La négation de Dieu

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La négation de Dieu
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Sénevé
La négation de Dieu
Octave de Pâques 2010
Direction de la rédaction :
Paule Desmoulière, Delphine Meunier, Warren Pezé
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Éditorial
Choisir de traiter de « la négation de Dieu » dans notre numéro de Pâques peut paraître
surprenant. Pourtant, le doute et la remise en question de la foi sont au cœur du temps
qui nous mène à Pâques. La Passion du Christ a en effet été accompagnée de la trahison
de Judas et du reniement de Pierre. En outre, l'incrédulité de Saint Thomas, pourtant
disciple du Christ, nous montre qu'il peut être difficile de croire même pendant le temps
pascal, tant le mystère de la résurrection est grand. C'est ce que tente de nous faire
comprendre Baptiste Libé dans un article consacré au doute de Thomas décrit par
l'apôtre Jean.
Il faut reconnaître que la mort du Christ, qui est au centre du mystère de Pâques, peut
susciter la révolte. N'y a-t-il pas quelque chose de scandaleux à ce que Dieu permette et
ordonne la mort de son fils sur une croix? Cette mort nous pose aussi la question du
rapport entre Dieu et le mal. Nombre d'athées ont en effet vu en la présence du mal une
preuve que Dieu n'existe pas. Jean- Baptiste Guillon explique que la théodicée,
réflexion sur les raisons pour lesquelles Dieu permet le mal, a en fait pour but de
répondre aux arguments athées.
Le doute n'exclut d'ailleurs pas une réflexion sur Dieu. Amélie de Chaisemartin montre
en effet que le doute qui est au centre des Pensées de Pascal a pu nourrir l'athéisme
moderne par le biais d'un philosophe comme Voltaire. Pourtant, en ne confortant pas le
chrétien dans une foi facile, Pascal propose au chrétien de méditer plus profondément
sur la nature de la foi. Inversement, Bérenger Godefroy évoque par l'intermédiaire de
Jérôme la vie des premiers moines de l'ère chrétienne, qui visaient à faire de leur vie un
témoignage pour Dieu, dans un contexte parfois hostile.
Toute interrogation sur la foi s'accompagne donc nécessairement d'une prise en compte
de l'athéisme. Warren Pezé nous rappelle la thèse du célèbre historien Lucien Febvre sur
le problème de l'incroyance au XVIe siècle. Critiquant la position de Lucien Fevbre, qui
suggère qu'on ne peut véritablement parler d'athéisme à la Renaissance puisque ne pas
croire en Dieu était alors intellectuellement inconcevable, Warren Pezé n'exclut pas que
certains hommes aient pu ressentir une forme d'athéisme dès le Moyen-Âge.
Force est de constater que la véritable négation de Dieu n'est pas une facilité
intellectuelle et que l'athée véritable n'est pas indifférent à Dieu. Perrin Lefevbre analyse
la négation de Dieu à travers quelques personnages de la littérature du XIXe siècle qui
refusent Dieu par désir de le supplanter. Philippe Cazala décrit comment les religions de
l'époque révolutionnaire ont tenté de combler le vide laissé par l'interdiction de la
religion catholique.
Le doute n'est pas un phénomène nouveau. Toutefois la place que l'interrogation sur
l'existence de Dieu occupe dans la conscience a changé. Depuis le XIXe siècle,
l'examen de ce que Richard Dawkins a appelé « the God delusion » est indissociable de
l'évolution de la pensée scientifique. Comme nous l'explique Henri de Parseval, c'est en
effet à la suite de l'apparition d'une nouvelle explication de la création du monde avec
Charles Darwin que naît la remise en question moderne de l'existence de Dieu.
La première révolution copernicienne avait ébranlé la conscience occidentale en
remettant en cause la perception de la création divine. Aujourd'hui, l'homme de la rue
sait que la Terre n'est qu'une planète dans une des nombreuses galaxies de l'univers,
fragilisée par l'action des hommes. Matthieu Galvez parle du pouvoir qu'a l'homme
contemporain de détruire la création de Dieu. La Genèse inversée qui s'opère par la
destruction de l'environnement n'est-elle pas la forme la plus moderne de la négation de
Dieu?
L'évolution des sciences n'a pourtant pas tué la métaphysique. Thibaud Naulet explique
que le développement des physiques relativiste et quantique a bouleversé le cadre
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mental des physiciens, en leur enlevant la possibilité de prétendre se fonder sur la
simple observation pour expliquer le monde. Or les changements advenus permettent à
certains physiciens d'envisager le retour d'une pensée qui intègre l'existence de Dieu.
Nous espérons que ce numéro du Sénevé1 accompagnera le chemin intellectuel et
spirituel de nombreux lecteurs, qu'ils soient athées ou croyants.
Paule Desmoulière
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Qui inclut pour la première fois des contributeurs qui ne sont pas à une ENS ou à l'ENC.
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Table des matières
Le doute est­il une négation de Dieu? Jean 20: 24­29. Par Baptiste Libé............5 Peut­on répondre à l’athéisme sans théodicée ? Par Jean­Baptiste Guillon ... 11 Pascal et l'athéisme. Du Dieu Caché au Dieu absent, un lien nécessaire ? Par Amélie de Chaisemartin .................................................................................................... 24 La vie monastique dans les Trois vies de moines de Jérôme : l'affirmation de Dieu dans le monde. Par Bérenger Godefroy............................................................. 28 Les problèmes d'une histoire de l'athéisme : le Rabelais de Lucien Febvre. Par Warren Pezé ................................................................................................................. 34 La négation de dieu, condition à l’affirmation de l’homme ? La figure moderne de Faust. Par Perrin Lefebvre....................................................................... 40 La religion sous la Révolution française. Par Philippe Cazala............................. 45 La négation de Dieu dans le Néodarwinisme : exemple de Richard Dawkins. Par Henri de Parseval........................................................................................................ 58 Ce bleu n’est pas le nôtre. Par Matthieu Emmanuel Galvez .................................. 65 Où diable les physiciens ont­ils donc caché Dieu ? Par Thibaud Naulet .......... 71 5
Le doute est-il une négation de Dieu? Jean
20: 24-29. Par Baptiste Libé
Un poème de Heine, Questions, fait état d'une jeune homme dont l'esprit est plein de
doute.
« Près de la mer, la mer nocturne et déserte, un jeune homme est debout, le
cœur plein de chagrin, l'esprit plein de doute; sombre et triste, il interroge
les flots: [...] Les flots murmurent leur éternelle chanson, le vent souffle, et
les nuages s'enfuient, les étoiles scintillent, indifférentes et froides, et un fou
attend une réponse. »
Le doute est décrit dans ces vers comme mélancolique. Même si tout doute ne génère
pas une extrême mélancolie, il crée en nous un état incertain, notamment dans notre
rapport à la réalité. Or la réalité est essentielle pour se situer dans le monde. Heine
appartenait à cette époque romantique où l'incertitude face à la réalité générait un
certain trouble, parfois une déception constante dans l'âme des artistes. A l'approche de
Pâques, le chrétien ne peut s'empêcher de penser à ce fondement du christianisme: la
mort et la résurrection de Jésus. En effet, si celui qui nous apporte le Salut n'a pas
vaincu la mort, notre foi n'a plus de sens. Nous ne sommes malheureusement pas en état
d'assister à cet événement car les disciples n'ont pas pensé à filmer ces épisodes et les
normaliens du département de physique n'ont pas (encore) inventé la machine à
remonter le temps. Nous sommes donc enclins à douter, sinon à nous interroger, sur la
véracité de ces faits. Mais que faisons-nous lorsque nous doutons? En quoi cela pourrait
être une négation de Dieu? Parce que la foi est une confiance, une assurance en ce qu'est
et ce que dit Dieu. A première vue le doute est donc incompatible avec la foi. Et celui
qui n'a pas la foi, ne nie-t-il pas l'existence de Dieu? L'évangile de Jean nous présente
un homme qui n'a pas non plus assisté à la résurrection de Jésus. Son nom est Thomas,
le disciple connu comme celui qui doute, l'exemple à ne pas suivre. Son histoire, décrite
dans Jean 20: 24-29, nous permet en effet de définir la part du doute qui est
incompatible avec la foi. Cependant si la caricature a parfois une part de vérité, elle
oublie bien des choses. Nous verrons donc avec Thomas comment le doute peut être
compatible avec la foi et en quoi il peut permettre d'approcher Dieu.
Le passage qui nous intéresse commence par ces versets: « Les autres disciples
lui dirent donc: Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit: Si je ne vois dans ses mains
la marque des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. » (Jean
20:24-25). Le disciple Thomas n'a pas vu Jésus ressuscité. En effet il n'a pu qu'entendre
des témoignages oraux d'autres disciples. Il affirme avoir besoin de deux indices pour y
croire: la marque des clous et pouvoir toucher son côté. Nous pouvons comparer cette
recherche d'indices à une enquête policière. Le commissaire Thomas s'est chargé de
l'enquête suivante: le Christ est-il vraiment ressuscité? Pour résoudre cette affaire il doit
considérer deux choses. Tout d'abord la réalité, c'est à dire ce qui est attesté comme
étant vrai, puis l'hypothèse « le Christ est ressuscité » que nous appellerons CR. En
effet, une enquête de police doit rendre compte de la vérité devant la société. Or le
meilleur moyen de vérifier la véracité d'une hypothèse est de la confronter à la réalité, à
ce qui est attesté et non attaquable. Le Christ a été crucifié, cela est attesté par les
disciples, les juifs et les romains. On lui a transpercé le côté pour vérifier sa mort. La
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conclusion à laquelle peuvent se rendre tous les témoins est la suivante: le Roi des Juifs
est bel et bien mort. Voilà pour la « réalité vraie ». Or des témoins oculaires affirment
avoir rencontré Jésus de Nazareth ressuscité. Leur témoignage est recevable a priori
puisqu'il ont vu le Christ mort et qu'ils peuvent affirmer avoir retrouvé sur son corps les
stigmates de la crucifixion. Pour analyser CR nous devons prendre en compte d'une part
les témoins et d'autre part l'hypothèse en elle même. Les témoins sont des femmes, des
disciples qui ont été proches de Jésus et des disciples qui lui étaient moins proches. Le
caractère recevable de leur témoignage ne dépend que du crédit qu'on leur accorde.
Thomas doit peser le pour et le contre, choisir entre croire des personnes dignes de
confiances et rechercher des preuves tangibles. Voilà pour les témoins. Pour l'hypothèse
CR, Thomas doit se rappeler des affirmations énigmatiques de Jésus annonçant sa
résurrection trois jours après sa mort. Cette annonce n'a de force que si on y croit, cela
est vrai. Cependant le commissaire Thomas est censé avoir la foi, c'est à dire qu'il est
censé croire avec assurance en la promesse de son ancien maître et considérer les
témoignages de ses amis comme véridiques. Thomas semble être face à deux réalités: la
réalité que tout le monde considère comme vraie et la réalité que sa foi lui dit être vraie.
Des preuves concrètes devraient être confrontées à la première réalité, des témoignages
à la seconde. Cependant Thomas doute de la seconde et préfère la première réalité. Il
considère sa foi comme moins vraie que « la réalité vraie ». Ce doute est-il un rejet de
Dieu, une négation de sa grandeur?
Calvin écrit: « Notre Dieu se nomme d'un nom qui n'emporte que douceur et
bonté pour nous ôter tout sujet de doute et toute perplexité et pour nous donner la
hardiesse d'aller familièrement vers lui. » Cette citation suppose que Dieu est doux et
bon. Ces qualités ont deux conséquences: l'absence de doute en nous et l'envie d'aller
vers Dieu sans retenue. La foi seule peut valider la supposition que Dieu est doux est
bon. Ainsi, l'individu qui a la foi est censé avoir une confiance totale en ce que dit Dieu
et en ce qu'est Dieu. De plus, l'individu qui a la foi doit tout remettre à Dieu, ses
inquiétudes, ses joies, et ses envies,...comme dans une relation d'amitié. En effet une
amitié éprouvée ne laisse pas de place au doute mais requiert une confiance sans faille
en l'ami. Selon le réformateur la seule vérité est celle que nous donne la foi, c'est à dire
celle que nous lisons dans la Bible. Les seules preuves dont nous avons besoin pour
renforcer cette vérité peuvent être, par exemple, des témoignages. Nous pourrions
même dire qu'il n'y a pas besoin de preuves puisqu'il s'agit de la vérité. Les témoignages
sont la conséquence de cette vérité déjà établie. Une autre conséquence de cette vérité
est un contact intime avec notre Dieu. Ces deux conséquences rendent forte la foi en
cette vérité et éloignent toute possibilité de doute. Ainsi le moindre doute va à l'encontre
de la vérité et le croyant qui doute ne peut pas exister puisque le moindre germe de
doute annule sa qualité de croyant. Ce doute est alors une négation de la vérité, une
négation de Dieu. Mais de quel doute s'agit-il?
Jésus est venu sur Terre pour nous apporter le Salut. Pendant son ministère il
s'est efforcé de nous faire comprendre que la seule voie de Salut est en Lui, et que c'est
en cela que consiste la foi. Il décrit lui même l'attitude à avoir pour entrer dans le
Royaume des cieux: « Je vous le dis en vérité, si vous ne vous convertissez et si vous ne
devenez comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. »
(Matthieu 18:3). Nous devons être des enfants. Qu'est-ce qu'être un enfant? C'est,
comme Jésus le dit plus loin, être humble. L'enfance est une période de notre vie ou
notre corps et notre esprit mûrissent. Nous avons les capacités de l'adulte, mais
seulement en puissance. L'instruction comme l'effort physique sont donc essentiels
pendant cette période et il est difficile de combler complètement une absence
d'instruction et une d'effort physique intervenue pendant cette période. Aussi si nous
devons être des enfants de Dieu, nous devons nous instruire dans sa vérité et pratiquer
un certain effort par la prière et la recherche de l'intimité avec Lui. Nous n'avons pas
encore considéré deux points dans le verset de Matthieu: nous devons nous convertir et
devenir des enfants. Un des synonymes de conversion est transmutation. Une
transmutation permet de passer d'un type d'atome à un autre, ce qui implique une
profonde modification de son noyau. Cela signifie pour nous que le noyau de notre vie,
notre référentiel de vérité, devient la vérité de Dieu. Nous avons décrit ce qu'était être
un enfant mais pas ce que signifiait devenir un enfant. Nous devons perdre tout orgueil
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et toute pensée qui nous fait croire que nous connaissons la vérité.
Le doute, en tant qu'il est absence de foi, un orgueil qui préfère la « réalité
vraie » à la vérité de Dieu, est incompatible avec la foi et est par conséquent une
négation de Dieu. Au contraire la foi, qui est humilité et confiance, recherche de Sa
vérité et de Son intimité, est chérie par notre Père et constitue l'unique voie d'entrée
dans le Royaume de Dieu. Toutefois Dieu nous demande-t-il d'avoir une foi stupide et
joyeuse, qui ne prend pas en compte la « réalité vraie »? La doute est-il nécessairement
incompatible avec la foi et rejeté par Dieu?
Revenons à notre enquête. A la une de tous les journaux: la commissaire Thomas
a résolu son enquête, le Christ est ressuscité! Déclaration en exclusivité de Jésus:
« Parce que tu m'as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru! »
(Verset 29). Jésus répond exactement au dilemme de Thomas: quelle vérité considérer?
Parce qu'il a vu des preuves concrètes qui corroboraient la « réalité vraie », Thomas a pu
attester que Jésus était en effet ressuscité. Ce n'est donc pas, apparemment, sa foi qui
lui a permis de croire mais sa raison. Cependant Jésus demande à Thomas au verset 27
de ne pas être incrédule mais de croire. Jésus demande à Thomas de considérer les
preuves matérielles non pas pour confirmer une vérité selon la raison, mais pour
confirmer une vérité par la foi. Nous aurions pu nous attendre à une réaction violente de
Jésus et à un rejet de Thomas. Au contraire Jésus s'approche de Thomas et lui demande
de croire. Pour quelles raisons? Thomas n'avait peut-être pas tout compris. Il ne pouvait
donc pas confronter les témoignages à une promesse claire pour lui. En effet il avait
demandé à Jésus: « Seigneur, nous ne savons où tu vas, comment pouvons-nous en
savoir le chemin? » (Jean 14:5). Thomas ne comprenait donc peut-être pas toujours les
paroles mystérieuses de Jésus. Nous pouvons aussi penser que Thomas était humble. Il
apparaît peu de fois dans les évangiles. A part le passage où il rencontre Jésus et celui
où il pose la question précédente, il est nommé à la mort de Lazare (Jean 11:16) et au
bord du lac de Galilée, lorsque Jésus s'approche de sept de ses disciples en train de
pêcher après sa résurrection (Jean 21:2). Dans le premier passage il dit être prêt à
mourir, dans le second, il reconnaît Jésus avec les autres disciples présents. Ce n'est
donc pas le portrait d'une personne imbue d'elle même et lâche que nous trouvons dans
l'évangile de Jean, mais au contraire celui d'un homme prêt à reconnaître le Christ. Bien
sûr, Jésus ne dit pas que Thomas a eu la meilleure attitude (heureusement pour nous qui
ne pouvons voir le corps de Jésus) , il affirme même que ceux qui ne doutent pas sont
heureux; mais il ne le rabroue pas.
Saint Augustin a connu un parcours très semblable. Après avoir été dans l'erreur,
il a finalement accepté de faire confiance à Dieu et à sa Parole en la prenant et en la
lisant. Il décrit l'attitude qu'il considère souhaitable: « Et parce que je vous témoigne,
par les gémissements de mon cœur, combien je me déplais à moi même, vous reluisez
dans mon âme, vous faites qu'elle vous trouve aimable,[ ...], que je renonce à moi
même, et que je me donne tout à vous. » (Saint Augustin dans Confessions, livre X,
Chapitre 2). Même s'il ne fait pas explicitement référence au doute, nous retrouvons
dans la citation de Saint Augustin certains termes sur lesquels nous nous sommes
arrêtés. L'évêque d'Hippone décrit une relation transparente entre le chrétien et son
créateur, où il n'y a pas de secret. Ce n'est pas un doute orgueilleux, s'opposant à Sa
vérité, qui est confié au Seigneur. Au contraire, nos interrogations, ces gémissements de
notre cœur qui pourraient nous déplaire en semblant nous éloigner de Dieu, sont la
source même de notre appartenance à la grandeur de Dieu. Nous avons évoqué
l'existence supposée de deux systèmes de vérité, que nous avons appelé « la réalité
vraie », la vérité attestée par le monde, et la vérité de Dieu. Comme nous l'avons vu
précédemment, la « réalité vraie » semble éloigner le chrétien de Dieu. En remettant nos
interrogations à Dieu, nous renonçons à notre système de vérité et nous faisons
confiance à Son système de vérité. Cela a deux conséquences: Il reluit en notre âme et
elle l'aime. Il n'y a pas de conflit (qui serait la conséquence d'une négation de Dieu)
entre Dieu et nous et les deux parties sont en paix.
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L'Ancien Testament aussi donne l'exemple d'un homme qui a cheminé avec
Dieu, Abraham. On cite généralement l'Épitre de Paul aux Romains pour affirmer que le
doute n'est pas possible pour le chrétien: « Il ne douta point, par incrédulité, au sujet de
la promesse de Dieu; mais il fut fortifié par la foi, donnant gloire à Dieu » (4:20). En
effet, cet homme a tout quitté pour pérégriner dans le désert, a eu un fils alors que sa
femme était stérile, a choisi la terre la moins fertile, laissant la meilleure à son neveux, a
failli sacrifier son fils...et cela uniquement pour la foi. Peu d'entre nous pourraient en
dire autant, aussi pouvons-nous affirmer que par la foi Abraham a été habité par Dieu et
l'a aimé, pour reprendre les paroles de Saint Augustin. Pour autant nous ne devons pas
occulter pas toutes les fois où il a faibli. Il faut distinguer deux types de moments de
faiblesse. Ceux où il a fait confiance uniquement à sa raison: en Égypte, avec le
pharaon, avec sa servante pour avoir un fils et probablement d'autres. Ceux où il a remis
ses inquiétudes à Dieu, par exemple lors du sacrifice de son fils. Dans le premier type
de doute nous ne pouvons pas dire que cela a bien réussi à Abraham: il a été chassé
d'Égypte, l'existence de deux fils a généré, et génère toujours, bien des conflits. Dans le
second type de doute, il a médité, confié au Seigneur ses inquiétudes. Mais il a tout de
même fait confiance au Seigneur, bien que cela soit entièrement opposé à sa raison, au
bon sens. Pourtant c'est probablement cet événement du sacrifice de son fils qui a
permis au père des croyants de mesurer la grandeur et la magnificence de Dieu.
Le doute, humble interrogation confiée à Dieu, ayant pour but de mieux Le
connaître, d'augmenter l'intimité avec Lui, n'est pas incompatible avec la foi. Il n'est
donc pas une négation de Dieu. Nous pouvons même dire que Dieu recherche les
hommes et les femmes qui le recherchent toujours plus; non pas pour se mesurer à lui
mais pour fortifier leur foi, la faire tenir sur des fondations solides. Le doute pris dans
ce sens peut-il être considéré comme un moyen de s'approcher de Dieu?
Si nous avons pu lire le résultat de l'enquête du commissaire Thomas, nous
n'avons pas lu comment il en est arrivé à sa conclusion. C'est pourtant un des meilleurs
moments d'une enquête policière. Comme dans les enquêtes d'Hercule Poirot où dans un
ultime coup de théâtre tous les acteurs du drame sont réunis pour écouter les solutions
du détective. Nous pouvons ainsi lire:« Une semaine plus tard, les disciples de Jésus
étaient de nouveaux réunis dans la maison, et Thomas était avec eux. Les portes étaient
fermées à clef, mais Jésus vint et, debout au milieu d'eux, il dit: « La paix soit avec
vous! » Puis il dit à Thomas: « Mets ton doigt ici et regarde mes mains; avance ta main
et mets-la dans mon côté. Cesse de douter et crois! » (Versets 26-27). Jésus apporte à
Thomas tous les indices nécessaires pour aboutir à la conclusion de Sa résurrection, les
signes mêmes que Thomas attendait. Ces indices permettent à Thomas d'affirmer que la
résurrection de son maître appartient à « la réalité vraie ». Comme nous l'avons vu,
Jésus lui demande de cesser de douter et de croire. Ainsi Jésus ne différencie pas,
comme nous l'avons fait jusqu'à maintenant, deux systèmes de vérité qui seraient
indépendants et seraient régis par des règles différentes, l'un par des preuves, l'autre par
des témoignages. La « réalité vraie » et la vérité de Dieu sont une seule et même chose
pour le Fils de Dieu. Des témoignages aussi bien que des preuves physiques permettent
de les vérifier. Il y a donc quelque chose de plus, que nous n'avons pas pris en compte
jusqu'à maintenant. Quelque chose qui dépasse les indices et les hypothèses. Jésus lui
même vient détruire en partie la métaphore de l'enquête policière. Ceux qui connaissent
le détective belge pourrons vous dire qu'il est quelque peu orgueilleux. Il n'a peut être
pas tort puisqu'il arrive à confondre tous les coupables. Mais nous ne pouvons pas
véritablement le comparer à Thomas. Est-ce le commissaire qui confond le coupable
dans notre histoire? Non, car c'est Jésus qui vient lui-même vers lui. Alors que les portes
sont fermées, il apparaît au milieu des disciples. Jésus s'adresse lui-même aux hommes,
à tous les hommes. Certes, tous les hommes n'ont pas vu Jésus ressuscité mais nous
pouvons dire qu'en en un sens c'est grâce à ses interrogations de Thomas a rencontré
Jésus. Comme Abraham a vécu un moment intense lors du sacrifice interrompu de son
fils, Thomas a dû être saisi devant le Fils de Dieu.
Un doute sur ce qu'est Dieu ou ce que dit Dieu, que l'on remettrait à Dieu lui
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même, attendant une réponse de sa part a-t-il du sens? Dans le Traité du désespoir, livre
III sur les personnifications du désespoir, dans une section du chapitre premier sur le
désespoir dans la nécessité, ou le manque de possible, Kierkegaard écrit « La perdre [la
raison] pour gagner Dieu, c'est l'acte même de croire. [...] Ainsi donc le salut est le
suprême impossible humain, mais à Dieu tout est possible! C'est là le combat de la foi,
qui lutte comme une démente pour le possible. » Ces propos rejoignent les nôtres.
Croire, c'est faire de la vérité de Dieu notre « réalité vraie ». Le Salut est impossible
selon les raisonnements humains et la réalité du monde. Mais si les deux systèmes de
vérité ne font plus qu'un, alors il devient possible. La foi, pour réunir ces deux systèmes
devient alors une lutte car leur unification ne va pas de soi. Cette foi, comme nous
l'avons dit précédemment, doit être humble et doit rechercher une intimité avec Dieu.
Cette recherche n'exclut pas une « enquête » si cette enquête est honnête et n'a pas d'a
priori. Cependant cette « enquête » doit concevoir deux choses: sa fin et l'abandon de sa
raison. La lenteur de la justice est mauvaise dans une société, comme un doute prolongé
est un mal dans une vie. De plus, lorsque la vérité éclate, notre foi doit nous permettre
de l'accepter, de cesser de douter et de croire, sinon elle n'a plus de sens.
Nous sommes donc face à un paradoxe: une recherche de Dieu est nécessaire, lui
partager nos interrogations également; mais le doute peut être un abîme sans fin nous
séparant de Dieu. Le chrétien, celui qui a la foi, a cependant une confiance et une
assurance si grande en Dieu qu'il doit espérer la fin de son doute. Nous avons dit
précédemment que le doute doit être un doute honnête, c'est à dire qu'il ne doit pas être
un affront envers Dieu et qu'il ne doit pas s'auto-suffire. En effet s'il n'est pas
incompatible avec la foi, il doit correspondre aux caractéristiques de la foi que nous
avons décrites précédemment: instruction, lecture de la Bible, persévérance,... Cela lui
permet de saisir ce qu'il cherche. Un verset de Matthieu peut être pris en exemple:
« Car quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l'on ouvre à celui qui
frappe » (Matthieu 7:8). Non seulement nous pouvons dire que celui qui cherche trouve
et que celui qui interroge Dieu aura une réponse, mais nous pouvons discerner en
filigrane une autre vérité: celui qui cherche Dieu, au delà des réponses qu'il attend, le
trouvera. Cela vaut pour le chrétien mais également pour le non-chrétien. Tout cet
article ne décrit en effet que le doute chez le chrétien, chez celui qui a la foi. Nous
sommes arrivés à la conclusion qu'il existait un doute compatible avec la foi, même s'il
peut devenir dangereux. Qu'en est-il du non-chrétien qui doute de l'existence ou des
qualités de Dieu? Nous ne pouvons pas dire qu'il rejette Dieu comme nous ne pouvons
pas dire qu'il accepte de Dieu. Comme le chrétien, le doute doit être honnête: il doit
considérer les deux hypothèses (Dieu existe et Dieu n'existe pas) sur un pied d'égalité,
sans a priori. Dans ce cas le doute ne peut être une négation de Dieu puisqu'il envisage
son existence. Comme pour le chrétien, le doute ne doit pas s'auto-suffire: il doit
considérer sa fin et accepter la vérité lorsqu'elle éclate. Le verset de Matthieu s'applique
également dans ce cas: Celui qui frappe à la porte, pourra entrer. Encore faut-il ne pas
avoir peur de traverser le palier.
Le doute tel qu'il a été décrit précédemment permet donc de s'approcher de Dieu.
Cette recherche d'une plus grande intimité avec Dieu est nécessaire même si cela se
résume à une lutte. Le chrétien ne doit pas perdre de vue que ce qui importe c'est de
fortifier sa foi, et non de pérégriner vainement dans l'incertitude. Le doute permet
également à celui qui n'a pas la foi de s'approcher de Dieu, si ce doute envisage
d'accepter cette conclusion.
La foi est humilité, confiance, recherche de la vérité de Dieu, de l'intimité avec
Lui. Tout doute qui se poserait contre Dieu, tout doute orgueilleux, est contraire à la foi.
Une conversion étant le fondement de la foi, le chrétien n'a plus à s'interroger sur
l'existence et la grandeur de Dieu. Toutefois des exemples de l'Ancien et du Nouveau
Testament nous montrent que lorsque le doute est humble, qu'il a pour fin de s'approcher
de Dieu, il n'est pas incompatible avec la foi. Au contraire, il permet de s'approcher de
Lui, puisqu'il permet de renforcer l'intimité de notre relation avec Lui. Il n'y a pas deux
systèmes de vérité: celui de la raison avec ses propres règles, et celui de Dieu avec les
siennes. Il n'y en a qu'un qui ne va pas de soi mais la foi lutte pour le maintenir en place.
Si le doute permet de se rapprocher de Dieu, il ne doit pas être une fin en soi; car sinon
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il devient un abîme profond qui nous éloigne de Dieu. Il doit envisager sa fin et se
terminer lorsque la vérité éclate. Le doute est donc également un risque. Ceci nous
ramène au poème de Heine. Le poète décrit un état désespéré, la nature à laquelle il
s'adresse est froide et sombre. Celui qui doute est un fou qui attend une réponse d'une
nature muette. Tel ne doit pas être notre doute. La Bible nous décrit un état d'espérance,
la Personne à qui il s'adresse est bonne et douce. Celui qui doute est peut être un fou qui
attend une réponse mais il a la conviction qu'il aura sa réponse. « Oh! Expliquez-moi
l'énigme de la vie, l'antique et douloureuse énigme, sur laquelle les hommes se sont
penchés:[...] Dites-moi la vie humaine a-t-elle un sens? D'où vient l'homme? Où va-t-il?
Qui habite là-haut dans les étoiles d'or? » contient également le poème. Cette personne
qui doute cherche et ne trouve pas. Si son doute est un doute honnête, s'il accepte la
vérité une fois qu'elle se révèle à lui, s'il ose franchir le palier alors la vie humaine aura
un sens et le fou aura sa réponse.
B.L.
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Peut-on répondre à l’athéisme sans
théodicée ? Par Jean-Baptiste Guillon
Le mot « théodicée » désigne, dans la tradition philosophique, toute tentative de
résolution de l'apparente contradiction entre l'existence du mal et la bonté de Dieu. Le
mot a été inventé par le philosophe Leibniz à partir des termes grecs  (Dieu) et
 (justice) : la théodicée est donc un effort philosophique pour comprendre et
montrer la justice de Dieu, là où cette justice pourrait être mise en doute. De nombreux
auteurs à la suite de Leibniz ont proposé des « théodicées » différentes, et
rétrospectivement, on a également baptisé du nom de « théodicée » les tentatives des
philosophes et théologiens antérieurs pour résoudre le « problème du mal ». En dépit de
leurs différences, les théodicées proposées ont généralement la forme suivante : Dieu,
étant tout-puissant, aurait pu éviter tels et tels maux, mais Il était meilleur de sa part de
les permettre, car Il savait qu’un plus grand bien s’ensuivrait.
Traditionnellement, les tentatives de théodicées ont fait l’objet de deux types de
critiques : la critique la plus forte venait évidemment d’athées qui estimaient que toute
théodicée est un échec, c’est-à-dire qu’il est effectivement impossible qu’un être
parfaitement bon et tout-puissant ait créé un monde avec autant de mal. Les auteurs
croyants, quant à eux, pouvaient attaquer une théodicée particulière pour en défendre
une autre, qui leur semblait plus convaincante.
Mais récemment est apparue une autre sorte de critique, une critique de toute
théodicée en tant que telle, mais faite par des auteurs croyants. Cette situation peut
sembler curieuse à première vue, car la théodicée se présente d’abord comme une
réponse à l’argument athée à partir du mal : du coup, dire qu’il n’y a pas de réponse à
cet argument, que toute tentative de réponse est un échec, c’est dire que l’argument est
concluant, … et donc qu’il n’y pas de Dieu. On comprend qu’un athée tienne cette
position, mais comment un croyant peut-il la tenir sans se contredire ? Si étrange qu’elle
puisse paraître, cette position est, je crois, assez répandue en France aujourd’hui, et
comme je suppose qu’elle l’est également dans notre belle aumônerie, j’appellerai
‘Ernest’ mon interlocuteur fictif, défenseur de cette position. Il me semble qu’Ernest fait
à peu près le raisonnement suivant :
« La théodicée est une pure invention des philosophes, tout à fait révélatrice de
leur tendance à objectiver Dieu, et à objectiver l’homme par la même occasion. Les
philosophes ont d’abord réduit Dieu à un agent dont on pourrait évaluer la justice à
l’aune de nos valeurs humaines. Mais la Tradition est claire : ‘ô homme, qui es-tu pour
contester avec Dieu? Est-ce que le vase d'argile dit à celui qui l'a façonné: Pourquoi
m'as-tu fait ainsi?’ (Rm 9, 20). Or qu’est-ce que la ‘théodicée’ sinon le procès de Dieu2,
intenté par l’homme? Tout procès de Dieu est un faux procès, celui du vendredi saint,
où même les avocats (Pilate : ‘je ne trouve aucun motif’) ne peuvent qu’être complices
de la Passion. Les philosophes ont donc d’abord réduit Dieu, mais réduire Dieu n’élève
pas l’homme, bien au contraire : l’homme confronté à la souffrance a besoin de tout
sauf de ratiocinations qui ne prouvent rien ; en substituant au Dieu vivant, venu nous
sauver, l’image intellectuelle qu’est le Dieu des philosophes, la théodicée prive
l’homme de la seule vraie réponse au problème de la souffrance, et aggrave donc un mal
2
En effet, δικη veut dire ‘justice’, mais aussi ‘procès’.
12
qu’elle prétend résoudre. Elle l’aggrave en particulier en présentant l’image d’un Dieu
qui utiliserait nos malheurs comme des moyens pour ses fins ; et quand bien même ces
fins seraient ultimement notre bonheur, la théodicée trahit notre expérience de la
souffrance radicale – comme expérience de ce que rien ne pourrait contrebalancer ou
justifier. Ainsi, on voit bien que la théodicée ne parle pas de notre expérience humaine,
et parle encore moins du Dieu vivant. C’est donc par pur artifice que la théodicée
prétend s’appuyer sur la Tradition, et en particulier sur l’attribut de Toute-Puissance
comme élément du Credo : il s’agit ici d’un simple dévoiement conceptuel car la notion
de ‘Toute-Puissance’ désignait en fait chez les Pères de l’Eglise la souveraineté que
Dieu a sur toutes choses, et non pas cette chimère médiévale qu’est la puissance de tout
faire. Le ‘Dieu’ dont parle la théodicée n’est que l’objet fictif qui possède cet attribut
fictif : il n’est donc pas problématique pour un chrétien d’accepter que l’argument athée
est concluant et qu’aucune réponse ne peut y être apporté ; car il est littéralement vrai
que ce ‘Dieu’ n’existe pas. Ce Dieu est une invention des philosophes, une idole dont
l’inexistence n’a été reconnue que bien tardivement dans la pensée européenne, grâce à
la découverte de la ‘mort de Dieu’. La mort de Dieu est d’abord un fait de la pensée : il
n’est plus possible aujourd’hui de défendre sérieusement une théodicée ; seule la
mauvaise foi la plus aveugle permettrait de ne pas voir l’échec intellectuel qu’a été la
théodicée. Mais cette mort de Dieu, du dieu de la théodicée, loin d’être une mauvaise
nouvelle pour le croyant, est au contraire une étape nécessaire pour faire place au Dieu
vivant, le seul capable d’apporter à notre expérience du mal une véritable réponse. »
Comme vous le voyez, Ernest ne dit pas seulement que le croyant peut accepter
l’échec de toute théodicée ; d’après Ernest, le chrétien doit même s’en réjouir. Non
seulement le chrétien n’a pas besoin d’une théodicée, mais il lui est même interdit de
s’y engager (car je suppose que l’idolâtrie est moralement mauvaise). Je ne crois pas
que ce soit le cas, et je me propose donc de faire ici, non pas une défense de Dieu, mais
une défense de la défense de Dieu.3
Pour répondre à Ernest, je distinguerai dans son propos les thèses suivantes :
1. La théodicée n’est pas la réponse appropriée au « problème du mal » pour quelqu’un
qui souffre.
2. Un croyant peut parfaitement accepter que toute théodicée est un échec, i.e. que
l’argument du mal est concluant car :
a. l’argument du mal ne parle pas du Dieu vivant
b. il repose sur une notion de toute-puissance qui n’est pas traditionnelle.
