Ethique dans l`industrie du vêtement – Test
Transcription
Ethique dans l`industrie du vêtement – Test
L' É T H I Q U E D A N S L E S C H A Î N E S D ' H A B I L L E M E N T Fashion victims L. Buelens et C. Rousseau Les véritables victimes de la mode sont les ouvriers qui fabriquent nos vêtements dans des conditions extrêmement dures. Si l'on doublait leur salaire, le prix de nos vêtements n'augmenterait presque pas. Alors, à qui profite le crime ? A votre avis, quel est le point commun entre un fast-food et un jeans à la mode ? En fait, c'est le "fast". Cela ne vous a certainement pas échappé, les vitrines de magasins de vêtements se succèdent à une allure folle – il faudrait presque renouveler notre garderobe tous les trois mois – et les prix des habits ont dégringolé ces dernières années. Vite fabriqués, vite vendus, vite remplacés, dans le jargon, on parle de "fast fashion". Oui, mais cet emballement a son corollaire, une facture sociale et environnementale aussi salée que les frites du Mcdo. Chaque marque de prêt-à-porter gère ce corollaire à sa 46 façon. Ce sont ces compromis(sions) que nous évaluons dans cette enquête. Xtra Lâche Le secret du textile pas cher, on s'en doute, est à chercher du côté des pays à faibles coûts de production. Et de la sous-traitance : rares sont les chaînes qui produisent elles-mêmes leurs vêtements. Le secteur textile européen sous-traite principalement en Asie, en Chine surtout, et dans les pays proches comme le Maroc ou la Turquie. Les acheteurs, figures centrales de cette division internationale du travail, mettent en concurrence les fournisseurs test-achats . n° 512 . septembre 2007 Notre enquête Neuf associations européennes de défense de consommateurs ont pris part à cette enquête. En tout, l'éthique sociale et environnementale de 35 marques de prêt-à-porter a été évaluée. Pour ce faire, nous avons rassemblé et confronté documents, enquêtes, rapports d'audits, etc. émanant de multiples sources : entreprises concernées, ONG's (en particulier la Campagne internationale Vêtements Propres), organisations syndicales, instituts de recherche... Les données récoltées ont été envoyées aux marques pour leur donner l'occasion de réagir. Le tableau en p. 48 reprend les 16 marques les plus connues en Belgique. du monde entier grâce au système des enchères inversées. Un acheteur, qui agit pour le compte de telle marque, lance une offre sur internet et les fournisseurs enchérissent à la baisse pour décrocher le contrat. Une grande chaîne peut avoir entre 400 et 800 fournisseurs différents. Autant dire que, isolés comme ils le sont, les sous-traitants n'ont aucun pouvoir. La gestion informatisée des stocks permet de visualiser les pièces manquantes en un coup d'oeil et d'ajuster les commandes de réassort au plus près. Pour minimiser les risques d'accumulation d'invendus, les marques commandent ainsi moins d'unités, mais plus souvent, et elles les veulent tout de suite, parfois dans les dix jours ! Ce rythme de production effréné exige des fournisseurs une réactivité, une flexibilité et une productivité inimaginables. Sommés de produire mieux et moins cher tout en traitant décemment leurs employés, ils se retrouvent avec une équation impossible sur les bras. Pour rassurer l'opinion publique, la distribution textile brandit des codes de conduite d'une main – aujourd'hui, toutes les usines du monde en ont un placardé au mur – mais de l'autre, elle exerce une telle pression sur les prix que leur application est tout simple- Les bas salaires n'expliquent pas tout ment impossible. Au bout du compte, le poids de ce modèle malsain repose sur les épaules des travailleurs : journées interminables, salaires ridicules,... Et le système n'épuise pas que les hommes, l'environnement aussi en prend un coup, d'autant que l'industrie textile figure parmi les plus polluantes. Pourquoi les codes de conduite sont inopérants Certaines chaînes fournissent à leurs acheteurs des formations éthiques pour qu'ils prennent les standards sociaux en considération dans leur travail (Mango, C&A, Hema, Springfield et We). C'est un bon pas, mais cela ne garantit toujours pas leur application. Si les codes restent lettre morte, c'est aussi parce que leur contrôle n'est pas systématique – Celio, Esprit, We et Zeeman ont des codes mais ne les contrôlent pas – et qu'il est facile de les contourner. D'ailleurs, les fraudes à l'audit social sont monnaie courante. Un exemple avec une usine produisant pour We en Chine : le fournisseur de la marque gère une usine irréprochable où les visiteurs et les auditeurs sont les bienvenus, mais c'est une usine fantoche qui ne produit qu'une infime partie des vêtements. Il