cadavres dans le placard de Charly

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cadavres dans le placard de Charly
Les cadavres dans le placard de Charly
(9) celui de Ben Barka
Le cas de Ben Barka continue à hanter les services secrets.
Le SAC y a-t-il joué un rôle ? En tout cas, ce que l'on sait,
c'est qu'un de ces éminents gangster y était. C'est même
dans sa villa qu'on a perdu la trace du leader marocain dont
le roi Hassan II voulait se débarrasser... définitivement.
L'une des pratiques les plus courantes du SAC sont les enlèvements, qui
peuvent être suivis de menaces, ou de tortures, voire de la mort si le
sujet enlevé se montre récalcitrant ou s'il a entretemps été échangé avec
d'autres qui souhaitaient eux aussi l'interroger. Voire d'être aussi tout
simplement livré à la justice. Pour Antoine Argoud, ce colonel cynique
passé à l'OAS, la méthode se résumera à la dernière.
Argoud a développé une science de la guerre qui lui était propre,
disons, en Algérie, pour rester poli : "quelles méthodes et quelle
attitude ? Voici. Les lignes téléphoniques ont été coupées par des
« rebelles » ? Sanction immédiate : « Trois mechtas environnantes sont
détruites au canon de 75 » après avoir été évacuées. Ce n’est qu’un
début. Une école de Melouza est sabotée ? Cinquante hommes sont réunis
sur la place du village. Ils refusent de dénoncer les coupables. Bien : « Je
fais alors avancer une AM [automitrailleuse] et je fais coucher les
cinquante hommes à plat ventre devant l’engin blindé. Je détruis, à coups
de canon, deux mechtas appartenant à des fellaghas notoires fichés par la
gendarmerie. Les obus-une douzaine-passent à un mètre à peine audessus des têtes. L’opération terminée, je leur ordonne de se relever. Je
les fais s’aligner sur un rang. Je les passe en revue et je leur fais crier
"Vive la France !" ». Une quarantaine de « rebelles » qui ont tendu une
embuscade sont « accrochés » : automitrailleuses, aviation. « C’est une
boucherie », note le colonel, enchanté. Il décide de ramener les cadavres
à M’sila. « Je les fais empiler dans des sacs et emporter jusqu’à Melouza,
où nous arrivons dans la soirée. Le lendemain, je fais charger les sacs sur
l’autocar. » Les cadavres sont déposés devant l’immeuble de la commune
mixte. Ils y resteront exposés pendant vingt-quatre heures. Et désormais
il en sera toujours ainsi : le colonel a trouvé « sa méthode »".
Le 22 avril 1961, ce fou furieux avait rejoint les officiers du putsch des
généraux, et été passé dans la clandestinité dans les rangs de
l'OAS espagnole. Avec Georges Bidault, Jacques Soustelle, et Pierre
Sergent il avait formé le 20 mai 1962 à Rome, le comité exécutif
du Conseil national de la Résistance (CNR-OAS) dont le président
était Georges Bidault. Jugé particulièrement dangereux (on ne le serait à
moins quand on a vu de dont il était capable), il est donc ardemment
poursuivi par le SDECE et le SAC. Argoud se déplaçait beaucoup,
notamment en Allemagne entre Rome, ou vit sa famille, et Hambourg, où
il devait rencontrer Alex Springer, un magnat de la presse allemande, via
Munich. Le 25 février 1963, en atttendant son vol du lendemain pour
Hambourg, il prend une chambre à l'hôtel Eden Wolff, c'est là qu'il se fait
cueillir par deux agents français déguisés en policiers allemands. Il est
alors enlevé par une voiture Opel, puis transféré dans une camionnette ce
l'armée de l'Air et ramené à Baden Baden pour un premier interrogatoire.
