Anand Patwardhan, cinéaste indien

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Anand Patwardhan, cinéaste indien
Portrait
Anand Patwardhan, cinéaste indien
Publié le 21/03/2013
CINÉMA
Prix spécial du jury à Cinéma du réel 1986 avec Bombay: Our City, le
documentariste indien Anand Patwardhan est l’invité spécial du
Festival du cinéma du réel 2013. L’occasion de voir, revoir ou
découvrir l’œuvre de ce grand cinéaste dont les films sont rarement
projetés et de le rencontrer.
Des témoignages qui dérangent
Depuis le milieu des années 70, Anand Patwardhan est de tous les
combats et débats qui secouent la société indienne. Il s’est toujours
engagé du côté des opprimés et des laissés pour compte et ses films
sont autant de témoignages précieux sur l’évolution de la société
indienne, du passage d’une société traditionnelle à une société
moderne.
Que ce soit la course à l’armement nucléaire, le système des castes,
le développement urbain, la lutte contre la corruption, le mal-logement
… les films d’Anand Patwardhan montrent, démontrent, toujours avec
un souci de la vérité, sans persuasion mais avec conviction. Les
images parlent souvent d’elles-mêmes et la bande son apporte
rarement un jugement ou une remarque personnelle de la part du
cinéaste.
Beaucoup de documentaristes se sont inspirés de son style et se
revendiquent aujourd’hui de ce cinéma indépendant et engagé dont
Anand Patwardhan fut un véritable pionnier.
S’il a remporté de nombreux prix à l’international, ses films ont
souvent été frappés par la censure ou proscrits par les chaînes de
télévision de son pays : des interdits contre lesquels il s’est toujours
battu, obtenant régulièrement gain de cause contre ses censeurs en
justice
Interview
exclusive d'Anand Patwardhan, réalisée
pour le site de la Bpi, par Nicole Brenez
Nicole Brenez enseigne à l'université de Paris 3. Elle est spécialiste
du cinéma expérimental et l'auteur de nombreux ouvrages,
notamment sur Abel Ferrara ou Jean-Luc Godard.
L'interview a été traduite par Monique Laroze.
Nicole Brenez : Pourquoi avez-vous choisi l’arme du cinéma comme
outil au service des causes que vous défendez ?
Anand Patwardhan : Mon intérêt pour l’image s’est développé très tôt :
je faisais de la photo, et ma mère m’avait acheté un agrandisseur d’
occasion. Par la suite, j’ai obtenu en 1970 une bourse pour une
université à Boston. Là, le milieu universitaire était actif dans le
mouvement contre la guerre du Vietnam, et je me suis mobilisé dans
les sit-in et les manifestations, au point de me retrouver en prison. C’
est à l’occasion d’un de ces meetings que j’ai emprunté à l’université
ma première caméra 16 mm et que j’ai filmé l’ardeur du mouvement
de protestation. De ces images n’est sorti aucun film achevé, mais le
lien entre cinéma et engagement politique allait durer toute ma vie.
Pourtant cela n’est pas arrivé directement. Après mon retour en Inde j’
ai travaillé quelques années dans un village où je m’occupais de
développement rural et d’éducation, puis je me suis engagé dans un
mouvement de lutte contre la corruption et l’injustice sociale au Bihar.
C’est là qu’en 1974 je me suis de nouveau emparé d’une caméra,
pour rendre compte, cette fois, de la violence policière à l’encontre de
manifestants non-violents. Le film est passé sous le manteau pendant
l’état d’urgence déclaré par Indira Gandhi, tandis que la plupart des
leaders et des partisans du mouvement ont fait de la prison. Il a par la
suite été sorti clandestinement à l’étranger pour faire prendre
conscience au monde de la répression qui s’était abattue. A mon
retour en Inde, après la fin de l’état d’urgence, j’ai réalisé un film sur
les prisonniers politiques. J’ai gardé des liens avec les associations
de défense des libertés civiques et des droits de l’homme, mais à
partir de ce moment-là, c’est essentiellement par le cinéma que j’ai
contribué au mouvement.
Mes films ont souvent eu pour point de départ une demande faite par
les personnes avec lesquelles je travaillais, mais je n’ai jamais été
membre d’un parti politique et je n’ai jamais été capable de m’
astreindre à suivre la ligne d’un parti. En fin de compte, les groupes
progressistes et les défenseurs des droits de l’homme avec lesquels
je collaborais ont cessé de me courtiser pour que j’”adhère”, et ont
commencé à comprendre que c’est justement parce que je n’
appartenais à aucune faction du mouvement laïque, démocratique et
progressiste que mes films pouvaient être utiles à tous.
Nicole Brenez : Pouvez-vous indiquer quelle est votre éthique par
rapport aux personnes que vous filmez ?
Anand Patwardhan : L’éthique est pour moi quelque chose d’intérieur
plus que d’extérieur. Il n’y a pas de formule toute faite, mais à la base
une motivation intérieure qui vous guide dans toutes les situations.
Une chose est certaine : je veux que mes films soient vus, compris et
discutés par les personnages qui en sont le sujet, autrement je ne
ferais que voler leur image et leur parole. Mais je veux aussi que les
autres puissent voir et entendre leurs histoires. Je considère mes films
comme les instruments d’un processus démocratique qui favorise le
dialogue au-delà des fractures naturelles ou causées par l’homme.
Mais quand a lieu un dialogue virtuel entre ceux qui ont le pouvoir et
ceux qui ne l’ont pas, c‘est à ces derniers de choisir la forme et le
contenu du dialogue. C’est à la réussite de cette tentative que l’on
peut, selon moi, évaluer le succès de mes films.
