance d’Alger, de la ville extensive à la ville en réseau
Uniformité ou diversité, discontinuités ou continuités
J. Jacques Deluz
Le phénomène des extensions urbaines périphériques est international et s’inscrit dans une fatalité
historique qu’il est vain de critiquer. Démographie, saturation urbaine, ségrégation sociale, ont
succédé dans de nombreux pays aux saccages des guerres.
Pour le cas d’Alger, il faut évidemment se reporter à la situation française: de 1945 aux années 50, la
reconstruction a favorisé le développement des grosses entreprises, des gros marchés de construction,
des procédés de technologie industrielle appliqués au bâtiment; la préfabrication devient le maître-mot
du progrès. Une énorme spéculation régit le domaine. La notion de «grand ensemble» s’impose
rapidement; on passe des opérations de 100 à 200 logements à l’échelle des 1000, 2000, 5000.
Mais les besoins de la reconstruction tendent à se tarir, au moment même où la révolte se fait entendre
en Algérie, colonie française: 1954, le déclenchement “officiel” de la guerre de libération, 1955, 56,
57, développement de la lutte. La France prend conscience, non pas tellement de l’injustice coloniale,
mais des conséquences politiques et sociales d’un excès d’inégalité. Or cette conjoncture correspond à
la baisse d’activité des grosses entreprises métropolitaines: le créneau est ouvert au moment propice
pour expatrier les moyens d’études et de réalisations sur un pays où le retard de l’urbanisation est
devenu facteur d’explosion sociale.
En 1958, De Gaulle lance le plan de Constantine, qui confirme et développe ce moment spéculatif.
L’ère des grands ensemble est ouverte en Algérie.
Si l’indépendance du pays, en 1962, est une rupture politique, marquée par une véritable révolution
ethnique (le départ des français) et démographique (les migrations internes), les voix pour innover
dans le domaine de l’urbanisation n’ont pas d’audience: la période socialiste de Boumédiène voit
s’imposer les politiques urbaines et rurales de modèles idéologiques alors peu contestés, tant dans
l’industrialisation lourde que dans l’habitat et dans le développement agricole; pôles industriels
démesurés, (la sidérurgie à Annaba, le zinc à Ghazaouet…), pris en charge par des coopérations
parfois inadaptées, puis progressivement sclérosés
par leur poids excessif; villages socialistes artificiels, souvent habités contre leur gré par des gens
déracinés et peu motivés; grands ensembles d’habitat urbain peuplés par les classes moyennes à défaut
de mieux; gaspillage des terrains de l’état, provenant en grande partie de la récupération des biens
vacants, (les anciennes propriétés des colons) que les APC dévoient de leur vocation en y autorisant
des lotissements de villas pour une classe dirigeante complice; tout cela favorisé par l’émergence des
revenus des hydrocarbures, manne que l’on pourrait dire à double tranchant et qui va faire de
l’Algérie, au gré de la fluctuation des cours, (période Boumédiène, période actuelle) un pays nouveauriche: à double tranchant parce que la richesse obtenue sans effort favorise la rente des inactifs et
l’investissement de prestige.
Revenons à notre préoccupation, celle de l’urbanisme et de l’architecture; qu’en est-il ? Pourquoi la
masse des constructions contemporaines, (1950 – 2006), qui a quadruplé le potentiel urbain, a-t-elle
été incapable de faire émerger un milieu urbain, non pas au sens statistique du terme, mais au sens
formel de l’architecture, de l’ambiance et des convivialités, du bien-vivre ?
Pour comprendre le phénomène, il faut examiner la typologie des nouveaux quartiers, résultant d’un
urbanisme bureaucratique de réglementations et de contrôle, d’autorisations, de refus et de
dérogations.
