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AU COMMENCEMENT… LA TéLéRéALITé ExpOSéE AUx REJETS1 « La philosophie a pour tâche de donner une intelligibilité au réel et non de donner des leçons », Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Violence et passion de tous bords Un loft de 225 m², un dispositif de 26 caméras placées derrières des miroirs sans tain. Cinquante micros disséminés dans le salon, la salle à manger, la cuisine américaine, les deux chambres-dortoirs et le jardin. Dans ce loft, filmés et enregistrés à chaque instant, dans toutes les pièces de l’endroit, onze célibataires (cinq filles et six garçons de vingt à trente ans2). Ils doivent, durant leur séjour et pour améliorer le confort de celui-ci, relever des défis qui prennent la forme de jeux. Chaque succès est alors récompensé par un assouplissement des règles de vie quotidienne ou l’obtention de tel privilège. Ils doivent également régulièrement se rendre dans une petite pièce, le confessionnal, où ils sont appelés, individuellement, à témoigner de leur expérience, de leurs sentiments à l’égard des s candidats. Il leur faut en outre, chaque semaine, désigner ceux de leurs colocataires du sexe opposé qu’ils apprécient le moins (les garçons et filles procèdent à ce choix alternativement 1 Sous-titre évidemment inspiré du titre du recueil d’articles de Nathalie Heinich, L’art contemporain exposé aux rejets. Études de cas (1998, b). 2 Christophe Mercy, Jean-Édouard Lipa, Philippe Bichot, Steevy Boulay, Aziz Essayed, Fabrice Beguin, qui remplacera durant le jeu David, Akima « Kimy » Bendacha qui remplacera Delphine Castex, Loana Petrucciani, Laure De Lattre, Julie Bouville, Kenza Braiga. 6 une semaine sur deux), parmi lesquels les perdants seront ensuite sélectionnés par les téléspectateurs. Ces derniers sont, eux, invités à regarder « vivre » ces lofteurs et, en votant par téléphone, à éliminer donc alternativement un garçon puis une fille, au fil des semaines. Chaque candidat, ainsi désigné, doit quitter le loft, afin que ne demeure plus qu’un couple alors vainqueur du jeu. Tous les jeudis soir a lieu une grande émission de deux heures environ, résumant les évènements de la semaine et à l’issue de laquelle est désigné le candidat éliminé. Nous assistons alors, en direct, à son départ du loft. Le tout dernier épisode marque la fin du jeu, la fermeture du loft et célèbre la victoire du couple élu. Ce sont là, résumés, les grands principes d’une émission de téléréalité du nom de Loft Story, diffusée sur M6, du jeudi 26 avril 2001 au jeudi 5 juillet 20011. Elle fait l’objet d’une diffusion quotidienne tous les jours, à 18h25 (puis à 19h20 à partir du 21 mai 2001) : la chaîne propose un résumé de 26 minutes qui reprend les évènements marquants de la journée écoulée des lofteurs. Mais elle peut être suivie 24h sur 24 sur le bouquet satellitaire TPS en temps réel. Le succès public rencontré par Loft Story a été immense. Il s’est mesuré en termes d’audience télévisuelle, de connexions Internet au site officiel de l’« émission » 2, d’appels téléphoniques et de connexions Minitel lors des votes, de créations de clubs, de blogs, de pages Web, de sites Internet officieux consacrés à Loft Story ou aux candidats. Les résultats de cette mesure sont éloquents : des millions de téléspectateurs, des parts de marché records, des recettes publicitaires qui se chiffrent en millions d’euros, des appels téléphoniques en provenance de la France entière, un millier de connexions Internet par jour, le site de la chaîne – M6.net – qui connaît une augmentation de 117 % en avril, et la création de plus de 400 sites pirates. (La seule diffusion en prime time de l’émission le jeudi 10 mai rassemble plus de 7 millions de téléspectateurs, soit plus de 37 % de parts de marché. Elle génère 1 L’émission Loft Story n°2 a débuté le 11 avril 2002 pour se terminer le 9 juillet 2002. 2 Le caractère éminemment hybride de cet objet télévisuel nous conduira à l’appeler tour à tour et indifféremment « émission » ou « jeu ». Mais nous aurions pu tout aussi bien l’appeler « documentaire », « témoignage », « reportage » ou encore « sitcom » ; autant de termes qui ont été utilisés pour nommer Loft Story. 