La négation de Dieu
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La négation de Dieu
1 Sénevé La négation de Dieu Octave de Pâques 2010 Direction de la rédaction : Paule Desmoulière, Delphine Meunier, Warren Pezé 2 Éditorial Choisir de traiter de « la négation de Dieu » dans notre numéro de Pâques peut paraître surprenant. Pourtant, le doute et la remise en question de la foi sont au cœur du temps qui nous mène à Pâques. La Passion du Christ a en effet été accompagnée de la trahison de Judas et du reniement de Pierre. En outre, l'incrédulité de Saint Thomas, pourtant disciple du Christ, nous montre qu'il peut être difficile de croire même pendant le temps pascal, tant le mystère de la résurrection est grand. C'est ce que tente de nous faire comprendre Baptiste Libé dans un article consacré au doute de Thomas décrit par l'apôtre Jean. Il faut reconnaître que la mort du Christ, qui est au centre du mystère de Pâques, peut susciter la révolte. N'y a-t-il pas quelque chose de scandaleux à ce que Dieu permette et ordonne la mort de son fils sur une croix? Cette mort nous pose aussi la question du rapport entre Dieu et le mal. Nombre d'athées ont en effet vu en la présence du mal une preuve que Dieu n'existe pas. Jean- Baptiste Guillon explique que la théodicée, réflexion sur les raisons pour lesquelles Dieu permet le mal, a en fait pour but de répondre aux arguments athées. Le doute n'exclut d'ailleurs pas une réflexion sur Dieu. Amélie de Chaisemartin montre en effet que le doute qui est au centre des Pensées de Pascal a pu nourrir l'athéisme moderne par le biais d'un philosophe comme Voltaire. Pourtant, en ne confortant pas le chrétien dans une foi facile, Pascal propose au chrétien de méditer plus profondément sur la nature de la foi. Inversement, Bérenger Godefroy évoque par l'intermédiaire de Jérôme la vie des premiers moines de l'ère chrétienne, qui visaient à faire de leur vie un témoignage pour Dieu, dans un contexte parfois hostile. Toute interrogation sur la foi s'accompagne donc nécessairement d'une prise en compte de l'athéisme. Warren Pezé nous rappelle la thèse du célèbre historien Lucien Febvre sur le problème de l'incroyance au XVIe siècle. Critiquant la position de Lucien Fevbre, qui suggère qu'on ne peut véritablement parler d'athéisme à la Renaissance puisque ne pas croire en Dieu était alors intellectuellement inconcevable, Warren Pezé n'exclut pas que certains hommes aient pu ressentir une forme d'athéisme dès le Moyen-Âge. Force est de constater que la véritable négation de Dieu n'est pas une facilité intellectuelle et que l'athée véritable n'est pas indifférent à Dieu. Perrin Lefevbre analyse la négation de Dieu à travers quelques personnages de la littérature du XIXe siècle qui refusent Dieu par désir de le supplanter. Philippe Cazala décrit comment les religions de l'époque révolutionnaire ont tenté de combler le vide laissé par l'interdiction de la religion catholique. Le doute n'est pas un phénomène nouveau. Toutefois la place que l'interrogation sur l'existence de Dieu occupe dans la conscience a changé. Depuis le XIXe siècle, l'examen de ce que Richard Dawkins a appelé « the God delusion » est indissociable de l'évolution de la pensée scientifique. Comme nous l'explique Henri de Parseval, c'est en effet à la suite de l'apparition d'une nouvelle explication de la création du monde avec Charles Darwin que naît la remise en question moderne de l'existence de Dieu. La première révolution copernicienne avait ébranlé la conscience occidentale en remettant en cause la perception de la création divine. Aujourd'hui, l'homme de la rue sait que la Terre n'est qu'une planète dans une des nombreuses galaxies de l'univers, fragilisée par l'action des hommes. Matthieu Galvez parle du pouvoir qu'a l'homme contemporain de détruire la création de Dieu. La Genèse inversée qui s'opère par la destruction de l'environnement n'est-elle pas la forme la plus moderne de la négation de Dieu? L'évolution des sciences n'a pourtant pas tué la métaphysique. Thibaud Naulet explique que le développement des physiques relativiste et quantique a bouleversé le cadre 3 mental des physiciens, en leur enlevant la possibilité de prétendre se fonder sur la simple observation pour expliquer le monde. Or les changements advenus permettent à certains physiciens d'envisager le retour d'une pensée qui intègre l'existence de Dieu. Nous espérons que ce numéro du Sénevé1 accompagnera le chemin intellectuel et spirituel de nombreux lecteurs, qu'ils soient athées ou croyants. Paule Desmoulière 1 Qui inclut pour la première fois des contributeurs qui ne sont pas à une ENS ou à l'ENC. 4 Table des matières Le doute estil une négation de Dieu? Jean 20: 2429. Par Baptiste Libé............5 Peuton répondre à l’athéisme sans théodicée ? Par JeanBaptiste Guillon ... 11 Pascal et l'athéisme. Du Dieu Caché au Dieu absent, un lien nécessaire ? Par Amélie de Chaisemartin .................................................................................................... 24 La vie monastique dans les Trois vies de moines de Jérôme : l'affirmation de Dieu dans le monde. Par Bérenger Godefroy............................................................. 28 Les problèmes d'une histoire de l'athéisme : le Rabelais de Lucien Febvre. Par Warren Pezé ................................................................................................................. 34 La négation de dieu, condition à l’affirmation de l’homme ? La figure moderne de Faust. Par Perrin Lefebvre....................................................................... 40 La religion sous la Révolution française. Par Philippe Cazala............................. 45 La négation de Dieu dans le Néodarwinisme : exemple de Richard Dawkins. Par Henri de Parseval........................................................................................................ 58 Ce bleu n’est pas le nôtre. Par Matthieu Emmanuel Galvez .................................. 65 Où diable les physiciens ontils donc caché Dieu ? Par Thibaud Naulet .......... 71 5 Le doute est-il une négation de Dieu? Jean 20: 24-29. Par Baptiste Libé Un poème de Heine, Questions, fait état d'une jeune homme dont l'esprit est plein de doute. « Près de la mer, la mer nocturne et déserte, un jeune homme est debout, le cœur plein de chagrin, l'esprit plein de doute; sombre et triste, il interroge les flots: [...] Les flots murmurent leur éternelle chanson, le vent souffle, et les nuages s'enfuient, les étoiles scintillent, indifférentes et froides, et un fou attend une réponse. » Le doute est décrit dans ces vers comme mélancolique. Même si tout doute ne génère pas une extrême mélancolie, il crée en nous un état incertain, notamment dans notre rapport à la réalité. Or la réalité est essentielle pour se situer dans le monde. Heine appartenait à cette époque romantique où l'incertitude face à la réalité générait un certain trouble, parfois une déception constante dans l'âme des artistes. A l'approche de Pâques, le chrétien ne peut s'empêcher de penser à ce fondement du christianisme: la mort et la résurrection de Jésus. En effet, si celui qui nous apporte le Salut n'a pas vaincu la mort, notre foi n'a plus de sens. Nous ne sommes malheureusement pas en état d'assister à cet événement car les disciples n'ont pas pensé à filmer ces épisodes et les normaliens du département de physique n'ont pas (encore) inventé la machine à remonter le temps. Nous sommes donc enclins à douter, sinon à nous interroger, sur la véracité de ces faits. Mais que faisons-nous lorsque nous doutons? En quoi cela pourrait être une négation de Dieu? Parce que la foi est une confiance, une assurance en ce qu'est et ce que dit Dieu. A première vue le doute est donc incompatible avec la foi. Et celui qui n'a pas la foi, ne nie-t-il pas l'existence de Dieu? L'évangile de Jean nous présente un homme qui n'a pas non plus assisté à la résurrection de Jésus. Son nom est Thomas, le disciple connu comme celui qui doute, l'exemple à ne pas suivre. Son histoire, décrite dans Jean 20: 24-29, nous permet en effet de définir la part du doute qui est incompatible avec la foi. Cependant si la caricature a parfois une part de vérité, elle oublie bien des choses. Nous verrons donc avec Thomas comment le doute peut être compatible avec la foi et en quoi il peut permettre d'approcher Dieu. Le passage qui nous intéresse commence par ces versets: « Les autres disciples lui dirent donc: Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit: Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. » (Jean 20:24-25). Le disciple Thomas n'a pas vu Jésus ressuscité. En effet il n'a pu qu'entendre des témoignages oraux d'autres disciples. Il affirme avoir besoin de deux indices pour y croire: la marque des clous et pouvoir toucher son côté. Nous pouvons comparer cette recherche d'indices à une enquête policière. Le commissaire Thomas s'est chargé de l'enquête suivante: le Christ est-il vraiment ressuscité? Pour résoudre cette affaire il doit considérer deux choses. Tout d'abord la réalité, c'est à dire ce qui est attesté comme étant vrai, puis l'hypothèse « le Christ est ressuscité » que nous appellerons CR. En effet, une enquête de police doit rendre compte de la vérité devant la société. Or le meilleur moyen de vérifier la véracité d'une hypothèse est de la confronter à la réalité, à ce qui est attesté et non attaquable. Le Christ a été crucifié, cela est attesté par les disciples, les juifs et les romains. On lui a transpercé le côté pour vérifier sa mort. La 6 conclusion à laquelle peuvent se rendre tous les témoins est la suivante: le Roi des Juifs est bel et bien mort. Voilà pour la « réalité vraie ». Or des témoins oculaires affirment avoir rencontré Jésus de Nazareth ressuscité. Leur témoignage est recevable a priori puisqu'il ont vu le Christ mort et qu'ils peuvent affirmer avoir retrouvé sur son corps les stigmates de la crucifixion. Pour analyser CR nous devons prendre en compte d'une part les témoins et d'autre part l'hypothèse en elle même. Les témoins sont des femmes, des disciples qui ont été proches de Jésus et des disciples qui lui étaient moins proches. Le caractère recevable de leur témoignage ne dépend que du crédit qu'on leur accorde. Thomas doit peser le pour et le contre, choisir entre croire des personnes dignes de confiances et rechercher des preuves tangibles. Voilà pour les témoins. Pour l'hypothèse CR, Thomas doit se rappeler des affirmations énigmatiques de Jésus annonçant sa résurrection trois jours après sa mort. Cette annonce n'a de force que si on y croit, cela est vrai. Cependant le commissaire Thomas est censé avoir la foi, c'est à dire qu'il est censé croire avec assurance en la promesse de son ancien maître et considérer les témoignages de ses amis comme véridiques. Thomas semble être face à deux réalités: la réalité que tout le monde considère comme vraie et la réalité que sa foi lui dit être vraie. Des preuves concrètes devraient être confrontées à la première réalité, des témoignages à la seconde. Cependant Thomas doute de la seconde et préfère la première réalité. Il considère sa foi comme moins vraie que « la réalité vraie ». Ce doute est-il un rejet de Dieu, une négation de sa grandeur? Calvin écrit: « Notre Dieu se nomme d'un nom qui n'emporte que douceur et bonté pour nous ôter tout sujet de doute et toute perplexité et pour nous donner la hardiesse d'aller familièrement vers lui. » Cette citation suppose que Dieu est doux et bon. Ces qualités ont deux conséquences: l'absence de doute en nous et l'envie d'aller vers Dieu sans retenue. La foi seule peut valider la supposition que Dieu est doux est bon. Ainsi, l'individu qui a la foi est censé avoir une confiance totale en ce que dit Dieu et en ce qu'est Dieu. De plus, l'individu qui a la foi doit tout remettre à Dieu, ses inquiétudes, ses joies, et ses envies,...comme dans une relation d'amitié. En effet une amitié éprouvée ne laisse pas de place au doute mais requiert une confiance sans faille en l'ami. Selon le réformateur la seule vérité est celle que nous donne la foi, c'est à dire celle que nous lisons dans la Bible. Les seules preuves dont nous avons besoin pour renforcer cette vérité peuvent être, par exemple, des témoignages. Nous pourrions même dire qu'il n'y a pas besoin de preuves puisqu'il s'agit de la vérité. Les témoignages sont la conséquence de cette vérité déjà établie. Une autre conséquence de cette vérité est un contact intime avec notre Dieu. Ces deux conséquences rendent forte la foi en cette vérité et éloignent toute possibilité de doute. Ainsi le moindre doute va à l'encontre de la vérité et le croyant qui doute ne peut pas exister puisque le moindre germe de doute annule sa qualité de croyant. Ce doute est alors une négation de la vérité, une négation de Dieu. Mais de quel doute s'agit-il? Jésus est venu sur Terre pour nous apporter le Salut. Pendant son ministère il s'est efforcé de nous faire comprendre que la seule voie de Salut est en Lui, et que c'est en cela que consiste la foi. Il décrit lui même l'attitude à avoir pour entrer dans le Royaume des cieux: « Je vous le dis en vérité, si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. » (Matthieu 18:3). Nous devons être des enfants. Qu'est-ce qu'être un enfant? C'est, comme Jésus le dit plus loin, être humble. L'enfance est une période de notre vie ou notre corps et notre esprit mûrissent. Nous avons les capacités de l'adulte, mais seulement en puissance. L'instruction comme l'effort physique sont donc essentiels pendant cette période et il est difficile de combler complètement une absence d'instruction et une d'effort physique intervenue pendant cette période. Aussi si nous devons être des enfants de Dieu, nous devons nous instruire dans sa vérité et pratiquer un certain effort par la prière et la recherche de l'intimité avec Lui. Nous n'avons pas encore considéré deux points dans le verset de Matthieu: nous devons nous convertir et devenir des enfants. Un des synonymes de conversion est transmutation. Une transmutation permet de passer d'un type d'atome à un autre, ce qui implique une profonde modification de son noyau. Cela signifie pour nous que le noyau de notre vie, notre référentiel de vérité, devient la vérité de Dieu. Nous avons décrit ce qu'était être un enfant mais pas ce que signifiait devenir un enfant. Nous devons perdre tout orgueil 7 et toute pensée qui nous fait croire que nous connaissons la vérité. Le doute, en tant qu'il est absence de foi, un orgueil qui préfère la « réalité vraie » à la vérité de Dieu, est incompatible avec la foi et est par conséquent une négation de Dieu. Au contraire la foi, qui est humilité et confiance, recherche de Sa vérité et de Son intimité, est chérie par notre Père et constitue l'unique voie d'entrée dans le Royaume de Dieu. Toutefois Dieu nous demande-t-il d'avoir une foi stupide et joyeuse, qui ne prend pas en compte la « réalité vraie »? La doute est-il nécessairement incompatible avec la foi et rejeté par Dieu? Revenons à notre enquête. A la une de tous les journaux: la commissaire Thomas a résolu son enquête, le Christ est ressuscité! Déclaration en exclusivité de Jésus: « Parce que tu m'as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru! » (Verset 29). Jésus répond exactement au dilemme de Thomas: quelle vérité considérer? Parce qu'il a vu des preuves concrètes qui corroboraient la « réalité vraie », Thomas a pu attester que Jésus était en effet ressuscité. Ce n'est donc pas, apparemment, sa foi qui lui a permis de croire mais sa raison. Cependant Jésus demande à Thomas au verset 27 de ne pas être incrédule mais de croire. Jésus demande à Thomas de considérer les preuves matérielles non pas pour confirmer une vérité selon la raison, mais pour confirmer une vérité par la foi. Nous aurions pu nous attendre à une réaction violente de Jésus et à un rejet de Thomas. Au contraire Jésus s'approche de Thomas et lui demande de croire. Pour quelles raisons? Thomas n'avait peut-être pas tout compris. Il ne pouvait donc pas confronter les témoignages à une promesse claire pour lui. En effet il avait demandé à Jésus: « Seigneur, nous ne savons où tu vas, comment pouvons-nous en savoir le chemin? » (Jean 14:5). Thomas ne comprenait donc peut-être pas toujours les paroles mystérieuses de Jésus. Nous pouvons aussi penser que Thomas était humble. Il apparaît peu de fois dans les évangiles. A part le passage où il rencontre Jésus et celui où il pose la question précédente, il est nommé à la mort de Lazare (Jean 11:16) et au bord du lac de Galilée, lorsque Jésus s'approche de sept de ses disciples en train de pêcher après sa résurrection (Jean 21:2). Dans le premier passage il dit être prêt à mourir, dans le second, il reconnaît Jésus avec les autres disciples présents. Ce n'est donc pas le portrait d'une personne imbue d'elle même et lâche que nous trouvons dans l'évangile de Jean, mais au contraire celui d'un homme prêt à reconnaître le Christ. Bien sûr, Jésus ne dit pas que Thomas a eu la meilleure attitude (heureusement pour nous qui ne pouvons voir le corps de Jésus) , il affirme même que ceux qui ne doutent pas sont heureux; mais il ne le rabroue pas. Saint Augustin a connu un parcours très semblable. Après avoir été dans l'erreur, il a finalement accepté de faire confiance à Dieu et à sa Parole en la prenant et en la lisant. Il décrit l'attitude qu'il considère souhaitable: « Et parce que je vous témoigne, par les gémissements de mon cœur, combien je me déplais à moi même, vous reluisez dans mon âme, vous faites qu'elle vous trouve aimable,[ ...], que je renonce à moi même, et que je me donne tout à vous. » (Saint Augustin dans Confessions, livre X, Chapitre 2). Même s'il ne fait pas explicitement référence au doute, nous retrouvons dans la citation de Saint Augustin certains termes sur lesquels nous nous sommes arrêtés. L'évêque d'Hippone décrit une relation transparente entre le chrétien et son créateur, où il n'y a pas de secret. Ce n'est pas un doute orgueilleux, s'opposant à Sa vérité, qui est confié au Seigneur. Au contraire, nos interrogations, ces gémissements de notre cœur qui pourraient nous déplaire en semblant nous éloigner de Dieu, sont la source même de notre appartenance à la grandeur de Dieu. Nous avons évoqué l'existence supposée de deux systèmes de vérité, que nous avons appelé « la réalité vraie », la vérité attestée par le monde, et la vérité de Dieu. Comme nous l'avons vu précédemment, la « réalité vraie » semble éloigner le chrétien de Dieu. En remettant nos interrogations à Dieu, nous renonçons à notre système de vérité et nous faisons confiance à Son système de vérité. Cela a deux conséquences: Il reluit en notre âme et elle l'aime. Il n'y a pas de conflit (qui serait la conséquence d'une négation de Dieu) entre Dieu et nous et les deux parties sont en paix. 8 L'Ancien Testament aussi donne l'exemple d'un homme qui a cheminé avec Dieu, Abraham. On cite généralement l'Épitre de Paul aux Romains pour affirmer que le doute n'est pas possible pour le chrétien: « Il ne douta point, par incrédulité, au sujet de la promesse de Dieu; mais il fut fortifié par la foi, donnant gloire à Dieu » (4:20). En effet, cet homme a tout quitté pour pérégriner dans le désert, a eu un fils alors que sa femme était stérile, a choisi la terre la moins fertile, laissant la meilleure à son neveux, a failli sacrifier son fils...et cela uniquement pour la foi. Peu d'entre nous pourraient en dire autant, aussi pouvons-nous affirmer que par la foi Abraham a été habité par Dieu et l'a aimé, pour reprendre les paroles de Saint Augustin. Pour autant nous ne devons pas occulter pas toutes les fois où il a faibli. Il faut distinguer deux types de moments de faiblesse. Ceux où il a fait confiance uniquement à sa raison: en Égypte, avec le pharaon, avec sa servante pour avoir un fils et probablement d'autres. Ceux où il a remis ses inquiétudes à Dieu, par exemple lors du sacrifice de son fils. Dans le premier type de doute nous ne pouvons pas dire que cela a bien réussi à Abraham: il a été chassé d'Égypte, l'existence de deux fils a généré, et génère toujours, bien des conflits. Dans le second type de doute, il a médité, confié au Seigneur ses inquiétudes. Mais il a tout de même fait confiance au Seigneur, bien que cela soit entièrement opposé à sa raison, au bon sens. Pourtant c'est probablement cet événement du sacrifice de son fils qui a permis au père des croyants de mesurer la grandeur et la magnificence de Dieu. Le doute, humble interrogation confiée à Dieu, ayant pour but de mieux Le connaître, d'augmenter l'intimité avec Lui, n'est pas incompatible avec la foi. Il n'est donc pas une négation de Dieu. Nous pouvons même dire que Dieu recherche les hommes et les femmes qui le recherchent toujours plus; non pas pour se mesurer à lui mais pour fortifier leur foi, la faire tenir sur des fondations solides. Le doute pris dans ce sens peut-il être considéré comme un moyen de s'approcher de Dieu? Si nous avons pu lire le résultat de l'enquête du commissaire Thomas, nous n'avons pas lu comment il en est arrivé à sa conclusion. C'est pourtant un des meilleurs moments d'une enquête policière. Comme dans les enquêtes d'Hercule Poirot où dans un ultime coup de théâtre tous les acteurs du drame sont réunis pour écouter les solutions du détective. Nous pouvons ainsi lire:« Une semaine plus tard, les disciples de Jésus étaient de nouveaux réunis dans la maison, et Thomas était avec eux. Les portes étaient fermées à clef, mais Jésus vint et, debout au milieu d'eux, il dit: « La paix soit avec vous! » Puis il dit à Thomas: « Mets ton doigt ici et regarde mes mains; avance ta main et mets-la dans mon côté. Cesse de douter et crois! » (Versets 26-27). Jésus apporte à Thomas tous les indices nécessaires pour aboutir à la conclusion de Sa résurrection, les signes mêmes que Thomas attendait. Ces indices permettent à Thomas d'affirmer que la résurrection de son maître appartient à « la réalité vraie ». Comme nous l'avons vu, Jésus lui demande de cesser de douter et de croire. Ainsi Jésus ne différencie pas, comme nous l'avons fait jusqu'à maintenant, deux systèmes de vérité qui seraient indépendants et seraient régis par des règles différentes, l'un par des preuves, l'autre par des témoignages. La « réalité vraie » et la vérité de Dieu sont une seule et même chose pour le Fils de Dieu. Des témoignages aussi bien que des preuves physiques permettent de les vérifier. Il y a donc quelque chose de plus, que nous n'avons pas pris en compte jusqu'à maintenant. Quelque chose qui dépasse les indices et les hypothèses. Jésus lui même vient détruire en partie la métaphore de l'enquête policière. Ceux qui connaissent le détective belge pourrons vous dire qu'il est quelque peu orgueilleux. Il n'a peut être pas tort puisqu'il arrive à confondre tous les coupables. Mais nous ne pouvons pas véritablement le comparer à Thomas. Est-ce le commissaire qui confond le coupable dans notre histoire? Non, car c'est Jésus qui vient lui-même vers lui. Alors que les portes sont fermées, il apparaît au milieu des disciples. Jésus s'adresse lui-même aux hommes, à tous les hommes. Certes, tous les hommes n'ont pas vu Jésus ressuscité mais nous pouvons dire qu'en en un sens c'est grâce à ses interrogations de Thomas a rencontré Jésus. Comme Abraham a vécu un moment intense lors du sacrifice interrompu de son fils, Thomas a dû être saisi devant le Fils de Dieu. Un doute sur ce qu'est Dieu ou ce que dit Dieu, que l'on remettrait à Dieu lui 9 même, attendant une réponse de sa part a-t-il du sens? Dans le Traité du désespoir, livre III sur les personnifications du désespoir, dans une section du chapitre premier sur le désespoir dans la nécessité, ou le manque de possible, Kierkegaard écrit « La perdre [la raison] pour gagner Dieu, c'est l'acte même de croire. [...] Ainsi donc le salut est le suprême impossible humain, mais à Dieu tout est possible! C'est là le combat de la foi, qui lutte comme une démente pour le possible. » Ces propos rejoignent les nôtres. Croire, c'est faire de la vérité de Dieu notre « réalité vraie ». Le Salut est impossible selon les raisonnements humains et la réalité du monde. Mais si les deux systèmes de vérité ne font plus qu'un, alors il devient possible. La foi, pour réunir ces deux systèmes devient alors une lutte car leur unification ne va pas de soi. Cette foi, comme nous l'avons dit précédemment, doit être humble et doit rechercher une intimité avec Dieu. Cette recherche n'exclut pas une « enquête » si cette enquête est honnête et n'a pas d'a priori. Cependant cette « enquête » doit concevoir deux choses: sa fin et l'abandon de sa raison. La lenteur de la justice est mauvaise dans une société, comme un doute prolongé est un mal dans une vie. De plus, lorsque la vérité éclate, notre foi doit nous permettre de l'accepter, de cesser de douter et de croire, sinon elle n'a plus de sens. Nous sommes donc face à un paradoxe: une recherche de Dieu est nécessaire, lui partager nos interrogations également; mais le doute peut être un abîme sans fin nous séparant de Dieu. Le chrétien, celui qui a la foi, a cependant une confiance et une assurance si grande en Dieu qu'il doit espérer la fin de son doute. Nous avons dit précédemment que le doute doit être un doute honnête, c'est à dire qu'il ne doit pas être un affront envers Dieu et qu'il ne doit pas s'auto-suffire. En effet s'il n'est pas incompatible avec la foi, il doit correspondre aux caractéristiques de la foi que nous avons décrites précédemment: instruction, lecture de la Bible, persévérance,... Cela lui permet de saisir ce qu'il cherche. Un verset de Matthieu peut être pris en exemple: « Car quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l'on ouvre à celui qui frappe » (Matthieu 7:8). Non seulement nous pouvons dire que celui qui cherche trouve et que celui qui interroge Dieu aura une réponse, mais nous pouvons discerner en filigrane une autre vérité: celui qui cherche Dieu, au delà des réponses qu'il attend, le trouvera. Cela vaut pour le chrétien mais également pour le non-chrétien. Tout cet article ne décrit en effet que le doute chez le chrétien, chez celui qui a la foi. Nous sommes arrivés à la conclusion qu'il existait un doute compatible avec la foi, même s'il peut devenir dangereux. Qu'en est-il du non-chrétien qui doute de l'existence ou des qualités de Dieu? Nous ne pouvons pas dire qu'il rejette Dieu comme nous ne pouvons pas dire qu'il accepte de Dieu. Comme le chrétien, le doute doit être honnête: il doit considérer les deux hypothèses (Dieu existe et Dieu n'existe pas) sur un pied d'égalité, sans a priori. Dans ce cas le doute ne peut être une négation de Dieu puisqu'il envisage son existence. Comme pour le chrétien, le doute ne doit pas s'auto-suffire: il doit considérer sa fin et accepter la vérité lorsqu'elle éclate. Le verset de Matthieu s'applique également dans ce cas: Celui qui frappe à la porte, pourra entrer. Encore faut-il ne pas avoir peur de traverser le palier. Le doute tel qu'il a été décrit précédemment permet donc de s'approcher de Dieu. Cette recherche d'une plus grande intimité avec Dieu est nécessaire même si cela se résume à une lutte. Le chrétien ne doit pas perdre de vue que ce qui importe c'est de fortifier sa foi, et non de pérégriner vainement dans l'incertitude. Le doute permet également à celui qui n'a pas la foi de s'approcher de Dieu, si ce doute envisage d'accepter cette conclusion. La foi est humilité, confiance, recherche de la vérité de Dieu, de l'intimité avec Lui. Tout doute qui se poserait contre Dieu, tout doute orgueilleux, est contraire à la foi. Une conversion étant le fondement de la foi, le chrétien n'a plus à s'interroger sur l'existence et la grandeur de Dieu. Toutefois des exemples de l'Ancien et du Nouveau Testament nous montrent que lorsque le doute est humble, qu'il a pour fin de s'approcher de Dieu, il n'est pas incompatible avec la foi. Au contraire, il permet de s'approcher de Lui, puisqu'il permet de renforcer l'intimité de notre relation avec Lui. Il n'y a pas deux systèmes de vérité: celui de la raison avec ses propres règles, et celui de Dieu avec les siennes. Il n'y en a qu'un qui ne va pas de soi mais la foi lutte pour le maintenir en place. Si le doute permet de se rapprocher de Dieu, il ne doit pas être une fin en soi; car sinon 10 il devient un abîme profond qui nous éloigne de Dieu. Il doit envisager sa fin et se terminer lorsque la vérité éclate. Le doute est donc également un risque. Ceci nous ramène au poème de Heine. Le poète décrit un état désespéré, la nature à laquelle il s'adresse est froide et sombre. Celui qui doute est un fou qui attend une réponse d'une nature muette. Tel ne doit pas être notre doute. La Bible nous décrit un état d'espérance, la Personne à qui il s'adresse est bonne et douce. Celui qui doute est peut être un fou qui attend une réponse mais il a la conviction qu'il aura sa réponse. « Oh! Expliquez-moi l'énigme de la vie, l'antique et douloureuse énigme, sur laquelle les hommes se sont penchés:[...] Dites-moi la vie humaine a-t-elle un sens? D'où vient l'homme? Où va-t-il? Qui habite là-haut dans les étoiles d'or? » contient également le poème. Cette personne qui doute cherche et ne trouve pas. Si son doute est un doute honnête, s'il accepte la vérité une fois qu'elle se révèle à lui, s'il ose franchir le palier alors la vie humaine aura un sens et le fou aura sa réponse. B.L. 11 Peut-on répondre à l’athéisme sans théodicée ? Par Jean-Baptiste Guillon Le mot « théodicée » désigne, dans la tradition philosophique, toute tentative de résolution de l'apparente contradiction entre l'existence du mal et la bonté de Dieu. Le mot a été inventé par le philosophe Leibniz à partir des termes grecs (Dieu) et (justice) : la théodicée est donc un effort philosophique pour comprendre et montrer la justice de Dieu, là où cette justice pourrait être mise en doute. De nombreux auteurs à la suite de Leibniz ont proposé des « théodicées » différentes, et rétrospectivement, on a également baptisé du nom de « théodicée » les tentatives des philosophes et théologiens antérieurs pour résoudre le « problème du mal ». En dépit de leurs différences, les théodicées proposées ont généralement la forme suivante : Dieu, étant tout-puissant, aurait pu éviter tels et tels maux, mais Il était meilleur de sa part de les permettre, car Il savait qu’un plus grand bien s’ensuivrait. Traditionnellement, les tentatives de théodicées ont fait l’objet de deux types de critiques : la critique la plus forte venait évidemment d’athées qui estimaient que toute théodicée est un échec, c’est-à-dire qu’il est effectivement impossible qu’un être parfaitement bon et tout-puissant ait créé un monde avec autant de mal. Les auteurs croyants, quant à eux, pouvaient attaquer une théodicée particulière pour en défendre une autre, qui leur semblait plus convaincante. Mais récemment est apparue une autre sorte de critique, une critique de toute théodicée en tant que telle, mais faite par des auteurs croyants. Cette situation peut sembler curieuse à première vue, car la théodicée se présente d’abord comme une réponse à l’argument athée à partir du mal : du coup, dire qu’il n’y a pas de réponse à cet argument, que toute tentative de réponse est un échec, c’est dire que l’argument est concluant, … et donc qu’il n’y pas de Dieu. On comprend qu’un athée tienne cette position, mais comment un croyant peut-il la tenir sans se contredire ? Si étrange qu’elle puisse paraître, cette position est, je crois, assez répandue en France aujourd’hui, et comme je suppose qu’elle l’est également dans notre belle aumônerie, j’appellerai ‘Ernest’ mon interlocuteur fictif, défenseur de cette position. Il me semble qu’Ernest fait à peu près le raisonnement suivant : « La théodicée est une pure invention des philosophes, tout à fait révélatrice de leur tendance à objectiver Dieu, et à objectiver l’homme par la même occasion. Les philosophes ont d’abord réduit Dieu à un agent dont on pourrait évaluer la justice à l’aune de nos valeurs humaines. Mais la Tradition est claire : ‘ô homme, qui es-tu pour contester avec Dieu? Est-ce que le vase d'argile dit à celui qui l'a façonné: Pourquoi m'as-tu fait ainsi?’ (Rm 9, 20). Or qu’est-ce que la ‘théodicée’ sinon le procès de Dieu2, intenté par l’homme? Tout procès de Dieu est un faux procès, celui du vendredi saint, où même les avocats (Pilate : ‘je ne trouve aucun motif’) ne peuvent qu’être complices de la Passion. Les philosophes ont donc d’abord réduit Dieu, mais réduire Dieu n’élève pas l’homme, bien au contraire : l’homme confronté à la souffrance a besoin de tout sauf de ratiocinations qui ne prouvent rien ; en substituant au Dieu vivant, venu nous sauver, l’image intellectuelle qu’est le Dieu des philosophes, la théodicée prive l’homme de la seule vraie réponse au problème de la souffrance, et aggrave donc un mal 2 En effet, δικη veut dire ‘justice’, mais aussi ‘procès’. 12 qu’elle prétend résoudre. Elle l’aggrave en particulier en présentant l’image d’un Dieu qui utiliserait nos malheurs comme des moyens pour ses fins ; et quand bien même ces fins seraient ultimement notre bonheur, la théodicée trahit notre expérience de la souffrance radicale – comme expérience de ce que rien ne pourrait contrebalancer ou justifier. Ainsi, on voit bien que la théodicée ne parle pas de notre expérience humaine, et parle encore moins du Dieu vivant. C’est donc par pur artifice que la théodicée prétend s’appuyer sur la Tradition, et en particulier sur l’attribut de Toute-Puissance comme élément du Credo : il s’agit ici d’un simple dévoiement conceptuel car la notion de ‘Toute-Puissance’ désignait en fait chez les Pères de l’Eglise la souveraineté que Dieu a sur toutes choses, et non pas cette chimère médiévale qu’est la puissance de tout faire. Le ‘Dieu’ dont parle la théodicée n’est que l’objet fictif qui possède cet attribut fictif : il n’est donc pas problématique pour un chrétien d’accepter que l’argument athée est concluant et qu’aucune réponse ne peut y être apporté ; car il est littéralement vrai que ce ‘Dieu’ n’existe pas. Ce Dieu est une invention des philosophes, une idole dont l’inexistence n’a été reconnue que bien tardivement dans la pensée européenne, grâce à la découverte de la ‘mort de Dieu’. La mort de Dieu est d’abord un fait de la pensée : il n’est plus possible aujourd’hui de défendre sérieusement une théodicée ; seule la mauvaise foi la plus aveugle permettrait de ne pas voir l’échec intellectuel qu’a été la théodicée. Mais cette mort de Dieu, du dieu de la théodicée, loin d’être une mauvaise nouvelle pour le croyant, est au contraire une étape nécessaire pour faire place au Dieu vivant, le seul capable d’apporter à notre expérience du mal une véritable réponse. » Comme vous le voyez, Ernest ne dit pas seulement que le croyant peut accepter l’échec de toute théodicée ; d’après Ernest, le chrétien doit même s’en réjouir. Non seulement le chrétien n’a pas besoin d’une théodicée, mais il lui est même interdit de s’y engager (car je suppose que l’idolâtrie est moralement mauvaise). Je ne crois pas que ce soit le cas, et je me propose donc de faire ici, non pas une défense de Dieu, mais une défense de la défense de Dieu.3 Pour répondre à Ernest, je distinguerai dans son propos les thèses suivantes : 1. La théodicée n’est pas la réponse appropriée au « problème du mal » pour quelqu’un qui souffre. 2. Un croyant peut parfaitement accepter que toute théodicée est un échec, i.e. que l’argument du mal est concluant car : a. l’argument du mal ne parle pas du Dieu vivant b. il repose sur une notion de toute-puissance qui n’est pas traditionnelle. 3. Il est moralement mal d’évaluer la justice de Dieu à l’aune de nos valeurs humaines. 4. Chercher les ‘raisons’ du mal, c’est minimiser notre expérience du mal radical comme de ce qui est absolument injustifiable. 