3. Il est moralement mal d’évaluer la justice de Dieu à l’aune de nos valeurs humaines.
4. Chercher les ‘raisons’ du mal, c’est minimiser notre expérience du mal radical
comme de ce qui est absolument injustifiable.
5. C’est un fait évident qu’aucune théodicée n’est intellectuellement convaincante.
I La théodicée est-elle une réponse appropriée au
« problème du mal » ?
De quoi parle-t-on exactement quand on parle du « problème du mal » ?
L’expression est souvent utilisée, mais selon les contextes, il n’est pas clair qu’elle
désigne toujours la même chose. Je vois au moins deux sens dans lesquels cette
expression est utilisée, et pour éviter toute confusion, j’utiliserai deux nouvelles
expressions pour les désigner.
J’appellerai argument athée le problème philosophique que rencontre une
personne qui croit à la fois que Dieu est parfaitement bon, omniscient, et tout-puissant,
et qu’il y a du mal dans le monde. Il s’agit ici d’un problème de cohérence entre
différentes choses que le chrétien croit être vraies, et cette apparence d’incompatibilité
est traditionnellement utilisée par l’athée pour établir qu’il y a pure et simple
inconsistance logique, et qu’il faut donc conclure à l’inexistence de Dieu.
J’appellerai épreuve du mal ou expérience du mal le problème pragmatique que
3
J’ai été tenté d’intituler cet article « Essai de théodicéedicée », … mais la raison a prévalu.
13
rencontre une personne confrontée au mal. L’expérience du mal a de nombreuses
conséquences sur mon existence. Le mal comme souffrance rend mon action plus
difficile, donc suppose des efforts. Mais lorsque la souffrance est éprouvée par d’autres,
elle exige de moi une certaine attitude de compassion et de soutien, ainsi que des efforts
pour remédier à cette souffrance. Quant au mal moral, il met en péril mon rapport aux
autres – car ils peuvent mal agir envers moi, et se méfier de mes fautes – et mon rapport
à moi-même – car je dois me reconnaître pécheur.4
L’important est de voir que l’argument athée et l’épreuve du mal sont deux choses
de nature tout à fait différente : le premier est un problème philosophique, et la réponse
qu’il convient d’y apporter est donc une réponse philosophique. Quand à l’épreuve du
mal, c’est une expérience, ou plutôt un ensemble d’expériences qui font obstacle à une
vie bonne ; il est donc évident que la réponse à y apporter n’est pas une réponse
philosophique. Ce n’est d’ailleurs une réponse qu’en un sens figuré – au sens par
exemple où la « réponse » des Etats-Unis à l’attaque de Pearl Harbor fut le
débarquement en Normandie.
Il est donc absolument évident que la théodicée ne peut pas être une réponse à
l’épreuve du mal, mais dire cela n’a pas grand-chose à voir avec la valeur de la
théodicée. La théorie de la relativité ne répond pas non plus à l’épreuve du mal, ce n’est
pas une raison pour dire qu’elle est un échec, tout simplement parce que ce n’est pas ce
qu’elle se propose de faire. Or ce que se propose de faire la théodicée, c’est de répondre
à l’argument athée. Il est probable que la réponse à l’expérience du mal requière bien
plus que cela : par exemple, l’expérience de la souffrance requiert des actes de
compassion et de soutien, et plus fondamentalement, l’expérience du mal dans sa
totalité requiert l’intervention salvifique de Dieu dans l’incarnation, la mort et la
résurrection de Son Fils.
Il serait donc absurde de soutenir que la théodicée est suffisante pour répondre à
l’expérience du mal – mais je ne connais pas d’auteur de théodicée qui ait défendu cela.5
Faut-il en conclure que la théodicée n’a aucun rôle à jouer dans la réponse à
l’expérience du mal ? C’est loin d’être évident : imaginez une personne à l’approche de
la mort, qui n’éprouve pas de souffrances physiques particulières mais qui est
tourmentée par l’idée qu’il n’y a probablement pas de vie après la mort, et sa seule
raison pour penser cela est précisément l’argument du mal – sans cet argument, elle
trouverait qu’il y a de bonnes raisons qu’il y ait un Dieu et une vie après la mort.
Supposez qu’un de ses amis arrive à la convaincre, par une bonne théodicée, que
l’argument du mal n’est absolument pas convaincant. Il semble clair que cet ami lui
apporterait alors un réconfort précieux, puisqu’il la soulagerait, au moins partiellement,
du mal spirituel qui la tourmentait.
Je ne vois donc pas de raison de penser que la théodicée ne puisse jamais jouer le
moindre rôle dans la réponse (pratique) à l’expérience du mal. Mais même si elle ne
pouvait jamais jouer le moindre rôle face à l’expérience du mal, cela n’aurait
absolument aucune conséquence sur sa valeur en tant que réponse à l’argument athée.
Pour évaluer le succès ou l’échec de la théodicée, il faut donc partir de l’argument
athée lui-même et voir s’il est possible ou non d’y répondre. Le plus simple est sans
doute de partir de la formulation de David Hume, qui se présente comme un trilemme,
c’est-à-dire un ensemble de trois propositions qui ne peuvent être vraies toutes
ensemble, si bien qu’il faut abandonner au moins l’une d’elle. D’après Hume, le croyant
accepte les trois thèses suivantes qui sont contradictoires :
4
5
On pourrait choisir de distinguer dans chacune des deux catégories ce qui tient du ‘mal moral’ (c’està-dire des volontés mauvaises) et ce qui tient du ‘mal physique’ (c’est-à-dire des vécus douloureux,
qu’ils soient corporels ou psychiques). Mais cette distinction traditionnelle ne jouera pas de rôle
important pour notre propos.
Peut-être la théodicée stoïcienne s’est-elle approchée de ce genre de solution – de fait, dans le
contexte de la lutte avec l’Epicurisme, et en l’absence d’une notion d’intervention divine dans
l’histoire humaine, les différentes philosophies avaient toutes les raisons de se présenter elles-mêmes
(et donc leur théorie sur le mal) comme le remède (le ‘pharmakon’) adapté à l’épreuve du mal. Mais
pour ce qui est de la tradition chrétienne, une théodicée qui se serait présentée comme remède à
l’épreuve du mal aurait évidemment été une forme de gnosticisme puisqu’elle ferait d’un savoir
(concernant les raisons divines) l’opérateur essentiel de notre salut.
14
(1) Dieu est parfaitement bon
(2) Dieu est Tout-Puissant
(3) Le mal Existe
Pour en faire un argument athée, il est plus clair de présenter les choses sous la forme de
quatre thèses :
(0)
(1)
(2)
(3)
Dieu existe
(Si Dieu existe,) Dieu est parfaitement bon
(Si Dieu existe,) Dieu est Tout-Puissant
Le mal existe
La contradiction logique à laquelle pense Hume n’apparaît que si on reformule ces
thèses de la manière suivante6 :
(0) Dieu existe
(4) Dieu veut empêcher tout mal (= Parfaite Bonté de Dieu)
(5) Dieu peut tout faire (= Toute-Puissance de Dieu)
(6) Il y a du mal (= Existence du Mal)
Il est assez clair que cet ensemble de propositions est contradictoire. Hume le formule
de la manière suivante : « Dieu a-t-il l’intention d’empêcher le mal, mais pas la
capacité ? alors, il est impuissant. En a-t-il la capacité mais pas l’intention ? alors, il
n’est pas bienveillant. En a-t-il à la fois la capacité et l’intention ? mais alors, d’où vient
le mal ? »7.
Il n’est donc pas possible de croire rationnellement que toutes ces propositions
sont vraies ensemble. Mais laquelle est fausse ? A première vue, il semble que le
chrétien soit engagé à soutenir chacune d’elle ! La toute-puissance de Dieu est présente
dès les premiers mots du Credo. La notion d’un Dieu qui ne serait pas parfaitement bon
est à peine compréhensible et en tout cas certainement pas acceptable pour un chrétien
qui soutient que Dieu est Amour. Le chrétien pourrait-il abandonner l’existence du mal,
puisque – après tout – cette prémisse ne parle pas de Dieu ? On pourrait facilement
avoir l’impression que le chrétien n’est pas, en tant que chrétien, obligé d’accepter cette
troisième prémisse, et qu’il n’est contraint de l’accepter qu’à cause de l’évidence des
faits. Cette présentation est erronée : il n’est pas possible d’être chrétien sans soutenir
qu’il y a du mal, tout au moins du péché – autrement, de quoi Dieu serait-Il venu nous
sauver ? Cette présentation erronée vient à mon avis du XVIIIeme siècle, et notamment de
Voltaire qui nous a laissé comme image d’Epinal de toute théodicée la caricature (sous
les traits de Pangloss) d’une théodicée qui n’a rien de traditionnel (celle de Leibniz).
Selon cette caricature, le chrétien auteur de théodicée est celui qui préserve des
prémisses proprement religieuses et, au prix d’un aveuglement complet à l’égard de la
réalité, en vient à penser qu’il n’y a pas réellement de mal.
Cette malencontreuse image d’Epinal est évidemment contraire à la réalité : le but
de la théodicée (de la théodicée traditionnelle, mais aussi de la théodicée Leibnizienne)
est de résoudre la contradiction entre les thèses (0), (1), (2) et (3) sans en abandonner
une seule. Comment est-ce possible, me direz-vous, si elles sont contradictoires ? Si (0),
(1), (2) et (3) étaient effectivement contradictoires entre elles, alors il ne serait pas
possible de soutenir tous les éléments de la doctrine chrétienne sans se contredire. Mais
la contradiction n’apparaît que dans (0), (4), (5) et (6), ce qui donne directement une
idée de la solution (ou plutôt des solutions) : il faudra montrer que les propositions (4) à
6
7
Pour plus de simplicité, j’ai supprimé les conditionnels ‘Si Dieu existe’, mais les thèses (4) et (5) sont
évidemment censées exprimer des caractéristiques de la notion de Dieu et non pas de l’individu Dieu,
ce qui présupposerait son existence.
“Is he willing to prevent evil, but not able? then is he impotent. Is he able, but not willing? then is he
malevolent. Is he both able and willing? whence then is evil?” in Dialogues, part X. Hume attribue ces
questions à Epicure qui ne défendait pas l’inexistence de Dieu, mais l’existence d’une multitude de
dieux bienheureux, n’ayant aucune raison de s’occuper des affaires humaines (donc non
‘bienveillants’ envers les hommes).
15
(6) ne sont pas des bonnes traductions de (1) à (3).
Encore une fois, s’il est vrai qu’il y a incompatibilité entre (0), (1), (2) et (3), cela
veut dire que la doctrine chrétienne est nécessairement fausse. Bien sûr, il n’est pas
nécessaire, pour être chrétien, de savoir montrer comment ces propositions sont
compatibles. La réponse philosophique à l’argument du mal (la théodicée) n’est donc
pas indispensable à tout chrétien – à la différence de la réponse divine à l’épreuve du
mal (le Salut). Mais affirmer que les propositions (0), (1), (2) et (3) ne peuvent pas être
réconciliées est à peu près la même chose qu’affirmer que la révélation chrétienne est
fausse. La première objection d’Ernest contre la théodicée n’est donc pas légitime :
même si la théodicée n’est pas une panacée (ce qui n’est pas son but), il semble
néanmoins impossible pour un chrétien de soutenir que toute théodicée est
nécessairement un échec.
II Peut-on ne pas répondre à l’argument du mal ?
Pourtant, la deuxième objection soutient exactement cela : qu’il est possible pour
le chrétien de considérer que toute théodicée, tout essai de réponse à l’argument du mal,
est un échec. L’idée générale d’Ernest est la suivante : l’argument athée à partir du mal
échoue à parler du vrai Dieu ; il parle d’autre chose, et cette autre chose n’existe
effectivement pas, comme le montre l’argument athée. Cette idée est en générale
associée à la distinction pascalienne entre un « Dieu des philosophes » et le « Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Je suppose que, pour Ernest, à chaque fois que
j’utiliserai le mot « Dieu », je serai en fait en train de parler du Dieu des philosophes et
non pas du Dieu d’Abraham. Pour éviter toute confusion, je n’utiliserai donc pas le mot
« Dieu », mais deux mots différents pour les deux « dieux » différents. Convenons
d’appeler Théo le Dieu des philosophes, et « Yahvé » le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob.
L’objection d’Ernest peut donc se reformuler en ces termes : « la théodicée essaye
de répondre à un argument qui concerne Théo, et ainsi de sauver l’existence de Théo.
L’argument en question repose sur les propositions suivantes :
(4’) Théo veut empêcher tout mal
(5’) Théo peut tout faire
(6) Il y a du mal
Toutes ces propositions sont vraies, et elles permettent de démontrer que la supposition
de l’existence de Théo (soit (0’) : Théo existe) amène à une contradiction, ce qui veut
dire que Théo n’existe pas. Et de fait, Théo n’existe pas ! Mais tout cela n’a rien à voir
avec Yahvé qui, quant à Lui, existe. »
Ernest pourrait même aller jusqu’à dire qu’il est compatible de croire en Yahvé et
d’être néanmoins « athée », à condition que ce dernier terme soit compris comme la
négation de l’existence de Théo.
Quand bien même Ernest aurait raison jusque là, il me semble évident que ça ne
résout absolument pas le problème de la réponse que le croyant peut apporter à
l’incroyant. En effet, un athée traditionnel insistera pour dire qu’il est non seulement athée, mais qu’il est aussi « a-yahviste » : il ne croit pas plus à l’existence de Yahvé qu’il
ne croit à l’existence de Théo. Et savez-vous pourquoi ? Parce que Yahvé, d’après ce
que professent les chrétiens (et les Juifs) est censé être à la fois tout-puissant et
parfaitement bon ! Notez-bien qu’il ne s’agit pas là de l’argument athée : il s’agit de
l’argument a-yahviste que l’on pourrait écrire de la façon suivante :
(4’’) Yahvé veut empêcher tout mal
(5’’) Yahvé peut tout faire
(6) Il y a du mal.
Il semble évident que le chrétien – quelles que soient ses thèses sur le succès de
l’argument athée – doit penser que cet argument a-yahviste n’est pas concluant, car la
conclusion de cet argument est que Yahvé (et non pas Théo, cette fois) n’existe pas8. Le
8
Certains lecteurs pourraient mettre en doute l’idée que le chrétien doit croire que Yahvé existe. L’idée
serait que Yahvé est au-delà de l’existence. Je les renvoie à mon article précédent ‘Faut-il abandonner
l’existence de Dieu ?’ pour la distinction des différents sens du verbe ‘exister’. En guise de réponse
16
chrétien peut peut-être croire que toute théodicée est un échec, mais il ne peut pas croire
que toute yahvédicée est un échec.
En d’autres termes : même s’il était vrai que l’argument auquel essaye de répondre
la théodicée™ (comme phénomène historiquement situé) ne concerne que le Dieu des
philosophes, il n’en serait pas moins évident qu’un argument exactement similaire
concerne le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. A vrai dire, je ne crois pas du tout
qu’il y ait deux arguments différents, car je ne crois pas qu’il y ait deux Dieux
différents, celui des philosophes, et celui d’Abraham9. Mais pour que le reste de mon
article ne dépende pas de cette supposition, je ferai simplement la stipulation suivante :
dans le reste de cet article, c’est à cet argument (a-yahviste) et à sa réponse correcte (la
‘yahvédicée’) que je ferai référence en utilisant les mots ‘argument athée’ et
‘théodicée’. De même, j’utiliserai le mot ‘Dieu’ uniquement pour référer à Yahvé (et
non pas à Théo, si jamais Théo était un individu différent de Yahvé).
Dans ces conditions, il me semble qu’Ernest ne peut plus se désintéresser
totalement de la « théodicée ». Il peut pourtant penser qu’elle reçoit une réponse tout à
fait triviale qui est la suivante : lorsqu’il s’agissait de Théo, il était pertinent d’affirmer
(4’), c’est-à-dire qu’il était pertinent de lui attribuer la capacité de tout faire – car cela
fait partie du concept que les philosophes se font de Dieu. Mais pour ce qui est de Dieu
(Yahvé), cela n’est pas pertinent du tout : la notion d’une capacité de tout faire est en
fait un dévoiement de la notion traditionnelle de toute-puissance. Chez les pères de
l’Eglise, Dieu pantokratôr n’est pas celui qui peut tout faire, mais celui dont la
souveraineté s’étend sur toutes choses. Si une théodicée consiste à conserver les
propositions (0) à (3) – c’est-à-dire la toute-puissance, la parfaite bonté et l’existence du
mal – tout en refusant une proposition du trilemme (4), (5), (6), alors la solution est très
simple : c’est (5) qui est fausse. La capacité de tout faire (5) n’est pas une bonne
traduction de la toute-puissance (2).
Pour clarifier la discussion, j’appellerai souveraineté le pouvoir que Dieu a sur les
choses et puissance le pouvoir par lequel il peut faire que p, pour certaines propositions
p. Il est clair que la question de l’étendue de la souveraineté divine (l’ensemble des
choses sur lesquelles il a pouvoir) est distincte de la question de l’étendue de la
puissance divine (l’ensemble des propositions p, telles que ‘Dieu peut faire que p’ est
vrai). La souveraineté divine pourrait donc être universelle sans que la puissance divine
le soit10. Donc la suggestion d’Ernest, à ce stade de la discussion, est de dire que le
Credo nous engage bien à accepter un certain pouvoir universel en Dieu, mais qu’il
s’agit seulement d’une souveraineté universelle, ce qui n’implique pas une puissance
universelle.
Cette idée me semble assez surprenante en elle-même, car il paraîtrait vraiment
étrange d’appeler ‘tout-puissant’ un dieu qui aurait une forme de souveraineté sur toutes
choses (par exemple, au sens où il serait créateur de toutes choses) tout en étant
absolument incapable de déterminer le cours des événements qui arrivent à cette chose.
Pourtant, d’après Ernest, un tel dieu pourrait être appelé « tout-puissant » au sens du
Credo, car cet attribut concerne seulement l’étendue de sa souveraineté et non l’étendue
de sa puissance. Il semble donc intuitivement évident que la profession de la toutepuissance divine doit également impliquer une puissance maximale. Quand bien même
9
10
rapide, je ferai juste observer que l’athée traditionnel n’est pas seulement quelqu’un qui croit que Dieu
n’est pas dans le domaine des existants ; l’athée traditionnel croit que Dieu n’est pas du tout dans le
domaine de la réalité, i.e. il croit que Dieu est une pure invention. Pour reformuler exactement le
même type d’argument, il lui suffit donc de remplacer (0’’) par (0’’’) Yahvé n’est pas une pure
invention et de montrer que (0’’’) génère le même problème.
C’est le même Dieu qui a parlé à Abraham, Isaac, Jacob, le même Dieu qui s’est incarné en JésusChrist et a fondé son Eglise, le même Dieu qui par son Esprit inspire son Eglise lors des conciles –
notamment lors du Concile Vatican I où l’on peut lire que ‘Dieu, principe et fin de toutes choses, peut
être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées’ (DS
3004, CEC §36) – et donc le même Dieu qui a ainsi révélé que son existence était accessible à
l’investigation rationnelle des philosophes.
Notez que l’inverse semble plus difficile : si Dieu peut tout faire, alors il semble qu’il peut rendre
vraie n’importe quelle proposition à propos de n’importe quelle chose. Mais pouvoir rendre vraie
n’importe quelle proposition à propos de x semble bien impliquer qu’on est souverain sur x, car on ne
voit pas ce qui pourrait être requis de plus par rapport à x pour pouvoir être dit souverain sur x.
17
cette interprétation ne serait pas rationnellement évidente, le Catéchisme de l’Eglise
Catholique est là pour nous éclairer :
Nous croyons que [la Toute-Puissance divine] est universelle, car Dieu qui a tout
créé (cf. Gn 1, 1 ; Jn 1, 3), régit tout et peut tout.11
L’interprétation traditionnelle de la Toute-Puissance requiert donc à la fois une
souveraineté universelle et une puissance universelle.
Mais supposons que ce ne soit pas le cas et que ma présentation de la Tradition
soit ici biaisée, qu’est-ce qu’il s’ensuivrait exactement ? Il s’ensuivrait qu’un athée ne
peut pas reprocher au chrétien la moindre inconsistance entre la Toute-Puissance d’un
Dieu bon et l’existence du mal. En effet, comme la Toute-Puissance est seulement une
souveraineté sur toutes choses, et comme le mal n’est pas une chose (en théologie
traditionnelle, du moins), professer la Toute-Puissance n’attribue à Dieu aucune sorte de
pouvoir à l’égard du mal. La seule chose qui pourrait poser un problème, ce serait
l’étendue de la puissance divine, mais pas l’étendue de sa souveraineté. Comme le mot
« tout-puissant » ne dit rien de la puissance divine, cet article de foi ne permet pas de
construire un argument athée.
Il me semble assez évident que cette réponse ne résout rien : même si cet article
de foi n’engageait le chrétien à aucune thèse particulière sur la puissance divine, il est
clair que d’autres articles l’y engageraient. Par exemple, il serait impossible de rendre
compte de la Providence divine et des miracles sans attribuer à Dieu une puissance
considérable. Donc s’il était vrai que le mot « tout-puissant » parle simplement d’autre
chose que de la puissance divine, il suffit à l’athée de reconstruire son argument à partir
d’autres prémisses qui, elles, affirment bien une étendue considérable de la puissance
divine.
Ernest pourrait faire ici observer que ces prémisses attribueront peut-être à Dieu
une puissance considérable, mais pas une puissance de tout faire, et que l’argument
athée requiert une puissance universelle pour pouvoir fonctionner. En d’autres termes,
l’argument athée reposerait sur l’erreur de croire que le chrétien attribue à Dieu une
puissance universelle alors que le chrétien n’attribue à Dieu qu’une souveraineté
universelle d’une part, et une puissance considérable d’autre part.
Malheureusement, l’argument athée peut très bien fonctionner sans une puissance
universelle de Dieu : il suffit qu’il y ait un seul mal que Dieu peut empêcher et qu’il
n’empêche pas, pour qu’il y ait une apparente contradiction avec sa bonté. Le chrétien
peut-il refuser cette éventualité ? Peut-il dire que tous les maux qui ont lieu, sont des
maux que Dieu était tout simplement incapable d’empêcher ? J’ai bien peur qu’Ernest
soit implicitement prêt à accepter cette idée, et que ce soit pour cette raison qu’il
considère les remarques sur le sens du mot ‘Toute-Puissance’ comme une solution
suffisante à l’argument athée. Je dis que j’en ai peur, car en acceptant cela, il me semble
clair qu’Ernest s’éloigne encore plus de ce que l’Eglise enseigne précisément à propos
du problème du mal :
La foi en Dieu le Père Tout-Puissant peut-être mise à l’épreuve par l’expérience du
mal et de la souffrance. Parfois Dieu peut sembler absent et incapable d’empêcher le
mal.12
Si je lis bien, cet énoncé nous dit que l’expérience du mal produit la fausse apparence
que Dieu n’est pas tout-puissant. Et si Dieu « semble […] incapable d’empêcher le
mal », c’est un effet de cette fausse apparence qui met à l’épreuve notre foi en la ToutePuissance divine.
Par conséquent, il me semble évident que la Tradition nous engage à croire, non
seulement à la souveraineté universelle de Dieu, mais aussi à une puissance
considérable qui s’étend au minimum à certains maux. Or c’est bien suffisant pour que
l’athée puisse poser le problème du mal. Donc chercher à réinterpréter le mot ‘ToutePuissance’ ne fait que déplacer le problème sur d’autres articles de la foi chrétienne, et
ne résout absolument rien. Si Ernest continue de penser que le mot ‘Toute-Puissance’ ne
concerne que la souveraineté divine, il me suffit de faire la stipulation de vocabulaire
11
12
CEC § 268.
CEC, § 272.
18
suivante : dans la suite de cet article, j’entendrai par « doctrine de la Toute-Puissance »
l’ensemble des articles de foi auxquels le chrétien est tenu de croire et qui concernent
soit la souveraineté, soit la puissance de Dieu.13
La conclusion à laquelle nous arrivons à présent est donc la suivante : il y a bien
un problème du mal que l’athée peut soulever contre la croyance chrétienne ; ce
problème est un argument philosophique tendant à montrer que la doctrine de la ToutePuissance est logiquement incompatible avec l’existence du mal et avec la Bonté de
Dieu, ce qui amène à la conclusion que Dieu n’existe pas. Comme le chrétien soutient
que Dieu existe, il doit croire qu’il y a une réponse à cet argument philosophique – et
c’est cette réponse que j’appellerai (et qu’on a toujours appelé, me semble-t-il) une
« théodicée ».
III La Théodicée peut-elle être une entreprise
humaine ?
Il me reste encore à traiter trois objections d’Ernest : faire une théodicée consiste à
se faire juge de Dieu, ce qui ne nous appartient pas ; par ailleurs, la théodicée trahit
notre expérience du mal ; et enfin, c’est un fait établi que toutes les théodicées sont des
échecs intellectuels complets. Notez que chacune de ces objections pourrait rester
légitime même si tout ce que j’ai dit jusqu’à présent était vrai.
En effet, j’ai défendu jusqu’à présent qu’il devait bien y avoir une réponse à
l’argument athée ; c’est-à-dire qu’il doit bien y avoir une raison pour laquelle cet
argument ne marche pas. Mais il se pourrait que cette raison nous soit
fondamentalement inaccessible, ou qu’il ne nous appartienne pas de la chercher. Les
trois objections restantes pourraient alors être reformulées de la façon suivante : il y a
bien une raison pour laquelle Dieu permet le mal, mais il ne nous appartient pas de la
chercher, car ce serait nous mettre en position de juges à l’égard de Dieu ; par ailleurs,
comme la vraie raison nous est inaccessible, toute tentative humaine de rendre raison du
mal reviendra à expliquer le mal par de fausses raisons, des raisons incapables de le
justifier, et qui minimiseront donc la réalité du mal ; enfin, l’échec de toutes les
tentatives humaines de théodicée confirme que, même s’il doit y avoir une réponse à
l’argument athée, cette réponse nous est en fait inaccessible.
Dans cette partie, je vais traiter conjointement les deux premières objections – qui
prétendent expliquer pour quelles raisons la théodicée n’est pas une entreprise qui
convient à l’homme. Ayant montré que la théodicée est une entreprise convenable,
j’aborderai en conclusion la dernière objection, qui prétend constater historiquement
que l’homme ne parvient pas à faire de théodicée philosophique convaincante.
Il me semble particulièrement éclairant de considérer conjointement l’objection de
« l’homme juge » et l’objection de la « souffrance minimisée » car il me semble qu’elles
reposent sur les deux intuitions fondamentales de la réponse chrétienne à la
question suivante : l’homme sait-il ce qui est bon et ce qui est mauvais ? La première
intuition est que l’homme est profondément biaisé dans son appréciation de ce qui est
bon et mauvais ; il appelle bon ce qui est mauvais, et mauvais ce qui est bon, et il le fait
parfois en toute sincérité. Il ne peut donc pas être un juge compétent de ce que Dieu
aurait dû faire. La deuxième intuition est que l’homme fait l’expérience de la certitude
morale : il sait que torturer un enfant innocent est mal, et il sait que cela est certain, et
aucun raisonnement ne pourra le convaincre que c’est en fait un bien. Ces deux
intuitions font partie de ces couples d’éléments apparemment antagonistes que l’Eglise
cherche à réconcilier, dans l’idée que chacun des éléments contient une part
fondamentale de la vérité. D’autres couples plus célèbres concernent les questions
suivantes : qu’est-ce qui fait que l’homme choisit parfois le bien ? La grâce ou la
liberté ? Qu’est-ce qui permet à l’homme d’accéder à la vérité ? La foi ou la raison ? A
chaque fois, le danger est de chercher à répondre en se focalisant sur un seul des deux
13
Encore une fois, il me semble clair que le § 268 du CEC utilise le mot « Toute-Puissance »
exactement dans ce sens. Je ne le présente comme une stipulation personnelle que pour éviter tout
désaccord purement verbal.
19
termes, au détriment de l’autre. C’est pourquoi il est bon de n’aborder ce genre de
problèmes qu’en ayant les deux termes présents à l’esprit.
Commençons par l’intuition que notre sens moral est fondamentalement abîmé et
biaisé. Si l’on se focalise sur cette idée au détriment de l’autre, on en arrive rapidement
à dire que tout ce qui nous semble mal peut, en fait, être bon. Par conséquent, il n’est
même pas évident qu’il y a du mal dans le monde, même s’il nous semble qu’il y en a.
Cet extrême a peut-être été défendu par certains stoïciens, et c’est également un élément
de la caricature faite par Voltaire de l’optimisme Leibnizien. Pour Voltaire, l’optimisme
revient à dire que tout est bon, même ce qui nous semble mauvais, même le
tremblement de terre de Lisbonne. Evidemment, Leibniz ne soutenait pas cela : pour
Leibniz, il y a du mal, mais il y en a aussi peu qu’il était possible. Le fait qu’il y ait un
minimum de mal ne veut pas dire que le mal qu’il y a est en fait assimilable à un bien.
Une autre théorie tout aussi insatisfaisante consiste à dire qu’il n’y a pas de mal parce
que, quel que soit le choix fait par Dieu, ce qu’il choisit est bon du fait que Dieu l’a
choisi. Si Dieu choisit librement ce qui est défini comme bien ou comme mal, alors il
n’y a même pas de sens à se demander s’il a conformé son action à ce qui était bon ;
c’est au contraire le bien qui doit se conformer à ses actions, quelles qu’elles soient.
Dans ce cas comme dans l’autre, nous n’avons qu’à ravaler nos impressions que les
souffrances atroces et les injustices absolues sont irréductiblement mauvaises. Mais
comme nous l’avons vu, ces réponses ne sont pas des théodicées : elles ne résolvent le
problème du mal qu’en supprimant une des prémisses (en l’occurrence le mal) et non en
réconciliant la Toute-Puissance, la Bonté divine, et l’existence du mal. Il est par ailleurs
évident que ce ne sont pas des réponses chrétiennes, car l’existence du mal (et d’un mal
réel) fait partie des éléments essentiels de toute doctrine chrétienne.
Ce serait donc faire un faux procès à la théodicée que de lui reprocher une
surévaluation de notre aveuglement moral. Mais Ernest semble également reprocher à la
théodicée d’avoir sous-évalué cet aveuglement : pour Ernest, se lancer dans une
théodicée, c’est croire qu’on va pouvoir peser les biens et les maux et montrer que le
calcul aboutit à un résultat positif. Est-ce vrai ? Pour bien répondre à cette question, il
faut distinguer deux projets différents que peut se proposer l’auteur d’une théodicée.
Pour cela, partons de la métaphore du procès : un avocat, pour défendre son client, peut
chercher à expliquer ce qui s’est réellement passé le soir du crime ; il expliquera que tel
témoin oculaire s’est en fait trompé, que l’arme n’est pas celle qu’on croit, etc. Mais il
peut avoir un objectif plus modeste : il peut chercher à montrer ce qui aurait pu se
passer le soir du crime ; il dira dans ce cas-là que tel témoignage n’est pas concluant car
le témoin peut très bien s’être trompé, que l’arme du crime peut très bien en être une
autre. Evidemment, pour que sa plaidoirie soit convaincante, il faut qu’il puisse
imaginer un scénario complet qui peut s’être déroulé et qui innocente son client, mais il
n’a pas besoin de s’engager sur la vérité de ce scénario. Il lui suffit d’avoir un scénario
possible pour prouver qu’il n’y a pas de preuves suffisantes contre son client.
Remarquez que dans les deux stratégies, l’avocat racontera un scénario du soir du
crime ; mais il y a une différence radicale dans l’utilisation qui est faite de ce scénario.
L’auteur de théodicée est à peu près dans la même situation : il peut essayer de
trouver les raisons véritables pour lesquelles Dieu a permis le mal, mais cela n’est pas
indispensable pour répondre à l’argument athée. Pour répondre à l’argument, il lui suffit
de trouver un ensemble de raisons possibles qui feraient que Dieu a eu raison de
permettre le mal. Plantinga réserve le nom de « théodicée » à la première stratégie (celle
qui s’engage à la vérité du scénario) et appelle « défense » la seconde stratégie (qui
utilise seulement un scénario possible). Pour ma part, comme j’ai défini la théodicée
comme une réponse à l’argument athée, il est évident que l’une et l’autre stratégie
peuvent être appelées des théodicées. Je distinguerai donc plutôt, au sein des théodicées
en général, les théodicées explicatives (qui prétendent donner les vraies raisons divines)
et les théodicées non-explicatives.
Cette distinction permet de répondre correctement à l’objection d’Ernest. Ernest a
parfaitement raison de souligner que les raisons divines nous sont très largement
inaccessibles, et ce à double titre : non seulement parce que notre évaluation du bien est
biaisée (donc nous pouvons nous tromper dans l’évaluation de tel événement que nous
connaissons), mais aussi parce que notre connaissance du monde est incroyablement
limitée (donc même si nous avions un jugement certain à propos des événements que
nous connaissons, cela ne nous permettrait absolument pas de comprendre l’ensemble
20
du projet divin). Donc il est tout à fait légitime de dire que la théodicée explicative n’est
pas une entreprise humaine : la vraie réponse à la question pourquoi Dieu a-t-il
effectivement permis tel ou tel mal ? est irrémédiablement hors de notre portée. Mais
cela veut-il dire que toute théodicée nous est impossible et que nous sommes donc
contraints de laisser l’argument athée sans réponse philosophique ? Je ne vois pas de
raison de le penser. Il me semble au contraire que nous pouvons donner une théodicée
non-explicative. Affirmer l’inverse, c’est dire que notre perception du bien est tellement
abîmée qu’il nous serait impossible de concevoir la simple possibilité que Dieu ait eu
des raisons de permettre le mal. Il me semble qu’on tombe alors dans une surévaluation
de notre aveuglement moral.
Paradoxalement, il me semble qu’Ernest tombe également dans l’excès inverse,
c’est-à-dire dans une surévaluation de notre expérience de certitude morale. Bien sûr,
l’erreur d’Ernest n’est pas celle qui consiste à dire que nous avons sur toutes choses un
jugement moral certain et fiable, ce qui nous mettrait en position de juger Dieu sur
pièce. L’erreur d’Ernest ne tient pas à l’étendue des événements que nous sommes
capables de juger de manière certaine, elle tient plutôt à la nature du jugement que nous
sommes capables de porter sur certains événements. Je m’explique : Ernest reproche à
la théodicée de « minimiser notre expérience du mal radical comme de ce qui est
absolument injustifiable ». Nous pouvons convenir d’appeler « mal radical » le type
d’événements mentionnés plus haut à propos desquels l’homme a la certitude morale
qu’il sont mauvais, une certitude telle que toute tentative pour redécrire cet événement
comme un bien est une trahison de notre expérience humaine. Ce que dit Ernest, c’est
qu’à propos de ce genre de maux, nous pouvons également savoir qu’ils sont
absolument injustifiables. Que veut-il dire par là ? Il peut vouloir dire plusieurs choses,
dont certaines sont vraies, mais l’une d’elle gravement fausse. Il peut vouloir dire que
ces maux radicaux sont intrinsèquement mauvais et qu’il ne dépend donc pas de la
situation générale qu’ils deviennent des biens plutôt que des maux. En ce sens, je ne
peux que donner raison à Ernest ; c’est même la définition que j’ai choisie pour
l’expression « mal radical ». Il peut vouloir dire également qu’étant irréductiblement et
intrinsèquement des maux, il ne peut pas être juste de viser ces maux comme des fins.
Là encore, Ernest a évidemment raison : les maux radicaux ne peuvent pas être des fins
que Dieu a voulues pour elles-mêmes, et nous pouvons savoir (il fait partie de notre
expérience humaine de savoir) qu’ils ne peuvent pas être des fins divines. La difficulté
apparaît dans les deux derniers sens : Ernest peut vouloir dire que les maux radicaux ne
peuvent pas être acceptés comme moyens en vue de certaines fins qui les justifieraient ;
et il peut vouloir dire d’autre part que les maux radicaux ne peuvent pas être permis en
vue d’un plus grand bien, de quelque manière que ce soit, par un Dieu capable de les
supprimer. La différence entre ces deux sens ne saute peut-être pas aux yeux, mais elle
est importante, car si le deuxième sens est gravement faux, le premier a bien des
chances d’être vrai.