Puis il reprend une Estafette "de livraison" (ici à droite), ligoté à l'arrière
comme un saucisson, le véhicule étant déposé sur un trottoir près
de l'archevêché de Notre-Dame de Paris : un coup de fil à la police et le
saucissonné est arrêté et emmené, direction la prison. A peine a-t-il eu le
temps de reconnaître chez se ravisseurs... un gangster, appelé Georges
Boucheseiche. Du moins le croît-il : des historiens sont partagés sur sa
présence ce jour-là. Le premier ministre Pierre Messmer, affirmera bien
plus tard avoir ordonné l'enlèvement par la seule Sécurité militaire, sous
les ordres alors du général Feuvrier.
Les gangsters travaillent rarement pour l'armée : ce serait donc plutôt le
SAC de Charly qui était derrière le saucissonnage du furieux colonel... les
enlèvements c'est en effet un peu la marque de fabrique des équipes de
Charly. Et Boucheseiche, comme recrue, à un sacré pedigree : membre
pendant la guerre de la Gestapo allemande, sous les ordres du policier
révoqué Pierre Bonny, il a atterri dans le gang des "Tractions Avant" dans
les années d'après guerre, spécialisé dans les attaques à main armée et
dirigé par Pierre Loutrel, dit Pierrot-le-fou. Leur premier forfait remontait
au 7 février 1946 avec l'attaque du Crédit Lyonnais, avenue Parmentier, à
Paris, qui leur avait rapporté trois millions de franc de l'époque.
C'est Boucheseiche qui conduit son patron Loutrel dans une
clinique lorsque celui-ci a reçu une balle dans l'abdomen après une
attaque de bijouterie ratée le 5 novembre 1946 : c'est lui en effet qui
conduisait la voiture lors de l'attaque (voiture où il y avait aussi le
truand Jo Attia !!!). Ils finiront par aller l'enterrer discrètement dans une
île de la Seine près de Porcheville, à Limay. Georges Boucheseiche sera
également arrêté en juillet 1947 à Mandelieu. Il sera condamné à un an
de prison pour recel de cadavre, puis à sept ans de travaux forcés pour
avoir dévalisé un diamantaire sous l'Occupation. A peine sortie en 1953,
il il rejoint la fameuse bande des "Trois Canards" du nom d'un bar situé
48 rue de La Rochefoucauld près de Pigalle. Les trois (vilains) canards
étant Marius Bertella, Gaëtan Alboréo et Eugène Matrone, dont la
spécialité était de rançonner des proxénètes. Boucheseiche lui s'étant
déjà lancé dans les hôtels de passe et des maisons closes à Paris, mais
aussi au Maroc... comme on le découvrira plus tard.
Trois ans après l'enlèvement d'Argoud, un autre à lieu en plein Paris cette
fois : un homme, déjeunant à la brasserie Lipp, situé sur le boulevard
Saint-Germain, est prestement forcé à monter dans une Peugeot 403 par
deux hommes qui lui ont montré leurs cartes de police (il s'agît en fait des
inspecteurs Louis Souchon (de la mondaine) et de son adjoint Roger
Voitot. Jean Palisse et Pierre Dubail, deux repris de justice complètent les
complotistes. A bord la voiture, outre les deux policiers, il y a un chef
d’escale d’Orly, Antoine Lopez, Boucheseiche et un troisième
homme, Julien Le Ny. Un véhicule qui fonce aussitôt l'enlèvement effectué
vers Fontenay-le-Vicomte... ou se trouve la villa de de Georges
Boucheseiche. On ne peut faire plus idiot, mais l'homme du SAC n'a
jamais été considéré comme une lumière. A partir de là, le flou sur la fin
possible ou probable de Ben Barka commence. L'intérêt consistant avant
tout à savoir pourquoi le dénommé Ben Barka aurait pu être assassiné.
Pour Boucheseiche, il semble bien que dans sa villa tout ne se soit pas
passé comme prévu (aurait-on prévu de refaire comme avec Argoud mais
en livrant un Ben Barka saucissonné devant le palais du Roi du Maroc ?).