5. C’est un fait évident qu’aucune théodicée n’est intellectuellement convaincante. I La théodicée est-elle une réponse appropriée au « problème du mal » ? De quoi parle-t-on exactement quand on parle du « problème du mal » ? L’expression est souvent utilisée, mais selon les contextes, il n’est pas clair qu’elle désigne toujours la même chose. Je vois au moins deux sens dans lesquels cette expression est utilisée, et pour éviter toute confusion, j’utiliserai deux nouvelles expressions pour les désigner. J’appellerai argument athée le problème philosophique que rencontre une personne qui croit à la fois que Dieu est parfaitement bon, omniscient, et tout-puissant, et qu’il y a du mal dans le monde. Il s’agit ici d’un problème de cohérence entre différentes choses que le chrétien croit être vraies, et cette apparence d’incompatibilité est traditionnellement utilisée par l’athée pour établir qu’il y a pure et simple inconsistance logique, et qu’il faut donc conclure à l’inexistence de Dieu. J’appellerai épreuve du mal ou expérience du mal le problème pragmatique que 3 J’ai été tenté d’intituler cet article « Essai de théodicéedicée », … mais la raison a prévalu. 13 rencontre une personne confrontée au mal. L’expérience du mal a de nombreuses conséquences sur mon existence. Le mal comme souffrance rend mon action plus difficile, donc suppose des efforts. Mais lorsque la souffrance est éprouvée par d’autres, elle exige de moi une certaine attitude de compassion et de soutien, ainsi que des efforts pour remédier à cette souffrance. Quant au mal moral, il met en péril mon rapport aux autres – car ils peuvent mal agir envers moi, et se méfier de mes fautes – et mon rapport à moi-même – car je dois me reconnaître pécheur.4 L’important est de voir que l’argument athée et l’épreuve du mal sont deux choses de nature tout à fait différente : le premier est un problème philosophique, et la réponse qu’il convient d’y apporter est donc une réponse philosophique. Quand à l’épreuve du mal, c’est une expérience, ou plutôt un ensemble d’expériences qui font obstacle à une vie bonne ; il est donc évident que la réponse à y apporter n’est pas une réponse philosophique. Ce n’est d’ailleurs une réponse qu’en un sens figuré – au sens par exemple où la « réponse » des Etats-Unis à l’attaque de Pearl Harbor fut le débarquement en Normandie. Il est donc absolument évident que la théodicée ne peut pas être une réponse à l’épreuve du mal, mais dire cela n’a pas grand-chose à voir avec la valeur de la théodicée. La théorie de la relativité ne répond pas non plus à l’épreuve du mal, ce n’est pas une raison pour dire qu’elle est un échec, tout simplement parce que ce n’est pas ce qu’elle se propose de faire. Or ce que se propose de faire la théodicée, c’est de répondre à l’argument athée. Il est probable que la réponse à l’expérience du mal requière bien plus que cela : par exemple, l’expérience de la souffrance requiert des actes de compassion et de soutien, et plus fondamentalement, l’expérience du mal dans sa totalité requiert l’intervention salvifique de Dieu dans l’incarnation, la mort et la résurrection de Son Fils. Il serait donc absurde de soutenir que la théodicée est suffisante pour répondre à l’expérience du mal – mais je ne connais pas d’auteur de théodicée qui ait défendu cela.5 Faut-il en conclure que la théodicée n’a aucun rôle à jouer dans la réponse à l’expérience du mal ? C’est loin d’être évident : imaginez une personne à l’approche de la mort, qui n’éprouve pas de souffrances physiques particulières mais qui est tourmentée par l’idée qu’il n’y a probablement pas de vie après la mort, et sa seule raison pour penser cela est précisément l’argument du mal – sans cet argument, elle trouverait qu’il y a de bonnes raisons qu’il y ait un Dieu et une vie après la mort. Supposez qu’un de ses amis arrive à la convaincre, par une bonne théodicée, que l’argument du mal n’est absolument pas convaincant. Il semble clair que cet ami lui apporterait alors un réconfort précieux, puisqu’il la soulagerait, au moins partiellement, du mal spirituel qui la tourmentait. Je ne vois donc pas de raison de penser que la théodicée ne puisse jamais jouer le moindre rôle dans la réponse (pratique) à l’expérience du mal. Mais même si elle ne pouvait jamais jouer le moindre rôle face à l’expérience du mal, cela n’aurait absolument aucune conséquence sur sa valeur en tant que réponse à l’argument athée. Pour évaluer le succès ou l’échec de la théodicée, il faut donc partir de l’argument athée lui-même et voir s’il est possible ou non d’y répondre. Le plus simple est sans doute de partir de la formulation de David Hume, qui se présente comme un trilemme, c’est-à-dire un ensemble de trois propositions qui ne peuvent être vraies toutes ensemble, si bien qu’il faut abandonner au moins l’une d’elle. D’après Hume, le croyant accepte les trois thèses suivantes qui sont contradictoires : 4 5 On pourrait choisir de distinguer dans chacune des deux catégories ce qui tient du ‘mal moral’ (c’està-dire des volontés mauvaises) et ce qui tient du ‘mal physique’ (c’est-à-dire des vécus douloureux, qu’ils soient corporels ou psychiques). Mais cette distinction traditionnelle ne jouera pas de rôle important pour notre propos. Peut-être la théodicée stoïcienne s’est-elle approchée de ce genre de solution – de fait, dans le contexte de la lutte avec l’Epicurisme, et en l’absence d’une notion d’intervention divine dans l’histoire humaine, les différentes philosophies avaient toutes les raisons de se présenter elles-mêmes (et donc leur théorie sur le mal) comme le remède (le ‘pharmakon’) adapté à l’épreuve du mal. Mais pour ce qui est de la tradition chrétienne, une théodicée qui se serait présentée comme remède à l’épreuve du mal aurait évidemment été une forme de gnosticisme puisqu’elle ferait d’un savoir (concernant les raisons divines) l’opérateur essentiel de notre salut. 14 (1) Dieu est parfaitement bon (2) Dieu est Tout-Puissant (3) Le mal Existe Pour en faire un argument athée, il est plus clair de présenter les choses sous la forme de quatre thèses : (0) (1) (2) (3) Dieu existe (Si Dieu existe,) Dieu est parfaitement bon (Si Dieu existe,) Dieu est Tout-Puissant Le mal existe La contradiction logique à laquelle pense Hume n’apparaît que si on reformule ces thèses de la manière suivante6 : (0) Dieu existe (4) Dieu veut empêcher tout mal (= Parfaite Bonté de Dieu) (5) Dieu peut tout faire (= Toute-Puissance de Dieu) (6) Il y a du mal (= Existence du Mal) Il est assez clair que cet ensemble de propositions est contradictoire. Hume le formule de la manière suivante : « Dieu a-t-il l’intention d’empêcher le mal, mais pas la capacité ? alors, il est impuissant. En a-t-il la capacité mais pas l’intention ? alors, il n’est pas bienveillant. En a-t-il à la fois la capacité et l’intention ? mais alors, d’où vient le mal ? »7. Il n’est donc pas possible de croire rationnellement que toutes ces propositions sont vraies ensemble. Mais laquelle est fausse ? A première vue, il semble que le chrétien soit engagé à soutenir chacune d’elle ! La toute-puissance de Dieu est présente dès les premiers mots du Credo. La notion d’un Dieu qui ne serait pas parfaitement bon est à peine compréhensible et en tout cas certainement pas acceptable pour un chrétien qui soutient que Dieu est Amour. Le chrétien pourrait-il abandonner l’existence du mal, puisque – après tout – cette prémisse ne parle pas de Dieu ? On pourrait facilement avoir l’impression que le chrétien n’est pas, en tant que chrétien, obligé d’accepter cette troisième prémisse, et qu’il n’est contraint de l’accepter qu’à cause de l’évidence des faits. Cette présentation est erronée : il n’est pas possible d’être chrétien sans soutenir qu’il y a du mal, tout au moins du péché – autrement, de quoi Dieu serait-Il venu nous sauver ? Cette présentation erronée vient à mon avis du XVIIIeme siècle, et notamment de Voltaire qui nous a laissé comme image d’Epinal de toute théodicée la caricature (sous les traits de Pangloss) d’une théodicée qui n’a rien de traditionnel (celle de Leibniz). Selon cette caricature, le chrétien auteur de théodicée est celui qui préserve des prémisses proprement religieuses et, au prix d’un aveuglement complet à l’égard de la réalité, en vient à penser qu’il n’y a pas réellement de mal. Cette malencontreuse image d’Epinal est évidemment contraire à la réalité : le but de la théodicée (de la théodicée traditionnelle, mais aussi de la théodicée Leibnizienne) est de résoudre la contradiction entre les thèses (0), (1), (2) et (3) sans en abandonner une seule. Comment est-ce possible, me direz-vous, si elles sont contradictoires ? Si (0), (1), (2) et (3) étaient effectivement contradictoires entre elles, alors il ne serait pas possible de soutenir tous les éléments de la doctrine chrétienne sans se contredire. Mais la contradiction n’apparaît que dans (0), (4), (5) et (6), ce qui donne directement une idée de la solution (ou plutôt des solutions) : il faudra montrer que les propositions (4) à 6 7 Pour plus de simplicité, j’ai supprimé les conditionnels ‘Si Dieu existe’, mais les thèses (4) et (5) sont évidemment censées exprimer des caractéristiques de la notion de Dieu et non pas de l’individu Dieu, ce qui présupposerait son existence. “Is he willing to prevent evil, but not able? then is he impotent. Is he able, but not willing? then is he malevolent. Is he both able and willing? whence then is evil?” in Dialogues, part X. Hume attribue ces questions à Epicure qui ne défendait pas l’inexistence de Dieu, mais l’existence d’une multitude de dieux bienheureux, n’ayant aucune raison de s’occuper des affaires humaines (donc non ‘bienveillants’ envers les hommes). 15 (6) ne sont pas des bonnes traductions de (1) à (3). Encore une fois, s’il est vrai qu’il y a incompatibilité entre (0), (1), (2) et (3), cela veut dire que la doctrine chrétienne est nécessairement fausse. Bien sûr, il n’est pas nécessaire, pour être chrétien, de savoir montrer comment ces propositions sont compatibles. La réponse philosophique à l’argument du mal (la théodicée) n’est donc pas indispensable à tout chrétien – à la différence de la réponse divine à l’épreuve du mal (le Salut). Mais affirmer que les propositions (0), (1), (2) et (3) ne peuvent pas être réconciliées est à peu près la même chose qu’affirmer que la révélation chrétienne est fausse. La première objection d’Ernest contre la théodicée n’est donc pas légitime : même si la théodicée n’est pas une panacée (ce qui n’est pas son but), il semble néanmoins impossible pour un chrétien de soutenir que toute théodicée est nécessairement un échec. II Peut-on ne pas répondre à l’argument du mal ? Pourtant, la deuxième objection soutient exactement cela : qu’il est possible pour le chrétien de considérer que toute théodicée, tout essai de réponse à l’argument du mal, est un échec. L’idée générale d’Ernest est la suivante : l’argument athée à partir du mal échoue à parler du vrai Dieu ; il parle d’autre chose, et cette autre chose n’existe effectivement pas, comme le montre l’argument athée. Cette idée est en générale associée à la distinction pascalienne entre un « Dieu des philosophes » et le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Je suppose que, pour Ernest, à chaque fois que j’utiliserai le mot « Dieu », je serai en fait en train de parler du Dieu des philosophes et non pas du Dieu d’Abraham. Pour éviter toute confusion, je n’utiliserai donc pas le mot « Dieu », mais deux mots différents pour les deux « dieux » différents. Convenons d’appeler Théo le Dieu des philosophes, et « Yahvé » le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. L’objection d’Ernest peut donc se reformuler en ces termes : « la théodicée essaye de répondre à un argument qui concerne Théo, et ainsi de sauver l’existence de Théo. L’argument en question repose sur les propositions suivantes : (4’) Théo veut empêcher tout mal (5’) Théo peut tout faire (6) Il y a du mal Toutes ces propositions sont vraies, et elles permettent de démontrer que la supposition de l’existence de Théo (soit (0’) : Théo existe) amène à une contradiction, ce qui veut dire que Théo n’existe pas. Et de fait, Théo n’existe pas ! Mais tout cela n’a rien à voir avec Yahvé qui, quant à Lui, existe. » Ernest pourrait même aller jusqu’à dire qu’il est compatible de croire en Yahvé et d’être néanmoins « athée », à condition que ce dernier terme soit compris comme la négation de l’existence de Théo. Quand bien même Ernest aurait raison jusque là, il me semble évident que ça ne résout absolument pas le problème de la réponse que le croyant peut apporter à l’incroyant. En effet, un athée traditionnel insistera pour dire qu’il est non seulement athée, mais qu’il est aussi « a-yahviste » : il ne croit pas plus à l’existence de Yahvé qu’il ne croit à l’existence de Théo. Et savez-vous pourquoi ? Parce que Yahvé, d’après ce que professent les chrétiens (et les Juifs) est censé être à la fois tout-puissant et parfaitement bon ! Notez-bien qu’il ne s’agit pas là de l’argument athée : il s’agit de l’argument a-yahviste que l’on pourrait écrire de la façon suivante : (4’’) Yahvé veut empêcher tout mal (5’’) Yahvé peut tout faire (6) Il y a du mal. Il semble évident que le chrétien – quelles que soient ses thèses sur le succès de l’argument athée – doit penser que cet argument a-yahviste n’est pas concluant, car la conclusion de cet argument est que Yahvé (et non pas Théo, cette fois) n’existe pas8. Le 8 Certains lecteurs pourraient mettre en doute l’idée que le chrétien doit croire que Yahvé existe. L’idée serait que Yahvé est au-delà de l’existence. Je les renvoie à mon article précédent ‘Faut-il abandonner l’existence de Dieu ?’ pour la distinction des différents sens du verbe ‘exister’. En guise de réponse 16 chrétien peut peut-être croire que toute théodicée est un échec, mais il ne peut pas croire que toute yahvédicée est un échec. En d’autres termes : même s’il était vrai que l’argument auquel essaye de répondre la théodicée™ (comme phénomène historiquement situé) ne concerne que le Dieu des philosophes, il n’en serait pas moins évident qu’un argument exactement similaire concerne le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. A vrai dire, je ne crois pas du tout qu’il y ait deux arguments différents, car je ne crois pas qu’il y ait deux Dieux différents, celui des philosophes, et celui d’Abraham9. Mais pour que le reste de mon article ne dépende pas de cette supposition, je ferai simplement la stipulation suivante : dans le reste de cet article, c’est à cet argument (a-yahviste) et à sa réponse correcte (la ‘yahvédicée’) que je ferai référence en utilisant les mots ‘argument athée’ et ‘théodicée’. De même, j’utiliserai le mot ‘Dieu’ uniquement pour référer à Yahvé (et non pas à Théo, si jamais Théo était un individu différent de Yahvé). Dans ces conditions, il me semble qu’Ernest ne peut plus se désintéresser totalement de la « théodicée ». Il peut pourtant penser qu’elle reçoit une réponse tout à fait triviale qui est la suivante : lorsqu’il s’agissait de Théo, il était pertinent d’affirmer (4’), c’est-à-dire qu’il était pertinent de lui attribuer la capacité de tout faire – car cela fait partie du concept que les philosophes se font de Dieu. Mais pour ce qui est de Dieu (Yahvé), cela n’est pas pertinent du tout : la notion d’une capacité de tout faire est en fait un dévoiement de la notion traditionnelle de toute-puissance. Chez les pères de l’Eglise, Dieu pantokratôr n’est pas celui qui peut tout faire, mais celui dont la souveraineté s’étend sur toutes choses. Si une théodicée consiste à conserver les propositions (0) à (3) – c’est-à-dire la toute-puissance, la parfaite bonté et l’existence du mal – tout en refusant une proposition du trilemme (4), (5), (6), alors la solution est très simple : c’est (5) qui est fausse. La capacité de tout faire (5) n’est pas une bonne traduction de la toute-puissance (2). Pour clarifier la discussion, j’appellerai souveraineté le pouvoir que Dieu a sur les choses et puissance le pouvoir par lequel il peut faire que p, pour certaines propositions p. Il est clair que la question de l’étendue de la souveraineté divine (l’ensemble des choses sur lesquelles il a pouvoir) est distincte de la question de l’étendue de la puissance divine (l’ensemble des propositions p, telles que ‘Dieu peut faire que p’ est vrai). La souveraineté divine pourrait donc être universelle sans que la puissance divine le soit10. Donc la suggestion d’Ernest, à ce stade de la discussion, est de dire que le Credo nous engage bien à accepter un certain pouvoir universel en Dieu, mais qu’il s’agit seulement d’une souveraineté universelle, ce qui n’implique pas une puissance universelle. Cette idée me semble assez surprenante en elle-même, car il paraîtrait vraiment étrange d’appeler ‘tout-puissant’ un dieu qui aurait une forme de souveraineté sur toutes choses (par exemple, au sens où il serait créateur de toutes choses) tout en étant absolument incapable de déterminer le cours des événements qui arrivent à cette chose. Pourtant, d’après Ernest, un tel dieu pourrait être appelé « tout-puissant » au sens du Credo, car cet attribut concerne seulement l’étendue de sa souveraineté et non l’étendue de sa puissance. Il semble donc intuitivement évident que la profession de la toutepuissance divine doit également impliquer une puissance maximale. Quand bien même 9 10 rapide, je ferai juste observer que l’athée traditionnel n’est pas seulement quelqu’un qui croit que Dieu n’est pas dans le domaine des existants ; l’athée traditionnel croit que Dieu n’est pas du tout dans le domaine de la réalité, i.e. il croit que Dieu est une pure invention. Pour reformuler exactement le même type d’argument, il lui suffit donc de remplacer (0’’) par (0’’’) Yahvé n’est pas une pure invention et de montrer que (0’’’) génère le même problème. C’est le même Dieu qui a parlé à Abraham, Isaac, Jacob, le même Dieu qui s’est incarné en JésusChrist et a fondé son Eglise, le même Dieu qui par son Esprit inspire son Eglise lors des conciles – notamment lors du Concile Vatican I où l’on peut lire que ‘Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées’ (DS 3004, CEC §36) – et donc le même Dieu qui a ainsi révélé que son existence était accessible à l’investigation rationnelle des philosophes. Notez que l’inverse semble plus difficile : si Dieu peut tout faire, alors il semble qu’il peut rendre vraie n’importe quelle proposition à propos de n’importe quelle chose. Mais pouvoir rendre vraie n’importe quelle proposition à propos de x semble bien impliquer qu’on est souverain sur x, car on ne voit pas ce qui pourrait être requis de plus par rapport à x pour pouvoir être dit souverain sur x. 17 cette interprétation ne serait pas rationnellement évidente, le Catéchisme de l’Eglise Catholique est là pour nous éclairer : Nous croyons que [la Toute-Puissance divine] est universelle, car Dieu qui a tout créé (cf. Gn 1, 1 ; Jn 1, 3), régit tout et peut tout.11 L’interprétation traditionnelle de la Toute-Puissance requiert donc à la fois une souveraineté universelle et une puissance universelle. Mais supposons que ce ne soit pas le cas et que ma présentation de la Tradition soit ici biaisée, qu’est-ce qu’il s’ensuivrait exactement ? Il s’ensuivrait qu’un athée ne peut pas reprocher au chrétien la moindre inconsistance entre la Toute-Puissance d’un Dieu bon et l’existence du mal. En effet, comme la Toute-Puissance est seulement une souveraineté sur toutes choses, et comme le mal n’est pas une chose (en théologie traditionnelle, du moins), professer la Toute-Puissance n’attribue à Dieu aucune sorte de pouvoir à l’égard du mal. La seule chose qui pourrait poser un problème, ce serait l’étendue de la puissance divine, mais pas l’étendue de sa souveraineté. Comme le mot « tout-puissant » ne dit rien de la puissance divine, cet article de foi ne permet pas de construire un argument athée. Il me semble assez évident que cette réponse ne résout rien : même si cet article de foi n’engageait le chrétien à aucune thèse particulière sur la puissance divine, il est clair que d’autres articles l’y engageraient. Par exemple, il serait impossible de rendre compte de la Providence divine et des miracles sans attribuer à Dieu une puissance considérable. Donc s’il était vrai que le mot « tout-puissant » parle simplement d’autre chose que de la puissance divine, il suffit à l’athée de reconstruire son argument à partir d’autres prémisses qui, elles, affirment bien une étendue considérable de la puissance divine. Ernest pourrait faire ici observer que ces prémisses attribueront peut-être à Dieu une puissance considérable, mais pas une puissance de tout faire, et que l’argument athée requiert une puissance universelle pour pouvoir fonctionner. En d’autres termes, l’argument athée reposerait sur l’erreur de croire que le chrétien attribue à Dieu une puissance universelle alors que le chrétien n’attribue à Dieu qu’une souveraineté universelle d’une part, et une puissance considérable d’autre part. Malheureusement, l’argument athée peut très bien fonctionner sans une puissance universelle de Dieu : il suffit qu’il y ait un seul mal que Dieu peut empêcher et qu’il n’empêche pas, pour qu’il y ait une apparente contradiction avec sa bonté. Le chrétien peut-il refuser cette éventualité ? Peut-il dire que tous les maux qui ont lieu, sont des maux que Dieu était tout simplement incapable d’empêcher ? J’ai bien peur qu’Ernest soit implicitement prêt à accepter cette idée, et que ce soit pour cette raison qu’il considère les remarques sur le sens du mot ‘Toute-Puissance’ comme une solution suffisante à l’argument athée. Je dis que j’en ai peur, car en acceptant cela, il me semble clair qu’Ernest s’éloigne encore plus de ce que l’Eglise enseigne précisément à propos du problème du mal : La foi en Dieu le Père Tout-Puissant peut-être mise à l’épreuve par l’expérience du mal et de la souffrance. Parfois Dieu peut sembler absent et incapable d’empêcher le mal.12 Si je lis bien, cet énoncé nous dit que l’expérience du mal produit la fausse apparence que Dieu n’est pas tout-puissant. Et si Dieu « semble […] incapable d’empêcher le mal », c’est un effet de cette fausse apparence qui met à l’épreuve notre foi en la ToutePuissance divine. Par conséquent, il me semble évident que la Tradition nous engage à croire, non seulement à la souveraineté universelle de Dieu, mais aussi à une puissance considérable qui s’étend au minimum à certains maux. Or c’est bien suffisant pour que l’athée puisse poser le problème du mal. Donc chercher à réinterpréter le mot ‘ToutePuissance’ ne fait que déplacer le problème sur d’autres articles de la foi chrétienne, et ne résout absolument rien. Si Ernest continue de penser que le mot ‘Toute-Puissance’ ne concerne que la souveraineté divine, il me suffit de faire la stipulation de vocabulaire 11 12 CEC § 268. CEC, § 272. 18 suivante : dans la suite de cet article, j’entendrai par « doctrine de la Toute-Puissance » l’ensemble des articles de foi auxquels le chrétien est tenu de croire et qui concernent soit la souveraineté, soit la puissance de Dieu.13 La conclusion à laquelle nous arrivons à présent est donc la suivante : il y a bien un problème du mal que l’athée peut soulever contre la croyance chrétienne ; ce problème est un argument philosophique tendant à montrer que la doctrine de la ToutePuissance est logiquement incompatible avec l’existence du mal et avec la Bonté de Dieu, ce qui amène à la conclusion que Dieu n’existe pas. Comme le chrétien soutient que Dieu existe, il doit croire qu’il y a une réponse à cet argument philosophique – et c’est cette réponse que j’appellerai (et qu’on a toujours appelé, me semble-t-il) une « théodicée ». III La Théodicée peut-elle être une entreprise humaine ? Il me reste encore à traiter trois objections d’Ernest : faire une théodicée consiste à se faire juge de Dieu, ce qui ne nous appartient pas ; par ailleurs, la théodicée trahit notre expérience du mal ; et enfin, c’est un fait établi que toutes les théodicées sont des échecs intellectuels complets. Notez que chacune de ces objections pourrait rester légitime même si tout ce que j’ai dit jusqu’à présent était vrai. En effet, j’ai défendu jusqu’à présent qu’il devait bien y avoir une réponse à l’argument athée ; c’est-à-dire qu’il doit bien y avoir une raison pour laquelle cet argument ne marche pas. Mais il se pourrait que cette raison nous soit fondamentalement inaccessible, ou qu’il ne nous appartienne pas de la chercher. Les trois objections restantes pourraient alors être reformulées de la façon suivante : il y a bien une raison pour laquelle Dieu permet le mal, mais il ne nous appartient pas de la chercher, car ce serait nous mettre en position de juges à l’égard de Dieu ; par ailleurs, comme la vraie raison nous est inaccessible, toute tentative humaine de rendre raison du mal reviendra à expliquer le mal par de fausses raisons, des raisons incapables de le justifier, et qui minimiseront donc la réalité du mal ; enfin, l’échec de toutes les tentatives humaines de théodicée confirme que, même s’il doit y avoir une réponse à l’argument athée, cette réponse nous est en fait inaccessible. Dans cette partie, je vais traiter conjointement les deux premières objections – qui prétendent expliquer pour quelles raisons la théodicée n’est pas une entreprise qui convient à l’homme. Ayant montré que la théodicée est une entreprise convenable, j’aborderai en conclusion la dernière objection, qui prétend constater historiquement que l’homme ne parvient pas à faire de théodicée philosophique convaincante. Il me semble particulièrement éclairant de considérer conjointement l’objection de « l’homme juge » et l’objection de la « souffrance minimisée » car il me semble qu’elles reposent sur les deux intuitions fondamentales de la réponse chrétienne à la question suivante : l’homme sait-il ce qui est bon et ce qui est mauvais ? La première intuition est que l’homme est profondément biaisé dans son appréciation de ce qui est bon et mauvais ; il appelle bon ce qui est mauvais, et mauvais ce qui est bon, et il le fait parfois en toute sincérité. Il ne peut donc pas être un juge compétent de ce que Dieu aurait dû faire. La deuxième intuition est que l’homme fait l’expérience de la certitude morale : il sait que torturer un enfant innocent est mal, et il sait que cela est certain, et aucun raisonnement ne pourra le convaincre que c’est en fait un bien. Ces deux intuitions font partie de ces couples d’éléments apparemment antagonistes que l’Eglise cherche à réconcilier, dans l’idée que chacun des éléments contient une part fondamentale de la vérité. D’autres couples plus célèbres concernent les questions suivantes : qu’est-ce qui fait que l’homme choisit parfois le bien ? La grâce ou la liberté ? Qu’est-ce qui permet à l’homme d’accéder à la vérité ? La foi ou la raison ? A chaque fois, le danger est de chercher à répondre en se focalisant sur un seul des deux 13 Encore une fois, il me semble clair que le § 268 du CEC utilise le mot « Toute-Puissance » exactement dans ce sens. Je ne le présente comme une stipulation personnelle que pour éviter tout désaccord purement verbal. 19 termes, au détriment de l’autre. C’est pourquoi il est bon de n’aborder ce genre de problèmes qu’en ayant les deux termes présents à l’esprit. Commençons par l’intuition que notre sens moral est fondamentalement abîmé et biaisé. Si l’on se focalise sur cette idée au détriment de l’autre, on en arrive rapidement à dire que tout ce qui nous semble mal peut, en fait, être bon. Par conséquent, il n’est même pas évident qu’il y a du mal dans le monde, même s’il nous semble qu’il y en a. Cet extrême a peut-être été défendu par certains stoïciens, et c’est également un élément de la caricature faite par Voltaire de l’optimisme Leibnizien. Pour Voltaire, l’optimisme revient à dire que tout est bon, même ce qui nous semble mauvais, même le tremblement de terre de Lisbonne. Evidemment, Leibniz ne soutenait pas cela : pour Leibniz, il y a du mal, mais il y en a aussi peu qu’il était possible. Le fait qu’il y ait un minimum de mal ne veut pas dire que le mal qu’il y a est en fait assimilable à un bien. Une autre théorie tout aussi insatisfaisante consiste à dire qu’il n’y a pas de mal parce que, quel que soit le choix fait par Dieu, ce qu’il choisit est bon du fait que Dieu l’a choisi. Si Dieu choisit librement ce qui est défini comme bien ou comme mal, alors il n’y a même pas de sens à se demander s’il a conformé son action à ce qui était bon ; c’est au contraire le bien qui doit se conformer à ses actions, quelles qu’elles soient. Dans ce cas comme dans l’autre, nous n’avons qu’à ravaler nos impressions que les souffrances atroces et les injustices absolues sont irréductiblement mauvaises. Mais comme nous l’avons vu, ces réponses ne sont pas des théodicées : elles ne résolvent le problème du mal qu’en supprimant une des prémisses (en l’occurrence le mal) et non en réconciliant la Toute-Puissance, la Bonté divine, et l’existence du mal. Il est par ailleurs évident que ce ne sont pas des réponses chrétiennes, car l’existence du mal (et d’un mal réel) fait partie des éléments essentiels de toute doctrine chrétienne. Ce serait donc faire un faux procès à la théodicée que de lui reprocher une surévaluation de notre aveuglement moral. Mais Ernest semble également reprocher à la théodicée d’avoir sous-évalué cet aveuglement : pour Ernest, se lancer dans une théodicée, c’est croire qu’on va pouvoir peser les biens et les maux et montrer que le calcul aboutit à un résultat positif. Est-ce vrai ? Pour bien répondre à cette question, il faut distinguer deux projets différents que peut se proposer l’auteur d’une théodicée. Pour cela, partons de la métaphore du procès : un avocat, pour défendre son client, peut chercher à expliquer ce qui s’est réellement passé le soir du crime ; il expliquera que tel témoin oculaire s’est en fait trompé, que l’arme n’est pas celle qu’on croit, etc. Mais il peut avoir un objectif plus modeste : il peut chercher à montrer ce qui aurait pu se passer le soir du crime ; il dira dans ce cas-là que tel témoignage n’est pas concluant car le témoin peut très bien s’être trompé, que l’arme du crime peut très bien en être une autre. Evidemment, pour que sa plaidoirie soit convaincante, il faut qu’il puisse imaginer un scénario complet qui peut s’être déroulé et qui innocente son client, mais il n’a pas besoin de s’engager sur la vérité de ce scénario. Il lui suffit d’avoir un scénario possible pour prouver qu’il n’y a pas de preuves suffisantes contre son client. Remarquez que dans les deux stratégies, l’avocat racontera un scénario du soir du crime ; mais il y a une différence radicale dans l’utilisation qui est faite de ce scénario. L’auteur de théodicée est à peu près dans la même situation : il peut essayer de trouver les raisons véritables pour lesquelles Dieu a permis le mal, mais cela n’est pas indispensable pour répondre à l’argument athée. Pour répondre à l’argument, il lui suffit de trouver un ensemble de raisons possibles qui feraient que Dieu a eu raison de permettre le mal. Plantinga réserve le nom de « théodicée » à la première stratégie (celle qui s’engage à la vérité du scénario) et appelle « défense » la seconde stratégie (qui utilise seulement un scénario possible). Pour ma part, comme j’ai défini la théodicée comme une réponse à l’argument athée, il est évident que l’une et l’autre stratégie peuvent être appelées des théodicées. Je distinguerai donc plutôt, au sein des théodicées en général, les théodicées explicatives (qui prétendent donner les vraies raisons divines) et les théodicées non-explicatives. Cette distinction permet de répondre correctement à l’objection d’Ernest. Ernest a parfaitement raison de souligner que les raisons divines nous sont très largement inaccessibles, et ce à double titre : non seulement parce que notre évaluation du bien est biaisée (donc nous pouvons nous tromper dans l’évaluation de tel événement que nous connaissons), mais aussi parce que notre connaissance du monde est incroyablement limitée (donc même si nous avions un jugement certain à propos des événements que nous connaissons, cela ne nous permettrait absolument pas de comprendre l’ensemble 20 du projet divin). Donc il est tout à fait légitime de dire que la théodicée explicative n’est pas une entreprise humaine : la vraie réponse à la question pourquoi Dieu a-t-il effectivement permis tel ou tel mal ? est irrémédiablement hors de notre portée. Mais cela veut-il dire que toute théodicée nous est impossible et que nous sommes donc contraints de laisser l’argument athée sans réponse philosophique ? Je ne vois pas de raison de le penser. Il me semble au contraire que nous pouvons donner une théodicée non-explicative. Affirmer l’inverse, c’est dire que notre perception du bien est tellement abîmée qu’il nous serait impossible de concevoir la simple possibilité que Dieu ait eu des raisons de permettre le mal. Il me semble qu’on tombe alors dans une surévaluation de notre aveuglement moral. Paradoxalement, il me semble qu’Ernest tombe également dans l’excès inverse, c’est-à-dire dans une surévaluation de notre expérience de certitude morale. Bien sûr, l’erreur d’Ernest n’est pas celle qui consiste à dire que nous avons sur toutes choses un jugement moral certain et fiable, ce qui nous mettrait en position de juger Dieu sur pièce. L’erreur d’Ernest ne tient pas à l’étendue des événements que nous sommes capables de juger de manière certaine, elle tient plutôt à la nature du jugement que nous sommes capables de porter sur certains événements. Je m’explique : Ernest reproche à la théodicée de « minimiser notre expérience du mal radical comme de ce qui est absolument injustifiable ». Nous pouvons convenir d’appeler « mal radical » le type d’événements mentionnés plus haut à propos desquels l’homme a la certitude morale qu’il sont mauvais, une certitude telle que toute tentative pour redécrire cet événement comme un bien est une trahison de notre expérience humaine. Ce que dit Ernest, c’est qu’à propos de ce genre de maux, nous pouvons également savoir qu’ils sont absolument injustifiables. Que veut-il dire par là ? Il peut vouloir dire plusieurs choses, dont certaines sont vraies, mais l’une d’elle gravement fausse. Il peut vouloir dire que ces maux radicaux sont intrinsèquement mauvais et qu’il ne dépend donc pas de la situation générale qu’ils deviennent des biens plutôt que des maux. En ce sens, je ne peux que donner raison à Ernest ; c’est même la définition que j’ai choisie pour l’expression « mal radical ». Il peut vouloir dire également qu’étant irréductiblement et intrinsèquement des maux, il ne peut pas être juste de viser ces maux comme des fins. Là encore, Ernest a évidemment raison : les maux radicaux ne peuvent pas être des fins que Dieu a voulues pour elles-mêmes, et nous pouvons savoir (il fait partie de notre expérience humaine de savoir) qu’ils ne peuvent pas être des fins divines. La difficulté apparaît dans les deux derniers sens : Ernest peut vouloir dire que les maux radicaux ne peuvent pas être acceptés comme moyens en vue de certaines fins qui les justifieraient ; et il peut vouloir dire d’autre part que les maux radicaux ne peuvent pas être permis en vue d’un plus grand bien, de quelque manière que ce soit, par un Dieu capable de les supprimer. La différence entre ces deux sens ne saute peut-être pas aux yeux, mais elle est importante, car si le deuxième sens est gravement faux, le premier a bien des chances d’être vrai. La distinction entre les deux réside dans une doctrine que l’Eglise soutient pour d’autres raisons (en particulier pour les questions d’avortement) : la doctrine du « double-effet ». Voici un exemple très célèbre : imaginez que vous vous trouvez prêt d’un aiguillage de chemin de fer, et vous voyez arriver un train fou, qui se dirige sur une voie de garage où cinq ouvriers travaillent. Si vous ne tournez pas l’aiguillage, les cinq ouvriers seront tués. Mais si vous le tournez, le train ira sur une autre voie où se trouve une personne – et cette personne sera donc tuée. Considérant ces deux possibilités, vous choisissez de tourner l’aiguillage ; les cinq ouvriers sont sauvés, et le promeneur solitaire est tué. Dans un tel scénario, il est sans doute difficile d’affirmer que vous deviez moralement actionner l’aiguillage, mais il semble intuitif de dire que c’était au moins moralement permis. Imaginez pourtant cet autre cas : vous vous trouvez sur un pont au-dessus d’un chemin de fer ; un train fou fonce sur cinq ouvriers ; et devant vous se trouve une personne qui est tellement grosse que si vous la poussiez sur les rails, elle arrêterait le train et sauverait les cinq ouvriers. Bien sûr, la personne en question trouverait la mort dans l’incident. Dans ce cas-là, il semble évident qu’il n’est pas moralement permis de pousser la personne qui se trouve devant vous. Mais pourquoi ? Quelle est la différence avec le cas précédent ? Dans les deux cas, la possibilité qui s’offre à nous est de sacrifier la vie d’une personne pour en sauver cinq autres. Pourquoi le premier sacrifice serait-il acceptable et pas le second ? 