Le lecteur à travers les âges :
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Le lecteur à travers les âges :
18 dossier dossier Le lecteur à travers les âges : Nicolas Ducimetière Spécialiste de l’histoire du livre et des bibliothèques, vice-directeur de la Fondation Martin Bodmer à Cologny (Genève) depuis 2012 et conservateur de la Bibliotheca Bodmeriana Contact : [email protected] brève histoire d’une pratique active Comme toute activité humaine, la lecture s’est développée et modifiée au cours de l’histoire. Loin de se résumer à une posture passive et réceptive, elle englobe aussi une série d’opérations souveraines et actives – au sens propre – par lesquelles le lecteur s’approprie le livre, le façonne, le fait vivre, enfin, s’établit en tant qu’acteur à part entière face au texte et à l’auteur. L’exposition « Le lecteur à l’œuvre », proposée l’année dernière par la Fondation Bodmer à Genève, a illustré les différentes manières dont le lecteur a pu transformer le livre à travers l’histoire : en l’annotant, commentant, interprétant, manipulant etc. Visite guidée en quelques stations. « Quand il lisait, ses yeux couraient les pages dont son esprit perçait le sens ; sa voix et sa langue se reposaient. Souvent en franchissant le seuil de sa porte […], je le trouvais lisant tout bas et jamais autrement. […] Peut-être évitait-il une lecture à haute voix, de peur d’être surpris par un auditeur attentif en quelque passage obscur ou difficile, qui le contraignit à dépenser en éclaircissement ou en dispute, le temps destiné aux ouvrages dont il s’était proposé l’examen ; et puis, la nécessité de ménager sa voix qui se brisait aisément, pouvait être encore une juste raison de lecture muette. Enfin, quelle que fût l’intention de cette habitude, elle ne pouvait être que bonne en un tel homme. »1 losophiques, au gré de sa réflexion (cf. ill. 1). Il faudra toutefois attendre de nombreux siècles avant que la lecture, d’activité collective pratiquée à voix haute, devienne, pour la majorité de ses habitués, intime, intérieure et silencieuse. Les habitudes de lecture : une lente évolution Pratique aujourd’hui d’une grande banalité, la lecture silencieuse dans laquelle se plongeait saint Ambroise provoquait, vers la fin du IVe siècle, l’étonnement de son ami Augustin d’Hippone. Car loin d’être immuable à travers les millénaires, la lecture possède une histoire en propre, avec ses évolutions et révolutions. Parmi ces dernières, l’apparition du « codex » (autrement dit le livre dans sa forme moderne de feuillets rassemblés par une reliure), dans les premiers siècles de notre ère, fut déterminante et changea considérablement l’attitude des lecteurs face aux textes, jusqu’alors consignés sur de longs et malcommodes rouleaux de papyrus (« volumen »). Un Père de l’Eglise du IVe siècle pouvait ainsi naviguer avec une grande aisance dans les textes bibliques ou phi- Education Permanente 2014-4 Lesen Lire Ill. 1 : Le plus vieil exemplaire complet connu de l’Evangile selon saint Jean et l’un des plus anciens « codices » au monde. Manuscrit grec sur papyrus, Egypte, début du IIIe s. (Papyrus Bodmer II). © Fondation Martin Bodmer, Cologny. Le lecteur : un acteur à part entière face au livre Tout aussi lente a été la prise de conscience, par les chercheurs, les conservateurs ou les collection- dossier dossier « Loin d’être immuable à travers les millénaires, la lecture possède une histoire en propre, avec ses évolutions et révolutions. » neurs, de l’importance du lecteur dans l’histoire particulière d’un livre. L’auteur et son texte sont longtemps demeurés les uniques objets d’étude et d’intérêt. Récemment encore, alors que tel ou tel grand universitaire avait laissé ses livres à son « alma mater », des bibliothécaires zélés pensaient de leur devoir d’effacer les notes de lecture au crayon laissées dans les volumes par leur ancien propriétaire, en dépit de leur intérêt évident. Et ne vit-on pas des bibliothèques publiques, possédant deux exemplaires d’un même ouvrage précieux et voulant se séparer de l’un d’eux, choisir de revendre