Une parenthèse s’impose
L’administration de l’urbanisme, passée de France en Algérie sans qu’on ait posé, à aucun moment, la
question de la spécificité des deux situations, a ses racines dans l’histoire: dans les années trente, a
commencé à apparaître une nouvelle façon de fabriquer la ville, rejetant le système des alignements et
des gabarits au profit de la notion de zonage. Cette révolution s’est développée progressivement, mais
perdure encore. S’il était relativement facile de contrôler la hauteur des maisons en alignement sur des
rues – contrôle essentiellement technique – et si les architectes travaillaient généralement dans un
consensus stylistique qui simplifiait beaucoup le débat architectural, les conditions modernes de
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l’extension urbaine, de la diversification des techniques de construction et des modes architecturales,
allaient singulièrement complexifier le problème du contrôle et entraîner l’accroissement des
administrations de l’urbanisme; mais les objets à contrôler devenaient de plus en plus insaisissables.
Les plans directeurs qu’on instituait délimitaient des zones à construire à l’intérieur de périmètres
d’urbanisation souvent illusoires, ces zones étaient affectées de fonctions, parfois de typologies
imposées, (immeubles ou villas), puis, devant les programmes de plus en plus lourds d’habitat, de
densités exprimées généralement en nombres de logements à l’hectare. L’impuissance à maîtriser la
qualité du nouveau cadre bâti entraînait aussi le développement des réglementations, dans lesquelles
on introduisait prudemment des clauses architecturales unificatrices: toitures obligatoires, couleurs de
façades imposées, nombre d’étages normalisés, largeur des voies, etc. Bien qu’aucune de ces mesures
n’ait donné de résultats positifs, le système s’instaurait jusqu’à devenir dogmatique. Plans directeurs et
règlements finissaient par être la seule façon de gérer l’urbanisme. L’échec écrit en trois dimensions
dans les périphéries des villes et des villages était patent. Je citerai pour mémoire la seule réaction
contre cette impuissance qui fut menée par Gérald Hanning à Alger à partir de 1955 avec la création
de l’agence du Plan d’Alger, qui remplaçait toute la lourde mécanique des contrôles d’urbanisme par
la notion de gestion incitative du développement urbain. Cette action, à laquelle j’eus la chance de
participer, s’éteignit en 1962. Il y eut ensuite de nombreuses péripéties urbaines; un organisme appelé
le Comedor tenta, pendant une période, de revitaliser l’idée d’une gestion dynamique de la ville, mais
ne dura pas longtemps1
L’urbanisme de réglementation et de contrôle resta maître de la situation, avec tous les aléas de son
impuissance: opérations impulsées par la volonté politique dans le cadre des urgences, ou opérations
échappant à tout contrôle, (développement de l’habitat illicite), ou opérations jouissant de complicités
occultes, firent que, non seulement les plans directeurs et leurs règlements, lorsqu’ils étaient appliqués,
n’assuraient qu’une localisation de la croissance hors de toute garantie qualitative, mais qu’ils ne
permettaient pas la maîtrise des dérogations, pratiquement institutionnalisées par le système.
Mais il ne faut pas oublier que qui dit contrôle dit pouvoir, et que ce rapport de domination de
l’administration sur le quémandeur représente, de façon directe ou indirecte, une source de profit; rien
d’étonnant donc de constater la pérennité de structures notoirement caduques telles que les directions
de l’urbanisme régnant sur le partage des terres.
Mis à part tout l’arbitraire dont je viens de parler, on peut quand même se demander pourquoi et
comment la ville a si mal poussé, tant par les localisations incohérentes que par l’absence
d’architecture urbaine.
Lorsqu’on construisait dans les alignements et la mitoyenneté, les choses allaient de soi. Chacun
intégrait sa pièce de puzzle dans un maillage préétabli; aussi, peu importait que des discontinuités se
manifestent, elles étaient forcément provisoires. La construction au coup par coup n’était pas un
handicap, d’autant que chaque coup, en règle générale, concernait une petite unité, relativement
calibrée comme ses voisines. L’alignement et la mitoyenneté allaient être remplacés par la zone du
plan directeur, la petite unité allait être remplacée par l’opération plurielle, et, théoriquement, le
système du coup par coup aurait du céder la place à la croissance planifiée. Cela a été rarement le cas,
même dans les pays développés. Or le coup par coup, dans le nouveau système, allait être à la source
de tout le désordre urbain. Chaque opération, non planifiée et conjoncturelle, allait trouver sa place,
non dans un ordre organisé de croissance du tissu, mais selon l’opportunité foncière: propriété du
constructeur, bien de l’état enclavé, etc.