21 Une interprétation classique de nos intuitions concernant cette histoire ferroviaire est la suivante : dans le cas du pont, la mort du promeneur solitaire serait pour vous un moyen de sauver les cinq autres ; dans le cas de l’aiguillage en revanche, la mort du promeneur solitaire est simplement un effet prévu de l’action par laquelle vous sauvez les cinq ouvriers. Quelle est la différence pertinente entre moyen et effet prévu ? Sans doute celle-ci : un moyen fait partie de votre plan d’action lui-même ; il doit être réalisé pour que votre plan d’action arrive à ses fins. Un effet prévu en revanche ne fait pas partie de votre plan d’action ; vous ne cherchez à aucun moment sa réalisation, vous savez simplement qu’il s’ensuivra (malheureusement) de la réalisation de votre plan d’action. L’intuition morale importante est donc la suivante : il y a certains maux (e.g. la mort de quelqu’un) que l’on a le droit d’accepter comme effets prévus d’une action donnée (si cette action a une fin suffisamment bonne), mais que l’on n’a pas le droit de prendre comme moyens en vue de fins, quelles que soient ces fins.14 A partir de cette distinction, il semble très intuitif d’accepter la chose suivante : les maux radicaux sont des maux tels que Dieu ne pourrait pas les choisir comme moyens en vue de fins quelles qu’elles soient, et il fait partie de notre expérience humaine de savoir que ces maux ne peuvent être justifiés (comme moyens) par aucune fin. Mais cela n’exclut pas que Dieu puisse permettre de tels maux à titre d’effets prévus (ou au moins à titre d’effets dont la possibilité était prévue par Dieu). On peut donc accepter de dire que les maux radicaux sont tels que Dieu n’aurait pas pu les choisir comme moyens, sans pour autant accepter l’idée que ces maux sont tels que Dieu n’aurait pas pu les permettre, à quelque titre que ce soit, s’il avait pu les empêcher. C’est cette dernière thèse qui serait proprement inacceptable, pour des raisons que nous avons déjà mentionnées : s’il y avait des maux dont nous savons qu’ils ne peuvent tout simplement pas être permis, de quelque manière que ce soit, par un Dieu bon ayant la capacité de les empêcher, alors il serait impossible de continuer à penser qu’il existe un Dieu parfaitement bon et Tout-Puissant. En effet, il fait partie de la doctrine chrétienne de dire que Dieu aurait pu ne créer aucun monde ; or Dieu ne pouvait pas ignorer, en choisissant de créer, que les maux radicaux étaient (au moins) possibles ; donc un chrétien est bien obligé de croire que pour tout mal qui existe dans le monde (y compris les maux radicaux), Dieu a permis la possibilité de ce mal comme effet prévu de son action créatrice. L’erreur d’Ernest est alors claire : il a surévalué notre expérience du mal radical en la présentant comme l’expérience infaillible d’un mal qui ne pourrait en aucun cas être permis par Dieu. Mais si cela était vrai, si telle était effectivement notre expérience du mal radical, alors cette expérience serait de fait une démonstration suffisante que Dieu (le Dieu chrétien en tout cas) n’existe pas. Donc s’il était vrai que toute présentation du mal radical comme mal « permissible » était une violation de notre expérience humaine la plus évidente, alors la vérité de la révélation chrétienne serait en elle-même une violation de notre expérience humaine la plus évidente. Mais il me semble qu’on peut tout à fait faire droit à l’intuition initiale d’Ernest sans tomber dans ces contradictions : on peut accepter que l’expérience du mal radical nous donne la certitude, infaillible et véridique, que ce mal n’a pas pu être choisi par Dieu comme un moyen ; on peut aussi accepter que cette expérience du mal radical nous donne l’illusion que ce mal n’a pas pu être permis par Dieu comme un effet prévu. Ce qu’on ne peut pas accepter, c’est que le caractère certain de l’expérience du mal radical s’étende à la description de ce mal comme absolument injustifiable, même à titre d’effet prévu. La théodicée ne sous-évalue donc pas l’expérience du mal radical ; différentes théodicées peuvent dire différentes choses à propos de ce mal radical, mais la seule contrainte qui est commune à toute théodicée, c’est que cette expérience ne soit pas logiquement incompatible avec l’existence de Dieu. Rendre l’expérience du mal radical incompatible avec l’existence de Dieu, c’est de toute évidence surévaluer cette expérience, et c’est oublier que notre sens moral est soumis à l’erreur d’évaluation, y compris pour les maux radicaux. Que retenir de ce long exposé ? Qu’il faut trouver le bon équilibre entre misère et grandeur dans notre compréhension humaine du mal. Ernest a raison de souligner notre 14 Bien sûr, il pourrait aussi y avoir des actes que l’on n’a même pas le droit d’accepter comme effets prévus. 22 incapacité à évaluer et comprendre les raisons effectives de Dieu – mais il aurait tort d’en déduire que nous ne pouvons pas montrer philosophiquement que Dieu a pu avoir de bonnes raisons. D’autre part, Ernest a raison de souligner que certaines expériences du mal nous donnent la certitude qu’elles ne peuvent absolument pas être considérées comme des biens, ni même comme des moyens justifiés en vue de quelque fin que ce soit – mais il aurait tort d’en conclure que ces maux radicaux ne peuvent pas même avoir été permis par Dieu à titre d’effets prévus, car ce serait abandonner la notion chrétienne de Providence. Conclusion Récapitulons : la théodicée n’est pas censée remédier à l’épreuve du mal (ce qu’elle ne pourrait évidemment pas faire) mais répondre à l’argument athée dont la conclusion est que Dieu ne peut pas exister puisqu’il y a contradiction logique entre Toute-Puissance, Bonté de Dieu, et Existence du mal. Puisque le chrétien croit que Dieu existe (précisons : le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob – au cas où il y en aurait un autre), et puisqu’il professe à propos de ce même Dieu qu’Il est parfaitement bon et tout-puissant (ce qui nous renseigne non seulement sur les choses que Dieu gouverne mais aussi sur ce qu’Il peut faire), alors le chrétien est bien obligé de penser que l’argument athée ne marche pas. Donc il doit bien y avoir une réponse à cet argument. Est-ce que cette réponse nous est inaccessible ? J’ai essayé de montrer qu’il n’y avait pas de bonnes raisons de le penser. Ni les limites de notre jugement ni l’expérience du mal radical n’empêchent de concevoir que Dieu a pu avoir de bonnes raisons de permettre les maux que nous constatons en vue de plus grands biens. Démontrer philosophiquement cette concevabilité, c’est ce qu’on appelle communément faire une théodicée. S’il n’y a pas de raisons a priori de penser que la théodicée est impossible pour nous, y a-t-il des raisons « empiriques » ? Peut-on dire que l’histoire de la pensée nous oblige à constater cette incapacité ? N’y a-t-il pas en effet un large consensus entre philosophes croyants et philosophes non-croyants pour reconnaître le caractère futile et désespéré de toute tentative de théodicée ? S’il y a un consensus, le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas universel. Car dans le monde anglo-saxon, c’est plutôt le consensus inverse qui est aujourd’hui reconnu ! Le problème d’incompatibilité logique entre les quatre thèses (0) à (3) a fait l’objet de nombreuses discussions dans les années 1950 à 1970, et la très grande majorité des philosophes anglo-saxons (croyants ou non) retiennent de ces débats la leçon suivante : Mackie a donné dans son article de 1955 la version canonique de l’argument logique du mal (montrant qu’il est impossible que Dieu existe, compte tenu de l’existence du mal)15, et Alvin Plantinga y a répondu de manière convaincante dans ses deux livres de 1974.16 La réponse de Plantinga s’appuie sur les réflexions de saint Augustin pour offrir une théodicée du Libre-Arbitre : Dieu a permis le mal comme effet prévu de la création d’êtres libres. Rien de bien nouveau, me direz-vous, mais force est de constater qu’à ce jour, presque tous les philosophes anglosaxons, même athées, croient qu’il est logiquement possible qu’un Dieu tel que le décrit la tradition chrétienne ait permis le mal que nous constatons. Cela veut-il dire que le problème du mal est une affaire classée ? Pas tout à fait, car beaucoup de philosophes athées continuent de penser que l’existence du mal – ou de tel ou tel type de maux que nous rencontrons17 – rend excessivement improbable l’existence d’un tel Dieu. C’est ce qu’on appelle le problème probabiliste ou problème évidentiel. Ce n’est malheureusement pas le lieu de présenter les réponses (controversées) au problème évidentiel, ni même la réponse (non-controversée) au problème logique. Mon propos est simplement de faire remarquer la chose suivante : on ne peut pas dire que 15 16 17 ‘Evil and Omniptence’, Mind, 1955. Une traduction est à paraître dans les Textes clefs de philosophie de la religion, Vrin 2010. Pour une présentation accessible de l’argument, voir God, Freedom and Evil (la traduction du chapitre pertinent se trouvera également dans les Textes clefs publiés chez Vrin) ; une version plus technique du même argument se trouve dans The Nature of Necessity. Par exemple, le mal naturel, ou la souffrance extrême, ou la souffrance des animaux avant même l’existence des êtres humains (à qui il semble donc difficile d’imputer l’origine de ces maux). 23 « l’histoire des théodicées » va toujours dans le sens d’un abandon désabusé et méprisant. S’il a été possible pour Plantinga (et d’autres) de convaincre un nombre considérable de philosophes de part le monde, cela semble au contraire renforcer l’idée que la théodicée – la réponse à l’argument athée – est une entreprise accessible à l’esprit humain. J.-B.G. 24 Pascal et l'athéisme. Du Dieu Caché au Dieu absent, un lien nécessaire ? Par Amélie de Chaisemartin Un Dieu Caché Les Pensées de Pascal sont tributaires de la révolution culturelle qui s'opère à la charnière du XVIème et du XVIIème siècle, décrite en ces termes par Alexandre Koyré dans son ouvrage Du monde clos à l'univers infini : « La destruction du monde conçu comme un tout fini et ordonné,dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel "au-dessus" de la Terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire du changement et de la corruption, s'"élevaient" les astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la substitution à celui-ci d'un univers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle ». L'homme n'a plus une place privilégiée dans l'univers, et n'est plus qu'un grain de sable jeté en milieu étranger. De nombreuses pensées, adoptant le point de vue libertin, se font l'écho de cette crainte. « En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, en regardant tout l'univers muet et l'homme sans lumière abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de l'univers sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable et qui s'éveillerait sans connaître [où il est] et sans moyen d'en sortir » (Pensées, fragment 229). Les notions de ciel et de terre, de haut et de bas, ne veulent plus rien dire dans un espace infini. Où se trouve Dieu dans cet espace mathématique dont les valeurs se sont retirées? L'univers est devenu "muet" et Pascal reprend les paroles du prophète Isaïe dans plusieurs de ces pensées, "Vere tu es Deus absconditus" ("Vraiment tu es un Dieu caché", fragment 275). L'apologie de Pascal prend pour point de départ ce regard effrayé sur le monde. A la différence des apologies traditionnelles du christianisme, les Pensées ne s'appuient jamais sur l'ordre du monde pour démontrer la nécessaire existence d'un créateur. Pascal ne recherche jamais dans la nature des preuves visibles de l'existence de Dieu. Il montre l'inefficacité de cette preuve dans le fragment 38, au cours d'un dialogue fictif avec un libertin: « "Eh quoi ! ne dites-vous pas vous-mêmes que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ?" Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l'égard de la plupart ». C'est bien du point de vue de la "plupart" des hommes dont part Pascal, et de son incapacité à discerner la présence de Dieu dans le monde. 25 L'athéisme moderne On retrouve dans les œuvres de Voltaire nombre d'échos pascaliens. Voltaire tire jusqu'au bout les conclusions de la fin du cosmos aristotélicien. Dans le Dictionnaire philosophique, œuvre de vieillesse qui dresse un compte-rendu de tout ce que l'auteur pense de ce monde, Voltaire parle souvent de l'homme comme d'un " misérable ver de terre" perdu dans l'immensité, et s'acharne à détruire les restes d'une représentation hiérarchisée de l'univers, notamment dans l'article "Ciel"... Dieu ne se montre plus à l'homme, une distance infinie sépare l'homme et Dieu. A la question "où est Dieu ?" Voltaire répond "nulle part". La question "Où est Dieu ?" est vue comme une question fausse, symptomatique de l'anthropomorphisme de l'esprit humain. Voltaire retire Dieu de l'espace concret pour en faire un concept, une substance sans lieu. A l'époque moderne, notamment avec Descartes, Dieu a cessé d'être une puissance intervenant dans le monde pour devenir une entité mathématique, égale à ellemême et sans lien avec les hommes. Dieu ne se manifeste plus aux sens mais à la raison. Dans Le Dictionnaire philosophique, toute tentative de l'homme de se rapprocher de Dieu est considérée comme une forme de profanation. La distance entre Dieu et l'homme est infranchissable18 car le contact de l'homme souillerait Dieu. On voit comment cette conception d'un Dieu hors du monde, infiniment distant, basculera aisément dans l'athéisme, avec lequel Voltaire a entretenu une relation ambigüe. Dieu devient si lointain qu'il tend à disparaître, sans que la machine du monde en soit pour autant perturbée. L'homme et Dieu dans les Pensées Contrairement à Descartes ou même à Voltaire, Pascal ne cherche jamais à prouver l'existence de Dieu. Cela serait d'ailleurs impossible car Dieu ne se manifeste pas à la raison, puisque celle-ci ne peut le concevoir. Comment l'homme peut-il franchir la distance qui le sépare de Dieu ? Où le chercher ? Dans de nombreux fragments, Pascal écrit que Dieu est caché pour ceux qui ne l'aiment pas, mais manifeste pour ceux qui l'aiment. « Voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur, Dieu a tempéré sa connaissance en sorte qu'il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent et non à ceux qui ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d'obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire. » (fragment 274) Sommes-nous alors dans un cercle vicieux qui consisterait à dire que seuls ceux qui croient déjà en Dieu sont sensibles à sa présence et que ceux qui ne croient pas ne peuvent avoir de signes de son existence? Si tel était le cas, Pascal n'aurait sûrement pas formé le projet d'écrire une apologie de la religion à l'usage des libertins. Le but de Pascal n'est pas de donner la foi, mais de "porter à chercher Dieu" (titre d'une lettre des Pensées). Pascal veut susciter en l'homme l'amour et le désir de Dieu. Le désir qui vient du cœur est en effet la seule manière d'accéder à Dieu. L'unique connaissance que l'homme puisse avoir de Dieu est une connaissance du cœur. Dieu est donc infiniment plus qu'une substance, il est le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, un Dieu personnel, que l'on peut rencontrer et aimer, comme Pascal, la nuit du...dont il fit mémoire toute sa vie sur des papiers cousus à son habit. Tel est le véritable enjeu du pari. Pourquoi l'homme doit-il parier que Dieu existe et que l'âme est immortelle ? Parce que la 18 Voir l'article « Gloire ». 26 perspective de la vie éternelle avec Dieu doit l'inviter à changer son mode de vie. Il ne s'agit pas de donner à l'homme la certitude de l'existence de Dieu et de la vérité de la religion chrétienne, mais, bien avant ça, de l'inviter à vivre en homme qui cherche Dieu. Après avoir parié, l'homme se doit d'« abêtir », c'est-à-dire non pas devenir stupide, mais régler la "machine" de son corps, lui imposer des habitudes conformes à la vie du croyant. Sans avoir encore la foi, l'homme est donc invité, en premier lieu, à parler à Dieu avec son corps, par des gestes d'amour (s'agenouiller, se tenir debout...). La connaissance de Dieu viendra avec l'amour. Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline écrivent à leur sœur Gilberte dans une lettre du 1er avril 1648: « Comme toutes choses parlent de Dieu à ceux qui le connaissent, et qu'elles le découvrent à tous ceux qui l'aiment, ces mêmes choses le cachent à tous ceux qui ne le connaissent pas ». Ce Dieu personnel, que Pascal nous invite à aimer, ne peut se rencontrer qu'en Jésus-Christ, le médiateur sans lequel toute connaissance de Dieu est impossible. Le bonheur de l'homme On conçoit alors l'incompréhension de Voltaire à la lecture du pari pascalien. La vingtcinquième lettre des Lettres Philosophiques est entièrement consacrée aux Pensées. Voltaire écrit d'abord à propos du pari « Cet article paraît un peu indécent et puéril ; cette idée de jeu, de perte et de gain ne convient pas à la gravité du sujet ». On retrouve ici un motif constant dans l'œuvre voltairienne, le refus de toute interférence entre le monde humain et Dieu. Toute union de ce type est perçue comme une indécence, une souillure, comme le montre la véhémence de Voltaire dans l'article "transubstantiation" contre un Dieu qui se rendrait présent dans du pain. Il ajoute ensuite une critique plus fondamentale: « De plus l'intérêt que j'ai à croire une chose n'est pas une preuve de l'existence de cette chose ». Voltaire a bien perçu que les arguments employés par Pascal ne sont pas d'ordre métaphysique, mais moral, mais il n'a pas perçu que le but de Pascal était également moral plus que métaphysique. Pascal ne cherche pas à prouver l'existence de Dieu, mais à engager le lecteur dans une vie de converti qui fasse peu à peu naître en lui l'amour et la connaissance de Dieu. Pascal veut précisément que le lecteur trouve son "intérêt" dans l'existence de Dieu. Pascal veut rendre Dieu aimable. Cette critique du pari par Voltaire est fondamentale, car elle sera reprise par tous les athées jusqu'à aujourd'hui: Dieu n'est qu'une fiction forgée par nos désirs. Nous désirons être éternellement heureux, aimés et consolés, et, déçus par le monde, nous nous créons un être imaginaire qui réponde à ce désir. Cette critique, qui mêle critique traditionnelle de l'anthropomorphisme et analyse psychanalytique, s'est tellement répandue que l'intérêt que nous avons à ce qu'une chose soit est devenu un principal motif de suspicion de la réalité de cette chose. Nous traquons sans cesse nos désirs et nos intérêts pour qu'ils n'entravent pas notre vision objective du monde, sans jamais nous demander si une telle vision existe en dehors de nous. Pascal comme Saint-Augustin prennent au sérieux notre désir de bonheur. Ce désir présent en tout homme a une réalité capable de servir de fondement à la vérité. Ce désir infini et jamais satisfait est la marque de l'égarement de l'homme privé du seul bien qui puisse lui donner une joie parfaite, c'est-à-dire Dieu. Voltaire a donc à cœur de nier l'éternelle insatisfaction de l'homme, « L'esprit dans lequel M. Pascal écrivit ces Pensées était de nous peindre tous méchants et malheureux. [...] J'ose prendre le parti de l'humanité contre ce misanthrope sublime ». Dans la vingt-cinquième lettre philosophique, adoptant un point de vue résolument matérialiste, Voltaire compare à plusieurs reprises l'homme à l'animal, pour montrer que l'homme a des besoins limités et aisément satisfaits. L'homme a des maux et des plaisirs moyens, loin des extrémités dont parle Pascal. Le bonheur de l'homme n'a ainsi pas besoin de Dieu, ayant tout ce qui lui faut sur terre pour se contenter. Là encore, le déisme de Voltaire est une étape vers l'athéisme ou du moins l'agnosticisme, l'homme n'ayant pas besoin de se préoccuper de Dieu pour être heureux. Dans le monde moderne, Dieu n’est plus une évidence et la présence de Dieu est de l’ordre du mystère. Le terme "mystère" est d'ailleurs un synonyme de "sacrement"au XVIIème siècle. Le sacrement est la manifestation visible d'une réalité invisible. Il révèle autant qu'il cache. Dieu se révèle autant qu'il se cache dans l'Écriture sainte, dans son Fils Jésus-Christ, dans l'Eucharistie. Ainsi, celui qui se 27 cache est celui qui se révèle à ceux qui ont les yeux de la foi. Or le mystère est précisément ce que le rationaliste Voltaire refuse. La partie visible du mystère, les récits bibliques, l'homme de Galilée, le pain, ne sont plus une médiation vers le divin, mais un obstacle à la foi, un voile qu’on ne peut soulever. Dans les Pensées, Pascal affirme à plusieurs reprises qu’il n’est pas possible d’aller à Dieu sans médiateur, selon les paroles du Christ de l’Évangile de Jean « Nul ne connaît le Père sans me connaître.... ». La pensée chrétienne semble ainsi s’opposer à la philosophie platonicienne dont le but restait la contemplation face à face du vrai en soi. Pascal ne nous offre pas la certitude de Dieu, il ne nous promet pas un Dieu qui puisse entrer en notre possession, mais il nous dit qu’il est là où nous l’aimons, là où nous le désirons, dans notre recherche, bien plus que dans notre assurance. A.C. 28 La vie monastique dans les Trois vies de moines de Jérôme : l'affirmation de Dieu dans le monde. Par Bérenger Godefroy Hic psallere, hic orare, hic operari, hic fessus residere solitus erat.19 Ambroise, Lettres, 18, 7 Venite, discite in terris caelestem militiam ; hic vivimus, et illic militamus.20 Ambroise, Lettres, 18, 7 [Dicit] sibi [...] incipiendum esse ut coepisset Antonius, illum quasi virum fortem victoriae praemia accipere, se necdum militare coepisse.21 Jérôme, Vie d'Hilarion, 2, 6 Les deux formules que nous avons mises en exergue à première vue s'opposent : Ambroise affirme que le combat pour la Foi a lieu dans les Cieux, tandis que Jérôme, dans l'un des trois textes que nous allons traiter, considère qu'il y a un combat sur terre, combat dont on peut obtenir des récompenses, un combat qui n'est donc pas vain. Dans les textes théologiques de l'Antiquité tardive, la vraie vie, la plus intense et la plus proche de Dieu se trouve au Ciel, dans la Cité de Dieu que nous décrit Augustin, après une vie mondaine alourdie par la chair. Dès lors, le combat pour une âme purifiée des mauvaises passions ne saurait se faire réellement qu'au Paradis, auprès de Dieu. Mais ce que rappelle Ambroise, grande autorité intellectuelle dans l'Empire romain de la fin du IVème siècle, dans le contexte polémique de la Lettre 18 contre Symmaque ne saurait vouloir signifier que la vie sur terre soit absolument vaine, cette dernière étant tout de même un don de Dieu. Il est possible de « militer » pour Dieu, si l'on ose le calque et l'anachronisme, dans le monde terrestre. Pour Jérôme, autre Père de l'Église contemporain d'Ambroise, ce combat prend sans doute sa forme terrestre la plus pure dans la conversatio monastica (la vie monacale), qu'il décrit dans les premières hagiographies de la littérature latine : les Trois vies de moines. Celles-ci racontent les aventures spirituelles mais indéniablement terrestres de Paul de Thèbes, Malchus et Hilarion. De façon quelque peu paradoxale dans ce numéro consacré à la négation de 19 Vie d'Hilarion, 21, 4 : « c'est ici qu'il chantait les psaumes, là qu'il priait, là qu'il travaillait, là qu'il se reposait de ses fatigues. » Toutes nos citations, en français et en latin, des Trois vies de moines sont issues de l'édition des Sources Chrétiennes, par Edgardo M. Morales et Pierre Leclerc : Jérôme, Trois vies de moines (Paul, Malchus, Hilarion), Les Editions du Cerf, Sources Chrétiennes (n°508), Paris, 2006. Pour les extraits issus de ce volume, nous citons la traduction en français de P. Leclerc. De façon générale, si l'édition du texte et la traduction dans ce volume présentent des failles certaines, l'introduction et les notes présentent des analyses qui éclairent fort bien le texte. 20 « Venez, apprenez sur terre le combat des cieux : ici, nous vivons, et là-bas, nous combattons. » Les Lettres d'Ambroise n'ont pas été à notre connaissance traduite en français : cette traduction est de nous. Ambroise, Lettres, 18, 7 21 « Hilarion dit qu'il lui fallait commencer comme avait commencé Antoine : celui-ci comme un vaillant héros, recevait la récompense de la victoire, alors que lui n'avait pas encore commencé le combat. » 29 Dieu, nous allons tenter d'expliciter en quelques courtes remarques un des thèmes présents dans la littérature latine chrétienne, tendant suggérer que la vie terrestre n'entraine pas forcément la négation de Dieu, mais peut être plutôt affirmation de Dieu. Après de brèves indications sur l'émergence du monachisme au IVème siècle dans une Rome en cours de christianisation et quelques informations relatives au projet de Jérôme, les deux versants du monachisme qui apparaissent dans les Trois vies de moines seront évoqués. Ces aspects sont : une fuite hors du monde (avec pour but le salut de l’âme) qui se situe néanmoins dans le monde, et une manifestation pleine de Dieu, dont la visée, grâce à la littérature, devient universelle. L'apparition des moines au IVème siècle à Rome et l'ambition littéraire de Jérôme. Le IVème siècle est sans doute l'une des périodes les plus importantes de l'histoire de la religion catholique : l'on y constate en effet un renversement complet du rapport qu'entretient l'Église avec le pouvoir politique dans l'Empire romain. Alors que les chrétiens étaient persécutés au début du siècle, l'édit de Milan, promulgué par Constantin en 313, autorisa officiellement la foi chrétienne. L'édit de Thessalonique en 380 acheva de consacrer l'importance de la religion chrétienne dans l'Empire en l'instituant comme religion d'État. Si, deux siècles plus tôt, devenir chrétien, se faire baptiser, était un acte foncièrement militant qui exposait à des représailles de la part des autorités, à la fin du IVème siècle il n’était pas rare d’être chrétien par naissance et non par conversion. Le christianisme était désormais la norme pour la société romaine, et nombreux étaient ceux qui allaient à la messe – tout en restant de vieux Romains d'esprit – plus par habitude que par volonté d'affirmer haut et fort leurs convictions. Aussi chez certains fidèles particulièrement fervents naît la volonté de se saisir de pratiques qui seraient plus radicales et qui trancheraient clairement avec les vieilles valeurs de l'aristocratie romaine : c'est la naissance du monachisme, terme dérivé de l'adjectif grec monos, « seul ». Les moines vivent soit en ermites – ce sont alors des « anachorètes » – soit en groupe. Ils sont alors nommés « cénobites ». L'Occident prend connaissance de ce phénomène oriental au milieu du siècle, quand Athanase, un autre Père de l'Église, amène à Rome des moines. Le monachisme se développe alors dans l'aristocratie et des hagiographies de moines apparaissent afin de populariser ce nouveau mode de vie plus proche du Christ. Après la publication par Athanase d'une Vie d'Antoine, en grec, Jérôme, par rivalité littéraire mais également pour publier un pendant latin au texte grec, rédige la Vita Pauli, où il met en scène l'histoire d'un moine ermite. Il avait d’ailleurs lui-même été ermite pendant deux ans, entre 375 et 377, dans le désert de Chalcis. L’ermite décrit par Jérôme, Paul de Thèbes (à ne pas confondre avec l'apôtre Paul de Tarse), ayant fui les persécutions chrétiennes en Égypte, se réfugie dans le désert où il trouve une grotte pour vivre en ascète. Suit en 388 une Vita Malchi, écrite à Bethléem, qui traite de la question de la virginité. Malchus (dont le récit à la première personne occupe la majeure partie de l'opuscule), capturé par des brigands ismaélites qui veulent le forcer à s'unir avec une femme mariée, parvient, malgré tous les pièges du diable, à s'enfuir avec sa compagne à rester chaste et à rejoindre un monastère. Après l'évocation du monachisme égyptien dans la Vita Pauli, celle du monachisme syrien dans la Vita Malchi, la Vita Hilarionis (publiée avant 392) met en scène Saint Hilarion, un « moine vagant » ou plutôt « errant », émule égyptien de SaintAntoine, qui a lui-même été formé par Paul22, comme nous le voyons dans la Vie de Paul. Paul était un pur anachorète mais Malchus, après avoir été un anachorète captif malgré lui, était devenu un cénobite. Hilarion, était quant à lui un cénobite « contrarié » 22 Antoine, dont la Vita par Athanase constitue l'un des hypotextes de l'œuvre hiéronymienne, apparaît dans sa Vita Pauli et la Vita Hilarionis : il rencontre Paul avant sa mort et s'en trouve renforcé dans sa foi. Hilarion visite Antoine est est l'un de ses disciples. 30 : il commença et acheva sa vie de moine comme anachorète dans le désert, mais se vit entretemps contraint de vivre en monastère avec d'autres moines et par conséquent d'être en contact avec le monde extérieur, où il réalisa ses miracles et attira les foules. Fuir le monde. Chez Jérôme, on devient un vrai moine en fuyant le « siècle », au sens chrétien du terme. Héritant de ses parents, Paul doit faire face à la cupidité de l'époux de sa sœur, qui est susceptible de le trahir aux autorités, qui persécutent encore cette époque les chrétiens : « ni les larmes de sa femme, ni les liens du sang, ni Dieu qui regarde tout d'en haut ne le détournèrent de son forfait.23 » On voit ici que fuir le monde, c'est avant tout fuir les mécréants, fuir un monde qui nie Dieu, rechercher un monde plus proche de la vérité. Quand Hilarion décide de quitter la « cohue des villes » 24, il abandonne ses biens, son statut social, pour devenir « nudus et armatus in Christo » (« dépouillé de tout et revêtu des armes du Christ. » 25). Devenir soldat du Christ exige de rompre avec ses anciennes habitudes, les traditions d'une société corrompue, comme nous l'avons déjà vu en exposant les conditions d'apparition du monachisme. De fait, c’est en en fuyant les ambitions sociales de son père que Malchus entra d’abord au monastère: « en ma qualité de rejeton de leur race et d'héritier de ma famille, ils me pressaient de me marier, mais je leur répondis que je préférais être moine. Combien ils me poursuivirent, mon père de ses menaces, ma mère de ses caresses, pour me faire trahir la chasteté, la seule preuve en est que j'ai fui à la fois ma maison et mes parents.26 » Tout en fuyant la corruption et en comprenant qu'il était avant tout le fils de Dieu, et non le fils de sa famille, Malchus reste donc en proie aux passions viciées de l'homme. Son père meurt, et Malchus entend retourner auprès de sa mère (qui avait été pourtant auparavant tentée par l'inceste) pour toucher son héritage, entendant en faire profiter le monastère, les pauvres, mais également – et c'est là le mal – pour en profiter lui-même. Jérôme commente ainsi par la bouche de l'Abbé du monastère: « c'était une tentation du diable et sous le prétexte d'une bonne action les pièges de l'antique ennemi. C'était faire comme le chien qui retourne à ses vomissures. » Depuis la Vita Antoni d'Athanase27 se rappeler les biens abandonnés, penser au confort matériel pour l’avenir étaient en effet considérés comme une infidélité au Christ. La comparaison avec un chien, tirée des Proverbes (Pr 26, 11), montre bien, comme toute la série des analogies animalières souvent péjoratives, que l'amour de Dieu ne saurait être compatible avec la matérialité, dans sa plus simple expression. Pour devenir un véritable moine, il ne s'agit pas de se déclarer tel mais également de résister avec détermination aux tentations de la chair : Malchus part pour rentrer chez lui, et se fait capturer par des Ismaélites, qui vont mettre à l’épreuve son amour de Dieu. Devenir moine revient donc à affronter un périple et parcourir un chemin ardu qui mène à la vérité. Les trois Vitae nous racontent toutes des périples, comme par exemple celui de Malchus lorsqu’il s'échappe du camp ismaélite. C'est dans la Vita Pauli qu'on trouve la traduction la plus concrète de cette idée du cheminement vers la vérité accompli par le moine. « Dès que le jeune homme si rempli de sagesse comprit cette situation, il se réfugia dans les montagnes désertes pour y attendre la fin de la persécution et, faisant de nécessité vertu, il s'y enfonçait peu à peu, revenant d'autant sur 23 24 25 26 27 VP 4, 2 VH 2, 6 VH 2, 7 VM 3, 1 5, 1-2 31 ses pas, quand, au cours de ces fréquentes allées et venues, il découvrit une montagne rocheuse au pied de laquelle se trouvait une grotte (...). Il l'écarta – puisque le désir (cupiditas) de l'homme est de connaître avidement les choses cachées -, et découvrit (etc.)28 » Parcourir ce chemin de retraite du monde ne va pas de soi et le futur moine tergiverse d'autant plus que, s'il a une connaissance de Dieu au départ, persiste un certain désir, destiné à disparaître grâce à la conversatio monastica. Paul, près de mourir, parle à Antoine, qui est venu le rencontrer dans sa grotte : « Puisque voici venu le temps de la dormition et que j'avais toujours désiré (cupierat) mourir et être avec le Christ29, maintenant que ma course est achevée, il ne me reste plus qu'à recevoir la couronne de justice. » La cupiditas de Paul n'est plus qu'un désir de Dieu. Cela nous est montré par le rapprochement (significatif) des deux mots quelques pages plus loin. Cette métamorphose est due au chemin qui fait quitter le siècle et ses passions mauvaises, mais également qui apprend au moine à refuser pour son corps la part vaine de la matérialité. Tout d'abord par des prescriptions élémentaires: le régime alimentaire du moine, et tout particulièrement de l'anachorète, se doit d'être austère, pour lutter contre la volupté. Hilarion, qui s'est enfoncé seul dans le désert, décide, pour s'affranchir de la sensualité qui l'assaille, d'affaiblir son corps : « Le jeune soldat du Christ était contraint d'entretenir des pensées nouvelles pour lui et déroulait dans son esprit un cortège d'expériences qu'il n'avait jamais faites. S'irritant alors contre lui-même et se frappant la poitrine de ses poings (...), il disait : "oui, petit âne, je ferai en sorte que tu ne regimbes pas ; et je te nourrirai non d'orge mais de paille ; je t'épuiserai de faim et de soif ; je te chargerai de lourds fardeaux ; je te poursuivrai à travers la chaleur et le froid pour que tu songes à la nourriture plutôt qu'à la débauche.30 » Cette morale d'une austérité extraordinaire ne signifie pas pour autant un refus absolu du monde humain. C'est en effet dans le monde le que vit le moine, c'est dans le monde qu'il est un soldat de Dieu. Parfois en contradiction avec l'évocation des sacrifices consentis par les trois moines, la description (déjà citée dans le titre) de la retraite d'Antoine, visitée par Hilarion en 21, 1 sqq., montre que la conversatio monastico ne saurait comporter d'ascèse excessive : « Une montagne rocheuse et élevée s'étend sur mille pas environ ; à son pied jaillissent des eaux dont une partie est bue par le sable ; le reste s'écoule plus bas et forme petit à petit un ruisseau le long duquel, sur chaque rive, d'innombrables palmiers rendent ce lieu particulièrement agréable et commode. De fait, on pouvait voir le vieillard [Hilarion] courir ici et là en tous sens (...). "C'est ici, disaient [les anciens compagnons d'Antoine], qu'il chantait les psaumes, là qu'il priait, là qu'il travaillait, là qu'il se reposait de ses fatigues." » Cette scène touchante, qui reprend le topos du locus amoenus, jardin sorti de la violence du monde et qui figure ici comme un avant-goût du paradis, nous rappelle que c'est hic et nunc, dans le monde, que vit le moine. De façon significative, il y cultive son jardin, profite de certains plaisirs de la vie, malgré sa façon de vivre très chrétienne. Le monde, même il serait pour partie négateur de Dieu, n'est pas perdu pour l'homme et les Trois vies de moine s'opposent à des attitudes hérétiques qui refusent le monde en bloc, à la suite de certaines philosophies païennes : les gnostiques, les manichéens, ou encore les montanistes, qui interdisent plus ou moins ouvertement toute idée d'union avec le sexe opposé à cause de l'approche de l'Apocalypse. Ici au contraire, si la vie monastique est supérieure à la vie en couple, le mariage ne s'en conclut pas moins par un contrat devant Dieu : le moine mène une vie excellente, mais d'autres vies 28 29 30 VP 5, 1 Citation de l'épître aux Philippiens : 1, 23. VH 3, 4 32 pieuses sont possibles et reconnues. Quelle affirmation de Dieu dans le monde ? D'une part le moine lutte dans son âme contre les forces du Mal, d'autre part il rend témoignage de la puissance de Dieu dans notre monde. Ce témoignage pose d'ailleurs problème puisque le parcours effectué par le est moine avant tout personnel. C'est par la médiation de l'hagiographe que le saint comportement du moine est révélé au public et peut toucher ce dernier. Si le merveilleux qui affleure à chaque page31 contribue à donner à l'hagiographie une tonalité de roman d'aventure, destinée sans doute à captiver un lecteur rétif à un exposé austère, Jérôme dépasse cet univers purement imaginaire issu de la littérature païenne pour introduire dans son récit des miracles : les moines qui figurent dans son œuvre, futurs saints, sont à l’origine de multiples miracles qui manifestent à chaque fois la puissance de Dieu, manifestation qui n'est jamais explicitée, dans la mesure où ce type d'interprétation est largement conditionné par la compétence qu'on attend du lecteur. Ainsi, dans la Vie de Malchus, le héros et la jeune femme qu'il a épousée, mais avec laquelle il est resté chaste, se réfugient dans une grotte mais sont retrouvés par leur maître, qui menace de les tuer : par chance, une lionne tue ce dernier et sauve les deux chrétiens. Les miracles sont légion dans la Vie d'Hilarion, où le protagoniste se fait guérisseur hors pair, à quelque endroit qu'il se trouve, dans un effet d'accumulation qui insiste sur la sainteté du personnage. En fait, le comportement d'Hilarion est un bon exemple des ambiguïtés, ou si l'on préfère, du double caractère du monachisme. En même temps qu'il agit auprès du public, qu'il convertit ou renforce dans la foi par ses miracles et son comportement saint, Hilarion ne peut en effet s'empêcher de fuir devant cette foule qui l'assaille et le vénère et la Vita Hilarionis consiste en une suite d'épisodes où Hilarion arrive dans un lieu, effectue quelques miracles, avant d'être contraint à partir en raison de l'affluence massive qu'il suscite. « Voyant l'immense monastère, la multitude des frères habitant avec lui, et la foule de ceux qui lui amenaient des malades de toute espèce et les possédés d'esprits impurs, au point que sa solitude était envahie par la circulation de toutes sortes de gens, il pleurait chaque jour et se souvenait avec un incroyable regret de son antique genre de vie.32 » Le désert reste toujours pour le moine le lieu idéal et rêvé. Ainsi à Chypre, « songeant toujours à fuir33 », Hilarion se rend dans un endroit inaccessible, « terrible et reculé34 ». De façon générale, le moine ne cherche pas à s'adresser au reste des mortels. Sauf dans le cas d'Hilarion, les miracles n'ont pas de témoin. Le moine trouve le contact avec les hommes insupportable et s'il est un combattant pacifique pour la cause de Dieu, son combat se situe sans doute bien plus à intérieur qu'à l'extérieur. Pourtant, si dans les récits les miracles restent sans témoins, ils sont néanmoins présents aux yeux de ces témoins extradiégétiques que sont les lecteurs. Par l'intermédiaire du récit de Jérôme, ils assistent en effet aux miracles et sont édifiés par les sacrifices des moines, leur abnégation dans le combat pour Dieu. D'un point de vue littéraire (et sans se prononcer sur la réalité des faits narrés) on trouve un destinataire réel du récit qui, charmé par le récit d'aventures, voit la plus haute illustration des vertus chrétiennes : les miracles ne sont pas une fantaisie du récit et doivent bien sûr être acceptés comme réels par le lecteur. 