L`accompagnement des patients est la condition sine qua non
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L`accompagnement des patients est la condition sine qua non
→ pharmaSuisse Portrait de Manfred Fankhauser 37 «L’accompagnement des patients est la c ondition sine qua non» Manfred Fankhauser est le seul pharmacien suisse à pouvoir fabriquer et vendre des médicaments à base de cannabis. La «Bahnhof-Apotheke» de Langnau, dont il est le propriétaire, représente pour beaucoup de patients, parfois gravement malades, la dernière bouée de sauvetage. Mais notre confère emmentalois se refuse de parler d’un produit miracle. «La charge de l’accompagnement d’un patient soigné par le D’o ù v o us v ie nt c e tt e fasc ina tio n p o ur l e cannabis? cannabis est énorme mais c’est la condition sine qua non pour la Manfred Fankhauser: J’ai eu d’une part très tôt un réel intérêt scientifique pour les plantes. Et puis après mes études de pharmacie, je souhaitais rédiger ma thèse sans devoir être lié à une place en laboratoire parce qu’à cette époque, je travaillais déjà en pharmacie et assurais des services de garde. Mon directeur de thèse, le pharmacien et historien François Ledermann, m’a alors proposé de me focaliser sur le cannabis. Mes premières recherches ont montré que la littérature était très abondante sur ce sujet mais les publications s’intéressaient plus au stupéfiant qu’au médicament éventuel. réussite du traitement», constate Manfred Fankhauser. nos produits à base de cannabis constituent presque 20% de notre chiffre d’affaires, et la tendance est à la hausse. Nous pourrions cependant survivre économiquement si ce pilier de notre activité devait tomber. I l e s t in t e rdit de faire de la pu b lic it é po u r le s pr o du it s à b as e de c an n ab is . A lo r s c o mme n t le s c lie n t s s o n t - ils in fo r mé s de vo t re o ffre ? En 2007, lorsque nous avons commencé à délivrer des gouttes de Dronabinol, ou tétrahydrocannabinol, Lorsque j’ai commencé mon travail de thèse, le can- nous avons surtout été contactés par des patients liés nabis médical refaisait l’actualité, surtout après la à des organisations d’entraide. Aujourd’hui, beaudécouverte des récepteurs cannabinoïdes en 1988. coup de clients nous trouvent suite aux recommanMais en raison de son caractère illégal, beaucoup de dations de leur entourage. La forte couverture mépatients consommaient le cannabis en cachette à diatique a également largement contribué à faire cette époque. Comme j’étais en Suisse la personne connaître nos produits. Et notamment depuis l’autode contact du Groupe de travail interdisciplinaire risation de mise sur le marché du Sativex® il y a deux pour les cannabinoïdes en médecine, fondé en Alle- ans. L’initiative vient aussi des médecins qui s’étaient magne en 1997, j’ai reçu beaucoup de demandes de auparavant montré très hésitants à prescrire de tels patients, de médecins intéressés et d’organisations produits. Depuis lors, pratiquement plus personne d’entraide. Je me suis donc immergé encore plus ne considère les produits à base de cannabis de notre profondément dans le sujet en essayant de savoir si assortiment comme des drogues. Leur dosage est une utilisation médicale du cannabis pouvait être établie sur une base sérieuse. Y a-t-il eu un moment clé pendant votre thèse? Mini-curriculum Co mment le cann ab is e s t- il fina l e m e nt a r r i v é d a n s vo tre pha rm a cie ? Quelqu’un d’autre aurait sans doute d’abord mené des études de rentabilité, mais nous nous sommes lancés il y a huit ans sans faire de «business plan». Ce qui nous a poussés à le faire, c’était la grande souffrance des patients. Nous avons dû dès le début débourser près de 20000 francs, uniquement pour les examens requis et obtenir l’autorisation. Aujourd’hui, pharmaJournal 24 | 11.2015 →→ 1986–1991: études de pharmacie à l’Université de Berne →→ 1992–1996: thèse d’histoire de la pharmacie, avec le Prof. Dr François Ledermann, Berne →→ 2002–2004: spécialiste