2011, numéro 24

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2011, numéro 24
Pauvres, mais honnêtes, nous paraissons quand nous pouvons, et notamment le vendredi 11 novembre 2011
« Sondages, mon cher souci »
Ce que vous avez toujours voulu savoir sur les sondages sans oser le demander.
Année 2011, numéro 24 - Sommaire
Editorial … page 1
Quelques définitions… page 3
Histoire des sondages d’opinion… page 5
Méthodologie des sondages… page 11
Insondable souffrance … page 20
Affaire des sondages de l'Elysée: pas d'enquête pour favoritisme… page 21
Passons à l’Afrique… page 22
Bibliographie… page 30
Editorial
Par Guy de Boeck
L’Editorial est un exercice de rédaction par lequel un membre de la rédaction s’appuie
la corvée d’écrire sur le thème « Pourquoi il était important d’écrire sur ce sujet et comme
nos lecteurs nt de la chance que nous y ayons pensé et que nous nous soyons imposé un tel
effort ». Je n’y ai pas échappé. Le lecteur n’y échappera pas non plus. Voici donc la question :
Pourquoi parler des sondages ?
La principale raison pour laquelle nous publions ce numéro spécial sur les sondages se
situe dans la ligne de notre récente série sur les élections en Afrique et en particulier dans
celle des élections en RDC. En effet, depuis que la campagne électorale officielle s’est
ouverte le 28 octobre dans ce pays, l’on y assiste à une floraison luxuriante de sondages, ou
du moins à la publication surabondante de documents qui se donnent ce nom.
Ailleurs aussi, à chaque élection, les sondages politiques sont l’objet de polémiques
entre journalistes, politiques et sondeurs. Pourtant, d’année en année, ils se multiplient. Ils
occupent désormais une place majeure dans le fonctionnement ordinaire de la vie politique.
Pourquoi un tel triomphe ?
Chaque année, en France, près de 900 enquêtes d’opinion sont publiées dans la presse,
soit plus de deux enquêtes par jour. Ainsi, pour le seul mois de septembre 2006, 70 sondages
ont été publiés. Symbole de cette suprématie, la présidente du Medef, Laurence Parisot, est
par ailleurs la présidente de l’Ifop, l’un des instituts de sondages qui se partagent le marché
français. Commandés principalement par les médias, mais également par des associations, des
ONG, des entreprises, les sondages rythment désormais l’agenda politique comme s’ils
avaient toujours existé. En fait, l’année 2006 a marqué le 70e anniversaire de la naissance
officielle de l’instrument. Les débuts de l’aventure sondagière datent en effet de la réélection
en 1936 de Franklin D. Roosevelt prédite, contre toute attente, par un dénommé George H.
Gallup, docteur en psychologie sociale.
1
Ce faisant, Mr Gallup avait réussi un « coup de pub » : montrer, par un test « grandeur
nature » à la taille des USA, que ses sondages étaient fiables. Et le fait que le « coup » de
Gallup ait été publicitaire est tout à fait significatif de cette activité qui ploge ses racines dans
le monde du commerce, de la publicité et du marketing. L’intérêt du sondage préalable à une
élection, c’est que l’on dispose, peu après le sondage, d’une vérification officielle et
indiscutable, gratuite et largement publiée : l’élection elle-même. C’est pour cela que les
sondages pré-électoraux sont la partie la plus connue de l’activité des « sondeurs ».
Ces sondages pré-électoraux, qui font leur célébrité dans le grand public ne sont
pourtant que la moindre de leurs activités. On les estime modestement à 1%. A 99%, les
instituts de sondage consacrent leurs activités au monde des affaires. Et d’aucuns pensent
qu’il aurait mieux valu qu’ils s’en contentent et ne prétendent pas empiéter sur le treain
politique.