Ainsi, le territoire périphérique, lieu du développement urbain hors des vieux centres saturés, devenait
une mosaïque de morceaux disparates, sans rapport les uns avec les autres. Aucun système (comme
celui des alignements et des mitoyennetés) ne pouvait assurer le raccordement de ces morceaux entre
eux; aucune réglementation ne s’intéressait à ces solutions de continuité; un vide n’est qu’un terrain
disponible, mais ni son intégration à l’environnement établi, ni les articulations avec les opérations
précédentes ne sont préfigurées. On touche ici l’un des points sensibles de l’impuissance du nouveau
tissu à gagner le statut urbain: la discontinuité est à la base de son défaut d’urbanité, mais même
lorsque les vides se remplissent, se faisant toujours au coup par coup, la discontinuité subsiste.
On assiste paradoxalement à un double handicap: d’abord la discontinuité des opérations les unes par
rapport aux autres, mais ensuite l’uniformité de chacune de ces opérations, conçue en soi, de façon
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J.J. Deluz, L’urbanisme et l’architecture d’Alger, éd. Mardaga, 1988.
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délibérée ou de façon spontanée, comme un agglomérat d’éléments semblables ou identiques. Ainsi,
c’est à la fois l’absence de diversité (diversité qui faisait le charme de la rue ancienne, dans l’unité
d’un ensemble continu) et l’absence de continuité, (continuité qui caractérisait justement la rue
diversifiée), qui constituent la tare irrémédiable de ces nouveaux tissus.
Nouveaux tissus, morceaux homogènes et discontinus, typologies
Le procès des grands ensembles n’est plus à faire; pourtant la pratique de l’immeuble standardisé se
poursuit envers et contre tout. Il est clair que, dans l’économie des entreprises, la répétition des boîtes
à habiter de quatre ou cinq étages sur rez-de-chaussée, est une pratique profitable; mais il ne faut pas la
mythifier: le profit est toujours une augmentation que j’appellerai illicite des marges bénéficiaires,
compensant parfois les déficits de mauvaises organisations, de gaspillages, et, dans le cas des sociétés
d’état, de sureffectifs. Ainsi les morceaux d’habitat collectif, et particulièrement de l’habitat dit social
(plutôt affecté dans le cadre algérien aux classes moyennes), se présentent systématiquement, même
dans le cas d’opérations récentes, comme des semis d’immeubles (généralement parallèles ou
perpendiculaires entre eux) ne définissant aucun espace à caractère urbain, chaque espace n’étant que
le prospect entre deux immeubles, garantissant son autonomie et restant, hors des voies d’accès et des
parkings, à l’état de terrains vagues.
Si cette typologie perdure, il faut admettre que certains efforts sont faits pour en sortir. Les “plans
d’occupation des sols” qui sont, dans le cadre des plans directeurs, ce qu’on pourrait appeler les plans
de quartiers, et qui sont sensés définir dans le détail l’utilisation de l’ensemble des terrains considérés,
(bien que, généralement, ils ne tiennent pas compte du découpage foncier) ont tendance, sous
l’influence des architectes, à adopter le système des rues en quadrillage, délimitant des îlots construits
en alignement sur rue et des cours intérieures, avec l’espoir de retrouver la cohérence de l’ancien
urbanisme. Dans la pratique, on s’aperçoit vite qu’il s’agit d’une illusion dans la mesure où il manque
l’essentiel, qui est le découpage parcellaire en petites unités. La standardisation restant le maître-mot
de la pratique des entreprises, on ne fait que remanier le système des blocs identiques en les recollant
comme on peut, en travaillant les angles en pans coupés, et, pour faire illusion, en introduisant des
éléments architecturaux obsolètes, comme les frontons ou les toitures mansardées; ces “îlots” sans
échelle ne sont, en fait, qu’une adaptation de l’architecture des grands ensembles standardisés à une
mode précaire.