7 près de 2 millions d’euros (13 millions de francs) de recettes publicitaires 3,7 millions d’appels téléphoniques sont dénombrés ce soir-là)1 Mais parallèlement l’émission a fait l’objet de critiques très virulentes : insultes, injures, propos très durs ont été tenus à son encontre, notamment dans la presse mais également sur les différentes chaînes de télévision. Elle a été taxée de « jeu nazi » instaurant un « fascisme rampant » ou encore d’« expérimentation humaine » sur des « cobayes » ou des « rats de laboratoire ». Les discours accusatoires se sont très tôt accompagnés d’un rejet non plus seulement verbal ou écrit, mais en actes (parfois violents). Manifestations diverses, appels au boycott, « opérations » plus ou moins ironiques et parodiques (l’opération « Loft Raider : l’ultime assaut ! Pour libérer les otages de M6 ! » entre autres) ont constitué les principaux modes de cette contestation « active ». Ces critiques ont présenté très vite cette particularité de provenir de milieux très divers et variés. Journalistes, responsables de chaînes télévisuelles (le président d’Arte Diffusion Jérôme Clément, le PDG de TF1 Patrick Le Lay), animateurs de télévision ou de radio, scientifiques (sociologues, biologistes, psychologues, psychanalystes, philosophes), enseignants, parents, jeunes, mais aussi juristes, syndicalistes et inspecteurs du travail, personnalités religieuses (les Évêques de France), politiques2, ont constitué une sorte de front commun contre l’émission. à cette multiplicité et extrême variété des contempteurs a correspondu l’extrême diversité du contenu des critiques et de la teneur des attaques. à la grande variété de ces actes d’accusation a correspondu une grande variété de mobiles - plus ou moins affirmés - motivant ce qu’on pourrait nommer ici « l’entrée en guerre » contre l’émission. Il s’est agi parfois de la défense d’une position de classe (l’intellectuel qui fustige la culture de masse), de la défense d’un intérêt particulier (le PDG de TF1 qui invoque le contrat tacite de non-diffusion d’émissions de téléréalité, passé avec les chaînes française, 1 Ces chiffres sont tirés de Médiamétrie, avril 2001, et de Sylvain Courage, Olivier Toscer, « Cash story sur M6 », Le Nouvel Observateur, n° 1906, 17-23 mai 2001, pp. 90-94. 2 Roselyne Bachelot, alors député RPR, a ainsi déclaré : « S’il y a des malfaisants pour produire l’émission, des débiles pour y participer et des manipulés pour la regarder, finalement ce n’est pas pire que Pamela Anderson ». 8 et dénonce la déloyauté de M6), de la poursuite d’un combat entrepris antérieurement et sur d’autres terrains (l’inspecteur du travail Gérard Filoche, déjà auteur de nombreux ouvrages sur « le travail jetable » qui dénonce le sort fait aux « salariés » du Loft). Bien souvent, et logiquement, l’appartenance disciplinaire a déterminé le discours. L’homme de lettres et académicien a invoqué la haute culture, le philosophe a parlé au nom de la morale et de l’éthique, le biologiste s’est inquiété de la santé physique des candidats, le psychologue ou le psychiatre ont souligné la menace de troubles psychiques planant sur les lofteurs, le psychanalyste s’est inquiété d’une dérive perverse, le juriste a dénoncé les manquements au droit, le syndicaliste s’est penché sur le contrat de travail et le statut des lofteurs… Ces discours ont eux-mêmes été objets d’autres discours, dans une sorte de frénésie de commentaires et de réactions qui a vu le jour au lendemain de la première diffusion du Loft. Certaines voix se sont élevées pour défendre de ces accusations l’émission, pour la louer, ou pour l’analyser en prenant garde à ne pas verser dans le jugement de valeur (à l’instar entre autres du journaliste Daniel Schneidermann1, du réalisateur Jean-Jacques Beineix, ou encore du sociologue Jean-Claude Kaufmann). Les dénonciations de l’émission ont elles-mêmes été commentées, analysées déjà ou dénoncées (par Dominique Mehl, Nathalie Heinich ou Marc-Olivier Padis2…) donnant le sentiment à l’observateur d’une spirale infernale, entraînant toujours plus de mots, d’écrits, de passions, de violence. Durant des semaines, on dénonce chaque jour avec ferveur la ferveur que suscite l’émission, on condamne avec fougue l’absence de distance des contempteurs comme des défenseurs du Loft, on déplore à grands cris la prise de parole sur un sujet qui ne mérite qu’un mépris silencieux3. Aux appels à la censure, à la suppression de l’émission, 1 Qui verra, pour sa part, dans Loft Story « un documentaire, parce que s’y dessine, pour la première fois, le portrait collectif d’une génération (…) », Le Monde, 5 mai 2001. 2 Marc-Olivier Padis, juin 2001, pp. 81-89. 