L`accompagnement des patients est la condition sine qua non

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L`accompagnement des patients est la condition sine qua non
→ pharmaSuisse
Portrait de Manfred Fankhauser
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«L’accompagnement des patients est la c­ ondition
sine qua non»
Manfred Fankhauser est le seul pharmacien
suisse à pouvoir fabriquer et vendre des médicaments à base de cannabis. La «Bahnhof-Apotheke» de Langnau, dont il est le propriétaire,
représente pour beaucoup de patients, parfois
gravement malades, la dernière bouée de sauvetage. Mais notre confère emmentalois se refuse de parler d’un produit miracle.
«La charge de l’accompagnement d’un patient soigné par le
D’o ù v o us v ie nt c e tt e fasc ina tio n p o ur l e
cannabis?
­cannabis est énorme
mais c’est la condition
sine qua non pour la
Manfred Fankhauser: J’ai eu d’une part très tôt un
réel intérêt scientifique pour les plantes. Et puis après
mes études de pharmacie, je souhaitais rédiger ma
thèse sans devoir être lié à une place en laboratoire
parce qu’à cette époque, je travaillais déjà en pharmacie et assurais des services de garde. Mon directeur de thèse, le pharmacien et historien François
Ledermann, m’a alors proposé de me focaliser sur le
cannabis. Mes premières recherches ont montré que
la littérature était très abondante sur ce sujet mais les
publications s’intéressaient plus au stupéfiant qu’au
médicament éventuel.
réussite du traitement», constate
Manfred Fankhauser.
nos produits à base de cannabis constituent presque
20% de notre chiffre d’affaires, et la tendance est à la
hausse. Nous pourrions cependant survivre économiquement si ce pilier de notre activité devait tomber.
I l e s t in t e rdit de faire de la pu b lic it é po u r le s
pr o du it s à b as e de c an n ab is . A lo r s c o mme n t
le s c lie n t s s o n t - ils in fo r mé s de vo t re o ffre ?
En 2007, lorsque nous avons commencé à délivrer
des gouttes de Dronabinol, ou tétrahydrocannabinol,
Lorsque j’ai commencé mon travail de thèse, le can- nous avons surtout été contactés par des patients liés
nabis médical refaisait l’actualité, surtout après la à des organisations d’entraide. Aujourd’hui, beaudécouverte des récepteurs cannabinoïdes en 1988. coup de clients nous trouvent suite aux recommanMais en raison de son caractère illégal, beaucoup de dations de leur entourage. La forte couverture mépatients consommaient le cannabis en cachette à diatique a également largement contribué à faire
cette époque. Comme j’étais en Suisse la personne connaître nos produits. Et notamment depuis l’autode contact du Groupe de travail interdisciplinaire risation de mise sur le marché du Sativex® il y a deux
pour les cannabinoïdes en médecine, fondé en Alle- ans. L’initiative vient aussi des médecins qui s’étaient
magne en 1997, j’ai reçu beaucoup de demandes de auparavant montré très hésitants à prescrire de tels
patients, de médecins intéressés et d’organisations produits. Depuis lors, pratiquement plus personne
d’entraide. Je me suis donc immergé encore plus ne considère les produits à base de cannabis de notre
profondément dans le sujet en essayant de savoir si assortiment comme des drogues. Leur dosage est
une utilisation médicale du cannabis pouvait être
établie sur une base sérieuse.
Y a-t-il eu un moment clé pendant votre thèse?
Mini-curriculum
Co mment le cann ab is e s t- il fina l e m e nt
­a r r i v é d a n s vo tre pha rm a cie ?