Une nouvelle typologie est apparue depuis quelques années dans l’illusion d’économiser le sol urbain:
celle des tours, qui s’est fixée à l’échelle des quinze niveaux. On est en droit de se demander, dans le
contexte économique et social de l’Algérie, s’il y a des raisons sérieuses de poursuivre la construction
de ce modèle préconisé par le ministère de l’habitat lui-même; si l’économie du sol est relativement
réelle, je dis bien relativement: les besoins en parkings, en équipements, en terrains de jeux, en espaces
naturels, n’y sont pas différents de ceux des autres modèles, et s’il y a une concentration de l’habitat,
c’est en général parce qu’on triche avec l’espace collectif. On peut argumenter que les parkings seront
en sous-sol ou en socles, l’économie du projet ne le cautionne par forcément. On peut argumenter que
l’ascenseur est un équipement technique maîtrisé: la pratique et l’entretien, le paiement des charges
qui en résultent, posent problème. L’économie du sol réelle, qui n’est en définitive que la réduction de
l’emprise du bâti, doit être confrontée à tous les inconvénients de la formule: coûts, gestion de
l’entretien, de l’évacuation des ordures, des relations des enfants avec leurs terrains de jeux et leurs
copains, etc. On peut ajouter que la floraison des tours dans le territoire périphérique d’Alger n’a
même pas l’intérêt d’une organisation paysagiste, ces opérations restant, comme les autres, tributaires
de la conjoncture foncière, donc implantées n’importe où. Ni les plans directeurs, ni les plans
d’occupation des sols, ne sont capables, par leur mode même d’expression et de gestion, de définir les
points forts, les silhouettes du tissu urbain futur.
Par contraste avec cet ensemble de systèmes de l’habitat collectif, la villa est un élément important du
paysage suburbain. Apparemment, contrairement à tout ce qui précède, c’est le lieu de la diversité,
puisque – à de rares exceptions – elle appartient à l’initiative individuelle de chaque propriétaire. Or,
paradoxalement, s’il est vrai que cette diversité existe, elle s’inscrit dans une modélisation beaucoup
plus conformiste qu’il n’y paraît. Dans ce domaine, on est confronté à un problème de culture. Chacun
porte en soi des références qui sont peu intellectualisées. Elles sortent généralement d’une sorte de
modèle moyen propagé par le propriétaire-type, qui est, dans la majorité des cas, le nouveau bourgeois
enrichi. Les éléments de ce modèle, à force d’être répétés, finissent par s’imposer comme les signes
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d’une condition sociale privilégiée; que chacun l’interprète à sa façon n’empêche pas une répétition
d’autant plus désagréable que l’élément est factice: le balustre copié de modèles classiques, les toitures
compliquées, contrariées, aux pentes et aux angles agressifs, les balcons inutiles, la pierre appareillée
aux joints repeints, sont des éléments dont la référence n’est dans aucune autre réalité que celle d’un
modèle artificiel. A la rigueur, on peut y déceler une sorte d’envie d’occident. En contrepartie, soit
dans le même modèle, soit dans un modèle spécifique, la frustration inverse s’exprime par une
recherche de la source culturelle nationale; les signes de l’algérianité assimilés à ceux de l’arabité vont
se traduire par l’arcade, la fenêtre cintrée, la colonnette, la tuile vernissée, l’encorbellement sur des
rondins postiches, et, dans le meilleur des cas, la céramique décorative. Mais ces éléments s’intégrent
comme ils peuvent dans une construction standardisée par les entreprises et par les règlements
sismiques, selon le système des poteaux, voiles, poutres de béton et remplissages divers, avec laquelle
ils entrent souvent en contradiction.
Un autre type de fragment homogène du tissu est constitué par la classe sociale inférieure à la
précédente, faite principalement de commerçants, de petits entrepreneurs, de retraités, qui s’agglutine
dans des lotissements de banlieue, en mitoyenneté systématique; mais, là encore, le modèle est
réducteur et procède d’une incontestable acculturation. La spontanéité et la survivance des traditions
sont pratiquement absentes de ces maisons peu engageantes, avec leurs garages et leurs ateliers à rezde-chaussée, leurs étages soulignés par des balcons, et les terrasses, souvent inachevées en vue de
surélévations futures.
Si l’on descend encore d’un degré dans l’échelle sociale, on passe assez brutalement aux images de la
misère: le gourbi, la baraque, le bidonville, restent enclavés comme des camps, tenus à l’écart, ignorés.