La distinction entre les deux réside dans une doctrine que l’Eglise soutient pour
d’autres raisons (en particulier pour les questions d’avortement) : la doctrine du
« double-effet ». Voici un exemple très célèbre : imaginez que vous vous trouvez prêt
d’un aiguillage de chemin de fer, et vous voyez arriver un train fou, qui se dirige sur une
voie de garage où cinq ouvriers travaillent. Si vous ne tournez pas l’aiguillage, les cinq
ouvriers seront tués. Mais si vous le tournez, le train ira sur une autre voie où se trouve
une personne – et cette personne sera donc tuée. Considérant ces deux possibilités, vous
choisissez de tourner l’aiguillage ; les cinq ouvriers sont sauvés, et le promeneur
solitaire est tué. Dans un tel scénario, il est sans doute difficile d’affirmer que vous
deviez moralement actionner l’aiguillage, mais il semble intuitif de dire que c’était au
moins moralement permis. Imaginez pourtant cet autre cas : vous vous trouvez sur un
pont au-dessus d’un chemin de fer ; un train fou fonce sur cinq ouvriers ; et devant vous
se trouve une personne qui est tellement grosse que si vous la poussiez sur les rails, elle
arrêterait le train et sauverait les cinq ouvriers. Bien sûr, la personne en question
trouverait la mort dans l’incident. Dans ce cas-là, il semble évident qu’il n’est pas
moralement permis de pousser la personne qui se trouve devant vous. Mais pourquoi ?
Quelle est la différence avec le cas précédent ? Dans les deux cas, la possibilité qui
s’offre à nous est de sacrifier la vie d’une personne pour en sauver cinq autres. Pourquoi
le premier sacrifice serait-il acceptable et pas le second ?
21
Une interprétation classique de nos intuitions concernant cette histoire ferroviaire
est la suivante : dans le cas du pont, la mort du promeneur solitaire serait pour vous un
moyen de sauver les cinq autres ; dans le cas de l’aiguillage en revanche, la mort du
promeneur solitaire est simplement un effet prévu de l’action par laquelle vous sauvez
les cinq ouvriers. Quelle est la différence pertinente entre moyen et effet prévu ? Sans
doute celle-ci : un moyen fait partie de votre plan d’action lui-même ; il doit être réalisé
pour que votre plan d’action arrive à ses fins. Un effet prévu en revanche ne fait pas
partie de votre plan d’action ; vous ne cherchez à aucun moment sa réalisation, vous
savez simplement qu’il s’ensuivra (malheureusement) de la réalisation de votre plan
d’action. L’intuition morale importante est donc la suivante : il y a certains maux (e.g.
la mort de quelqu’un) que l’on a le droit d’accepter comme effets prévus d’une action
donnée (si cette action a une fin suffisamment bonne), mais que l’on n’a pas le droit de
prendre comme moyens en vue de fins, quelles que soient ces fins.14
A partir de cette distinction, il semble très intuitif d’accepter la chose suivante : les
maux radicaux sont des maux tels que Dieu ne pourrait pas les choisir comme moyens
en vue de fins quelles qu’elles soient, et il fait partie de notre expérience humaine de
savoir que ces maux ne peuvent être justifiés (comme moyens) par aucune fin. Mais
cela n’exclut pas que Dieu puisse permettre de tels maux à titre d’effets prévus (ou au
moins à titre d’effets dont la possibilité était prévue par Dieu). On peut donc accepter de
dire que les maux radicaux sont tels que Dieu n’aurait pas pu les choisir comme
moyens, sans pour autant accepter l’idée que ces maux sont tels que Dieu n’aurait pas
pu les permettre, à quelque titre que ce soit, s’il avait pu les empêcher.
C’est cette dernière thèse qui serait proprement inacceptable, pour des raisons que
nous avons déjà mentionnées : s’il y avait des maux dont nous savons qu’ils ne peuvent
tout simplement pas être permis, de quelque manière que ce soit, par un Dieu bon ayant
la capacité de les empêcher, alors il serait impossible de continuer à penser qu’il existe
un Dieu parfaitement bon et Tout-Puissant. En effet, il fait partie de la doctrine
chrétienne de dire que Dieu aurait pu ne créer aucun monde ; or Dieu ne pouvait pas
ignorer, en choisissant de créer, que les maux radicaux étaient (au moins) possibles ;
donc un chrétien est bien obligé de croire que pour tout mal qui existe dans le monde (y
compris les maux radicaux), Dieu a permis la possibilité de ce mal comme effet prévu
de son action créatrice.
L’erreur d’Ernest est alors claire : il a surévalué notre expérience du mal radical en
la présentant comme l’expérience infaillible d’un mal qui ne pourrait en aucun cas être
permis par Dieu. Mais si cela était vrai, si telle était effectivement notre expérience du
mal radical, alors cette expérience serait de fait une démonstration suffisante que Dieu
(le Dieu chrétien en tout cas) n’existe pas. Donc s’il était vrai que toute présentation du
mal radical comme mal « permissible » était une violation de notre expérience humaine
la plus évidente, alors la vérité de la révélation chrétienne serait en elle-même une
violation de notre expérience humaine la plus évidente. Mais il me semble qu’on peut
tout à fait faire droit à l’intuition initiale d’Ernest sans tomber dans ces contradictions :
on peut accepter que l’expérience du mal radical nous donne la certitude, infaillible et
véridique, que ce mal n’a pas pu être choisi par Dieu comme un moyen ; on peut aussi
accepter que cette expérience du mal radical nous donne l’illusion que ce mal n’a pas pu
être permis par Dieu comme un effet prévu. Ce qu’on ne peut pas accepter, c’est que le
caractère certain de l’expérience du mal radical s’étende à la description de ce mal
comme absolument injustifiable, même à titre d’effet prévu.
La théodicée ne sous-évalue donc pas l’expérience du mal radical ; différentes
théodicées peuvent dire différentes choses à propos de ce mal radical, mais la seule
contrainte qui est commune à toute théodicée, c’est que cette expérience ne soit pas
logiquement incompatible avec l’existence de Dieu. Rendre l’expérience du mal radical
incompatible avec l’existence de Dieu, c’est de toute évidence surévaluer cette
expérience, et c’est oublier que notre sens moral est soumis à l’erreur d’évaluation, y
compris pour les maux radicaux.
Que retenir de ce long exposé ? Qu’il faut trouver le bon équilibre entre misère et
grandeur dans notre compréhension humaine du mal. Ernest a raison de souligner notre
14
Bien sûr, il pourrait aussi y avoir des actes que l’on n’a même pas le droit d’accepter comme effets
prévus.
22
incapacité à évaluer et comprendre les raisons effectives de Dieu – mais il aurait tort
d’en déduire que nous ne pouvons pas montrer philosophiquement que Dieu a pu avoir
de bonnes raisons. D’autre part, Ernest a raison de souligner que certaines expériences
du mal nous donnent la certitude qu’elles ne peuvent absolument pas être considérées
comme des biens, ni même comme des moyens justifiés en vue de quelque fin que ce
soit – mais il aurait tort d’en conclure que ces maux radicaux ne peuvent pas même
avoir été permis par Dieu à titre d’effets prévus, car ce serait abandonner la notion
chrétienne de Providence.
Conclusion
Récapitulons : la théodicée n’est pas censée remédier à l’épreuve du mal (ce
qu’elle ne pourrait évidemment pas faire) mais répondre à l’argument athée dont la
conclusion est que Dieu ne peut pas exister puisqu’il y a contradiction logique entre
Toute-Puissance, Bonté de Dieu, et Existence du mal. Puisque le chrétien croit que Dieu
existe (précisons : le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob – au cas où il y en aurait un
autre), et puisqu’il professe à propos de ce même Dieu qu’Il est parfaitement bon et
tout-puissant (ce qui nous renseigne non seulement sur les choses que Dieu gouverne
mais aussi sur ce qu’Il peut faire), alors le chrétien est bien obligé de penser que
l’argument athée ne marche pas. Donc il doit bien y avoir une réponse à cet argument.
Est-ce que cette réponse nous est inaccessible ? J’ai essayé de montrer qu’il n’y
avait pas de bonnes raisons de le penser. Ni les limites de notre jugement ni l’expérience
du mal radical n’empêchent de concevoir que Dieu a pu avoir de bonnes raisons de
permettre les maux que nous constatons en vue de plus grands biens. Démontrer
philosophiquement cette concevabilité, c’est ce qu’on appelle communément faire une
théodicée.
S’il n’y a pas de raisons a priori de penser que la théodicée est impossible pour
nous, y a-t-il des raisons « empiriques » ? Peut-on dire que l’histoire de la pensée nous
oblige à constater cette incapacité ? N’y a-t-il pas en effet un large consensus entre
philosophes croyants et philosophes non-croyants pour reconnaître le caractère futile et
désespéré de toute tentative de théodicée ? S’il y a un consensus, le moins qu’on puisse
dire est qu’il n’est pas universel. Car dans le monde anglo-saxon, c’est plutôt le
consensus inverse qui est aujourd’hui reconnu ! Le problème d’incompatibilité logique
entre les quatre thèses (0) à (3) a fait l’objet de nombreuses discussions dans les années
1950 à 1970, et la très grande majorité des philosophes anglo-saxons (croyants ou non)
retiennent de ces débats la leçon suivante : Mackie a donné dans son article de 1955 la
version canonique de l’argument logique du mal (montrant qu’il est impossible que
Dieu existe, compte tenu de l’existence du mal)15, et Alvin Plantinga y a répondu de
manière convaincante dans ses deux livres de 1974.16 La réponse de Plantinga s’appuie
sur les réflexions de saint Augustin pour offrir une théodicée du Libre-Arbitre : Dieu a
permis le mal comme effet prévu de la création d’êtres libres. Rien de bien nouveau, me
direz-vous, mais force est de constater qu’à ce jour, presque tous les philosophes anglosaxons, même athées, croient qu’il est logiquement possible qu’un Dieu tel que le décrit
la tradition chrétienne ait permis le mal que nous constatons. Cela veut-il dire que le
problème du mal est une affaire classée ? Pas tout à fait, car beaucoup de philosophes
athées continuent de penser que l’existence du mal – ou de tel ou tel type de maux que
nous rencontrons17 – rend excessivement improbable l’existence d’un tel Dieu. C’est ce
qu’on appelle le problème probabiliste ou problème évidentiel.
Ce n’est malheureusement pas le lieu de présenter les réponses (controversées) au
problème évidentiel, ni même la réponse (non-controversée) au problème logique. Mon
propos est simplement de faire remarquer la chose suivante : on ne peut pas dire que
15
16
17
‘Evil and Omniptence’, Mind, 1955. Une traduction est à paraître dans les Textes clefs de philosophie
de la religion, Vrin 2010.
Pour une présentation accessible de l’argument, voir God, Freedom and Evil (la traduction du
chapitre pertinent se trouvera également dans les Textes clefs publiés chez Vrin) ; une version plus
technique du même argument se trouve dans The Nature of Necessity.
Par exemple, le mal naturel, ou la souffrance extrême, ou la souffrance des animaux avant même
l’existence des êtres humains (à qui il semble donc difficile d’imputer l’origine de ces maux).
23
« l’histoire des théodicées » va toujours dans le sens d’un abandon désabusé et
méprisant. S’il a été possible pour Plantinga (et d’autres) de convaincre un nombre
considérable de philosophes de part le monde, cela semble au contraire renforcer l’idée
que la théodicée – la réponse à l’argument athée – est une entreprise accessible à l’esprit
humain.
J.-B.G.
24
Pascal et l'athéisme. Du Dieu Caché au
Dieu absent, un lien nécessaire ? Par
Amélie de Chaisemartin
Un Dieu Caché
Les Pensées de Pascal sont tributaires de la révolution culturelle qui s'opère à la
charnière du XVIème et du XVIIème siècle, décrite en ces termes par Alexandre Koyré
dans son ouvrage Du monde clos à l'univers infini :
« La destruction du monde conçu comme un tout fini et ordonné,dans
lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de
perfection, monde dans lequel "au-dessus" de la Terre lourde et opaque,
centre de la région sublunaire du changement et de la corruption,
s'"élevaient" les astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la
substitution à celui-ci d'un univers indéfini, et même infini, ne comportant
plus aucune hiérarchie naturelle ».
L'homme n'a plus une place privilégiée dans l'univers, et n'est plus qu'un grain de sable
jeté en milieu étranger. De nombreuses pensées, adoptant le point de vue libertin, se font
l'écho de cette crainte.
« En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, en regardant tout
l'univers muet et l'homme sans lumière abandonné à lui-même et comme
égaré dans ce recoin de l'univers sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu
faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j'entre
en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte
et effroyable et qui s'éveillerait sans connaître [où il est] et sans moyen d'en
sortir » (Pensées, fragment 229).
Les notions de ciel et de terre, de haut et de bas, ne veulent plus rien dire dans un espace
infini. Où se trouve Dieu dans cet espace mathématique dont les valeurs se sont
retirées? L'univers est devenu "muet" et Pascal reprend les paroles du prophète Isaïe
dans plusieurs de ces pensées, "Vere tu es Deus absconditus" ("Vraiment tu es un Dieu
caché", fragment 275). L'apologie de Pascal prend pour point de départ ce regard
effrayé sur le monde. A la différence des apologies traditionnelles du christianisme, les
Pensées ne s'appuient jamais sur l'ordre du monde pour démontrer la nécessaire
existence d'un créateur. Pascal ne recherche jamais dans la nature des preuves visibles
de l'existence de Dieu. Il montre l'inefficacité de cette preuve dans le fragment 38, au
cours d'un dialogue fictif avec un libertin: « "Eh quoi ! ne dites-vous pas vous-mêmes
que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ?" Non. Car encore que cela est vrai en un sens
pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l'égard de
la plupart ». C'est bien du point de vue de la "plupart" des hommes dont part Pascal, et
de son incapacité à discerner la présence de Dieu dans le monde.
25
L'athéisme moderne
On retrouve dans les œuvres de Voltaire nombre d'échos pascaliens. Voltaire tire
jusqu'au bout
les conclusions de la fin du cosmos aristotélicien. Dans le Dictionnaire philosophique,
œuvre de
vieillesse qui dresse un compte-rendu de tout ce que l'auteur pense de ce monde,
Voltaire parle
souvent de l'homme comme d'un " misérable ver de terre" perdu dans l'immensité, et
s'acharne à
détruire les restes d'une représentation hiérarchisée de l'univers, notamment dans
l'article "Ciel"...
Dieu ne se montre plus à l'homme, une distance infinie sépare l'homme et Dieu. A la
question "où est Dieu ?" Voltaire répond "nulle part". La question "Où est Dieu ?" est
vue comme une question fausse, symptomatique de l'anthropomorphisme de l'esprit
humain. Voltaire retire Dieu de l'espace concret pour en faire un concept, une substance
sans lieu. A l'époque moderne, notamment avec Descartes, Dieu a cessé d'être une
puissance intervenant dans le monde pour devenir une entité mathématique, égale à ellemême et sans lien avec les hommes. Dieu ne se manifeste plus aux sens mais à la raison.
Dans Le Dictionnaire philosophique, toute tentative de l'homme de se rapprocher de
Dieu est considérée comme une forme de profanation. La distance entre Dieu et
l'homme est infranchissable18 car le contact de l'homme souillerait Dieu. On voit
comment cette conception d'un Dieu hors du monde, infiniment distant, basculera
aisément dans l'athéisme, avec lequel Voltaire a entretenu une relation ambigüe. Dieu
devient si lointain qu'il tend à disparaître, sans que la machine du monde en soit pour
autant perturbée.
L'homme et Dieu dans les Pensées
Contrairement à Descartes ou même à Voltaire, Pascal ne cherche jamais à prouver
l'existence de Dieu. Cela serait d'ailleurs impossible car Dieu ne se manifeste pas à la
raison, puisque celle-ci ne peut le concevoir. Comment l'homme peut-il franchir la
distance qui le sépare de Dieu ? Où le chercher ? Dans de nombreux fragments, Pascal
écrit que Dieu est caché pour ceux qui ne l'aiment pas, mais manifeste pour ceux qui
l'aiment.
« Voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et
caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur, Dieu a tempéré sa connaissance
en sorte qu'il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent et
non à ceux qui ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne
désirent que de voir, et assez d'obscurité pour ceux qui ont une disposition
contraire. » (fragment 274)
Sommes-nous alors dans un cercle vicieux qui consisterait à dire que seuls ceux qui
croient déjà en Dieu sont sensibles à sa présence et que ceux qui ne croient pas ne
peuvent avoir de signes de son existence? Si tel était le cas, Pascal n'aurait sûrement pas
formé le projet d'écrire une apologie de la religion à l'usage des libertins. Le but de
Pascal n'est pas de donner la foi, mais de "porter à chercher Dieu" (titre d'une lettre des
Pensées). Pascal veut susciter en l'homme l'amour et le désir de Dieu. Le désir qui vient
du cœur est en effet la seule manière d'accéder à Dieu. L'unique connaissance que
l'homme puisse avoir de Dieu est une connaissance du cœur. Dieu est donc infiniment
plus qu'une substance, il est le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, un Dieu personnel,
que l'on peut rencontrer et aimer, comme Pascal, la nuit du...dont il fit mémoire toute sa
vie sur des papiers cousus à son habit. Tel est le véritable enjeu du pari. Pourquoi
l'homme doit-il parier que Dieu existe et que l'âme est immortelle ? Parce que la
18
Voir l'article « Gloire ».
26
perspective de la vie éternelle avec Dieu doit l'inviter à changer son mode de vie. Il ne
s'agit pas de donner à l'homme la certitude de l'existence de Dieu et de la vérité de la
religion chrétienne, mais, bien avant ça, de l'inviter à vivre en homme qui cherche Dieu.
Après avoir parié, l'homme se doit d'« abêtir », c'est-à-dire non pas devenir stupide,
mais régler la "machine" de son corps, lui imposer des habitudes conformes à la vie du
croyant. Sans avoir encore la foi, l'homme est donc invité, en premier lieu, à parler à
Dieu avec son corps, par des gestes d'amour (s'agenouiller, se tenir debout...). La
connaissance de Dieu viendra avec l'amour. Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline écrivent
à leur sœur Gilberte dans une lettre du 1er avril 1648: « Comme toutes choses parlent de
Dieu à ceux qui le connaissent, et qu'elles le découvrent à tous ceux qui l'aiment, ces
mêmes choses le cachent à tous ceux qui ne le connaissent pas ». Ce Dieu personnel,
que Pascal nous invite à aimer, ne peut se rencontrer qu'en Jésus-Christ, le médiateur
sans lequel toute connaissance de Dieu est impossible.
Le bonheur de l'homme
On conçoit alors l'incompréhension de Voltaire à la lecture du pari pascalien. La vingtcinquième lettre des Lettres Philosophiques est entièrement consacrée aux Pensées.
Voltaire écrit d'abord à propos du pari « Cet article paraît un peu indécent et puéril ;
cette idée de jeu, de perte et de gain ne convient pas à la gravité du sujet ». On retrouve
ici un motif constant dans l'œuvre voltairienne, le refus de toute interférence entre le
monde humain et Dieu. Toute union de ce type est perçue comme une indécence, une
souillure, comme le montre la véhémence de Voltaire dans l'article "transubstantiation"
contre un Dieu qui se rendrait présent dans du pain. Il ajoute ensuite une critique plus
fondamentale: « De plus l'intérêt que j'ai à croire une chose n'est pas une preuve de
l'existence de cette chose ». Voltaire a bien perçu que les arguments employés par Pascal
ne sont pas d'ordre métaphysique, mais moral, mais il n'a pas perçu que le but de Pascal
était également moral plus que métaphysique. Pascal ne cherche pas à prouver
l'existence de Dieu, mais à engager le lecteur dans une vie de converti qui fasse peu à
peu naître en lui l'amour et la connaissance de Dieu. Pascal veut précisément que le
lecteur trouve son "intérêt" dans l'existence de Dieu. Pascal veut rendre Dieu aimable.
Cette critique du pari par Voltaire est fondamentale, car elle sera reprise par tous les
athées jusqu'à aujourd'hui: Dieu n'est qu'une fiction forgée par nos désirs. Nous désirons
être éternellement heureux, aimés et consolés, et, déçus par le monde, nous nous créons
un être imaginaire qui réponde à ce désir. Cette critique, qui mêle critique traditionnelle
de l'anthropomorphisme et analyse psychanalytique, s'est tellement répandue que
l'intérêt que nous avons à ce qu'une chose soit est devenu un principal motif de
suspicion de la réalité de cette chose. Nous traquons sans cesse nos désirs et nos intérêts
pour qu'ils n'entravent pas notre vision objective du monde, sans jamais nous demander
si une telle vision existe en dehors de nous.
Pascal comme Saint-Augustin prennent au sérieux notre désir de bonheur. Ce désir
présent en tout homme a une réalité capable de servir de fondement à la vérité. Ce désir
infini et jamais satisfait est la marque de l'égarement de l'homme privé du seul bien qui
puisse lui donner une joie parfaite, c'est-à-dire Dieu. Voltaire a donc à cœur de nier
l'éternelle insatisfaction de l'homme, « L'esprit dans lequel M. Pascal écrivit ces Pensées
était de nous peindre tous méchants et malheureux. [...] J'ose prendre le parti de
l'humanité contre ce misanthrope sublime ». Dans la vingt-cinquième lettre
philosophique, adoptant un point de vue résolument matérialiste, Voltaire compare à
plusieurs reprises l'homme à l'animal, pour montrer que l'homme a des besoins limités et
aisément satisfaits. L'homme a des maux et des plaisirs moyens, loin des extrémités
dont parle Pascal. Le bonheur de l'homme n'a ainsi pas besoin de Dieu, ayant tout ce qui
lui faut sur terre pour se contenter. Là encore, le déisme de Voltaire est une étape vers
l'athéisme ou du moins l'agnosticisme, l'homme n'ayant pas besoin de se préoccuper de
Dieu pour être heureux. Dans le monde moderne, Dieu n’est plus une évidence et la
présence de Dieu est de l’ordre du mystère. Le terme "mystère" est d'ailleurs un
synonyme de "sacrement"au XVIIème siècle. Le sacrement est la manifestation visible
d'une réalité invisible. Il révèle autant qu'il cache. Dieu se révèle autant qu'il se cache
dans l'Écriture sainte, dans son Fils Jésus-Christ, dans l'Eucharistie. Ainsi, celui qui se
27
cache est celui qui se révèle à ceux qui ont les yeux de la foi. Or le mystère est
précisément ce que le rationaliste Voltaire refuse. La partie visible du mystère, les récits
bibliques, l'homme de Galilée, le pain, ne sont plus une médiation vers le divin, mais un
obstacle à la foi, un voile qu’on ne peut soulever. Dans les Pensées, Pascal affirme à
plusieurs reprises qu’il n’est pas possible d’aller à Dieu sans médiateur, selon les
paroles du Christ de l’Évangile de Jean « Nul ne connaît le Père sans me connaître.... ».
La pensée chrétienne semble ainsi s’opposer à la philosophie platonicienne dont le but
restait la contemplation face à face du vrai en soi. Pascal ne nous offre pas la certitude
de Dieu, il ne nous promet pas un Dieu qui puisse entrer en notre possession, mais il
nous dit qu’il est là où nous l’aimons, là où nous le désirons, dans notre recherche, bien
plus que dans notre assurance.
A.C.
28
La vie monastique dans les Trois vies de
moines de Jérôme : l'affirmation de Dieu
dans le monde. Par Bérenger Godefroy
Hic psallere, hic orare, hic operari, hic fessus residere solitus
erat.19 Ambroise, Lettres, 18, 7
Venite, discite in terris caelestem militiam ; hic vivimus, et illic
militamus.20 Ambroise, Lettres, 18, 7
[Dicit] sibi [...] incipiendum esse ut coepisset Antonius, illum
quasi virum fortem victoriae praemia accipere, se necdum
militare coepisse.21 Jérôme, Vie d'Hilarion, 2, 6
Les deux formules que nous avons mises en exergue à première vue s'opposent :
Ambroise affirme que le combat pour la Foi a lieu dans les Cieux, tandis que Jérôme,
dans l'un des trois textes que nous allons traiter, considère qu'il y a un combat sur terre,
combat dont on peut obtenir des récompenses, un combat qui n'est donc pas vain.
Dans les textes théologiques de l'Antiquité tardive, la vraie vie, la plus intense et
la plus proche de Dieu se trouve au Ciel, dans la Cité de Dieu que nous décrit Augustin,
après une vie mondaine alourdie par la chair. Dès lors, le combat pour une âme purifiée
des mauvaises passions ne saurait se faire réellement qu'au Paradis, auprès de Dieu.
Mais ce que rappelle Ambroise, grande autorité intellectuelle dans l'Empire
romain de la fin du IVème siècle, dans le contexte polémique de la Lettre 18 contre
Symmaque ne saurait vouloir signifier que la vie sur terre soit absolument vaine, cette
dernière étant tout de même un don de Dieu.
Il est possible de « militer » pour Dieu, si l'on ose le calque et l'anachronisme,
dans le monde terrestre. Pour Jérôme, autre Père de l'Église contemporain d'Ambroise,
ce combat prend sans doute sa forme terrestre la plus pure dans la conversatio
monastica (la vie monacale), qu'il décrit dans les premières hagiographies de la
littérature latine : les Trois vies de moines. Celles-ci racontent les aventures spirituelles
mais indéniablement terrestres de Paul de Thèbes, Malchus et Hilarion.
De façon quelque peu paradoxale dans ce numéro consacré à la négation de
19
Vie d'Hilarion, 21, 4 : « c'est ici qu'il chantait les psaumes, là qu'il priait, là qu'il travaillait, là
qu'il se reposait de ses fatigues. » Toutes nos citations, en français et en latin, des Trois vies de moines
sont issues de l'édition des Sources Chrétiennes, par Edgardo M. Morales et Pierre Leclerc : Jérôme, Trois
vies de moines (Paul, Malchus, Hilarion), Les Editions du Cerf, Sources Chrétiennes (n°508), Paris,
2006. Pour les extraits issus de ce volume, nous citons la traduction en français de P. Leclerc. De façon
générale, si l'édition du texte et la traduction dans ce volume présentent des failles certaines, l'introduction
et les notes présentent des analyses qui éclairent fort bien le texte.
20
« Venez, apprenez sur terre le combat des cieux : ici, nous vivons, et là-bas, nous combattons. » Les
Lettres d'Ambroise n'ont pas été à notre connaissance traduite en français : cette traduction est de
nous. Ambroise, Lettres, 18, 7
21
« Hilarion dit qu'il lui fallait commencer comme avait commencé Antoine : celui-ci comme un vaillant
héros, recevait la récompense de la victoire, alors que lui n'avait pas encore commencé le combat. »
29
Dieu, nous allons tenter d'expliciter en quelques courtes remarques un des thèmes
présents dans la littérature latine chrétienne, tendant suggérer que la vie terrestre
n'entraine pas forcément la négation de Dieu, mais peut être plutôt affirmation de Dieu.
Après de brèves indications sur l'émergence du monachisme au IVème siècle
dans une Rome en cours de christianisation et quelques informations relatives au projet
de Jérôme, les deux versants du monachisme qui apparaissent dans les Trois vies de
moines seront évoqués. Ces aspects sont : une fuite hors du monde (avec pour but le
salut de l’âme) qui se situe néanmoins dans le monde, et une manifestation pleine de
Dieu, dont la visée, grâce à la littérature, devient universelle.
L'apparition des moines au IVème siècle à Rome et
l'ambition littéraire de Jérôme.
Le IVème siècle est sans doute l'une des périodes les plus importantes de
l'histoire de la religion catholique : l'on y constate en effet un renversement complet du
rapport qu'entretient l'Église avec le pouvoir politique dans l'Empire romain. Alors que
les chrétiens étaient persécutés au début du siècle, l'édit de Milan, promulgué par
Constantin en 313, autorisa officiellement la foi chrétienne. L'édit de Thessalonique en
380 acheva de consacrer l'importance de la religion chrétienne dans l'Empire en
l'instituant comme religion d'État.
Si, deux siècles plus tôt, devenir chrétien, se faire baptiser, était un acte
foncièrement militant qui exposait à des représailles de la part des autorités, à la fin du
IVème siècle il n’était pas rare d’être chrétien par naissance et non par conversion. Le
christianisme était désormais la norme pour la société romaine, et nombreux étaient
ceux qui allaient à la messe – tout en restant de vieux Romains d'esprit – plus par
habitude que par volonté d'affirmer haut et fort leurs convictions.
Aussi chez certains fidèles particulièrement fervents naît la volonté de se saisir
de pratiques qui seraient plus radicales et qui trancheraient clairement avec les vieilles
valeurs de l'aristocratie romaine : c'est la naissance du monachisme, terme dérivé de
l'adjectif grec monos, « seul ». Les moines vivent soit en ermites – ce sont alors des
« anachorètes » – soit en groupe. Ils sont alors nommés « cénobites ». L'Occident prend
connaissance de ce phénomène oriental au milieu du siècle, quand Athanase, un autre
Père de l'Église, amène à Rome des moines.
Le monachisme se développe alors dans l'aristocratie et des hagiographies de
moines apparaissent afin de populariser ce nouveau mode de vie plus proche du Christ.
Après la publication par Athanase d'une Vie d'Antoine, en grec, Jérôme, par rivalité
littéraire mais également pour publier un pendant latin au texte grec, rédige la Vita
Pauli, où il met en scène l'histoire d'un moine ermite. Il avait d’ailleurs lui-même été
ermite pendant deux ans, entre 375 et 377, dans le désert de Chalcis. L’ermite décrit par
Jérôme, Paul de Thèbes (à ne pas confondre avec l'apôtre Paul de Tarse), ayant fui les
persécutions chrétiennes en Égypte, se réfugie dans le désert où il trouve une grotte pour
vivre en ascète.
Suit en 388 une Vita Malchi, écrite à Bethléem, qui traite de la question de la
virginité. Malchus (dont le récit à la première personne occupe la majeure partie de
l'opuscule), capturé par des brigands ismaélites qui veulent le forcer à s'unir avec une
femme mariée, parvient, malgré tous les pièges du diable, à s'enfuir avec sa compagne à
rester chaste et à rejoindre un monastère.
Après l'évocation du monachisme égyptien dans la Vita Pauli, celle du
monachisme syrien dans la Vita Malchi, la Vita Hilarionis (publiée avant 392) met en
scène Saint Hilarion, un « moine vagant » ou plutôt « errant », émule égyptien de SaintAntoine, qui a lui-même été formé par Paul22, comme nous le voyons dans la Vie de
Paul. Paul était un pur anachorète mais Malchus, après avoir été un anachorète captif
malgré lui, était devenu un cénobite. Hilarion, était quant à lui un cénobite « contrarié »
22
Antoine, dont la Vita par Athanase constitue l'un des hypotextes de l'œuvre hiéronymienne, apparaît
dans sa Vita Pauli et la Vita Hilarionis : il rencontre Paul avant sa mort et s'en trouve renforcé dans sa
foi. Hilarion visite Antoine est est l'un de ses disciples.
30
: il commença et acheva sa vie de moine comme anachorète dans le désert, mais se vit
entretemps contraint de vivre en monastère avec d'autres moines et par conséquent
d'être en contact avec le monde extérieur, où il réalisa ses miracles et attira les foules.
Fuir le monde.
Chez Jérôme, on devient un vrai moine en fuyant le « siècle », au sens chrétien
du terme. Héritant de ses parents, Paul doit faire face à la cupidité de l'époux de sa sœur,
qui est susceptible de le trahir aux autorités, qui persécutent encore cette époque les
chrétiens : « ni les larmes de sa femme, ni les liens du sang, ni Dieu qui regarde tout
d'en haut ne le détournèrent de son forfait.23 » On voit ici que fuir le monde, c'est avant
tout fuir les mécréants, fuir un monde qui nie Dieu, rechercher un monde plus proche de
la vérité. Quand Hilarion décide de quitter la « cohue des villes » 24, il abandonne ses
biens, son statut social, pour devenir « nudus et armatus in Christo » (« dépouillé de tout
et revêtu des armes du Christ. » 25).
Devenir soldat du Christ exige de rompre avec ses anciennes habitudes, les
traditions d'une société corrompue, comme nous l'avons déjà vu en exposant les
conditions d'apparition du monachisme. De fait, c’est en en fuyant les ambitions
sociales de son père que Malchus entra d’abord au monastère:
« en ma qualité de rejeton de leur race et d'héritier de ma famille, ils me
pressaient de me marier, mais je leur répondis que je préférais être moine.
Combien ils me poursuivirent, mon père de ses menaces, ma mère de ses
caresses, pour me faire trahir la chasteté, la seule preuve en est que j'ai fui à
la fois ma maison et mes parents.26 »
Tout en fuyant la corruption et en comprenant qu'il était avant tout le fils de
Dieu, et non le fils de sa famille, Malchus reste donc en proie aux passions viciées de
l'homme. Son père meurt, et Malchus entend retourner auprès de sa mère (qui avait été
pourtant auparavant tentée par l'inceste) pour toucher son héritage, entendant en faire
profiter le monastère, les pauvres, mais également – et c'est là le mal – pour en profiter
lui-même. Jérôme commente ainsi par la bouche de l'Abbé du monastère:
« c'était une tentation du diable et sous le prétexte d'une bonne action les
pièges de l'antique ennemi. C'était faire comme le chien qui retourne à ses
vomissures. »
Depuis la Vita Antoni d'Athanase27 se rappeler les biens abandonnés, penser au confort
matériel pour l’avenir étaient en effet considérés comme une infidélité au Christ. La
comparaison avec un chien, tirée des Proverbes (Pr 26, 11), montre bien, comme toute
la série des analogies animalières souvent péjoratives, que l'amour de Dieu ne saurait
être compatible avec la matérialité, dans sa plus simple expression. Pour devenir un
véritable moine, il ne s'agit pas de se déclarer tel mais également de résister avec
détermination aux tentations de la chair : Malchus part pour rentrer chez lui, et se fait
capturer par des Ismaélites, qui vont mettre à l’épreuve son amour de Dieu.
Devenir moine revient donc à affronter un périple et parcourir un chemin
ardu qui mène à la vérité. Les trois Vitae nous racontent toutes des périples, comme par
exemple celui de Malchus lorsqu’il s'échappe du camp ismaélite. C'est dans la Vita
Pauli qu'on trouve la traduction la plus concrète de cette idée du cheminement vers la
vérité accompli par le moine.
« Dès que le jeune homme si rempli de sagesse comprit cette situation, il se
réfugia dans les montagnes désertes pour y attendre la fin de la persécution
et, faisant de nécessité vertu, il s'y enfonçait peu à peu, revenant d'autant sur
23
24
25
26
27
VP 4, 2
VH 2, 6
VH 2, 7
VM 3, 1
5, 1-2
31
ses pas, quand, au cours de ces fréquentes allées et venues, il découvrit une
montagne rocheuse au pied de laquelle se trouvait une grotte (...). Il l'écarta
– puisque le désir (cupiditas) de l'homme est de connaître avidement les
choses cachées -, et découvrit (etc.)28 »
Parcourir ce chemin de retraite du monde ne va pas de soi et le futur moine
tergiverse d'autant plus que, s'il a une connaissance de Dieu au départ, persiste un
certain désir, destiné à disparaître grâce à la conversatio monastica. Paul, près de
mourir, parle à Antoine, qui est venu le rencontrer dans sa grotte :
« Puisque voici venu le temps de la dormition et que j'avais toujours désiré
(cupierat) mourir et être avec le Christ29, maintenant que ma course est
achevée, il ne me reste plus qu'à recevoir la couronne de justice. »
La cupiditas de Paul n'est plus qu'un désir de Dieu. Cela nous est montré par le
rapprochement (significatif) des deux mots quelques pages plus loin. Cette
métamorphose est due au chemin qui fait quitter le siècle et ses passions mauvaises,
mais également qui apprend au moine à refuser pour son corps la part vaine de la
matérialité. Tout d'abord par des prescriptions élémentaires: le régime alimentaire du
moine, et tout particulièrement de l'anachorète, se doit d'être austère, pour lutter contre
la volupté. Hilarion, qui s'est enfoncé seul dans le désert, décide, pour s'affranchir de la
sensualité qui l'assaille, d'affaiblir son corps :
« Le jeune soldat du Christ était contraint d'entretenir des pensées nouvelles
pour lui et déroulait dans son esprit un cortège d'expériences qu'il n'avait
jamais faites. S'irritant alors contre lui-même et se frappant la poitrine de ses
poings (...), il disait : "oui, petit âne, je ferai en sorte que tu ne regimbes pas
; et je te nourrirai non d'orge mais de paille ; je t'épuiserai de faim et de soif
; je te chargerai de lourds fardeaux ; je te poursuivrai à travers la chaleur et
le froid pour que tu songes à la nourriture plutôt qu'à la débauche.30 »
Cette morale d'une austérité extraordinaire ne signifie pas pour autant un refus
absolu du monde humain. C'est en effet dans le monde le que vit le moine, c'est dans le
monde qu'il est un soldat de Dieu. Parfois en contradiction avec l'évocation des
sacrifices consentis par les trois moines, la description (déjà citée dans le titre) de la
retraite d'Antoine, visitée par Hilarion en 21, 1 sqq., montre que la conversatio
monastico ne saurait comporter d'ascèse excessive :
« Une montagne rocheuse et élevée s'étend sur mille pas environ ; à son pied
jaillissent des eaux dont une partie est bue par le sable ; le reste s'écoule plus
bas et forme petit à petit un ruisseau le long duquel, sur chaque rive,
d'innombrables palmiers rendent ce lieu particulièrement agréable et
commode. De fait, on pouvait voir le vieillard [Hilarion] courir ici et là en
tous sens (...). "C'est ici, disaient [les anciens compagnons d'Antoine], qu'il
chantait les psaumes, là qu'il priait, là qu'il travaillait, là qu'il se reposait de
ses fatigues." »
Cette scène touchante, qui reprend le topos du locus amoenus, jardin sorti de la
violence du monde et qui figure ici comme un avant-goût du paradis, nous rappelle que
c'est hic et nunc, dans le monde, que vit le moine. De façon significative, il y cultive son
jardin, profite de certains plaisirs de la vie, malgré sa façon de vivre très chrétienne.