Quelqu’un d’autre aurait sans doute d’abord mené
des études de rentabilité, mais nous nous sommes
lancés il y a huit ans sans faire de «business plan». Ce
qui nous a poussés à le faire, c’était la grande souffrance des patients. Nous avons dû dès le début débourser près de 20000 francs, uniquement pour les
examens requis et obtenir l’autorisation. Aujourd’hui,
pharmaJournal 24 | 11.2015
→→ 1986–1991: études de pharmacie à l’Université de Berne
→→ 1992–1996: thèse d’histoire de la pharmacie, avec le Prof. Dr François Ledermann,
Berne
→→ 2002–2004: spécialiste FPH en pharmacie d’officine
→→ Depuis 1990: propriétaire de sa propre pharmacie à Langnau
→→ 1992–1993: formation en homéopathie classique (SAHP)
→→ Depuis 1996: membre du groupe de travail interdisciplinaire pour les cannabinoïdes
en médecine (SACM)
→→ Depuis 2004: chargé de cours en histoire de la pharmacie à l’ETH Zurich
→→ Depuis 2012: membre du «Sanitätskollegiums» du canton de Berne
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Sécurité maximale:
Une meilleure qualité de vie grâce au cannabis
le THC pur est stocké
Les résultats suite à un traitement à base de cannabis sont sou-
dans un coffre-fort
vent bons, voire très bons, surtout dans les indications comme
­situé au sous-sol de la
les douleurs, la sclérose en plaques et les spasmes. Selon
pharmacie.
Manfred Fankhauser, plusieurs patients de la «Bahnhof-Apotheke» avaient même déjà fixé un rendez-vous avec Exit. Grâce
au cannabis à usage médical, ils ont pu retrouver une qualité de
vie supportable. A l’image de cette patiente de 45 ans, qui s’est
retrouvée paralysée suite à une anesthésie rachidienne locale.
Elle a passé une année en chaise roulante et a dû prendre
des médicaments antispastiques extrêmement puissants qui
avaient de très forts effets indésirables. Depuis six mois, cette
musicienne prend de la teinture mère de cannabis trois fois par
jour à faible dose. Elle dit s’être ­sentie renaître et a même pu
reprendre ses activités musicales. «Avec nos produits, nous ne
pouvons naturellement pas stopper les maladies, ni même les
généralement bien trop faible pour avoir un effet
guérir. Mais nous pouvons apporter un réel soulagement», répsychotrope. Internet a également eu un grand imsume Manfred Fankhauser
pact sur l’état des informations et sur le déplacement
croissant de la demande venant des patients vers
patients à cause de la mise sur le marché du Sativex®.
celle venant des médecins.
Mais cela n’a pas été le cas, car beaucoup de patients
utilisent plus volontiers nos gouttes que le spray. En
S ativ e x ® a é té a ut o ris é e n 2013.
Qu e l e n a é té l ’ im p act su r vo s ac t ivit é s ?
fait, cette mise sur le marché a surtout permis de
dissiper les doutes des personnes sceptiques, notamLe spray Sativex® peut être prescrit sans autorisation ment sur le fait que ces produits faisaient trop peu
spéciale au même titre qu’un stupéfiant normal mais l’objet de recherches.
uniquement pour les patients atteints de sclérose en
plaques. Il s’agit presque d’une copie de notre tein- Po u r ré po n dre au x qu e s t io n s s u r le c a n na bi s,
ture mère mais sous forme de gouttes. Nous avons vo u s ave z u n e lig n e t é lé ph o n iqu e sp éc i ale.
d’abord pensé que nous allions perdre de nombreux Q u e l a é t é l’in ve s t is s e me n t po u r ré p on dre
au x de man de s ?
De la demande d’autorisation au produit
Depuis 2007, la «Bahnhof-Apotheke» fabrique du Dronabinol à base de tétrahydro-cannabinol (THC) synthétisé à partir d’éléments de l’écorce d’orange. En Suisse, une utilisation médicale n’est possible qu’avec une autorisation spéciale délivrée par l’OFSP. Avec
la modification de la loi qui a eu lieu il y a quatre ans, la fabrication de produits naturels
de cannabis est maintenant aussi possible. Avec le chimiste Markus Lüdi et une entreprise qui cultive le chanvre, Manfred Fankhauser a donc déposé une demande en ce sens
et il possède une autorisation soumise à des normes très strictes régissant la culture, les
quantités et les contrats d’achat.
La teinture mère préparée par la «Bahnhof-Apotheke» coûte près d’un tiers de moins que
le Dronabinol. Elle est de plus en plus souvent prescrite. Les deux produits ont un effet
très comparable, la principale différence résidant dans le fait que les produits issus du
cannabis naturel contiennent d’autres substances en plus du THC, notamment du cannabidiol. Ce dernier est un puissant anti-inflammatoire, antiépileptique et anxiolytique. Le
Dronabinol en revanche stimule mieux l’appétit. Le choix du produit est décidé en commun avec le médecin en fonction de la pathologie à traiter. Depuis peu, une huile de
cannabis est également disponible. Semblable à la teinture de cannabis, elle est toutefois plus fortement concentrée en cannabidiol.