Boucheseiche, de toute manière, n'est déjà plus là en tout cas il a déjà
pris le premier avion pour Casablanca, dès le 1ernovembre 1965,
au surlendemain de la disparition du leader et opposant marocain
(l'enlèvement ayant eu lieu le 29 octobre 1965).
Pour ce qui est de ce qui s'est passé exactement dans la villa, les avis
divergent, vu que depuis Ben Barka n'a jamais été revu et que son corps
n'a jamais été retrouvé. A l'Elysée, on s'affole, visiblement. Le sujet est
fort sensible en effet. Ben Barka n'était pas n'importe qui : cet enseignant
qui avait eu enfant le futur roi dans sa classe avait en effet
participé aux négociations qui aboutiront au retour du roi Mohammed
V, exilé par la France,et il était devenu de 1956 à 1959 le président de
l'Assemblée consultative du Maroc. En prime, il avait une notoriété
internationale indéniable, étant devenu le chantre du tiers-mondiste et
du panafricaniste, il avait été reçu partout dans le monde. Celui qu'il a fait
revenir, qui ne supporte pas d'être critiqué, le contraint à l'exil en France.
Son fils semblant plus ouvert il rentre au Maroc pour aussitôt subir le 16
novembre 1962, une tentative d'assassinat, fomentée semble-t-il pas
le général Oufkir et le colonel Ahmed Dlimi, ses ennemis jurés. Les choses
alors s'enveniment : en juin 1963, il est accusé de complot contre la
monarchie, et le 14 mars 1964, il est même condamné à mort par
contumace, pour complot et tentative d'assassinat contre le roi Hassan
II : il est déjà reparti en France, où ol prêche pour son projet
révolutionnaire de la Tricontinentale. Tout semble s'arranger, quand
soudain il est gracié par Hassan II le 20 août 1964, avec tous les
condamnés à mort du fameux "complot du 16 juillet 1963". Le 25 avril
1965, il rencontre même en Allemagne à Francfort le cousin et émissaire
du roi, le prince Moulay Ali, qui lui fait part des intentions royales à son
égard, qui sont plutôt amènes.
Cela semble donc s'arranger pour lui. Entretemps, le journaliste
français Philippe Bernier ; ami de Ben Barka, lui propose de tourner un
film le mettant en scène un documentaire consacré à la décolonisation.
Auparavant il a été contacté par un dénommé Larbi Chtouki qui lui a
proposé une drôle d'histoire à laquelle il na pas cru. Pour des raisons
plutôt obscures le producteur s'avère être Georges Figon, qui n'a pas une
excellente réputation sur la place (il est du genre mythomane et a fait 11
ans de prison), mais il connaît bien le réalisateur le cinéaste Georges
Franju qu'il amène sur le sujet et Antoine Lopez, l'inspecteur principal
d'Air France à Orly, surnommé "Savonnette" ou "Don Pedro", qui facilite
parfois les voyages de préparation du film... Ben Barka n'a aucune raison
de se méfier. Or à peine débarqué à Paris, le voilà sui disparaît. Le soir à
17 heures, on annonce son enlèvement. Très vite, "Savonnette" parle le
premier à la Police et affirme que la veille, il a prévenu Oufkir et qu'il est
même allé le chercher à l'aéroport vers 17 heures, le jour-même de
l'enlèvement, pour le conduire ensuite à la villa, après son arrivéée au sur
le vol Swissair de 8 h 50. Le sort de Ben Barka, entre ses mains ne fait
donc aucun doute !!! On retrouve vite un autre larron, un étudiant
marocain, qui avait rendez-vous à Paris avec Ben Barka : il s'appelle El
Ghali El Mahi et a déjà travaillé lui aussi pour Oufkir. Le piège était
parfait ! En France, on met un temps à réagir et c'est le ministre de
l'intérieur Roger Frey qui prend la parole à l'issue du conseil des ministres
pour annoncer la disparition et l'embarras de l'Etat. Or Frey est aussi le
fondateur du SAC, dont la spécialité est ce genre d'enlèvement !