Le monde, même il serait pour partie négateur de Dieu, n'est pas perdu pour
l'homme et les Trois vies de moine s'opposent à des attitudes hérétiques qui refusent le
monde en bloc, à la suite de certaines philosophies païennes : les gnostiques, les
manichéens, ou encore les montanistes, qui interdisent plus ou moins ouvertement toute
idée d'union avec le sexe opposé à cause de l'approche de l'Apocalypse. Ici au contraire,
si la vie monastique est supérieure à la vie en couple, le mariage ne s'en conclut pas
moins par un contrat devant Dieu : le moine mène une vie excellente, mais d'autres vies
28
29
30
VP 5, 1
Citation de l'épître aux Philippiens : 1, 23.
VH 3, 4
32
pieuses sont possibles et reconnues.
Quelle affirmation de Dieu dans le monde ?
D'une part le moine lutte dans son âme contre les forces du Mal, d'autre part il
rend témoignage de la puissance de Dieu dans notre monde. Ce témoignage pose
d'ailleurs problème puisque le parcours effectué par le est moine avant tout personnel.
C'est par la médiation de l'hagiographe que le saint comportement du moine est révélé
au public et peut toucher ce dernier.
Si le merveilleux qui affleure à chaque page31 contribue à donner à
l'hagiographie une tonalité de roman d'aventure, destinée sans doute à captiver un
lecteur rétif à un exposé austère, Jérôme dépasse cet univers purement imaginaire issu
de la littérature païenne pour introduire dans son récit des miracles : les moines qui
figurent dans son œuvre, futurs saints, sont à l’origine de multiples miracles qui
manifestent à chaque fois la puissance de Dieu, manifestation qui n'est jamais
explicitée, dans la mesure où ce type d'interprétation est largement conditionné par la
compétence qu'on attend du lecteur. Ainsi, dans la Vie de Malchus, le héros et la jeune
femme qu'il a épousée, mais avec laquelle il est resté chaste, se réfugient dans une grotte
mais sont retrouvés par leur maître, qui menace de les tuer : par chance, une lionne tue
ce dernier et sauve les deux chrétiens. Les miracles sont légion dans la Vie d'Hilarion,
où le protagoniste se fait guérisseur hors pair, à quelque endroit qu'il se trouve, dans un
effet d'accumulation qui insiste sur la sainteté du personnage.
En fait, le comportement d'Hilarion est un bon exemple des ambiguïtés, ou si
l'on préfère, du double caractère du monachisme. En même temps qu'il agit auprès du
public, qu'il convertit ou renforce dans la foi par ses miracles et son comportement
saint, Hilarion ne peut en effet s'empêcher de fuir devant cette foule qui l'assaille et le
vénère et la Vita Hilarionis consiste en une suite d'épisodes où Hilarion arrive dans un
lieu, effectue quelques miracles, avant d'être contraint à partir en raison de l'affluence
massive qu'il suscite.
« Voyant l'immense monastère, la multitude des frères habitant avec lui, et la
foule de ceux qui lui amenaient des malades de toute espèce et les possédés
d'esprits impurs, au point que sa solitude était envahie par la circulation de
toutes sortes de gens, il pleurait chaque jour et se souvenait avec un
incroyable regret de son antique genre de vie.32 »
Le désert reste toujours pour le moine le lieu idéal et rêvé. Ainsi à Chypre, « songeant
toujours à fuir33 », Hilarion se rend dans un endroit inaccessible, « terrible et reculé34 ».
De façon générale, le moine ne cherche pas à s'adresser au reste des mortels.
Sauf dans le cas d'Hilarion, les miracles n'ont pas de témoin. Le moine trouve le contact
avec les hommes insupportable et s'il est un combattant pacifique pour la cause de Dieu,
son combat se situe sans doute bien plus à intérieur qu'à l'extérieur.
Pourtant, si dans les récits les miracles restent sans témoins, ils sont néanmoins
présents aux yeux de ces témoins extradiégétiques que sont les lecteurs. Par
l'intermédiaire du récit de Jérôme, ils assistent en effet aux miracles et sont édifiés par
les sacrifices des moines, leur abnégation dans le combat pour Dieu. D'un point de vue
littéraire (et sans se prononcer sur la réalité des faits narrés) on trouve un destinataire
réel du récit qui, charmé par le récit d'aventures, voit la plus haute illustration des vertus
chrétiennes : les miracles ne sont pas une fantaisie du récit et doivent bien sûr être
acceptés comme réels par le lecteur.
31
32
33
34
VP 7, 4-5 un centaure aide Antoine à trouver la grotte de Paul
VH 19, 1
VH 31, 1
VH 31, 4
33
Au combat spirituel et intérieur mené par le moine pour affirmer Dieu en sa
personne se superpose le combat littéraire de Jérôme, qui vise à la fois à faire pièce aux
hérétiques et à appuyer le développement du monachisme et de la foi chrétienne. Le
combat intérieur du moine, qui n'a rien à montrer à personne du fait de l'humilité au
fondement même de son comportement, est réemployé en vue d'une diffusion large.
Jérôme est un fin lettré et a reçu une éducation romaine classique, centrée pour une
grande part sur l'apprentissage de la rhétorique. Les traditions scolaires païennes sont
maintenues dans la littérature chrétienne, qui présente pour l'illustration des fidèles des
exempla, des modèles exemplaires, comme aurait pu le faire un orateur dans un
discours. Jérôme énonce ainsi lui-même son intention en prologue de la Vita Malchi,
présentée comme un entraînement scolaire aux combats littéraires :
« Ceux qui se destinent au combat naval s'entraînent auparavant dans le
port, sur une mer tranquille, à manœuvrer le gouvernail, à tirer sur les
rames, à mettre en place grappins de fer et harpons ; ils disposent sur le pont
les soldats et les habituent à se tenir fermes quand la marche chancelle et les
pieds glissent : ainsi ne redoutent-ils pas dans un combat réel ce qu'ils
auront appris dans un simulacre de bataille. De la même façon, à mon tour,
moi qui ai longtemps gardé le silence (...), je veux d'abord m'exercer dans
une œuvre courte. »35
Le combat est partout, et les milites Christi ont à faire sur terre : le combat
contre le Diable s'opère dans l'âme, surtout pour le moine, armé du scutus fidei (« le
bouclier de la foi ») et de la lorica spei36 (« la cuirasse de l'espoir »)37. Le combat pour
sauver les autres peut avoir lieu dans la littérature et ce n'est pas un hasard si Jérôme
compare les polémiques religieuses à un combat naval.
Les Trois vies de moine mettent en scène des personnages qui fuient le monde
corrompu qui nie Dieu, qui combattent néanmoins déjà avant d'avoir atteint le Royaume
des Cieux, dans un jardin qui ressemble au paradis, mais qui est terrestre et suppose des
activités terrestres. Par leur comportement exemplaire les moines nient la négation de
Dieu et le témoignage de leur Foi pour Dieu est transmis par un cet autre combattant
qu'est Jérôme. Les Trois vies de moine mettent donc en scène deux combats pour Dieu :
un combat personnel, diégétique38, et un combat plus général et littéraire,
extradiégétique.
Ce court texte de Jérôme, moins important que sa traduction de la Bible et que ses
écrits théologiques, soulève de nombreux problèmes qui n'ont été abordés ici que sous
quelques aspects. Nous avons tenté de mettre en évidence les différentes perspectives
qui permettent de déchiffrer l'œuvre : roman d'aventures dans la tradition païenne
tardive, hagiographie, exercice rhétorique etc. Il s'agit d'une œuvre littéraire complexe
qui, au-delà de son intérêt historique, exprime profondément la foi chrétienne.
B.G.
35
36
37
38
VM 1, 1-2
VP 8, 2
Ces expressions trop significatives pour n'être que de simples catachrèses.
Ndlr: et diététique!
34
Les problèmes d'une histoire de l'athéisme
: le Rabelais de Lucien Febvre. Par Warren
Pezé
Introduction
Occupé à défendre la mémoire de Michel Servet39, accusé d’athéisme par Jean
Calvin à Genève, son défenseur Sébastien Castellion40 écrit en 1554 : « Nombre de
chrétiens voient en Servet un autre Rabelais, un autre Dolet, un autre Neufville n’ayant
pas plus qu’eux foi en Dieu ou en Christ. » Voilà François Rabelais, l’auteur si apprécié
aujourd’hui de Pantagruel et Gargantua, dépeint comme un parangon d’athéisme par
un de ses contemporains. Castellion n’est d'ailleurs pas le seul : Calvin, son ennemi du
moment, a plusieurs fois accusé Rabelais d’impiété41, à tel point que l’idée est bien
incrustée dans nos esprits : Rabelais serait l’un des premiers libres-penseurs de notre
temps, un précurseur de l’athéisme, vilipendé de tous (y compris du si tolérant Sébastien
Castellion, qui excluait les athées des limites de la tolérance civile)42.
Mais que signifie seulement athéisme au XVIe siècle ? Un monde sans Dieu
était-il alors concevable comme il l’est aujourd’hui, après Galilée, Darwin, Nietzsche, la
Shoah, etc. ? Le XVIe siècle est celui, par excellence, où se pose cette question.
Considéré de façon un peu idéologique comme le début d’un temps nouveau, l’époque
moderne, celle de la science, tournant volontairement le dos à un « Moyen Âge »43
obscurantiste et crédule. On guette l’apparition de l’athéisme au XVIe siècle comme un
signe de sa modernité, pour confirmer que c’est le berceau du monde contemporain,
incrédule. Et à l’inverse, les croyants contemporains ont une fâcheuse tendance à
sanctifier le Moyen Âge comme celui d’une foi parfaite44.
Ainsi, cette question toute historique a une forte valeur idéologique qui ne résiste pas à
un examen superficiel. En effet, si saint Anselme, dès le XIe siècle, écrit le Proslogion,
rempli de « preuves » de l’existence de Dieu, c’est que des moines assaillis de doutes
existentiels le lui avaient demandé. Autre exemple, Pierre Abélard écrit, au XIIe siècle,
le Dialogue du philosophe, du juif et du chrétien où un incrédule discute des vérités
révélées45. Saint Thomas au XIIIe siècle consacre un article de la Somme Théologique à
la question « l’existence de Dieu est-elle évidente par elle-même ? »46. Il y parle de
39
40
41
42
43
44
45
46
1511-1553, théologien espagnol brûlé par le Magistrat genevois pour anti-trinitarisme
1515-1563, humaniste français de tendance évangélique réfugié à Bâle ; il publie le Traité des
hérétiques, plaidoyer pour la tolérance dirigé contre l’exécution de Servet par Calvin
Il l’accuse de « lucianisme », du nom du sceptique Lucien de Samosate, dans l’Excuse aux
Nicodémites de 1544.
Voir à ce sujet, Lecler, Joseph, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, Paris, 1955.)
L’expression date du Quattrocento italien et se répand chez des humanistes comme Bussi ou Le Pogge
; en latin, media tempestas, medium saeculum ou autres. La connotation est dès l’époque très
péjorative.
Ce qui est historiquement faux, mais c’est un autre débat… Voir Delumeau, Jean, Naissance et
affirmation de la Réforme. Ou demander à un agrégatif d’histoire de cette année.
Pour ceux que ce débat intéresse : http://www.thelatinlibrary.com/abelard/dialogus.html
ST, I, question 2, article 1.
35
« ceux qui nient l’existence de Dieu. » Aller chercher à la Renaissance les premiers
hommes « libérés » de l’histoire relève donc d’un débat plutôt politique qu’historique.
Dans les grandes circonstances (visite du Pape en France, sortie de la Passion du Christ
de Mel Gibson) l'auteur de cet article se plaît à lire dans Libération de grandes tirades
sur « notre civilisation de la Renaissance et des Lumières… ». Donner des idées claires
sur une question « chaude » semble donc être le tâche des historiens : Lucien Febvre fut
le premier à la faire méthodiquement.
Ce débat pose en effet une question méthodologique majeure : comment prendre
la mesure du sentiment religieux des siècles passés ? Un courant historiographique,
celui qu'on appelle histoire des mentalités, est même né de cette question avec pour livre
fondateur l'ouvrage de Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle, La
religion de Rabelais. Lucien Febvre, cofondateur avec Marc Bloch de l’École des
Annales47, a beaucoup contribué à l’enrichissement de la discipline par les sciences
sociales. Mais alors que Marc Bloch est un historien de l’économie et de la société,
Lucien Febvre est un historien de la pensée. Mais dans quelle mesure les sciences
sociales peuvent-elles rendre compte de la pensée? En d’autres termes: peut-on écrire
une histoire des structures de la conscience ? L. Febvre, dans son livre sur Rabelais,
affirme que cela est possible. Il postule que la négation complète de Dieu est encore
inconcevable au XVIe siècle. Plusieurs historiens ont par la suite critiqué sa confiance
dans la « science » historique. Dans cet article, je voudrais simplement illustrer
quelques uns des arguments de Lucien Febvre, parmi plus convaincants.
Des témoignages biaisés
La première idée de L. Febvre est qu’il ne faut pas se fier aux témoignages des
contemporains. En effet, c’est parce qu’il était à son époque dénoncé comme athée
qu’on considère aujourd’hui Rabelais comme un précurseur de la libre-pensée, voire de
l’athéisme. L. Febvre affirme de façon très tranchée qu’il ne faut donner aucun crédit à
de telles déclarations.
« Vers 1936, à Paris, ce petit bourgeois qui volontiers pérore et hante les réunions
politiques : ‘’un homme dangereux’’, déclarent les commères. Et, baissant la voix, du
même ton dont, en 1900, elles auraient dit : ‘’un anarchiste’’, elles profèrent : ‘’un
communiste, Monsieur !’’ »48.
Il ne faut donc pas confondres des invectives et à des discours polémiques avec des
sources historiques neutres. En l’occurrence, le ‘’communiste’’, ‘’l’anarchiste’’ du XVIe
siècle, c’est l’athée (se souvenir que l’on vit en France dans une monarchie de droit
divin). Tout le monde est susceptible de lancer à son voisin l’accusation d’athéisme.
D’abord, les catholiques en accusent les protestants, et inversement. Le calviniste
Antoine de La Roche-Chandieu écrit à Ronsard :
« Athée est qui, mentant, maintient la Papauté
De laquelle il se moque et voit la fausseté! »49
Appeler les catholiques « athées » ne revient pas à les traiter d’incrédules, mais à
les traiter de mauvais croyants, indignes du vrai Dieu. S’ils adorent un dieu non
véritable, faussement défini, ils n’adorent en fait rien, et sont de facto athées. Cela est
très grave dans des sociétés où l’état-civil est du ressort de la paroisse. « Athée n’est
qu’un gros mot, destiné à faire passer un frisson sur un auditoire de fidèles », conclut L.
Febvre. La meilleure preuve en est une lettre adressée par Rabelais lui-même à Erasme
au sujet de Jules-César Scaliger en 153250. Scaliger venantt de lancer contre Erasme un
violent pamphlet, Rabelais en informa Erasme. « Je connais ce Scaliger. Il existe
réellement. Il exerce la médecine à Agen. Ce diable a d’ailleurs mauvaise réputation.
47
48
49
50
Objet d’une vénération obligatoire de la part de tous les historiens du monde. Ndlr: si tu veux.
Febvre, op. cit., p. 126
Cité ibid.. p. 128
Humaniste italien replié dans le Béarn, il se voulait l’émule d’Erasme, ce en quoi il a plutôt échoué.
Remarquez qu’il est dur d’avoir un prénom d’humaniste.
36
Non comme médecin : il n’est pas maladroit ; mais comme croyant : il est athée (le mot
est écrit en grec) comme personne ne le fut51 .» Voilà Rabelais qui accuse d’athéisme !
Scaliger, dans sa réplique, fut d’une originalité semblable : « athée, moi ? Pas tant que
vous ! » Nous voyons ainsi que l’accusation d’athéisme au XVIe siècle est un lieu
commun littéraire qu’il serait imprudent de prendre à la lettre.
La « mentalité prélogique » du XVIe siècle
Il faut se fonder sur d’autres critères, que L. Febvre considère comme
scientifiques. Sa démarche s’inspire de l’anthropologie, et notamment des thèses de
Lucien Lévy-Bruhl52. qui tendent à suggérer que les mentalités du XVIe siècle français
peuvent se comparer à celles de peuples considérés à son époque comme « primitifs ».
On reconnaît là une démarche « évolutionniste » qui voit dans le développement d’une
société un progrès du moins au plus « civilisé. » Cette démarche est fortement
déconsidérée depuis la seconde guerre mondiale. Cependant la teneur du raisonnement
de L. Febvre semble encore soutenable. Celle-ci oppose nôtre mentalité scientifique à
la mentalité encore magique du XVIème siècle. Voici comment L. Fèbvre proteste
contre des lectures anachroniques (comme superstitieux naïfs) des humanistes du XVIe
siècle : « Voilà donc expédiés, par justice sommaire, des hommes qu’assiégeait
cependant le Mystère, des hommes qui se colletaient d’un bout de la vie à l’autre avec
l’Inconnu et pensaient l’univers non point, à la façon de leurs fils du XVIIe siècle,
comme un mécanisme, un système de chiquenaudes et de déplacements sur un plan
connu – mais comme un organisme vivant, gouverné par des forces secrètes, par de
mystérieuses et profondes influences53. » On comprend qu’ici Febvre assimile les
mentalités du XVIe siècle à des mentalités prélogiques, caractérisées par la notion
d’interpénétration du surnaturel et du naturel. Ce ne serait alors qu’au XVIIe siècle que
la généralisation de la notion de « mécanisme » aurait permis une investigation
purement scientifique du monde.
On peut éventuellement être gêné par le présupposé évolutionniste qui sous-tend
ceci : l'idée que l’athéisme ne peut apparaître que dans des sociétés « évoluées » à
mentalité logique prédominante. On a vu en introduction que des preuves manifestes de
scepticisme existent en plein Moyen Âge et on constate par ailleurs qu’il existe encore
aujourd’hui des croyants dans les pays civilisés, dont certains passent pour être
intelligents. Mais la démarche de L. Febvre garde une grande richesse car il recherche
des conditions favorables ou défavorables dont la pertinence est indéniable. Animé par
le souci louable de comprendre la façon dont les hommes pouvaient, en leur temps,
concevoir le monde au lieu d’y plaquer la nôtre, il s’attèle à la tâche de définir une
méthode historique pour nous faire comprendre leur mentalité. Cela lui a « paru valoir
un effort de dix ans54. » Ce propos est en quelque le testament scientifique d’un des plus
grands historiens français. Voyons à présent certaines des méthodes qu’il utilise pour
reconstituer la « mentalité prélogique » des hommes d’avant la révolution scientifique.
L’outillage mental : le langage
Un des principaux concepts de Febvre, un des plus discutés aussi, est celui
« d’outillage mental ». Voici la question qui résume le concept : « quelle netteté, quelle
pénétration, finalement quelle efficacité (à notre estime, s’entend) pouvait avoir la
pensée d’hommes, de Français qui, pour spéculer, ne disposaient encore dans leur
langue d’aucun des mots usuels qui reviennent d’eux-mêmes sous nos plumes dès lors
que nous commençons à philosopher – et dont l’absence n’implique pas seulement
51
52
53
54
Cité ibid. p. 129.
1857-1939, sociologue et anthropologue, il est surtout connu pour avoir distingué mentalités
prélogique et logique, la première concernant les peuples primitifs, la seconde les peuples civilisés.
Ibid., p. 18.
Ibid., p. 19
37
gêne, mais vraiment déficience ou lacune de pensée55. » En somme, si la recherche de la
vérité était du « bricolage », quelle était la qualité des outils dont disposaient les
hommes du XVIe siècle ? Ce qu’on observe ici, c’est une deuxième source d’inspiration
probable de L. Febvre (après l’anthropologie/sociologie de Lévy-Bruhl dont on a parlé
plus haut), la linguistique. Le Cours de Linguistique générale de Saussure est publié par
deux de ses élèves à sa mort, en 1913. Sa méthode et ses thèses ont une influence
directe sur l’ensemble des sciences sociales et inspirent plus tard le structuralisme.
Saussure est un des premiers à avoir avancé l’idée que le langage structure entièrement
la pensée. C’est en prenant place dans un système clos que les signifiants prennent sens,
les uns par rapport aux autres et non par rapport à leurs signifiés. La démarche de L.
Febvre s’inspire manifestement de la thèse selon laquelle56 : ce qui n’est pas
« exprimable » dans un contexte donné n’est pas non plus « pensable ».
Quel est alors l’outillage mental du XVIe siècle ? Je crains qu’on ne soit obligé
de partager le constat de L. Febvre : « la philosophie du XVIe siècle n’est pas, chez nos
philosophes, en excellent renom. Les meilleurs auteurs s’obstinent à la trouver
chaotique et débile57. » Le coupable, selon L.Febvre est le langage. Tout le monde parle
comme langue maternelle les langues vernaculaires. Or, en Français, manquent les mots
suivants : absolu, relatif, abstrait, concret, confus, complexe, adéquat, virtuel,
intentionnel, intrinsèque, transcendantal et autres pour les adjectifs ; causalité, concept,
critère, condition, déduction, induction, intuition, coordination, classification, système
et aussi tous ces chers mots en –isme ; rationalisme, déisme, théisme, panthéisme,
matérialisme, fatalisme, pessimisme, scepticisme, fidéisme… Cette liste est loin d’être
exhaustive. En somme, on parle une langue vivante, populaire, car la langue
scientifique était jusqu’alors le latin. C’est aux XVIIe et XVIIIe siècles que les concepts
sont injectés dans la langue française, calqués du latin. Conclusion de Febvre : « sans
eux, comment donner à sa pensée une vigueur, une solidité, une clarté vraiment
philosophique ?» 58
Febvre pare à une possible objection: « qu’on n’aille pas dire là-dessus : vous
jouez sur les mots ! Ceux du XVIe siècle n’avaient-ils pas le latin? »59 En effet, tous
ceux qui écrivaient étaient bilingues. Mais L. Febvre a plusieurs parades. D’abord, le
latin était bel et bien une langue morte : « elle les tenait asservis à des façons de penser
et de sentir archaïques, périmées. »60 C’est là le regrettable résultat de l’humanisme. A
vouloir rétablir le latin dans sa pureté, on a en effet tué la vivacité, l’inventivité qu’il
avait pu acquérir à l’époque scolastique, quand on tâchait de traduire en latin chrétien la
pensée grecque. Le moins que l’on puisse dire est que la philosophie scolastique latine
n’est ni « chaotique », ni « débile » et cela permettrait d’expliquer en partie que l’on
trouve des exemples de scepticismes au Moyen Âge central. Mais pour L. Fevbre, le
latin humaniste n’est pas vraiment une langue philosophique. Un exemple: l’infini,
comme chez Malebranche au XVIIe siècle, dans les Recherches (III, II, 6), qui sont au
fond une preuve de l’existence de Dieu. Or, en latin, on peut bien dire infinitas,
infinitio ; mais les Grecs comme les Romains ont toujours considéré l’infini comme
quelque chose d’imparfait selon Febvre. La scolastique a rompu avec cette tradition et a
réhabilité l’idée d’un Être infini, avec tous ses développements. Mais les humanistes, et
c'est le point important, ont rompu avec le latin scolastique. Le latin qu’ils ont restauré
est un latin « pur » de l’époque classique, qui assimile finitude et perfection.
On retrouve donc des questionnement fondamentaux de l'époque moderne: la
révolution linguistique. Une langue morte a été restaurée tandis que les langues vivantes
étaient encore tragiquement pauvres en concepts. Le seul moyen pour les philosophes et
55
56
57
58
59
60
Ibid.. p. 328.
Aujourd’hui scientifiquement insoutenable : voir par exemple Laplane, Dominique, Penser c’est-àdire ? Enquête neurophilosophique, un livre de l’ancien chef du service de neurologie de la
Salpêtrière.
Ibid., p. 327
Ibid., p. 331.
Ibid., p. 335.
Ibid., p. 336
38
théologiens de réfléchir à des problèmes contemporains fut de cesser de se servir du
latin et d’utiliser peu à peu les langues vernaculaires. L. Febvre cite à cet effet
Descartes, père de la philosophie moderne : « si j’écris en français, qui est la langue de
mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère
que ceux qui se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes
opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens. » La fin du Discours de la
méthode marque le début d’une nouvelle ère, et pour la philosophie, et pour l’outillage
mental selon Lucien Febvre. L’athéisme pouvait désormais surgir.
L’outillage mental : la perception
Le langage n’est pas le seul « outil mental » mis en avant par Febvre pour
avancer l’idée que l’athéisme était inconcevable. « Si proches de nous en apparence, les
contemporains de Rabelais en sont bien loin déjà par toutes leurs appartenances
intellectuelles. Et leur structure même n’était pas la nôtre. »61 Il entendait par là le
langage, mais également la perception. Or, les sens des hommes du XVIe siècle auraient
été, selon Lucien Febvre, forgés par la vie rurale. « Des hommes proches de la terre et
de la vie rurale. » Cela se serait traduit par un épanouissement de sens qui sont
aujourd'hui plutôt atrophiés: le goût, le toucher, l’ouïe. Et par conséquent, par un
rétrécissement relatif d’un dernier sens, prépondérant chez nous, qui est la vue. Lucien
Febvre cite à l’appui bien des poèmes du XVIe siècle où, par exemple, la description
d’une demeure ne laisse rien à la vue, mais donne tout aux sons, bruits, voix… On peut,
sans avoir recours à Febvre, citer un exemple tiré des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné :
Les cendres des brûlés sont précieuses graines
Qui après les hivers noirs d’orages et de pleurs
Ouvrent au doux printemps d’un million de fleurs
Le baume salutaire, et sont nouvelles plantes
Au milieu des parvis de Sion florissantes.
On voit en effet que le sens mis en valeur par d’Aubigné est l’odorat, le parfum
des fleurs, alors qu’il aurait très bien pu souligner la diversité de leurs couleurs ou la
beauté de leur agencement. Febvre constate cette atrophie de la vision ailleurs qu’en
poésie. Elle est sensible en mathématiques, où la géométrie ne se développe qu’à l’aube
du XVIIe siècle, avec Kepler et Desargues. C’est le titre d’une sous-partie de Febvre : au
XVIe siècle, il y a un « retard de la vue ».62 Or la vue, comme le dit Abel Rey, « et dans
la vue le dessin, constituent le sens scientifique par excellence. »63 La vue délimite des
contours précis, donne à chaque chose forme, aspect, dimension, dans son
environnement. Cette thèse est inspirée de l’anthropologie, et plus particulièrement de
Lucien Lévy-Bruhl, explicitement cité par Febvre. Febvre la retrouve au XVIe siècle son
idée de « mentalité primitive » à propos de la vue. « Il n’est personne, vivant depuis
longtemps avec les hommes du XVIe siècle, qui ne soit frappé, lorsqu’il étudie leurs
façons de penser et de sentir, de tout ce qui en eux évoque cette « mentalité primitive »
que le philosophe a restituée si curieusement pour nous. Fluidité d’un monde où rien
n’est strictement délimité, où les êtres eux-mêmes, perdant leurs frontières, changent en
un clin d’œil…»64 On aurait tort de penser que cette atrophie de la vue n’est que le fait
des pauvres gens qui croyaient au loup-garou et aux sorcières : Jean Bodin, député du
tiers-état aux Etats de Blois de 1576, le théoricien de l’absolutisme, n’est-il pas aussi
l’auteur d’une Démonomanie des sorciers ? Ronsard n’était-il pas adepte des
correspondances, ne se croyait-il pas destiné à la mélancolie parce que né sous le signe
de Saturne?65
On voit bien que Lucien Fevbre considère l’athéisme comme inconcevable au
61
62
63
64
65
Ibid., p. 394.
p. 402-404
Rey, Abel, La science orientale avant les grecs, p. 445 sqq.
op. cit., p. 404.
Voir à ce sujet le Ronsard par lui-même de Gadoffre, Gilbert, 1960.
39
XVIe siècle puisque les contemporains n’auraient eu ni les structures mentales (langage
et perception), ni les structures sociales (autorité de l’Église, poids de la Réforme,
sociabilité essentiellement religieuse) qui les auraient rendu capables de se passer du
surnaturel. Febvre s’inscrit dans une perspective évolutionniste, appuyée sur
l’anthropologie de son temps (avec Lucien Lévy-Bruhl) et sur les débuts du
structuralisme (avec la linguistique saussurienne). Dans une telle perspective, les
sociétés, au fil de leur évolution, se dirigent vers un abandon du surnaturel au profit de
l’athéisme. Que répondre à une telle idée ?
Critiques de la thèse de Febvre
L’évolutionnisme n’est plus une position scientifique à la mode, du moins en
sciences humaines. Entre autres parce qu'il a été l'instrument du colonialisme. Le livre
de Febvre n’est donc plus dans l'air du temps. Denis Crouzet, dans une postface, renvoie
le problème de l’athéisme au mystère de la conscience humaine. Comment affirmer
qu’il n’y eut pas d’athéisme en ne se fondant que sur des sources historiques? C'est là
une première limite de la thèse de Febvre : la conscience n’est pas une source en soi, et
l’historien n’y a qu’un accès bien limité. Une deuxième limite serait qu’on trouve des
exemples de négation de Dieu à l’époque médiévale, moment historique qui est
usuellement moins bien considérée ordinairement que l’époque moderne. Aurait-on été
moins primitif à l’époque médiévale qu’à l’époque moderne, alors ? Voilà qui va à
l’encontre des idées reçues. On pourrait défendre cette thèse à certains égards, mais ce
serait inutile. Le doute sceptique rencontré au Moyen-Âge n’a pas de raison particulière
de s’être éteint à l’époque moderne. Une troisième limite tiendrait à la nature de
l’athéisme. Febvre part du principe que la négation de Dieu a des racines intellectuelles.
Mais si, aujourd’hui, on demande aux athées pourquoi ils le sont, nous répondront-ils
par une critique en bonne et due forme de la cause première ou de l’argument
ontologique ? Certes non. Il est tout à fait raisonnable de penser que la négation de
Dieu, comme son affirmation, a des fondements affectifs autant que rationnels. Le fait
que l’inexistence de Dieu ait été intellectuellement inconcevable au début de l’époque
moderne n’empêche pas que certains l’aient ressentie. Dès lors, tout à fait formellement,
on ne peut pas affirmer que l’athéisme au XVIe siècle était inconcevable et donc
inexistant.
Il ne faudrait pas, cependant, régler son compte trop rapidement au livre de
Lucien Febvre. D’abord, parce qu’il pousse très sainement à se méfier des
anachronismes. On ne peut pas transposer à différentes époques les modes de pensée
d’aujourd’hui. Le concept « d’outillage mental », s’il ne permet certainement pas
d’exclure l’athéisme du champ des possibles humains, est malgré tout très riche. S’il n’a
pas une valeur absolue, on peut au moins lui prêter une valeur relative : il limite très
certainement la capacité des hommes à rationaliser leur scepticisme. En effet, il en va de
même pour les structures mentales que pour les structures sociales. Si celles-ci ne
rendent pas impossible la déviance, elles la compliquent singulièrement. Aujourd’hui, ni
les structures mentales, ni les structures sociales n’entravent beaucoup la négation de
Dieu. Pour appuyer son scepticisme, l’individu contemporain peut convoquer bien des
autorités, intellectuelles (Dawkins par exemple) ou sociales (des associations anticléricales, la Libre Pensée). A l’inverse, que pour un croyant contemporain, le fait qu'il
existe de moins en moins de grands intellectuels chrétiens ou de grandes personnalités
chrétiennes complique la rationalisation de la foi. Si plus aucun intellectuel ne donnait
une interprétation chrétienne du monde actuel, beaucoup de chrétiens seraient
certainement touchés par un doute radical. Mais la foi s’éteindrait-elle pour autant?
Nous pouvons penser que non. Il en va de même pour la négation de Dieu. En effet si
limitée qu’elle fût par le contexte social décortiqué par Febvre, elle ne pouvait pas être
complètement inconcevable.
W.P.
40
La négation de dieu, condition à
l’affirmation de l’homme ? La figure
moderne de Faust. Par Perrin Lefebvre
Parmi la galerie des personnages hallucinés des romans de Dostoïevski, l’ingénieur
Kirilov des Possédés est certainement l’un des plus marquants. Relativement peu
important pour l’action (il n’est qu’un rouage dans la machination du terroriste Piotr
Stephanovitch et de sa bande), il offre en revanche une figure et une théorie uniques
dans l’œuvre du romancier : celle de l’homme qui décide de ce suicider, sans raison
aucune sinon pour devenir Dieu.
Kirilov explique sa théorie lors de deux entretiens, situés vers le début et la fin du
roman. Le premier pour satisfaire la curiosité du narrateur, le second le soir où il doit
passer à l’acte lorsque Piotr Stephanovitch est venu lui rappeler sa promesse.
L'idée de Kirilov est la suivante : Dieu n’existe pas en lui-même, mais par l’idée
que les hommes ont de Lui. Cette idée est liée à peur humaine de la souffrance de la
mort. C’est cette peur qui empêche les hommes de se passer de Dieu. Inversement,
« celui qui n’a pas peur de se tuer, celui-là est Dieu » : en choisissant de se donner la
mort, Kirilov devient, pour la première fois dans l’histoire, « Homme-Dieu ».
Cette pensée est précisée lors du second entretien, mais en laissant de nombreuses
ambiguïtés. A Piotr Stephanovitch, qui lui demande de lui expliquer à nouveau pourquoi
il choisit de se suicider, il répond d’abord qu’une raison suffisante serait la suivante :
« Dieu est indispensable, et par conséquent Il doit exister. (…) Mais je sais qu’Il
n’existe pas et ne peut exister. (…) Est-il possible que tu ne comprennes pas que
quelqu’un qui a ces deux pensées ne peut rester en vie ? » Pourtant, si il a choisi de se
tuer ce soir là, c’est pour une autre raison : « Si Dieu existe, toute la volonté est Sienne,
et je ne puis sortir de Sa volonté. S’Il n’existe pas, toute la volonté est mienne, et j’ai le
devoir d’affirmer ma propre volonté. Parce que toute la volonté est devenue mienne.
Est-il possible qu’il n’y ait personne sur cette planète qui, en ayant fini avec Dieu et
ayant cru en sa propre volonté, n’ose affirmer sa propre volonté sur le point le plus
absolu ? » (à savoir, la mort). En se tuant sans motif, Kirilov prouve que Dieu n’existe
pas, il en libère l’humanité, et devient Dieu.
Au fil — décousu — du raisonnement de Kirilov apparaissent ainsi plusieurs
éléments notables. Tout d’abord, l’idée de devoir, en soi paradoxale : si Dieu n’existe
pas, qui, dans la vision de Kirilov fonde le devoir sinon Kirilov lui-même ? Dostoïevski
remarque à plusieurs reprises ces paradoxe dans ses romans, et il y voit une
caractéristique de l’âme russe. Même dans l’athéisme, il ne peut pas ne pas être
religieux, ne pas fonder dans l’absolu l’absence de Dieu.