3 Ainsi par exemple, l’écrivain et journaliste, Jean-Claude Guillebaud (« Le vrai scandale est médiatique », La Croix, 25 mai 2001, p. 23) considère que « le vrai scandale est médiatique » ; il réside dans la multiplication des articles produits dans la presse sur l’émission, dans la multiplicité des commentaires, de l’extrême mobilisation des sociologues, journalistes, philosophes sur la question. « On enrage ! à l’effrayante nullité de l’affaire répond la flatulence grotesque d’un ‘débat national’. Tout de même ! Cette médiocre histoire d’exhibitionnisme et 9 à son boycott, à la condamnation juridique de la production, à l’invasion parodique du Loft, succèdent les appels au silence1. Chaque jour nouveau, en mai et juin 2001, apporte son lot de réactions sur l’émission, sur les lofteurs, sur les discours accusateurs ou élogieux tenus par les uns, sur les positions à l’égard de l’émission adoptées et revendiquées par les autres. Chaque « intellectuel » du pays doit, semble-t-il, se positionner pour ou contre, et donner à connaître cette position. Les grands journaux quotidiens leur servent de tribune, consacrent toujours plus de pages à l’évènement et à ses différentes dimensions (l’apparition de la téléréalité en France, l’émission Loft Story, son immense succès, le violent rejet dont elle fait l’objet). Ces quotidiens nationaux font leur une avec Loft Story, profitant sans réserve des passions suscitées par la diffusion de l’émission. Cette place accordée à l’émission 2 témoigne de l’ampleur du phénomène : Le Parisien consacre ainsi 44 pages à Loft Story ; Libération, France Soir et Le Monde respectivement 41, 28 et 27 pages ; Le Figaro, La Croix et L’Humanité respectivement 26, 10 et 9 pages. « Plus de deux kilos ; tel est le poids des articles directement consacrés au Loft », pourra-t-on lire dans Libération3. Selon un spécialiste de l’édition, « chaque couverture d’un journal consacrée à Loft Story fait grimper les ventes d’environ 10 % »4. La presse étrangère, surprise par l’ampleur du phénomène (à la fois le succès de l’émission et la violence du débat qui d’argent valait-elle que la presse s’enflamme, qu’on mobilise philosophes et sociologues, que les hommes politiques s’en mêlent (pour la plus grande joie des promoteurs du racolage ». Il poursuit « à mes yeux, le vrai scandale est tout entier contenu dans ce vertige ». Il dénonce l’obscénité du paradoxe suivant : « Ainsi donc, au moment même où une effrayante et mortelle tragédie se nouait là-bas, quelque part vers Gaza et Jérusalem, la France entière était occupée à discourir sur l’ennui de quelques gamins ». « Un phénomène ? Tu parles ! Qu’y avait-il, au bout du compte, derrière cette ‘story’ ? Rien d’autre qu’un tour de passe-passe : le vide cerné par les caméras et revendu aux benêts que nous sommes ». 1 « L’appel est lancé, ne parlons plus de Loft Story. (…). Ne regardons plus Loft Story si l’envie n’y est pas mais n’en parlons plus » (Antoine David, « N’en parlons plus », dans un courrier des lecteurs adressé à Libération, 29 mai 2001, p. 6). 2 Cf. Pierre-Yves Le Friol, (« Fidèle au poste », La Croix, 26 juin 2001) qui cite « On aura tout lu », l’émission de décryptage des quotidiens et magazines, sur la 5, consacrée à la réception de Loft Story, dans laquelle se trouve détaillée la place accordée à l’émission par chaque quotidien en 2 mois. 3 Raphaël Garrigos, Catherine Mallaval, Annick Peinge-Giuly, Isabelle Roberts, « On achève bien Loft Story », Libération, 5 juillet 2001, pp. 24-25. 4 Olivier Costemalle, « La presse écrite crache dans la soupe mais en reprend une louche », Libération, 24 mai 2001, p. 23. 10 accompagne sa diffusion), en rend compte à son tour. Newsweek, le Herald Tribune, le Guardian, le Time, le Chicago Tribune, le Washington Post, le Los Angeles Times y consacrent quelques-unes de leurs pages. La question Des années après, alors que toutes ces voix se sont éteintes, que les discours se sont taris, les passions apaisées, alors que les regards se portent ailleurs, et que le Loft ne suscite plus beaucoup d’intérêt, il est temps pour le sociologue de prendre un peu de recul, et de s’interroger. Une question nous est venue d’emblée à l’esprit. Pourquoi l’émission a-t-elle suscité tous ces discours, toute cette passion, toute cette violence ? L’explication peut-elle résider dans les seuls contenu et forme du programme ? Ces accusations et dénonciations ne nous disent-elles pas, d’une certaine façon, le monde dans lequel nous vivons et ses évolutions, et les représentations dont il est l’objet ? La posture méthodologique Nous ne pouvions tenir pour acquis qu’il allait de soi, au printemps 2001, de lire dans un même article les termes d’« émission de divertissement » et de « fascisme rampant », de « jeu télévisé » et d’« expérimentations humaines ». Comment ne pas s’étonner de trouver accoler ensemble les notions de « sitcom » et d’« exploitation » ou de « droit à la dignité humaine ». Ces analogies et ces raccourcis ont été si abondants, si nombreux qu’ils n’ont plus suscité ni étonnement, ni contestation. Nous avons, quant à nous, pris le parti de nous étonner de la violence de ces termes et de ces comparaisons, de la violence de ces