L'embarras au plu haut de l'Etat est bien visible, car visiblement le grand
Charles na pas été mis au courant de ce qui se tramait.
Il faut attendre le 16 novembre pour que la "Savonnette" parle
davantage : "Je n'ai peut-être pas dit tout ce que je savais" dit-il aux
policiers éberlués, puis charge aussitôt Pierre Lemarchand qui connaît très
bien Figon, et qui est alors avec Lucien Bitterlin et Dominique
Ponchardier, les fameuses barbouses ceux qui combattent alors l'OAS...
Lemarchand, convoqué, nie tout devant le juge Zollinger. Tout comme
le colonel Le Roy-Finville, du SCDE, celui qui "l'officier traitant" de
"Savonnette", et qui est donc lui aussi une barbouze. Figon, lui, a pris la
poudre d'escampette... mais il se fait interviewer par des journalistes de
Paris-Match et de l'Express ; à qui il donne les noms de tous les
protagonistes de l'affaire. Son jeu du chat et de la souris se terminera
tragiquement le 17 janvier 1966, où on le retrouvera mort dans son
studio du XVIIe arrondissement. Un suicide, "évidemment"... qui ajoute
encore au caractère douteux de toute l'affaire. Le Canard Enchaîné en
profitera pour faire sa plus belle une : "Georges Figon suicidé de trois
balles mortelles dans la tête ! "... Cinq jours plus tard, le juge Zollinger
délivre trois mandats d'arrêt : ceux du général Oufkir, du commandant
Dlimi et de Larbi Chtouki. Le reste étant classé secret d'Etat !
Car depuis le 17 janvier, un autre homme a parlé : le policier Louis
Souchon, qui a affirmé que Le Roy-Finville du SDECE était au courant et
qu'un plus haut sommet de l'Etat, Jacques Foccart avait selon lui "été
mis au parfum". De Gaulle, furieux de ne rien avoir su de l'affaire, taille
un costard maison à Roger Frey : Georges Pompidou l'empêche de
démissionner, mais tout le monde a alors en tête le mot SAC... la
créature de Frey et Pasqua qui a fait des siennes. Le pays remue, la
gauche vocifère, et exige des explications, qui tardent à venir. De Gaulle,
la mort dans l'âme s'y résoud lors d'une ses conférences de presse
télévisées dont il a le secret, le 21 février 1966 seulement. Une
grand'messe habituelle, d'où on restera sur sa faim : De Gaulle, sans nier
l'intervention de ses "services parallèles", sans les nommer, avait évoqué
ce jour-là "une trop grande latitude souvent laissée à des exécutants" :
en somme, que ce ne pouvait être eux qui avaient fait un mauvais sort à
Ben Barka mais Oufkir, même s'ils l'avaient pas mal aidé. Il renvoyait
ainsi la balle sur Hassan II, dont il n'avait pas du tout apprécié ce qui
semble être un coup tordu de sa part. Et ce qui l'était, effectivement. De
Gaulle avait été surpris, certes, mais il avait su discerner les vraies
intention du roi du Maroc, qui n'avaient jamais été d'accepter Ben Barka.
Mais bien de le liquider.