FPH en pharmacie d’officine →→ Depuis 1990: propriétaire de sa propre pharmacie à Langnau →→ 1992–1993: formation en homéopathie classique (SAHP) →→ Depuis 1996: membre du groupe de travail interdisciplinaire pour les cannabinoïdes en médecine (SACM) →→ Depuis 2004: chargé de cours en histoire de la pharmacie à l’ETH Zurich →→ Depuis 2012: membre du «Sanitätskollegiums» du canton de Berne → pharmaSuisse 38 Sécurité maximale: Une meilleure qualité de vie grâce au cannabis le THC pur est stocké Les résultats suite à un traitement à base de cannabis sont sou- dans un coffre-fort vent bons, voire très bons, surtout dans les indications comme situé au sous-sol de la les douleurs, la sclérose en plaques et les spasmes. Selon pharmacie. Manfred Fankhauser, plusieurs patients de la «Bahnhof-Apotheke» avaient même déjà fixé un rendez-vous avec Exit. Grâce au cannabis à usage médical, ils ont pu retrouver une qualité de vie supportable. A l’image de cette patiente de 45 ans, qui s’est retrouvée paralysée suite à une anesthésie rachidienne locale. Elle a passé une année en chaise roulante et a dû prendre des médicaments antispastiques extrêmement puissants qui avaient de très forts effets indésirables. Depuis six mois, cette musicienne prend de la teinture mère de cannabis trois fois par jour à faible dose. Elle dit s’être sentie renaître et a même pu reprendre ses activités musicales. «Avec nos produits, nous ne pouvons naturellement pas stopper les maladies, ni même les généralement bien trop faible pour avoir un effet guérir. Mais nous pouvons apporter un réel soulagement», répsychotrope. Internet a également eu un grand imsume Manfred Fankhauser pact sur l’état des informations et sur le déplacement croissant de la demande venant des patients vers patients à cause de la mise sur le marché du Sativex®. celle venant des médecins. Mais cela n’a pas été le cas, car beaucoup de patients utilisent plus volontiers nos gouttes que le spray. En S ativ e x ® a é té a ut o ris é e n 2013. Qu e l e n a é té l ’ im p act su r vo s ac t ivit é s ? fait, cette mise sur le marché a surtout permis de dissiper les doutes des personnes sceptiques, notamLe spray Sativex® peut être prescrit sans autorisation ment sur le fait que ces produits faisaient trop peu spéciale au même titre qu’un stupéfiant normal mais l’objet de recherches. uniquement pour les patients atteints de sclérose en plaques. Il s’agit presque d’une copie de notre tein- Po u r ré po n dre au x qu e s t io n s s u r le c a n na bi s, ture mère mais sous forme de gouttes. Nous avons vo u s ave z u n e lig n e t é lé ph o n iqu e sp éc i ale. d’abord pensé que nous allions perdre de nombreux Q u e l a é t é l’in ve s t is s e me n t po u r ré p on dre au x de man de s ? De la demande d’autorisation au produit Depuis 2007, la «Bahnhof-Apotheke» fabrique du Dronabinol à base de tétrahydro-cannabinol (THC) synthétisé à partir d’éléments de l’écorce d’orange. En Suisse, une utilisation médicale n’est possible qu’avec une autorisation spéciale délivrée par l’OFSP. Avec la modification de la loi qui a eu lieu il y a quatre ans, la fabrication de produits naturels de cannabis est maintenant aussi possible. Avec le chimiste Markus Lüdi et une entreprise qui cultive le chanvre, Manfred Fankhauser a donc déposé une demande en ce sens et il possède une autorisation soumise à des normes très strictes régissant la culture, les quantités et les contrats d’achat. La teinture mère préparée par la «Bahnhof-Apotheke» coûte près d’un tiers de moins que le Dronabinol. Elle est de plus en plus souvent prescrite. Les deux produits ont un effet très comparable, la principale différence résidant dans le fait que les produits issus du cannabis naturel contiennent d’autres substances en plus du THC, notamment du cannabidiol. Ce dernier est un puissant anti-inflammatoire, antiépileptique et anxiolytique. Le Dronabinol en revanche stimule mieux l’appétit. Le choix du produit est décidé en commun avec le médecin