Il y a quelques décades, on trouvait dans l’habitat populaire, resté proche des traditions constructives,
des signes d’ingéniosité, d’imagination, de logique simple. Il est devenu difficile d’en déceler encore
aujourd’hui.
Le morcellement du territoire n’est pas seulement celui des trames d’habitat. D’autres enclaves sont
constituées par les zones d’activités, qui regroupent sans ordre et sans unité toutes sortes d’usines et de
dépôts; d’autres encore qui sont déterminées par les équipements parachutés au gré des terrains
disponibles, écoles, centres de santé, terrains de sports, administrations publiques ou privées, chacun
enfermé dans sa clôture.
L’énorme tissu périphérique d’Alger, tel qu’on le voit aujourd’hui dans la vue aérienne, se présente
comme si chacun de ses morceaux évoqués plus haut, mélangé aux autres comme dans la poignée d’un
semeur, avait été projeté au hasard sur le territoire. Si l’on y trouve un ordre, c’est peut-être celui de la
ségrégation: riches, moins riches et pauvres semblent se répartir dans l’orbite urbaine selon des choix
délibérés, les premiers à l’ouest autour de Cheraga, Dely Ibrahim, Hydra, Ben Aknoun, El Biar; les
derniers à l’est, autour du Hamiz, de Reghaïa, d’El Harrach.
Bien entendu, chacune de ces trames, homogène et enclavée dans la ville périphérique, comporte une
voirie de distribution et des raccordements de ces voies au réseau général; mais c’est trop peu pour
assurer une structuration ou une cohérence.
Depuis quelques années, un des traits majeurs de ces éléments de relation est “le boulevard”. De même
que des modèles factices se sont établis au niveau de la typologie d’habitat, la notion de boulevard
s’est imposée comme la panacée urbaine. La référence à des exemples prestigieux donne aux
responsables politiques et techniques l’idée du geste monumental qui va qualifier les nouveaux
quartiers.
Aussi on a vu se former, en relativement peu de temps, toute une structure d’avenues larges, souvent à
double circulation avec terre-plein central, bordées de constructions à l’alignement, où s’agglomèrent
les commerces, les locaux d’affaires et les logements de bon standing. A l’usage, ces axes s’avèrent
animés, populeux, mais fonctionnent mal: les piétons débordent sur la chaussée ou traversent
dangereusement et les voitures circulent difficilement; ni les voitures ni les piétons ne trouvent leur
compte. L’idée du prestige induit une architecture disparate et prétentieuse. Souvent, ces axes sont au
départ des voies prévues pour les liaisons rapides entre quartiers; mais l’envahissement des
commerces et des piétons annule cette fonction, qui elle-même déprécie la fonction commerciale.
Le mal a-t-il un remède ?
La solution optima serait bien entendu de bloquer cette croissance périphérique qui, le long des voies
de sortie d’Alger, puis en remplissage progressif des vides enclavés qui en résultent, ne cesse de
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s’étendre comme une tache d’encre dans un buvard. Mais quelle autorité – ou quelles circonstances
catastrophiques- pourrait le susciter ? Alger métropole regroupe les grandes infrastructures qui sont
insuffisantes ailleurs: le port, l’aéroport, les gares ferroviaires, les autoroutes, les sièges du
gouvernement et des grandes sociétés, les universités majeures, le parc olympique; chacun de ces
équipements, sous la pression croissante des besoins, tend à se développer, et leur ensemble constitue
un poids –économique, politique – en déséquilibre avec le reste du pays, et un mouvement inéluctable
d’accroissement démographique.
Une décision volontariste pour déplacer la capitale, (on a parlé à de nombreuses reprises de la ville
nouvelle de Boughzoul, sur les hauts plateaux) prendrait modèle sur Brasilia, mais il ne faut pas se
faire d’illusions: le couple Alger – nouvelle capitale poursuivra une croissance parallèle, comme Rio Brasilia. La force des infrastructures est telle que, même un peu ralentie, la dynamique urbaine
poursuivra ses effets sur le territoire régional. Les politiques de décentralisation, de développement de
l’arrière pays, voire même, on vient de l’évoquer, de déplacement de la capitale, peuvent produire des
effets positifs à long terme, mais ne suffisent pas à stopper le mitage territorial urbain.