Le sondage d'opinion est un outil particulièrement utilisé par les entreprises, les
médias ou encore les partis politiques. Les objectifs sont très divers et parfois même multiples
: par exemple avec une enquête de satisfaction d'un produit, il s'agira d'améliorer le produit
(emballage, forme, les campagnes de communication...). Ou encore, la commande d'un
sondage par un magazine sur un sujet à la mode. L'objectif est tout d'abord la vente des titres
avant de réaliser une enquête sur le sujet.
Pourtant, le sondage est considéré comme un moyen d'acquérir des éléments
d'informations utiles à l'activité d'une organisation (parti politique, entreprise...) et permet de
prendre des décisions plus pertinentes. Par exemple, une association anti-tabac peut chercher
à savoir quelle est l'image du tabac auprès des fumeurs afin de mieux orienter une campagne
de prévention.
Il faut cependant s'interroger sur la valeur scientifique d'un sondage. Le sondage
d'opinion est un phénomène de société dans la mesure où il fait partie du paysage médiatique.
Les chiffres des sondages sont utilisés dans l'argumentaire du débat public. Il n'est pas rare
d'entendre à la radio la diffusion de résultats de sondages "x % des français pensent que...", ou
encore, de voir en page de couverture d'un magazine : "sondage exclusif, les français et...". La
seule invocation de chiffres confère au discours une valeur scientifique. Quelle réalité les
sondages reflètent-ils ? Il s'agit de présenter ici de possibles sources d'erreurs, des façons
(intentionnelles ou non) de manipuler les résultats ou encore de mauvaises interprétations.
Tout ce que nous venons d’écrire là peut s’appliquer à la technique des sondages, en
quelque lieu qu’on l’emploie. Dialogue étant une publication francophone, nous avons
recouru principalement à de la documentation française.
Outre la facilité d’une documentation abondante et facilement accessible, nous avions
pour cela une autre bonne raison : le contexte français, où tout ce qui est électoral est dominé
par une élection-vedette : la présidentielle, est relativement proche du contexte africain,
notamment de celui de la RDC actuellement en campagne électorale ou de celui de la Côte
d’Ivoire, qui sert pour le moment d’archétype-épouvantail de « l’élection qui a mal tourné ».
Même s’il faudra, en conclusion, tenir compte de certaines données africaines, et
particulièrement congolaises, de nature à poser le problème de distorsions spécifiques, la
proximité des schémas institutionnels entre la France et ces pays fait que les données
françaises y sont en général utiles.
2
Quelques définitions
Qu'est-ce qu'un sondage d'opinion?
Définition gérale du « sondage »
Exploration locale et méthodique d'un milieu à l'aide d'une sonde ou de procédés
particuliers (définition Petit Robert).
Définition du sondage d'opinion
Réalisation d'un questionnaire auprès d'un échantillon d'individus afin de proposer une
estimation de la répartition de l'opinion de l'ensemble de la population.
Grâce à un questionnaire posé à un certain nombre de personnes, il sera possible de déduire,
d'estimer ce que pense la population.
Un sondage d'opinion est une application de la technique des sondages à une
population humaine visant à déterminer les opinions (ou les préférences) probables des
individus la composant, à partir de l'étude d'un échantillon de cette population. Par
métonymie, le mot sondage désigne également le document présentant les résultats de l'étude
par sondage. Les sondages d'opinion les plus connus du grand public sont réalisés par les
instituts de sondage. Le développement des sondages d'opinion est intimement lié à
l'extension de l'usage de cette méthode en sciences humaines.
3
Les principaux demandeurs de sondage d'opinion
Ils appartiennent fondamentalement à cinq grands types
1. Les médias (actuellement les principaux demandeurs)
2. Les acteurs politiques
3. Les entreprises
4. Les divers mouvements associatifs et syndicaux
5. Les chercheurs en science sociale
Remise en cause des sondages
A tout niveau de réalisation du sondage, l'objectivité et la valeur des résultats peuvent
être mises en cause.