Le développement de ces différents produits a été marqué, selon Manfred Fankhauser,
par de larges périodes d’essai pour lesquelles il a fallu payer le prix de l’apprentissage.
Ainsi une extraction à froid de la teinture mère de cannabis a d’abord été entreprise.
Mais au détriment de la stabilité du produit. Depuis quelques mois, la teinture mère est
chauffée, ce qui, d’après les réactions reçues, améliore son effet.
Contrairement au Dronabinol, bien documenté, il n’existe pas encore d’étude sur la teinture mère de cannabis. Aujourd’hui, la pharmacie dispose de quatre ans d’expériences et
compte plusieurs centaines de patients qui prennent ce produit. Mais pour Manfred
Fankhauser, les obstacles sont pourtant beaucoup trop élevés pour la faire enregistrer.
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Dans le domaine de l’information et des clarifications,
l’investissement est très grand. Nous recevons beaucoup de questions de l’étranger ou de personnes qui
veulent se renseigner sans engagement et qui ne seront jamais des clients. Mais il est important pour
moi que chacun reçoive les informations qu’il désire.
C’est peut-être mon cœur de pharmacien qui prend
le dessus sur mon cerveau de chef d’entreprise. Parfois, des espoirs sont anéantis car le cannabis n’est
pas la solution à tous les problèmes. Il y a donc toujours des clients déçus qui ressortent de notre pharmacie. Les conseils à donner aux clients durant leur
traitement sont également très importants et intensifs. Cet investissement doit forcément se répercuter
sur le prix du produit.
C o mme n t g é re z - vo u s la de man de qu i n e cesse
de c r o ît re ?
Actuellement, je suis aidé par trois assistantes médicales pour tout ce qui concerne le cannabis. Et nous
avons créé des locaux spécialement pour cette activité. Actuellement, nous accompagnons entre 500 et
600 patients. En huit ans, depuis que nous vendons
des produits à base de cannabis, nous en avons accompagné environ 1600, atteints de pathologies très
différentes. Beaucoup d’entre eux nous contactent
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parce qu’ils ont des questions sur les médicaments, Le s o b s t ac le s fin an c ie r s s e mb le n t é g ale me n t
raison pour laquelle je ne peux plus assurer la prise é le vé s ?
en charge et l’approvisionnement tout seul. D’autant
qu’après avoir établi l’ordonnance, les médecins C’est un fait. Les caisses-maladie ne sont pas tenues
nous délèguent fréquemment la prise en charge en de rembourser ce type de produits. Le traitement
raison de notre grande expérience dans le domaine. n’est pris en charge que pour deux tiers des patients,
Notre mission est essentiellement d’éclaircir les et parfois seulement en partie. Mais les coûts sont et
questions concernant la posologie, la tolérance et les restent un problème. Certains patients ont de la
associations avec les autres médicaments. Et en plus, peine à payer. Mais pour moi, la question de la solvail faut un certain temps jusqu’à ce que la dose cor- bilité ne vient qu’à la deuxième ou troisième position
recte soit fixée.
quand les patients sont sévèrement atteints. Si c’est
le cas, je n’attends pas la confirmation de prise en
Co mment se d é ro ul e u n c o ns e il cl a ss ique ?
charge. C’est un véritable exercice d’équilibriste.