En outre, l’athéisme de Kirilov est à double tranchant. L’athéisme « primaire »,
l’impossibilité de l’existence de Dieu, est énoncé sans justification. Mais il est loin
d’être le cœur du problème. Le véritable athéisme se retourne contre ce que représente
l'idée de Dieu : la mainmise de la volonté, soutenue par la crainte de la mort qui retient
l’homme captif. Si bien qu’on en vient à se demander si Kirilov se tue parce que Dieu
n’est pas, ou s’il se tue pour que Dieu ne soit plus.
S’il est vain de vouloir conférer au raisonnement de Kirilov une cohérence logique,
41
force est de constater qu'il nous donne un aperçu saisissant d’une forme d’athéisme
contemporain., aussi bien dans sa justification et sa forme que dans cette proximité, a
priori irrationnelle, entre la négation de Dieu et le suicide.
Cette proximité est d'abord formelle, dans la mesure où l’athéisme de Kirilov ne
s’attaque pas seulement à Dieu, mais à ce qu'il représente, c'est-à-dire l’idée que Dieu
empêche l’homme de vivre, que sa négation, voire sa suppression, est une condition à
l’affirmation de l’homme. « Si Dieu existe, toute la volonté est Sienne, et je ne puis
sortir de Sa volonté. »
C’est cette négation qu’identifie la constitution Gaudium et Spes, dans le chapitre
consacré aux « formes et racines de l’athéisme » : « On désigne sous le nom d’athéisme
des phénomènes entre eux très divers. En effet, tandis que certains athées nient Dieu
expressément, […] certains font un tel cas de l’homme que la foi en Dieu s’en trouve
comme énervée, plus préoccupés qu’ils sont, semble-t-il, d’affirmer l’homme que de
nier Dieu. »66 La négation de Dieu peut prendre deux formes, la première plus
humaine, la seconde apparemment plus noble, mais également plus proche de la
tentation de Satan.
Dieu comme empêchant l’homme de vivre
Le refus de Dieu par l’homme occidental est souvent proche de celui de Kirilov. En
effet, chez l’homme, même chez le chrétien, plane le soupçon que le christianisme n’est
pas fait pour l’homme ; qu’il est trop lourd à porter, qu’il ne peut en définitive que le
contraindre, le pousser à renier ou contrefaire sa nature.
Yeats exprime cette crainte d’un Dieu non humain dans La Résurrection, pièce qui
représente les apôtres enfermés chez eux après la mort du Chrsit.. Un Juif, un Grec et un
Syrien, disciples du crucifié, montent la garde. Le Juif laisse alors s’échapper ce soupir
de soulagement : « Je suis content qu’il n’ait pas été le Messie ; nous aurions pu être
abusés, tous, jusqu’à la fin de nos jours, ou apprendre trop tard la vérité. On avait à tout
sacrifier pour que la souffrance divine puisse, pour ainsi dire, descendre dans nos esprits
et nos âmes pour les purifier. On avait à abandonner toute connaissance du monde, toute
ambition, il aurait fallu ne rien faire à partir de son vouloir propre, seul le divin eût pu
être tenu pour réel. Dieu aurait pris possession de tout et partout. Ce doit être
épouvantablement dur, quand on est vieux, et que la tombe bâille au premier tournant,
de penser à toutes les ambitions que l’on a mises au rancart ; de penser peut-être aux
femmes, très fort. Je voudrais me marier et avoir des enfants. »
Étrangement, Yeats met ces paroles dans la bouche du Juif, sur les épaules duquel
pèse pourtant toutes la force du fardeau de la Loi, ce qui lui fait peur n’est pas tant la
rigueur du commandement que son caractère totalisant. Le sermon sur la Montagne, qui
place Dieu au cœur de toute chose, de toute action, de toute pensée, laisse-t-il une place
à l’homme ? Dans le renversement qu’opère cette peur, l’Esprit ne libère plus, mais
place l’espace intime de l’homme sous l’empire de Dieu.
Que ce commandement, en s’inscrivant au fond de l’homme, en exigeant de lui une
transformation contraire à sa nature, soit impossible à suivre, c’est aussi l’objection de
Philippe Jaccottet dans Paysages avec figures absentes. Il tente d’y exprimer ce qui le
tient à l’écart du christianisme : « Quand le Christ demande à ses disciples, si on les
gifle, de tendre l’autre joue, sans doute propose-t-il l’une des seules voies pour changer
le mal en bien, mais n’est-ce pas au prix d’une dangereuse inversion de la nature de
l’homme ? Si celui-ci s’abêtit frénétiquement aujourd’hui, n’est-ce pas aussi pour se
repayer d’une trop longue et trop rigoureuse contrainte ? »
Cela revient à dire qu'il y a dans l’incrédulité contemporaine un soulagement un
peu lâche de ne pas avoir à suivre la loi de Dieu. L’homme est d’autant plus prompt à
nier Dieu qu’il craint de devoir porter le poids de Son existence. Athéisme renversé, où
la question de l’existence de Dieu ne se pose qu’après celle des conséquences de celleci. On se demande donc si l'athéisme part d'un manque de croyance ou bien d'un refus
66
Gaudium et Spes, 19, 2
42
de Dieu.
Cette difficulté n’a rien de nouveau. L’effroi des disciples dans l’Evangile de Marc
(« mais alors, qui peut être sauvé ») et la réponse du Christ (« A l’homme cela est
impossible ; mais pas à Dieu ») contiennent déjà cette inquiétude. Mais en déplaçant
l'inquiétude de la question du salut à celle de l’homme, en la faisant ainsi descendre sur
terre, l’esprit contemporain la vide de son exigence. « C’est notre goût qui décide contre
Dieu ».
Depuis la Messe inaugurale de son pontificat, Benoît XVI répète inlassablement
que « le Christ n’enlève rien, Il donne tout » pour répondre à cette même inquiétude.
Cette peur est d’autant plus difficile à saisir que le plus souvent informulée, défiante, et
que son langage se refuse à épouser celui de l’Église. La réponse définitive à cette
inquiétude ne peut que se trouver dans la rencontre effective du Christ.
Dieu comme obstacle à la création : Faust ou le devoir
d’être Dieu
L’autre pan de cette négation de Dieu au nom de l’affirmation de l’homme est plus
radical et plus dangereux par sa portée. S’il y a une négation de Dieu qui part de la
connaissance des faiblesses humaines, celle qui reconnaît que l’homme inadapté au
message évangélique, il y en a également une qui part de l'idée de Dieu: celle-ci voit au
contraire dans le Dieu chrétien lui-même un obstacle à l’élévation de l’homme, à la
réalisation de l’œuvre.
La figure la plus achevée de cette négation de Dieu est sans doute celle de Faust, à
condition de ne pas voir en Faust seulement un vieillard fatigué de la connaissance et
qui souhaite une seconde jeunesse, ni l’incarnation d’une science privée de Dieu, d’une
soif quasi orgiaque du savoir pour lui-même, ni meme une figure dualiste de séparation
entre la chair et l’esprit, de l’amour et du savoir. La figure de Faust est infiniment plus
complexe, elle tisse ses racines dans le monde souterrain des passions et du sacré, dans
cet obscur foisonnement qui donne naissance, plus ou moins consciemment, non pas à
la négation de Dieu mais bien au refus de Dieu.
Faust n’est pas avant tout une figure de l’homme sans Dieu. Il est au contraire un
homme trop plein de Dieu, qui aperçoit trop bien la main divine lorsque l’esprit léger se
berce de sa liberté. Faust croit mesurer l’immense cercle tracé par Dieu autour de sa
créature. Il étouffe de Dieu.
Ce qu’il recherche dans chaque science, dans chaque champ de l’activité ou de
l’esprit humain, ce n’est pas sa vanité, mais la présence de Dieu, partout, sorte de
frontière sur laquelle il vient inévitablement buter. Cette frontière prend plusieurs
formes : le remords, la retenue morale, le soupçon de l’orgueil, la question de la pureté
des intentions. Ce cercle emprisonnant, ignoré de la plupart des hommes, lui révèle à la
fois sa lucidité et la pureté de son exigence morale.
De l’autre côté de ce cercle ce que l’œil aperçoit, ce ne sont pas les landes désertées
de l’enfer, ni quelque terre du vice ou du mensonge. Mais bien des pays aux étendues
magnifiques et sauvages, d’une beauté étrangère, comme d’une nature autre, mais pas
moins puissante et séduisante. A mesure qu’il les fixe, il mesure l’infranchissable fossé
qui les sépare d’une vie chrétienne, d’une vie qui s’efforce d’être tout entière innervée
de la foi, qui refuse la duperie de ce continuel aller-retour entre le monde et l’église
auquel se prêtent ceux que cette question inquiète. Et cette terre de l’esprit que seule la
foi lui a fait connaître contraire à Dieu en vient à témoigner contre Dieu.
C’est cette forme du mythe que reprend avec génie Thomas Mann dans son
Docteur Faustus. Quand le compositeur Adrian Leverkühn scelle un pacte avec le
Diable pour créer une musique révolutionnaire, il ne le fait pas seulement par facilité ou
orgueil mais également parce qu’il ressent l’impossibilité de créer sans pactiser avec
cette force démoniaque, sans mettre à l’écart à la fois de Dieu et d'une forme d’éthique.
Cette impossibilité est ressentie par Thomas Mann lui-même, qui avouait que ce
personnage était « bien plus proche de [lui] même qu’on devrait le croire. » et il en
concluait que l’alliance avec Satan s’en trouvait alors justifiée
Cette forme d'athéisme ne nie donc pas le fait que Dieu existe, mais plutôt le fait
43
qu’Il doive exister. Pour la première fois, c’est Dieu qui est visé, en tant qu’Il est Dieu :
dans sa divinité, en tant qu’Il est amour, et en tant qu’on doit aimer pour Lui-même.
Rien ici des révoltes romantiques contre un Dieu injuste ou tyrannique : le Dieu visé est
bien le Dieu chrétien. Attaqué dans Sa nature, non dans son nom.
Cette négation se fait d'ailleurs au nom de l’art, de la pensée, d’objets élevés qui se
confondent si bien avec la recherche de Dieu qu’il est tentant de les y identifier.
L’homme faustien rejoint ici exactement le délire de Kirilov : il y a un devoir de
l’homme à nier Dieu en vue de quelque chose de plus que l’homme, de plus grand, de
plus beau, de plus exigeant que lui.
C’est là le contraire même de la foi. L’Enracinement de Simone Weil tourne
longuement autour de cette question des fausses grandeurs qui poussent l’homme à
s’éloigner de Dieu en croyant s’élever, « la foi est avant tout la certitude que le bien est
un. Croire qu’il y a plusieurs biens distincts et mutuellement indépendants, comme
vérité, beauté, moralité, c’est cela qui constitue le péché de polythéisme. » Faust est
celui qui scinde le bien, et voit l’ombre de Dieu comme un obstacle au développement
d’un bien (esthétique, intellectuel, spirituel) parmi les autres biens. Cette division
demande à se passer de Dieu, mais qui n’en exige pas moins un Dieu, toute tendue
qu’elle est vers au-dessus d’elle même. C’est en cela que Kirilov rejoint cette forme de
l’athéisme créateur.
Le terme de la négation : le suicide métaphysique
Les différentes versions du mythe de Faust se séparent en général sur la question du
salut final de Faust. Cependant cette question ne se pose pas dans ce cas, comme l’a
bien vu Thomas Mann. Dans le pacte du Docteur Faustus avec le diable, nulle
ambiguïté : la question de la perdition n’est pas évitée. Au contraire, le Diable se livre à
une description précise de l’enfer (enfer avant tout intellectuel), et décourage d’avance
toutes les illusions du compositeur. En pariant d’avance sur la Grâce, il ne se perd que
davantage, ajoutant à la trahison de Dieu la mise à l’épreuve.
Il y a plus dans cette perdition que l’inévitable contrepartie au pacte diabolique.
Elle est plutôt l’aboutissement logique de la négation de Dieu au nom d’une figure
affirmée de l’homme créateur. En effet cette négation, pour libérer l’homme de ce
qu’elle croit être la tutelle étouffante de Dieu, ne peut qu’être totale. Elle doit nier Dieu
en tant qu’il est Dieu. Or, accepter d’être sauvé, c’est accepter de l’être par Dieu en tant
qu’il est Sauveur, c’est le réintroduire, lui céder à nouveau la place. Inversement, refuser
le salut, c’est lui refuser cet attribut qui se confond avec sa divinité, c’est le nier
réellement comme Dieu, de même que Kirilov le nie en niant la peur de la mort. Si Dieu
me sauve, je ne suis pas Dieu ; par la même logique de substitution que celle de Kirilov,
en refusant d’être sauvé, en étant moi-même l’auteur de ma perte, je deviens Dieu.
Double affirmation, irrationnelle dans ses deux composantes, qui veut qu’en poussant
jusqu’à son terme la négation de Dieu cette négation se transforme en l’affirmation de la
divinité du négateur. En empêchant Dieu d’être, d’être l’image qu’on se fait de lui, on
deviendrait Dieu. Ainsi celui qui saurait résister à la fascination de l’Idole deviendrait
lui-même l’idole.
Faust ne veut pas être sauvé. Il est au contraire la figure même du suicidé
métaphysique. Écartant Dieu au nom d’un devoir supérieur, et ne pouvant fonder ce
devoir qu’en lui-même, il ne peut mener cette logique à son terme qu’en devenant son
propre fondement, sa propre justification. Dans L’Ethique, Bonhoeffer reprend cette
idée lorsqu’il juge le suicide condamnable non tant comme crime contre l’espérance que
comme négation de la justification divine. « Le suicide est la suprême autojustification
de l’homme en tant qu’homme. » Or la damnation l'est également, à une échelle
supérieure.
La gloire de l’homme ? L’Ethique de Bonhoeffer
Une grande partie de L’éthique de Bonhoeffer peut d’ailleurs être lue comme une
réponse à cette figure du Faust moderne, à cet athéisme dont il remarque, comme
Dostoïevski, qu’il « ne repose pas sur la négation théorique de l’existence d’un Dieu. Il
44
est bien plutôt une religion lui-même, la religion de l’hostilité envers Dieu. C’est
précisément en cela qu’il est occidental ! Il ne peut se séparer de son passé, il doit être
essentiellement religieux »
Suivant en effet ce mouvement d’affirmation de l’homme jusqu’à sa divinisation,
Bonhoeffer en renverse radicalement la structure nietzschéenne (Nietzsche constituant
même selon John P. Koster « l’antipode cachée de L’éthique »). En effet, selon
Bonhoeffer, « la divinisation de l’homme bien comprise n’est autre chose que la
proclamation du nihilisme. En détruisant la foi biblique en Dieu, et tous les
commandements et les ordres divins, l’homme se détruit lui-même. Un vitalisme sans
entrave voit le jour, qui contient la dissolution de toutes les valeurs, et ne s’apaise que
dans l’autodestruction finale, dans le néant. »
Plus encore, en niant Dieu au nom du monde (du monde où Dieu empêche de vivre
ou empêche de créer) l’athéisme occidental nie en réalité le monde lui-même. Dans
l’articulation entre réalités dernières et avant dernières, le monde ne peut être pensé
qu’à partir du Christ, concrétisation des réalités dernières dans les avant-dernières.
« C’est une pure abstraction que de parler du monde sans parler du Christ. Le monde
subsiste en fonction du Christ, qu’il le sache ou non. »
L’homme qui nie Dieu pour le monde nie en définitive le monde, s’en construit une
idole qui n’a plus rien à voir avec la réalité. Et ce même critère de la réalité du Christ
rend vaine toute affirmation autonome de la grandeur de l’homme ou de sa gloire. « La
gloire de l’homme a définitivement pris fin dans le visage tuméfié, ensanglanté, couvert
de crachats du crucifié. Pourtant la crucifixion de Jésus ne signifie pas seulement
l’anéantissement de la création ; les hommes doivent continuer à vivre sous le signe de
la croix ; s’ils la méprisent, elle est leur jugement ; s’ils la reconnaissent, elle est le
salut».
Ce renversement radical renvoie à la question de l’homme vers la seule réalité qui
puisse la fonder en terme chrétiens. Ce qui revient à prendre au sérieux l’affirmation de
Saint Paul : « Maintenant ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. » La
croix et la résurrection du Christ ne sont pas une barrière sur le chemin de l’homme. En
revanche, ils en constituent l’unique voie de salut : « Croire au Seigneur Jésus Christ,
c’est croire que ma vie est justifiée. La foi est le seul accès à la justification de ma vie. »
L’athéisme qui nie cette voie n’est au fond rien d’autre que le refus satanique de ne
pouvoir être l’artisan de sa propre divinisation.
Il ne s’agit donc pas tant d’une réponse à la négation de Dieu, que de la révélation
de sa véritable nature. Et une manière de pousser l’opposition à son terme le plus
radical. L’homme qui veut être par lui même, qui se veut créateur, s’affirmer sans se
recevoir, celui-là doit nier Dieu. Et cette négation en définitive ne peut prendre une
autre forme que le suicide métaphysique. Mais toutes les raisons avancées (adaptation
au monde, réalité, élan brimé de la pensée…) ne sont que prétextes pour voiler la
véritable question : celle d’accepter un salut, une divinisation donnés par Dieu, ou de
s’en faire l’artisan. Opposition sans compromis, à laquelle il n’est d’autre réponse que
celle de la foi : croire que ce don de Dieu ne diminue pas l’homme, mais que c’est en lui
seul que s’accomplit sa véritable nature.
L’athéisme de Kirilov, désespérément attaché à « son idée » sans savoir la justifier
de manière rationnelle, dit bel et bien, précisément dans cette irrationalité, la réalité de
cette forme d’athéisme. Et ce jusque dans son articulation logique : en apparaissant
d’abord comme celui qui a décidé de se suicider, quelles que soient les explications
postérieures à ce geste, Kirilov est réellement l’homme qui nie Dieu pour le devenir. Il
incarne, mieux peut-être que toutes les autres figures, la négation de Dieu au nom de
l’affirmation de l’homme. Et ce jusqu’à l’obstinée démence de l’arbitraire.
P.L.
45
La religion sous la Révolution française.
Par Philippe Cazala
Introduction
Il y a eu une religion révolutionnaire. On voit souvent, dans les image
d’Épinal, les patriotes arborant avec une piété ombrageuse leurs symboles
propres et faisant en même temps une guerre sans merci aux symboles
anciens : armoiries, terriers, châteaux, églises, statues. . .Ils détruisent sans
pitié, sans relâche dans une fureur sacrée. Cela n’est que l’épiphénomène
d’un fait plus vaste que l’on pourrait appeler, à la suite de l’historien A.
Aulard, une religion révolutionnaire. Cette religion nouvelle est née dans le
terreau des Lumières. La Révolution n’était pas en soi antichrétienne, mais
elle a produit une exaltation mystique, transformé en culte civil ou en
fanatisme autorisé. La religion révolutionnaire a eu, elle aussi, son ivresse
qui fait oublier jusqu’aux devoirs de la famille ou de l’amitié. Elle a eu, elle
aussi, ses célébrations, ses « messes avec grand concours de citoyens ». En
effet, à partir du moment où l’Église constitutionnelle, mise en place par la
Constitution civile du clergé, n’est plus viable en particulier à cause de la
réforme de l’état civil, les hommes au pouvoir cherchent à établir un culte
civil, une religion d’État, fondée sur la Raison. Cette religion puisait ses
ressources spirituelles dans les écrits des philosophes anciens et modernes.
Foncièrement différente du catholicisme de la majorité des Français de
l’époque, elle entendait se substituer à celui-ci. Ce phénomène, un et divers, se
développe donc entre 1791, pour les premières fêtes civiques, et 1799, année
où il s’épuise totalement. L’objet de cet article est de voir comment s’est
développé et diversifié cette religion révolutionnaire, dont le fond semble être
davantage l’anticléricalisme que l’amour du prochain. C’est pourquoi, dans
un premier temps, nous verrons comment naît et se développe une
mystique révolutionnaire antichrétienne, puis nous verrons les quatre
grandes manifestations positives de religion révolutionnaire : le culte de la
Raison, celui de l’Être suprême, le culte des théophilanthropes et le culte
décadaire.
1
La mystique révolutionnaire
1.1
Religion et État révolutionnaire
« Pour la sincérité religieuse, pour l’exaltation mystique, pour l’audace
créatrice, les hommes de la Révolution ne le cèdent en rien aux hommes de
la Réforme » affirme A. Mathiez, auteur d’une thèse portant sur la religion
de la Révolution67. Les origines des cultes de la religion révolutionnaire, selon
A. Mathiez, sont à chercher dans la conception de l’État qu’avaient les
révolutionnaires. Ils estiment en effet que l’État neutre, laïque, ne doit pas
67
A. Mathiez, Les origines des cultes révolutionnaires, Paris, 1904.
46
être pour autant indifférent aux religions, mais que toutes se valent dans
la mesure où elles enseignent la même morale. L’État doit veiller à ce
qu’aucune atteinte ne soit faite à ce fond commun religieux, car il a une
mission morale à remplir. Les philosophes lui subordonnent donc les
religions pour lui donner sur elles comme un droit de censure. « L’État, ce
me semble, dit l’abbé Raynal68 n’est point fait pour la religion, mais la est
faite religion pour l’Etat » et « Quand l’État se prononce, l’Église n’a plus
rien à dire ». Cette conception de l’État est loin d’exclure une mystique de
la Révolution. On peut la percevoir dès les États généraux de 1789.
Les États généraux ont reçu la mission de régénération de leurs
concitoyens et de l’espèce humaine tout entière. Avec les Droits de l’homme et
du citoyen, on a une première manifestation de cette ferveur : Barnave veut
par exemple que la Déclaration des droits de l’homme devienne « le
catéchisme national ». La Loi, œuvre des législateurs, comme telle, a droit à
tous les respects. « Non seulement le peuple doit observer la loi, mais il doit
l’adorer. Le patriotisme n’est en effet qu’un sacrifice perpétuel à la loi, en un
mot, tant que le nom de la loi ne sera pas aussi sacré que celui des autels et
aussi puissant que celui des armées, notre salut est incertain et notre liberté
chancelante » dit la Feuille villageoise69 dans son « avis précédant la
seconde année (N.d.l.R.: 1791) ». Il y a donc une religion révolutionnaire qui
développe pour s’exprimer un système original de symboles.
1.2 L’autel de la patrie
Le symbolisme s’est formé presque au hasard, sans plan d’ensemble. On y
trouve des objets, des légendes, un grand nombre d’emblèmes de l’Antiquité
auxquels on joint des symboles maçonniques. Enfin, le symbolisme a copié les
cérémonies du culte catholique. C’est un symbolisme très souvent mis en œuvre.
À titre d’exemple, la cocarde est un signe qui est devenu obligatoire pour les
citoyens et même pour les citoyennes par les décrets des 4-8 juillet 1792 et 21
septembre 1793. Un objet intéressant sont les autels de la patrie qui sont nés
un peu partout et qui ont été quasiment tous détruits sous l’Empire. Ces objets
sont des éléments de syncrétisme entre la religion païenne de l’Antiquité, mâtinée
d’un évangélisme de bon aloi, auquel on ajoute la sauce des Lumières de
communion avec la nature.
Le premier a sans doute été élevé par le franc-maçon Antoine Cadet de
Vaux70 dans sa propriété à Franconville-la-Garenne, au début de l’Anne 1790, «
élevé sur un tertre formant un bois sacré », cet autel avait une forme de
pyramide à trois faces, surmonté de faisceaux d’armes avec leurs haches. Au
milieu se dressait « une pique de 18 pieds de hauteur (N.d.l.R. : 5,4m), surmontée
du bonnet de la Liberté, ornée de ses houppes ». La pique supportait « un
bouclier antique offrant d’un côté l’image de M. de La Fayette avec cette légende
: "Il hait la tyrannie et la rébellion71", de l’autre une épée, des étendards en
sautoir, le tout en métal fondu ». Sur les trois faces de l’autel, on lisait ces
inscriptions :
Il fut des citoyens avant qu’il fût des maîtres,
68
G. T. Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce
des européens dans les deux Indes, l.XX, ch.2.
69
La Feuille villageoise était une publication hebdomadaire, créée en septembre 1790 par
Joseph-Antoine Cerruti, visant à informer un public large des lois, événements et
découvertes qui pouvaient l’intéresser.
70
On doit entre autres à ce mémorable philanthrope des Observations sur les fosses
d’aisance, Paris, 1778, et un traité, fort célèbre en son temps, intitulé Moyen de prévenir
le retour des disettes, Paris, 1812.
71
Voltaire, Henriade, IV, 406.
47
Nous rentrons dans les droits qu’ont perdus nos ancêtres72
Nous allons voir fleurir la Liberté publique,
Sous l’ombrage sacré du pouvoir monarchique73
On s’assemble, on conspire, on répand
des alarmes, Tout bourgeois est soldat,
tout Paris est en armes74
En quelques mois, l’autel de la patrie fait fortune. On en trouve presque
partout en France, fruits de l’évergétisme d’un riche particulier ou d’une
souscription publique. Selon A. Mathiez, tantôt il était construit par les citoyens
de toutes les classes qui maniaient la pelle et la pioche avec un bel entrain
patriotique75. » Il devient le lieu de réunion préféré des patriotes. Légiférant sur
un fait accompli, la Législative décrète le 26 juin 1792 que « dans les communes
de l’Empire, il serait élevé un autel de la Patrie, sur lequel serait gravée la
Déclaration des Doits avec l’inscription : Le citoyen naît, vit et meurt pour la
patrie. » Lorsque des écoles du Collège irlandais le 6 décembre 1790, en jouant,
renversent des vases de l’autel de la Patrie, les patriotes crient à la profanation et
demandent un sévère châtiment des coupables. Cela montre le respect religieux
dont étaient entourés ces objets dès le début.
Ce ne sont cependant pas les seuls objets entourés de vénération. On
connaît aussi le cas des arbres de la liberté. Le premier a été mis en place par un
curé, en 1790, dans le Poitou. Mais cet arbre, parfois, n’est autre que l’arbre de
mai, qui devient symbole révolutionnaire en janvier 1790. Les patriotes punissent
ceux qui les mutilent. La mort des arbres de la Liberté est vécue comme un deuil
public : l’un d’eux ayant été coupé à Amiens, son tronc est porté à la mairie,
couvert d’un drap noir. Les arbres de la liberté, comme les autels de la Patrie ou
les cocardes, acquièrent une forte valeur symbolique. Ces éléments sont
complétés par une série d’images gravées ou imprimées des Tables de la
Déclaration des Droits ou les Tables de la Constitution.
Enfin il convient de noter la récupération de symboles maçonniques répandus
comme le niveau pour symboliser l’Égalité ou les mains entrelacées pour la
Fraternité. Tous ces symboles représentent, concrétisent et évoquent un ensemble
de sentiment et d’idées, une foi.
1.3
Les cérémonies civiques
En 1791, les patriotes ont pris l’habitude de se réunir dans des fêtes
civiques. La première des cérémonies civiques, qui donne son modèle à toutes les
autres, c’est celle de la Fédération ou des fédérations. Dans tous les cas, le credo
politique de ces assemblées est lié à un credo moral :
« Point d’État sans mœurs, point de citoyens sans vertu, point de vertu sans
liberté » peut-on lire sur les portiques du temple de la Concorde à Lyon. Les
vieillards président la fête, comme s’ils étaient revêtus d’une sorte de magistrature
morale. Les divers cultes de la Révolution, développés par la suite, reprennent ces
mêmes préoccupations morales. Dans d’autres cas, on relève une fascination de
la nature. A Dôle, lors de la Grande fédération, une jeune fille vient (21 février
1790) au début de la fête « avec un verre d’optique extraire du Soleil le feu sacré et
allumer dans un vase grec, placé sur l’autel, un feu qui donnera subitement une
72
Voltaire, Henriade, IV, 423-424.
Voltaire, Brutus, I, 2, 136-137.
74
Voltaire, Henriade, III, 247-248.
75
A. Mathiez, Les origines. . . , p.31.
73
48
flamme tricolore76 ».
Il y a alors peu de démonstrations anticléricales : les fêtes de la fédération
commencent généralement avec la messe. Se multiplient à ces occasions des
manifestations œcuméniques : à Montélimar, le curé et le pasteur tombent dans les
bras l’un de l’autre, les catholiques conduisent les protestants à l’église et donnent
au pasteur une place d’honneur dans le chœur, les protestants reçoivent les
catholiques au prêche et mettent le curé à la première place. Les fêtes
révolutionnaires, dans les années 1790-1791 sont donc des événements exaltant la
valeur morale des citoyens et donnant lieu à des manifestations réciproques
d’œcuménisme entre catholiques et protestants. Il s’opère donc un syncrétisme
entre morale et religion. Ce syncrétisme se manifeste de façon toute spéciale à
l’occasion du baptême civique.
Le premier baptême civique, qui deviendra l’un des sacrements du culte de
la Raison, a été célébré pour la première fois à la fédération de Strasbourg (13 juin
1790). Voici le récit qu’en fait le procès verbal de la fédération :
L’épouse de M. Brodard, garde national de Strasbourg, était
accouchée d’un fils le jour même du serment fédératif. Plusieurs
citoyens, saisissant la circonstance demandèrent que le nouveau-né
fût baptisé sur l’autel de la Patrie. [. . .] Tout était arrangé lorsque
M. Kohler, de la Garde nationale de Strasbourg et de la
Confession d’Augsbourg, réclama la même faveur pour son fils que
son épouse venait de mettre au monde. On la lui accorda d’autant
plus volontiers qu’on trouva par là une occasion de montrer l’union
qui règne à Strasbourg entre les différents cultes.
Le procès verbal décrit la cérémonie : l’enfant catholique a une marraine
protestante, l’enfant protestant a une marraine catholique. Le Catholique se fait
appeler Charles Patrice Fédéré Prime René De La Plaine Fortuné, le protestant se
fait appeler François Frédéric Fortuné Civique. Les ministres du culte protestant
et catholique font d’abord le baptême religieux. Puis le procès verbal poursuit :
“L’autel religieux fut enlevé. Les marraines portant les nouveaux-nés
vinrent occuper son emplacement. On déploya le drapeau de la fédération audessus de leurs têtes. Les autres drapeaux les entourèrent ayant cependant le soin
de ne pas les cacher aux regards de l’armée et du peuple. Les chefs et commandants
particuliers s’approchèrent pour servir de témoins. Alors les parrains debout sur
l’autel de la Patrie prononcèrent à haute et intelligible voix au nom de leurs
filleuls, le serment solennel d’être fidèles à la Nation, à la Loi, au Roi, et de
maintenir de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale
et acceptée par le Roi. Des cris répétés de Vive la Nation, Vive la Loi, Vive le Roi
se firent aussitôt entendre de toutes parts. Pendant ces acclamations, les
commandants et autres chefs formèrent, avec leurs épées nues, une voûte d’acier
au-dessus de la tête des enfants. Tous les drapeaux réunis au-dessus de cette voûte
se montraient en forme de dôme, le drapeau de la fédération surmontait le tout et
semblait le couronner. Les épées, en se froissant légèrement, laissaient entendre
un cliquetis imposant, pendant que le doyen des commandants des confédérés
attachait à chacun des enfants une cocarde en prononçant ces mots : Mon enfant,
je te reçois garde national. Sois brave et bon citoyen comme ton parrain. Ce fut
alors que les marraines offrirent les enfants à la patrie et les exposèrent pendant
quelques instants aux regards du peuple. A ce spectacle, les acclamations
redoublèrent. Il laissa dans l’âme une émotion qu’il est impossible de rendre. Ce
fut ainsi que se termina une cérémonie dont l’histoire ne fournit aucun exemple.”
76
J. Michelet, Histoire de la Révolution française, I, cité par A. Mathiez, Les origines. .
. , p. 41.
49
Tout est mêlé dans ce double baptême : symbolique religieuse, avec le lien
évident au baptême religieux et à l’union des confessions, symbolique militaire des
drapeaux et de la garde nationale et symbolique révolutionnaire, avec l’autel de
la Patrie, la cocarde et les acclamations de la population. La mystique
révolutionnaire s’exprime donc à travers toute une série de symboles plus ou moins
homogène. Cette religion assumée prend une tournure radicalement anticléricale
après la fuite à Varennes. La déchéance de la monarchie, le 10 août 1792, puis la
condamnation et la mort du roi, le 21 janvier 1793, sont les événements qui ont
catalysé l’explosion de l’anticléricalisme en France. C’est alors le début d’une
ère de déchristianisation massive, pendant la première et la seconde Terreur.
2
La religion de la Terreur (1792-1794)
culte de la Raison et Être suprême
2.1
La déchristianisation populaire
Après la chute de la monarchie, la Convention, en septembre 1792,
remplace l’assemblée législative. Celle-ci ne prend pas tout de suite des mesures
antichrétiennes (NOTE : À vrai dire, la première mesure proprement
antichrétienne était la dernière mesure prise par la Législative. Cette mesure
était celle de la laïcisation de l’état civil, faisant notamment du mariage un
simple contrat civil. Cela permettait à l’État de contrôler les empêchements
dirimants du mariage, donc de permettre le mariage aux clercs et aux
religieux, ainsi que le divorce. Cela a créé le premier « cas de conscience » de
l’Église constitutionnelle.). Les mesures prises par la suite sont le fruit d’une
déchristianisation à caractère populaire. La déchristianisation gagne peu à peu
tout une partie Nord du pays, avec un relais efficace dans le Lyonnais. Ce n’est
qu’après cela que la Convention prend des mesures ouvertement antichrétiennes.
Cette politique est ensuite infléchie par Robespierre lorsqu’il prend la tête du
comité de salut public.
On peut commencer à parler de déchristianisation avec les changements de
toponymes. C’est un épisode bien connu de la Révolution française. On change les
toponymes en effaçant ce qui, en eux, fait référence à la religion ou à l’ancien
Régime. Le changement le plus courant est de garder le nom du saint du village
et de lui retirer son épithète : Saint-Antonin devient Antonin. Cette mesure ne
touche d’ailleurs pas seulement l’aspect religieux des toponymes : tout ce qui
peut évoquer la féodalité est supprimé. Chateaudun devient par exemple Dunsur-Loire77. Un procédé courant est d’ajouter une épithète, comme « liberté » (dans
181 cas), Égalité (dans 40 cas), ou encore « civique », « La Montagne », « défanatisé
», « sans préjugés ». . . Mais là où l’on voit poindre les éléments d’une religion
révolutionnaire, c’est dans les cas où les communes se mettent sous l’autorité tutélaire
d’un martyr de la liberté. Le plus représenté est Marat (53 cas), mais il y a aussi des
Lepeletier (25 cas), des Bara, Viala, voire Guillaume Tell ou des héros de la
philosophie, de l’antiquité, et même de la toponymie antique. On dénombre ainsi
sept Rousseau et six Voltaire. Brutus (12 cas) l’emporte sur Scævola. Des villes se
rebaptisent en Sparte ou en Thermopyles. Saint-Maximin devient ainsi Marathon,
à lire avec ou sans « h », ce qui provoque le passage de la voisine Saint-Raphaël
en « Baraston78 », Saint-Tropez, dans la même baie, se mue en Héraclée. Les îles
77
78
Les exemples sont légions : Bar-le-Duc est changé en Bar-sur-Ornain, Vic-le-Comte en
Vic-sur-Allier… on aura une mention spéciale pour Bourbon l’Archambault, transformé
par le décret du 30 septembre-3 octobre 1792 en Burges-les-Bains.
Avec un seul r, vous avez la figure de Bara, enfant martyr de la liberté, avec deux r,
vous avez Barras, un futur martyr. . . de Bonaparte, pour l’heure encore héros de la
50
de Lérins se font rebaptiser îles Marat et Lepeletier.
Ces mesures sont le fruit de mouvements populaires encouragés par le
représentant en mission. Ce personnage est le relais de la Convention sur place.
Dans la Nièvre, le mouvement trouve le concours actif d’un oratorien défroqué,
Joseph Fouché79, le futur ministre de la police de Napoléon. C’est lui, à vrai dire,
qui prend l’initiative de la déchristianisation dans le département et qui lance ce
mouvement dans les autres départements. Le 10 août 1793, il célèbre le baptême
civique de sa fille, répondant au doux nom de Nièvre, et préside le 25 septembre
l’inauguration d’un buste de Brutus. Puis il interdit le célibat religieux, obligeant
tous les clercs du département à se marier, à moins d’adopter un enfant ou de
nourrir un vieillard indigent. On voit alors beaucoup de prêtres émigrer,
constitutionnels comme réfractaires, ou contracter des mariages de pure forme
(un prêtre de trente ans qui se marie avec sa gouvernante de soixante-dix ans).