dénonciations, de l’ampleur du rejet de l’émission. Nous avons décidé de nous étonner de la grande diversité des registres mobilisés (le politique, le médical, le juridique, l’éthique…) par le discours critique. Nous avons voulu prêter une oreille à la fois naïve et curieuse à tous ces discours 11 sur un jeu télévisé1, (ou - selon la façon dont on le définit - une émission de variétés, un programme de divertissement, une sitcom, un documentaire…), qui semble (à en croire ces voix si nombreuses) n’être rien moins qu’un objet terrifiant et infâme, et qui paraît avoir ébranlé notre civilisation, illustré la fin de l’homme comme être culturel et civilisé, respectable et honorable. Comme humain. « Ne pas railler, ne pas déplorer ni maudire, mais comprendre »2 écrit Spinoza dans son traité politique. Il s’est agi pour nous de faire nôtre ce précepte abondamment cité (notamment par le Bourdieu de la Misère du Monde) et appliqué par le sociologue soucieux de conserver lucidité et objectivité. Nous avons tenté de comprendre à la fois l’émission Loft Story et le jugement dont elle a été l’objet, en nous départissant de toute velléité de jugement sur l’une comme sur l’autre et en prenant soin de toujours accorder le plus grand sérieux au discours et aux arguments, ainsi donc qu’aux raisons de s’indigner des acteurs. Nous avons donc choisi d’adopter une position d’observateur, neutre et objectif face au discours et à l’objet, conformément à ce que préconisent Cyril Lemieux et Damien de Blic3 dans l’analyse d’un scandale. Nous nous sommes écarté d’un « objectivisme » qui aurait consisté à ramener à « une juste mesure » le scandale que constituerait l’émission (« objectivement » autrement moins scandaleuse que ne l’affirment ses contempteurs, voire nullement scandaleuse) et à disqualifier le discours critique comme exagération, réaction disproportionnée, erreur. Nous n’avons pas davantage adopté cet objectivisme lors de notre analyse du discours sur l’état et l’évolution de la société. Nous nous sommes écarté tout autant d’un « réductionnisme scientifique » qui aurait réduit la dénonciation de l’émission Loft Story à 1 Nous avons décidé d’adopter, pour appréhender ces critiques, le « point de vue candide d’un anthropologue » pour reprendre les termes de l’ethnologue et réalisateur de documentaires ethnologiques Stéphane Breton (2005, p. 14). Nous faisons nôtres son regard et « la position distante qu’il aborde par méthode » (p. 15) lorsqu’il observe la télévision. Regard dont la naïveté construite permet la distance, la curiosité, l’éveil face à un objet qui, pour être trop proche et quotidien, n’est plus regardé et n’est plus vu. 2 « Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intellegere ». 3 Cyril Lemieux, Damien de Blic, 2005. 12 une stratégie mise en œuvre par des intellectuels en situation de domination (imposer son statut d’intellectuel, tracer les frontières du groupe auquel on appartient, disqualifier les masses et réaffirmer sa « distinction », etc.). Refuser de voir dans le discours de dénonciation un seul discours stratégique, voire distinctif, c’est refuser de relativiser le contenu de ce discours au nom des seuls intérêts défendus par les accusateurs, et refuser en conséquence de procéder à sa validation comme à sa disqualification. Nous nous sommes écarté enfin du « principe de symétrie », prôné par Cyril Lemieux et Damien de Blic et emprunté à la sociologie des sciences et aux études sur les controverses scientifiques. Nous n’avons pas, en effet, traité symétriquement et égalitairement les discours « pour » et les discours « contre », en conférant à chacun d’entre eux une même légitimité et en leur accordant une même importance. Nous avons pris au contraire pour objet uniquement le discours de dénonciation de l’émission, les arguments assénés contre elle, et ignoré volontairement le discours de défense du programme ou de relativisation du scandale, de normalisation de l’émission. Nous avons dès lors adopté, vis-à-vis de l’émission et des discours qu’elle a suscités, les postures recommandées par Nathalie Heinich1 au sociologue qui se confronte à l’art, aux œuvres ou aux discours sur l’art ou sur les œuvres. Une posture à la fois a-critique, descriptive, pluraliste, relativiste et de neutralité engagée. Nous avons adopté une posture a-critique en nous abstenant de juger l’émission et en abandonnant le soin d’en dévoiler la « vérité » pour tenter de mettre en lumière les représentations sur l’émission. Mais aussi en refusant de commenter la pertinence du rejet, de valider ou récuser ce rejet, pour essayer d’en comprendre la construction. Notre posture fut descriptive dans la mesure où l’on s’est refusé à expliquer ce qu’est une bonne émission télévisuelle, pour tenter d’expliciter les systèmes d’actions et de représentations de l’émission en les décrivant et en abandonnant toute perspective normative. Nous avons voulu rendre compte de la construction du statut de l’émission, du mode de constitution de l’objet non 1 Nathalie Heinich, 1998 (c). 