31 32 33 34 VP 7, 4-5 un centaure aide Antoine à trouver la grotte de Paul VH 19, 1 VH 31, 1 VH 31, 4 33 Au combat spirituel et intérieur mené par le moine pour affirmer Dieu en sa personne se superpose le combat littéraire de Jérôme, qui vise à la fois à faire pièce aux hérétiques et à appuyer le développement du monachisme et de la foi chrétienne. Le combat intérieur du moine, qui n'a rien à montrer à personne du fait de l'humilité au fondement même de son comportement, est réemployé en vue d'une diffusion large. Jérôme est un fin lettré et a reçu une éducation romaine classique, centrée pour une grande part sur l'apprentissage de la rhétorique. Les traditions scolaires païennes sont maintenues dans la littérature chrétienne, qui présente pour l'illustration des fidèles des exempla, des modèles exemplaires, comme aurait pu le faire un orateur dans un discours. Jérôme énonce ainsi lui-même son intention en prologue de la Vita Malchi, présentée comme un entraînement scolaire aux combats littéraires : « Ceux qui se destinent au combat naval s'entraînent auparavant dans le port, sur une mer tranquille, à manœuvrer le gouvernail, à tirer sur les rames, à mettre en place grappins de fer et harpons ; ils disposent sur le pont les soldats et les habituent à se tenir fermes quand la marche chancelle et les pieds glissent : ainsi ne redoutent-ils pas dans un combat réel ce qu'ils auront appris dans un simulacre de bataille. De la même façon, à mon tour, moi qui ai longtemps gardé le silence (...), je veux d'abord m'exercer dans une œuvre courte. »35 Le combat est partout, et les milites Christi ont à faire sur terre : le combat contre le Diable s'opère dans l'âme, surtout pour le moine, armé du scutus fidei (« le bouclier de la foi ») et de la lorica spei36 (« la cuirasse de l'espoir »)37. Le combat pour sauver les autres peut avoir lieu dans la littérature et ce n'est pas un hasard si Jérôme compare les polémiques religieuses à un combat naval. Les Trois vies de moine mettent en scène des personnages qui fuient le monde corrompu qui nie Dieu, qui combattent néanmoins déjà avant d'avoir atteint le Royaume des Cieux, dans un jardin qui ressemble au paradis, mais qui est terrestre et suppose des activités terrestres. Par leur comportement exemplaire les moines nient la négation de Dieu et le témoignage de leur Foi pour Dieu est transmis par un cet autre combattant qu'est Jérôme. Les Trois vies de moine mettent donc en scène deux combats pour Dieu : un combat personnel, diégétique38, et un combat plus général et littéraire, extradiégétique. Ce court texte de Jérôme, moins important que sa traduction de la Bible et que ses écrits théologiques, soulève de nombreux problèmes qui n'ont été abordés ici que sous quelques aspects. Nous avons tenté de mettre en évidence les différentes perspectives qui permettent de déchiffrer l'œuvre : roman d'aventures dans la tradition païenne tardive, hagiographie, exercice rhétorique etc. Il s'agit d'une œuvre littéraire complexe qui, au-delà de son intérêt historique, exprime profondément la foi chrétienne. B.G. 35 36 37 38 VM 1, 1-2 VP 8, 2 Ces expressions trop significatives pour n'être que de simples catachrèses. Ndlr: et diététique! 34 Les problèmes d'une histoire de l'athéisme : le Rabelais de Lucien Febvre. Par Warren Pezé Introduction Occupé à défendre la mémoire de Michel Servet39, accusé d’athéisme par Jean Calvin à Genève, son défenseur Sébastien Castellion40 écrit en 1554 : « Nombre de chrétiens voient en Servet un autre Rabelais, un autre Dolet, un autre Neufville n’ayant pas plus qu’eux foi en Dieu ou en Christ. » Voilà François Rabelais, l’auteur si apprécié aujourd’hui de Pantagruel et Gargantua, dépeint comme un parangon d’athéisme par un de ses contemporains. Castellion n’est d'ailleurs pas le seul : Calvin, son ennemi du moment, a plusieurs fois accusé Rabelais d’impiété41, à tel point que l’idée est bien incrustée dans nos esprits : Rabelais serait l’un des premiers libres-penseurs de notre temps, un précurseur de l’athéisme, vilipendé de tous (y compris du si tolérant Sébastien Castellion, qui excluait les athées des limites de la tolérance civile)42. Mais que signifie seulement athéisme au XVIe siècle ? Un monde sans Dieu était-il alors concevable comme il l’est aujourd’hui, après Galilée, Darwin, Nietzsche, la Shoah, etc. ? Le XVIe siècle est celui, par excellence, où se pose cette question. Considéré de façon un peu idéologique comme le début d’un temps nouveau, l’époque moderne, celle de la science, tournant volontairement le dos à un « Moyen Âge »43 obscurantiste et crédule. On guette l’apparition de l’athéisme au XVIe siècle comme un signe de sa modernité, pour confirmer que c’est le berceau du monde contemporain, incrédule. Et à l’inverse, les croyants contemporains ont une fâcheuse tendance à sanctifier le Moyen Âge comme celui d’une foi parfaite44. Ainsi, cette question toute historique a une forte valeur idéologique qui ne résiste pas à un examen superficiel. En effet, si saint Anselme, dès le XIe siècle, écrit le Proslogion, rempli de « preuves » de l’existence de Dieu, c’est que des moines assaillis de doutes existentiels le lui avaient demandé. Autre exemple, Pierre Abélard écrit, au XIIe siècle, le Dialogue du philosophe, du juif et du chrétien où un incrédule discute des vérités révélées45. Saint Thomas au XIIIe siècle consacre un article de la Somme Théologique à la question « l’existence de Dieu est-elle évidente par elle-même ? »46. Il y parle de 39 40 41 42 43 44 45 46 1511-1553, théologien espagnol brûlé par le Magistrat genevois pour anti-trinitarisme 1515-1563, humaniste français de tendance évangélique réfugié à Bâle ; il publie le Traité des hérétiques, plaidoyer pour la tolérance dirigé contre l’exécution de Servet par Calvin Il l’accuse de « lucianisme », du nom du sceptique Lucien de Samosate, dans l’Excuse aux Nicodémites de 1544. Voir à ce sujet, Lecler, Joseph, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, Paris, 1955.) L’expression date du Quattrocento italien et se répand chez des humanistes comme Bussi ou Le Pogge ; en latin, media tempestas, medium saeculum ou autres. La connotation est dès l’époque très péjorative. Ce qui est historiquement faux, mais c’est un autre débat… Voir Delumeau, Jean, Naissance et affirmation de la Réforme. Ou demander à un agrégatif d’histoire de cette année. Pour ceux que ce débat intéresse : http://www.thelatinlibrary.com/abelard/dialogus.html ST, I, question 2, article 1. 35 « ceux qui nient l’existence de Dieu. » Aller chercher à la Renaissance les premiers hommes « libérés » de l’histoire relève donc d’un débat plutôt politique qu’historique. Dans les grandes circonstances (visite du Pape en France, sortie de la Passion du Christ de Mel Gibson) l'auteur de cet article se plaît à lire dans Libération de grandes tirades sur « notre civilisation de la Renaissance et des Lumières… ». Donner des idées claires sur une question « chaude » semble donc être le tâche des historiens : Lucien Febvre fut le premier à la faire méthodiquement. Ce débat pose en effet une question méthodologique majeure : comment prendre la mesure du sentiment religieux des siècles passés ? Un courant historiographique, celui qu'on appelle histoire des mentalités, est même né de cette question avec pour livre fondateur l'ouvrage de Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle, La religion de Rabelais. Lucien Febvre, cofondateur avec Marc Bloch de l’École des Annales47, a beaucoup contribué à l’enrichissement de la discipline par les sciences sociales. Mais alors que Marc Bloch est un historien de l’économie et de la société, Lucien Febvre est un historien de la pensée. Mais dans quelle mesure les sciences sociales peuvent-elles rendre compte de la pensée? En d’autres termes: peut-on écrire une histoire des structures de la conscience ? L. Febvre, dans son livre sur Rabelais, affirme que cela est possible. Il postule que la négation complète de Dieu est encore inconcevable au XVIe siècle. Plusieurs historiens ont par la suite critiqué sa confiance dans la « science » historique. Dans cet article, je voudrais simplement illustrer quelques uns des arguments de Lucien Febvre, parmi plus convaincants. Des témoignages biaisés La première idée de L. Febvre est qu’il ne faut pas se fier aux témoignages des contemporains. En effet, c’est parce qu’il était à son époque dénoncé comme athée qu’on considère aujourd’hui Rabelais comme un précurseur de la libre-pensée, voire de l’athéisme. L. Febvre affirme de façon très tranchée qu’il ne faut donner aucun crédit à de telles déclarations. « Vers 1936, à Paris, ce petit bourgeois qui volontiers pérore et hante les réunions politiques : ‘’un homme dangereux’’, déclarent les commères. Et, baissant la voix, du même ton dont, en 1900, elles auraient dit : ‘’un anarchiste’’, elles profèrent : ‘’un communiste, Monsieur !’’ »48. Il ne faut donc pas confondres des invectives et à des discours polémiques avec des sources historiques neutres. En l’occurrence, le ‘’communiste’’, ‘’l’anarchiste’’ du XVIe siècle, c’est l’athée (se souvenir que l’on vit en France dans une monarchie de droit divin). Tout le monde est susceptible de lancer à son voisin l’accusation d’athéisme. D’abord, les catholiques en accusent les protestants, et inversement. Le calviniste Antoine de La Roche-Chandieu écrit à Ronsard : « Athée est qui, mentant, maintient la Papauté De laquelle il se moque et voit la fausseté! »49 Appeler les catholiques « athées » ne revient pas à les traiter d’incrédules, mais à les traiter de mauvais croyants, indignes du vrai Dieu. S’ils adorent un dieu non véritable, faussement défini, ils n’adorent en fait rien, et sont de facto athées. Cela est très grave dans des sociétés où l’état-civil est du ressort de la paroisse. « Athée n’est qu’un gros mot, destiné à faire passer un frisson sur un auditoire de fidèles », conclut L. Febvre. La meilleure preuve en est une lettre adressée par Rabelais lui-même à Erasme au sujet de Jules-César Scaliger en 153250. Scaliger venantt de lancer contre Erasme un violent pamphlet, Rabelais en informa Erasme. « Je connais ce Scaliger. Il existe réellement. Il exerce la médecine à Agen. Ce diable a d’ailleurs mauvaise réputation. 47 48 49 50 Objet d’une vénération obligatoire de la part de tous les historiens du monde. Ndlr: si tu veux. Febvre, op. cit., p. 126 Cité ibid.. p. 128 Humaniste italien replié dans le Béarn, il se voulait l’émule d’Erasme, ce en quoi il a plutôt échoué. Remarquez qu’il est dur d’avoir un prénom d’humaniste. 36 Non comme médecin : il n’est pas maladroit ; mais comme croyant : il est athée (le mot est écrit en grec) comme personne ne le fut51 .» Voilà Rabelais qui accuse d’athéisme ! Scaliger, dans sa réplique, fut d’une originalité semblable : « athée, moi ? Pas tant que vous ! » Nous voyons ainsi que l’accusation d’athéisme au XVIe siècle est un lieu commun littéraire qu’il serait imprudent de prendre à la lettre. La « mentalité prélogique » du XVIe siècle Il faut se fonder sur d’autres critères, que L. Febvre considère comme scientifiques. Sa démarche s’inspire de l’anthropologie, et notamment des thèses de Lucien Lévy-Bruhl52. qui tendent à suggérer que les mentalités du XVIe siècle français peuvent se comparer à celles de peuples considérés à son époque comme « primitifs ». On reconnaît là une démarche « évolutionniste » qui voit dans le développement d’une société un progrès du moins au plus « civilisé. » Cette démarche est fortement déconsidérée depuis la seconde guerre mondiale. Cependant la teneur du raisonnement de L. Febvre semble encore soutenable. Celle-ci oppose nôtre mentalité scientifique à la mentalité encore magique du XVIème siècle. Voici comment L. Fèbvre proteste contre des lectures anachroniques (comme superstitieux naïfs) des humanistes du XVIe siècle : « Voilà donc expédiés, par justice sommaire, des hommes qu’assiégeait cependant le Mystère, des hommes qui se colletaient d’un bout de la vie à l’autre avec l’Inconnu et pensaient l’univers non point, à la façon de leurs fils du XVIIe siècle, comme un mécanisme, un système de chiquenaudes et de déplacements sur un plan connu – mais comme un organisme vivant, gouverné par des forces secrètes, par de mystérieuses et profondes influences53. » On comprend qu’ici Febvre assimile les mentalités du XVIe siècle à des mentalités prélogiques, caractérisées par la notion d’interpénétration du surnaturel et du naturel. Ce ne serait alors qu’au XVIIe siècle que la généralisation de la notion de « mécanisme » aurait permis une investigation purement scientifique du monde. On peut éventuellement être gêné par le présupposé évolutionniste qui sous-tend ceci : l'idée que l’athéisme ne peut apparaître que dans des sociétés « évoluées » à mentalité logique prédominante. On a vu en introduction que des preuves manifestes de scepticisme existent en plein Moyen Âge et on constate par ailleurs qu’il existe encore aujourd’hui des croyants dans les pays civilisés, dont certains passent pour être intelligents. Mais la démarche de L. Febvre garde une grande richesse car il recherche des conditions favorables ou défavorables dont la pertinence est indéniable. Animé par le souci louable de comprendre la façon dont les hommes pouvaient, en leur temps, concevoir le monde au lieu d’y plaquer la nôtre, il s’attèle à la tâche de définir une méthode historique pour nous faire comprendre leur mentalité. Cela lui a « paru valoir un effort de dix ans54. » Ce propos est en quelque le testament scientifique d’un des plus grands historiens français. Voyons à présent certaines des méthodes qu’il utilise pour reconstituer la « mentalité prélogique » des hommes d’avant la révolution scientifique. L’outillage mental : le langage Un des principaux concepts de Febvre, un des plus discutés aussi, est celui « d’outillage mental ». Voici la question qui résume le concept : « quelle netteté, quelle pénétration, finalement quelle efficacité (à notre estime, s’entend) pouvait avoir la pensée d’hommes, de Français qui, pour spéculer, ne disposaient encore dans leur langue d’aucun des mots usuels qui reviennent d’eux-mêmes sous nos plumes dès lors que nous commençons à philosopher – et dont l’absence n’implique pas seulement 51 52 53 54 Cité ibid. p. 129. 1857-1939, sociologue et anthropologue, il est surtout connu pour avoir distingué mentalités prélogique et logique, la première concernant les peuples primitifs, la seconde les peuples civilisés. Ibid., p. 18. Ibid., p. 19 37 gêne, mais vraiment déficience ou lacune de pensée55. » En somme, si la recherche de la vérité était du « bricolage », quelle était la qualité des outils dont disposaient les hommes du XVIe siècle ? Ce qu’on observe ici, c’est une deuxième source d’inspiration probable de L. Febvre (après l’anthropologie/sociologie de Lévy-Bruhl dont on a parlé plus haut), la linguistique. Le Cours de Linguistique générale de Saussure est publié par deux de ses élèves à sa mort, en 1913. Sa méthode et ses thèses ont une influence directe sur l’ensemble des sciences sociales et inspirent plus tard le structuralisme. Saussure est un des premiers à avoir avancé l’idée que le langage structure entièrement la pensée. C’est en prenant place dans un système clos que les signifiants prennent sens, les uns par rapport aux autres et non par rapport à leurs signifiés. La démarche de L. Febvre s’inspire manifestement de la thèse selon laquelle56 : ce qui n’est pas « exprimable » dans un contexte donné n’est pas non plus « pensable ». Quel est alors l’outillage mental du XVIe siècle ? Je crains qu’on ne soit obligé de partager le constat de L. Febvre : « la philosophie du XVIe siècle n’est pas, chez nos philosophes, en excellent renom. Les meilleurs auteurs s’obstinent à la trouver chaotique et débile57. » Le coupable, selon L.Febvre est le langage. Tout le monde parle comme langue maternelle les langues vernaculaires. Or, en Français, manquent les mots suivants : absolu, relatif, abstrait, concret, confus, complexe, adéquat, virtuel, intentionnel, intrinsèque, transcendantal et autres pour les adjectifs ; causalité, concept, critère, condition, déduction, induction, intuition, coordination, classification, système et aussi tous ces chers mots en –isme ; rationalisme, déisme, théisme, panthéisme, matérialisme, fatalisme, pessimisme, scepticisme, fidéisme… Cette liste est loin d’être exhaustive. En somme, on parle une langue vivante, populaire, car la langue scientifique était jusqu’alors le latin. C’est aux XVIIe et XVIIIe siècles que les concepts sont injectés dans la langue française, calqués du latin. Conclusion de Febvre : « sans eux, comment donner à sa pensée une vigueur, une solidité, une clarté vraiment philosophique ?» 58 Febvre pare à une possible objection: « qu’on n’aille pas dire là-dessus : vous jouez sur les mots ! Ceux du XVIe siècle n’avaient-ils pas le latin? »59 En effet, tous ceux qui écrivaient étaient bilingues. Mais L. Febvre a plusieurs parades. D’abord, le latin était bel et bien une langue morte : « elle les tenait asservis à des façons de penser et de sentir archaïques, périmées. »60 C’est là le regrettable résultat de l’humanisme. A vouloir rétablir le latin dans sa pureté, on a en effet tué la vivacité, l’inventivité qu’il avait pu acquérir à l’époque scolastique, quand on tâchait de traduire en latin chrétien la pensée grecque. Le moins que l’on puisse dire est que la philosophie scolastique latine n’est ni « chaotique », ni « débile » et cela permettrait d’expliquer en partie que l’on trouve des exemples de scepticismes au Moyen Âge central. Mais pour L. Fevbre, le latin humaniste n’est pas vraiment une langue philosophique. Un exemple: l’infini, comme chez Malebranche au XVIIe siècle, dans les Recherches (III, II, 6), qui sont au fond une preuve de l’existence de Dieu. Or, en latin, on peut bien dire infinitas, infinitio ; mais les Grecs comme les Romains ont toujours considéré l’infini comme quelque chose d’imparfait selon Febvre. La scolastique a rompu avec cette tradition et a réhabilité l’idée d’un Être infini, avec tous ses développements. Mais les humanistes, et c'est le point important, ont rompu avec le latin scolastique. Le latin qu’ils ont restauré est un latin « pur » de l’époque classique, qui assimile finitude et perfection. On retrouve donc des questionnement fondamentaux de l'époque moderne: la révolution linguistique. Une langue morte a été restaurée tandis que les langues vivantes étaient encore tragiquement pauvres en concepts. Le seul moyen pour les philosophes et 55 56 57 58 59 60 Ibid.. p. 328. Aujourd’hui scientifiquement insoutenable : voir par exemple Laplane, Dominique, Penser c’est-àdire ? Enquête neurophilosophique, un livre de l’ancien chef du service de neurologie de la Salpêtrière. Ibid., p. 327 Ibid., p. 331. Ibid., p. 335. Ibid., p. 336 38 théologiens de réfléchir à des problèmes contemporains fut de cesser de se servir du latin et d’utiliser peu à peu les langues vernaculaires. L. Febvre cite à cet effet Descartes, père de la philosophie moderne : « si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens. » La fin du Discours de la méthode marque le début d’une nouvelle ère, et pour la philosophie, et pour l’outillage mental selon Lucien Febvre. L’athéisme pouvait désormais surgir. L’outillage mental : la perception Le langage n’est pas le seul « outil mental » mis en avant par Febvre pour avancer l’idée que l’athéisme était inconcevable. « Si proches de nous en apparence, les contemporains de Rabelais en sont bien loin déjà par toutes leurs appartenances intellectuelles. Et leur structure même n’était pas la nôtre. »61 Il entendait par là le langage, mais également la perception. Or, les sens des hommes du XVIe siècle auraient été, selon Lucien Febvre, forgés par la vie rurale. « Des hommes proches de la terre et de la vie rurale. » Cela se serait traduit par un épanouissement de sens qui sont aujourd'hui plutôt atrophiés: le goût, le toucher, l’ouïe. Et par conséquent, par un rétrécissement relatif d’un dernier sens, prépondérant chez nous, qui est la vue. Lucien Febvre cite à l’appui bien des poèmes du XVIe siècle où, par exemple, la description d’une demeure ne laisse rien à la vue, mais donne tout aux sons, bruits, voix… On peut, sans avoir recours à Febvre, citer un exemple tiré des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné : Les cendres des brûlés sont précieuses graines Qui après les hivers noirs d’orages et de pleurs Ouvrent au doux printemps d’un million de fleurs Le baume salutaire, et sont nouvelles plantes Au milieu des parvis de Sion florissantes. On voit en effet que le sens mis en valeur par d’Aubigné est l’odorat, le parfum des fleurs, alors qu’il aurait très bien pu souligner la diversité de leurs couleurs ou la beauté de leur agencement. Febvre constate cette atrophie de la vision ailleurs qu’en poésie. Elle est sensible en mathématiques, où la géométrie ne se développe qu’à l’aube du XVIIe siècle, avec Kepler et Desargues. C’est le titre d’une sous-partie de Febvre : au XVIe siècle, il y a un « retard de la vue ».62 Or la vue, comme le dit Abel Rey, « et dans la vue le dessin, constituent le sens scientifique par excellence. »63 La vue délimite des contours précis, donne à chaque chose forme, aspect, dimension, dans son environnement. Cette thèse est inspirée de l’anthropologie, et plus particulièrement de Lucien Lévy-Bruhl, explicitement cité par Febvre. Febvre la retrouve au XVIe siècle son idée de « mentalité primitive » à propos de la vue. « Il n’est personne, vivant depuis longtemps avec les hommes du XVIe siècle, qui ne soit frappé, lorsqu’il étudie leurs façons de penser et de sentir, de tout ce qui en eux évoque cette « mentalité primitive » que le philosophe a restituée si curieusement pour nous. Fluidité d’un monde où rien n’est strictement délimité, où les êtres eux-mêmes, perdant leurs frontières, changent en un clin d’œil…»64 On aurait tort de penser que cette atrophie de la vue n’est que le fait des pauvres gens qui croyaient au loup-garou et aux sorcières : Jean Bodin, député du tiers-état aux Etats de Blois de 1576, le théoricien de l’absolutisme, n’est-il pas aussi l’auteur d’une Démonomanie des sorciers ? Ronsard n’était-il pas adepte des correspondances, ne se croyait-il pas destiné à la mélancolie parce que né sous le signe de Saturne?65 On voit bien que Lucien Fevbre considère l’athéisme comme inconcevable au 61 62 63 64 65 Ibid., p. 394. p. 402-404 Rey, Abel, La science orientale avant les grecs, p. 445 sqq. op. cit., p. 404. Voir à ce sujet le Ronsard par lui-même de Gadoffre, Gilbert, 1960. 39 XVIe siècle puisque les contemporains n’auraient eu ni les structures mentales (langage et perception), ni les structures sociales (autorité de l’Église, poids de la Réforme, sociabilité essentiellement religieuse) qui les auraient rendu capables de se passer du surnaturel. Febvre s’inscrit dans une perspective évolutionniste, appuyée sur l’anthropologie de son temps (avec Lucien Lévy-Bruhl) et sur les débuts du structuralisme (avec la linguistique saussurienne). Dans une telle perspective, les sociétés, au fil de leur évolution, se dirigent vers un abandon du surnaturel au profit de l’athéisme. Que répondre à une telle idée ? Critiques de la thèse de Febvre L’évolutionnisme n’est plus une position scientifique à la mode, du moins en sciences humaines. Entre autres parce qu'il a été l'instrument du colonialisme. Le livre de Febvre n’est donc plus dans l'air du temps. Denis Crouzet, dans une postface, renvoie le problème de l’athéisme au mystère de la conscience humaine. Comment affirmer qu’il n’y eut pas d’athéisme en ne se fondant que sur des sources historiques? C'est là une première limite de la thèse de Febvre : la conscience n’est pas une source en soi, et l’historien n’y a qu’un accès bien limité. Une deuxième limite serait qu’on trouve des exemples de négation de Dieu à l’époque médiévale, moment historique qui est usuellement moins bien considérée ordinairement que l’époque moderne. Aurait-on été moins primitif à l’époque médiévale qu’à l’époque moderne, alors ? Voilà qui va à l’encontre des idées reçues. On pourrait défendre cette thèse à certains égards, mais ce serait inutile. Le doute sceptique rencontré au Moyen-Âge n’a pas de raison particulière de s’être éteint à l’époque moderne. Une troisième limite tiendrait à la nature de l’athéisme. Febvre part du principe que la négation de Dieu a des racines intellectuelles. Mais si, aujourd’hui, on demande aux athées pourquoi ils le sont, nous répondront-ils par une critique en bonne et due forme de la cause première ou de l’argument ontologique ? Certes non. Il est tout à fait raisonnable de penser que la négation de Dieu, comme son affirmation, a des fondements affectifs autant que rationnels. Le fait que l’inexistence de Dieu ait été intellectuellement inconcevable au début de l’époque moderne n’empêche pas que certains l’aient ressentie. Dès lors, tout à fait formellement, on ne peut pas affirmer que l’athéisme au XVIe siècle était inconcevable et donc inexistant. Il ne faudrait pas, cependant, régler son compte trop rapidement au livre de Lucien Febvre. D’abord, parce qu’il pousse très sainement à se méfier des anachronismes. On ne peut pas transposer à différentes époques les modes de pensée d’aujourd’hui. Le concept « d’outillage mental », s’il ne permet certainement pas d’exclure l’athéisme du champ des possibles humains, est malgré tout très riche. S’il n’a pas une valeur absolue, on peut au moins lui prêter une valeur relative : il limite très certainement la capacité des hommes à rationaliser leur scepticisme. En effet, il en va de même pour les structures mentales que pour les structures sociales. Si celles-ci ne rendent pas impossible la déviance, elles la compliquent singulièrement. Aujourd’hui, ni les structures mentales, ni les structures sociales n’entravent beaucoup la négation de Dieu. Pour appuyer son scepticisme, l’individu contemporain peut convoquer bien des autorités, intellectuelles (Dawkins par exemple) ou sociales (des associations anticléricales, la Libre Pensée). A l’inverse, que pour un croyant contemporain, le fait qu'il existe de moins en moins de grands intellectuels chrétiens ou de grandes personnalités chrétiennes complique la rationalisation de la foi. Si plus aucun intellectuel ne donnait une interprétation chrétienne du monde actuel, beaucoup de chrétiens seraient certainement touchés par un doute radical. Mais la foi s’éteindrait-elle pour autant? Nous pouvons penser que non. Il en va de même pour la négation de Dieu. En effet si limitée qu’elle fût par le contexte social décortiqué par Febvre, elle ne pouvait pas être complètement inconcevable. W.P. 40 La négation de dieu, condition à l’affirmation de l’homme ? La figure moderne de Faust. Par Perrin Lefebvre Parmi la galerie des personnages hallucinés des romans de Dostoïevski, l’ingénieur Kirilov des Possédés est certainement l’un des plus marquants. Relativement peu important pour l’action (il n’est qu’un rouage dans la machination du terroriste Piotr Stephanovitch et de sa bande), il offre en revanche une figure et une théorie uniques dans l’œuvre du romancier : celle de l’homme qui décide de ce suicider, sans raison aucune sinon pour devenir Dieu. Kirilov explique sa théorie lors de deux entretiens, situés vers le début et la fin du roman. Le premier pour satisfaire la curiosité du narrateur, le second le soir où il doit passer à l’acte lorsque Piotr Stephanovitch est venu lui rappeler sa promesse. L'idée de Kirilov est la suivante : Dieu n’existe pas en lui-même, mais par l’idée que les hommes ont de Lui. Cette idée est liée à peur humaine de la souffrance de la mort. C’est cette peur qui empêche les hommes de se passer de Dieu. Inversement, « celui qui n’a pas peur de se tuer, celui-là est Dieu » : en choisissant de se donner la mort, Kirilov devient, pour la première fois dans l’histoire, « Homme-Dieu ». Cette pensée est précisée lors du second entretien, mais en laissant de nombreuses ambiguïtés. A Piotr Stephanovitch, qui lui demande de lui expliquer à nouveau pourquoi il choisit de se suicider, il répond d’abord qu’une raison suffisante serait la suivante : « Dieu est indispensable, et par conséquent Il doit exister. (…) Mais je sais qu’Il n’existe pas et ne peut exister. (…) Est-il possible que tu ne comprennes pas que quelqu’un qui a ces deux pensées ne peut rester en vie ? » Pourtant, si il a choisi de se tuer ce soir là, c’est pour une autre raison : « Si Dieu existe, toute la volonté est Sienne, et je ne puis sortir de Sa volonté. S’Il n’existe pas, toute la volonté est mienne, et j’ai le devoir d’affirmer ma propre volonté. Parce que toute la volonté est devenue mienne. Est-il possible qu’il n’y ait personne sur cette planète qui, en ayant fini avec Dieu et ayant cru en sa propre volonté, n’ose affirmer sa propre volonté sur le point le plus absolu ? » (à savoir, la mort). En se tuant sans motif, Kirilov prouve que Dieu n’existe pas, il en libère l’humanité, et devient Dieu. Au fil — décousu — du raisonnement de Kirilov apparaissent ainsi plusieurs éléments notables. Tout d’abord, l’idée de devoir, en soi paradoxale : si Dieu n’existe pas, qui, dans la vision de Kirilov fonde le devoir sinon Kirilov lui-même ? Dostoïevski remarque à plusieurs reprises ces paradoxe dans ses romans, et il y voit une caractéristique de l’âme russe. Même dans l’athéisme, il ne peut pas ne pas être religieux, ne pas fonder dans l’absolu l’absence de Dieu. En outre, l’athéisme de Kirilov est à double tranchant. L’athéisme « primaire », l’impossibilité de l’existence de Dieu, est énoncé sans justification. Mais il est loin d’être le cœur du problème. Le véritable athéisme se retourne contre ce que représente l'idée de Dieu : la mainmise de la volonté, soutenue par la crainte de la mort qui retient l’homme captif. Si bien qu’on en vient à se demander si Kirilov se tue parce que Dieu n’est pas, ou s’il se tue pour que Dieu ne soit plus. S’il est vain de vouloir conférer au raisonnement de Kirilov une cohérence logique, 41 force est de constater qu'il nous donne un aperçu saisissant d’une forme d’athéisme contemporain., aussi bien dans sa justification et sa forme que dans cette proximité, a priori irrationnelle, entre la négation de Dieu et le suicide. Cette proximité est d'abord formelle, dans la mesure où l’athéisme de Kirilov ne s’attaque pas seulement à Dieu, mais à ce qu'il représente, c'est-à-dire l’idée que Dieu empêche l’homme de vivre, que sa négation, voire sa suppression, est une condition à l’affirmation de l’homme. « Si Dieu existe, toute la volonté est Sienne, et je ne puis sortir de Sa volonté. » C’est cette négation qu’identifie la constitution Gaudium et Spes, dans le chapitre consacré aux « formes et racines de l’athéisme » : « On désigne sous le nom d’athéisme des phénomènes entre eux très divers. En effet, tandis que certains athées nient Dieu expressément, […] certains font un tel cas de l’homme que la foi en Dieu s’en trouve comme énervée, plus préoccupés qu’ils sont, semble-t-il, d’affirmer l’homme