la copie surchargée d’annotations marginales (souvent anonymes) au profit de l’exemplaire « propre », aux marges immaculées ? C’est ainsi que la collection Bodmer put s’enrichir des rares « Principia mathematica » de Newton (cf. ill. 2), un volume en reliure modeste et couvert de notes abondantes… plus tard attribuées à Leibniz en personne ! Alberto Manguel : La Bibliothèque, la nuit. Traduit de l’original anglais « The Library At Night » par Christine Le Bœuf, Actes Sud, Arles, 2006, p. 45-47 Je ne peux pas me rappeler un temps où je ne vivais pas entouré de ma bibliothèque. A six ou sept ans, j’avais assemblé dans ma chambre une Alexandrie minuscule, une centaine de livres de formats divers sur toutes sortes de sujets. Par simple goût du changement, j’en modifiais sans cesse la disposition. Je décidais, par exemple, de les ranger par tailles, de sorte que chaque étagère ne contînt que des volumes de même hauteur. […] Mais, parfois, cet ordre ne me satisfaisait pas et je réorganisais les livres par sujet : les contes de fées sur une étagère, les récits d’aventure sur une autre, les ouvrages scientifiques et relations de voyage sur une troisième, la poésie sur une quatrième, les biographies sur une cinquième. Et parfois, juste pour varier, je groupais mes livres par langues, ou par couleurs, ou en fonction de mon attachement envers eux. [...] Et puis des groupes se formaient dans les groupes. Ainsi que je l’apprenais alors, sans pouvoir l’exprimer avant longtemps encore, l’ordre engendre l’ordre. Sitôt établie, une catégorie en suggère ou en impose d’autres, si bien qu’aucune méthode de catalogage, sur étagères ou sur papier, n’est jamais close. Si je décide d’un certain nombre de sujets, chacun de ceux-ci exigera une classification à l’intérieur de sa classification. A un certain degré de rangement, par fatigue, ennui ou découragement, j’arrêterai cette progression géométrique. Mais la possibilité de continuer est toujours là. Il n’existe pas de catégories ultimes dans une bibliothèque. Ill. 2 : Isaac Newton, Principia Mathematica, 1670 (édition originale). Exemplaire de Leibniz, avec notes marginales autographes. © Fondation Martin Bodmer, Cologny. Education Permanente 2014-4 Lesen Lire 19 20 dossier dossier ment le lectorat à leurs compositions. Depuis l’excentrique « Tristram Shandy » de Laurence Sterne (1760) ou le déroutant « Paludes » de Gide (1895) jusqu’aux essais de Queneau (avec les combinaisons infinies de ses « Cent mille milliards de poèmes » en 1961 (cf. ill. 4)) ou de Michel Butor (qui nous invite dans un livre aux deux antipodes avec « Boomerang » en 1978), romanciers et essayistes se sont plu à dérouter un lecteur conquis et invité au jeu. Ill. 3 : Ovide, Métamorphoses. Manuscrit latin sur parchemin, Italie, XIVe s. (Codex Bodmer 125). Pas moins de cinq lecteurs ont truffé de notes érudites les marges et interlignes de ce manuscrit pendant deux siècles. © Fondation Martin Bodmer, Cologny. « Il faudra attendre de nombreux siècles avant que la lecture, d’activité collective pratiquée à voix haute, devienne, pour la majorité de ses habitués, intime, intérieure et silencieuse. » Le lecteur comme interprète ou joueur Le principe de la lecture active et ses manifestations sur les livres remontent en fait à l’Antiquité : les remarques et commentaires philologiques laissés par Aristarque (directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie) sur les textes homériques figurent sans doute parmi les plus anciennes traces d’édition critique, lecture active par excellence. Le commentaire, la glose devinrent les outils indispensables de l’exégèse, composant une œuvre par-dessus l’œuvre (cf. ill. 3). Comme l’avait bien résumé Grégoire le Grand dès le IVe siècle, « Scriptura cum legentibus crescit » : « L’Ecriture croît avec ceux qui la lisent ». Cette maxime montre que les livres, si sacrés soientils, peuvent être objets d’enrichissements et de développements par leurs lecteurs. Il n’y a d’ailleurs « rien d’extraordinaire », selon Kant, à ce que l’on « comprenne bien mieux un auteur qu’il ne s’est