13 plus comme « œuvre », mais comme « horreur télévisuelle » ; rendre compte non plus des modes de formation de sa valeur mais des modes de contestation de sa valeur, des modes de formation de son « discrédit ». Adoptant une posture pluraliste, nous nous sommes déplacés dans la pluralité des mondes, des interprétations, des régimes de (dé)valorisation et de dénonciation. Refusant de nous prononcer sur l’objet (l’émission d’une part, son rejet d’autre part), nous avons tenté de dévoiler et expliciter les discours et les positions des acteurs, issus de mondes divers et variés. (Pluraliste également, non plus dans le sens que donne Heinich à ce terme mais dans le sens d’un déplacement dans la pluralité des mondes disciplinaires : sociologie de l’art, des médias, de la culture de masse ou des médiacultures1, des problèmes sociaux, ou encore d’un déplacement dans une pluralité de domaines d’étude : l’éducation et la culture, l’intimité et le rapport au corps, la manipulation médiatique, l’univers professionnel et le droit du travail, la violation des libertés, la vidéosurveillance et le totalitarisme, l’expérimentation médicale et la bioéthique). Nous avons adopté dès lors une posture relativiste, confronté à une pluralité de points de vue répondant à des logiques plurielles, qu’il nous a fallu expliquer et non pas valider ou invalider. Tournant le dos à un jugement d’évaluation (sur Loft Story et sur le rejet) ou de prescription (invitant à valider ou invalider l’émission et son rejet), nous nous sommes évertués à ne produire qu’un jugement de description, c’est-à-dire à observer, décrire et expliciter la construction du rejet de l’émission. Enfin, nous osons espérer que notre posture fut de neutralité engagée. Nous avons opté pour le rejet de tout jugement de valeur (sur l’émission comme sur les discours produits sur elle), ne cherchant plus à valider ou invalider mais à expliquer et rendre compte des processus de validation ou plutôt ici d’invalidation. Neutralité engagée, parce qu’en tentant d’expliciter ces différents discours et positions à l’égard de Loft Story, peut-être pouvons-nous permettre 1 Pour reprendre le terme d’Éric Maigret et Éric Macé, conceptualisé notamment dans Éric Macé (2007) ou encore dans Éric Macé, Éric Maigret (2005). 14 à des univers distincts de se comprendre ou d’envisager les raisons des autres univers. L’hypothèse : les discours sur Loft Story comme récits d’un monde en perdition Notre hypothèse était que cette violence – qui n’allait nullement de soi, on en convient aisément avec un peu de recul – a une signification et une explication qui sont à chercher dans la faculté qu’a eue l’émission Loft Story de tenir en quelque sorte un rôle de bouc émissaire. L’émission nous paraît avoir cristallisé en effet tous les grands maux de notre société. Elle a catalysé toutes les craintes, toutes les angoisses d’une époque, les grands débats d’une société à un moment donné1. Derrière la question posée par nombre de contempteurs « où va la télévision ? » s’est cachée la question implicite « où va le monde ? » Derrière les réponses pessimistes concernant les errements de la télévision se sont dissimulées des réponses tout aussi pessimistes concernant les dérives de notre société contemporaine. Dominique Mehl2, dans son analyse des critiques portées sur le Loft, avait déjà observé que nombre des articles consacrés au Loft conjuguaient « toutes les peurs contemporaines »3. Laurent Joffrin a déclaré quant à lui, dans le même ordre d’idée, que « ‘Loft Story’ est devenu un psychodrame national où chacun projette son idée de la télévision et même de la société »4. L’émission Loft Story nous semble remarquable en ce sens qu’elle a permis en effet à chacun, en raison de son caractère hybride, de tenir un discours sur notre modernité, parce qu’elle a illustré, de façon exemplaire, extrêmement visible, voire (ou parce que) caricaturale, cet aspect particulier de notre modernité. Le philosophe, l’intellectuel, l’enseignant qui s’inquiètent de 1 Cf. les grands courants d’opinion, les faits sociaux non cristallisés, tels que les dépeint Emile Durkheim dans ses Règles de la méthode sociologique. 2 Dominique Mehl, 2003, pp. 132-137. 3 Idem, p. 133. 4 Laurent Joffrin, « Les poisons de la guimauve », Le Nouvel Observateur, n° 1907, 24-30 mai 2001, p. 96. 