Tout d'abord, l'opinion individuelle est difficile à établir et à circonscrire.
Ensuite, des difficultés apparaissent lors de la construction du questionnaire,
permettant de décrire objectivement, sans ambiguïté l'opinion des personnes. Il apparaît que
dans certains cas, le questionnaire peut influencer les réponses et donc modifier sensiblement
les résultats du sondage.
Enfin, le passage de l'opinion individuelle à une répartition de réponses en
pourcentage pose des difficultés. Il en résulte que l'utilisation de résultats de sondage n'est pas
toujours légitime.
La remise en cause des sondages peut concerner trois niveaux de préoccupations
différents, et être de ce fait plus ou moins fondamentale.
Il s’agit, par ordre de gravité croissante :
- de la contestation non des mais d’un sondage, généralement bien sûr par le politicien
donné comme « perdant », son parti et ses amis. Il s’agit alors presque toujours de la mise en
cause de la bonne foi de l’organisme « sondeur ».
- d’objections basées sur la méthodologie des sondages (cfr infra). Elles peuvent – ou
elles pourraient et même devraient aller – jusqu’à la remise en cause du principe même des
sondages dans certaines circonstances géographiques, humaines ou structurelles données.
Aisi, on peut fort bien défendre l’idée que, dans le contexte africain, la publication de
sondages relève plutôt d’un certain mimétisme culturel eurocentrique que d’une réelle
information, parce que la grande étendue de beaucoup de pays, la rareté des moyens de
communication, la diversité culturelle, linguistique, ethnique des populations, etc… rendent
pour ainsi dire impossible de composer un « échantillon » méthodologiquement accepyable et
que s’y risquer engendrerait des coûts qui dépassent nettement les moyens dont peuvent
disposer les organismes privés qui s’en prétendent capables.
- d’objections de nature plutôt déontologique ou philosophique. Exemples :
1 - Les sondages ont un « effet en retour » difficilement quantifiable. Ils peuvent
induire des votes dans le sens du sondage « pour faire comme tout le monde » mais aussi
inciter les partisans d’un candidat donné à ne pas aller voter, parce que leur candidat est
crédité d’une large avance qui leur donne l’impression que « les carottes sont cuites ».
2 - Les sondages sont une pratique qui vient du marketing. Ils transportent avec eux un
présupposé rarement affirmé ouvertement mais bien réellement présent : la politique est un
commerce comme un autre et un candidat politique « se vend » comme une savonnette.
4
Histoire des sondages d’opinion
La quantification des faits sociaux a de tout temps intéressé les pouvoirs centraux. Au
Moyen-âge, des recensements de soldats et d’habitants étaient effectués afin de lever des
armées et de collecter les impôts. En France, les intendants royaux étaient à l’affût de toute
information sur les habitants des communes, leurs biens, leurs revenus, mais aussi les
éventuelles résistances de la part de certaines catégories de sujets. Ainsi, l’administration de
Louis XV réalise-t-elle en 1745 ce qui est considéré comme la première forme des grandes
enquêtes d’opinion. Dans ses directives aux grands intendants de province, le contrôleur
général explique qu’il s’agit d’établir un état de la richesse et de la pauvreté des peuples des
provinces, de dénombrer les garçons sujets à la milice et capables de porter les armes, de
dresser l’inventaire des ressources de chaque ville, et surtout, ce qui est nouveau, de « semer
les bruits dans les villes franches de votre département d’une augmentation d’un tiers sur le
droit des entrées, et de la levée d’une future milice de deux hommes dans chaque paroisse.
Vous recueillerez avec soin ce qu’en diront les habitants et vous en ferez mention dans l’état
que le roi vous demande. »
Si la propagation de rumeurs n’est pas un instrument nouveau, la consignation
systématique des effets de leur diffusion par un réseau d’observateurs disséminés dans tout le
pays est en revanche inédite. Les cahiers de doléance sont un second exemple de cette
« consultation » directe des populations. Mais l’Ancien Régime est dépassé par les millions
d’informations recueillies dans ces cahiers en 1789.