Pendant longtemps, on ignorera tout, et pour cause : le gouvernement
marocain a réussi à bloquer tout le monde sur son territoire ."Quand, en
décembre 1965, le juge d'instruction chargé de « l'affaire Ben Barka »
veut entendre Marie-Louise Boucheseiche, celle-ci rentre à Paris après
avoir passé un mois à Rabat, assignée à résidence dans une villa. Elle y
laisse son mari aux mains de la police marocaine. « Je n'ai rien dit de tout
cela au juge, ni à la cour d'assises. Mon mari était gardé en otage au
Maroc », expliquera-t-elle seulement onze ans plus tard, dans sa
déposition du 1er décembre 1976. En fait, les femmes des truandsravisseurs vont faire l'aller-retour entre la France et le royaume jusqu'en
1971, pour être près de leurs hommes, dont les conditions de vie finissent
par s'améliorer. Quoique toujours surveillés, l'un acquiert à Rabat un
hôtel, un autre un cabaret, le Bel Abri." Et quand je dis tout le monde :
"Et Jean Palisse ? Grand cardiaque, il a été épargné. En 1972, sitôt sorti
de prison en France, Antoine Lopez, chef d'escale à Orly et honorable
correspondant des services français, qui avait participé à l'enlèvement, se
rend au royaume. Il réussit à rencontrer Palisse, qui vit sous surveillance
dans une villa à Rabat. Selon son témoignage, recueilli dès 1998, « le
Palois » aspirait à finir ses jours en France. « Je vais vous amener Palisse
pour qu'il soit extradé », propose Lopez à un diplomate de l'ambassade
de France. Lequel, aucunement surpris de la présence au Maroc du truand
condamné par contumace, comme ses complices, à la réclusion
perpétuelle en France, et officiellement sous le coup d'un mandat d'arrêt
international, lui donne pour toute réponse ce bon conseil : « Rentrez en
France et n'en parlez à personne" ». Tous sont en effet
coincés : "Témoins gênants. En mars 1971, victimes de la rivalité entre le
colonel Dlimi, directeur de la Sûreté marocaine, et le général Oufkir,
ministre de la Défense, les truands sont arrêtés. Témoins gênants de
« l'affaire Ben Barka », Boucheseiche, Dubail et Le Ny finiront au « Point
fixe 3 », un lieu de détention secret à Rabat. Comme l'a relaté Ali
Bourequat dans son livre-témoignage Tazmamart. Dix-Huit ans de
solitude, publié en 1993, ils y sont enterrés, en 1974, dans une fosse
commune : Boucheseiche le 29 octobre, jour pour jour neuf ans après
l'enlèvement de Ben Barka, Le Ny et Dubail respectivement le 14 et le 16
novembre". Tous les témoins ont été assassinés, selon celui qui
connaissait bien le bagne maudit.
En France idem : "Malgré la mauvaise volonté officielle, caractérisée par
des pressions, des ralentissements de l'enquête, des dissimulations de
dossiers, des noms qui apparaissent ( Les pressions du Parquet et de la
Chancellerie durant l'instruction de l'affaire Ben Barka (1965) ont été
rendues publiques en décembre 1974 par le Syndicat de la Magistrature)
puis disparaissent, certains policiers honnêtes vont utiliser cette "bavure"
pour mener une offensive contre ces truands qui bénéficient d'une quasiimpunité du fait de leurs activités au sein des réseaux parallèles." Il y
avait du travail à faire : « J'affirme solennellement, une fois pour toutes,
qu'il n'y a pas en France de police parallèle et qu'il faut que cessent ces
calomnies odieuses, ces racontars déshonorants, ces histoires
de barbouzes... avait assuré Roger Frey, ministre de l'Intérieur, à la
tribune de l'Assemblée nationale le 7 mai 1966, croyant ainsi éteindre
l'incendie généré par l'affaire Ben Barka : il en était responsable, en
réalité !
On apprendra quand même que c'était bien Oufkir qui avait tout tramé, et
que Boucheseiche avait était attiré par... de l'argent (selon Stephen Smith
dans "Oufkir un destin marocain") : "Il en va de même pour Georges
Boucheseiche. Désormais quinquagénaire, il est à la recherche d’une
retraite dorée et serait heureux de retrouver à Rabat son vieil ami Lopez.
Les conditions financières du « contrat » entre Oufkir et les truands ne
sont pas connues. Des chiffres importants, mais divergents, ont été cités.