15 la mise à mal de la culture savante et de l’abrutissement des masses ont trouvé, avec Loft Story, la confirmation du bien-fondé de cette crainte et l’occasion de dénoncer la régression culturelle, de fustiger télévision et public. L’émission a réveillé chez eux cette crainte, l’a attisée et symbolisée. Le syndicaliste s’inquiète, lui, des conditions de travail qui se dégradent, du développement de l’emploi précaire et de la multiplicité des nouveaux types de contrats (chez les plus démunis, les moins diplômés, chez les intermittents du spectacle…) ; il a saisi, avec l’« exploitation » des lofteurs, une occasion de formuler ces craintes ; il a trouvé en Loft Story le symbole, le symptôme de ce qu’il redoute et observe déjà… Le médecin, le religieux, le politique s’indignent du peu de cas, dans une société ultralibérale, fait au corps humain (réifié, transformé en marchandise, objet monnayable, soumis à un trafic croissant) ; ils ont vu dans le Loft l’exemple des dérives qu’ils redoutent. Chacun a ainsi fait une lecture de l’émission comme symbolisant tel ou tel aspect négatif de la société, telle dérive, telle menace. De sorte que les discours sur Loft Story doivent pouvoir être lus comme autant d’actes d’accusation portés à l’encontre – non plus de la seule émission télévisée – mais de la société contemporaine et de ses évolutions. Comme autant de dérives dénoncées, autant d’angoisses enfin formulées sur notre monde moderne. Dès lors, ce n’est pas tant l’émission qui constitue, selon nous, le miroir de la société, (contrairement à ce qu’affirment bon nombre d’observateurs qui critiquent autant l’émission que la société dans son ensemble) que les discours critiques qu’elle a suscités. Ce sont ces discours qui nous semblent receler toutes les craintes (fondées ou non) que génère notre société. L’observation et l’étude de ces critiques doivent nous renseigner dès lors moins sur l’émission elle-même que sur les peurs contemporaines qui accompagnent un monde en mutation. Nous pensons découvrir, à la lecture de ces critiques, les ennemis majeurs de notre société contemporaine, et leurs victimes ; les grandes menaces qui planent sur ces victimes et, plus généralement, sur nous-mêmes, tels qu’ils sont perçus, identifiés et désignés (ces ennemis, victimes, menaces) 16 par une partie des journalistes et intellectuels, ceux qui ont pris la plume pour dénoncer Loft Story. Les objectifs et enjeux de l’étude Nous nous sommes proposé en tout premier lieu d’analyser le discours de rejet de l’émission dans sa diversité. Il s’est agi pour nous de recenser, d’organiser et d’analyser les arguments d’accusation qui fondent la dénonciation, de repérer les thèmes qui structurent ces récits accusateurs, d’identifier les valeurs dont se réclament leurs auteurs, les registres dans lesquels ils puisent pour porter leurs attaques contre l’émission. Cette étude entend ainsi contribuer à ce que l’on pourrait appeler une « sociologie du rejet », (une « sociologie de la controverse ») initiée pour une grande part par les travaux de Nathalie Heinich sur la réception de l’art contemporain, qui s’inspire de la « sociologie politique et morale » de Luc Boltanski et Laurent Thévenot1, pour dégager de grands registres de valeurs dans lesquels puisent les opposants d’une œuvre ou d’un artiste pour construire et justifier leur critique ou rejet2. Au-delà de la seule étude thématique de ce discours, nous avons voulu rendre compte de la construction de ce rejet écrit, de la sortie quasi 1 Luc Boltanski, Laurent Thévenot, 1991. 2 Nathalie Heinich a en effet étudié les différentes formes de rejet de l’art contemporain (Nathalie Heinich, 1998 a) et tout particulièrement des « colonnes de Buren » (Nathalie Heinich, 1995 et 1998 b). Elle a démontré la complexité et la grande variété des valeurs mobilisées pour la dénonciation, et observé que les argumentaires et justificatifs du rejet relèvent de registres multiples. Il nous paraît intéressant et pertinent d’adopter une méthode similaire et de nous inspirer de son travail (inspiré lui-même des travaux de Luc Boltanski, Laurent Thévenot) et de sa grille de lecture des critiques. Nous nous intéresserons ainsi aux valeurs défendues, aux registres argumentaires, aux modes d’expression – ironique, sérieux, etc – ou encore aux comportements ou actions à l’égard de l’émission. Nous tenterons d’observer quelles grandes questions sont posées (plus ou moins explicitement), quels grands problèmes (éthiques, juridiques, psychologiques, politiques, culturels, moraux, etc…) sont abordés (plus ou moins directement) à partir de la dénonciation du Loft. Nathalie Heinich (2002) a ellemême réutilisé ce type de grille pour répertorier la pluralité des critiques adressées à Loft Story et les valeurs mobilisées et défendues par les opposants à l’émission. Elle distingue d’ores et déjà cinq grands types de registres (réputationnel, purificatoire, domestique, éthique, juridique) qui regroupent, selon elle, l’ensemble des dénonciations et accusations. 