Fouché prêche dans les cathédrales, comme à Moulins. Le 26 septembre, à
Moulins, il fait brûler les ornements sacerdotaux ou détruire les statues. Cette
mission finit par l’abjuration de l’évêque constitutionnel, Laurent, « qui se
défroque avec éclat ». Un arrêt du 9 octobre proscrit le culte public, laïcise les
funérailles et les cimetières. D’autres représentants en province s’engagent dans
même voie : à Reims, le représentant en mission de la Marne brise la sainte
ampoule, d’autres prennent toute la vaisselle d’argent des églises. Ces pratiques
débouchent sur un iconoclasme révolutionnaire qui trouve son achèvement dans
l’autodafé.
L’autodafé, comme celui que provoque Fouché à Moulins est une composante
essentielle de la déchristianisation révolutionnaire. Comme le dit justement Michel
Vovelle, l’autodafé « est une aventure totale », un tout dans l’avènement de la
religion révolutionnaire. C’est une des formes violentes de déchristianisation. Le
point culminant de ces autodafés apparaît en France au cours de l’hiver 17931794. À Seyssel, dans l’Ain, on célèbre le 30 nivôse une fête de la Raison. L’agent
national rappelle que les sans-culottes savent détruire le monstre hideux du
fanatisme, car c’est « chez le ci-devant peuple que règnent les vrais sentiments de
la nature et du patriotisme » et « qu’abandonnant aux despotes la pompe et la
magnificence » on se contente « d’une fête simple où l’on respire l’air pur qui ne
convient qu’à des hommes libres ». Le cortège voit défiler une jeune citoyenne
figurant la déesse Raison, suivie des autorités du peuple. Ce cortège s’achève
sur un autodafé en forme de mimodrame : un individu, vêtu d’habits
sacerdotaux, représente le fanatisme et, sortant de derrière l’autel, regarde avec
étonnement la déesse Raison. Elle lui montre les droits de l’homme : effrayé, le
fanatisme cherche à s’enfuir, mais les jacobins qui veillent le chargent de chaînes.
On sort alors de l’église les hochets de la superstition. Quatre jacobins portent un
confessionnal qu’ils placent à côté du temple de la Raison : un officier municipal
armé d’une hache en sépare les deux places… miracle ! Le confessionnal ainsi
divisé à la forme d’une guérite où un garde national entre en chantant : « Veillons
au salut de l’Empire ». Puis les hochets de la superstition sont entassés et brûlés : «
on allait y jeter le fanatisme lorsque, se dépouillant de son costume burlesque qu’il
livre aux flammes, il apparaît vêtu en garde national, abjure l’erreur et le
mensonge qu’il a enseignés jusqu’alors et jure de ne professer que les principes
républicains fondés sur la saine raison ». Cette scène illustre la vocation de la
cérémonie iconoclaste : c’est une démonstration pédagogique à usage populaire.
79
Révolution.
Fouché est connu certes pour son activité déchristianisatrice. Mais il l’est encore plus par la
violence avec laquelle il a fait exterminer en masse les populations de Lyon (alias VilleAffranchie), insurgées contre la Convention en octobre 1793. Il écrivait notamment à cette
occasion : “Les démolitions sont trop lentes, il faut des moyens plus rapides à
l’impatience républicaine. L’explosion de la mine et l’activité dévorante de la flamme
peuvent seules exprimer la toute puissance du peuple. Sa volonté ne peut être arrêtée
comme celle des tyrans, elle doit avoir les effets du tonnerre.” Le représentant en mission
y a gagné le surnom de « mitrailleur de Lyon » pour avoir substitué à la guillotine, trop
lente, l’extermination en masse des citoyens jugés suspects par la mitraille. Des canons
tiraient à bout portant sur des groupes de citoyens désarmés. Robespierre, entre autres,
lui a reproché ce comportement sauvage.
51
L’autodafé s’en prend à tous les objets qui peuvent rappeler la religion et prend
la forme d’un violent iconoclasme. Ainsi, à Embrun, lors d’une fête dansante sont
brûlés des portraits de Saint François de Sales, d’évêques, de cardinaux, de
jésuites, un grand Christ et une vierge en bois doré. Le compte-rendu de cette
scène, adressé à la Convention signale qu’il n’a manqué à la fête « qu’un peintre
pour remplacer les tableaux du fanatisme par ceux des martyrs de la liberté ».
Dans ce cas, comme on le voit autre part, le mouvement de destruction appelle
un prolongement, la substitution d’une autre
religion à celle qui est
symboliquement et matériellement détruite.
La fin du culte catholique est matérialisée par un événement que connaît
toute la France : la fermeture des églises. Paris est très touchée par ces mesures qui
émanent de comités locaux. Mais encore une fois, le mouvement vient de la
province, où ces fermetures ont été très nombreuses. Le culte était déjà fermé
aux réfractaires depuis la promulgation de la Constitution civile du clergé, mais
il était encore ouvert au clergé officiel. Avec la bénédiction de la Convention,
les églises se ferment. Elles sont parfois partiellement détruites, on en descend
les cloches et on en vole l’argenterie. Il y a un iconoclasme, cette fois-ci officiel,
qui mobilise les trésors dormants de la superstition pour l’effort de guerre. On
voit dans les annonces de fermetures d’églises une diversité de mise en œuvre. Le
culte cesse dans une aire de la France du Nord, centrée sur Paris. De même, le
culte est presque complètement évincé à Lyon. Dans beaucoup de cas, la
fermeture de l’église n’est pas annoncée comme telle, mais comme l’ouverture
d’un temple de la Raison, ou l’annonce suivante : « La Raison règne désormais
dans notre commune80. » Il y a parfois des accommodements : un village des
Basses-Alpes, après avoir reçu l’abdication de son curé, lui demande, tant qu’il
y est, de célébrer encore la messe le dimanche suivant. Le dépouillement des
églises touche beaucoup le sud baroque, les cathédrales, le Comtat Venaissin et la
Savoie. La fermeture des églises, correspondant ou non à l’ouverture de temples
de la Raison, influence et reflète le tour que prend la déchristianisation officielle
dirigée par la Convention.
2.2
La déchristianisation officielle
La Convention avait toujours
été réticente à prendre des mesures
ouvertement antichrétiennes. C’est Chaumette et les membres de clubs qui vont
rendre cela possible. Le mouvement de déchristianisation lancé par Fouché
atteint en effet Paris grâce aux clubs. Les clubs mènent une campagne pour la
déchristianisation. Le 6 novembre 1792, à dix heures du soir, Gobel, l’archevêque
constitutionnel de Paris81, est pressé par des patriotes d’abdiquer. Il promet de se
ranger à l’avis de son conseil. Le lendemain, le conseil opine par 14 voix sur 17.
À la Convention, où il est traîné, il remet sur la tribune ses lettres de prêtrise,
sa croix pectorale et son anneau et se coiffe du bonnet rouge82. Paris n’a plus
d’évêque, mais la cathédrale sert toujours aux offices constitutionnels. On décide
80
On rencontre ainsi 150 adresses à la Convention de renonciation au culte catholique et
de conversion à la Raison. Il est évident que ce n’est qu’une partie infime du mouvement
de fermeture des églises.
81
Le destin exceptionnel de cet évêque auxiliaire de Bâle se mesure à sa carrière
ecclésiastique. Il se trouve, en 1791, être un des seuls évêques d’Ancien Régime à jurer
fidélité à la Constitution civile du clergé, avec Talleyrand et cinq autres évêques. Il ne
recule pas devant l’idée de créer un schisme et, contrairement aux cinq autres, sert de
coconsécrateur à Talleyrand pour consacrer les premiers des évêques constitutionnels. Élu
dans plusieurs diocèses, il choisit celui de Paris, où il se montre plutôt mauvais
administrateur, dépassé par les événements. Il doit par exemple installer à Saint
Augustin un nouveau curé, l’abbé Aubert, et met dans une stalle d’honneur la femme
du nouveau curé...
82
À cette nouvelle, Grégoire, évêque constitutionnel du Loir-et-Cher proteste qu’il restera
toujours évêque : ce n’est ni du peuple, ni de l’assemblée qu’il tient son caractère et sa
mission. Sur les bancs de la Convention, en pleine Terreur, il continue de porter sa tenue
de prélat.
52
d’en prendre possession pour y célébrer une fête de la Liberté le 10 novembre : une
montagne se dresse en avant du chœur. Sur cette éminence est placé un temple
dédié à la philosophie ; une actrice de l’Opéra remplace les « idoles inanimées ».
Elle incarne la liberté, mais on l’appellera « déesse Raison », nom qui prévaudra
pour la fête elle-même dans ses reproductions en province. Les sections de Paris,
l’une après l’autre, comme en province, demandent la fermeture des églises, le
conseil général suggère qu’on abatte les clochers.
Le même souci de sécularisation préside à la réforme du calendrier grégorien
qui part de l’ère chrétienne assignant à chaque jour la commémoration d’un saint.
Fabre d’Églantine trouve des mots évocateurs de la nature, sur la sonorité
desquels il s’extasie.
Il résulte de ces dénominations, ainsi que je l’ai dit, que, par la seule
prononciation du nom du mois, chacun sentira parfaitement trois choses, et
tous leurs rapports, le genre de saison où il se trouve, la température et l’état
de la végétation. C’est ainsi que dès le premier de Germinal, il se peindra sans
effort à l’imagination, par la terminaison du mot, que le printemps commence, par
la construction et l’image que présente le mot, que les agents élémentaires
travaillent, par la signification du mot, que les germes se développent83.
Chaque quintidi est figuré par « un de ces animaux domestiques, nos
fidèles serviteurs », chaque décadi par « un instrument aratoire », les autres
jours par un produit agricole de la période dans laquelle on se trouve. Le mois de
vendémiaire, celui des vendanges, commence ainsi par le jour du raisin, le premier
primidi, les décadis sont les jours de la cuve, du pressoir, puis du tonneau.
“Nous avons pensé que la nation, après avoir chassé cette foule de
canonisés de son calendrier, devait y retrouver en place les objets qui composent
la véritable richesse nationale, les dignes objets, sinon de son culte, au moins de
sa culture ; les utiles productions de la terre, les instruments dont nous nous
servons pour la cultiver, et les animaux domestiques, nos fidèles serviteurs dans
ces travaux ; animaux ! bien plus précieux, sans doute, aux yeux de la raison,
que les squelettes béatifiés, tirés des catacombes de Rome84.”
Les ouvriers ne trouvent pas leur avantage à ce nouveau calendrier qui leur
offre un jour de repos par décade. La Convention n’exige pas le respect
immédiat du calendrier nouveau mais tente de lancer le culte décadaire au cours
duquel le maire de la commune ou un vieillard devait lire et expliquer les lois au
peuple. Cela se faisait ordinairement dans les églises.
2.3
Robespierre et le
suprême
culte de
l’Être
Subitement la Convention se raidit par l’effet de l’action de Robespierre
et de Danton. Robespierre n’aime pas le clergé, certes. Il était contre la liberté
de culte dans la Déclaration des Droits et voulait proposer à la Constituante le
mariage des prêtres. Mais il déteste encore plus l’irréligion. C’est son côté
voltairien : le peuple a besoin d’une croyance. Il a d’ailleurs avec lui la majorité de
la population que la politique de déchristianisation exaspère. De plus, il présente
les déchristianisateurs comme des espions à la solde des puissances étrangères
(même l’Angleterre et la Prusse) qui veulent faire une croisade dans la France
impie. Fouché, le « mitrailleur de Lyon », connu pour ses accointances avec
l’Angleterre, est une de ses cibles préférées. Danton lui apporte son concours
immédiat. En suscitant des ennemis à la République, les déchristianisateurs
servent les envahisseurs et la contre-révolution. C’est ce qui fait tomber la tête de
83
Ph. Fabre d’Eglantine, Rapport fait à la Convention nationale, dans la séance du 3 août
1793, l’an second de la République une et indivisible, impr. par ordre de la Convention
nationale, 1793.
84
Ibid.
53
Hébert. On en a donc fini avec l’irréligion de la Convention lors de l’avènement
de la Grande Terreur.
Les déchristianisateurs voulaient remplacer le christianisme par le culte de la
déesse Raison. Robespierre, lui, inaugure une nouvelle religion, celle de l’Être
suprême. Elle repose sur deux dogmes : la croyance à l’être suprême et à
l’immortalité de l’âme. Cette religion a son grand cérémoniaire, le peintre
David, et son grand pontife, Robespierre. Ce culte spiritualiste réagit contre
l’athéisme de la déesse Raison. Les fêtes de l’Être suprême, pour autant, ne
mettent pas fin aux persécutions. Le 18 floréal est proclamé un décret sur
l’immortalité de l’âme. Plusieurs départements du Sud-Est répondent par leur
approbation dénonçant âprement l’athéisme (Vaucluse et Bouches-du-Rhône),
répudiant rétrospectivement la persécution
et l’intolérance (Hérault),
montrant leur horreur de l’athéisme « destructeur de tout ordre et de toute
morale » (Société populaire d’Entrevaux, Basses-Alpes, le 1er thermidor). C’est
en prairial que le culte de l’Être suprême connaît en France un point culminant,
à Paris comme en province. Le culte de l’Être suprême a manifestement plus de
prise dans le Midi, prédisposé à se rallier plus massivement à l’Être suprême
qu’à la Raison. Le 16 frimaire (5 décembre 1793) est voté le fameux décret sur
la liberté des cultes. Ce décret n’arrête pas la déchristianisation : à Paris, la
plupart des églises restent fermées. Dans les départements aussi, les autorités
interprètent la loi dans un sens anticlérical : pour qu’il y ait liberté des cultes, il est
interdit de prêcher ou d’écrire pour favoriser un culte ou l’autre.
3
La
Religion du
Directoire
théophilanthropie et culte décadaire
3.1
La
théophilanthropie
Révellière-Lépeaux
de
:
La
La théophilanthropie a pour initiateur un publiciste, Chemin-Depontès.
Son Manuel des théo- philanthropes, édité en 1796, devient l’évangile, le rituel et
la somme théologique de la nouvelle religion. La doctrine est abstraite et se résume
à celle du déisme le plus insipide. Chemin-Dupontès parvient à implanter son
nouveau culte grâce à ses relations, parmi lesquels on peut retenir le peintre
David, le directeur Dupont de Nemours ou l’écrivain Bernardin de SaintPierre et le poète Chénier. L’appui le plus efficace est celui du directeur La
Révellière-Lépeaux, que l’on considère comme le pape de la nouvelle religion. Les
théophilanthropes s’installent à Saint-Merri, Saint Etienne-du-Mont, Saint
Eustache, Saint Germain-l’Auxerrois, Saint Sulpice et Notre-Dame. Cela produit
une pratique de simultaneum qui provoque des frictions.
Sous la houlette
du « grand pontife » La Révellière, le culte
théophilanthropique reçoit l’appui du gouvernement. Le 12 floréal an V, après le
coup d’État qui le porte au pouvoir, La Révellière prononce un vibrant discours,
qu’Albert Mathiez n’a pas peur de qualifier de « ridicule », dans lequel il se fait
l’ardent défenseur de la théophilanthropie. « Lorsqu’on a abattu un culte, quelque
antisocial et déraisonnable qu’il fût, dit-il à cette occasion, il a toujours fallu le
remplacer par d’autres, sans quoi il s’est pour ainsi dire remplacé lui-même en
renaissant de ses propres ruines. » La Révellière, en homme de la Révolution,
explique dans ce discours que, dans une société bien organisée, les hommes publics
n’ont pas seulement la charge du bien-être matériel de la nation, mais qu’ils se
doivent aussi à son bien-être moral. Les nouveaux maîtres de la France sont des
pasteurs d’âmes : par la charge qu’ils ont reçues, le mandat de se consacrer au
bonheur public, et par leur héritage, puisque, succédant au roi, ils tiennent à
sa place ce rôle de Providence des peuples où celui-ci avait défailli. La
Révellière est très pénétré de la gravité de sa haute magistrature. À la fête du
1er vendémiaire, célébrée en grande pompe au Champ-de-Mars, il veut donner
un modèle à suivre pour les harangues officielles et, au lieu du discours habituel,
54
il compose une Action de grâces à l’Éternel, dont tous les paragraphes se
terminent par un même refrain : « Grâces te soient rendues, Souverain arbitre de
l’Univers, grâces te soient rendues, la France est République ! »
Cette
pompe, Chemin en avait
déjà eu l’idée pour la « messe
théophilanthrope85 ». Il invente en effet, pour revêtir son abstraite doctrine, une
liturgie publique et un culte privé. Sur une robe blanche, serrée par une ceinture
bleu aurore, les officiants endossent une tunique bleu ciel. Le service débute par
une invocation au Père de la Nature, suivi d’un examen de conscience : l’officiant
pose les questions auxquelles les fidèles répondent intérieurement. Cette partie
pénitentielle se conclut par une invocation au « Père des humains, conservateur
de la morale ». La deuxième partie comprend des lectures morales, entremêlées de
chants. Les textes sont tirés des dits de Socrate, de Jésus et de Zoroastre ; on a
aussi des textes du Coran, de l’Évangile, de Fénelon, de Sénèque. . . Le tout
pendant une heure et demie, qui s’achève par une invocation à la Patrie et une
exhortation finale, invitation à vivre selon sa conscience, à faire la charité, à
ramener au bien et à conduire à la théophilanthropie les âmes égarées (en
particulier les athées). Le service s’achève sur ces paroles : « Allez en paix, ne vous
divisez pas pour des opinions et aimez-vous les uns et les autres ».
Le culte privé ou domestique se pratique au lever et au coucher du
théophilanthrope. Voici ce que dit Chemin-Depontès :
À son réveil, il élève son âme vers la divinité et lui adresse au
moins par la pensée une courte invocation : « Père de la nature, je
bénis tes bienfaits, je te remercie de tes dons. J’admire le bel
ordre des choses que tu as établi par ta sagesse et que tu
maintiens par ta providence et je me soumets à cet ordre universel.
Je ne te demande pas le pouvoir de bien faire ; tu me l’as donné ce
pouvoir et, avec lui, la conscience pour aimer le bien, la raison pour
le connaître, la liberté pour le choisir. Je n’aurai donc pas
d’excuses si je faisais le mal. Je prends devant toi la résolution de
n’user de ma liberté que pour faire le bien, quelques attraits que le
mal paraisse me présenter. Je ne t’adresserai point d’indiscrètes
prières : tu connais les créatures sorties de tes mains, leurs besoins
n’échappent pas plus à tes regards que leurs plus secrètes pensées.
Je te prie seulement de redresser les erreurs des autres et les
miennes ; car presque tous les maux qui affligent les hommes
proviennent de leurs erreurs. Plein de confiance en ta justice, en ta
bonté, je me résigne à tout ce qui arrive ; mon seul désir est que ta
volonté soit faite. »
À la fin de la journée, le théophilanthrope fait un examen de conscience :
« de quel défaut t’es-tu corrigé, quel penchant vicieux as-tu combattu ? En quoi
vaux-tu mieux ? »
On a à peine besoin de faire remarquer les éléments constitutifs du déisme, en
opposition radicale avec le christianisme : il n’y a pas d’alliance entre l’Être
suprême et les hommes. Seulement une Providence toute stoïcienne est la trace
de cet Être suprême dans les vies humaines. Les demandes à ce Dieu sont par
conséquent « indiscrètes » car elles sont inutiles et ne témoignent donc pas du
respect religieux que la divinité doit nécessairement inspirer. De même, on peut
remarquer les éléments qui semblent issus du christianisme ou qui ont été
transmis par lui comme les lectures morales et la pratique de l’examen de
conscience. Tout cela aboutit à faire une sorte de singerie de messe, d’autant que
le culte public se déroulait dans des églises. Cela leur vaut les attaques des
chrétiens, en particulier de Grégoire, qui s’attaque aux théophilanthropes, dans
85
L’expression est de Chemin lui-même. On peut consulter son nouveau Recueil de
cantiques, hymnes et odes pour les fêtes religieuses et morales des théophilanthropes, ou
adorateurs de Dieu et amis des hommes, précédé des invocations et formules qu’ils
récitent dans lesdites fêtes qui constitue le rituel théophilanthrope à proprement parler.
55
l’organe de l’Église constitutionnelle, les Annales de la religion. Le culte des
théophilanthropes, les « filous en troupe » sombre rapidement dans le ridicule et
dans l’oubli sous le Consulat.
4
Le renouveau du culte décadaire
La théophilanthropie avait un caractère officieux. Il en va autrement du
culte décadaire, qui devient le culte officiel, imposé par le pouvoir. On commence
par ordonner le repos du décadi, en frappant d’amende quiconque travaille ou
laisse boutique ouverte ; faire la lessive devient un délit pour les ménagères, on
oblige les instituteurs à donner congé chaque décadi et chaque quintidi, on
défend de fermer les magasins le dimanche. Ces mesures ne passent pas bien
auprès des populations et amènent les prêtres constitutionnels à prêcher
l’insubordination pour motifs religieux. Le Directoire veut que ce jour du décadi
soit marqué par des cérémonies religieuses qui remplacent et fassent oublier le
catholicisme. On tente de restaurer le culte décadaire tel qu’il était sous la
Terreur. C’est François de Neufchâteau qui s’attelle à cette tâche ingrate. Le culte
manque de charme et d’intérêt : les autorités municipales revêtissent leurs tenues
officielles pour lire les lois, notifier les décès, les naissances, les adoptions. On
s’ennuie profondément. Les chants patriotiques apportent un peu de vie, avec les
mariages qu’on célèbre à cette occasion. Mais dans les campagnes les chœurs
manquent de volume et il y a peu de mariages dans l’année.
François de Neufchâteau imagine de publier un Bulletin décadaire, dont la
lecture agrémenterait celle des lois, contenant des articles instructifs sur
l’agriculture, les arts mécaniques, des articles édifiants relatant des actes de
patriotisme et de vertu. Il imagine aussi tout un corpus de fêtes. Le succès reste
maigre.
Le culte décadaire est réglé à Paris par un arrêté du deuxième sansculottide an VI. Douze églises, en plus de la cathédrale Notre-Dame, étaient
mises à la disposition des douze administrations municipales et recevaient une
nouvelle consécration le 22 vendémiaire an VII. Saint Philippe du Roule prend le
nom de temple de la Concorde à cause de la proximité de la place du même nom.
Saint Roch est consacré au Génie, parce que ce temple renferme les cendres de
Corneille et de Deshoulières (« la plus grande poétesse française »). Saint
Eustache devient temple de l’Agriculture à cause de sa proximité avec la halle aux
grains. Saint Germain l’Auxerrois est consacré à la Reconnaissance, parce que ce
temple est proche du musée du Louvre, qui renferme les trésors artistiques qui ont
tiré le peuple de la barbarie et qui doivent ainsi être reconnaissants. Saint Laurent
est consacré à la Vieillesse, à cause de l’hospice qui se trouve en face. Saint Nicolas
des Champs devient temple de l’Hymen, puisque le quartier avait donné
beaucoup de soldats à la République. Saint Merry est consacré au Commerce,
Sainte Marguerite à la Liberté et à l’Égalité, Saint Gervais à la Jeunesse, parce
que sa façade avait été faite à la Renaissance et que la Renaissance a été un
temps de rajeunissement ; Notre-Dame à l’Être suprême, « parce qu’on a pensé
que, pour imposer le silence aux ennemis de la chose publique qui affectent
d’accuser d’athéisme et d’irréligion les autorités constituées, on devait consacrer
l’édifice le plus vaste, le plus majestueux et le plus central du canton de Paris à
l’Être suprême » ; Saint Thomas d’Aquin, qui devient temple de la Paix, à cause
de sa proximité de Saint-Sulpice, consacré en temple de le Victoire : que serait
la victoire sans la paix ? Saint Médard est consacré au travail et, vous
l’attendez tous, Saint Étienne du Mont devient le temple de la piété filiale à cause
de sa proximité du Panthéon. Á huit heures et demie, le culte catholique –
constitutionnel – devait être achevé dans ces temples et tous les signes de
religion devaient être voilés.
Les autorités font tout pour assurer un public à ces réunions décadaires : le
repos décadaire est obligatoire et l’administration centrale enjoint à tous les
agents de ses bureaux de s’y rendre et d’y amener leur famille. Comme il y a
vraiment peu de monde les jours où il n’y a pas de mariage, certains proposent
56
de remplacer la lecture du Bulletin par des expériences de physique qui
produiraient meilleur effet. Neufchâteau est mis au courant ; il demande un
rapport. On lui dit que c’est le désordre. Il reconnaît alors qu’on avait organisé
ce culte sans plan, sans savoir comment on ferait, comment on se placerait ni
ce qu’on dirait. Il pense alors faire nommer des chorèges qui organisent les
cérémonies à leurs frais. Il pense aussi à faire aménager des gradins dans les
églises pour les transformer en amphithéâtres. Le principal obstacle à vaincre
reste l’indifférence de l’opinion. Le rédacteur du rapport déclare donc qu’au
lieu de faire une « instruction politique et morale » montrant à la population «
que tous les maux ont leur racine dans l’ancien ordre des choses et sont dus aux
ennemis de la Révolution, tandis que les biens viennent d’elle seule », il
faudrait donner plus de pompe aux cérémonies. Pour ce rédacteur, le temple
républicain ne peut être disposé comme le temple de la superstition. À la place
des tableaux catholiques « qui ne présentaient que des scènes atroces ou ridicules
», on doit accrocher aux murs des guirlandes de feuillage et des inscriptions
touchantes. On y joindra les bustes des anciens philosophes et des citoyens qui
auront honoré la commune dans laquelle est situé le temple. Il propose aussi
qu’on donne aux autorités un costume imposant, qu’on les fasse précéder de
licteurs armés de baguettes blanches. Les lectures morales doivent être confiées à
des vieillards chenus.
Au milieu du mois de nivôse an VII (janvier 1799), un arrêté impose
l’agencement de la célébration du décadi. Dans chacun des temples décadaires
sera élevée une estrade au chevet de l’édifice, avec des fauteuils pour les
autorités. Puis un amphithéâtre doit être construit dans la nef. Dans les bascôtés se tiendront les orchestres et les chœurs. Au fond du temple, la Déclaration
des droits et des devoirs sera suspendue à un faisceau colossal. Un autel
triangulaire sera élevé à la Loi, dont les faces seront couvertes de peintures
allégoriques. Les officiers municipaux se retrouveront chaque décadi à dix
heures au vestiaire du temple pour revêtir leurs habits de cérémonie. A onze
heures, il feront leur entrée au son des orgues. La célébration commencera par la
lecture des lois, faite par un lecteur spécial, de préférence un vieillard. Après la
lecture, les élèves des écoles sont interrogés par le président de l’assemblée sur les
articles de la Constitution et sur les lois nouvelles. L’interrogatoire est suivi
d’un hymne. Puis on passe à la lecture du Bulletin décadaire qui se termine
par un morceau de musique. Enfin, on procède à la lecture des actes d’état
civil (naissances et décès) et à la célébration des mariages, en passant par la
lecture des noms des soldats morts au cours de la dernière décade, avec le nom de
leurs parents. Avant les mariages, les orgues « préluderont à la cérémonie, nous
dit l’arrêté, par des accords doux et harmonieux ». Après les mariages, la séance
est levée aux sons d’une symphonie « d’un mouvement vif et rapide et propre à
inspirer aux citoyens des sentiments généreux et fraternels ». Chaque municipalité
doit rédiger un procès-verbal de chaque fête. Cet arrêté est très mal appliqué. Le
seul amphithéâtre érigé à Paris est celui de Saint Sulpice, temple de la
Victoire, fréquenté par les plus hautes autorités de la République. Les fêtes
décadaires sont célébrées avec soin à Notre Dame. La cérémonie commençait à
dix heures précises et durait trois grandes heures. La célébration du décadi
meurt d’elle-même aux premières heures du Consulat. Les hommes du
Directoire, en 1799, sont en effet loin d’avoir l’âme religieuse d’un Robespierre
ou d’un La Révellière.
Conclusion
Après la chute de la monarchie, la politique de la Convention et les mouvements de
déchristianisation connaissent une forte augmentation. La déchristianisation, au
départ populaire devient officielle. Le régime de la première Terreur, celui de la
Commune de Paris rend presque obligatoire le culte de la Raison, remplacé peu
après par celui de l’Être suprême, pendant la Grande Terreur. Le Directoire, quant
57
à lui, appuie les sectateurs de la théophilanthropie et tente de relancer la
célébration du décadi, avec peu de succès. Tous ces cultes, nés de la Révolution
ont voulu singer le christianisme dans son aspect de religion sociale, religion de
l’État. Au moment de l’arrivée de Bonaparte, la religion révolutionnaire est à
bout de souffle : les guerres ont épuisé le pays, l’exaltation mystique du début
de la Révolution n’est plus de mise. La foi révolutionnaire meurt donc comme elle
est née. Elle ne laisse presque aucune trace derrière elle : privée du soutien du
pouvoir sous le consulat comme sous l’Empire, elle n’a pu survivre.
P.C.
58
La négation de Dieu dans le
Néodarwinisme : exemple de Richard
Dawkins. Par Henri de Parseval
Introduction
L'année passée, les cent cinquante ans de la première publication de l'Origine des
Espèces de Charles Darwin (1859) furent l'occasion d'un grand jubilé pour la
communauté scientifique. L'ampleur de sa médiatisation ne tient pas seulement à
l'intérêt que porte le grand public à l'histoire des sciences. Chacun sait que la théorie de
Charles Darwin (l'évolution des espèces biologiques au moyen de la sélection naturelle)
a eu de nombreuses répercussions, scientifiques, sociétales, religieuses. Certains y
voient le début de l'unification de la biologie (Darwin serait le "Newton" de cette
discipline) et la fin d'un certain vitalisme discréditant la biologie, d'autres déplorent
l'eugénisme, le darwinisme social et le matérialisme qui s'épanouirait grâce à cette
théorie et ébranlerait de surcroît les bases de la morale.
Sur le plan religieux, particulièrement en ce qui concerne christianisme, les
réactions sont mitigées. Pour un chrétien, la possibilité de se replonger dans un passé a
quelque chose de stimulant – les écrits de Teihard de Chardin en témoignent. La remise
en question d'une lecture littérale de la Bible est par ailleurs un scandale pour les
mouvements créationnistes, et le matérialisme méthodologique revendiqué par les
évolutionnistes rencontre l'opposition de l'Intelligent Design (I.D.). Certes, ces
exemples ne sauraient être représentatifs de l'ensemble des positions tenues au sein des
différentes Églises, mais ils expliquent en partie le nombre important de
communications, colloques ou livres mettant en rapport science et religion autour de la
question de l'évolution. Beaucoup tendent à réconcilier science et religion, niant
l'existence d'un véritable conflit. D'autres au contraire appuient ce dernier, niant toute
possibilité de compromis. Ainsi les créationnistes rejettent la science telle qu'elle se fait.
De leur côté, certains philosophes et hommes de science ajoutent le nom de Darwin à la
liste des scientifiques victimes de l'obscurantisme de la religion, qui ne peut que
s'opposer à l'avancée des connaissances. Clémence Royer, traductrice de la troisième
édition de L'Origine des Espèces (1862) donne un avant-goût de cette dernière position:
"La doctrine de M. Darwin, c'est la révélation rationnelle du progrès, se posant
dans son antagonisme logique avec la révélation irrationnelle de la chute (...)
C'est un oui et un non bien catégorique entre lesquels il faut choisir, et
quiconque se déclare pour l'un est contre l'autre. Pour moi, mon choix est fait : je
crois au progrès."73
La référence actuelle d'une biologie de l'évolution en opposition radicale avec la
religion est Richard Dawkins, professeur à Oxford, célèbre pour ses nombreux ouvrages
sur l'évolution74. Nous aborderons son récent essai : God Delusion (traduit en Français
par Pour en finir avec Dieu) dont la thèse générale est clairement énoncée : “Dieu est
73
cité par François Euvé, Darwin et le Christianisme, vrai et faux débats, Buchet Chastel, 2009, p.71
le plus connu est sans doute le gène egoïste (1976)
74
59
une illusion”, qui plus est “une illusion pernicieuse”. Les quatre premiers chapitres de
son ouvrage, auxquels nous nous restreindrons, se veulent une démonstration de la
“probabilité extrêment faible de son existence”. La suite de l'essai déplore les
conséquence de celle-ci, évoquant les méfaits des religions à l’égard de l'humanité.
Clairement, le monde serait meilleur sans celles-ci, qui se maintiennent par le poids de
l'héritage et de l'endoctrinement. Richard Dawkins pense cependant convaincre quelque
croyants assez ouverts pour lire son livre qu'ils peuvent vivre sans avoir besoin de
l'hypothèse de Dieu. “Si ce livre répond à mes attentes, les lecteurs qui sont croyants
quand il l'ouvriront, seront athées quand il le refermeront”.
Loin d'entrer dans toutes les dimensions polémiques de cet ouvrage, il s'agira pour
nous de comprendre ce qui amène un “néodarwinien” à pouvoir prétendre nier de façon
forte l'existence de Dieu. En quoi la science peut-elle avoir une autorité sur cette
question ? Qu'on la considère ou non comme adéquate, la théorie darwinienne est-elle
intrinsèquement opposée aux messages des religions, en particulier du christianisme?
Nous commencerons par définir plus précisément ce que l'on peut entendre par
“néodarwinisme”, pour mieux situer le cadre de pensée de Richard Dawkins. Puis, nous
analyserons le regard qu'il porte sur les religions et la manière avec laquelle il en tire
une définition de “l'hypothèse de Dieu”. Enfin, nous verrons son raisonnement lui
permettant d'affirmer qu'”il est quasiment certain que Dieu n'existe pas”.
Qu'entend-on par “néodarwinisme” ?
La définition du “darwinisme” est assez simple : il s'agit de la doctrine des
partisans de Charles Darwin (1809-1882). Celui-ci est avant tout connu pour avoir
contribué de façon décisive à l'acceptation générale de la non-fixité des espèces, dans la
communauté scientifique. Son nom est tacitement associé à l'idée d'évolution. Pourtant,
il n'est pas le premier à avoir théorisé une transformation des espèces, en témoigne le
transmutationnisme de Lamarck (1744-1829). Même après Darwin, certains
évolutionnistes, en particulier des paléontologues, se réclamaient de Lamarck plutôt que
de Darwin. Le titre complet du livre de Darwin, L'origine des espèces au moyen de la
sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie
(1859), rappelle que le propre du travail de Charles Darwin est l'élaboration d'un modèle
d'évolution, la sélection naturelle.
Ce modèle part du constat d'une variation des caractères au sein des espèces, d'une
génération à l'autre. Une partie de cette variation est héritable et peut donc se
transmettre de génération en génération. Point important pour nous, la variation est
infime et non orientée. En revanche, les variants ont des aptitudes différentes à la survie
et à la reproduction, dans un environnement où il est difficile que tout le monde puisse
survivre ou se reproduire (la fameuse “lutte pour la vie”, struggle for life). La
conséquence est que d'une génération à une autre, la proportion d'individus portant des
caractères avantageux augmente. Cela est imperceptible à l'échelle humaine, mais
explique des changements plus importants à l'échelle des temps géologiques.
La différence du modèle de sélection naturelle avec une vision “Lamarckienne”
est que Darwin n'a pas besoin d'expliquer les orientations de l'évolution du vivant
(l'allongement du cou des ancêtres de la girafe par exemple) par une force interne au
vivant. Ce n'est pas l'ancêtre des girafes qui allonge son cou et transmet cette variation à
sa descendance, mais à l'échelle d'une génération, l'existence de tailles de cou plus ou
moins longues, avec une plus grande aptitude des individus à long cou pour se nourrir et
donc transmettre les caractères à la génération suivante. C'est l'environnement (ici, des
ressources plus disponibles en hauteur) qui donne l'illusion d'une “orientation”.
Si Darwin, par la qualité de son travail et la richesse des exemples pris, convainc
beaucoup que l'évolution est un fait très probable, son modèle est très discuté, et son
universalité est mise en doute. Un point crucial est le manque d'une théorie solide de
l'hérédité. Il faut attendre le développement de la génétique, et sa synthèse avec
l'évolution dans la génétique des populations pour que la sélection naturelle ait à
nouveau un appui théorique et expérimental solide. Une synthèse “néodarwinienne”75 a
75
Le terme “neodarwinisme” a été en réalité introduit des les années 1880 quand Auguste Weismann
60
lieu au milieu du XXème siècle, rassemblant autour de l'idée d'évolution les résultats de
différents domaines de la biologie. Cette synthèse se veut enfin être la théorie
unificatrice de la biologie. “Nothing in biology makes sense, except in the light of
Evolution”, phrase de Dobzansky76, devient le credo du “néodarwinisme”.