Au XIXème siècle, la police développe particulièrement ses activités d’observation, et
porte son attention sur les mouvements qui agitent les « classes dangereuses » susceptibles de
renverser les régimes en place. Les méthodes quantitatives permettent de s’intéresser
notamment à la corrélation entre chômage, pauvreté et criminalité. Il s’agit, « par le calcul, de
maîtriser suffisamment les faits sociaux pour éviter de coûteuses révolutions » (Adolphe
Quételet, qui pratique la « physique sociale »). Le fait social, ainsi construit, est livré dans la
presse à la discussion publique, et porte progressivement sur des sujets de plus en plus variés :
la fréquence des actes délictueux, l’alphabétisation, le nombre des cafés, etc.
5
Les « votes de paille » aux Etats-Unis
La première tentative de saisir une opinion hors de son expression formelle directe à
l’occasion d’une élection est probablement celle des « votes de paille » (straw votes)
organisés aux Etats-Unis dès le début du XIXème siècle. Il s’agit de simulations de joutes
électorales à venir, que des journaux réalisent en interrogeant leurs lecteurs, « sans
discrimination de partis ».
Par exemple, lors de l’élection présidentielle de 1824, le Harrisburg Pennsylvanian et
le Raleigh Star publient les résultats de deux votes de paille, premières enquêtes d’intention
de vote jamais effectuées. Les modalités en sont multiples : bulletin à découper dans le
journal et à renvoyer, urne installée à la sortie des bureaux, journalistes interrogeant des
passants dans les galeries marchandes ou dans la rue. Ce type d’enquête se développe jusqu’à
la première moitié du XXème siècle. Mais ces votes semblent avoir été utilisés avant tout
comme artifices publicitaires pour faire vendre un journal et, à l’occasion, promouvoir les
idées politiques de ses propriétaires. Ces enquêtes portent sur des échantillons très larges,
mais ceux-ci sont constitués de façon complètement aléatoire sans aucune garantie de
représentativité. C’est pourquoi elles ne résistent pas longtemps à la concurrence d’une
nouvelle méthode fondée scientifiquement sur le tirage d’un échantillon représentatif.
Du marketing au sondage
Les sondages d'opinion concernant les sujets politiques sont nés du développement de
cette technique en marketing. Comme le souligne Loic Blondiaux1, les entreprises des ÉtatsUnis ont été les premières à utiliser ces derniers afin de connaître les attentes supposées des
consommateurs et augmenter leurs marchés. Progressivement, la frontière entre marketing et
politique s'est effacée, et en 1936 le journaliste G.H. Gallup fonde l'American Institute of
Public Opinion en vue de l’élection présidentielle.
E. Roper, ex-représentant de commerce, publie en 1935 une enquête menée auprès de
3 000 Américains et portant sur leur attitude vis-à-vis de sujets d’actualité2. Cette innovation
éditoriale est une application directe de méthodes de la recherche marketing en pleine
expansion, fondées notamment sur le principe de l’échantillonnage représentatif.
G.H. Gallup, journaliste et publiciste, fonde quelques mois plus tard l’American
Institute of Public Opinion. L’élection présidentielle de 1936 est l’occasion d’une
confrontation directe entre différentes méthodes d’anticipation des résultats électoraux. La
revue Literary Digest réalise à partir de l’annuaire téléphonique un « vote de paille » auprès
de 10 millions de personnes : celui-ci prévoit la victoire de Landon sur Roosevelt. Au
contraire, l’institut Gallup, à partir d’un échantillon de quelques milliers de personnes plus
rigoureusement établi, prédit l’élection de Roosevelt avec 56% des voix. Celui-ci l’emportera,
avec 62% des voix. Si l’erreur reste importante, elle semble alors mineure et la méthode
Gallup est consacrée. Une nouvelle spécialité apparaît, indépendante de la presse, et
fournisseur assidu de celle-ci : l’Institut signe un accord de publication avec 60 journaux (110
en 1940). Dans le Washington Post, l’enquête hebdomadaire du « Dr Gallup » est publiée
sous la rubrique « America speaks ». Ce mouvement participe à l’essor simultané, dans les
milieux universitaires, d’une science du journalisme et d’une science des marchés, et inaugure
la nouvelle science de l’opinion.