17 immédiate – hors du silence – de l’émission et de la constitution de cet espace herméneutique. C’est l’élaboration de la singularité de l’émission que nous avons tenté d’observer, et c’est l’histoire de sa mise en accusation, de sa mise en diabolisation que nous avons voulu retracer. Nous voulions mettre à jour l’édifice, dans ce temps très court, de l’indignité de l’émission, tenter d’observer les étapes de la construction de sa honte, de la constitution du scandale, de l’histoire d’une malédiction. Ce travail a été réalisé par Nathalie Heinich sur des objets appartenant au champ de l’art, Van Gogh1 ou les « colonnes de Buren » (les Deux Plateaux). Pour le premier, elle analyse les écrits produits sur le peintre durant un siècle et rend compte de sa progressive « mise en légende », en soulignant notamment l’apparition de motifs et dimensions caractéristiques des récits hagiographiques et la projection sur la biographie de l’artiste du modèle de la sainteté. Son étude du rejet dont a été l’objet l’œuvre de Buren conduit la sociologue à observer les différentes formes que prennent ce rejet, les registres de valeurs dans lesquels puisent les opposants, mais également la chronologie de ce combat mené contre les Deux Plateaux. Ce travail se veut également une contribution à une sociologie des publics; ici, d’un public très particulier, celui composé par les journalistes et intellectuels qui ont écrit pour dénoncer l’émission. En relevant et en analysant les arguments développés lors de ces diatribes, nous avons tenté de mettre en lumière les types de « lecture » qu’ont effectués les membres de ce « public », les partis pris de réception qu’ils ont adoptés, les « contrats de communication » passés entre ces téléspectateurs et le programme. C’est bien dans la tradition des travaux sur la réception télévisuelle que s’inscrit cette étude, quand bien même elle prend pour objet les discours tenus sur l’émission et non les téléspectateurs eux-mêmes (nous développerons ce point, concernant la spécificité de ce terrain, plus avant). Nous avons en effet été amenés à mobiliser les outils théoriques et méthodologiques qui appartiennent à ce champ de la sociologie des médias. 1 Il s’agit dans ce cas de l’étude de l’histoire de l’admiration dont Van Gogh est l’objet (bien plutôt que de l’histoire de sa malédiction) dans le cadre d’un ouvrage par ailleurs sous-titré Essai d’anthropologie de l’admiration. 18 L’étude de cette réception est celle d’une réception « savante » d’un objet « médiatique populaire ». Aussi pouvons-nous confesser comme ambition de proposer quelques éléments de réflexion sur la façon dont se construit l’accueil – le rejet – par les intellectuels, d’un produit télévisuel. Observer la dénonciation de Loft Story dépasse le seul cadre de l’émission, car une telle dénonciation accompagne souvent l’ensemble des produits nouveaux, aussi divers soient-ils, de la culture de masse (le jazz, le rock, le hip-hop, la techno, les raves, la bande dessinée, le cinéma, le Living Theater, Hélène et les garçons…) comme des techniques (apparition de l’imprimerie, du livre de poche, du disque, de la photographie, de la télévision, de l’ordinateur, d’Internet, etc.) C’est, selon nous, tout le processus de réception – plus précisément le processus de dénonciation et condamnation de la « culture de masse », « culture populaire » ou « culture médiatique » qui s’est laissé appréhender ici. « Elle (l’émission) restera dans les mémoires comme le programme emblématique de fracture culturelle qui divise la société confrontée à la culture de masse » note Dominique Mehl qui souligne l’immense décalage entre l’audience « massive, multiculturelle, plurigénérationnelle et socialement composite » et « la critique radicalement hostile conduite par des journalistes et intellectuels »1. Loft Story a en effet ceci de remarquable qu’elle a constitué le point de rupture particulièrement visible et spectaculaire entre deux « publics », celui des partisans passionnés et celui des opposants farouches. L’émission a connu un succès d’audience inédit, constituant un véritable « phénomène social » du fait de son fort pouvoir de séduction, auprès des adeptes des divertissements de la culture de masse. Elle a fait l’objet dans le même temps d’un puissant rejet qui témoigne de son non moins important pouvoir de répulsion auprès du monde intellectuel et de l’ensemble des tenants et gardiens de la haute culture. L’émission, caractéristique en cela de la culture « populaire » ou « de masse », s’est véritablement trouvée objet de ces discours et thèses minimalistes et misérabilistes (ou en de plus rares 1 Dominique Mehl, 2003, p. 132. 