que de nier Dieu. »66 La négation de Dieu peut prendre deux formes, la première plus humaine, la seconde apparemment plus noble, mais également plus proche de la tentation de Satan. Dieu comme empêchant l’homme de vivre Le refus de Dieu par l’homme occidental est souvent proche de celui de Kirilov. En effet, chez l’homme, même chez le chrétien, plane le soupçon que le christianisme n’est pas fait pour l’homme ; qu’il est trop lourd à porter, qu’il ne peut en définitive que le contraindre, le pousser à renier ou contrefaire sa nature. Yeats exprime cette crainte d’un Dieu non humain dans La Résurrection, pièce qui représente les apôtres enfermés chez eux après la mort du Chrsit.. Un Juif, un Grec et un Syrien, disciples du crucifié, montent la garde. Le Juif laisse alors s’échapper ce soupir de soulagement : « Je suis content qu’il n’ait pas été le Messie ; nous aurions pu être abusés, tous, jusqu’à la fin de nos jours, ou apprendre trop tard la vérité. On avait à tout sacrifier pour que la souffrance divine puisse, pour ainsi dire, descendre dans nos esprits et nos âmes pour les purifier. On avait à abandonner toute connaissance du monde, toute ambition, il aurait fallu ne rien faire à partir de son vouloir propre, seul le divin eût pu être tenu pour réel. Dieu aurait pris possession de tout et partout. Ce doit être épouvantablement dur, quand on est vieux, et que la tombe bâille au premier tournant, de penser à toutes les ambitions que l’on a mises au rancart ; de penser peut-être aux femmes, très fort. Je voudrais me marier et avoir des enfants. » Étrangement, Yeats met ces paroles dans la bouche du Juif, sur les épaules duquel pèse pourtant toutes la force du fardeau de la Loi, ce qui lui fait peur n’est pas tant la rigueur du commandement que son caractère totalisant. Le sermon sur la Montagne, qui place Dieu au cœur de toute chose, de toute action, de toute pensée, laisse-t-il une place à l’homme ? Dans le renversement qu’opère cette peur, l’Esprit ne libère plus, mais place l’espace intime de l’homme sous l’empire de Dieu. Que ce commandement, en s’inscrivant au fond de l’homme, en exigeant de lui une transformation contraire à sa nature, soit impossible à suivre, c’est aussi l’objection de Philippe Jaccottet dans Paysages avec figures absentes. Il tente d’y exprimer ce qui le tient à l’écart du christianisme : « Quand le Christ demande à ses disciples, si on les gifle, de tendre l’autre joue, sans doute propose-t-il l’une des seules voies pour changer le mal en bien, mais n’est-ce pas au prix d’une dangereuse inversion de la nature de l’homme ? Si celui-ci s’abêtit frénétiquement aujourd’hui, n’est-ce pas aussi pour se repayer d’une trop longue et trop rigoureuse contrainte ? » Cela revient à dire qu'il y a dans l’incrédulité contemporaine un soulagement un peu lâche de ne pas avoir à suivre la loi de Dieu. L’homme est d’autant plus prompt à nier Dieu qu’il craint de devoir porter le poids de Son existence. Athéisme renversé, où la question de l’existence de Dieu ne se pose qu’après celle des conséquences de celleci. On se demande donc si l'athéisme part d'un manque de croyance ou bien d'un refus 66 Gaudium et Spes, 19, 2 42 de Dieu. Cette difficulté n’a rien de nouveau. L’effroi des disciples dans l’Evangile de Marc (« mais alors, qui peut être sauvé ») et la réponse du Christ (« A l’homme cela est impossible ; mais pas à Dieu ») contiennent déjà cette inquiétude. Mais en déplaçant l'inquiétude de la question du salut à celle de l’homme, en la faisant ainsi descendre sur terre, l’esprit contemporain la vide de son exigence. « C’est notre goût qui décide contre Dieu ». Depuis la Messe inaugurale de son pontificat, Benoît XVI répète inlassablement que « le Christ n’enlève rien, Il donne tout » pour répondre à cette même inquiétude. Cette peur est d’autant plus difficile à saisir que le plus souvent informulée, défiante, et que son langage se refuse à épouser celui de l’Église. La réponse définitive à cette inquiétude ne peut que se trouver dans la rencontre effective du Christ. Dieu comme obstacle à la création : Faust ou le devoir d’être Dieu L’autre pan de cette négation de Dieu au nom de l’affirmation de l’homme est plus radical et plus dangereux par sa portée. S’il y a une négation de Dieu qui part de la connaissance des faiblesses humaines, celle qui reconnaît que l’homme inadapté au message évangélique, il y en a également une qui part de l'idée de Dieu: celle-ci voit au contraire dans le Dieu chrétien lui-même un obstacle à l’élévation de l’homme, à la réalisation de l’œuvre. La figure la plus achevée de cette négation de Dieu est sans doute celle de Faust, à condition de ne pas voir en Faust seulement un vieillard fatigué de la connaissance et qui souhaite une seconde jeunesse, ni l’incarnation d’une science privée de Dieu, d’une soif quasi orgiaque du savoir pour lui-même, ni meme une figure dualiste de séparation entre la chair et l’esprit, de l’amour et du savoir. La figure de Faust est infiniment plus complexe, elle tisse ses racines dans le monde souterrain des passions et du sacré, dans cet obscur foisonnement qui donne naissance, plus ou moins consciemment, non pas à la négation de Dieu mais bien au refus de Dieu. Faust n’est pas avant tout une figure de l’homme sans Dieu. Il est au contraire un homme trop plein de Dieu, qui aperçoit trop bien la main divine lorsque l’esprit léger se berce de sa liberté. Faust croit mesurer l’immense cercle tracé par Dieu autour de sa créature. Il étouffe de Dieu. Ce qu’il recherche dans chaque science, dans chaque champ de l’activité ou de l’esprit humain, ce n’est pas sa vanité, mais la présence de Dieu, partout, sorte de frontière sur laquelle il vient inévitablement buter. Cette frontière prend plusieurs formes : le remords, la retenue morale, le soupçon de l’orgueil, la question de la pureté des intentions. Ce cercle emprisonnant, ignoré de la plupart des hommes, lui révèle à la fois sa lucidité et la pureté de son exigence morale. De l’autre côté de ce cercle ce que l’œil aperçoit, ce ne sont pas les landes désertées de l’enfer, ni quelque terre du vice ou du mensonge. Mais bien des pays aux étendues magnifiques et sauvages, d’une beauté étrangère, comme d’une nature autre, mais pas moins puissante et séduisante. A mesure qu’il les fixe, il mesure l’infranchissable fossé qui les sépare d’une vie chrétienne, d’une vie qui s’efforce d’être tout entière innervée de la foi, qui refuse la duperie de ce continuel aller-retour entre le monde et l’église auquel se prêtent ceux que cette question inquiète. Et cette terre de l’esprit que seule la foi lui a fait connaître contraire à Dieu en vient à témoigner contre Dieu. C’est cette forme du mythe que reprend avec génie Thomas Mann dans son Docteur Faustus. Quand le compositeur Adrian Leverkühn scelle un pacte avec le Diable pour créer une musique révolutionnaire, il ne le fait pas seulement par facilité ou orgueil mais également parce qu’il ressent l’impossibilité de créer sans pactiser avec cette force démoniaque, sans mettre à l’écart à la fois de Dieu et d'une forme d’éthique. Cette impossibilité est ressentie par Thomas Mann lui-même, qui avouait que ce personnage était « bien plus proche de [lui] même qu’on devrait le croire. » et il en concluait que l’alliance avec Satan s’en trouvait alors justifiée Cette forme d'athéisme ne nie donc pas le fait que Dieu existe, mais plutôt le fait 43 qu’Il doive exister. Pour la première fois, c’est Dieu qui est visé, en tant qu’Il est Dieu : dans sa divinité, en tant qu’Il est amour, et en tant qu’on doit aimer pour Lui-même. Rien ici des révoltes romantiques contre un Dieu injuste ou tyrannique : le Dieu visé est bien le Dieu chrétien. Attaqué dans Sa nature, non dans son nom. Cette négation se fait d'ailleurs au nom de l’art, de la pensée, d’objets élevés qui se confondent si bien avec la recherche de Dieu qu’il est tentant de les y identifier. L’homme faustien rejoint ici exactement le délire de Kirilov : il y a un devoir de l’homme à nier Dieu en vue de quelque chose de plus que l’homme, de plus grand, de plus beau, de plus exigeant que lui. C’est là le contraire même de la foi. L’Enracinement de Simone Weil tourne longuement autour de cette question des fausses grandeurs qui poussent l’homme à s’éloigner de Dieu en croyant s’élever, « la foi est avant tout la certitude que le bien est un. Croire qu’il y a plusieurs biens distincts et mutuellement indépendants, comme vérité, beauté, moralité, c’est cela qui constitue le péché de polythéisme. » Faust est celui qui scinde le bien, et voit l’ombre de Dieu comme un obstacle au développement d’un bien (esthétique, intellectuel, spirituel) parmi les autres biens. Cette division demande à se passer de Dieu, mais qui n’en exige pas moins un Dieu, toute tendue qu’elle est vers au-dessus d’elle même. C’est en cela que Kirilov rejoint cette forme de l’athéisme créateur. Le terme de la négation : le suicide métaphysique Les différentes versions du mythe de Faust se séparent en général sur la question du salut final de Faust. Cependant cette question ne se pose pas dans ce cas, comme l’a bien vu Thomas Mann. Dans le pacte du Docteur Faustus avec le diable, nulle ambiguïté : la question de la perdition n’est pas évitée. Au contraire, le Diable se livre à une description précise de l’enfer (enfer avant tout intellectuel), et décourage d’avance toutes les illusions du compositeur. En pariant d’avance sur la Grâce, il ne se perd que davantage, ajoutant à la trahison de Dieu la mise à l’épreuve. Il y a plus dans cette perdition que l’inévitable contrepartie au pacte diabolique. Elle est plutôt l’aboutissement logique de la négation de Dieu au nom d’une figure affirmée de l’homme créateur. En effet cette négation, pour libérer l’homme de ce qu’elle croit être la tutelle étouffante de Dieu, ne peut qu’être totale. Elle doit nier Dieu en tant qu’il est Dieu. Or, accepter d’être sauvé, c’est accepter de l’être par Dieu en tant qu’il est Sauveur, c’est le réintroduire, lui céder à nouveau la place. Inversement, refuser le salut, c’est lui refuser cet attribut qui se confond avec sa divinité, c’est le nier réellement comme Dieu, de même que Kirilov le nie en niant la peur de la mort. Si Dieu me sauve, je ne suis pas Dieu ; par la même logique de substitution que celle de Kirilov, en refusant d’être sauvé, en étant moi-même l’auteur de ma perte, je deviens Dieu. Double affirmation, irrationnelle dans ses deux composantes, qui veut qu’en poussant jusqu’à son terme la négation de Dieu cette négation se transforme en l’affirmation de la divinité du négateur. En empêchant Dieu d’être, d’être l’image qu’on se fait de lui, on deviendrait Dieu. Ainsi celui qui saurait résister à la fascination de l’Idole deviendrait lui-même l’idole. Faust ne veut pas être sauvé. Il est au contraire la figure même du suicidé métaphysique. Écartant Dieu au nom d’un devoir supérieur, et ne pouvant fonder ce devoir qu’en lui-même, il ne peut mener cette logique à son terme qu’en devenant son propre fondement, sa propre justification. Dans L’Ethique, Bonhoeffer reprend cette idée lorsqu’il juge le suicide condamnable non tant comme crime contre l’espérance que comme négation de la justification divine. « Le suicide est la suprême autojustification de l’homme en tant qu’homme. » Or la damnation l'est également, à une échelle supérieure. La gloire de l’homme ? L’Ethique de Bonhoeffer Une grande partie de L’éthique de Bonhoeffer peut d’ailleurs être lue comme une réponse à cette figure du Faust moderne, à cet athéisme dont il remarque, comme Dostoïevski, qu’il « ne repose pas sur la négation théorique de l’existence d’un Dieu. Il 44 est bien plutôt une religion lui-même, la religion de l’hostilité envers Dieu. C’est précisément en cela qu’il est occidental ! Il ne peut se séparer de son passé, il doit être essentiellement religieux » Suivant en effet ce mouvement d’affirmation de l’homme jusqu’à sa divinisation, Bonhoeffer en renverse radicalement la structure nietzschéenne (Nietzsche constituant même selon John P. Koster « l’antipode cachée de L’éthique »). En effet, selon Bonhoeffer, « la divinisation de l’homme bien comprise n’est autre chose que la proclamation du nihilisme. En détruisant la foi biblique en Dieu, et tous les commandements et les ordres divins, l’homme se détruit lui-même. Un vitalisme sans entrave voit le jour, qui contient la dissolution de toutes les valeurs, et ne s’apaise que dans l’autodestruction finale, dans le néant. » Plus encore, en niant Dieu au nom du monde (du monde où Dieu empêche de vivre ou empêche de créer) l’athéisme occidental nie en réalité le monde lui-même. Dans l’articulation entre réalités dernières et avant dernières, le monde ne peut être pensé qu’à partir du Christ, concrétisation des réalités dernières dans les avant-dernières. « C’est une pure abstraction que de parler du monde sans parler du Christ. Le monde subsiste en fonction du Christ, qu’il le sache ou non. » L’homme qui nie Dieu pour le monde nie en définitive le monde, s’en construit une idole qui n’a plus rien à voir avec la réalité. Et ce même critère de la réalité du Christ rend vaine toute affirmation autonome de la grandeur de l’homme ou de sa gloire. « La gloire de l’homme a définitivement pris fin dans le visage tuméfié, ensanglanté, couvert de crachats du crucifié. Pourtant la crucifixion de Jésus ne signifie pas seulement l’anéantissement de la création ; les hommes doivent continuer à vivre sous le signe de la croix ; s’ils la méprisent, elle est leur jugement ; s’ils la reconnaissent, elle est le salut». Ce renversement radical renvoie à la question de l’homme vers la seule réalité qui puisse la fonder en terme chrétiens. Ce qui revient à prendre au sérieux l’affirmation de Saint Paul : « Maintenant ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. » La croix et la résurrection du Christ ne sont pas une barrière sur le chemin de l’homme. En revanche, ils en constituent l’unique voie de salut : « Croire au Seigneur Jésus Christ, c’est croire que ma vie est justifiée. La foi est le seul accès à la justification de ma vie. » L’athéisme qui nie cette voie n’est au fond rien d’autre que le refus satanique de ne pouvoir être l’artisan de sa propre divinisation. Il ne s’agit donc pas tant d’une réponse à la négation de Dieu, que de la révélation de sa véritable nature. Et une manière de pousser l’opposition à son terme le plus radical. L’homme qui veut être par lui même, qui se veut créateur, s’affirmer sans se recevoir, celui-là doit nier Dieu. Et cette négation en définitive ne peut prendre une autre forme que le suicide métaphysique. Mais toutes les raisons avancées (adaptation au monde, réalité, élan brimé de la pensée…) ne sont que prétextes pour voiler la véritable question : celle d’accepter un salut, une divinisation donnés par Dieu, ou de s’en faire l’artisan. Opposition sans compromis, à laquelle il n’est d’autre réponse que celle de la foi : croire que ce don de Dieu ne diminue pas l’homme, mais que c’est en lui seul que s’accomplit sa véritable nature. L’athéisme de Kirilov, désespérément attaché à « son idée » sans savoir la justifier de manière rationnelle, dit bel et bien, précisément dans cette irrationalité, la réalité de cette forme d’athéisme. Et ce jusque dans son articulation logique : en apparaissant d’abord comme celui qui a décidé de se suicider, quelles que soient les explications postérieures à ce geste, Kirilov est réellement l’homme qui nie Dieu pour le devenir. Il incarne, mieux peut-être que toutes les autres figures, la négation de Dieu au nom de l’affirmation de l’homme. Et ce jusqu’à l’obstinée démence de l’arbitraire. P.L. 45 La religion sous la Révolution française. Par Philippe Cazala Introduction Il y a eu une religion révolutionnaire. On voit souvent, dans les image d’Épinal, les patriotes arborant avec une piété ombrageuse leurs symboles propres et faisant en même temps une guerre sans merci aux symboles anciens : armoiries, terriers, châteaux, églises, statues. . .Ils détruisent sans pitié, sans relâche dans une fureur sacrée. Cela n’est que l’épiphénomène d’un fait plus vaste que l’on pourrait appeler, à la suite de l’historien A. Aulard, une religion révolutionnaire. Cette religion nouvelle est née dans le terreau des Lumières. La Révolution n’était pas en soi antichrétienne, mais elle a produit une exaltation mystique, transformé en culte civil ou en fanatisme autorisé. La religion révolutionnaire a eu, elle aussi, son ivresse qui fait oublier jusqu’aux devoirs de la famille ou de l’amitié. Elle a eu, elle aussi, ses célébrations, ses « messes avec grand concours de citoyens ». En effet, à partir du moment où l’Église constitutionnelle, mise en place par la Constitution civile du clergé, n’est plus viable en particulier à cause de la réforme de l’état civil, les hommes au pouvoir cherchent à établir un culte civil, une religion d’État, fondée sur la Raison. Cette religion puisait ses ressources spirituelles dans les écrits des philosophes anciens et modernes. Foncièrement différente du catholicisme de la majorité des Français de l’époque, elle entendait se substituer à celui-ci. Ce phénomène, un et divers, se développe donc entre 1791, pour les premières fêtes civiques, et 1799, année où il s’épuise totalement. L’objet de cet article est de voir comment s’est développé et diversifié cette religion révolutionnaire, dont le fond semble être davantage l’anticléricalisme que l’amour du prochain. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous verrons comment naît et se développe une mystique révolutionnaire antichrétienne, puis nous verrons les quatre grandes manifestations positives de religion révolutionnaire : le culte de la Raison, celui de l’Être suprême, le culte des théophilanthropes et le culte décadaire. 1 La mystique révolutionnaire 1.1 Religion et État révolutionnaire « Pour la sincérité religieuse, pour l’exaltation mystique, pour l’audace créatrice, les hommes de la Révolution ne le cèdent en rien aux hommes de la Réforme » affirme A. Mathiez, auteur d’une thèse portant sur la religion de la Révolution67. Les origines des cultes de la religion révolutionnaire, selon A. Mathiez, sont à chercher dans la conception de l’État qu’avaient les révolutionnaires. Ils estiment en effet que l’État neutre, laïque, ne doit pas 67 A. Mathiez, Les origines des cultes révolutionnaires, Paris, 1904. 46 être pour autant indifférent aux religions, mais que toutes se valent dans la mesure où elles enseignent la même morale. L’État doit veiller à ce qu’aucune atteinte ne soit faite à ce fond commun religieux, car il a une mission morale à remplir. Les philosophes lui subordonnent donc les religions pour lui donner sur elles comme un droit de censure. « L’État, ce me semble, dit l’abbé Raynal68 n’est point fait pour la religion, mais la est faite religion pour l’Etat » et « Quand l’État se prononce, l’Église n’a plus rien à dire ». Cette conception de l’État est loin d’exclure une mystique de la Révolution. On peut la percevoir dès les États généraux de 1789. Les États généraux ont reçu la mission de régénération de leurs concitoyens et de l’espèce humaine tout entière. Avec les Droits de l’homme et du citoyen, on a une première manifestation de cette ferveur : Barnave veut par exemple que la Déclaration des droits de l’homme devienne « le catéchisme national ». La Loi, œuvre des législateurs, comme telle, a droit à tous les respects. « Non seulement le peuple doit observer la loi, mais il doit l’adorer. Le patriotisme n’est en effet qu’un sacrifice perpétuel à la loi, en un mot, tant que le nom de la loi ne sera pas aussi sacré que celui des autels et aussi puissant que celui des armées, notre salut est incertain et notre liberté chancelante » dit la Feuille villageoise69 dans son « avis précédant la seconde année (N.d.l.R.: 1791) ». Il y a donc une religion révolutionnaire qui développe pour s’exprimer un système original de symboles. 1.2 L’autel de la patrie Le symbolisme s’est formé presque au hasard, sans plan d’ensemble. On y trouve des objets, des légendes, un grand nombre d’emblèmes de l’Antiquité auxquels on joint des symboles maçonniques. Enfin, le symbolisme a copié les cérémonies du culte catholique. C’est un symbolisme très souvent mis en œuvre. À titre d’exemple, la cocarde est un signe qui est devenu obligatoire pour les citoyens et même pour les citoyennes par les décrets des 4-8 juillet 1792 et 21 septembre 1793. Un objet intéressant sont les autels de la patrie qui sont nés un peu partout et qui ont été quasiment tous détruits sous l’Empire. Ces objets sont des éléments de syncrétisme entre la religion païenne de l’Antiquité, mâtinée d’un évangélisme de bon aloi, auquel on ajoute la sauce des Lumières de communion avec la nature. Le premier a sans doute été élevé par le franc-maçon Antoine Cadet de Vaux70 dans sa propriété à Franconville-la-Garenne, au début de l’Anne 1790, « élevé sur un tertre formant un bois sacré », cet autel avait une forme de pyramide à trois faces, surmonté de faisceaux d’armes avec leurs haches. Au milieu se dressait « une pique de 18 pieds de hauteur (N.d.l.R. : 5,4m), surmontée du bonnet de la Liberté, ornée de ses houppes ». La pique supportait « un bouclier antique offrant d’un côté l’image de M. de La Fayette avec cette légende : "Il hait la tyrannie et la rébellion71", de l’autre une épée, des étendards en sautoir, le tout en métal fondu ». Sur les trois faces de l’autel, on lisait ces inscriptions : Il fut des citoyens avant qu’il fût des maîtres, 68 G. T. Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans les deux Indes, l.XX, ch.2. 69 La Feuille villageoise était une publication hebdomadaire, créée en septembre 1790 par Joseph-Antoine Cerruti, visant à informer un public large des lois, événements et découvertes qui pouvaient l’intéresser. 70 On doit entre autres à ce mémorable philanthrope des Observations sur les fosses d’aisance, Paris, 1778, et un traité, fort célèbre en son temps, intitulé Moyen de prévenir le retour des disettes, Paris, 1812. 71 Voltaire, Henriade, IV, 406. 47 Nous rentrons dans les droits qu’ont perdus nos ancêtres72 Nous allons voir fleurir la Liberté publique, Sous l’ombrage sacré du pouvoir monarchique73 On s’assemble, on conspire, on répand des alarmes, Tout bourgeois est soldat, tout Paris est en armes74 En quelques mois, l’autel de la patrie fait fortune. On en trouve presque partout en France, fruits de l’évergétisme d’un riche particulier ou d’une souscription publique. Selon A. Mathiez, tantôt il était construit par les citoyens de toutes les classes qui maniaient la pelle et la pioche avec un bel entrain patriotique75. » Il devient le lieu de réunion préféré des patriotes. Légiférant sur un fait accompli, la Législative décrète le 26 juin 1792 que « dans les communes de l’Empire, il serait élevé un autel de la Patrie, sur lequel serait gravée la Déclaration des Doits avec l’inscription : Le citoyen naît, vit et meurt pour la patrie. » Lorsque des écoles du Collège irlandais le 6 décembre 1790, en jouant, renversent des vases de l’autel de la Patrie, les patriotes crient à la profanation et demandent un sévère châtiment des coupables. Cela montre le respect religieux dont étaient entourés ces objets dès le début. Ce ne sont cependant pas les seuls objets entourés de vénération. On connaît aussi le cas des arbres de la liberté. Le premier a été mis en place par un curé, en 1790, dans le Poitou. Mais cet arbre, parfois, n’est autre que l’arbre de mai, qui devient symbole révolutionnaire en janvier 1790. Les patriotes punissent ceux qui les mutilent. La mort des arbres de la Liberté est vécue comme un deuil public : l’un d’eux ayant été coupé à Amiens, son tronc est porté à la mairie, couvert d’un drap noir. Les arbres de la liberté, comme les autels de la Patrie ou les cocardes, acquièrent une forte valeur symbolique. Ces éléments sont complétés par une série d’images gravées ou imprimées des Tables de la Déclaration des Droits ou les Tables de la Constitution. Enfin il convient de noter la récupération de symboles maçonniques répandus comme le niveau pour symboliser l’Égalité ou les mains entrelacées pour la Fraternité. Tous ces symboles représentent, concrétisent et évoquent un ensemble de sentiment et d’idées, une foi. 1.3 Les cérémonies civiques En 1791, les patriotes ont pris l’habitude de se réunir dans des fêtes civiques. La première des cérémonies civiques, qui donne son modèle à toutes les autres, c’est celle de la Fédération ou des fédérations. Dans tous les cas, le credo politique de ces assemblées est lié à un credo moral : « Point d’État sans mœurs, point de citoyens sans vertu, point de vertu sans liberté » peut-on lire sur les portiques du temple de la Concorde à Lyon. Les vieillards président la fête, comme s’ils étaient revêtus d’une sorte de magistrature morale. Les divers cultes de la Révolution, développés par la suite, reprennent ces mêmes préoccupations morales. Dans d’autres cas, on relève une fascination de la nature. A Dôle, lors de la Grande fédération, une jeune fille vient (21 février 1790) au début de la fête « avec un verre d’optique extraire du Soleil le feu sacré et allumer dans un vase grec, placé sur l’autel, un feu qui donnera subitement une 72 Voltaire, Henriade, IV, 423-424. Voltaire, Brutus, I, 2, 136-137. 74 Voltaire, Henriade, III, 247-248. 75 A. Mathiez, Les origines. . . , p.31. 73 48 flamme tricolore76 ». Il y a alors peu de démonstrations anticléricales : les fêtes de la fédération commencent généralement avec la messe. Se multiplient à ces occasions des manifestations œcuméniques : à Montélimar, le curé et le pasteur tombent dans les bras l’un de l’autre, les catholiques conduisent les protestants à l’église et donnent au pasteur une place d’honneur dans le chœur, les protestants reçoivent les catholiques au prêche et mettent le curé à la première place. Les fêtes révolutionnaires, dans les années 1790-1791 sont donc des événements exaltant la valeur morale des citoyens et donnant lieu à des manifestations réciproques d’œcuménisme entre catholiques et protestants. Il s’opère donc un syncrétisme entre morale et religion. Ce syncrétisme se manifeste de façon toute spéciale à l’occasion du baptême civique. Le premier baptême civique, qui deviendra l’un des sacrements du culte de la Raison, a été célébré pour la première fois à la fédération de Strasbourg (13 juin 1790). Voici le récit qu’en fait le procès verbal de la fédération : L’épouse de M. Brodard, garde national de Strasbourg, était accouchée d’un fils le jour même du serment fédératif. Plusieurs citoyens, saisissant la circonstance demandèrent que le nouveau-né fût baptisé sur l’autel de la Patrie. [. . .] Tout était arrangé lorsque M. Kohler, de la Garde nationale de Strasbourg et de la Confession d’Augsbourg, réclama la même faveur pour son fils que son épouse venait de mettre au monde. On la lui accorda d’autant plus volontiers qu’on trouva par là une occasion de montrer l’union qui règne à Strasbourg entre les différents cultes. Le procès verbal décrit la cérémonie : l’enfant catholique a une marraine protestante, l’enfant protestant a une marraine catholique. Le Catholique se fait appeler Charles Patrice Fédéré Prime René De La Plaine Fortuné, le protestant se fait appeler François Frédéric Fortuné Civique. Les ministres du culte protestant et catholique font d’abord le baptême religieux. Puis le procès verbal poursuit : “L’autel religieux fut enlevé. Les marraines portant les nouveaux-nés vinrent occuper son emplacement. On déploya le drapeau de la fédération audessus de leurs têtes. Les autres drapeaux les entourèrent ayant cependant le soin de ne pas les cacher aux regards de l’armée et du peuple. Les chefs et commandants particuliers s’approchèrent pour servir de témoins. Alors les parrains debout sur l’autel de la Patrie prononcèrent à haute et intelligible voix au nom de leurs filleuls, le serment solennel d’être fidèles à la Nation, à la Loi, au Roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le Roi. Des cris répétés de Vive la Nation, Vive la Loi, Vive le Roi se firent aussitôt entendre de toutes parts. Pendant ces acclamations, les commandants et autres chefs formèrent, avec leurs épées nues, une voûte d’acier au-dessus de la tête des enfants. Tous les drapeaux réunis au-dessus de cette voûte se montraient en forme de dôme, le drapeau de la fédération surmontait le tout et semblait le couronner. Les épées, en se froissant légèrement, laissaient entendre un cliquetis imposant, pendant que le doyen des commandants des confédérés attachait à chacun des enfants une cocarde en prononçant ces mots : Mon enfant, je te reçois garde national. Sois brave et bon citoyen comme ton parrain. Ce fut alors que les marraines offrirent les enfants à la patrie et les exposèrent pendant quelques instants aux regards du peuple. A ce spectacle, les acclamations redoublèrent. Il laissa dans l’âme une émotion qu’il est impossible de rendre. Ce fut ainsi que se termina une cérémonie dont l’histoire ne fournit aucun exemple.” 76 J. Michelet, Histoire de la Révolution française, I, cité par A. Mathiez, Les origines. . . , p. 41. 49 Tout est mêlé dans ce double baptême : symbolique religieuse, avec le lien évident au baptême religieux et à l’union des confessions, symbolique militaire des drapeaux et de la garde nationale et symbolique révolutionnaire, avec l’autel de la Patrie, la cocarde et les acclamations de la population. La mystique révolutionnaire s’exprime donc à travers toute une série de symboles plus ou moins homogène. Cette religion assumée prend une tournure radicalement anticléricale après la fuite à Varennes. La déchéance de la monarchie, le 10 août 1792, puis la condamnation et la mort du roi, le 21 janvier 1793, sont les événements qui ont catalysé l’explosion de l’anticléricalisme en France. C’est alors le début d’une ère de déchristianisation massive, pendant la première et la seconde Terreur. 2 La religion de la Terreur (1792-1794) culte de la Raison et Être suprême 2.1 La déchristianisation populaire Après la chute de la monarchie, la Convention, en septembre 1792, remplace l’assemblée législative. Celle-ci ne prend pas tout de suite des mesures antichrétiennes (NOTE : À vrai dire, la première mesure proprement antichrétienne était la dernière mesure prise par la Législative. Cette mesure était celle de la laïcisation de l’état civil, faisant notamment du mariage un simple contrat civil. Cela permettait à l’État de contrôler les empêchements dirimants du mariage, donc de permettre le mariage aux clercs et aux religieux, ainsi que le divorce. Cela a créé le premier « cas de conscience » de l’Église constitutionnelle.). Les mesures prises par la suite sont le fruit d’une déchristianisation à caractère populaire. La déchristianisation gagne peu à peu tout une partie Nord du pays, avec un relais efficace dans le Lyonnais. Ce n’est qu’après cela que la Convention prend des mesures ouvertement antichrétiennes. Cette politique est ensuite infléchie par Robespierre lorsqu’il prend la tête du comité de salut public. On peut commencer à parler de déchristianisation avec les changements de toponymes. C’est un épisode bien connu de la Révolution française. On change les toponymes en effaçant ce qui, en eux, fait référence à la religion ou à l’ancien Régime. Le changement le plus courant est de garder le nom du saint du village et de lui retirer son épithète : Saint-Antonin devient Antonin. Cette mesure ne touche d’ailleurs pas seulement l’aspect religieux des toponymes : tout ce qui peut évoquer la féodalité est supprimé. Chateaudun devient par exemple Dunsur-Loire77. Un procédé courant est d’ajouter une épithète, comme « liberté » (dans 181 cas), Égalité (dans 40 cas), ou encore « civique », « La Montagne », « défanatisé », « sans préjugés ». . . Mais là où l’on voit poindre les éléments d’une religion révolutionnaire, c’est dans les cas où les communes se mettent sous l’autorité tutélaire d’un martyr de la liberté. Le plus représenté est Marat (53 cas), mais il y a aussi des Lepeletier (25 cas), des Bara, Viala, voire Guillaume Tell ou des héros de la philosophie, de l’antiquité, et même de la toponymie antique. On dénombre ainsi sept Rousseau et six Voltaire. Brutus (12 cas) l’emporte sur Scævola. Des villes se rebaptisent en Sparte ou en Thermopyles. Saint-Maximin devient ainsi Marathon, à lire avec ou sans « h », ce qui provoque le passage de la voisine Saint-Raphaël en « Baraston78 », Saint-Tropez, dans la même baie, se mue en Héraclée. Les îles 77 78 Les exemples sont légions : Bar-le-Duc est changé en Bar-sur-Ornain, Vic-le-Comte en Vic-sur-Allier… on aura une mention spéciale pour Bourbon l’Archambault, transformé par le décret du 30 septembre-3 octobre 1792 en Burges-les-Bains. Avec un seul r, vous avez la figure de Bara, enfant martyr de la liberté, avec deux r, vous avez Barras, un futur martyr. . . de Bonaparte, pour l’heure encore héros de la 50 de Lérins se font rebaptiser îles Marat et Lepeletier. Ces mesures sont le fruit de mouvements populaires encouragés par le représentant en mission. Ce personnage est le relais de la Convention sur place. Dans la Nièvre, le mouvement trouve le concours actif d’un oratorien défroqué, Joseph Fouché79, le futur ministre de la police de Napoléon. C’est lui, à vrai dire, qui prend l’initiative de la déchristianisation dans le département et qui lance ce mouvement dans les autres départements. Le 10 août 1793, il célèbre le baptême civique de sa fille, répondant au doux nom de Nièvre, et préside le 25 septembre l’inauguration d’un buste de Brutus. Puis il interdit le célibat religieux, obligeant tous les clercs du département à se marier, à moins d’adopter un enfant ou de nourrir un vieillard indigent. On voit alors beaucoup de prêtres émigrer, constitutionnels comme réfractaires, ou contracter des mariages de pure forme (un prêtre de trente ans qui se marie avec sa gouvernante de soixante-dix ans). Fouché prêche dans les cathédrales, comme à Moulins. Le 26 septembre, à Moulins, il fait brûler les ornements sacerdotaux ou détruire les statues. Cette mission finit par l’abjuration de l’évêque constitutionnel, Laurent, « qui se défroque avec éclat ». Un arrêt du 9 octobre proscrit le culte public, laïcise les funérailles et les cimetières. D’autres représentants en province s’engagent dans même voie : à Reims, le représentant en mission de la Marne brise la sainte ampoule, d’autres prennent toute la vaisselle d’argent des églises. Ces pratiques débouchent sur un iconoclasme révolutionnaire qui trouve son achèvement dans l’autodafé. L’autodafé, comme celui que provoque Fouché à Moulins est une composante essentielle de la déchristianisation révolutionnaire. Comme le dit justement Michel Vovelle, l’autodafé « est une aventure totale », un tout dans l’avènement de la religion révolutionnaire. C’est une des formes violentes de déchristianisation. Le point culminant de ces autodafés apparaît en France au cours de l’hiver 17931794. À Seyssel, dans l’Ain, on célèbre le 30 nivôse une fête de la Raison. L’agent national rappelle que les sans-culottes savent détruire le monstre hideux du fanatisme, car c’est « chez le ci-devant peuple que règnent les vrais sentiments de la nature et du patriotisme » et « qu’abandonnant aux despotes la pompe et la magnificence » on se contente « d’une fête simple où l’on respire l’air pur qui ne convient qu’à des hommes libres ». Le cortège voit défiler une jeune citoyenne figurant la déesse Raison, suivie des autorités du peuple. Ce cortège s’achève sur un autodafé en forme de mimodrame : un individu, vêtu d’habits sacerdotaux, représente le fanatisme et, sortant de derrière l’autel, regarde avec étonnement la déesse Raison. Elle lui montre les droits de l’homme : effrayé, le fanatisme cherche à s’enfuir, mais les jacobins qui veillent le chargent de chaînes. On sort alors de l’église les hochets de la superstition. Quatre jacobins portent un confessionnal qu’ils placent à côté du temple de la Raison : un officier municipal armé d’une hache en sépare les deux places… miracle ! Le confessionnal ainsi divisé à la forme d’une guérite où un garde national entre en chantant : « Veillons au salut de l’Empire ». Puis les hochets de la superstition sont entassés et brûlés : « on allait y jeter le fanatisme lorsque, se dépouillant de son costume burlesque qu’il livre aux flammes, il apparaît vêtu en garde national, abjure l’erreur et le mensonge qu’il a enseignés jusqu’alors et jure de ne professer que les principes républicains fondés sur la saine raison ». Cette scène illustre la vocation de la cérémonie iconoclaste : c’est une démonstration pédagogique à usage populaire. 