Nicole Brenez : A cause de leur portée politique, vos films ont souvent
eu maille à partir avec la censure. Pouvez-vous nous dire comment
vous parvenez à surmonter ce genre de situation ?
Anand Patwardhan : Etant donné que j’ai été confronté à des tentatives
de censure officielle ou non officielle (jamais abouties, je le dis avec
satisfaction !), dès que j’ai commencé à filmer, j’ai assez à dire sur le
sujet. Mais pour les gens sérieux qui veulent en savoir plus, je peux
les renvoyer à un lien sur mon site internet.
Nicole Brenez : Lequel de vos films aimeriez-vous recommander à
quelqu’un qui ne connaît pas encore votre travail ?
Anand Patwardhan : Ils sont tous mes bébés, ils sont à moi et je les
aime avec tous leurs défauts. Bien sûr, pendant un temps en tout cas,
j’ai toujours une légère préférence pour le petit dernier.
Nicole Brenez : Pourriez-vous conseiller quelques lectures
complémentaires qui permettraient de mieux comprendre l’Inde
contemporaine et le rôle de votre travail ?
Anand Patwardhan : Sur la question des castes (c’est le sujet de mon
dernier film), je viens de lire un passionnant exposé
prononcé par
Paul Divakar1 à propos de Annihilation of Caste du Dr Ambedkar2
sur barazaonline.org
Quant à mon travail, voir un article plus ancien
de John Akomfrah
sur mon site, ou celui de Mark Cousins
(mais je vous en prie,
oubliez l’expression “grand homme”. C’est juste que Mark est
infiniment gentil avec tout le monde et enclin aux superlatifs !)
Notes :
1 Paul Divakar : activiste, secrétaire national de la Campagne
nationale pour les droits des intouchables (NDT)
2 Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956) : juriste et économiste,
militant contre le système des castes, homme politique et l’un des
rédacteurs de la constitution indienne, auteur de Annihilation of caste,
texte fondateur du mouvement des droits de l’homme en Inde (NDT).
Quelques extraits de films
AI BHIM COMRADE
180’, 2012, Inde
Tourné durant 14 ans, le film suit la musique des protestations des
dalits de Maharashtra : chronique de l’histoire récente et témoignage
éloquent d’une tradition rationaliste. ¶
BOMBAY : OUR CITY
75’, 1985, Inde
Prix spécial du jury à Cinéma du réel 1986, Bombay : Our City
raconte l’histoire des 4 millions d’habitants qui luttent pour leur survie
dans les taudis de Bombay.
WAR AND PEACE
130’, 2002, Inde
Tourné durant quatre années turbulentes en Inde, au Pakistan, au
Japon et aux États-Unis, War and Peace documente les mouvements
pacifistes à une époque où règnent le militarisme global et la guerre.
Auteur
:
Florence Verdeille
CC BY-SA 3.0 FR
Tags
:
film documentaire
-
Inde
-
réalisateur
Sélection de références
La Masterclass d'Anand Patwardhan sur le blog du
Cinéma du réel
Anand Patwardhan était l'invité spécial du Festival du Cinéma du réel
2013. Au programme : une rétrospective et une masterclass.
Retrouvez la vidéo de la rencontre avec Nicole Brenez et Christophe
Jaffrelot.
Films of Anand Patwardhan
Sur le site d'Anand Patwardhan (en
anglais), retrouvez pour chacun des films
du réalisateur une notice descriptive et
un extrait.
Les principaux films :
WAVES OF REVOLUTION (KRAANTI KI
TARANGEIN) 30’, 1974, Inde
Réalisé pendant la répression survenue
lors de l’état d’urgence en Inde, le film
relate le soulèvement des habitants de
Bihar à l’est de l’Inde en 1974-1975.
PRISONERS OF CONSCIENCE
(ZAMEER KE BANDI) 40’, 1978, Inde
Chronique d’une période douloureuse de l’histoire de l’Inde : récit de l’état d’urgence imposé par Indira
Gandhi de juin 1975 à mars 1977.
BOMBAY : OUR CITY (HAMARA SHAHAR) 75’, 1985, Inde
Prix spécial du jury à Cinéma du réel 1986, Bombay : Our City raconte l’histoire des 4 millions d’
habitants qui luttent pour leur survie dans les taudis de Bombay.
IN MEMORY OF FRIENDS (UNA MITRAN DI YAAD PYAARI) 60’, 1990, Inde
Un groupe de Sikhs et d’Hindous oeuvre pour reconstruire l’harmonie communautaire dans un Punjab
déchiré par le conflit, en proposant l’identité de classe comme antidote à la violence religieuse.
IN THE NAME OF GOD (RAM KE NAM) 75’, 1992, Inde
Orchestrée par le militant Vishwa Hindu Parishad, une campagne visant la destruction de la mosquée d’
Ayodhya, laquelle aurait été construite au XVIe siècle par le premier empereur moghol d’Inde.
WE ARE NOT YOUR MONKEYS 5’, 1993, Inde
Un clip vidéo qui revisite l’épopée de Ramayana : critique du système des castes et de l’oppression des
femmes qui lui sont inhérents.
FATHER, SON AND HOLY WAR (PITR, PUTR AUR DHARMAYUDDHA) 120’, 1995, Inde
Les liens entre la religion, la violence et l’identité masculine, et les origines patriarcales de la violence en
Inde.
WAR AND PEACE (JANG AUR AMAN) 130’, 2002, Inde
Tourné durant quatre années turbulentes en Inde, au Pakistan, au Japon et aux États-Unis, War and
Peace documente les mouvements pacifistes à une époque où règnent le militarisme global et la
guerre.