en fonction de la pathologie à traiter. Depuis peu, une huile de cannabis est également disponible. Semblable à la teinture de cannabis, elle est toutefois plus fortement concentrée en cannabidiol. Le développement de ces différents produits a été marqué, selon Manfred Fankhauser, par de larges périodes d’essai pour lesquelles il a fallu payer le prix de l’apprentissage. Ainsi une extraction à froid de la teinture mère de cannabis a d’abord été entreprise. Mais au détriment de la stabilité du produit. Depuis quelques mois, la teinture mère est chauffée, ce qui, d’après les réactions reçues, améliore son effet. Contrairement au Dronabinol, bien documenté, il n’existe pas encore d’étude sur la teinture mère de cannabis. Aujourd’hui, la pharmacie dispose de quatre ans d’expériences et compte plusieurs centaines de patients qui prennent ce produit. Mais pour Manfred Fankhauser, les obstacles sont pourtant beaucoup trop élevés pour la faire enregistrer. pharmaJournal 24 | 11.2015 Dans le domaine de l’information et des clarifications, l’investissement est très grand. Nous recevons beaucoup de questions de l’étranger ou de personnes qui veulent se renseigner sans engagement et qui ne seront jamais des clients. Mais il est important pour moi que chacun reçoive les informations qu’il désire. C’est peut-être mon cœur de pharmacien qui prend le dessus sur mon cerveau de chef d’entreprise. Parfois, des espoirs sont anéantis car le cannabis n’est pas la solution à tous les problèmes. Il y a donc toujours des clients déçus qui ressortent de notre pharmacie. Les conseils à donner aux clients durant leur traitement sont également très importants et intensifs. Cet investissement doit forcément se répercuter sur le prix du produit. C o mme n t g é re z - vo u s la de man de qu i n e cesse de c r o ît re ? Actuellement, je suis aidé par trois assistantes médicales pour tout ce qui concerne le cannabis. Et nous avons créé des locaux spécialement pour cette activité. Actuellement, nous accompagnons entre 500 et 600 patients. En huit ans, depuis que nous vendons des produits à base de cannabis, nous en avons accompagné environ 1600, atteints de pathologies très différentes. Beaucoup d’entre eux nous contactent → pharmaSuisse parce qu’ils ont des questions sur les médicaments, Le s o b s t ac le s fin an c ie r s s e mb le n t é g ale me n t raison pour laquelle je ne peux plus assurer la prise é le vé s ? en charge et l’approvisionnement tout seul. D’autant qu’après avoir établi l’ordonnance, les médecins C’est un fait. Les caisses-maladie ne sont pas tenues nous délèguent fréquemment la prise en charge en de rembourser ce type de produits. Le traitement raison de notre grande expérience dans le domaine. n’est pris en charge que pour deux tiers des patients, Notre mission est essentiellement d’éclaircir les et parfois seulement en partie. Mais les coûts sont et questions concernant la posologie, la tolérance et les restent un problème. Certains patients ont de la associations avec les autres médicaments. Et en plus, peine à payer. Mais pour moi, la question de la solvail faut un certain temps jusqu’à ce que la dose cor- bilité ne vient qu’à la deuxième ou troisième position recte soit fixée. quand les patients sont sévèrement atteints. Si c’est le cas, je n’attends pas la confirmation de prise en Co mment se d é ro ul e u n c o ns e il cl a ss ique ? charge. C’est un véritable exercice d’équilibriste. D’un côté, j’aimerais aider chacun, mais de l’autre les Au début, le patient nous contacte par téléphone ou affaires doivent être rentables. par mail. Les entretiens durent environ un quart d’heure. Dans un tiers des cas, il s’avère que le can- Po u rqu o i e s t - il in t e rdit e n S u is s e de pre s c r ire nabis n’est pas adapté au patient. Pour les autres, du c an n ab is s o u s fo r me d’h e r b e ? nous mettons à disposition des documents complémentaires les informant sur la suite de la procédure, En Allemagne, cela est possible dans des cas excepla prescription médicale et sur les coûts du traite- tionnels. 