compris lui-même ». Les écrivains eux-mêmes l’ont d’ailleurs bien compris en associant de plus en plus étroite- Education Permanente 2014-4 Lesen Lire Ill. 4 : Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes, 1961 (édition originale). © Fondation Martin Bodmer, Cologny. Autant de lecteurs, autant de textes Si, pour reprendre le titre d’Umberto Eco, ce « Lector in fabula » accepte de coopérer avec l’auteur, il n’en est pas pour autant la marionnette. S’emparant du texte, lui appliquant ses interprétations, ses sentiments, le lecteur prend son indépendance et transforme, réécrit l’œuvre qui lui est tombée entre les mains. Autant de lecteurs, autant de nouvelles réécritures, évoluant de plus radicalement au fil du temps, car « le changement d’époque, qui est un changement de lecteur, est comparable à un changement dans le texte même, changement toujours imprévu, et incalculable »2. Ces évolutions peuvent également être le fait de la culture d’origine du lecteur ou de son niveau d’éducation, tout autant de facteurs qui contribueront à créer son appréciation personnelle du texte-source et donc sa réinterprétation, dans un infini de possibilités. Passion(s) et réaction(s) du lecteur Demeure finalement un élément qui unit l’ensemble des lecteurs, toutes époques ou cultures dossier dossier Ill. 5 : Quinte-Curce, De Rebus gestis Alexandri, 1545. Exemplaire de Montaigne, avec notes marginales et synthèse de lecture autographes. © Fondation Martin Bodmer, Cologny. confondues : une attitude réactive au livre. Elle peut être défavorable, voire haineuse (Leibniz lecteur de Newton ne fut pas tendre dans ses commentaires) ; elle est souvent passionnée, comme en témoigne une note laissée en 1587, dans un Quinte-Curce, par le « suffisant lecteur » qu’était Michel de Montaigne : « Je commençai à le lire, fortuitement convié par la beauté de la lettre […]. Apres que je l’eus entamé, je le lus en trois jours, moi qui n’avais, il y a dix ans, lu un livre une heure de suite » (cf. ill. 5). Plus de quatre siècles se sont écoulés, mais comment ne pas partager, complices, ce sentiment éprouvé jadis par Montaigne ? Le moine Thomas a Kempis avait résumé ce plaisir simple de la lecture, en affirmant : « In omnibus requiem quaesivi, et nusquam inveni nisi in angulo cum libro » (« j’ai cherché le repos dans tout l’univers, et ne l’ai trouvé nulle part si ce n’est dans un coin, avec un livre »). Preuve que le lecteur, actif, devient toujours un pasticheur, Sylvestre Bonnard, l’érudit personnage d’Anatole France, se plut à enjoliver l’adage médiéval pour le porter jusqu’à un idéal « in angello cum libello » (« dans un petit coin, avec un petit livre »), que l’on peut tout aussi bien lire « aux anges avec un petit livre » : et n’est-ce pas le cas de tout lecteur ? n « S’emparant du texte, lui appliquant ses interprétations, ses sentiments, le lecteur prend son indépendance et transforme, réécrit l’œuvre qui lui est tombée entre les mains. » Références : 1 Saint Augustin d’Hippone, Confessions, livre VIII, ch. 3 (trad. M. Moreau). Paul Valéry, Au sujet d’Adonis, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1957, tome I. 2 Quelques lectures pour approfondir la question : U. Eco, Lector in fabula – Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985. G. Cavallo et R. Chartier (éds.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Editions du Seuil, 1997. A. Manguel, Une histoire de la lecture, Paris, Babel, 1998. M. Harris, Owners, Annotators and the Signs of Reading, New Castle, Oak Knoll et Londres, The British Library, 2005. M. Jeanneret, N. Ducimetière, V. Hayert et R. Suciu (dir.), Le Lecteur à l’œuvre, Genève, Editions In-Folio et Fondation Martin Bodmer, 2013 ; ouvrage publié à l’occasion de l’exposition du même nom à la Fondation Bodmer, cf. le site : http://lelecteuraloeuvre.boocs.ch. Annonce NOUS NE FAISONS PAS DE VOUS DES HÉROS, MAIS DES LEADERS AVEC FORMAT. superheros.ch / swissmem-kaderschule.ch scanner et gagner format Education Permanente 2014-4 Lesen Lire 21
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