79 Révolution. Fouché est connu certes pour son activité déchristianisatrice. Mais il l’est encore plus par la violence avec laquelle il a fait exterminer en masse les populations de Lyon (alias VilleAffranchie), insurgées contre la Convention en octobre 1793. Il écrivait notamment à cette occasion : “Les démolitions sont trop lentes, il faut des moyens plus rapides à l’impatience républicaine. L’explosion de la mine et l’activité dévorante de la flamme peuvent seules exprimer la toute puissance du peuple. Sa volonté ne peut être arrêtée comme celle des tyrans, elle doit avoir les effets du tonnerre.” Le représentant en mission y a gagné le surnom de « mitrailleur de Lyon » pour avoir substitué à la guillotine, trop lente, l’extermination en masse des citoyens jugés suspects par la mitraille. Des canons tiraient à bout portant sur des groupes de citoyens désarmés. Robespierre, entre autres, lui a reproché ce comportement sauvage. 51 L’autodafé s’en prend à tous les objets qui peuvent rappeler la religion et prend la forme d’un violent iconoclasme. Ainsi, à Embrun, lors d’une fête dansante sont brûlés des portraits de Saint François de Sales, d’évêques, de cardinaux, de jésuites, un grand Christ et une vierge en bois doré. Le compte-rendu de cette scène, adressé à la Convention signale qu’il n’a manqué à la fête « qu’un peintre pour remplacer les tableaux du fanatisme par ceux des martyrs de la liberté ». Dans ce cas, comme on le voit autre part, le mouvement de destruction appelle un prolongement, la substitution d’une autre religion à celle qui est symboliquement et matériellement détruite. La fin du culte catholique est matérialisée par un événement que connaît toute la France : la fermeture des églises. Paris est très touchée par ces mesures qui émanent de comités locaux. Mais encore une fois, le mouvement vient de la province, où ces fermetures ont été très nombreuses. Le culte était déjà fermé aux réfractaires depuis la promulgation de la Constitution civile du clergé, mais il était encore ouvert au clergé officiel. Avec la bénédiction de la Convention, les églises se ferment. Elles sont parfois partiellement détruites, on en descend les cloches et on en vole l’argenterie. Il y a un iconoclasme, cette fois-ci officiel, qui mobilise les trésors dormants de la superstition pour l’effort de guerre. On voit dans les annonces de fermetures d’églises une diversité de mise en œuvre. Le culte cesse dans une aire de la France du Nord, centrée sur Paris. De même, le culte est presque complètement évincé à Lyon. Dans beaucoup de cas, la fermeture de l’église n’est pas annoncée comme telle, mais comme l’ouverture d’un temple de la Raison, ou l’annonce suivante : « La Raison règne désormais dans notre commune80. » Il y a parfois des accommodements : un village des Basses-Alpes, après avoir reçu l’abdication de son curé, lui demande, tant qu’il y est, de célébrer encore la messe le dimanche suivant. Le dépouillement des églises touche beaucoup le sud baroque, les cathédrales, le Comtat Venaissin et la Savoie. La fermeture des églises, correspondant ou non à l’ouverture de temples de la Raison, influence et reflète le tour que prend la déchristianisation officielle dirigée par la Convention. 2.2 La déchristianisation officielle La Convention avait toujours été réticente à prendre des mesures ouvertement antichrétiennes. C’est Chaumette et les membres de clubs qui vont rendre cela possible. Le mouvement de déchristianisation lancé par Fouché atteint en effet Paris grâce aux clubs. Les clubs mènent une campagne pour la déchristianisation. Le 6 novembre 1792, à dix heures du soir, Gobel, l’archevêque constitutionnel de Paris81, est pressé par des patriotes d’abdiquer. Il promet de se ranger à l’avis de son conseil. Le lendemain, le conseil opine par 14 voix sur 17. À la Convention, où il est traîné, il remet sur la tribune ses lettres de prêtrise, sa croix pectorale et son anneau et se coiffe du bonnet rouge82. Paris n’a plus d’évêque, mais la cathédrale sert toujours aux offices constitutionnels. On décide 80 On rencontre ainsi 150 adresses à la Convention de renonciation au culte catholique et de conversion à la Raison. Il est évident que ce n’est qu’une partie infime du mouvement de fermeture des églises. 81 Le destin exceptionnel de cet évêque auxiliaire de Bâle se mesure à sa carrière ecclésiastique. Il se trouve, en 1791, être un des seuls évêques d’Ancien Régime à jurer fidélité à la Constitution civile du clergé, avec Talleyrand et cinq autres évêques. Il ne recule pas devant l’idée de créer un schisme et, contrairement aux cinq autres, sert de coconsécrateur à Talleyrand pour consacrer les premiers des évêques constitutionnels. Élu dans plusieurs diocèses, il choisit celui de Paris, où il se montre plutôt mauvais administrateur, dépassé par les événements. Il doit par exemple installer à Saint Augustin un nouveau curé, l’abbé Aubert, et met dans une stalle d’honneur la femme du nouveau curé... 82 À cette nouvelle, Grégoire, évêque constitutionnel du Loir-et-Cher proteste qu’il restera toujours évêque : ce n’est ni du peuple, ni de l’assemblée qu’il tient son caractère et sa mission. Sur les bancs de la Convention, en pleine Terreur, il continue de porter sa tenue de prélat. 52 d’en prendre possession pour y célébrer une fête de la Liberté le 10 novembre : une montagne se dresse en avant du chœur. Sur cette éminence est placé un temple dédié à la philosophie ; une actrice de l’Opéra remplace les « idoles inanimées ». Elle incarne la liberté, mais on l’appellera « déesse Raison », nom qui prévaudra pour la fête elle-même dans ses reproductions en province. Les sections de Paris, l’une après l’autre, comme en province, demandent la fermeture des églises, le conseil général suggère qu’on abatte les clochers. Le même souci de sécularisation préside à la réforme du calendrier grégorien qui part de l’ère chrétienne assignant à chaque jour la commémoration d’un saint. Fabre d’Églantine trouve des mots évocateurs de la nature, sur la sonorité desquels il s’extasie. Il résulte de ces dénominations, ainsi que je l’ai dit, que, par la seule prononciation du nom du mois, chacun sentira parfaitement trois choses, et tous leurs rapports, le genre de saison où il se trouve, la température et l’état de la végétation. C’est ainsi que dès le premier de Germinal, il se peindra sans effort à l’imagination, par la terminaison du mot, que le printemps commence, par la construction et l’image que présente le mot, que les agents élémentaires travaillent, par la signification du mot, que les germes se développent83. Chaque quintidi est figuré par « un de ces animaux domestiques, nos fidèles serviteurs », chaque décadi par « un instrument aratoire », les autres jours par un produit agricole de la période dans laquelle on se trouve. Le mois de vendémiaire, celui des vendanges, commence ainsi par le jour du raisin, le premier primidi, les décadis sont les jours de la cuve, du pressoir, puis du tonneau. “Nous avons pensé que la nation, après avoir chassé cette foule de canonisés de son calendrier, devait y retrouver en place les objets qui composent la véritable richesse nationale, les dignes objets, sinon de son culte, au moins de sa culture ; les utiles productions de la terre, les instruments dont nous nous servons pour la cultiver, et les animaux domestiques, nos fidèles serviteurs dans ces travaux ; animaux ! bien plus précieux, sans doute, aux yeux de la raison, que les squelettes béatifiés, tirés des catacombes de Rome84.” Les ouvriers ne trouvent pas leur avantage à ce nouveau calendrier qui leur offre un jour de repos par décade. La Convention n’exige pas le respect immédiat du calendrier nouveau mais tente de lancer le culte décadaire au cours duquel le maire de la commune ou un vieillard devait lire et expliquer les lois au peuple. Cela se faisait ordinairement dans les églises. 2.3 Robespierre et le suprême culte de l’Être Subitement la Convention se raidit par l’effet de l’action de Robespierre et de Danton. Robespierre n’aime pas le clergé, certes. Il était contre la liberté de culte dans la Déclaration des Droits et voulait proposer à la Constituante le mariage des prêtres. Mais il déteste encore plus l’irréligion. C’est son côté voltairien : le peuple a besoin d’une croyance. Il a d’ailleurs avec lui la majorité de la population que la politique de déchristianisation exaspère. De plus, il présente les déchristianisateurs comme des espions à la solde des puissances étrangères (même l’Angleterre et la Prusse) qui veulent faire une croisade dans la France impie. Fouché, le « mitrailleur de Lyon », connu pour ses accointances avec l’Angleterre, est une de ses cibles préférées. Danton lui apporte son concours immédiat. En suscitant des ennemis à la République, les déchristianisateurs servent les envahisseurs et la contre-révolution. C’est ce qui fait tomber la tête de 83 Ph. Fabre d’Eglantine, Rapport fait à la Convention nationale, dans la séance du 3 août 1793, l’an second de la République une et indivisible, impr. par ordre de la Convention nationale, 1793. 84 Ibid. 53 Hébert. On en a donc fini avec l’irréligion de la Convention lors de l’avènement de la Grande Terreur. Les déchristianisateurs voulaient remplacer le christianisme par le culte de la déesse Raison. Robespierre, lui, inaugure une nouvelle religion, celle de l’Être suprême. Elle repose sur deux dogmes : la croyance à l’être suprême et à l’immortalité de l’âme. Cette religion a son grand cérémoniaire, le peintre David, et son grand pontife, Robespierre. Ce culte spiritualiste réagit contre l’athéisme de la déesse Raison. Les fêtes de l’Être suprême, pour autant, ne mettent pas fin aux persécutions. Le 18 floréal est proclamé un décret sur l’immortalité de l’âme. Plusieurs départements du Sud-Est répondent par leur approbation dénonçant âprement l’athéisme (Vaucluse et Bouches-du-Rhône), répudiant rétrospectivement la persécution et l’intolérance (Hérault), montrant leur horreur de l’athéisme « destructeur de tout ordre et de toute morale » (Société populaire d’Entrevaux, Basses-Alpes, le 1er thermidor). C’est en prairial que le culte de l’Être suprême connaît en France un point culminant, à Paris comme en province. Le culte de l’Être suprême a manifestement plus de prise dans le Midi, prédisposé à se rallier plus massivement à l’Être suprême qu’à la Raison. Le 16 frimaire (5 décembre 1793) est voté le fameux décret sur la liberté des cultes. Ce décret n’arrête pas la déchristianisation : à Paris, la plupart des églises restent fermées. Dans les départements aussi, les autorités interprètent la loi dans un sens anticlérical : pour qu’il y ait liberté des cultes, il est interdit de prêcher ou d’écrire pour favoriser un culte ou l’autre. 3 La Religion du Directoire théophilanthropie et culte décadaire 3.1 La théophilanthropie Révellière-Lépeaux de : La La théophilanthropie a pour initiateur un publiciste, Chemin-Depontès. Son Manuel des théo- philanthropes, édité en 1796, devient l’évangile, le rituel et la somme théologique de la nouvelle religion. La doctrine est abstraite et se résume à celle du déisme le plus insipide. Chemin-Dupontès parvient à implanter son nouveau culte grâce à ses relations, parmi lesquels on peut retenir le peintre David, le directeur Dupont de Nemours ou l’écrivain Bernardin de SaintPierre et le poète Chénier. L’appui le plus efficace est celui du directeur La Révellière-Lépeaux, que l’on considère comme le pape de la nouvelle religion. Les théophilanthropes s’installent à Saint-Merri, Saint Etienne-du-Mont, Saint Eustache, Saint Germain-l’Auxerrois, Saint Sulpice et Notre-Dame. Cela produit une pratique de simultaneum qui provoque des frictions. Sous la houlette du « grand pontife » La Révellière, le culte théophilanthropique reçoit l’appui du gouvernement. Le 12 floréal an V, après le coup d’État qui le porte au pouvoir, La Révellière prononce un vibrant discours, qu’Albert Mathiez n’a pas peur de qualifier de « ridicule », dans lequel il se fait l’ardent défenseur de la théophilanthropie. « Lorsqu’on a abattu un culte, quelque antisocial et déraisonnable qu’il fût, dit-il à cette occasion, il a toujours fallu le remplacer par d’autres, sans quoi il s’est pour ainsi dire remplacé lui-même en renaissant de ses propres ruines. » La Révellière, en homme de la Révolution, explique dans ce discours que, dans une société bien organisée, les hommes publics n’ont pas seulement la charge du bien-être matériel de la nation, mais qu’ils se doivent aussi à son bien-être moral. Les nouveaux maîtres de la France sont des pasteurs d’âmes : par la charge qu’ils ont reçues, le mandat de se consacrer au bonheur public, et par leur héritage, puisque, succédant au roi, ils tiennent à sa place ce rôle de Providence des peuples où celui-ci avait défailli. La Révellière est très pénétré de la gravité de sa haute magistrature. À la fête du 1er vendémiaire, célébrée en grande pompe au Champ-de-Mars, il veut donner un modèle à suivre pour les harangues officielles et, au lieu du discours habituel, 54 il compose une Action de grâces à l’Éternel, dont tous les paragraphes se terminent par un même refrain : « Grâces te soient rendues, Souverain arbitre de l’Univers, grâces te soient rendues, la France est République ! » Cette pompe, Chemin en avait déjà eu l’idée pour la « messe théophilanthrope85 ». Il invente en effet, pour revêtir son abstraite doctrine, une liturgie publique et un culte privé. Sur une robe blanche, serrée par une ceinture bleu aurore, les officiants endossent une tunique bleu ciel. Le service débute par une invocation au Père de la Nature, suivi d’un examen de conscience : l’officiant pose les questions auxquelles les fidèles répondent intérieurement. Cette partie pénitentielle se conclut par une invocation au « Père des humains, conservateur de la morale ». La deuxième partie comprend des lectures morales, entremêlées de chants. Les textes sont tirés des dits de Socrate, de Jésus et de Zoroastre ; on a aussi des textes du Coran, de l’Évangile, de Fénelon, de Sénèque. . . Le tout pendant une heure et demie, qui s’achève par une invocation à la Patrie et une exhortation finale, invitation à vivre selon sa conscience, à faire la charité, à ramener au bien et à conduire à la théophilanthropie les âmes égarées (en particulier les athées). Le service s’achève sur ces paroles : « Allez en paix, ne vous divisez pas pour des opinions et aimez-vous les uns et les autres ». Le culte privé ou domestique se pratique au lever et au coucher du théophilanthrope. Voici ce que dit Chemin-Depontès : À son réveil, il élève son âme vers la divinité et lui adresse au moins par la pensée une courte invocation : « Père de la nature, je bénis tes bienfaits, je te remercie de tes dons. J’admire le bel ordre des choses que tu as établi par ta sagesse et que tu maintiens par ta providence et je me soumets à cet ordre universel. Je ne te demande pas le pouvoir de bien faire ; tu me l’as donné ce pouvoir et, avec lui, la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir. Je n’aurai donc pas d’excuses si je faisais le mal. Je prends devant toi la résolution de n’user de ma liberté que pour faire le bien, quelques attraits que le mal paraisse me présenter. Je ne t’adresserai point d’indiscrètes prières : tu connais les créatures sorties de tes mains, leurs besoins n’échappent pas plus à tes regards que leurs plus secrètes pensées. Je te prie seulement de redresser les erreurs des autres et les miennes ; car presque tous les maux qui affligent les hommes proviennent de leurs erreurs. Plein de confiance en ta justice, en ta bonté, je me résigne à tout ce qui arrive ; mon seul désir est que ta volonté soit faite. » À la fin de la journée, le théophilanthrope fait un examen de conscience : « de quel défaut t’es-tu corrigé, quel penchant vicieux as-tu combattu ? En quoi vaux-tu mieux ? » On a à peine besoin de faire remarquer les éléments constitutifs du déisme, en opposition radicale avec le christianisme : il n’y a pas d’alliance entre l’Être suprême et les hommes. Seulement une Providence toute stoïcienne est la trace de cet Être suprême dans les vies humaines. Les demandes à ce Dieu sont par conséquent « indiscrètes » car elles sont inutiles et ne témoignent donc pas du respect religieux que la divinité doit nécessairement inspirer. De même, on peut remarquer les éléments qui semblent issus du christianisme ou qui ont été transmis par lui comme les lectures morales et la pratique de l’examen de conscience. Tout cela aboutit à faire une sorte de singerie de messe, d’autant que le culte public se déroulait dans des églises. Cela leur vaut les attaques des chrétiens, en particulier de Grégoire, qui s’attaque aux théophilanthropes, dans 85 L’expression est de Chemin lui-même. On peut consulter son nouveau Recueil de cantiques, hymnes et odes pour les fêtes religieuses et morales des théophilanthropes, ou adorateurs de Dieu et amis des hommes, précédé des invocations et formules qu’ils récitent dans lesdites fêtes qui constitue le rituel théophilanthrope à proprement parler. 55 l’organe de l’Église constitutionnelle, les Annales de la religion. Le culte des théophilanthropes, les « filous en troupe » sombre rapidement dans le ridicule et dans l’oubli sous le Consulat. 4 Le renouveau du culte décadaire La théophilanthropie avait un caractère officieux. Il en va autrement du culte décadaire, qui devient le culte officiel, imposé par le pouvoir. On commence par ordonner le repos du décadi, en frappant d’amende quiconque travaille ou laisse boutique ouverte ; faire la lessive devient un délit pour les ménagères, on oblige les instituteurs à donner congé chaque décadi et chaque quintidi, on défend de fermer les magasins le dimanche. Ces mesures ne passent pas bien auprès des populations et amènent les prêtres constitutionnels à prêcher l’insubordination pour motifs religieux. Le Directoire veut que ce jour du décadi soit marqué par des cérémonies religieuses qui remplacent et fassent oublier le catholicisme. On tente de restaurer le culte décadaire tel qu’il était sous la Terreur. C’est François de Neufchâteau qui s’attelle à cette tâche ingrate. Le culte manque de charme et d’intérêt : les autorités municipales revêtissent leurs tenues officielles pour lire les lois, notifier les décès, les naissances, les adoptions. On s’ennuie profondément. Les chants patriotiques apportent un peu de vie, avec les mariages qu’on célèbre à cette occasion. Mais dans les campagnes les chœurs manquent de volume et il y a peu de mariages dans l’année. François de Neufchâteau imagine de publier un Bulletin décadaire, dont la lecture agrémenterait celle des lois, contenant des articles instructifs sur l’agriculture, les arts mécaniques, des articles édifiants relatant des actes de patriotisme et de vertu. Il imagine aussi tout un corpus de fêtes. Le succès reste maigre. Le culte décadaire est réglé à Paris par un arrêté du deuxième sansculottide an VI. Douze églises, en plus de la cathédrale Notre-Dame, étaient mises à la disposition des douze administrations municipales et recevaient une nouvelle consécration le 22 vendémiaire an VII. Saint Philippe du Roule prend le nom de temple de la Concorde à cause de la proximité de la place du même nom. Saint Roch est consacré au Génie, parce que ce temple renferme les cendres de Corneille et de Deshoulières (« la plus grande poétesse française »). Saint Eustache devient temple de l’Agriculture à cause de sa proximité avec la halle aux grains. Saint Germain l’Auxerrois est consacré à la Reconnaissance, parce que ce temple est proche du musée du Louvre, qui renferme les trésors artistiques qui ont tiré le peuple de la barbarie et qui doivent ainsi être reconnaissants. Saint Laurent est consacré à la Vieillesse, à cause de l’hospice qui se trouve en face. Saint Nicolas des Champs devient temple de l’Hymen, puisque le quartier avait donné beaucoup de soldats à la République. Saint Merry est consacré au Commerce, Sainte Marguerite à la Liberté et à l’Égalité, Saint Gervais à la Jeunesse, parce que sa façade avait été faite à la Renaissance et que la Renaissance a été un temps de rajeunissement ; Notre-Dame à l’Être suprême, « parce qu’on a pensé que, pour imposer le silence aux ennemis de la chose publique qui affectent d’accuser d’athéisme et d’irréligion les autorités constituées, on devait consacrer l’édifice le plus vaste, le plus majestueux et le plus central du canton de Paris à l’Être suprême » ; Saint Thomas d’Aquin, qui devient temple de la Paix, à cause de sa proximité de Saint-Sulpice, consacré en temple de le Victoire : que serait la victoire sans la paix ? Saint Médard est consacré au travail et, vous l’attendez tous, Saint Étienne du Mont devient le temple de la piété filiale à cause de sa proximité du Panthéon. Á huit heures et demie, le culte catholique – constitutionnel – devait être achevé dans ces temples et tous les signes de religion devaient être voilés. Les autorités font tout pour assurer un public à ces réunions décadaires : le repos décadaire est obligatoire et l’administration centrale enjoint à tous les agents de ses bureaux de s’y rendre et d’y amener leur famille. Comme il y a vraiment peu de monde les jours où il n’y a pas de mariage, certains proposent 56 de remplacer la lecture du Bulletin par des expériences de physique qui produiraient meilleur effet. Neufchâteau est mis au courant ; il demande un rapport. On lui dit que c’est le désordre. Il reconnaît alors qu’on avait organisé ce culte sans plan, sans savoir comment on ferait, comment on se placerait ni ce qu’on dirait. Il pense alors faire nommer des chorèges qui organisent les cérémonies à leurs frais. Il pense aussi à faire aménager des gradins dans les églises pour les transformer en amphithéâtres. Le principal obstacle à vaincre reste l’indifférence de l’opinion. Le rédacteur du rapport déclare donc qu’au lieu de faire une « instruction politique et morale » montrant à la population « que tous les maux ont leur racine dans l’ancien ordre des choses et sont dus aux ennemis de la Révolution, tandis que les biens viennent d’elle seule », il faudrait donner plus de pompe aux cérémonies. Pour ce rédacteur, le temple républicain ne peut être disposé comme le temple de la superstition. À la place des tableaux catholiques « qui ne présentaient que des scènes atroces ou ridicules », on doit accrocher aux murs des guirlandes de feuillage et des inscriptions touchantes. On y joindra les bustes des anciens philosophes et des citoyens qui auront honoré la commune dans laquelle est situé le temple. Il propose aussi qu’on donne aux autorités un costume imposant, qu’on les fasse précéder de licteurs armés de baguettes blanches. Les lectures morales doivent être confiées à des vieillards chenus. Au milieu du mois de nivôse an VII (janvier 1799), un arrêté impose l’agencement de la célébration du décadi. Dans chacun des temples décadaires sera élevée une estrade au chevet de l’édifice, avec des fauteuils pour les autorités. Puis un amphithéâtre doit être construit dans la nef. Dans les bascôtés se tiendront les orchestres et les chœurs. Au fond du temple, la Déclaration des droits et des devoirs sera suspendue à un faisceau colossal. Un autel triangulaire sera élevé à la Loi, dont les faces seront couvertes de peintures allégoriques. Les officiers municipaux se retrouveront chaque décadi à dix heures au vestiaire du temple pour revêtir leurs habits de cérémonie. A onze heures, il feront leur entrée au son des orgues. La célébration commencera par la lecture des lois, faite par un lecteur spécial, de préférence un vieillard. Après la lecture, les élèves des écoles sont interrogés par le président de l’assemblée sur les articles de la Constitution et sur les lois nouvelles. L’interrogatoire est suivi d’un hymne. Puis on passe à la lecture du Bulletin décadaire qui se termine par un morceau de musique. Enfin, on procède à la lecture des actes d’état civil (naissances et décès) et à la célébration des mariages, en passant par la lecture des noms des soldats morts au cours de la dernière décade, avec le nom de leurs parents. Avant les mariages, les orgues « préluderont à la cérémonie, nous dit l’arrêté, par des accords doux et harmonieux ». Après les mariages, la séance est levée aux sons d’une symphonie « d’un mouvement vif et rapide et propre à inspirer aux citoyens des sentiments généreux et fraternels ». Chaque municipalité doit rédiger un procès-verbal de chaque fête. Cet arrêté est très mal appliqué. Le seul amphithéâtre érigé à Paris est celui de Saint Sulpice, temple de la Victoire, fréquenté par les plus hautes autorités de la République. Les fêtes décadaires sont célébrées avec soin à Notre Dame. La cérémonie commençait à dix heures précises et durait trois grandes heures. La célébration du décadi meurt d’elle-même aux premières heures du Consulat. Les hommes du Directoire, en 1799, sont en effet loin d’avoir l’âme religieuse d’un Robespierre ou d’un La Révellière. Conclusion Après la chute de la monarchie, la politique de la Convention et les mouvements de déchristianisation connaissent une forte augmentation. La déchristianisation, au départ populaire devient officielle. Le régime de la première Terreur, celui de la Commune de Paris rend presque obligatoire le culte de la Raison, remplacé peu après par celui de l’Être suprême, pendant la Grande Terreur. Le Directoire, quant 57 à lui, appuie les sectateurs de la théophilanthropie et tente de relancer la célébration du décadi, avec peu de succès. Tous ces cultes, nés de la Révolution ont voulu singer le christianisme dans son aspect de religion sociale, religion de l’État. Au moment de l’arrivée de Bonaparte, la religion révolutionnaire est à bout de souffle : les guerres ont épuisé le pays, l’exaltation mystique du début de la Révolution n’est plus de mise. La foi révolutionnaire meurt donc comme elle est née. Elle ne laisse presque aucune trace derrière elle : privée du soutien du pouvoir sous le consulat comme sous l’Empire, elle n’a pu survivre. P.C. 58 La négation de Dieu dans le Néodarwinisme : exemple de Richard Dawkins. Par Henri de Parseval Introduction L'année passée, les cent cinquante ans de la première publication de l'Origine des Espèces de Charles Darwin (1859) furent l'occasion d'un grand jubilé pour la communauté scientifique. L'ampleur de sa médiatisation ne tient pas seulement à l'intérêt que porte le grand public à l'histoire des sciences. Chacun sait que la théorie de Charles Darwin (l'évolution des espèces biologiques au moyen de la sélection naturelle) a eu de nombreuses répercussions, scientifiques, sociétales, religieuses. Certains y voient le début de l'unification de la biologie (Darwin serait le "Newton" de cette discipline) et la fin d'un certain vitalisme discréditant la biologie, d'autres déplorent l'eugénisme, le darwinisme social et le matérialisme qui s'épanouirait grâce à cette théorie et ébranlerait de surcroît les bases de la morale. Sur le plan religieux, particulièrement en ce qui concerne christianisme, les réactions sont mitigées. Pour un chrétien, la possibilité de se replonger dans un passé a quelque chose de stimulant – les écrits de Teihard de Chardin en témoignent. La remise en question d'une lecture littérale de la Bible est par ailleurs un scandale pour les mouvements créationnistes, et le matérialisme méthodologique revendiqué par les évolutionnistes rencontre l'opposition de l'Intelligent Design (I.D.). Certes, ces exemples ne sauraient être représentatifs de l'ensemble des positions tenues au sein des différentes Églises, mais ils expliquent en partie le nombre important de communications, colloques ou livres mettant en rapport science et religion autour de la question de l'évolution. Beaucoup tendent à réconcilier science et religion, niant l'existence d'un véritable conflit. D'autres au contraire appuient ce dernier, niant toute possibilité de compromis. Ainsi les créationnistes rejettent la science telle qu'elle se fait. De leur côté, certains philosophes et hommes de science ajoutent le nom de Darwin à la liste des scientifiques victimes de l'obscurantisme de la religion, qui ne peut que s'opposer à l'avancée des connaissances. Clémence Royer, traductrice de la troisième édition de L'Origine des Espèces (1862) donne un avant-goût de cette dernière position: "La doctrine de M. Darwin, c'est la révélation rationnelle du progrès, se posant dans son antagonisme logique avec la révélation irrationnelle de la chute (...) C'est un oui et un non bien catégorique entre lesquels il faut choisir, et quiconque se déclare pour l'un est contre l'autre. Pour moi, mon choix est fait : je crois au progrès."73 La référence actuelle d'une biologie de l'évolution en opposition radicale avec la religion est Richard Dawkins, professeur à Oxford, célèbre pour ses nombreux ouvrages sur l'évolution74. Nous aborderons son récent essai : God Delusion (traduit en Français par Pour en finir avec Dieu) dont la thèse générale est clairement énoncée : “Dieu est 73 cité par François Euvé, Darwin et le Christianisme, vrai et faux débats, Buchet Chastel, 2009, p.71 le plus connu est sans doute le gène egoïste (1976) 74 59 une illusion”, qui plus est “une illusion pernicieuse”. Les quatre premiers chapitres de son ouvrage, auxquels nous nous restreindrons, se veulent une démonstration de la “probabilité extrêment faible de son existence”. La suite de l'essai déplore les conséquence de celle-ci, évoquant les méfaits des religions à l’égard de l'humanité. Clairement, le monde serait meilleur sans celles-ci, qui se maintiennent par le poids de l'héritage et de l'endoctrinement. Richard Dawkins pense cependant convaincre quelque croyants assez ouverts pour lire son livre qu'ils peuvent vivre sans avoir besoin de l'hypothèse de Dieu. “Si ce livre répond à mes attentes, les lecteurs qui sont croyants quand il l'ouvriront, seront athées quand il le refermeront”. Loin d'entrer dans toutes les dimensions polémiques de cet ouvrage, il s'agira pour nous de comprendre ce qui amène un “néodarwinien” à pouvoir prétendre nier de façon forte l'existence de Dieu. En quoi la science peut-elle avoir une autorité sur cette question ? Qu'on la considère ou non comme adéquate, la théorie darwinienne est-elle intrinsèquement opposée aux messages des religions, en particulier du christianisme? Nous commencerons par définir plus précisément ce que l'on peut entendre par “néodarwinisme”, pour mieux situer le cadre de pensée de Richard Dawkins. Puis, nous analyserons le regard qu'il porte sur les religions et la manière avec laquelle il en tire une définition de “l'hypothèse de Dieu”. Enfin, nous verrons son raisonnement lui permettant d'affirmer qu'”il est quasiment certain que Dieu n'existe pas”. Qu'entend-on par “néodarwinisme” ? La définition du “darwinisme” est assez simple : il s'agit de la doctrine des partisans de Charles Darwin (1809-1882). Celui-ci est avant tout connu pour avoir contribué de façon décisive à l'acceptation générale de la non-fixité des espèces, dans la communauté scientifique. Son nom est tacitement associé à l'idée d'évolution. Pourtant, il n'est pas le premier à avoir théorisé une transformation des espèces, en témoigne le transmutationnisme de Lamarck (1744-1829). Même après Darwin, certains évolutionnistes, en particulier des paléontologues, se réclamaient de Lamarck plutôt que de Darwin. Le titre complet du livre de Darwin, L'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1859), rappelle que le propre du travail de Charles Darwin est l'élaboration d'un modèle d'évolution, la sélection naturelle. Ce modèle part du constat d'une variation des caractères au sein des espèces, d'une génération à l'autre. Une partie de cette variation est héritable et peut donc se transmettre de génération en génération. Point important pour nous, la variation est infime et non orientée. En revanche, les variants ont des aptitudes différentes à la survie et à la reproduction, dans un environnement où il est difficile que tout le monde puisse survivre ou se reproduire (la fameuse “lutte pour la vie”, struggle for life). La conséquence est que d'une génération à une autre, la proportion d'individus portant des caractères avantageux augmente. Cela est imperceptible à l'échelle humaine, mais explique des changements plus importants à l'échelle des temps géologiques. La différence du modèle de sélection naturelle avec une vision “Lamarckienne” est que Darwin n'a pas besoin d'expliquer les orientations de l'évolution du vivant (l'allongement du cou des ancêtres de la girafe par exemple) par une force interne au vivant. Ce n'est pas l'ancêtre des girafes qui allonge son cou et transmet cette variation à sa descendance, mais à l'échelle d'une génération, l'existence de tailles de cou plus ou moins longues, avec une plus grande aptitude des individus à long cou pour se nourrir et donc transmettre les caractères à la génération suivante. C'est l'environnement (ici, des ressources plus disponibles en hauteur) qui donne l'illusion d'une “orientation”. Si Darwin, par la qualité de son travail et la richesse des exemples pris, convainc beaucoup que l'évolution est un fait très probable, son modèle est très discuté, et son universalité est mise en doute. Un point crucial est le manque d'une théorie solide de l'hérédité. Il faut attendre le développement de la génétique, et sa synthèse avec l'évolution dans la génétique des populations pour que la sélection naturelle ait à nouveau un appui théorique et expérimental solide. Une synthèse “néodarwinienne”75 a 75 Le terme “neodarwinisme” a été en réalité introduit des les années 1880 quand Auguste Weismann 60 lieu au milieu du XXème siècle, rassemblant autour de l'idée d'évolution les résultats de différents domaines de la biologie. Cette synthèse se veut enfin être la théorie unificatrice de la biologie. “Nothing in biology makes sense, except in the light of Evolution”, phrase de Dobzansky76, devient le credo du “néodarwinisme”. Le néodarwinisme ne saurait être vu comme un bloc monolitique, figé et autosuffisant. Outre le caractère synthétique faisant appel à des compétences différentes, diverses positions théoriques se confrontent. Stephen Jay Gould, par exemple, soutient qu'il est possible d'avoir une évolution par saut entre des phases d'équilibre (théorie des équilibres ponctués), tandis que Dawkins serait de ceux qui s'en tiennent à un strict gradualisme. D'autres débats portent sur le niveau d'action de la sélection. Se fait-elle sur des populations entières comme la théorise l'idée de “sélection de groupe”, sur des individus, ou au niveau des gènes, comme le défend Dawkins? La théorie du “gène égoïste”, dont il est un grand vulgarisateur, décrit l'évolution comme une lutte entre gènes. Les organismes sont comme des “machines inventées par les propres gènes pour leur propre reproduction”. Tout ce qui semble altruiste dans la Nature (du sacrifice d'une femelle oiseau pour sauver sa progéniture à la coopération fine des gènes dans la construction d'un organisme) n'est que le produit de l'égoïsme des gènes. Malgré son caractère provocateur, cette théorie au grand pouvoir heuristique et explicatif est loin d'être ignorée et ne manque pas d'appuis empiriques. On peut s'interroger sur la place du nom de Darwin dans une théorie qui s'est considérablement enrichie depuis 1859. Est-ce un hommage désuet, un abus de langage? On peut aussi bien voir le nom de Darwin comme un étendart face à des résurgences de vitalisme, tel celui de l'I.D.. Darwin a montré qu'on pouvait se passer de toute référence à la transcendance ou de l'idée d'une “force” qui serait propre au vivant. En outre, même si la sélection naturelle n'est qu'un élément de la nouvelle théorie, elle garde une puissance dans les débats, notamment parce qu'elle permet de résoudre l'énigme propre au vivant : l'apparence de finalité, ou “téléonomie”77. Un exemple classique est l'usage de la notion de fonction en biologie (la fonction du coeur est de faire circuler le sang). Est-elle justifiée? On expliquerait en effet une cause par son effet. Se placer dans le cadre de la théorie de l'évolution rend cet usage légitime, en définissant la fonction d'un organe par “ce pour quoi il a été sélectionné”. Cette première partie nous a permis de mieux cerner le cadre de pensée de Richard Dawkins, sur le plan scientifique. Analysons à présent le regard qu'il porte sur les religions. "L'Hypothèse de Dieu" Sur ce point, ce qui a été dit en introduction ne doit pas nous faire attendre de Dawkins une écoute profonde et attentive des religions. Une de ses thèses est que cellesci bénéficient d'un respect indu. La théologie est une dicipline figée et obscure, au point qu'il fait sienne ces phrases de Thomas Jefferson : “Le ridicule est la seule arme efficace contre les propositions inintelligibles. Les idées doivent être distinctes avant que la raison puisse agir sur elles, et nul homme n'a jamais eu d'idée distincte de la Trinité”. Il s'attaque à toute idée de vérité révélée, de surnaturel, incompatibles par définition avec toute démarche scientifique. À ceux qui lui objecteraient l'existence de scientifiques croyants, il répond, sondage à l'appui, que ceux-ci sont une grande minorité, et que les meilleurs scientifiques sont les plus athées. Il tient à éviter la “récupération” de “non-croyants profondément religieux”, tels Einstein ou Hawkins. Il fait entrer ceux-ci dans la catégorie des panthéistes, qui utilisent le nom de Dieu de façon métaphorique pour désigner la Nature ou l'Univers. Ce n'est donc pour lui qu'un “athéisme enjolivé”. Il critique les positions théistes et déistes, postulant l'existence d'une “intelligence surnaturelle” créatrice de l'univers qui dans un cas est attentive aux affaires humaines et dans l'autre y est indifférente. 