Le néodarwinisme ne saurait être vu comme un bloc monolitique, figé et
autosuffisant. Outre le caractère synthétique faisant appel à des compétences différentes,
diverses positions théoriques se confrontent. Stephen Jay Gould, par exemple, soutient
qu'il est possible d'avoir une évolution par saut entre des phases d'équilibre (théorie des
équilibres ponctués), tandis que Dawkins serait de ceux qui s'en tiennent à un strict
gradualisme. D'autres débats portent sur le niveau d'action de la sélection. Se fait-elle
sur des populations entières comme la théorise l'idée de “sélection de groupe”, sur des
individus, ou au niveau des gènes, comme le défend Dawkins? La théorie du “gène
égoïste”, dont il est un grand vulgarisateur, décrit l'évolution comme une lutte entre
gènes. Les organismes sont comme des “machines inventées par les propres gènes pour
leur propre reproduction”. Tout ce qui semble altruiste dans la Nature (du sacrifice d'une
femelle oiseau pour sauver sa progéniture à la coopération fine des gènes dans la
construction d'un organisme) n'est que le produit de l'égoïsme des gènes. Malgré son
caractère provocateur, cette théorie au grand pouvoir heuristique et explicatif est loin
d'être ignorée et ne manque pas d'appuis empiriques.
On peut s'interroger sur la place du nom de Darwin dans une théorie qui s'est
considérablement enrichie depuis 1859. Est-ce un hommage désuet, un abus de
langage? On peut aussi bien voir le nom de Darwin comme un étendart face à des
résurgences de vitalisme, tel celui de l'I.D.. Darwin a montré qu'on pouvait se passer de
toute référence à la transcendance ou de l'idée d'une “force” qui serait propre au vivant.
En outre, même si la sélection naturelle n'est qu'un élément de la nouvelle théorie, elle
garde une puissance dans les débats, notamment parce qu'elle permet de résoudre
l'énigme propre au vivant : l'apparence de finalité, ou “téléonomie”77. Un exemple
classique est l'usage de la notion de fonction en biologie (la fonction du coeur est de
faire circuler le sang). Est-elle justifiée? On expliquerait en effet une cause par son effet.
Se placer dans le cadre de la théorie de l'évolution rend cet usage légitime, en
définissant la fonction d'un organe par “ce pour quoi il a été sélectionné”.
Cette première partie nous a permis de mieux cerner le cadre de pensée de
Richard Dawkins, sur le plan scientifique. Analysons à présent le regard qu'il porte sur
les religions.
"L'Hypothèse de Dieu"
Sur ce point, ce qui a été dit en introduction ne doit pas nous faire attendre de
Dawkins une écoute profonde et attentive des religions. Une de ses thèses est que cellesci bénéficient d'un respect indu. La théologie est une dicipline figée et obscure, au point
qu'il fait sienne ces phrases de Thomas Jefferson : “Le ridicule est la seule arme efficace
contre les propositions inintelligibles. Les idées doivent être distinctes avant que la
raison puisse agir sur elles, et nul homme n'a jamais eu d'idée distincte de la Trinité”. Il
s'attaque à toute idée de vérité révélée, de surnaturel, incompatibles par définition avec
toute démarche scientifique.
À ceux qui lui objecteraient l'existence de scientifiques croyants, il répond,
sondage à l'appui, que ceux-ci sont une grande minorité, et que les meilleurs
scientifiques sont les plus athées. Il tient à éviter la “récupération” de “non-croyants
profondément religieux”, tels Einstein ou Hawkins. Il fait entrer ceux-ci dans la
catégorie des panthéistes, qui utilisent le nom de Dieu de façon métaphorique pour
désigner la Nature ou l'Univers. Ce n'est donc pour lui qu'un “athéisme enjolivé”. Il
critique les positions théistes et déistes, postulant l'existence d'une “intelligence
surnaturelle” créatrice de l'univers qui dans un cas est attentive aux affaires humaines et
dans l'autre y est indifférente.
76
77
(1834-1914) a chassé du darwinisme l'idée d'hérédité des caractères acquis.
Un des grands noms de la synthèse moderne, avec Mayr et Thompson
Terme donné par Jacques Monod dans Le Hasard et la nécessité (1970)
61
Dieu est pour lui une hypothèse scientifique, à laquelle il donne la formulation
suivante :
“ Il existe une intelligence surnaturelle, surhumaine qui a délibérément conçu et
créé l'univers et tout ce qu'il contient, nous, entre autres.”
L'ambivalence des mots utilisés (“surnaturel”, “surhumain”, “créer”) ne semble pas
poser de problème. On peut se demander si son hypothèse correspond bien au Dieu des
croyants. Un des critiques de Dawkins avait écrit “Le Dieu auquel Dawkins ne croit pas
est un Dieu auquel je ne crois pas non plus. Je ne crois pas à un vieillard dans le ciel
avec sa grande barbe blanche”. Dawkins s'offusque de la diversion que provoque le
ridicule de cette formulation. Cette critique reste à mon avis pertinente dans un certain
sens tant que Dawkins s'en tient à des formulations grossières, en ignorant purement et
simpement le vocabulaire de la théologie.
La réfutation de l'idée de Dieu fait-elle partie du champ de réflexion de la science?
Dawkins s'attaque au principe NOMA (non-Overlapping magisteria) de Stephen Jay
Gould. Il le cite.
“Le réseau, ou magistère, de la science couvre le domaine empirique : ce dont
est fait l'univers (contenu factuel) et pourquoi il fonctionne de cette manière
(contenu théorique). Le magistère des religion couvre les questions sur le sens
ultime et les valeurs morales. Ces deux magistères ne se chevauchent pas, pas
plus qu'ils ne couvrent toutes les questions (voyez, par exemple, le magistère de
l'art et le sens de la beauté). Pour citer les vieux clichés, à la science revient l'âge
des roches et à la religion le roc des âges; la science étudie comment
fonctionnent les cieux, et la religion comment aller au ciel”.
C'est pour Richard Dawkins un signe de faiblesse face à un adversaire “indigne, mais
puissant”. S'il reconnaît que la science n'est pas la meilleure conseillère en terme de
morale, il remet en question la capacité de la religion à déterminer le bien et le mal,
citations du Deutéronome à l'appui. Il souligne de plus que ce principe n'est pas à
l'avantage de la religion, qui n'hésite pas à la violer quand il s'agit de parler de miracle.
Une religion respectant strictement ce principe n'aurait plus grand-chose à dire, et son
Dieu n'en resterait pas moins une hypothèse scientifique.
La scientificité d'une hypothèse suppose qu'elle soit testable, ou du moins que l'on
puisse évaluer la probabilité de sa vraisemblance. Le mot “agnostique” a été créé par
Thomas A. Huxley (1825-1895), grand ami et défenseur de Charles Darwin (surnommé
son “bouledogue”). Son idée est que la question de l'existence de Dieu fait partie de
celles sur lesquelles il vaut mieux éviter de se prononcer, si l'on veut être rigoureux. La
démarche scientifique n'a pas besoin de la réponse à cette question. Dawkins s'attaque à
la “faiblesse” de cette position. L'Univers n'est pour lui pas le même selon le fait que
Dieu existe ou pas. Il distingue deux types d'agnosticisme. L'agnosticisme provisoire en
pratique (APP) concerne les questions non encore résolues scientifiquement, mais dont
on peut espérer connaître un jour la réponse, comme la cause de l'extinction du Permien.
L'agnosticisme définitif de principe (ADP) convient aux questions auxquelles on ne
pourra jamais apporter de réponses : savoir par exemple “si le rouge que vous voyez est
le même que celui que je vois”. Sa thèse est que l'hypothèse de Dieu appartient à l'APP
et non à l'ADP. On pourra un jour se prononcer définitivement sur l'existence de Dieu. Il
reprend pour se justifier la métaphore de la théière céleste de Bertrand Russel78 : il est
impossible de réfuter qu'une théière en porcelaine, indétectable par les plus puissants
télescopes, est en orbite autour du Soleil entre la Terre et Mars. Pourtant, on a le droit
d'affirmer que cette proposition est absurde, autant que le fait de se dire “agnostique de
la théière” (ce qu'il appelle “l'a-théiérisme”). “Si cependant” écrit Russel, “l'existence de
cette théière était attestée dans des livres anciens, enseignée comme la vérité sacrée tous
les dimanches, et instillée à l'école dans l'esprit des enfants, toute hésitation à croire à
son existence deviendrait une marque d'excentricité”. C'est le poids de l'histoire qui
nous fait prendre pour vraisemblable une hypothèse en réalité excentrique.
“Pourquoi il est quasiment certain que Dieu n'existe
78
Cette métaphore est développée dans Is there a God? (1952)
62
pas”
Un chapitre entier est consacré aux “preuves” classiques de l'existence de Dieu :
celles de Saint Thomas d'Aquin, de Saint Anselme de Cantorbéry, etc. Je ne m'y
attarderai pas. Richard Dawkins n'y voit rien de convainquant ni même d'enrichissant.
Cela appuie tout au plus la vision obscurantiste qu'il se fait de la théologie.
L'argument du dessein, ou de l'improbabilité, retient son attention. Tout bon
évolutionniste connaît l'exemple classique de William Paley (1743-1805), dont le livre
Natural Theology (1803) a marqué Darwin dans sa jeunesse. Willian Paley dans la
démarche naturaliste un chemin menant à la connaissance de Dieu, indépendamment de
la révélation dans les Écritures. Si l'on trouve une montre, on ne doute pas qu'elle a eu
un concepteur. Elle n'a pu apparaître par hasard. Le parallèle avec le monde vivant, luimême complexe et empreint de finalité, est clair. Cet argument est encore repris
aujourd'hui, sous la forme de “L’ultime boeing 747” : la probabilité que notre univers
soit tel quel est celle de la formation d'un boeing 747 par un ouragan balayant une
décharge.
Richard Dawkins comprend la tentation d'attribuer cette apparence de dessein à un
dessein réel, mais c'est pour lui une fausse tentation. Reprenant les idées du philosophe
Daniel Dennett, il l'attribue à l'idée de la nécessité de création “de la source à la goutte”
: ce qui est complexe ne peut être créé que par quelque chose de plus complexe ;
“jamais on ne verra une lance fabriquer un armurier”. La complexité du vivant et de
l'esprit humain nous force donc à imaginer quelque chose d'encore plus complexe que
nous-mêmes : Dieu. C'est ce que Denett appelle le “crochet céleste” (“skyhook”). Cela
ne peut qu'amorcer une régression, selon Dawkins. Qu'est-ce qui est à l'origine de la
complexité du créateur ? Celle-ci est particulièrement importante chez le Dieu des
chrétiens, par toutes les propriétés qu'on lui donne : l'écoute aux prières de chacun,
l'omniscience, etc. Le théisme répond donc à une question légitime, mais c'est une
mauvaise réponse, qui ne fait que soulever les mêmes questions.
Ici intervient la théorie de l'évolution. La sélection naturelle, nous l'avons vu,
expliquait la téléonomie, sans avoir à sortir d'un réductionnisme méthodologique. Elle a
donc un grand pouvoir pour “éveille(r) notre conscience”. Elle ne se limite donc pas à
“nous expliquer toute la vie”, mais elle permet de comprendre que “la complexité
organisée peut sortir de débuts très simples sans être dirigée volontairement”. La
sélection est donc une “grue”, bien plus plausible que le “crochet céleste”. Dawkins va
jusqu'à écrire que “tout intelligence créatrice, suffisamment complexe pour concevoir
quoi que ce soit, ne vient à exister qu'au terme d'un grand processus d'évolution
graduelle”. Dieu est donc lui-même extrêmement improbable, il est l'ultime boeing 747.
La grande place donnée au hasard est gênante pour nombre de personnnes. “Cela
n'a pu apparaître par hasard”, est une phrase récurrente dans l'argumentaire créationniste
et dans celui de l'I.D.. La réponse de Dawkins est qu'il ne faut pas confondre hasard et
chaos. Non seulement la théorie synthétique de l'évolution n'est pas une théorie du
chaos, mais elle en est une meilleure alternative que l'argument du Design, qui
n'explique rien. On peut ici évoquer le hasard au sens de Cournot : “rencontre de deux
chaînes de causalité indépendantes”. C'est tout-à-fait ce que l'on retrouve dans la
sélection naturelle, quand les lois de l'hérédité rencontrent les contraintes de
l'environnement. De plus, selon Dawkins, le gradualisme de la théorie de l'évolution
permet de décomposer le problème de l'improbabilité en beaucoup de petits éléments.
C'est pourquoi un “saint Graal” des créationnistes a été la recherche d'un organe que l'on
ne pourrait former par petite variation. Un demi-oeil, ou une demi-aile ne sert à rien.
Cette quête n'a pas encore porté de fruits convaincants à l'heure actuelle.
Dawkins ne peut que s'émerveiller de cette ingénieuse “grue de Darwin”, qui
permet de résoudre de façon plus parcimonieuse que le théisme la question de la
contingence, de l'improbable. Cela donne un avantage à la biologie par rapport à la
physique. Alors que certains physiciens déclarent que la biologie attend son Einstein,
Dawkin semble dire que la physique attend son Darwin, celui qui théorisera une grue,
qui évitera les fausses questions qui semblent se poser autour du “principe
anthropique”79.
79
Venant d'apprendre que la contribution “physicienne” à ce Sénevé ne l'aborde pas, j'en donne l'idée
63
Le style de Richard Dawkins rend difficile à suivre la trame de son raisonnement.
God Delusion est de fait un ouvrage polémique, et n'a pas la rigueur et la clarté d'un
essai de philosophie de la biologie. Richard Dawkins a le même défaut que l'auteur de
cet article : il n'est qu'un scientifique s'intéressant à des questions de philosophie des
sciences. Nous espérons n'avoir pas trop déformé sa pensée dans notre analyse.
L'héritage néo-darwinien de Dawkins est-il décisif dans sa négation de l'idée de
Dieu ? Si la sélection naturelle joue un rôle clé dans son argumentation, les prémisses de
son raisonnement ne découlent pas a priori de son adhésion à l'actuelle théorie
unificatrice du vivant. Celle-ci suppose bien sûr un réductionnisme méthodologique, qui
est une position majoritaire, si ce n'est unanime parmi les biologistes et philosophes de
la biologie. Ce qui caractérise Dawkins et qui est à la base de son raisonnement est un
réductionnisme ontologique, qu'il ne discute pas, comme si cette question philosophique
était close.
Cela l'autorisa à ignorer, en la considérant comme vaine, la richesse de
nombreuses traditions théologiques. Si l'on peut considérer comme légitime la tentative
de formuler une “hypothèse de Dieu”, en vue de la nier par un raisonnement
scientifiquement rigoureux, on est en droit d'attendre une adéquation de l'hypothèse à
son objet. Si Dawkins, par son argumentation, ébranle une tradition théologique, c'est
celle de la théologie naturelle et des mouvements théologiques associés : un Dieu
accessible par la contemplation de sa création, indépendamment de la révélation (cette
dernière est de toute façon niée d'emblée par la position métaphysique de Dawkins).
Effectivement, la théorie de l'évolution, aussi théorique qu'elle soit, a de quoi
questionner les théologiens. Elle met le doigt sur des points perturbants de la création,
pour qui, à la suite de Paley, ne voudrait y voir qu'harmonie. La stabilité de celle-ci est
illusoire. Les espèces sont éphémères, et leur évolution n'est pas nécessairement un
“progrès”. Le créateur que l'on peut lire au travers de ce que nous dit la science est un
“horloger aveugle”80. Les organismes ne sont pas si parfaits que cela, et leurs
imperfections sont les vestiges de ce chemin hasardeux. Quant au gradualisme, il
interroge la notion de “saut ontologique” que l'on souhaiterait placer entre l'homme et
l'animal. On pourrait être tenté de poser alors des hypothèses scientifiques telle
l'existence d'un couple originel pour l'humanité, mais ce type de solution hâtive ne
valoriserait en rien la théologie aux yeux des scientifiques. Non seulement l'hypothèse
que nous venons de citer est infirmée par les travaux de génétique actuelle (un tel
“goulot d'étranglement” n'a pas été observé), mais l'attitude consistant à la poser est
discutable. Est-ce le rôle de la théologie de formuler des hypothèses que la science doit
tester?
Le NOMA critiqué par Dawkins est une position aussi discutable qu'une ingérence
de la théologie sur la science. On ne peut nier que la science parle à la théologie et
qu'inversement, la culture, en particulier la religion, conditionne la manière avec
laquelle la science est faite et pensée, sans nécessairement remettre en question le
matérialisme méthodologique, qui est la norme. Le jésuite François Euvé, dans son
récent Evolution et Christianisme, vrai et faux débats (2009) propose un “dialogue
critique” entre science et religion. Cette idée, qui n'est pas neuve, nécessite, pour être
appliquée, une lecture attentive de ce que disent l'un et l'autre et une grande prudence
dans les mots utilisés81.
générale, extraite de Wikipédia : “l'existence même de l'humanité (ou plus généralement, de la vie)
permet de déduire certaines choses sur les lois de la physique, à savoir que les lois de la physique sont
nécessairement telles qu'elles permettent à la vie d'apparaître”. Dawkins soutient que ce principe, loin
de soutenir le théisme, s'y oppose.
80
Titre d'un livre de Dawkins the Blind Watchmaker, 1986
81
Par exemple, quand le Cardinal Schönborn a écrit en 2005 dans le New York Times que “tout système
de pensée qui nie ou cherche à réfuter la preuve écrasante qu'il y a un "design" en biologie est de
l'idéologie, pas de la science", il s'est retrouvé associé directement à l'Intelligent Design, ce qui n'était
peut-être pas le fond de sa pensée, comme il l'a affirmé par la suite. On voit que le mot design s'il peut
désigner une réalité en biologie (il peut en un certain sens être synonyme de la “téléonomie”) est trop
ambigu et chargé de connotations pour être utilisé sans danger.
64
H.P.
65
Ce bleu n’est pas le nôtre82. Par Matthieu
Emmanuel Galvez
« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue »
Dante, l’Enfer.
Du vendredi saint de l’an 1300, jusqu’au jeudi de Pâques, la Divine Comédie de Dante
Alighieri, poète florentin, relate un périple qui le mena de l’enfer au paradis. Encerclé et
menacé par l’ambition et l’avarice, l’orgueil et la luxure, il ne lui restait qu’à s’en
remettre à son guide Virgile pour retrouver la voie droite, car il s’était perdu.
Cet essai est une lecture du monde qui nous environne, une tentative de formulation de
questions ou problématiques qui découlent des nouveaux rapports qu’entretiennent
l’homme et son milieu. Du reste, cette lecture n’est qu’une vision chrétienne du sujet,
parmi d’autres possibles, et ne prétend pas à l’exhaustivité.
Nous verrons que la situation de Pâques 2010 reste assez semblable à celle décrite par
Dante, de même que le choix qui s’offre à tous pour parvenir à la surmonter.
DU LOCAL AU GLOBAL
Échelle locale
Dès le paléolithique l’homme, a commencé à modeler et à maîtriser la matière
qui l’entourait (pierres taillées puis polies, maîtrise du feu) pour se procurer son
nécessaire. Puis, il y a près de
10 000 ans, au sortir de la dernière glaciation
d’ampleur globale (nommée glaciation de Würm), des hommes apprirent pour la
première fois à cultiver et à élever, donc à « domestiquer » des organismes vivants. La
révolution agricole néolithique, qui a conduit à la domestication du blé, du riz, ou du
maïs, s’est progressivement répandue sur tous les continents à partir de plusieurs foyers
d’origine83. Bien que les modalités de ces découvertes restent encore débattues, la
faculté d’observation et la créativité de ces Hommes du néolithique leur a permis de
composer leur milieu de la manière qui leur soit la plus profitable84.
Toutes les découvertes, du paléolithique jusqu’à la révolution agricole
néolithique en particulier, illustrent la capacité de l’Homme à s’approprier son milieu en
le dotant d’un projet, en le finalisant, soumettant des organismes vivants à une évolution
dirigée par lui.
Ce processus remonte aux premiers stades de la révolution agricole puisque de
récentes études ont montré que des blés proches de ceux que l’on connaît aujourd’hui
recouvraient déjà de larges espaces au Proche-Orient il y a plus de 10 000 ans. Le blé
est une espèce à 42 chromosomes alors que son ancêtre l’égilope n’en contient que 14.
82
René Char, Aromates chasseurs, poème Ce bleu n’est pas le nôtre.
Marcel Mazoyer & Laurence Roudard, Histoire des agricultures du monde
84
Selon l’anthropologue P. Descola (Par delà la nature et la culture), certaines spécificités de la
révolution agricole ayant eu lieu dans le foyer proche-oriental pourrait expliquer la distinction radicale
entre nature et culture, entre sauvage et domestique, propre à l’occident.
83
66
Cette propriété génétique exceptionnelle est issue d’un long processus de sélection par
l’homme de variétés correspondant le plus à l’usage qu’il en attendait, notamment la
productivité par plant, la résistance aux maladies, etc.
En retour, le milieu qu’il compose exerce une influence sur l’homme, qui
adopte de nouvelles formes d’organisations sociales, de nouveaux régimes alimentaires,
découvre de nouveaux artifices techniques, occupe son temps à des activités en
perpétuel renouvellement : il se construit en construisant son milieu.
Un agent géologique
Dès le 1er millénaire après J.C., l’humanité devient un agent géologique : la
quantité de matériaux qu’elle déplace annuellement au cours de ses activités de
construction et agricolesest équivalente à la quantité de matériaux déplacés par
l’ensemble des fleuves et glaciers du monde85. Cette constatation86 n’est qu’une
manifestation du glissement progressif du local au global qui affecte l’humanité aussi
bien dans son action que dans sa perception du monde qui l’entoure.
Au cours de cette histoire, l’occident a progressivement accru sa maîtrise du
milieu, se rendant « comme maître et possesseur de la nature ». Pourtant, certains
aspects de cette maîtrise se sont produits au dépens d’autres groupes humains,
notamment lors des grandes vagues de colonisation européennes qui commencèrent au
XVIe siècle. C’est là une des caractéristiques majeures de ce passage du local au global
dont nous examinons quelques étapes87. Il me semble donc qu'en même temps que
l'action des hommes sur leur milieu passe du local au global la majorité risque de plus
en plus (du fait de l'avidité d'une minorité88) d'être privée du nécessaire89. C’est un point
capital, car je ne crois pas que l’on puisse problématiser correctement l’action de
l’homme sur son milieu (en particulier l’homme occidental) en omettant de parler des
sacrifices qui, hier comme aujourd’hui, ont rendu possible le système global tel qu’on
le connaît actuellement.
Pourtant, si l’homme a très rapidement vu l'effet de ses actions se mondialiser, il n’en a
pas immédiatement pris conscience.
Prise de conscience d’un tout
Le 21 décembre 1968, la mission Apollo 8 envoya les trois premiers
« navigateurs » de l’espace à une si grande distance de la Terre que cette planète,
insaisissable dans sa totalité à leur départ, leur apparût tout simplement comme un globe
85
86
87
88
89
Hooke, R. LeB. (2000). On the history of human as geomorphic agent, Geology, 28, 9, 843-846.
Wilkinson, B. H. (2005). Humans as geologic agents: A deep-time perspective, Geology, 33, 3, 161164.
Issue de travaux publiés dans la revue « Geology » en 2000 et 2005
Notons au passage que Descartes a eu bien soin de préciser que la connaissance de « tous ces corps
qui nous environnent » n’est pas «seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui
feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la Terre » mais principalement pour le « bien
général de tous les Hommes ». Par ailleurs, il affirme qu’un « homme vaut plus, lui seul, que tout le
reste de sa ville »et que chaque homme devrait se considérer comme faisant partie d’un tout afin
d’agir pour « le service d’autrui », quitte à « exposer sa vie ». Je ne crois donc pas que Descartes
mérite d’être considéré comme le « théoricien » de la maîtrise du monde à l’occidentale (notamment
celle qui a suivi la révolution industrielle du XVIIIe siècle). Je crois plutôt que Descartes est pour
ceux qui se réclament de lui une autorité pouvant servir à justifier un système pourtant
fondamentalement opposé aux valeurs qu'il a lui-même défendu - même s'il est vrai qu'il a grandement
participé à imposer l'idée de l'homme auto-suffisant. Voir René Decartes, Discours des méthodes, ch.
6, Lettres à Elisabeth, 1965.
Paul Bairoch, Le tiers monde dans l’impasse.
Joseph Stiglitz, Un autre monde & Paul Bairoch, Le tiers monde dans l’impasse
67
bleu90. La première photographie de notre planète (datée du 24-12-1968) fut diffusée
très largement [Fig. 1] et pour la première fois nombre d'hommes purent alors voir les
limites de la Terre.
Fig. 1. Photo de la Terre prise au cours de la mission Apollo 8
La prise de conscience d'une appartenance commune à une planète dont on
perçoit désormais les limites, dernière étape d'un long processus, a vu l’apparition d’une
nouvelle classe d’objets « dont l’une des dimensions est commensurable avec les
dimensions de la Terre »91. Grâce nouveaux réseaux de communication, les hommes ont
aujourd'hui la possibilité de communiquer instantanément avec des interlocuteurs situés
sur tous les points du globe. Selon le philosophe Michel Serres, cette « toile » d'un
étonnante unicité bouleverse notre rapport plurimillénaire à l’espace, puisqu’elle libère
(en partie) les hommes de leurs adresses postales pour les remplacer par des « adelles »
virtuelles (néologisme : adresse virtuelles). Si nous sommes sans lieu, nous sommes
donc partout...92.
Enfin, par son action et la puissance de ses techniques (armes nucléaires,
industries), certains hommes ont désormais accès à des technologies qui ont le pouvoir
de nuire à leur propre survie et à celui de la planète où ils vivent. Cette évolution a
donné un sens nouveau au concept d’humanité, en modifiant la perception de notre sort
collectif93.
Pourtant la situation de l'homme n'a pas fondamentalement changé puisque, si
l'homme du néolithique exploitait sa parcelle de Terre, celui de notre temps cultive et
exploite une Terre qu’il sait n’être qu’une parcelle d’univers. Dans les deux cas,
l’homme s’adapte. Entre l'homme de l'âge néolithique et nos contemporains, il n’existe
donc qu’une différence d’échelle.
Cependant une chose a changé: le rétrécissement de l'espace – dû à la fois aux
moyens de communication très performants (ex. téléphone et internet) et à la
multiplication des déplacements physiques ultra-rapides – aboutit aujourd'hui à
l'élévation de la température du globe. Si les modifications que l'homme fait subir à son
milieu ne sont pas nouvelles et ne me semblent pas condamnables en soi, leur effet peut
être négatif94.
L’ENTRETIEN DU FOYER
90
91
92
93
94
Ndlr: « Que l'homme paraît petit vu du haut de la Mère de Glace » (Perrichon).
Dans Hominescence, Michel Serres les appelle des « objets-monde ».
Michel Serres, Hominescence, ch : fin des réseaux : la maison universelle. Ndlr: En droit
français, on continue cependant à devoir justifier d'une domiciliation non-virtuelle. Michel Serres est
sans doute au-dessus de telles considérations.
Michel Serres, Hominescence, ch : Deuxième boucle d’hominescence
Michel Serres, Le contrat naturel
Il est néanmoins regrettable que cette destruction du patrimoine commun se fasse au profit d'une part
minoritaire de l'humanité, comme l'avait déjà fait remarquer Saint Matthieu. Voir La Bible, Matthieu
6 : 19-24
68
L’écologie littérale
Aujourd'hui, de part le monde, on se rend compte du fait qu'un modèle de
développement, comme le notre, peut mettre en péril le bien commun qu'est notre
planète. Il est donc nécessaire de faire un nouveau « pari »95.
Or une science qui nous permet de réfléchir aux nouveaux enjeux concernant
notre foyer commun: c’est l’écologie. Une écologie littérale, qui comprend des
disciplines aussi diverses que la géologie, la biologie, la sociologie, et l'anthropologie
doit selon moi avoir une fonction témoignage et faire entendre un message qui dérange
mais qui est pourtant essentiel, car « s’ils se taisent, les pierres crieront »96…
Toute science devrait être « évocatrice de mystères et non pas explicatrice »
déclare Pierre Termier dans son admirable A la gloire de la Terre ; ces mystères chantent
la gloire du créateur, mais ne sauraient s’y substituer.
On évoquera maintenant quelques modalités de l’écologie telle qu’elle est
actuellement pratiquée et comprise dans nos sociétés en réponse aux nouveaux enjeux
mondiaux, en incluant également des éléments concernant la réflexion éthique dans les
sciences.
Les solutions éthiques
Après l’utilisation de l’arme atomique par les alliés pendant la seconde guerre
mondiale, l'émergence d’une prise de conscience mondiale du danger que font peser les
technologies modernes sur l’espèce humaine a émergé (manifeste de Russel-Einstein).
Dans un chapitre qu’il appela « la ruine de l’esprit » Paul Valéry témoigne de ce qu’il
considère comme une flagrante et désastreuse manifestation de la fragilité des vies et
des civilisations:
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes
mortelles. […] Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la
ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur
existence même. […] Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est
assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même
fragilité qu’une vie. […] »97
Le désastre de l’utilisation de l’énergie atomique à des fins meurtrière apparaît comme
le point culminant du développement d’une certaine forme d’activité scientifique qui
s’est constituée en s’affranchissant de toute réflexion éthique, par souci d’autonomie
vis-à-vis des pouvoirs religieux et politiques98. La seconde guerre mondiale a mis fin à
l’illusion d’une activité scientifique « pure et innocente » 99.
Ce débat a été repris par le prix Nobel de chimie Richard Ernst100 et Bill Joy (exresponsable scientifique de Sun Microsystem). Ce dernier, dans l'article « The future
doesn’t need us » qu'il publia dans la revue Wire, a exprimé son inquiétude face aux
dérives que peuvent entrainer une utilisation strictement profitable et non régulée du
génie génétique, des nanotechnologies et de la robotique (qu'il nomme GNR par
référence aux technologies « NBC » (nucléaire, biologiques, chimique). Il se demande
avec inquiétude si les nouvelles technologies ne finiront pas par nous détruire.
Malheureusement, toute tentative pour bâtir une nouvelle éthique parait vouée à
l’échec. En effet, l’éthique est par définition locale (rattaché à un certain corpus moral),
95
96
97
98
99
100
Blaise Pascal, Pensées
La Bible, Luc 19 : 37-40
Paul Valéry, La ruine de l’esprit
Gérard Toulouse, Le mouvement éthique dans les sciences : pourquoi maintenant ? pourquoi si
tard ?
Gérard Toulouse, Le mouvement éthique dans les sciences : pourquoi maintenant ? pourquoi si
tard ?
Ernst, R. (2003). The responsibilities of scientists, a european view, Angew. Chem. Int. Ed., 42,
4434-4439.
69
et le problème de la gestion du bien public101 est aujourd'hui compliqué par sa
dimension mondiale. L'écrivain Abdourahman Waberi illustre bien le gouffre qui fait
suite à l’échec de la tentative de construction d’une éthique interculturelle en marge du
G7 de Tokyo :
« Les frontières sont des lignes tendues entre deux hypothèses du monde. »102
Pourtant, dès 1979, Hans Jonas avait publié Le principe responsabilité, qui vise à
doter la « civilisation technologique » d’une éthique permettant sa survie. Cet impératif
catégorique nouveau introduit l’idée de « permanence » comme étalon pour juger du
« bien-vivre » ensemble.
« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la
permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre »
Des écologies
Par extension, ce principe de permanence a été progressivement appliqué au
« non-humain », dotant les écologies politiques103 à venir, des « plus profondes
jusqu’aux superficielles »104, de leur soubassement théorique fondamental.
L’écologie dite profonde (en référence à la « profondeur » du changement
qu’elle désire provoquer dans les mœurs) reconnaît aux autres formes de vie le même
droit de préservation qu’à celle de l'homme. Aujourd'hui, les écologies politiques des
débats publics correspondent bien à la définition qu’en donne Bruno Latour dans le
premier chapitre Politiques de la nature105. Leur programme est en effet de faire entrer
le « souci de la nature dans la vie politique […] en adaptant enfin notre système de
production aux exigences de la nature [en] préserv[ant] enfin la nature contre les
dégradations humaines par une politique mesurée et durable. »
Ces programmes proposent une nouvelle forme d’éthique en appliquent un nouvel
impératif de permanence à la biosphère et/ou à l’homme. C'est une éthique d'un genre
nouveau car la notion de permanence sur laquelle elle repose reprend l'axe vertical
proposé par la religion (homme-Dieu) pour le projeter sur un axe temporel
« horizontal » (passé-présent-avenir)106.
Il semble donc que la tentative de définition d'une cohabitation réussie ait
échoué du fait que la multiplicité des intérêts particuliers ne peuvent être satisfaits par
des principes consensuels et universels. Il me semble pourtant que le principe de
« permanence » issus des travaux d'Hans Jonas, serait susceptible d'être fédérateur à
l’échelle planétaire… C’est pourquoi il faut savoir en percevoir les limites.
En outre, de nombreux courants politiques actuels accueillent le principe
de permanence comme une aubaine car il détourne l'attention des problèmes de fond.
Mais croire que nous parviendrons à faire entrer la « nature » dans notre monde
« culturel » grâce à une science, aussi efficace soit elle, c’est en attendre bien trop de ce
qui ne reste qu’une construction éphémère de l’esprit humain.
LE CHOIX
Que faire dès lors qu'un grand nombre de groupes humains se sentent embarqués
101
102
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105
106
Hardin, G. 1968. The tragedy of the commons, Science, 162, 3859, 1243-1248.
Abdourahman A. Waberi, Courrier International n° 978-979-980, 1er aout 2009, Les ruses du
francolin. ajoutons que dans cet essai, nous n’entendons pas les limites de groupes nécessairement
comme des frontières entre état. Ce n’est qu’un cas parmi d’autres.
Bruno Latour, Politique de la nature, ch Que faire de l’écologie politique.
Bruno Latour, Politique de la nature, ch Que faire de l’écologie politique.
Bruno Latour, Politique de la nature, ch Pourquoi l’écologie politique ne saurait conserver la
nature. J’émets donc des réserves sur la validité de sa définition de l’écologie dite « profonde ».
Cité dans Gérard Toulouse, la responsabilité des savants, Colloque « la fabrication de l’humain,
2001.
70
dans un même voyage sur une Terre qui est devenue l’habitat commun? Inventer une
« écologie littérale » , respecter cette Terre comme un habitat donné et non mérité, et
s’émerveiller d’y voir un peu de la gloire du créateur, en évitant d'introduire du
fétichisme dans cette recherche. Cette gloire jaillit d’autant plus que l’on est doté de la
capacité de décrire avec une grande précision l’univers, et d'y trouver des éléments de
réponse. Comme l’a dit Albert Einstein, « l’incompréhensible est que l’univers soit
compréhensible ». Ce mystère attire malheureusement moins de curieux que ne le fait la
poursuite effrénée de cette compréhension. La solution à ce mystère, qui n’enlève rien à
la « joie de connaître »107 ni aux surprises que procure l’activité scientifique, se trouve
pourtant à notre portée puisque l’homme a été conçu à l’image de son créateur, capable
d’émerveillement, de curiosité, de raisonnement et de compréhension.
Mais Dieu a aussi rendu l’Homme capable et libre d’aimer : il lui a fait le don,
unique dans toute la création, de pouvoir faire un choix. Nous pouvons choisir l’avidité
ou le don gratuit, la soif de dominer ou de servir.
Michel Serres signale à juste titre que la solution à nos interrogations ne peut
être que locale dans un premier temps. Mais l’on ne peut s’engager que sur un chemin
identifié, vers un but connu. Il y a 2 000 ans, Jésus a dit:« Je suis le chemin, la vérité et
la vie »108 et cette parole répond aux questionnements les plus profonds de tout être
humain.
De tout temps les hommes se sont interrogés devant le « silence éternel de ces
espaces infinis » 109, ils ont cherché à dépasser cet univers incapable d’assouvir leur soif
de sens. Pour Camus, la « confrontation entre l’appel humain, [son désir éperdu de
clarté], et le silence déraisonnable du monde »110 génère l’absurde de notre passage sur
cette Terre. Mais s’il doit y avoir une révolte, c’est bien celle de refuser le chemin de la
majorité, ce doit être une révolte contre la sagesse du monde ; et cette révolte doit passer
par le courage de croire que l’Amour est une personne.