Cependant, grâce aux déclarations de Marie-Louise Boucheseiche au juge
Pinsseau, on sait que, quatre mois avant le rapt de Ben Barka, en juin
1965, son mari et elle ont acquis à Rabat le Grand Hôtel, rue Abdelkrim
Diouri. C'est un établissement de trente-cinq chambres dont ils suivent
sur place, pendant l'été, la rénovation. Ils se sont alors installés à la
sortie de Rabat, dans une belle villa en pierre de taille. Devant le juge
d'instruction, Marie-Louise Boucheseiche, appelée « Leny » par ses amis,
omettra de préciser qu'ils possédaient déjà, outre un bateau de plaisance
mouillant au yacht-club de Rabat, un autre hôtel, le Sphinx, à
Mohammedia, près de Casablanca. Claude Angeli et Guy Sitbon, qui ont
révélé ce fait dans Le Nouvel Observateur du 10 novembre 1965,
affirment que le Sphinx leur rapportait « bon an mal an une soixantaine
de millions de francs ». Bref, les Boucheseiche ont des intérêts au Maroc,
où leur retraite semble assurée. Quand l'enlèvement de Ben Barka
dérapera, Georges n'oubliera pas ce qu'il risque de perdre, d'autant que
« Leny » est restée au Maroc."....
"Et Oufkir ? Il est au cœur de cette affaire. Le ministre de l'Intérieur du
Maroc indépendant, exécutant de la volonté du roi, est responsable de la
mort de Ben Barka, homicide involontaire ou assassinat. Il a monté le
piège fatal et fait procéder à l'enlèvement de l’opposant sur le sol de l'exmétropole. Et l'on ne peut être que sidéré par le sans-gêne avec lequel il
a agi en France. Même si la guerre froide, l'anticommunisme, la
« Tricontinentale » et le Mossad ont eu leur part, l'affaire Ben Barka
demeure pour l'essentiel une histoire franco-marocaine, un huis clos postcolonial où les uns tiennent les autres parce que tous se sont un moment
compromis, sali les mains. Les policiers français qui « interpellent » Ben
Barka sont de vrais policiers. Aucune frontière n'est franchie en catimini.
Les commanditaires du rapt viennent sur place, agissent au grand jour
comme s’ils étaient chez eux. Pourquoi ? Parce que le Maroc indépendant
ressemble encore tellement au Maroc des Français et parce que la Ve
République, pourtant née d'une rupture avec le colonialisme, en Algérie,
n'a pas vraiment accepté ce changement. Les institutions de la France
gaulliste, des « services » jusqu'à l'Élysée, sont remplies d'hommes que
leurs intérêts, nobles ou subalternes, lient à un passé qu’ils ne sauraient
renier. Après l'affaire Ben Barka, le général Oufkir - cette « incroyable
tête d'assassin » que les médias viennent de découvrir et qu'on leur jette
en pâture - sera le bouclier des relations entre les deux pays : Hassan II
n'est pas le seul à s'abriter derrière lui pour se protéger, pour cacher la
vérité. « C'est à travers Ben Barka que nous fut révélé Oufkir, que le
public français découvrit pour la première fois ce personnage inquiétant »,
écrit Philippe Bemert le 18 août 1972 dans L'Aurore, le surlendemain de
la mort du général. Pendant sept ans, Oufkir n'enlèvera plus ses lunettes
noires, cultivant le genre. Qu'on le craigne, tant mieux ! Il ne peut se
défendre. Pourtant, à la veille de son « suicide de trahison », il manquera
d'être réhabilité. Le 31 juillet 1972, Hassan II dîne à l'Élysée avec le
président Georges Pompidou. « Quelques jours plus tard », raconte-t-il
dans La Mémoire d'un roi, Pierre Messmer vient le voir à l'hôtel Crillon :
« Vous savez, sire, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Nous venons
de retrouver dans les archives un décret qui autorise le président de la
République française à gracier ou amnistier toute personne, même non
française, qui aurait rendu des services appréciables à notre pays. »
L’ancien ministre de la Défense fait l'éloge des « états de service
remarquables » d'Oufkir dans l'armée française, pour conclure : « Eh
bien, je suis heureux de pouvoir vous dire que nous avons engagé la