Il est donc clair que, quelle que soit la politique d’aménagement du territoire, qui infléchira dans un
sens ou dans l’autre le devenir d’Alger, le problème restera posé en termes d’aménagement de la ville.
Si l’on compte sauver, d’un côté l’agriculture de la région Mitidja – Sahel, d’un autre préserver la ville
historique, précoloniale et coloniale, nous n’avons guère de choix dans l’état de nos connaissances
actuelles. Seul un changement d’optique complet peut empêcher la métropolisation de devenir
insupportable: c’est le passage du concept de la croissance continue (la tache d’encre, la ville radioconcentrique ou linéaire) à celui de la ville en réseau, (ou ville – territoire selon la proposition
terminologique de Reichen). Il arrive en effet, comme on l’a montré précédemment, que la poussée
urbaine “naturelle” entraîne un étalement et un étirement qu’on ne maîtrise plus, les
dysfonctionnements étant en plus accentués par le phénomène de la construction au coup par coup,
l’absence des continuités, l’absence des structures d’organisation et des centralités. Dans l’état actuel
de toutes les métropoles, l’image de la ville est celle d’un centre historique et de ses proches banlieues,
(plus ou moins vieux: à Alger on peut le situer jusque dans les années 50), entouré d’une périphérie
qui semble dépendre de lui: mais en réalité, les relations sont de plus en plus distendues et souvent
coupées. Le centre-ville garde une valeur symbolique, regroupe certains équipements primordiaux,
mais a perdu tous rapports de centralité vis à vis de la périphérie.
La création d’un réseau urbain implique d’intégrer toute l’urbanisation existante de la région,
notamment Blida, et de localiser, dans le site régional, de nouveaux pôles d’attraction; l’idée, qui,
d’ailleurs, est en gestation depuis plus de cinquante ans, (Hanning, à l’agence du Plan d’Alger, avait
proposé en 1957 – 58 la création de villes en piémont de l’Atlas, idée reprise par le Comedor dans les
années 70, puis par le Cneru) est de polariser ces implantations sur des villes nouvelles réparties en
couronne autour de la ville existante: Sahel, piémonts, contreforts montagneux, pour lesquelles on
sélectionne des sites constructibles à faible valeur agricole. Cette politique, impulsée récemment par le
ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement, est aujourd’hui entrée en action. Mais
on ne peut pas rêver que la création de quatre, cinq villes nouvelles, voire plus, pourrait être suffisante
pour neutraliser la croissance périphérique; tout au plus pourra-t-on empêcher des débordements
excessifs.
Le deuxième problème qui se pose est donc celui de la maîtrise de la zone agglutinée autour du centre
d’Alger, et, par la force des choses, autour des anciens villages, (Cheraga, Ouled Fayet, Birkhabem, El
Harrach, Sidi Moussa, Reghaïa, etc). Par le fait même de la parcellisation opérationnelle, le gaspillage
du sol est énorme et l’on peut penser que la somme des résidus et des terrains enclavés restés en friche
constitue une importante réserve foncière: mais ce capital foncier ne peut plus être gaspillé. Faute de
servir à la restructuration du territoire périphérique, son utilisation ne fera qu’ajouter des fragments
aux fragments, sans continuité et sans urbanité. Le sauvetage de ces quartiers, qui, bien qu’ayant été
planifiés par les plans directeurs et financés opération par opération restent, sur le plan de la
composition urbaine, un amas informel, passe alors par un travail minutieux de recomposition,
d’autant plus difficile que les marges de manœuvres sont réduites. En regroupant les terrains résiduels,
en réaménageant tout le sol par des tracés structurants, (en particulier des voies piétonnières qui
peuvent jouer un grand rôle dans la mise en cohérence de l’espace), en introduisant des équipements
publics rassembleurs, en plantant des arbres selon des plans concertés, en créant des centralités ou en
accentuant celles qui se sont spontanément formées, on peut imaginer un vaste “bricolage” en mesure
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de recoller les morceaux; je dis bricolage parce qu’il est des situations où tout étant apparemment
irrémédiable, et où la radicalité des démolitions étant probablement illusoire dans les cinquante ans qui
viennent, seules les techniques de l’ingéniosité, de l’improvisation intelligente, de l’utilisation
minutieusement concertée de chaque mètre carré, bref de l’imagination en liberté, ouvrent une
perspective réaliste. Encore faut-il l’outil pour le faire. Or on ne peut pas compter sur les
administrations de l’urbanisme et de l’architecture, enlisées dans la routine du contrôle et de la
réglementation stériles. On sort des facilités des grands ensembles et du terrain vierge où la norme est
sensée tout définir, mais on entre dans l’inconnu.