Il est nécessaire de découvrir, comme l’a dit René Char, que « ce bleu n’est pas
le nôtre » et que nous ne sommes que des ambassadeurs d’une création dont nous
devons prendre soin, pour ce qu’elle représente et parce que nous ne sommes pas seuls.
Six cent quatre-vingt-neuf ans après l’achèvement de la Divine Comédie, notre société
est en quête, elle aussi, d’un sens car elle s’est perdue. Pourtant un don nous est aussi
proposé : Jésus a achevé de répondre à toutes les questions les plus fondamentales, en
laissant ouvertes les autres pour qu’elles soient des sujets de joie et d’émerveillement
durant notre périple sur cette Terre. Il nous reste à choisir.
M.E.G.
107
108
109
110
Pierre Termier, A la gloire de la Terre, ch Sur l’esplanade du Quebec
La Bible, Jean 14 : 6
Pascal, Pensées
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe
71
Où diable les physiciens ont-ils donc caché
Dieu ? Par Thibaud Naulet
« - Quelle belle chose que la science, Aliocha !
L’homme se transforme, je le comprends…
Pourtant, je regrette Dieu !
- C’est déjà bien, dit Aliocha.
- Que je regrette Dieu ? La chimie, frère, la
chimie ! Il n’y a rien à faire, votre Révérence,
écartez-vous un peu, c’est la chimie qui passe ! »
Fiodor Dostoïevski, Les frères Karamasov, livre IX,
chap. IV.
« L’humanité devrait accepter le fait que la science a éliminé les raisons de croire que
le cosmos a un sens et une finalité. La survivance de cette croyance en une finalité n’est
qu’une affaire de sentiment. »
Peter Atkins, professeur de chimie à l’Université d’Oxford
Réconcilier Dieu et la science, ou au contraire achever de consommer leur
prétendue rupture, semble être devenu une obsession contemporaine, à en juger par la
présence pour ainsi dire permanente de titres tonitruants sur la question dans les
magazines de vulgarisation scientifique, philosophique ou religieuse. La question de la
place de Dieu dans la science et autour d’elle n’est évidemment pas nouvelle. A cet
égard, l’histoire de la physique est particulièrement éloquente, tant les portraits de
grands savants de la physique moderne témoignent de la manière dont la question de
Dieu a traversé ses avancées. Parmi eux, beaucoup ne se reconnaissent plus dans la
formule d’Auguste Comte selon laquelle la physique s’occuperait des comment, et la
métaphysique des pourquoi. Les imbrications de l’une et de l’autre apparaissent
aujourd’hui notoirement plus complexes, parce que dans sa description plus précise des
mondes de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, la physique a fait renaître des
questions que l’on avait cru, pendant un temps, résolues : la nature même de la matière
et son origine, la réalité du temps et de l’espace… Est-ce une raison suffisante pour que
l’affirmation et la négation de Dieu reviennent en force, en marge ou au cœur des
travaux de physiciens de renom ? Essayons donc de comprendre pourquoi, au fil des
siècles, plusieurs physiciens ont donné à leurs travaux des connotations métaphysiques
et comment l’affirmation et la négation de Dieu sont aussi passées par la physique et les
physiciens.
La révolution de la physique moderne
72
Il est d’usage, en histoire, de faire naître la physique moderne au début du
XVIIème, avec les travaux de Galilée111. Cela s’explique par la rigueur méthodologique
dont le savant italien a fait preuve dans plusieurs disciplines de la physique, comme
l’optique, la thermodynamique et surtout la mécanique, c’est-à-dire la science générale
du mouvement, dont il est le père. On raconte que c’est à dix-neuf ans que Galilée fut
déconcentré dans sa prière à la cathédrale de Sienne par les oscillations des lustres. Tous
les lustres situés à une même hauteur, c’est-à-dire accrochés à la voûte par une chaîne
de longueur identique, oscillent à la même pulsation, alors qu’ils sont manifestement de
masses différentes, ce qui n’a rien d’intuitif. C’est beaucoup plus tard, en réalité, qu’il
énonce la loi d’isochronisme des petites oscillations du pendule, après avoir confirmé
cette observation par des expériences répétées et rigoureuses ; mais l’anecdote souligne
avec humour que la physique et la quête spirituelle se rejoignent là où on ne l’attend
pas.
Du reste, Galilée envisage son étude des sciences physiques dans un monde où
la religion apparaît comme la source de la connaissance. On sait combien il a souffert de
ce combat, un peu perdu d’avance, contre l’Inquisition mais on oublie souvent de
rappeler qu’il est demeuré un fervent chrétien y compris après son procès, et qu’on ne
peut pas tirer de l’ « affaire Galilée » la conclusion que, dès ses débuts, la physique
moderne se serait positionnée en opposition à Dieu. C’est à des hommes d’Eglise que
Galilée s’est opposé, et non pas à Dieu, au sens métaphysique ou chrétien. Galilée
rappelait avec une certaine humilité que « L’intention du Saint Esprit est de nous
enseigner comment on doit aller au ciel, et non comment va le ciel »112 et, en 1992,
Jean-Paul II a rendu hommage au savant, dissipant tous les doutes que l’on pouvait
avoir sur sa bonne foi chrétienne et scientifique.
Cependant, le retentissement toujours vif de ce procès dans l’histoire des
sciences porte à croire que la révolution scientifique qu’a engendrée Galilée consistait
en une nouvelle approche cosmologique. De tels bouleversements dans notre manière
de comprendre l’univers avaient eu lieu auparavant, depuis l’Antiquité, et nous en avons
connu d’autres depuis, sans qu’ils marquent à eux seuls un changement global de
paradigme. En réalité, la naissance de la physique moderne n’est pas venue de la prise
de conscience que la terre tournait autour du soleil, mais bien davantage de la manière
dont Galilée concevait la physique en elle-même. A une science fondée exclusivement
sur l’observation, Galilée a fait succéder une science dont les observations se basent sur
le postulat qu’elles ne peuvent être comprises que dans un modèle mathématique.
L’existence du modèle mathématique est présupposée, et les observations que l’on fait,
quoique premières dans la description, servent à affiner ce modèle :
« La philosophie [c’est-à-dire, ici, les sciences] est écrite dans ce très grand
livre qui se tient constamment ouvert sous nos yeux, l’univers, et qui ne peut se
comprendre que si l’on a préalablement appris à en comprendre la langue et à
en connaître les caractères employés pour l’écrire. Ce livre est écrit dans la
langue mathématique […] sans l’intermédiaire de laquelle il est impossible d’en
comprendre humainement un seul mot. »113
Le succès de la conception galiléenne de la physique
Cette conception de la physique s’est imposée pendant près de trois siècles.
Newton et Coulomb sont deux exemples éloquents de la méthode sous-jacente à ce
postulat galiléen de l’existence d’un langage mathématique expliquant chaque
111
112
113
Jean-Claude Boudenot, Histoire de la Physique et des Physiciens, Ellipses, 2001, pp. 15 sqq
Galileo Galileii, dans sa lettre à Christine de Lorraine
Galileo Galileii, Il saggiatore (l’Essayeur), 1623
73
phénomène physique. Le souci de ces deux physiciens, qui sont les premiers à avoir
formulé la loi exprimant deux interactions fondamentales de la matière – la gravitation
universelle et la force électrostatique –, était de découvrir un modèle mathématique qui
s’ajuste au mieux aux données expérimentales dont ils disposaient. Soulignons
d’ailleurs une anecdote : les historiens des sciences sont aujourd’hui certains que les
expériences décrites par Coulomb ne lui permettaient certainement pas d’obtenir des
résultats convaincants pour appuyer la loi qu’il a énoncée114. Ce fait est éloquent : la
certitude qu’un modèle mathématique existait lui permettait d’être certain d’un résultat
qu’il n’arrivait pas à mettre clairement en évidence expérimentalement. Jusqu’à la fin
du XIXe siècle, on peut dire que les physiciens ont tous procédé peu ou prou de la sorte,
peut-être à l’exception de Descartes qui cherchait davantage à décrire les phénomènes
physiques comme des mécanismes, des chaînes de causes et d’effets dont les
mathématiques pouvaient rendre compte a priori. Le mécanisme a pu devenir alors plus
important que les vérifications expérimentales qui pouvaient en être faites, et
l’impossibilité d’interpréter une loi physique par un mécanisme la mettait à ses yeux en
défaut : c’est ainsi que les héritiers de Descartes réfutaient la loi de gravitation de
Newton qui faisait intervenir des forces à distance : ils lui opposaient une conception
cosmologique basée sur des interactions matérielles entre les astres et des tourbillons de
matière115.
Le triomphe du scientisme à l’apogée de la physique
classique
La conception galiléenne du monde, au cours des siècles qui ont suivi, est allée
de succès en succès. Tous les phénomènes observés par les savants se résumaient à des
lois simplement exprimables par les mathématiques. Ajoutons à cela qu’au cours du
XVIIIe et du XIXe siècles, de nombreux nouveaux outils mathématiques ont eu presque
immédiatement des applications aux lois physiques. Les phénomènes observables
étaient bel et bien écrits en langage mathématique ! Cette confirmation de l’intuition
galiléenne a peu a peu glissé, au cours du XIXe siècle, sur le terrain métaphysique : un
grand nombre de physiciens s’est rallié à la vision scientiste du monde. Puisque les
équations mathématiques de la physique expliquent tous les phénomènes, il apparaissait
légitime de lui conférer le monopole de la connaissance véritable. Naturellement,
puisque l’esprit humain devenait capable, en expliquant les relations constantes qui
unissent les phénomènes, de formuler les lois de la nature, il allait renoncer à chercher
une explication absolue des choses. On pourrait objecter que le glissement n’est pas
immédiat, de la connaissance complète des choses au renoncement à comprendre d’où
elles viennent, mais pourtant beaucoup de physiciens s’y étaient ralliés à la fin du XIXe
siècle. Relisons les mots bien connus de Laplace, en 1816 :
« Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont
la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent […]
embrasserait, dans la même formule, les mouvements des plus grands corps de
l’univers et ceux du plus léger atome. Rien ne serait incertain pour elle, et
l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »116
Même si Laplace reconnaît implicitement qu’une intelligence humaine ne peut
pas emmagasiner toutes les connaissances nécessaires pour parvenir à cette
connaissance complète, il n’y a plus d’objection théorique à l’accès à toute la
114
115
116
Coulomb a énoncé que la force répulsive qui s’exerce entre deux charges de signes opposés est
inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare.
Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement, 2003, p.104
Cité par Jean-Claude Boudenot, op. cit., p. 193
74
connaissance par la simple étude de la physique. A la fin du XIXe siècle les physiciens
sont portés, ainsi que l’exprime Laplace, à croire qu’ils sont sur le point de devenir
omniscients, et finalement omnipotents. La négation de Dieu, qui est parfois explicite,
est plutôt cachée dans cet esprit scientiste dont toute la physique est imprégnée : la
science a remplacé Dieu, les physiciens se prennent pour Dieu parce qu’ils savent et
peuvent tout. Dieu devient donc une hypothèse inutile, puisque toutes les causes
qu’observent le monde physique proviennent elles aussi du monde physique. Selon la
formule restée célèbre de Marcellin Berthelot, l’âge de la science succédait à celui de la
religion.
La physique était en tête de ce triomphe de la science : tous les phénomènes
physiques observables se résumaient à des schémas extrêmement simples. La synthèse
des connaissances en mécanique classique se condense en un principe fondamental
(XVIIIe siècle), la thermodynamique s’énonce en trois principes (milieu XIXe) et les
travaux colossaux menés de Coulomb à Maxwell ont permis d’unifier l’électricité et le
magnétisme en quatre équations, dites de l’électromagnétisme (fin XIXe).
Mais il y eut un « mais ». Nous ne saurons jamais exprimer ce mais aussi
délicieusement que l’a fait en 1892 un prestigieux physicien qui traduit tout à fait cette
suffisance (à tous les sens du terme) de la physique de l’époque : William Thomson117.
« La physique est définitivement constituée dans ses concepts fondamentaux ;
tout ce qu’elle peut apporter désormais, c’est la détermination précise de
quelques décimales supplémentaires. Il y a bien deux petits problèmes : celui du
résultat négatif de l’expérience de Michelson et celui du corps noir, mais ils
seront rapidement résolus et n’altèrent en rien notre confiance. »118
La catastrophe ultraviolette, et autres révolutions
Ce sont pourtant ces deux petits problèmes qui, en moins de vingt ans,
provoquent l’effondrement de la conception classique de la physique et des certitudes
qui y étaient attachées. Ce qui apparaissait comme l’explication complète du monde est
rabaissé au rang d’approximation de deux modèles infiniment plus complexes : la
théorie de la relativité et celle des quanta.
Le premier problème, celui de l’expérience de Michelson, a beaucoup tourmenté
celui qui lui a laissé son nom. Il a réalisé son expérience par séries de mesures
interférométriques (c’est-à-dire de mesures du chemin parcouru par la lumière)
effectuées en 1881, et recommencées en 1887, 1902, 1904, 1921, 1926, 1929. Jamais
aucune d’elles ne lui a donné la preuve qu’il attendait pour affirmer que la vitesse de la
lumière dépendait du référentiel d’étude. Précisément, Einstein postule en 1905 le
contraire : c’est la théorie de la relativité.
Le second problème vient de la thermodynamique. Un corps porté à une certaine
température émet de la lumière d’une certaine couleur119, et Wien découvre que la
longueur d’onde dominante du rayonnement est inversement proportionnelle à la
température de l’objet chauffé. Rayleigh complète en 1900 cette théorie en énonçant
que le rayonnement thermique est d’autant plus intense que la longueur d’onde est
courte120. Les expériences montrent une concordance remarquable avec la loi de
117
118
119
120
On connaît aussi William Thomson sous le nom de Lord Kelvin.
Cité par Jean-Claude Boudenot, op. cit., p. 193
Pensez simplement à du fer chauffé à rouge ou à blanc, par exemple. Les corps à température plus
basse, comme par exemple les êtres vivants, émettent aussi de la lumière, qui ne se trouve pas dans la
gamme de longueur d’ondes visibles pour l’œil humain, mais légèrement au-delà, dans le proche
infrarouge.
A température donnée, la puissance rayonnée est inversement proportionnelle au carré de la longueur
75
Rayleigh dans l’infrarouge, le rouge, le jaune, le vert… Mais pour les longueurs
d’ondes plus courtes, l’écart à la théorie augmente, pour le bleu, le violet, et plus encore
l’ultraviolet, la loi de Rayleigh, démontrée rigoureusement dans le modèle
électromagnétique, ne fonctionne pas. C’est ce que Paul Erhenfest appelle dans une
formule restée célèbre « la catastrophe ultraviolette ». C’est elle qui est à l’origine de la
formulation par Planck du postulat de base de la physique quantique : les échanges
d’énergie se font par sauts ; ils sont quantifiés.
Les physiciens et la métaphysique
Rapidement sont formulés les postulats de la physique quantique, et quelques
grands noms restent associés à l’expansion rapide de la théorie et à la formulation de ses
conséquences : de Broglie, Pauli, Schrödinger, Böhr,… Rapidement, les conséquences
des postulats de base heurtent non seulement le sens commun, mais remettent en cause
profondément notre manière de percevoir et comprendre le monde, se propulsant dans le
champ de la métaphysique. Deux résultats sont à retenir sur cette question : le premier,
dû à Heisenberg, date de 1926 et le second, formulé comme un paradoxe par Einstein, a
été vérifié expérimentalement à partir de la fin des années 1970.
Heisenberg montre qu’une conséquence des postulats de la physique quantique
est un principe d’indétermination. Il énonce qu’on ne peut pas connaître à un instant
donné, au-delà d’une certaine précision, la position et la vitesse d’une particule. C’est
une relation d’indétermination d’Heisenberg121. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que
cette indétermination est intrinsèque, ce n’est pas une incertitude liée à la mesure.
Lorsque je suis contrôlé par un radar sur la route, la vitesse de ma voiture est supposée
parfaitement déterminée, mais elle est mesurée avec une certaine incertitude, liée à la
précision de l’appareil de mesure. Si l’appareil mesure une vitesse de cent kilomètres
par heure avec une précision de cinq pour cent, il commet une certaine erreur de
mesure, encore appelée incertitude, pouvant atteindre cinq kilomètres par heure.
L’indétermination dont parlent les relations d’Heisenberg sont d’un tout autre ordre :
elles affirment, pour poursuivre l’analogie, que, quand bien même les gendarmes
disposeraient d’un radar dont la mesure serait parfaitement précise, la vitesse de la
voiture ne pourrait être connue au-delà d’une certaine précision parce qu’elle est
physiquement, intrinsèquement, indéterminée122. Cette affirmation bouleverse le cadre
classique de la physique, puisque jusqu’alors, la physique théorique partait d’un
principe de déterminisme absolu des grandeurs qu’elle étudiait. Ce résultat vient assez
naturellement mettre en question l’affirmation de Laplace selon laquelle il suffirait de
connaître des conditions initiales et les lois qui régissent l’évolution des phénomènes
pour les prédire à tout instant (ou inversement, retracer leur évolution à partir
d’observations à un instant donné) puisque intrinsèquement, cette connaissance est
conditionnée par les relations d’indétermination.
Le second bouleversement dont il convient de parler est le principe de non
séparabilité. En physique quantique, les particules sont associées à des ondes, c’est-àdire des modifications locales des propriétés de l’espace qui se propagent. Disons
simplement que décrire le fait qu’une particule élémentaire se déplace est équivalent à
121
122
d’onde.
Les relations d’indétermination sont encore couramment appelées relations d’incertitude
d’Heisenberg, ce qui est ambigu.
En toute rigueur, cette analogie est vraie à supposer que la position de la voiture est connue avec une
précision donnée. Quoi qu’il en soit, n’essayez pas d’utiliser cet argument pour contester l’infraction :
en terme d’ordre de grandeur, les indéterminations intrinsèques sont en l’occurrence infiniment plus
petites que les incertitudes liées à la mesure.
76
décrire une modification locale d’une grandeur physique qui se déplace. La physique
affirme que lorsque deux particules élémentaires ont interagi, il est impossible de
continuer à les décrire comme deux ondes distinctes : leur évolution ne se poursuit pas
indépendamment l’une de l’autre. Lorsque je jette un caillou dans une mare, il se
propage une déformation de la surface de l’eau (qui est une propriété de l’espace) : je
donne donc naissance à une onde. Supposons qu’une seconde plus tard je jette un autre
caillou plus loin dans la mare, qui donne naissance à une autre onde. Lorsque les deux
ondes se rencontrent, je ne peux plus décrire les déformations de l’espace
indépendamment l’une de l’autre. Un autre postulat important consiste à décrire les
grandeurs physiques comme des probabilités, leur valeur n’étant fixée qu’au moment
d’une mesure123. C’est donc l’interaction avec l’appareil de mesure qui donne
consistance à la grandeur physique mesurée.
Fort de ce cadre théorique, Einstein et deux de ses collègues, Podolsky et Rosen,
ont publié en 1935 un article demeuré célèbre formulant le paradoxe EPR. L’idée de
base est de considérer deux particules ayant un passé commun. Supposons qu’elles aient
interagi et se soient séparées ; du fait de leur interaction, comme nous l’avons dit plus
haut, elles ne sont plus décrites que par une seule onde. Imaginons maintenant que nous
disposions de deux appareils de mesure. Avec un appareil de mesure, nous déterminons
la vitesse (ou la position) de l’une des deux particules ; alors il est possible de connaître
automatiquement et immédiatement la vitesse (ou la position) de l’autre, sans avoir
interagi avec elle. Pour les auteurs de l’article, cela signifie que cette vitesse était bien
définie avant la mesure, à cause d’un principe de réalité124. Cela contredit donc le
principe selon lequel, en absence de mesure, la valeur de la grandeur physique n’est pas
fixe, mais décrite selon une loi de probabilité. Alain Aspect a démontré
expérimentalement en 1982 que non seulement Einstein et ses collègues se trompaient,
c’est-à-dire qu’avant la mesure l’état de chaque particule n’était pas déterminé, mais en
outre, que la mesure d’un paramètre physique sur l’une d’entre elles fixait la valeur du
même paramètre pour l’autre particule, y compris à grande distance.
Ce retour à l’histoire de la physique nous était nécessaire pour comprendre
qu’aux certitudes de la physique classique a succédé la confusion née de deux modèles
physiques qui décrivent extrêmement précisément un nombre immense de phénomènes,
mais qui d’une part ne sont pas compatibles l’un avec l’autre125 et d’autre part dont la
compréhension nous échappe parce qu’elle ne correspond pas à notre connaissance
immédiate du réel. Ceci provient notamment du fait que les phénomènes qui demandent
l’intervention de la physique quantique ou de la physique relativiste, pour être
convenablement décrits, s’observent à l’échelle de l’atome ou à l’échelle de l’univers,
deux échelles pour lesquelles notre connaissance sensible immédiate est évidemment
123
124
125
André Breton a proposé en 1924 une belle image pour comprendre ce postulat difficile, celle du
« poisson soluble ». Imaginons une mare très boueuse, complètement opaque, et supposons qu’il y a
un poisson dans la mare. Si vous pêchez le poisson, vous savez exactement où il se trouvait au
moment où vous l’avez pêché : vous avez effectué une mesure de sa position. Si vous êtes un
physicien de l’école classique, vous allez en déduire que le poisson se promenait quelque part dans la
mare, et qu’à un moment donné, vous avez mesuré sa position. La physique quantique affirme que le
poisson, tant que vous ne l’aviez pas pêché, était en réalité comme « dilué » dans toute la mare, et
décrit comme la probabilité plus ou moins grande d’être à tel ou tel endroit dans la mare. Si vous ne
l’aviez pas pêché, il serait resté de la sorte ; c’est l’interaction avec l’appareil de mesure qui a fixé sa
position : on appelle ce phénomène « la réduction du paquet d’ondes ».
« Si, sans perturber d’aucune façon un système, on peut prédire avec certitude la valeur d’une
quantité physique, il existe un élément de réalité physique qui correspond à cette quantité
physique. » Albert Einstein et al., « Can quantum-mechanical description be considered complete ? »,
Physical Review, 47, 1935, pp. 777-780
La construction d’une théorie qui permettrait d’expliquer les phénomènes physiques à toutes les
échelles et « réconcilierait » ainsi la théorie des quanta avec celle de la relativité est évidemment le
rêve de nombreux physiciens.
77
mise en défaut. Du reste, cette conception du monde a incité de nombreux physiciens à
interpréter leurs découvertes physiques dans le domaine de la métaphysique.
La physique ne suffit plus à interpréter ce qu’on
observe
C’est ainsi que, dans les années 60, deux grandes tendances se sont dessinées
dans l’interprétation, par exemple, de « la réduction du paquet d’ondes », c’est-à-dire du
fait que l’interaction d’un système quantique avec l’appareil de mesure fixe la valeur de
paramètres qui, auparavant, n’étaient décrits que par une probabilité. En toute logique,
l’interaction de la particule avec l’appareil de mesure devrait engendrer une nouvelle
fonction d’onde qui décrirait l’évolution du système global formé de la particule et de
l’appareil. Pourquoi spécifiquement un appareil de mesure serait-il différent de tous les
autres systèmes quantiques ? La première réponse est celle des idéalistes qui pensent
avec Wigner que c’est en réalité la conscience de l’expérimentateur qui provoque la
réduction du paquet d’ondes. Passant outre l’affirmation que « en physique quantique,
l’être conscient a obligatoirement un rôle qui est différent de celui d’un appareil de
mesure inanimé », Wigner déclare lors d'un congrès de 1961 que « les physiciens ont
découvert qu’il est impossible de donner une description satisfaisante des phénomènes
atomiques sans faire référence à la conscience. »126 L’autre réponse, celle faite par les
matérialistes aux idéalistes, est que l’appareil de mesure provoquerait à lui seul la
réduction du paquet d’ondes, indépendamment de la présence d’un observateur. Mais on
peut rétorquer que ce n’est pas vérifiable, puisqu’il faut être doué de conscience pour
finalement interpréter le résultat de l’appareil de mesure.
A la question que pose l’expérience d’Aspect, celle de la répercussion immédiate
de la valeur d’une mesure sur une autre particule, fût-elle très éloignée, les réponses des
physiciens divergent également. Un grand nombre pense que c’est la notion d’espace
qui est à remettre en cause, et que fondamentalement les variables mesurées ne sont pas
locales. C’est d’ailleurs également la position de Wigner. D’autres suggèrent que c’est
plutôt notre notion du temps qui est faussée, et que le temps pouvant être parcouru dans
les deux sens, une particule peut « prévenir » l’autre dans le passé du résultat futur de sa
mesure. Enfin, les moins nombreux pensent, avec Everett et Graham, que toute mesure
provoque la duplication en deux univers parallèles, dans lesquels les résultats des
mesures sont différents. Il existerait donc un nombre presque infini d’univers parallèles.
Il n’existe pas de Dieu, et la physique est son prophète
C’est quelque part à la frontière entre la prise en compte de la conscience de
l’expérimentateur et les notions sensibles de temps et d’espace que le physicien risque
sans s’en apercevoir de s’aventurer sur les terres du métaphysicien. Certains l’assument
très bien et consacrent des ouvrages entiers à nier ou affirmer l’existence de Dieu en
général ou d’un Dieu personnel. Nous venons d’évoquer la notion de temps en physique
quantique ; la physique relativiste la remet encore davantage en cause, puisque le temps
n’est plus absolu. Voyons comment un physicien en profite pour affirmer sa vision du
monde :
« Un Dieu situé dans le temps ne serait plus tout puissant. Il serait soumis au
variations du temps causées par des trous noirs, étoiles à neutrons ou autres
champs de gravité, ou par des actes humains. C’en serait fini de son
126
Cité par Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, Le cantique des quantiques, La Découverte, 1984
78
omnipotence. La solution à ces dilemmes serait un Dieu en dehors du temps, un
Dieu qui transcende le temps. Mais cela soulève aussi des difficultés : un tel
Dieu, distant, impersonnel, ne serait plus à même de nous secourir. […] Un
Dieu en dehors du temps ne pensera plus car la pensée est, elle aussi, une
activité temporelle. […] Le temps devenu élastique n’autorise plus un Dieu à la
fois personnel et omniprésent. »127
Trinh Xuan Thuan poursuit sur le versant de la physique quantique :
« Le flou quantique a fait voler en éclats l’argument d’une cause première. […]
L’apparition de l’univers, par la magie du flou quantique, ne semble plus
nécessiter une cause première ni l’existence de Dieu. Son émergence peut
s’expliquer par des phénomènes purement physiques. »128
On pourrait croire que l’argumentation est revenue là à une vision scientiste telle
que nous l’avons décrite plus haut. En réalité, la négation de Dieu est ici plus subtile. Le
déterminisme quasi-parfait de la physique classique permettait aux scientistes d’exclure
par principe la métaphysique qui apparaissait comme une hypothèse supplémentaire
inutile : on en savait assez, et Dieu ne servait à rien. C’est la question même de
l’existence de Dieu qui n’avait plus de raison d’être. Ici, c’est un peu différent : faute de
comprendre précisément les mécanismes physiques qui expliquent l’apparition de la
matière, on postule qu’un tour de magie quantique saurait les expliquer. Au fond, la
physique d’aujourd’hui ne suffit plus à donner une explication complète aux
phénomènes physiques, mais de nombreux physiciens préfèrent garder le cap, espérant
contre toute espérance le retour à un âge où une connaissance exhaustive des lois qui
régissent l’univers, à défaut d’apporter la réponse à sa finalité ultime, évitera de se poser
la question.
« Plus on a fait crédit à la science, plus il est devenu difficile de la remettre en
cause, car le vide et l’angoisse qui s’ensuivraient seraient insupportables. Dans
l’exaltation des débuts, on a porté des coups fatals à tous les systèmes de
croyances pour installer la science en référent ultime. Si elle non plus ne peut
apporter le salut, on préfère faire comme si. » 129
Une réplique hâtive
Une mauvaise réponse à cette situation serait de prendre le contre-pied exact de
cette nouvelle forme de matérialisme, qui prétend que la physique démontre que Dieu
n’existe pas, puisque, pour faire simple, on peut remplacer d’un coup tout ce que le
philosophe ou le croyant appelle Dieu par les insuffisances ou les zones d’ombres des
modèles physiques (le flou quantique). La tentation est grande, évidemment, d’affirmer
le contraire en disant que la physique contemporaine tend à prouver que Dieu existe.
On cite bien souvent pour illustrer cette manière pour le croyant de récupérer les
données de la physique moderne l’adresse de Pie XII à l’Académie Pontificale des
Sciences, le 22 novembre 1951 :
« Alors, avec le concret qui est la caractéristique des preuves en physique, [la
science] a confirmé la contingence de l’univers et aussi bien fondé des
déductions sur l’instant où le cosmos est sorti des mains du Créateur. Aussi, la
création est apparue dans le temps. Donc il y a eu un Créateur ! Donc Dieu
127
128
129
Trinh Xuan Thuan, La mélodie secrète, Fayard
ibid.
Olivier Rey, op. cit.
79
existe ! ».
Pour donner à notre propos une illustration plus contemporaine, on peut
s’étonner qu’après vingt ans de recherches sérieuses sur les questions des origines de
l’univers, Jean Staune donne pour titre à l’un des paragraphes de sa
synthèse « L’hypothèse d’un créateur n’est plus hors du champ de la science ! »130,
appuyant en outre cette affirmation par l’hypothèse assez douteuse – mais avancée par
des physiciens sérieux – selon laquelle les fluctuations du rayonnement de fond
cosmologique contiendraient un mystérieux message à déchiffrer. Jean Staune, ici,
reprend à son compte la méthode même qu’il prétend reprocher à ses adversaires
matérialistes : il utilise des résultats de la physique en dehors de leur champ
d’application pour affirmer ses convictions et ses croyances personnelles.
La physique à l’envers
Pourquoi en est-on arrivé là, peut-on se demander ? Comment les physiciens en
arrivent-ils à affirmer qu’il est du ressort de la physique de montrer que Dieu existe ou
n’existe pas, dans un sens philosophique ou même au sens du Dieu personnel des
religions monothéistes ? La position scientiste excluant d’emblée la question de
l’existence de Dieu était finalement beaucoup plus nette. A notre avis, la raison de ce
glissement provient du fait que la physique, aujourd’hui, ne sait plus définir très
clairement son objet d’étude. Du temps de Galilée et de la physique classique, on
affirmait comme une évidence que l’objet de la physique était exclusivement de rendre
compte de phénomènes matériels observables. Dès lors, la question de Dieu se trouvait
tout naturellement hors du champ de la science. Aujourd’hui, on continue volontiers
d’affirmer que la physique ne s’intéresse qu’aux phénomènes observables, mais avec un
double biais. Le premier biais est que ce qu’on observe n’est plus observé directement
(la chute des corps, l’attraction des planètes, la propagation de la chaleur…) mais
indirectement, par le simple fait que l’échelle d’observation n’est pas accessible à
l’homme. Ainsi, on conçoit des modèles décrivant certaines particules, mais comme on
n’observera jamais ces particules, on déduit du modèle un certain nombre de résultats
que l’on est censé observer à plus grande échelle, et on essaie de les observer.
L’approche devient donc complètement déductive, c’est de la physique à l’envers : on
ne part plus de l’observation des phénomènes (puisque ce qu’on observe est trop petit
ou trop grand pour être observé) mais du modèle lui-même, et l’observation n’arrive
que par la suite ; le modèle mathématique est devenu premier. Le second biais est lié au
premier : comme les mathématiques sous-jacentes sont devenues extrêmement
complexes, il y a un grand risque d’en masquer le vrai sens physique (à moins d’en
extraire un sens global). D’où l’idée d’utiliser les limites du modèle, là où le sens
physique nous manque, pour placer « le flou quantique » ou bien « l’hypothèse d’un
créateur ».131
Une réflexion spirituelle au cœur de la physique
Mais pourtant, à notre avis, la physique demeure une science par essence
expérimentale, dont le seul objet sera toujours les phénomènes observables. A quoi bon,
dès lors, chercher à démontrer, fût-ce dans les zones d’ombres des modèles
130
131
Jean Staune, Notre existence a-t-elle un sens ?, Presses de la Renaissance, 2007, p.168
On pourrait ajouter par ailleurs que cette « physique à l’envers », qui fait précéder le modèle
mathématique à l’expérience, est particulièrement glissante depuis que l’on sait, grâce à Gödel (1932),
que tout système d’axiomes est soit incomplet soit incohérent (il ne peut être à la fois complet et
cohérent).
80
mathématiques que l’on utilise, que Dieu existe ou n’existe pas ? Il est impossible à un
physicien raisonnable de trancher la question par la physique, puisque Dieu est au-delà
de tout ce qu’on observe. Le scientisme est mort, ou à l’agonie, et tant mieux. Pour
reprendre les mots d’Eddington, « la conclusion à tirer de ces arguments de la science
moderne est que la religion redevint possible, pour un scientifique raisonnable, aux
alentours de l’année 1927 ».132 Ne cherchons pas, désormais, de justifications
métaphysiques au cœur de la physique. Que ferions-nous, d’ailleurs, physiciens
chrétiens, d’un Dieu rangé parmi les résultats de nos expériences, aux côtés de nos lois
et de nos modèles ? Que deviendrait notre foi devant ce mystère percé à jour, cette
évidence à laquelle nous devrions croire au même titre que nous croyons que la lumière
se propage dans le vide en ligne droite ? Quel est donc cet orgueil qui pousse tant
d’entre nous à croire que, au cœur des systèmes échafaudés par nos esprits pour
expliquer comment s’enchaînent les causes et les effets dans la matière, nous allons
construire la preuve que son créateur existe ? De grâce, gardons à notre physique sa
magnifique capacité à décrire et expliquer ce qu’on observe. Et c’est tout.
C’est là, curieusement, que peut naître pour le physicien une contemplation
authentiquement chrétienne. Un peu comme Galilée plongé dans la méditation dans la
cathédrale de Sienne, le physicien peut laisser sa science habiter sa quête spirituelle, et
l’inverse. C’est lorsqu’il a purifié son désir d’édifier ses connaissances physiques en
tour de Babel que le croyant retrouve, au cœur même de ce qu’il décrit, la présence de
son Dieu. Les connaissances de la physique ne sont pas nécessaires à la foi, et la foi
n’est pas nécessaire au physicien. Mais pour le physicien qui a la foi, elles se mêlent
l’une à l’autre avec une grande harmonie. William Phillips, chrétien et prix Nobel de
physique, évoquait il y a peu : « Mon appréciation scientifique de la cohérence et de la
merveilleuse simplicité de la physique renforce ma croyance en Dieu. »133 Même si tous
les physiciens n’ont pas la chance de partager cette vision merveilleusement simple de la
physique, force est de constater qu’il nous vient souvent à l’esprit, devant des
observations de la physique, les versets du psalmiste :
Les cieux racontent la gloire de Dieu,
Et l’œuvre de ses mains, le firmament l’annonce.134
« On possède la foi ou on ne l’a pas. »135 Et pourtant, des physiciens, pendant
des siècles, se sont égarés en cherchant à affirmer ou nier Dieu par la physique. Ce n’est
pas à l’affirmation ou la négation de Dieu que mène la physique, mais pour le chrétien,
à sa contemplation. Il y a des merveilles à découvrir dans l’univers que l’on observe, à
laisser germer en nous l’étonnement de ce que les choses sont comme elles sont. Le
physicien observe et décrit la beauté de ce qu’il observe. « La grande tentation est
évidemment de dire que c’est vous qui avez tout fait. Mais une fois purifié de ces
tentations, il est clair que vous avez une manière d’accéder par votre intelligence à
cette Intelligence dont l’amour surabondant suinte par toute la nature dans sa
gloire. »136
T.N.
132
133
134
135
136
Cité par Franco Selleri, Le grand débat de la théorie quantique, Flammarion, 1986, p.187. 1927 est
l’année au cours de laquelle s’est achevée la première formalisation complète de la physique
quantique.
Le Monde des Religions, janvier-février 2010, p.38
Ps 19
Trinh Xuan Thuan, op. cit.
Jacques Vauthier, Lettre aux savants qui se prennent pour Dieu, Ed. François-Xavier de Guibert,
2008, p.100
81
82
Prochain Sénevé :
L’art et la foi
À vos plumes !