procédure nécessaire pour que tout soit effacé. » Le 13 mai 1993, dans
Jeune Afrique, Pierre Messmer a confirmé « à la fois dans la forme et
dans le fond » le récit du roi du Maroc. Il s'est même souvenu d'une
phrase alors prononcée par Hassan II : « Tant mieux, si vous lavez
Oufkir, ça arrangera tout le monde. »
Le général marocain ne bénéficiera pas longtemps de cette confiance
accordée par Messmer. Le 10 juillet 1971, échoue la tentative de coup
d'État militaire de Skhirat menée par le lieutenant-colonel M'hamed
Ababou, directeur de l'École militaire des sous-officiers d'Ahermoumou,
avec l'appui du Général Medbouh, à l'occasion de la fête d'anniversaire du
roi au palais de Skhirat. Pendant un temps encore, Hassan II lui garde sa
confiance, mais un second coup d'état raté, celui dit des es
aviateurs échoue le 16 août 1972 : de retour de France, le Boeing 707 est
mitraillé par trois avions de chasse F-5 de sa propre escorte aérienne,
mais il réussit à se poser par miracle, très abîmé, à l'Aéroport
international Rabat - Salé. Le responsable est le commandant Kouira qui
aurait très vite qu'Oufkir aurait été son complice. Aussi vire
un communiqué de Maghreb Agence Presse annonce laconiquement
que « le général Oufkir s'est suicidé dans son bureau de l'État-Major en se
tirant une balle dans la tête . En fait il est bien mort mais de quatre
balles, trois dans le dos et une pour l'achever, tirée en pleine nuque.
Selon sa veuve ce sont le colonel Ahmed Dlimi et le général Moulay Hafid
Alaoui qui l'ont froidement assassiné, au palais royal même de Skhirat et
en présence du roi Hassan II.... (*)
Il faudra attendre le 20 mars dernier seulement pour en savoir un peu
davantage. Et l'information, étrangement, nous arrive d'Israël, via le
magazine Yediot Aharonot. L'article commence par une scène de
polar :“Un jour sombre et pluvieux dans une forêt des environs de Paris.
Des hommes creusent un trou pour y jeter le corps d’un homme mort
étranglé peu de temps auparavant. A cet instant, personne n’imagine que
le fantôme de la victime va hanter le Mossad pendant de longues
années.” Ce qui est décrit, c'est l'enfouissement à la sauvette du corps de
Ben Barka !!!
Le Mossad impliqué dans le meurtre ? Pour une fois, lui qu'on accuse de
tout le plus souvent, cela s'avèrerait vrai. L'histoire, incroyable, serait
celle en fait d'une dette d'honneur vis à vis du Maroc : “Dans le
renseignement, il n’y a pas de cadeaux gratuits”, rappelle l’enquête
de Yediot Aharonot. C’est en vertu de cet adage que, six semaines avant
l’assassinat de Ben Barka, le Mossad s’est retrouvé débiteur d’une dette
vis-à-vis du Maroc. D’après les documents utilisés par les journalistes,
Israël considérait ses relations avec le Maroc comme “stratégiques” et les
deux pays avaient réussi à se trouver des intérêts. Le roi Hassan II s’était
laissé convaincre de “laisser des Juifs de son pays émigrer vers Israël”. En
échange, l’Etat hébreu fournissait une aide logistique au Maroc, formait
ses militaires. En 1965, la coopération entre les services de
renseignements des deux pays prit une dimension autrement plus
importante." Et parmi les renseignements que le Maroc aurait offert à
Israël, il y en avait eu un de crucial... en 1965...
On songe bien sûr à la Guerre victorieuse pour Israël des Six Jours, qui
avait représenté un pari incroyable de la part de l'Etat hébreu. "En
septembre 1965, expliquent Ronen Bergman et Shlomo Nakdimon, le
renseignement marocain permet en effet à des agents du Mossad
d’obtenir des informations cruciales. Du 13 au 18 septembre 1965, la
Ligue arabe tint un sommet de la plus haute importance à Casablanca. Le
roi Hassan II délivra à Meit Amir, le directeur du Mossad, tous les
documents relatifs à cette rencontre ainsi que les enregistrements de la
réunion, qui avait été mise sur écoute. “Ces informations très importantes
donnèrent un aperçu des ambitions des plus grands ennemis d’Israël. [...]