confie en fait l'écrasante majorité de sa production à un sous-traitant qui, lui, ne s'encombre pas de standards. A l'image de cette usine au Bangladesh, fournissant e.a. Zara, qui violait allégrement les lois sociales et urbanistiques et qui s'est effondrée en 2005, tuant 64 ouvriers. Autre grande hypocrisie : lorsqu'un dysfonctionnement est dénoncé dans une usine, les marques corrigent le tir localement mais se gardent bien d'imposer la nouvelle donne dans toute la chaîne de production. Pas étonnant dès lors que de nombreuses marques rechignent à dévoiler le nom de leurs fournisseurs. (Par contre, elles mentionnent quasi toutes le pays d'origine du vêtement sur l'étiquette.) Exception notable : Mango, qui fait preuve d'une totale transparence en rendant publique la liste de tous ses fournisseurs Les bas salaires des ouvriers n'expliquent pas, à eux seuls, les prix plancher des vêtements. La main d'oeuvre ne compte que pour un petit pourcent du prix d'un habit. Si les salaires sont maintenus tellement bas, c'est principalement à cause de la compétition entre les fournisseurs, sommés par le département achat des marques de produire de moins en moins cher. Seule Zara inclut le paiement d'un salaire décent dans sa politique sociale, c'est à dire, qui permette aux travailleurs de nourrir leur famille, d'éduquer leurs enfants et de mettre un peu d'argent de côté. Les autres marques se contentent d'évoquer les minima légaux ou en vigueur dans le secteur. Or, il est de notoriété publique que dans de nombreux pays producteurs, ces salaires ne couvrent absolument pas les coûts de l'existence. Structure du prix d'un vêtement (%) Formation du prix d’un vêtement (€) Prix à la sortie de l’usine 5,25 Prix assurances, transports et douanes compris 6,47 Prix de gros (marge du grossiste 30-70%) 9,71 Prix au détail (marge du détaillant 200-300%) 38,82 TVA (25%) 9,71 Prix de vente TVAC 48,51 source : Organisation Internationale du Travail (2003) Salaire moyen des travailleurs (€/h) 9,08 8,16 50 Détaillant et TVA 4,17 24 Marque, frais administratifs, publicité 13 Importation, transport et packaging 1,42 1 12 0,19 0,46 0,58 0,7 Tissu et confection Pakistan Inde Mexique Allemagne Sri Lanka Chine Hong Kong Etats-Unis Main d'œuvre source : Clean Clothes Campaign (2007) source : Danish Import Promotion Programme (2006) dans le monde. La marque espagnole ainsi que H&M, Hema, Zara sont les seuls à publier des rapports éthiques sur leur site web. Précisons enfin qu'il y a des compagnies qui n'ont toujours pas montré d'engagement réel en matière de politique sociale et n'ont même pas adopté les standards de base de l'Organisation Internationale du Travail. C'est le cas de Benetton (l'ex-champion des publicités militantes !), Kookaï, Promod et Wibra. Des initiatives multipartites pour aller plus loin Comparé à ses concurrents, le suédois H&M a quelques longueurs d'avance. La chaîne impose un code de conduite assez complet à tous ses fournisseurs et investit pas mal de moyens pour contrôler son respect (en 2006, elle a procédé à 1 500 visites de contrôle). Davantage exposé au feu des critiques, qui s'intensifient depuis les années 90, le géant de l'habillement a développé ses politiques éthiques en réaction aux attaques de la société civile. Comme quoi, cellesci ont des effets. Mais aujourd'hui, les défenseurs de l'éthique se rendent bien compte que les codes n'ont pas offert la solution espérée. C'est de ce constat que sont nées les initiatives multipartites (multi-stakeholder initiatives). Basées sur un autre type de rapport entre les marques et la société civile, ces initiatives impliquent, comme le nom l'indique, plusieurs partenaires, septembre 2007 . n° 512 . test-achats 47 MARQUES code de conduite dialogue ONG et syndicats management audits sociaux autres aspects sociaux Total Politique environnementale Produits labellisés Transparence APPRÉCIATION GLOBALE ETHIQUE DES CHAÎNES D’HABILLEMENT : RÉSULTATS DE L’ENQUÊTE H&M MANGO C&A HEMA SPRINGFIELD ZARA MEXX M&S MODE WE ZEEMAN CELIO BENETTON KOOKAI PROMOD ESPRIT WIBRA C C C A C A B A C C D E D E D E A D D D D A A E D E E D E E E E B B B C B D D C B E E E E E E E A A C C C C A C C D E E D E E E A A A C B E C D D E E E E E E E B B C C C C B C C E E E E E E E B B B B D C E D D E E E E E E E B C C D C E E E E B B E E E E E B B B B B C D C C D E E E E E E B B C C C C C D D E E E E E E E Politique sociale A : excellent; B : bonnes performances; C : performances moyennes; ; D : performances limitées E : performances très limitées à savoir les entreprises, les ONG's et les syndicats. Ensemble, ils définissent des codes et des méthodes de contrôle plus ambitieux et surtout