D’un côté, j’aimerais aider chacun, mais de l’autre les
Au début, le patient nous contacte par téléphone ou affaires doivent être rentables.
par mail. Les entretiens durent environ un quart
d’heure. Dans un tiers des cas, il s’avère que le can- Po u rqu o i e s t - il in t e rdit e n S u is s e de pre s c r ire
nabis n’est pas adapté au patient. Pour les autres, du c an n ab is s o u s fo r me d’h e r b e ?
nous mettons à disposition des documents complémentaires les informant sur la suite de la procédure, En Allemagne, cela est possible dans des cas excepla prescription médicale et sur les coûts du traite- tionnels. 300 à 400 patients sont concernés. Mais
ment. Le médecin consulté par le patient va ensuite cette demande ne trouve aucun écho auprès de
nous contacter. La charge administrative lui prend l’OFSP. Je suis moi-même partagé, car fumer le canenviron une demi-heure. Hormis la déclaration de nabis peut remettre en question la frontière qui séconsentement du patient, il doit demander une pare le médicament de la drogue.
confirmation de prise en charge. En pratique, nous
procédons à un test d’utilisation pendant un mois. Si Ju s qu ’à qu e l po in t c e t t e fo c alis at io n s u r le
le test montre un réel bénéfice, la caisse-maladie est c an n ab is a- t - e lle in flu e n c é vo t re r ô le de
ph ar mac ie n ?
alors contactée.
L’autorisation est délivrée par l’OFSP dans les
sept à dix jours après le dépôt de la demande, mais Nous avons fait de la fabrication et de la remise de
ce délai peut être beaucoup plus court pour les pa- médicaments à base de cannabis notre spécialité et
tients gravement malades en phase terminale. Après sommes aujourd’hui les interlocuteurs de nombreux
avoir reçu l’ordonnance du médecin, nous expédions patients, organisations, cliniques et professeurs
le médicament au patient en courrier recommandé. d’université. Généralement, une pharmacie d’offiLà aussi, il nous faut respecter des exigences précises. cine agit plutôt comme une exécutrice; avec la remise
Après une semaine, les patients ont généralement de médicaments à base de cannabis, les rapports sont
beaucoup de questions à nous poser. Il arrive même pratiquement inversés. Ma fonction de pharmacien
parfois que le médicament n’agisse pas.
est prise au sérieux et appréciée. Mais cela m’oblige
constamment à connaître les dernières études pour
Quelle est la différence avec les autres médica- offrir des données fiables. Ce n’est pas toujours très
ments soumis à ordonnance lors de la remise?
facile car je dois aussi diriger en même temps une
officine.
La charge de l’accompagnement est énorme. Mais
cet accompagnement est la condition sine qua non Vo u s ê t e s au s s i s o u ve n t e n c o n t ac t ave c de s
pour la réussite du traitement. S’ajoute à cela que pat ie n t s g rave me n t malade s . C o mme n t fait e s beaucoup de nos patients sont déjà très affaiblis par vo u s po u r s u ppo r t e r c e t t e c h arg e ?
leur maladie et ont épuisé toutes les possibilités de
traitement. Ils ont un énorme besoin de communi- Il faut savoir prendre une certaine distance, ce qui
quer et posent de nombreuses questions, mais ils n’est pas toujours facile. Je m’organise régulièrement
doivent aussi faire face à des soucis et des peurs. des moments de détente et de loisir en faisait du
Dans une certaine mesure, nous agissons en tant sport, en écoutant de la musique ou en passant des
qu’accompagnant spirituel, notamment parce que soirées en bonne compagnie. ❚
nous sommes souvent leur dernier espoir. C’est un
aspect important de la prise en charge et je ne crois Interview et photos: Tanja Aebli
pas qu’on puisse agir dans ce domaine avec comme
seule optique la rentabilité. Nous pourrions fabriquer
une quantité dix fois supérieure à ce que nous faisons
actuellement mais la prise en charge ne serait plus
assurée.
pharmaJournal 24 | 11.2015
La Bahnhof-Apotheke de Langnau:
de la tradition à
­l ’innovation
Dans cette pharmacie
de l’Emmental créée il
y a 25 ans, la profession de pharmacien,
l’individualisme et
­l’indépendance sont
maintenus à un niveau élevé. Avec sa
femme, droguiste diplômée, et une équipe
constituée de 29 personnes, Manfred
Fankhauser fabrique
lui-même de nombreuses préparations
et gère sa propre
ligne de plantes médicinales. Grâce à une
spécialisation en médecine complémentaire, sa pharmacie est
connue bien au-delà
des frontières de la
­région. Depuis 2007,
la pharmacie délivre
des gouttes de Dronabinol et depuis quatre
ans, elle élabore des
formules à base de
teinture mère de cannabis.
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