76 77 (1834-1914) a chassé du darwinisme l'idée d'hérédité des caractères acquis. Un des grands noms de la synthèse moderne, avec Mayr et Thompson Terme donné par Jacques Monod dans Le Hasard et la nécessité (1970) 61 Dieu est pour lui une hypothèse scientifique, à laquelle il donne la formulation suivante : “ Il existe une intelligence surnaturelle, surhumaine qui a délibérément conçu et créé l'univers et tout ce qu'il contient, nous, entre autres.” L'ambivalence des mots utilisés (“surnaturel”, “surhumain”, “créer”) ne semble pas poser de problème. On peut se demander si son hypothèse correspond bien au Dieu des croyants. Un des critiques de Dawkins avait écrit “Le Dieu auquel Dawkins ne croit pas est un Dieu auquel je ne crois pas non plus. Je ne crois pas à un vieillard dans le ciel avec sa grande barbe blanche”. Dawkins s'offusque de la diversion que provoque le ridicule de cette formulation. Cette critique reste à mon avis pertinente dans un certain sens tant que Dawkins s'en tient à des formulations grossières, en ignorant purement et simpement le vocabulaire de la théologie. La réfutation de l'idée de Dieu fait-elle partie du champ de réflexion de la science? Dawkins s'attaque au principe NOMA (non-Overlapping magisteria) de Stephen Jay Gould. Il le cite. “Le réseau, ou magistère, de la science couvre le domaine empirique : ce dont est fait l'univers (contenu factuel) et pourquoi il fonctionne de cette manière (contenu théorique). Le magistère des religion couvre les questions sur le sens ultime et les valeurs morales. Ces deux magistères ne se chevauchent pas, pas plus qu'ils ne couvrent toutes les questions (voyez, par exemple, le magistère de l'art et le sens de la beauté). Pour citer les vieux clichés, à la science revient l'âge des roches et à la religion le roc des âges; la science étudie comment fonctionnent les cieux, et la religion comment aller au ciel”. C'est pour Richard Dawkins un signe de faiblesse face à un adversaire “indigne, mais puissant”. S'il reconnaît que la science n'est pas la meilleure conseillère en terme de morale, il remet en question la capacité de la religion à déterminer le bien et le mal, citations du Deutéronome à l'appui. Il souligne de plus que ce principe n'est pas à l'avantage de la religion, qui n'hésite pas à la violer quand il s'agit de parler de miracle. Une religion respectant strictement ce principe n'aurait plus grand-chose à dire, et son Dieu n'en resterait pas moins une hypothèse scientifique. La scientificité d'une hypothèse suppose qu'elle soit testable, ou du moins que l'on puisse évaluer la probabilité de sa vraisemblance. Le mot “agnostique” a été créé par Thomas A. Huxley (1825-1895), grand ami et défenseur de Charles Darwin (surnommé son “bouledogue”). Son idée est que la question de l'existence de Dieu fait partie de celles sur lesquelles il vaut mieux éviter de se prononcer, si l'on veut être rigoureux. La démarche scientifique n'a pas besoin de la réponse à cette question. Dawkins s'attaque à la “faiblesse” de cette position. L'Univers n'est pour lui pas le même selon le fait que Dieu existe ou pas. Il distingue deux types d'agnosticisme. L'agnosticisme provisoire en pratique (APP) concerne les questions non encore résolues scientifiquement, mais dont on peut espérer connaître un jour la réponse, comme la cause de l'extinction du Permien. L'agnosticisme définitif de principe (ADP) convient aux questions auxquelles on ne pourra jamais apporter de réponses : savoir par exemple “si le rouge que vous voyez est le même que celui que je vois”. Sa thèse est que l'hypothèse de Dieu appartient à l'APP et non à l'ADP. On pourra un jour se prononcer définitivement sur l'existence de Dieu. Il reprend pour se justifier la métaphore de la théière céleste de Bertrand Russel78 : il est impossible de réfuter qu'une théière en porcelaine, indétectable par les plus puissants télescopes, est en orbite autour du Soleil entre la Terre et Mars. Pourtant, on a le droit d'affirmer que cette proposition est absurde, autant que le fait de se dire “agnostique de la théière” (ce qu'il appelle “l'a-théiérisme”). “Si cependant” écrit Russel, “l'existence de cette théière était attestée dans des livres anciens, enseignée comme la vérité sacrée tous les dimanches, et instillée à l'école dans l'esprit des enfants, toute hésitation à croire à son existence deviendrait une marque d'excentricité”. C'est le poids de l'histoire qui nous fait prendre pour vraisemblable une hypothèse en réalité excentrique. “Pourquoi il est quasiment certain que Dieu n'existe 78 Cette métaphore est développée dans Is there a God? (1952) 62 pas” Un chapitre entier est consacré aux “preuves” classiques de l'existence de Dieu : celles de Saint Thomas d'Aquin, de Saint Anselme de Cantorbéry, etc. Je ne m'y attarderai pas. Richard Dawkins n'y voit rien de convainquant ni même d'enrichissant. Cela appuie tout au plus la vision obscurantiste qu'il se fait de la théologie. L'argument du dessein, ou de l'improbabilité, retient son attention. Tout bon évolutionniste connaît l'exemple classique de William Paley (1743-1805), dont le livre Natural Theology (1803) a marqué Darwin dans sa jeunesse. Willian Paley dans la démarche naturaliste un chemin menant à la connaissance de Dieu, indépendamment de la révélation dans les Écritures. Si l'on trouve une montre, on ne doute pas qu'elle a eu un concepteur. Elle n'a pu apparaître par hasard. Le parallèle avec le monde vivant, luimême complexe et empreint de finalité, est clair. Cet argument est encore repris aujourd'hui, sous la forme de “L’ultime boeing 747” : la probabilité que notre univers soit tel quel est celle de la formation d'un boeing 747 par un ouragan balayant une décharge. Richard Dawkins comprend la tentation d'attribuer cette apparence de dessein à un dessein réel, mais c'est pour lui une fausse tentation. Reprenant les idées du philosophe Daniel Dennett, il l'attribue à l'idée de la nécessité de création “de la source à la goutte” : ce qui est complexe ne peut être créé que par quelque chose de plus complexe ; “jamais on ne verra une lance fabriquer un armurier”. La complexité du vivant et de l'esprit humain nous force donc à imaginer quelque chose d'encore plus complexe que nous-mêmes : Dieu. C'est ce que Denett appelle le “crochet céleste” (“skyhook”). Cela ne peut qu'amorcer une régression, selon Dawkins. Qu'est-ce qui est à l'origine de la complexité du créateur ? Celle-ci est particulièrement importante chez le Dieu des chrétiens, par toutes les propriétés qu'on lui donne : l'écoute aux prières de chacun, l'omniscience, etc. Le théisme répond donc à une question légitime, mais c'est une mauvaise réponse, qui ne fait que soulever les mêmes questions. Ici intervient la théorie de l'évolution. La sélection naturelle, nous l'avons vu, expliquait la téléonomie, sans avoir à sortir d'un réductionnisme méthodologique. Elle a donc un grand pouvoir pour “éveille(r) notre conscience”. Elle ne se limite donc pas à “nous expliquer toute la vie”, mais elle permet de comprendre que “la complexité organisée peut sortir de débuts très simples sans être dirigée volontairement”. La sélection est donc une “grue”, bien plus plausible que le “crochet céleste”. Dawkins va jusqu'à écrire que “tout intelligence créatrice, suffisamment complexe pour concevoir quoi que ce soit, ne vient à exister qu'au terme d'un grand processus d'évolution graduelle”. Dieu est donc lui-même extrêmement improbable, il est l'ultime boeing 747. La grande place donnée au hasard est gênante pour nombre de personnnes. “Cela n'a pu apparaître par hasard”, est une phrase récurrente dans l'argumentaire créationniste et dans celui de l'I.D.. La réponse de Dawkins est qu'il ne faut pas confondre hasard et chaos. Non seulement la théorie synthétique de l'évolution n'est pas une théorie du chaos, mais elle en est une meilleure alternative que l'argument du Design, qui n'explique rien. On peut ici évoquer le hasard au sens de Cournot : “rencontre de deux chaînes de causalité indépendantes”. C'est tout-à-fait ce que l'on retrouve dans la sélection naturelle, quand les lois de l'hérédité rencontrent les contraintes de l'environnement. De plus, selon Dawkins, le gradualisme de la théorie de l'évolution permet de décomposer le problème de l'improbabilité en beaucoup de petits éléments. C'est pourquoi un “saint Graal” des créationnistes a été la recherche d'un organe que l'on ne pourrait former par petite variation. Un demi-oeil, ou une demi-aile ne sert à rien. Cette quête n'a pas encore porté de fruits convaincants à l'heure actuelle. Dawkins ne peut que s'émerveiller de cette ingénieuse “grue de Darwin”, qui permet de résoudre de façon plus parcimonieuse que le théisme la question de la contingence, de l'improbable. Cela donne un avantage à la biologie par rapport à la physique. Alors que certains physiciens déclarent que la biologie attend son Einstein, Dawkin semble dire que la physique attend son Darwin, celui qui théorisera une grue, qui évitera les fausses questions qui semblent se poser autour du “principe anthropique”79. 79 Venant d'apprendre que la contribution “physicienne” à ce Sénevé ne l'aborde pas, j'en donne l'idée 63 Le style de Richard Dawkins rend difficile à suivre la trame de son raisonnement. God Delusion est de fait un ouvrage polémique, et n'a pas la rigueur et la clarté d'un essai de philosophie de la biologie. Richard Dawkins a le même défaut que l'auteur de cet article : il n'est qu'un scientifique s'intéressant à des questions de philosophie des sciences. Nous espérons n'avoir pas trop déformé sa pensée dans notre analyse. L'héritage néo-darwinien de Dawkins est-il décisif dans sa négation de l'idée de Dieu ? Si la sélection naturelle joue un rôle clé dans son argumentation, les prémisses de son raisonnement ne découlent pas a priori de son adhésion à l'actuelle théorie unificatrice du vivant. Celle-ci suppose bien sûr un réductionnisme méthodologique, qui est une position majoritaire, si ce n'est unanime parmi les biologistes et philosophes de la biologie. Ce qui caractérise Dawkins et qui est à la base de son raisonnement est un réductionnisme ontologique, qu'il ne discute pas, comme si cette question philosophique était close. Cela l'autorisa à ignorer, en la considérant comme vaine, la richesse de nombreuses traditions théologiques. Si l'on peut considérer comme légitime la tentative de formuler une “hypothèse de Dieu”, en vue de la nier par un raisonnement scientifiquement rigoureux, on est en droit d'attendre une adéquation de l'hypothèse à son objet. Si Dawkins, par son argumentation, ébranle une tradition théologique, c'est celle de la théologie naturelle et des mouvements théologiques associés : un Dieu accessible par la contemplation de sa création, indépendamment de la révélation (cette dernière est de toute façon niée d'emblée par la position métaphysique de Dawkins). Effectivement, la théorie de l'évolution, aussi théorique qu'elle soit, a de quoi questionner les théologiens. Elle met le doigt sur des points perturbants de la création, pour qui, à la suite de Paley, ne voudrait y voir qu'harmonie. La stabilité de celle-ci est illusoire. Les espèces sont éphémères, et leur évolution n'est pas nécessairement un “progrès”. Le créateur que l'on peut lire au travers de ce que nous dit la science est un “horloger aveugle”80. Les organismes ne sont pas si parfaits que cela, et leurs imperfections sont les vestiges de ce chemin hasardeux. Quant au gradualisme, il interroge la notion de “saut ontologique” que l'on souhaiterait placer entre l'homme et l'animal. On pourrait être tenté de poser alors des hypothèses scientifiques telle l'existence d'un couple originel pour l'humanité, mais ce type de solution hâtive ne valoriserait en rien la théologie aux yeux des scientifiques. Non seulement l'hypothèse que nous venons de citer est infirmée par les travaux de génétique actuelle (un tel “goulot d'étranglement” n'a pas été observé), mais l'attitude consistant à la poser est discutable. Est-ce le rôle de la théologie de formuler des hypothèses que la science doit tester? Le NOMA critiqué par Dawkins est une position aussi discutable qu'une ingérence de la théologie sur la science. On ne peut nier que la science parle à la théologie et qu'inversement, la culture, en particulier la religion, conditionne la manière avec laquelle la science est faite et pensée, sans nécessairement remettre en question le matérialisme méthodologique, qui est la norme. Le jésuite François Euvé, dans son récent Evolution et Christianisme, vrai et faux débats (2009) propose un “dialogue critique” entre science et religion. Cette idée, qui n'est pas neuve, nécessite, pour être appliquée, une lecture attentive de ce que disent l'un et l'autre et une grande prudence dans les mots utilisés81. générale, extraite de Wikipédia : “l'existence même de l'humanité (ou plus généralement, de la vie) permet de déduire certaines choses sur les lois de la physique, à savoir que les lois de la physique sont nécessairement telles qu'elles permettent à la vie d'apparaître”. Dawkins soutient que ce principe, loin de soutenir le théisme, s'y oppose. 80 Titre d'un livre de Dawkins the Blind Watchmaker, 1986 81 Par exemple, quand le Cardinal Schönborn a écrit en 2005 dans le New York Times que “tout système de pensée qui nie ou cherche à réfuter la preuve écrasante qu'il y a un "design" en biologie est de l'idéologie, pas de la science", il s'est retrouvé associé directement à l'Intelligent Design, ce qui n'était peut-être pas le fond de sa pensée, comme il l'a affirmé par la suite. On voit que le mot design s'il peut désigner une réalité en biologie (il peut en un certain sens être synonyme de la “téléonomie”) est trop ambigu et chargé de connotations pour être utilisé sans danger. 64 H.P. 65 Ce bleu n’est pas le nôtre82. Par Matthieu Emmanuel Galvez « Au milieu du chemin de notre vie je me retrouvai par une forêt obscure car la voie droite était perdue » Dante, l’Enfer. Du vendredi saint de l’an 1300, jusqu’au jeudi de Pâques, la Divine Comédie de Dante Alighieri, poète florentin, relate un périple qui le mena de l’enfer au paradis. Encerclé et menacé par l’ambition et l’avarice, l’orgueil et la luxure, il ne lui restait qu’à s’en remettre à son guide Virgile pour retrouver la voie droite, car il s’était perdu. Cet essai est une lecture du monde qui nous environne, une tentative de formulation de questions ou problématiques qui découlent des nouveaux rapports qu’entretiennent l’homme et son milieu. Du reste, cette lecture n’est qu’une vision chrétienne du sujet, parmi d’autres possibles, et ne prétend pas à l’exhaustivité. Nous verrons que la situation de Pâques 2010 reste assez semblable à celle décrite par Dante, de même que le choix qui s’offre à tous pour parvenir à la surmonter. DU LOCAL AU GLOBAL Échelle locale Dès le paléolithique l’homme, a commencé à modeler et à maîtriser la matière qui l’entourait (pierres taillées puis polies, maîtrise du feu) pour se procurer son nécessaire. Puis, il y a près de 10 000 ans, au sortir de la dernière glaciation d’ampleur globale (nommée glaciation de Würm), des hommes apprirent pour la première fois à cultiver et à élever, donc à « domestiquer » des organismes vivants. La révolution agricole néolithique, qui a conduit à la domestication du blé, du riz, ou du maïs, s’est progressivement répandue sur tous les continents à partir de plusieurs foyers d’origine83. Bien que les modalités de ces découvertes restent encore débattues, la faculté d’observation et la créativité de ces Hommes du néolithique leur a permis de composer leur milieu de la manière qui leur soit la plus profitable84. Toutes les découvertes, du paléolithique jusqu’à la révolution agricole néolithique en particulier, illustrent la capacité de l’Homme à s’approprier son milieu en le dotant d’un projet, en le finalisant, soumettant des organismes vivants à une évolution dirigée par lui. Ce processus remonte aux premiers stades de la révolution agricole puisque de récentes études ont montré que des blés proches de ceux que l’on connaît aujourd’hui recouvraient déjà de larges espaces au Proche-Orient il y a plus de 10 000 ans. Le blé est une espèce à 42 chromosomes alors que son ancêtre l’égilope n’en contient que 14. 82 René Char, Aromates chasseurs, poème Ce bleu n’est pas le nôtre. Marcel Mazoyer & Laurence Roudard, Histoire des agricultures du monde 84 Selon l’anthropologue P. Descola (Par delà la nature et la culture), certaines spécificités de la révolution agricole ayant eu lieu dans le foyer proche-oriental pourrait expliquer la distinction radicale entre nature et culture, entre sauvage et domestique, propre à l’occident. 83 66 Cette propriété génétique exceptionnelle est issue d’un long processus de sélection par l’homme de variétés correspondant le plus à l’usage qu’il en attendait, notamment la productivité par plant, la résistance aux maladies, etc. En retour, le milieu qu’il compose exerce une influence sur l’homme, qui adopte de nouvelles formes d’organisations sociales, de nouveaux régimes alimentaires, découvre de nouveaux artifices techniques, occupe son temps à des activités en perpétuel renouvellement : il se construit en construisant son milieu. Un agent géologique Dès le 1er millénaire après J.C., l’humanité devient un agent géologique : la quantité de matériaux qu’elle déplace annuellement au cours de ses activités de construction et agricolesest équivalente à la quantité de matériaux déplacés par l’ensemble des fleuves et glaciers du monde85. Cette constatation86 n’est qu’une manifestation du glissement progressif du local au global qui affecte l’humanité aussi bien dans son action que dans sa perception du monde qui l’entoure. Au cours de cette histoire, l’occident a progressivement accru sa maîtrise du milieu, se rendant « comme maître et possesseur de la nature ». Pourtant, certains aspects de cette maîtrise se sont produits au dépens d’autres groupes humains, notamment lors des grandes vagues de colonisation européennes qui commencèrent au XVIe siècle. C’est là une des caractéristiques majeures de ce passage du local au global dont nous examinons quelques étapes87. Il me semble donc qu'en même temps que l'action des hommes sur leur milieu passe du local au global la majorité risque de plus en plus (du fait de l'avidité d'une minorité88) d'être privée du nécessaire89. C’est un point capital, car je ne crois pas que l’on puisse problématiser correctement l’action de l’homme sur son milieu (en particulier l’homme occidental) en omettant de parler des sacrifices qui, hier comme aujourd’hui, ont rendu possible le système global tel qu’on le connaît actuellement. Pourtant, si l’homme a très rapidement vu l'effet de ses actions se mondialiser, il n’en a pas immédiatement pris conscience. Prise de conscience d’un tout Le 21 décembre 1968, la mission Apollo 8 envoya les trois premiers « navigateurs » de l’espace à une si grande distance de la Terre que cette planète, insaisissable dans sa totalité à leur départ, leur apparût tout simplement comme un globe 85 86 87 88 89 Hooke, R. LeB. (2000). On the history of human as geomorphic agent, Geology, 28, 9, 843-846. Wilkinson, B. H. (2005). Humans as geologic agents: A deep-time perspective, Geology, 33, 3, 161164. Issue de travaux publiés dans la revue « Geology » en 2000 et 2005 Notons au passage que Descartes a eu bien soin de préciser que la connaissance de « tous ces corps qui nous environnent » n’est pas «seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la Terre » mais principalement pour le « bien général de tous les Hommes ». Par ailleurs, il affirme qu’un « homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville »et que chaque homme devrait se considérer comme faisant partie d’un tout afin d’agir pour « le service d’autrui », quitte à « exposer sa vie ». Je ne crois donc pas que Descartes mérite d’être considéré comme le « théoricien » de la maîtrise du monde à l’occidentale (notamment celle qui a suivi la révolution industrielle du XVIIIe siècle). Je crois plutôt que Descartes est pour ceux qui se réclament de lui une autorité pouvant servir à justifier un système pourtant fondamentalement opposé aux valeurs qu'il a lui-même défendu - même s'il est vrai qu'il a grandement participé à imposer l'idée de l'homme auto-suffisant. Voir René Decartes, Discours des méthodes, ch. 6, Lettres à Elisabeth, 1965. Paul Bairoch, Le tiers monde dans l’impasse. Joseph Stiglitz, Un autre monde & Paul Bairoch, Le tiers monde dans l’impasse 67 bleu90. La première photographie de notre planète (datée du 24-12-1968) fut diffusée très largement [Fig. 1] et pour la première fois nombre d'hommes purent alors voir les limites de la Terre. Fig. 1. Photo de la Terre prise au cours de la mission Apollo 8 La prise de conscience d'une appartenance commune à une planète dont on perçoit désormais les limites, dernière étape d'un long processus, a vu l’apparition d’une nouvelle classe d’objets « dont l’une des dimensions est commensurable avec les dimensions de la Terre »91. Grâce nouveaux réseaux de communication, les hommes ont aujourd'hui la possibilité de communiquer instantanément avec des interlocuteurs situés sur tous les points du globe. Selon le philosophe Michel Serres, cette « toile » d'un étonnante unicité bouleverse notre rapport plurimillénaire à l’espace, puisqu’elle libère (en partie) les hommes de leurs adresses postales pour les remplacer par des « adelles » virtuelles (néologisme : adresse virtuelles). Si nous sommes sans lieu, nous sommes donc partout...92. Enfin, par son action et la puissance de ses techniques (armes nucléaires, industries), certains hommes ont désormais accès à des technologies qui ont le pouvoir de nuire à leur propre survie et à celui de la planète où ils vivent. Cette évolution a donné un sens nouveau au concept d’humanité, en modifiant la perception de notre sort collectif93. Pourtant la situation de l'homme n'a pas fondamentalement changé puisque, si l'homme du néolithique exploitait sa parcelle de Terre, celui de notre temps cultive et exploite une Terre qu’il sait n’être qu’une parcelle d’univers. Dans les deux cas, l’homme s’adapte. Entre l'homme de l'âge néolithique et nos contemporains, il n’existe donc qu’une différence d’échelle. Cependant une chose a changé: le rétrécissement de l'espace – dû à la fois aux moyens de communication très performants (ex. téléphone et internet) et à la multiplication des déplacements physiques ultra-rapides – aboutit aujourd'hui à l'élévation de la température du globe. Si les modifications que l'homme fait subir à son milieu ne sont pas nouvelles et ne me semblent pas condamnables en soi, leur effet peut être négatif94. L’ENTRETIEN DU FOYER 90 91 92 93 94 Ndlr: « Que l'homme paraît petit vu du haut de la Mère de Glace » (Perrichon). Dans Hominescence, Michel Serres les appelle des « objets-monde ». Michel Serres, Hominescence, ch : fin des réseaux : la maison universelle. Ndlr: En droit français, on continue cependant à devoir justifier d'une domiciliation non-virtuelle. Michel Serres est sans doute au-dessus de telles considérations. Michel Serres, Hominescence, ch : Deuxième boucle d’hominescence Michel Serres, Le contrat naturel Il est néanmoins regrettable que cette destruction du patrimoine commun se fasse au profit d'une part minoritaire de l'humanité, comme l'avait déjà fait remarquer Saint Matthieu. Voir La Bible, Matthieu 6 : 19-24 68 L’écologie littérale Aujourd'hui, de part le monde, on se rend compte du fait qu'un modèle de développement, comme le notre, peut mettre en péril le bien commun qu'est notre planète. Il est donc nécessaire de faire un nouveau « pari »95. Or une science qui nous permet de réfléchir aux nouveaux enjeux concernant notre foyer commun: c’est l’écologie. Une écologie littérale, qui comprend des disciplines aussi diverses que la géologie, la biologie, la sociologie, et l'anthropologie doit selon moi avoir une fonction témoignage et faire entendre un message qui dérange mais qui est pourtant essentiel, car « s’ils se taisent, les pierres crieront »96… Toute science devrait être « évocatrice de mystères et non pas explicatrice » déclare Pierre Termier dans son admirable A la gloire de la Terre ; ces mystères chantent la gloire du créateur, mais ne sauraient s’y substituer. On évoquera maintenant quelques modalités de l’écologie telle qu’elle est actuellement pratiquée et comprise dans nos sociétés en réponse aux nouveaux enjeux mondiaux, en incluant également des éléments concernant la réflexion éthique dans les sciences. Les solutions éthiques Après l’utilisation de l’arme atomique par les alliés pendant la seconde guerre mondiale, l'émergence d’une prise de conscience mondiale du danger que font peser les technologies modernes sur l’espèce humaine a émergé (manifeste de Russel-Einstein). Dans un chapitre qu’il appela « la ruine de l’esprit » Paul Valéry témoigne de ce qu’il considère comme une flagrante et désastreuse manifestation de la fragilité des vies et des civilisations: « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. […] Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. […] Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. […] »97 Le désastre de l’utilisation de l’énergie atomique à des fins meurtrière apparaît comme le point culminant du développement d’une certaine forme d’activité scientifique qui s’est constituée en s’affranchissant de toute réflexion éthique, par souci d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs religieux et politiques98. La seconde guerre mondiale a mis fin à l’illusion d’une activité scientifique « pure et innocente » 99. Ce débat a été repris par le prix Nobel de chimie Richard Ernst100 et Bill Joy (exresponsable scientifique de Sun Microsystem). Ce dernier, dans l'article « The future doesn’t need us » qu'il publia dans la revue Wire, a exprimé son inquiétude face aux dérives que peuvent entrainer une utilisation strictement profitable et non régulée du génie génétique, des nanotechnologies et de la robotique (qu'il nomme GNR par référence aux technologies « NBC » (nucléaire, biologiques, chimique). Il se demande avec inquiétude si les nouvelles technologies ne finiront pas par nous détruire. Malheureusement, toute tentative pour bâtir une nouvelle éthique parait vouée à l’échec. En effet, l’éthique est par définition locale (rattaché à un certain corpus moral), 95 96 97 98 99 100 Blaise Pascal, Pensées La Bible, Luc 19 : 37-40 Paul Valéry, La ruine de l’esprit Gérard Toulouse, Le mouvement éthique dans les sciences : pourquoi maintenant ? pourquoi si tard ? Gérard Toulouse, Le mouvement éthique dans les sciences : pourquoi maintenant ? pourquoi si tard ? Ernst, R. (2003). The responsibilities of scientists, a european view, Angew. Chem. Int. Ed., 42, 4434-4439. 69 et le problème de la gestion du bien public101 est aujourd'hui compliqué par sa dimension mondiale. L'écrivain Abdourahman Waberi illustre bien le gouffre qui fait suite à l’échec de la tentative de construction d’une éthique interculturelle en marge du G7 de Tokyo : « Les frontières sont des lignes tendues entre deux hypothèses du monde. »102 Pourtant, dès 1979, Hans Jonas avait publié Le principe responsabilité, qui vise à doter la « civilisation technologique » d’une éthique permettant sa survie. Cet impératif catégorique nouveau introduit l’idée de « permanence » comme étalon pour juger du « bien-vivre » ensemble. « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » Des écologies Par extension, ce principe de permanence a été progressivement appliqué au « non-humain », dotant les écologies politiques103 à venir, des « plus profondes jusqu’aux superficielles »104, de leur soubassement théorique fondamental. L’écologie dite profonde (en référence à la « profondeur » du changement qu’elle désire provoquer dans les mœurs) reconnaît aux autres formes de vie le même droit de préservation qu’à celle de l'homme. Aujourd'hui, les écologies politiques des débats publics correspondent bien à la définition qu’en donne Bruno Latour dans le premier chapitre Politiques de la nature105. Leur programme est en effet de faire entrer le « souci de la nature dans la vie politique […] en adaptant enfin notre système de production aux exigences de la nature [en] préserv[ant] enfin la nature contre les dégradations humaines par une politique mesurée et durable. » Ces programmes proposent une nouvelle forme d’éthique en appliquent un nouvel impératif de permanence à la biosphère et/ou à l’homme. C'est une éthique d'un genre nouveau car la notion de permanence sur laquelle elle repose reprend l'axe vertical proposé par la religion (homme-Dieu) pour le projeter sur un axe temporel « horizontal » (passé-présent-avenir)106. Il semble donc que la tentative de définition d'une cohabitation réussie ait échoué du fait que la multiplicité des intérêts particuliers ne peuvent être satisfaits par des principes consensuels et universels. Il me semble pourtant que le principe de « permanence » issus des travaux d'Hans Jonas, serait susceptible d'être fédérateur à l’échelle planétaire… C’est pourquoi il faut savoir en percevoir les limites. En outre, de nombreux courants politiques actuels accueillent le principe de permanence comme une aubaine car il détourne l'attention des problèmes de fond. Mais croire que nous parviendrons à faire entrer la « nature » dans notre monde « culturel » grâce à une science, aussi efficace soit elle, c’est en attendre bien trop de ce qui ne reste qu’une construction éphémère de l’esprit humain. LE CHOIX Que faire dès lors qu'un grand nombre de groupes humains se sentent embarqués 101 102 103 104 105 106 Hardin, G. 1968. The tragedy of the commons, Science, 162, 3859, 1243-1248. Abdourahman A. Waberi, Courrier International n° 978-979-980, 1er aout 2009, Les ruses du francolin. ajoutons que dans cet essai, nous n’entendons pas les limites de groupes nécessairement comme des frontières entre état. Ce n’est qu’un cas parmi d’autres. Bruno Latour, Politique de la nature, ch Que faire de l’écologie politique. Bruno Latour, Politique de la nature, ch Que faire de l’écologie politique. Bruno Latour, Politique de la nature, ch Pourquoi l’écologie politique ne saurait conserver la nature. J’émets donc des réserves sur la validité de sa définition de l’écologie dite « profonde ». Cité dans Gérard Toulouse, la responsabilité des savants, Colloque « la fabrication de l’humain, 2001. 