Lors de la réunion, les commandants des armées arabes avouèrent
qu’elles n’étaient pas préparées pour une nouvelle guerre contre Israël”,
rapporte Yediot Aharonot. C’est en partie sur ces informations que Tsahal
recommanda au gouvernement de Levi Eshkol de lancer ce qui deviendra
la guerre des Six-Jours en 1967"...
Le sort de Ben Barka n'était lié qu'à cette dette d'honneur de l'Etat
hébreu vis à vis du Maroc, Hassan II désirant bel et bien supprimer le
leader politique marocain et pas de lui offrir un poste ministériel comme
on l'avait clamé à tort. C'est le Mossad qui aurait donné les éléments sur
comment coincer Ben Barka directement à Ahmed Dlimi, l'adjoint de
Mohammed Oufkir, Le film était un appât signé du Mossad, et dans la
villa, c'est Ahmed Dlimi qui l'aurait mis à mort en le torturant trop fort. Le
plus étrange étant que ce sont les agents israéliens qui l'auraient d'abord
enterré, puis seraient revenus pour faire dissoudre son corps dans de
l'acide. De Gaulle avait expulsé les agents israéliens en novembre 1967,
et non juste après la guerre des 8 jours, en affirmant à l'Assemblée
que “Les Juifs [sont] restés ce qu'ils [ont] été de tout temps, un peuple
d'élite, sûr de lui-même et dominateur", un texte qui serait aujourd'hui
jugé... antisémite. Le texte de Yediot Aharonot n'indiquant rien, pourtant,
des liens entre ses agents et une personne comme Boucheseiche, ou
même... Roger Frey ; le SDECE et le SAC. Le SDECE, au temps de
Mendès-France ou de Guy Mollet, avait ouvertement soutenu israël face à
Nasser lors de la crise de Suez de 1956.
Si DeGaulle avait déclaré un embargo, les industriels français ne le
respectaient en effet pas : "Il a été particulièrement pénible pour le
Général de trouver de la désobéissance à ses diktats au sein du
gouvernement et même parmi ses plus proches partisans et dans des
domaines vitaux comme la défense nationale. L'établissement militaire et
les industries liées à la défense ont continué de se soustraire à l'embargo
sur les armes à Israël. A la veille de la guerre, les livraisons d'armes à
grande échelle, y compris des missiles, ont été transportés en Israël par
les transports militaires français, tandis que vingt Super Mystère II B ont
été prêtés à l'Israël avec leurs pièces détachées (...) jusqu'à ce que
finalement, à la fin de 1967, seules les Mirages sont restés sous embargo"
note Sylvia K. Crosbie, dans "A Tacit Alliance : France and Israel from
Suez to the Six Day War". Et effectivement : les 18 premiers SMB2
arrivés avaient été rejoints avril 1967 par 24 appareils provenant de
l'Armée de l'Air française. L'escadron "Akrav" sous le commandement
du Major Aaron Shavit, était le plus nombreux en dotation avec pas moins
de 39 avions. Les militaires français avaient choisi leur camp, en tout cas.
Et Ben Barka le sien : on ne s'opposait pas au roi du Maroc...
(*) Extrait de Wikipédia : "Selon une version relatée par Gilles
Perrault dans son livre Notre ami le roi, le général Oufkir a été exécuté en
dehors du palais. Dlimi aurait contacté le général en lui annonçant que le
roi, grièvement blessé, était à sa merci dans une maison proche de
l'ambassade du Liban à Rabat. Oufkir s'y serait rendu aussitôt et y aurait
été abattu par Dlimi et Moulay Hafid Alaoui ; le cadavre aurait été ensuite
transporté à Skhirat".
source "Oufkir un destin marocain" de Stephen Smith