Pour les villes nouvelles, la formule de l’établissement d’aménagement, au personnel
pluridisciplinaire, aux actions autonomes, intervenant à partir des plans d’ensemble jusqu’au détail de
fabrication de l’espace urbain, semble donner des chances de réussite aux réalisations les plus
ambitieuses.
Dans le cas des extensions périphériques, il n’est pas exclu de trouver des formules semblables. A
partir d’un découpage de cet énorme tissu informel en quartiers potentiels, (sur des critères de site, de
cohérence ou de convergence des infrastructures existantes) on peut imaginer de créer des
établissements d’aménagement et de gestion du même type que dans les villes nouvelles, chargés de
groupes de quartiers ayant eux-mêmes leur cohérence, soit par l’ensemble des sites qu’ils occupent,
soit par des complémentarités fonctionnelles.
La politique des villes nouvelles –donc de la ville en réseau- étant lancée, celle de la rénovation des
périphéries reposant sur des potentialités d’actions encore incertaines, mais réalisables, moyennant une
dynamique de la politique urbaine en général et une remise en place des administrations de contrôle
pour limiter leurs effets stérilisants, il reste le gros enjeu de la ville historique: Casbah et ville
coloniale sont actuellement dans un état de dégradation important, mais ont, sur le plan architectural et
sentimental, sur celui de l’implantation urbaine dans le site qui a fait la célébrité d’Alger, été
relativement épargnées par les parasitages modernes. Dans la silhouette classique de la ville, seuls
l’hôtel Aurassi (années 60) et l’avenue du 1er novembre, (années 50) peuvent être considérés comme
des fautes graves.
Ce vieillissement des bâtisses n’ayant pas été soigné, pour des raisons complexes allant des problèmes
de propriété privée (émiettée dans la Casbah) à ceux de la vacance des biens dans la ville coloniale,
allant des arrières pensées spéculatives des promoteurs à l’irresponsabilité des administrations, aucune
intervention, hors de réhabilitations plus ou moins approximatives à la Casbah, n’est digne d’être
mentionnée. Aussi une imagination pessimiste pourrait nous faire préfigurer une ville future
méconnaissable: à la Casbah, le pourrissement de la situation pourrait devenir tel que ce qui reste de la
médina se vide de ses habitants, au fur et à mesure des dégradations et des écroulements; pour se
donner bonne conscience, les autorités choisiraient alors d’en faire une ville – musée, en conservant,
soigneusement rénovés, quelques palais, et éventuellement un ou deux îlots typiques. Je n’ose pas
pousser plus loin l’imagination, de peur de voir ce que les architectes pourraient y faire ensuite.
La deuxième vision pessimiste qui m’apparaît est la défiguration du site ancien d’Alger par des tours
de verre prétentieuses, commanditées aux architectes célèbres par des politiciens inconscients, et
s’entassant entre la Casbah et le champ de manœuvres.
Science fiction ? Mauvais rêves ? Restons-en à notre vision cohérente d’un urbanisme maîtrisé: une
ville ancienne, Casbah et ville coloniale, revitalisées, rénovées dans la logique et le respect de leurs
formes anciennes; une périphérie réinventée à partir d’un nouveau découpage en quartiers, mis en
continuité et dotés d’autonomie, par un urbanisme gestionnaire attaché aux réalités du terrain; un
ensemble de villes, existantes ou nouvelles, recomposées, composées et connectées; et une structure en
réseau où chacune de ces entités joue son rôle propre, (cadre de bien-vivre et pôle d’activité) et ses
rôles complémentaires aux autres.
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