70 dans un même voyage sur une Terre qui est devenue l’habitat commun? Inventer une « écologie littérale » , respecter cette Terre comme un habitat donné et non mérité, et s’émerveiller d’y voir un peu de la gloire du créateur, en évitant d'introduire du fétichisme dans cette recherche. Cette gloire jaillit d’autant plus que l’on est doté de la capacité de décrire avec une grande précision l’univers, et d'y trouver des éléments de réponse. Comme l’a dit Albert Einstein, « l’incompréhensible est que l’univers soit compréhensible ». Ce mystère attire malheureusement moins de curieux que ne le fait la poursuite effrénée de cette compréhension. La solution à ce mystère, qui n’enlève rien à la « joie de connaître »107 ni aux surprises que procure l’activité scientifique, se trouve pourtant à notre portée puisque l’homme a été conçu à l’image de son créateur, capable d’émerveillement, de curiosité, de raisonnement et de compréhension. Mais Dieu a aussi rendu l’Homme capable et libre d’aimer : il lui a fait le don, unique dans toute la création, de pouvoir faire un choix. Nous pouvons choisir l’avidité ou le don gratuit, la soif de dominer ou de servir. Michel Serres signale à juste titre que la solution à nos interrogations ne peut être que locale dans un premier temps. Mais l’on ne peut s’engager que sur un chemin identifié, vers un but connu. Il y a 2 000 ans, Jésus a dit:« Je suis le chemin, la vérité et la vie »108 et cette parole répond aux questionnements les plus profonds de tout être humain. De tout temps les hommes se sont interrogés devant le « silence éternel de ces espaces infinis » 109, ils ont cherché à dépasser cet univers incapable d’assouvir leur soif de sens. Pour Camus, la « confrontation entre l’appel humain, [son désir éperdu de clarté], et le silence déraisonnable du monde »110 génère l’absurde de notre passage sur cette Terre. Mais s’il doit y avoir une révolte, c’est bien celle de refuser le chemin de la majorité, ce doit être une révolte contre la sagesse du monde ; et cette révolte doit passer par le courage de croire que l’Amour est une personne. Il est nécessaire de découvrir, comme l’a dit René Char, que « ce bleu n’est pas le nôtre » et que nous ne sommes que des ambassadeurs d’une création dont nous devons prendre soin, pour ce qu’elle représente et parce que nous ne sommes pas seuls. Six cent quatre-vingt-neuf ans après l’achèvement de la Divine Comédie, notre société est en quête, elle aussi, d’un sens car elle s’est perdue. Pourtant un don nous est aussi proposé : Jésus a achevé de répondre à toutes les questions les plus fondamentales, en laissant ouvertes les autres pour qu’elles soient des sujets de joie et d’émerveillement durant notre périple sur cette Terre. Il nous reste à choisir. M.E.G. 107 108 109 110 Pierre Termier, A la gloire de la Terre, ch Sur l’esplanade du Quebec La Bible, Jean 14 : 6 Pascal, Pensées Albert Camus, Le mythe de Sisyphe 71 Où diable les physiciens ont-ils donc caché Dieu ? Par Thibaud Naulet « - Quelle belle chose que la science, Aliocha ! L’homme se transforme, je le comprends… Pourtant, je regrette Dieu ! - C’est déjà bien, dit Aliocha. - Que je regrette Dieu ? La chimie, frère, la chimie ! Il n’y a rien à faire, votre Révérence, écartez-vous un peu, c’est la chimie qui passe ! » Fiodor Dostoïevski, Les frères Karamasov, livre IX, chap. IV. « L’humanité devrait accepter le fait que la science a éliminé les raisons de croire que le cosmos a un sens et une finalité. La survivance de cette croyance en une finalité n’est qu’une affaire de sentiment. » Peter Atkins, professeur de chimie à l’Université d’Oxford Réconcilier Dieu et la science, ou au contraire achever de consommer leur prétendue rupture, semble être devenu une obsession contemporaine, à en juger par la présence pour ainsi dire permanente de titres tonitruants sur la question dans les magazines de vulgarisation scientifique, philosophique ou religieuse. La question de la place de Dieu dans la science et autour d’elle n’est évidemment pas nouvelle. A cet égard, l’histoire de la physique est particulièrement éloquente, tant les portraits de grands savants de la physique moderne témoignent de la manière dont la question de Dieu a traversé ses avancées. Parmi eux, beaucoup ne se reconnaissent plus dans la formule d’Auguste Comte selon laquelle la physique s’occuperait des comment, et la métaphysique des pourquoi. Les imbrications de l’une et de l’autre apparaissent aujourd’hui notoirement plus complexes, parce que dans sa description plus précise des mondes de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, la physique a fait renaître des questions que l’on avait cru, pendant un temps, résolues : la nature même de la matière et son origine, la réalité du temps et de l’espace… Est-ce une raison suffisante pour que l’affirmation et la négation de Dieu reviennent en force, en marge ou au cœur des travaux de physiciens de renom ? Essayons donc de comprendre pourquoi, au fil des siècles, plusieurs physiciens ont donné à leurs travaux des connotations métaphysiques et comment l’affirmation et la négation de Dieu sont aussi passées par la physique et les physiciens. La révolution de la physique moderne 72 Il est d’usage, en histoire, de faire naître la physique moderne au début du XVIIème, avec les travaux de Galilée111. Cela s’explique par la rigueur méthodologique dont le savant italien a fait preuve dans plusieurs disciplines de la physique, comme l’optique, la thermodynamique et surtout la mécanique, c’est-à-dire la science générale du mouvement, dont il est le père. On raconte que c’est à dix-neuf ans que Galilée fut déconcentré dans sa prière à la cathédrale de Sienne par les oscillations des lustres. Tous les lustres situés à une même hauteur, c’est-à-dire accrochés à la voûte par une chaîne de longueur identique, oscillent à la même pulsation, alors qu’ils sont manifestement de masses différentes, ce qui n’a rien d’intuitif. C’est beaucoup plus tard, en réalité, qu’il énonce la loi d’isochronisme des petites oscillations du pendule, après avoir confirmé cette observation par des expériences répétées et rigoureuses ; mais l’anecdote souligne avec humour que la physique et la quête spirituelle se rejoignent là où on ne l’attend pas. Du reste, Galilée envisage son étude des sciences physiques dans un monde où la religion apparaît comme la source de la connaissance. On sait combien il a souffert de ce combat, un peu perdu d’avance, contre l’Inquisition mais on oublie souvent de rappeler qu’il est demeuré un fervent chrétien y compris après son procès, et qu’on ne peut pas tirer de l’ « affaire Galilée » la conclusion que, dès ses débuts, la physique moderne se serait positionnée en opposition à Dieu. C’est à des hommes d’Eglise que Galilée s’est opposé, et non pas à Dieu, au sens métaphysique ou chrétien. Galilée rappelait avec une certaine humilité que « L’intention du Saint Esprit est de nous enseigner comment on doit aller au ciel, et non comment va le ciel »112 et, en 1992, Jean-Paul II a rendu hommage au savant, dissipant tous les doutes que l’on pouvait avoir sur sa bonne foi chrétienne et scientifique. Cependant, le retentissement toujours vif de ce procès dans l’histoire des sciences porte à croire que la révolution scientifique qu’a engendrée Galilée consistait en une nouvelle approche cosmologique. De tels bouleversements dans notre manière de comprendre l’univers avaient eu lieu auparavant, depuis l’Antiquité, et nous en avons connu d’autres depuis, sans qu’ils marquent à eux seuls un changement global de paradigme. En réalité, la naissance de la physique moderne n’est pas venue de la prise de conscience que la terre tournait autour du soleil, mais bien davantage de la manière dont Galilée concevait la physique en elle-même. A une science fondée exclusivement sur l’observation, Galilée a fait succéder une science dont les observations se basent sur le postulat qu’elles ne peuvent être comprises que dans un modèle mathématique. L’existence du modèle mathématique est présupposée, et les observations que l’on fait, quoique premières dans la description, servent à affiner ce modèle : « La philosophie [c’est-à-dire, ici, les sciences] est écrite dans ce très grand livre qui se tient constamment ouvert sous nos yeux, l’univers, et qui ne peut se comprendre que si l’on a préalablement appris à en comprendre la langue et à en connaître les caractères employés pour l’écrire. Ce livre est écrit dans la langue mathématique […] sans l’intermédiaire de laquelle il est impossible d’en comprendre humainement un seul mot. »113 Le succès de la conception galiléenne de la physique Cette conception de la physique s’est imposée pendant près de trois siècles. Newton et Coulomb sont deux exemples éloquents de la méthode sous-jacente à ce postulat galiléen de l’existence d’un langage mathématique expliquant chaque 111 112 113 Jean-Claude Boudenot, Histoire de la Physique et des Physiciens, Ellipses, 2001, pp. 15 sqq Galileo Galileii, dans sa lettre à Christine de Lorraine Galileo Galileii, Il saggiatore (l’Essayeur), 1623 73 phénomène physique. Le souci de ces deux physiciens, qui sont les premiers à avoir formulé la loi exprimant deux interactions fondamentales de la matière – la gravitation universelle et la force électrostatique –, était de découvrir un modèle mathématique qui s’ajuste au mieux aux données expérimentales dont ils disposaient. Soulignons d’ailleurs une anecdote : les historiens des sciences sont aujourd’hui certains que les expériences décrites par Coulomb ne lui permettaient certainement pas d’obtenir des résultats convaincants pour appuyer la loi qu’il a énoncée114. Ce fait est éloquent : la certitude qu’un modèle mathématique existait lui permettait d’être certain d’un résultat qu’il n’arrivait pas à mettre clairement en évidence expérimentalement. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, on peut dire que les physiciens ont tous procédé peu ou prou de la sorte, peut-être à l’exception de Descartes qui cherchait davantage à décrire les phénomènes physiques comme des mécanismes, des chaînes de causes et d’effets dont les mathématiques pouvaient rendre compte a priori. Le mécanisme a pu devenir alors plus important que les vérifications expérimentales qui pouvaient en être faites, et l’impossibilité d’interpréter une loi physique par un mécanisme la mettait à ses yeux en défaut : c’est ainsi que les héritiers de Descartes réfutaient la loi de gravitation de Newton qui faisait intervenir des forces à distance : ils lui opposaient une conception cosmologique basée sur des interactions matérielles entre les astres et des tourbillons de matière115. Le triomphe du scientisme à l’apogée de la physique classique La conception galiléenne du monde, au cours des siècles qui ont suivi, est allée de succès en succès. Tous les phénomènes observés par les savants se résumaient à des lois simplement exprimables par les mathématiques. Ajoutons à cela qu’au cours du XVIIIe et du XIXe siècles, de nombreux nouveaux outils mathématiques ont eu presque immédiatement des applications aux lois physiques. Les phénomènes observables étaient bel et bien écrits en langage mathématique ! Cette confirmation de l’intuition galiléenne a peu a peu glissé, au cours du XIXe siècle, sur le terrain métaphysique : un grand nombre de physiciens s’est rallié à la vision scientiste du monde. Puisque les équations mathématiques de la physique expliquent tous les phénomènes, il apparaissait légitime de lui conférer le monopole de la connaissance véritable. Naturellement, puisque l’esprit humain devenait capable, en expliquant les relations constantes qui unissent les phénomènes, de formuler les lois de la nature, il allait renoncer à chercher une explication absolue des choses. On pourrait objecter que le glissement n’est pas immédiat, de la connaissance complète des choses au renoncement à comprendre d’où elles viennent, mais pourtant beaucoup de physiciens s’y étaient ralliés à la fin du XIXe siècle. Relisons les mots bien connus de Laplace, en 1816 : « Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent […] embrasserait, dans la même formule, les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome. Rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »116 Même si Laplace reconnaît implicitement qu’une intelligence humaine ne peut pas emmagasiner toutes les connaissances nécessaires pour parvenir à cette connaissance complète, il n’y a plus d’objection théorique à l’accès à toute la 114 115 116 Coulomb a énoncé que la force répulsive qui s’exerce entre deux charges de signes opposés est inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement, 2003, p.104 Cité par Jean-Claude Boudenot, op. cit., p. 193 74 connaissance par la simple étude de la physique. A la fin du XIXe siècle les physiciens sont portés, ainsi que l’exprime Laplace, à croire qu’ils sont sur le point de devenir omniscients, et finalement omnipotents. La négation de Dieu, qui est parfois explicite, est plutôt cachée dans cet esprit scientiste dont toute la physique est imprégnée : la science a remplacé Dieu, les physiciens se prennent pour Dieu parce qu’ils savent et peuvent tout. Dieu devient donc une hypothèse inutile, puisque toutes les causes qu’observent le monde physique proviennent elles aussi du monde physique. Selon la formule restée célèbre de Marcellin Berthelot, l’âge de la science succédait à celui de la religion. La physique était en tête de ce triomphe de la science : tous les phénomènes physiques observables se résumaient à des schémas extrêmement simples. La synthèse des connaissances en mécanique classique se condense en un principe fondamental (XVIIIe siècle), la thermodynamique s’énonce en trois principes (milieu XIXe) et les travaux colossaux menés de Coulomb à Maxwell ont permis d’unifier l’électricité et le magnétisme en quatre équations, dites de l’électromagnétisme (fin XIXe). Mais il y eut un « mais ». Nous ne saurons jamais exprimer ce mais aussi délicieusement que l’a fait en 1892 un prestigieux physicien qui traduit tout à fait cette suffisance (à tous les sens du terme) de la physique de l’époque : William Thomson117. « La physique est définitivement constituée dans ses concepts fondamentaux ; tout ce qu’elle peut apporter désormais, c’est la détermination précise de quelques décimales supplémentaires. Il y a bien deux petits problèmes : celui du résultat négatif de l’expérience de Michelson et celui du corps noir, mais ils seront rapidement résolus et n’altèrent en rien notre confiance. »118 La catastrophe ultraviolette, et autres révolutions Ce sont pourtant ces deux petits problèmes qui, en moins de vingt ans, provoquent l’effondrement de la conception classique de la physique et des certitudes qui y étaient attachées. Ce qui apparaissait comme l’explication complète du monde est rabaissé au rang d’approximation de deux modèles infiniment plus complexes : la théorie de la relativité et celle des quanta. Le premier problème, celui de l’expérience de Michelson, a beaucoup tourmenté celui qui lui a laissé son nom. Il a réalisé son expérience par séries de mesures interférométriques (c’est-à-dire de mesures du chemin parcouru par la lumière) effectuées en 1881, et recommencées en 1887, 1902, 1904, 1921, 1926, 1929. Jamais aucune d’elles ne lui a donné la preuve qu’il attendait pour affirmer que la vitesse de la lumière dépendait du référentiel d’étude. Précisément, Einstein postule en 1905 le contraire : c’est la théorie de la relativité. Le second problème vient de la thermodynamique. Un corps porté à une certaine température émet de la lumière d’une certaine couleur119, et Wien découvre que la longueur d’onde dominante du rayonnement est inversement proportionnelle à la température de l’objet chauffé. Rayleigh complète en 1900 cette théorie en énonçant que le rayonnement thermique est d’autant plus intense que la longueur d’onde est courte120. Les expériences montrent une concordance remarquable avec la loi de 117 118 119 120 On connaît aussi William Thomson sous le nom de Lord Kelvin. Cité par Jean-Claude Boudenot, op. cit., p. 193 Pensez simplement à du fer chauffé à rouge ou à blanc, par exemple. Les corps à température plus basse, comme par exemple les êtres vivants, émettent aussi de la lumière, qui ne se trouve pas dans la gamme de longueur d’ondes visibles pour l’œil humain, mais légèrement au-delà, dans le proche infrarouge. A température donnée, la puissance rayonnée est inversement proportionnelle au carré de la longueur 75 Rayleigh dans l’infrarouge, le rouge, le jaune, le vert… Mais pour les longueurs d’ondes plus courtes, l’écart à la théorie augmente, pour le bleu, le violet, et plus encore l’ultraviolet, la loi de Rayleigh, démontrée rigoureusement dans le modèle électromagnétique, ne fonctionne pas. C’est ce que Paul Erhenfest appelle dans une formule restée célèbre « la catastrophe ultraviolette ». C’est elle qui est à l’origine de la formulation par Planck du postulat de base de la physique quantique : les échanges d’énergie se font par sauts ; ils sont quantifiés. Les physiciens et la métaphysique Rapidement sont formulés les postulats de la physique quantique, et quelques grands noms restent associés à l’expansion rapide de la théorie et à la formulation de ses conséquences : de Broglie, Pauli, Schrödinger, Böhr,… Rapidement, les conséquences des postulats de base heurtent non seulement le sens commun, mais remettent en cause profondément notre manière de percevoir et comprendre le monde, se propulsant dans le champ de la métaphysique. Deux résultats sont à retenir sur cette question : le premier, dû à Heisenberg, date de 1926 et le second, formulé comme un paradoxe par Einstein, a été vérifié expérimentalement à partir de la fin des années 1970. Heisenberg montre qu’une conséquence des postulats de la physique quantique est un principe d’indétermination. Il énonce qu’on ne peut pas connaître à un instant donné, au-delà d’une certaine précision, la position et la vitesse d’une particule. C’est une relation d’indétermination d’Heisenberg121. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette indétermination est intrinsèque, ce n’est pas une incertitude liée à la mesure. Lorsque je suis contrôlé par un radar sur la route, la vitesse de ma voiture est supposée parfaitement déterminée, mais elle est mesurée avec une certaine incertitude, liée à la précision de l’appareil de mesure. Si l’appareil mesure une vitesse de cent kilomètres par heure avec une précision de cinq pour cent, il commet une certaine erreur de mesure, encore appelée incertitude, pouvant atteindre cinq kilomètres par heure. L’indétermination dont parlent les relations d’Heisenberg sont d’un tout autre ordre : elles affirment, pour poursuivre l’analogie, que, quand bien même les gendarmes disposeraient d’un radar dont la mesure serait parfaitement précise, la vitesse de la voiture ne pourrait être connue au-delà d’une certaine précision parce qu’elle est physiquement, intrinsèquement, indéterminée122. Cette affirmation bouleverse le cadre classique de la physique, puisque jusqu’alors, la physique théorique partait d’un principe de déterminisme absolu des grandeurs qu’elle étudiait. Ce résultat vient assez naturellement mettre en question l’affirmation de Laplace selon laquelle il suffirait de connaître des conditions initiales et les lois qui régissent l’évolution des phénomènes pour les prédire à tout instant (ou inversement, retracer leur évolution à partir d’observations à un instant donné) puisque intrinsèquement, cette connaissance est conditionnée par les relations d’indétermination. Le second bouleversement dont il convient de parler est le principe de non séparabilité. En physique quantique, les particules sont associées à des ondes, c’est-àdire des modifications locales des propriétés de l’espace qui se propagent. Disons simplement que décrire le fait qu’une particule élémentaire se déplace est équivalent à 121 122 d’onde. Les relations d’indétermination sont encore couramment appelées relations d’incertitude d’Heisenberg, ce qui est ambigu. En toute rigueur, cette analogie est vraie à supposer que la position de la voiture est connue avec une précision donnée. Quoi qu’il en soit, n’essayez pas d’utiliser cet argument pour contester l’infraction : en terme d’ordre de grandeur, les indéterminations intrinsèques sont en l’occurrence infiniment plus petites que les incertitudes liées à la mesure. 76 décrire une modification locale d’une grandeur physique qui se déplace. La physique affirme que lorsque deux particules élémentaires ont interagi, il est impossible de continuer à les décrire comme deux ondes distinctes : leur évolution ne se poursuit pas indépendamment l’une de l’autre. Lorsque je jette un caillou dans une mare, il se propage une déformation de la surface de l’eau (qui est une propriété de l’espace) : je donne donc naissance à une onde. Supposons qu’une seconde plus tard je jette un autre caillou plus loin dans la mare, qui donne naissance à une autre onde. Lorsque les deux ondes se rencontrent, je ne peux plus décrire les déformations de l’espace indépendamment l’une de l’autre. Un autre postulat important consiste à décrire les grandeurs physiques comme des probabilités, leur valeur n’étant fixée qu’au moment d’une mesure123. C’est donc l’interaction avec l’appareil de mesure qui donne consistance à la grandeur physique mesurée. Fort de ce cadre théorique, Einstein et deux de ses collègues, Podolsky et Rosen, ont publié en 1935 un article demeuré célèbre formulant le paradoxe EPR. L’idée de base est de considérer deux particules ayant un passé commun. Supposons qu’elles aient interagi et se soient séparées ; du fait de leur interaction, comme nous l’avons dit plus haut, elles ne sont plus décrites que par une seule onde. Imaginons maintenant que nous disposions de deux appareils de mesure. Avec un appareil de mesure, nous déterminons la vitesse (ou la position) de l’une des deux particules ; alors il est possible de connaître automatiquement et immédiatement la vitesse (ou la position) de l’autre, sans avoir interagi avec elle. Pour les auteurs de l’article, cela signifie que cette vitesse était bien définie avant la mesure, à cause d’un principe de réalité124. Cela contredit donc le principe selon lequel, en absence de mesure, la valeur de la grandeur physique n’est pas fixe, mais décrite selon une loi de probabilité. Alain Aspect a démontré expérimentalement en 1982 que non seulement Einstein et ses collègues se trompaient, c’est-à-dire qu’avant la mesure l’état de chaque particule n’était pas déterminé, mais en outre, que la mesure d’un paramètre physique sur l’une d’entre elles fixait la valeur du même paramètre pour l’autre particule, y compris à grande distance. Ce retour à l’histoire de la physique nous était nécessaire pour comprendre qu’aux certitudes de la physique classique a succédé la confusion née de deux modèles physiques qui décrivent extrêmement précisément un nombre immense de phénomènes, mais qui d’une part ne sont pas compatibles l’un avec l’autre125 et d’autre part dont la compréhension nous échappe parce qu’elle ne correspond pas à notre connaissance immédiate du réel. Ceci provient notamment du fait que les phénomènes qui demandent l’intervention de la physique quantique ou de la physique relativiste, pour être convenablement décrits, s’observent à l’échelle de l’atome ou à l’échelle de l’univers, deux échelles pour lesquelles notre connaissance sensible immédiate est évidemment 123 124 125 André Breton a proposé en 1924 une belle image pour comprendre ce postulat difficile, celle du « poisson soluble ». Imaginons une mare très boueuse, complètement opaque, et supposons qu’il y a un poisson dans la mare. Si vous pêchez le poisson, vous savez exactement où il se trouvait au moment où vous l’avez pêché : vous avez effectué une mesure de sa position. Si vous êtes un physicien de l’école classique, vous allez en déduire que le poisson se promenait quelque part dans la mare, et qu’à un moment donné, vous avez mesuré sa position. La physique quantique affirme que le poisson, tant que vous ne l’aviez pas pêché, était en réalité comme « dilué » dans toute la mare, et décrit comme la probabilité plus ou moins grande d’être à tel ou tel endroit dans la mare. Si vous ne l’aviez pas pêché, il serait resté de la sorte ; c’est l’interaction avec l’appareil de mesure qui a fixé sa position : on appelle ce phénomène « la réduction du paquet d’ondes ». « Si, sans perturber d’aucune façon un système, on peut prédire avec certitude la valeur d’une quantité physique, il existe un élément de réalité physique qui correspond à cette quantité physique. » Albert Einstein et al., « Can quantum-mechanical description be considered complete ? », Physical Review, 47, 1935, pp. 777-780 La construction d’une théorie qui permettrait d’expliquer les phénomènes physiques à toutes les échelles et « réconcilierait » ainsi la théorie des quanta avec celle de la relativité est évidemment le rêve de nombreux physiciens. 77 mise en défaut. Du reste, cette conception du monde a incité de nombreux physiciens à interpréter leurs découvertes physiques dans le domaine de la métaphysique. La physique ne suffit plus à interpréter ce qu’on observe C’est ainsi que, dans les années 60, deux grandes tendances se sont dessinées dans l’interprétation, par exemple, de « la réduction du paquet d’ondes », c’est-à-dire du fait que l’interaction d’un système quantique avec l’appareil de mesure fixe la valeur de paramètres qui, auparavant, n’étaient décrits que par une probabilité. En toute logique, l’interaction de la particule avec l’appareil de mesure devrait engendrer une nouvelle fonction d’onde qui décrirait l’évolution du système global formé de la particule et de l’appareil. Pourquoi spécifiquement un appareil de mesure serait-il différent de tous les autres systèmes quantiques ? La première réponse est celle des idéalistes qui pensent avec Wigner que c’est en réalité la conscience de l’expérimentateur qui provoque la réduction du paquet d’ondes. Passant outre l’affirmation que « en physique quantique, l’être conscient a obligatoirement un rôle qui est différent de celui d’un appareil de mesure inanimé », Wigner déclare lors d'un congrès de 1961 que « les physiciens ont découvert qu’il est impossible de donner une description satisfaisante des phénomènes atomiques sans faire référence à la conscience. »126 L’autre réponse, celle faite par les matérialistes aux idéalistes, est que l’appareil de mesure provoquerait à lui seul la réduction du paquet d’ondes, indépendamment de la présence d’un observateur. Mais on peut rétorquer que ce n’est pas vérifiable, puisqu’il faut être doué de conscience pour finalement interpréter le résultat de l’appareil de mesure. A la question que pose l’expérience d’Aspect, celle de la répercussion immédiate de la valeur d’une mesure sur une autre particule, fût-elle très éloignée, les réponses des physiciens divergent également. Un grand nombre pense que c’est la notion d’espace qui est à remettre en cause, et que fondamentalement les variables mesurées ne sont pas locales. C’est d’ailleurs également la position de Wigner. D’autres suggèrent que c’est plutôt notre notion du temps qui est faussée, et que le temps pouvant être parcouru dans les deux sens, une particule peut « prévenir » l’autre dans le passé du résultat futur de sa mesure. Enfin, les moins nombreux pensent, avec Everett et Graham, que toute mesure provoque la duplication en deux univers parallèles, dans lesquels les résultats des mesures sont différents. Il existerait donc un nombre presque infini d’univers parallèles. Il n’existe pas de Dieu, et la physique est son prophète C’est quelque part à la frontière entre la prise en compte de la conscience de l’expérimentateur et les notions sensibles de temps et d’espace que le physicien risque sans s’en apercevoir de s’aventurer sur les terres du métaphysicien. Certains l’assument très bien et consacrent des ouvrages entiers à nier ou affirmer l’existence de Dieu en général ou d’un Dieu personnel. Nous venons d’évoquer la notion de temps en physique quantique ; la physique relativiste la remet encore davantage en cause, puisque le temps n’est plus absolu. Voyons comment un physicien en profite pour affirmer sa vision du monde : « Un Dieu situé dans le temps ne serait plus tout puissant. Il serait soumis au variations du temps causées par des trous noirs, étoiles à neutrons ou autres champs de gravité, ou par des actes humains. C’en serait fini de son 126 Cité par Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, Le cantique des quantiques, La Découverte, 1984 78 omnipotence. La solution à ces dilemmes serait un Dieu en dehors du temps, un Dieu qui transcende le temps. Mais cela soulève aussi des difficultés : un tel Dieu, distant, impersonnel, ne serait plus à même de nous secourir. […] Un Dieu en dehors du temps ne pensera plus car la pensée est, elle aussi, une activité temporelle. […] Le temps devenu élastique n’autorise plus un Dieu à la fois personnel et omniprésent. »127 Trinh Xuan Thuan poursuit sur le versant de la physique quantique : « Le flou quantique a fait voler en éclats l’argument d’une cause première. […] L’apparition de l’univers, par la magie du flou quantique, ne semble plus nécessiter une cause première ni l’existence de Dieu. Son émergence peut s’expliquer par des phénomènes purement physiques. »128 On pourrait croire que l’argumentation est revenue là à une vision scientiste telle que nous l’avons décrite plus haut. En réalité, la négation de Dieu est ici plus subtile. Le déterminisme quasi-parfait de la physique classique permettait aux scientistes d’exclure par principe la métaphysique qui apparaissait comme une hypothèse supplémentaire inutile : on en savait assez, et Dieu ne servait à rien. C’est la question même de l’existence de Dieu qui n’avait plus de raison d’être. Ici, c’est un peu différent : faute de comprendre précisément les mécanismes physiques qui expliquent l’apparition de la matière, on postule qu’un tour de magie quantique saurait les expliquer. Au fond, la physique d’aujourd’hui ne suffit plus à donner une explication complète aux phénomènes physiques, mais de nombreux physiciens préfèrent garder le cap, espérant contre toute espérance le retour à un âge où une connaissance exhaustive des lois qui régissent l’univers, à défaut d’apporter la réponse à sa finalité ultime, évitera de se poser la question. « Plus on a fait crédit à la science, plus il est devenu difficile de la remettre en cause, car le vide et l’angoisse qui s’ensuivraient seraient insupportables. Dans l’exaltation des débuts, on a porté des coups fatals à tous les systèmes de croyances pour installer la science en référent ultime. Si elle non plus ne peut apporter le salut, on préfère faire comme si. » 129 Une réplique hâtive Une mauvaise réponse à cette situation serait de prendre le contre-pied exact de cette nouvelle forme de matérialisme, qui prétend que la physique démontre que Dieu n’existe pas, puisque, pour faire simple, on peut remplacer d’un coup tout ce que le philosophe ou le croyant appelle Dieu par les insuffisances ou les zones d’ombres des modèles physiques (le flou quantique). La tentation est grande, évidemment, d’affirmer le contraire en disant que la physique contemporaine tend à prouver que Dieu existe. On cite bien souvent pour illustrer cette manière pour le croyant de récupérer les données de la physique moderne l’adresse de Pie XII à l’Académie Pontificale des Sciences, le 22 novembre 1951 : « Alors, avec le concret qui est la caractéristique des preuves en physique, [la science] a confirmé la contingence de l’univers et aussi bien fondé des déductions sur l’instant où le cosmos est sorti des mains du Créateur. Aussi, la création est apparue dans le temps. Donc il y a eu un Créateur ! Donc Dieu 127 128 129 Trinh Xuan Thuan, La mélodie secrète, Fayard ibid. Olivier Rey, op. cit. 79 existe ! ». Pour donner à notre propos une illustration plus contemporaine, on peut s’étonner qu’après vingt ans de recherches sérieuses sur les questions des origines de l’univers, Jean Staune donne pour titre à l’un des paragraphes de sa synthèse « L’hypothèse d’un créateur n’est plus hors du champ de la science ! »130, appuyant en outre cette affirmation par l’hypothèse assez douteuse – mais avancée par des physiciens sérieux – selon laquelle les fluctuations du rayonnement de fond cosmologique contiendraient un mystérieux message à déchiffrer. Jean Staune, ici, reprend à son compte la méthode même qu’il prétend reprocher à ses adversaires matérialistes : il utilise des résultats de la physique en dehors de leur champ d’application pour affirmer ses convictions et ses croyances personnelles. La physique à l’envers Pourquoi en est-on arrivé là, peut-on se demander ? Comment les physiciens en arrivent-ils à affirmer qu’il est du ressort de la physique de montrer que Dieu existe ou n’existe pas, dans un sens philosophique ou même au sens du Dieu personnel des religions monothéistes ? La position scientiste excluant d’emblée la question de l’existence de Dieu était finalement beaucoup plus nette. A notre avis, la raison de ce glissement provient du fait que la physique, aujourd’hui, ne sait plus définir très clairement son objet d’étude. Du temps de Galilée et de la physique classique, on affirmait comme une évidence que l’objet de la physique était exclusivement de rendre compte de phénomènes matériels observables. Dès lors, la question de Dieu se trouvait tout naturellement hors du champ de la science. Aujourd’hui, on continue volontiers d’affirmer que la physique ne s’intéresse qu’aux phénomènes observables, mais avec un double biais. Le premier biais est que ce qu’on observe n’est plus observé directement (la chute des corps, l’attraction des planètes, la propagation de la chaleur…) mais indirectement, par le simple fait que l’échelle d’observation n’est pas accessible à l’homme. Ainsi, on conçoit des modèles décrivant certaines particules, mais comme on n’observera jamais ces particules, on déduit du modèle un certain nombre de résultats que l’on est censé observer à plus grande échelle, et on essaie de les observer. L’approche devient donc complètement déductive, c’est de la physique à l’envers : on ne part plus de l’observation des phénomènes (puisque ce qu’on observe est trop petit ou trop grand pour être observé) mais du modèle lui-même, et l’observation n’arrive que par la suite ; le modèle mathématique est devenu premier. Le second biais est lié au premier : comme les mathématiques sous-jacentes sont devenues extrêmement complexes, il y a un grand risque d’en masquer le vrai sens physique (à moins d’en extraire un sens global). D’où l’idée d’utiliser les limites du modèle, là où le sens physique nous manque, pour placer « le flou quantique » ou bien « l’hypothèse d’un créateur ».131 Une réflexion spirituelle au cœur de la physique Mais pourtant, à notre avis, la physique demeure une science par essence expérimentale, dont le seul objet sera toujours les phénomènes observables. A quoi bon, dès lors, chercher à démontrer, fût-ce dans les zones d’ombres des modèles 130 131 Jean Staune, Notre existence a-t-elle un sens ?, Presses de la Renaissance, 2007, p.168 On pourrait ajouter par ailleurs que cette « physique à l’envers », qui fait précéder le modèle mathématique à l’expérience, est particulièrement glissante depuis que l’on sait, grâce à Gödel (1932), que tout système d’axiomes est soit incomplet soit incohérent (il ne peut être à la fois complet et cohérent). 80 mathématiques que l’on utilise, que Dieu existe ou n’existe pas ? Il est impossible à un physicien raisonnable de trancher la question par la physique, puisque Dieu est au-delà de tout ce qu’on observe. Le scientisme est mort, ou à l’agonie, et tant mieux. Pour reprendre les mots d’Eddington, « la conclusion à tirer de ces arguments de la science moderne est que la religion redevint possible, pour un scientifique raisonnable, aux alentours de l’année 1927 ».132 Ne cherchons pas, désormais, de justifications métaphysiques au cœur de la physique. Que ferions-nous, d’ailleurs, physiciens chrétiens, d’un Dieu rangé parmi les résultats de nos expériences, aux côtés de nos lois et de nos modèles ? Que deviendrait notre foi devant ce mystère percé à jour, cette évidence à laquelle nous devrions croire au même titre que nous croyons que la lumière se propage dans le vide en ligne droite ? Quel est donc cet orgueil qui pousse tant d’entre nous à croire que, au cœur des systèmes échafaudés par nos esprits pour expliquer comment s’enchaînent les causes et les effets dans la matière, nous allons construire la preuve que son créateur existe ? De grâce, gardons à notre physique sa magnifique capacité à décrire et expliquer ce qu’on observe. Et c’est tout. C’est là, curieusement, que peut naître pour le physicien une contemplation authentiquement chrétienne. Un peu comme Galilée plongé dans la méditation dans la cathédrale de Sienne, le physicien peut laisser sa science habiter sa quête spirituelle, et l’inverse. C’est lorsqu’il a purifié son désir d’édifier ses connaissances physiques en tour de Babel que le croyant retrouve, au cœur même de ce qu’il décrit, la présence de son Dieu. Les connaissances de la physique ne sont pas nécessaires à la foi, et la foi n’est pas nécessaire au physicien. Mais pour le physicien qui a la foi, elles se mêlent l’une à l’autre avec une grande harmonie. William Phillips, chrétien et prix Nobel de physique, évoquait il y a peu : « Mon appréciation scientifique de la cohérence et de la merveilleuse simplicité de la physique renforce ma croyance en Dieu. »133 Même si tous les physiciens n’ont pas la chance de partager cette vision merveilleusement simple de la physique, force est de constater qu’il nous vient souvent à l’esprit, devant des observations de la physique, les versets du psalmiste : Les cieux racontent la gloire de Dieu, Et l’œuvre de ses mains, le firmament l’annonce.134 « On possède la foi ou on ne l’a pas. »135 Et pourtant, des physiciens, pendant des siècles, se sont égarés en cherchant à affirmer ou nier Dieu par la physique. Ce n’est pas à l’affirmation ou la négation de Dieu que mène la physique, mais pour le chrétien, à sa contemplation. Il y a des merveilles à découvrir dans l’univers que l’on observe, à laisser germer en nous l’étonnement de ce que les choses sont comme elles sont. Le physicien observe et décrit la beauté de ce qu’il observe. « La grande tentation est évidemment de dire que c’est vous qui avez tout fait. Mais une fois purifié de ces tentations, il est clair que vous avez une manière d’accéder par votre intelligence à cette Intelligence dont l’amour surabondant suinte par toute la nature dans sa gloire. »136 T.N. 132 133 134 135 136 Cité par Franco Selleri, Le grand débat de la théorie quantique, Flammarion, 1986, p.187. 1927 est l’année au cours de laquelle s’est achevée la première formalisation complète de la physique quantique. Le Monde des Religions, janvier-février 2010, p.38 Ps 19 Trinh Xuan Thuan, op. cit. Jacques Vauthier, Lettre aux savants qui se prennent pour Dieu, Ed. François-Xavier de Guibert, 2008, p.100 81 82 Prochain Sénevé : L’art et la foi À vos plumes !