plus crédibles. Même si cela ne constitue pas une fin en soi ni une garantie totale, on observe quand même que les marques ayant les meilleurs résultats en terme de politique sociale (H&M, Mexx et Zara) adhèrent toutes à des initiatives multipartites. Timide avancée des labels En matière environnementale aussi, les politiques manquent de consistance. Grande consommatrice d'eau, d'énergie et de produit toxiques, l'industrie textile ne s'est pas encore donnée les moyens de réduire son empreinte écologique. Et pourtant... Pour produire un kilo de coton, il faut entre 7 000 et 29 000 litres d'eau et 16 % des pesticides employés dans le monde le sont pour la culture du coton. Quant à la fabrication de fibres synthétiques grâce à la pétrochimie, elle consomme énormément d'énergie (et rejette donc beaucoup de CO2). Métaux lourds, formaldéhyde, anilines, dérivés du chlore, etc., toutes ces 48 substances toxiques sont employées à un stade où l'autre de la production (teinture, fixation d'imprimés etc.). Néfastes pour l'homme et l'environnement, elles se dispersent dans l'eau et le vent et mettent des années à se dégrader. Seule Mango, et dans une moindre mesure C&A, H&M, Springfield et We ont développé une politique pour gérer l'usage des substances chimiques. Mais, en général, la majorité des marques ne proposent pas de chiffres concrets pour réduire leur impact. Quant à l'offre de produit labellisés éco ou bio, elle est encore fort restreinte : > La culture du coton bio exclut les pesticides et engrais chimiques, mais c'est une goutte d'eau dans l'océan : elle représente 1 % de la production totale de coton. H&M s'est engagé à produire 100 tonnes de vêtement avec ce type de coton en 2007, et compte lancer des collections 100 % bio en septembre 2007. Celio a également annoncé une gamme bio limitée pour la rentrée. > l'Eco label européen figure parmi les labels écologiques les plus répandus. Il couvre tout le processus de production et vise à réduire l'usage de produits toxiques, la pollution de l'eau et de détergents non biodégradables. H&M a lancé une collection d'habits pour bébé portant ce label, mais elle n'est pas disponible en Belgique. Zeeman commercialise des chaussettes et des sous-vêtements labellisés. > Oeko-Tex est un label qui garantit uniquement l'absence de substances chimiques nocives pour l'homme dans le produit fini. C&A et Zeeman proposent une collection de sous-vêtements, chaussettes et linge de bain Oeko-Tex . > Fair Trade Coton est un des rares label équitable. Limité à la culture du coton, il garantit salaire et conditions décents aux cultivateurs, mais ne couvre pas les stades ultérieurs de la fabrication du vêtement. La seule marque à proposer une gamme de vêtements en coton Fair Trade est Celio, mais pas à chaque collection. LES CONSOMMATEURS VEULENT DES FIBRES ÉTHIQUES H&M – le plus grand détaillant de vêtement d'Europe – développe la politique sociale la plus responsable de cette enquête. Avec sa transparence exemplaire et son ouverture à la société civile, Mango aussi. Cependant, ces deux chaînes ne constituent pas des choix éthiques parce que, tout comme les 14 autres marques du tableau, elles n'exercent pas un contrôle suffisant sur leur chaîne de production. Mais, plus fondamentalement, parce que le modèle d'approvisionnement basé sur la "fast fashion" est incompatible avec l'éthique : pratiques d'achat intenables pour les fournisseurs et les travailleurs, manque de salaires décents et d'objectifs environnementaux clairs, faiblesse de l'offre de produits labellisés bio et équitable, et bien sûr, manque de transparence dans la chaîne de production... En feignant d'ignorer qu'à la base des conditions de travail déplorables, il y a ce fameux modèle de "fast fashion", les marques encouragent tous les abus. L'amélioration de l'éthique passera obligatoirement par l'imposition de salaires décents dans toutes les usines sous-traitantes et par un engagement ferme dans des initiatives multipartites crédibles. Les consommateurs peuvent faire pression sur les entreprises pour qu'elles s'investissent davantage dans l'éthique. Exiger d'elles plus de transparence et privilégier les marques les plus responsables (ayant obtenu un B ou un C) sont nos principales armes. Nous pouvons opter pour des vêtements portant un label écologique ou tissés de coton équitable. Mais surtout résister à la surconsommation imposée par la mode version fast-food. Les fashion addicts peuvent toujours donner les habits qui vieillissent dans leur garde-robe via les canaux habituels (conteneurs, porte-à-porte, magasins spécialisés) à ceux qui en manquent cruellement. test-achats . n° 512 . septembre 2007 •