300 à 400 patients sont concernés. Mais ment. Le médecin consulté par le patient va ensuite cette demande ne trouve aucun écho auprès de nous contacter. La charge administrative lui prend l’OFSP. Je suis moi-même partagé, car fumer le canenviron une demi-heure. Hormis la déclaration de nabis peut remettre en question la frontière qui séconsentement du patient, il doit demander une pare le médicament de la drogue. confirmation de prise en charge. En pratique, nous procédons à un test d’utilisation pendant un mois. Si Ju s qu ’à qu e l po in t c e t t e fo c alis at io n s u r le le test montre un réel bénéfice, la caisse-maladie est c an n ab is a- t - e lle in flu e n c é vo t re r ô le de ph ar mac ie n ? alors contactée. L’autorisation est délivrée par l’OFSP dans les sept à dix jours après le dépôt de la demande, mais Nous avons fait de la fabrication et de la remise de ce délai peut être beaucoup plus court pour les pa- médicaments à base de cannabis notre spécialité et tients gravement malades en phase terminale. Après sommes aujourd’hui les interlocuteurs de nombreux avoir reçu l’ordonnance du médecin, nous expédions patients, organisations, cliniques et professeurs le médicament au patient en courrier recommandé. d’université. Généralement, une pharmacie d’offiLà aussi, il nous faut respecter des exigences précises. cine agit plutôt comme une exécutrice; avec la remise Après une semaine, les patients ont généralement de médicaments à base de cannabis, les rapports sont beaucoup de questions à nous poser. Il arrive même pratiquement inversés. Ma fonction de pharmacien parfois que le médicament n’agisse pas. est prise au sérieux et appréciée. Mais cela m’oblige constamment à connaître les dernières études pour Quelle est la différence avec les autres médica- offrir des données fiables. Ce n’est pas toujours très ments soumis à ordonnance lors de la remise? facile car je dois aussi diriger en même temps une officine. La charge de l’accompagnement est énorme. Mais cet accompagnement est la condition sine qua non Vo u s ê t e s au s s i s o u ve n t e n c o n t ac t ave c de s pour la réussite du traitement. S’ajoute à cela que pat ie n t s g rave me n t malade s . C o mme n t fait e s beaucoup de nos patients sont déjà très affaiblis par vo u s po u r s u ppo r t e r c e t t e c h arg e ? leur maladie et ont épuisé toutes les possibilités de traitement. Ils ont un énorme besoin de communi- Il faut savoir prendre une certaine distance, ce qui quer et posent de nombreuses questions, mais ils n’est pas toujours facile. Je m’organise régulièrement doivent aussi faire face à des soucis et des peurs. des moments de détente et de loisir en faisait du Dans une certaine mesure, nous agissons en tant sport, en écoutant de la musique ou en passant des qu’accompagnant spirituel, notamment parce que soirées en bonne compagnie. ❚ nous sommes souvent leur dernier espoir. C’est un aspect important de la prise en charge et je ne crois Interview et photos: Tanja Aebli pas qu’on puisse agir dans ce domaine avec comme seule optique la rentabilité. Nous pourrions fabriquer une quantité dix fois supérieure à ce que nous faisons actuellement mais la prise en charge ne serait plus assurée. pharmaJournal 24 | 11.2015 La Bahnhof-Apotheke de Langnau: de la tradition à l ’innovation Dans cette pharmacie de l’Emmental créée il y a 25 ans, la profession de pharmacien, l’individualisme et l’indépendance sont maintenus à un niveau élevé. Avec sa femme, droguiste diplômée, et une équipe constituée de 29 personnes, Manfred Fankhauser fabrique lui-même de nombreuses préparations et gère sa propre ligne de plantes médicinales. Grâce à une spécialisation en médecine complémentaire, sa pharmacie est connue bien au-delà des frontières de la région. Depuis 2007, la pharmacie délivre des gouttes de Dronabinol et depuis quatre ans, elle élabore des formules à base de teinture mère de cannabis. 39