19 occasions, populistes et maximalistes) étudiés par Claude Grignon et JeanClaude Passeron1. L’analyse du discours critique sur Loft Story – de ses lectures et interprétations donc – ne pouvait véritablement s’entreprendre sans procéder à l’étude de l’émission elle-même. Nous inscrivant dans une « tradition » vieille maintenant de plus d’un quart de siècle, nous avons pris le parti d’étudier conjointement l’objet télévisuel et ses propriétés, et les différentes lectures de l’objet. Depuis le texte fondateur de Stuart Hall2, qui fait de la réception une étape décisive du processus de production, les analyses de David Morley3, ou de Tamar Liebes et Elihu Katz4, qui associent dans une même analyse l’étude de l’objet télévisuel (le magazine d’information Nationwide ou la série Dallas) et sa réception par ses publics, il apparaît nécessaire de ne pas les séparer. L’économie de l’étude de l’objet lors d’une recherche sur la réception interdirait de saisir les processus de réappropriation, d’interprétation, de détournement auxquels se livrent les récepteurs (ici, les critiques de Loft Story), de comprendre leurs partis pris de lecture, leurs différentes lectures (possiblement préférentielles, hégémoniques, négociées, oppositionnelles, etc.) de rendre compte des thèmes, des arguments et justifications qui organisent leur discours sur l’objet. Janice Radway5, dans son étude des romans sentimentaux, cumule ainsi analyse textuelle et analyse de la réception par les lectrices, pour mesurer l’écart entre le récit sémiotique et les récits des lectrices. Eliséo Veron et Martine Levasseur insistaient, à la fin des années 1980, sur l’importance d’étudier à la fois le média (en l’occurrence l’exposition Vacances en France 1869-1982) comme support de sens, lieu de production et de manifestation de sens et la réception, l’appropriation, l’interprétation de ce sens (par les visiteurs de l’exposition). Ils écrivaient l’importance d’étudier le discours et la réception de ce discours, la production et la réception constituant les deux 1 2 3 4 5 Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, 1989. Stuart Hall, 1994. David Morley, 1980. Elihu Katz, Tamar Liebes, 1990 et 1993. Janice Radway, 1991. 20 volets inséparables de la sociosémiotique1. Plus près de nous, les travaux de Dominique Pasquier sur Hélène et les garçons2, ou de Dominique Mehl sur les reality shows3 ont été conduits en multipliant les terrains et les méthodes d’investigation, en conciliant visionnage d’épisodes ou d’émissions et analyse de la réception. Il s’est donc agi pour nous d’étudier les mondes auxquels se réfère l’émission (François Jost distingue trois mondes : les mondes ludique, réel, fictif4), les « contrats » ou « promesses » qu’elle propose (la notion de « promesse » est empruntée à François Jost qui remet en cause celle de « contrat », impropre à rendre compte de la relation asymétrique entre télévision et téléspectateur), les « pactes communicatifs » (du spectacle, de l’apprentissage, de l’hospitalité, commercial) qu’elle établit avec son public, les « visées énonciatives » qui sont les siennes (informative, explicative, émotionnelle, factitive), les « principes » dont elle se réclame5. Plus largement, il s’est agi de procéder à une analyse de contenu – apportant ainsi une modeste contribution à une sociologie de la téléréalité qui se développe en même temps que son objet – pour appréhender de façon plus précise et plus efficace les discours sur ce contenu. Nous avons étudié l’émission comme objet télévisuel hybride permettant en tant que tel une multitude de lectures et d’interprétations (comme jeu, émission, sitcom, reportage…) et permettant une grande variété de cadres de réception. (Même si c’est à chaque fois la peur et l’angoisse qui trouvent à s’exprimer et la dénonciation qui constitue le mode d’expression). Entre les lignes des critiques de cette émission, nous nous sommes préparés à voir se dessiner un monde – la société contemporaine – tel qu’il est perçu par ces commentateurs. Nous avons ainsi décidé de prendre pour objet le discours critique sur Loft Story, en le considérant comme porteur et diffuseur d’une vision du monde, comme peuvent l’être une journée de télévision, analysée par Eric Macé, ou les scénarios de feuilletons télévisuels 1 2 3 4 5 Eliséo Veron, Martine Levasseur, 1983. Dominique Pasquier, 1999. Dominique Mehl, 1996. François Jost, 2004. Cf. Guy Lochard, Jean-Claude Soulages, 1998.