1
Loïc Blondiaux, La Fabrique de l’opinion, Une histoire sociale des sondages, coll. Science politique, Seuil,
1998.
2
Fortune, juillet 1935.
6
Les sondages prédictifs sont cependant mis en défaut en 19483 : ils annoncent une
écrasante victoire de Dewey à la Présidence, cessant même d’effectuer des enquêtes trois
semaines avant le scrutin tant celui-ci lui paraît acquis. Or Truman l’emporte et précipite les
sondages dans une grave crise (le jour de son investiture, les sénateurs de l’Indiana observent
une minute de silence « à la mémoire du Dr Gallup »…). Effet surprenant, leurs commandes
ne baisseront quasiment pas. L’interaction entre les instituts et agences, les universités, les
journaux, un temps menacée, sort en fait renforcée car la controverse contribua à éclaircir les
positions.
La méthode des quotas est abandonnée aux Etats-Unis au profit de la méthode
aléatoire, plus lourde mais plus fiable. L’opinion publique passe du statut de croyance
socialement fondée, d’idéal politiquement instable et d’objet scientifiquement insaisissable à
celui de notion politiquement légitime (elle tire sa force de celle du nombre démocratique),
scientifiquement établie (par le nombre statistique) et socialement efficace (c’est la moins
mauvaise des mesures de l’opinion, simplifiant sous forme de chiffres et tableau la fiction
théologico-politique qu’était jusqu’alors l’opinion publique)4
L’introduction des sondages d’opinion en France
En France, le sondage d'opinion appliqué à la politique est apparu en octobre 1938 par
l'entremise de Jean Stoetzel, qui a fondé l'IFOP (Institut Français d'Opinion Publique) qui
conduit la première enquête d'opinion publique en France : « Faut-il mourir pour Dantzig ? » ;
ces premiers sondages sont publiés en juin, juillet et août 1939 par la revue Sondages
appartenant à l'Ifop, avant que la publication de sondages ne soit interdite par la censure5.
La manière dont le sondage a « traversé l’Atlantique » à cette date, à la veille de la
guerre mais surtout du régime de Vichy va permettre de voir très vite deux des aspects de la
technique des sondages qui reparaissent inévitablement dans toutes les polémiques à leur
sujet. On y retrouve toujours deux choses.
D’une part il y a une certaine réticence devant l’origine commerciale et publicitaire du
sondage. L’esprit européen se plie mal à l’idée de soumettre la politique, sujet « noble », à des
méthodes dont l’origine plonge dans le marketing, donc dans le domaine « vulgaire » du
commerce. L’idée de « vendre les hommes politiques comme des biscuits » paraît
choquante… si ce n’est pas une illusion ou… de l’hypocrisie.
D’autre part, les Français, beaucoup plus vite semble-t-il que les Américains, vont
s’intéresser au sondage, et plus largement à l’approche scientifique de l’opinion publique,
comme à un outil de manipulation au service du pouvoir.
3
Les sondages ont-ils été alors en défaut ? On peut avancer une autre hypothèse. L’élection présidentielle
américaine est un scrutin indirect permettant l'élection du collège électoral qui choisit le président des États-Unis
et le vice-président ; ce processus est régi par des règles inscrites dans la Constitution. La désignation des grands
électeurs et le choix des candidats font l'objet de règles établies par chacun des États selon des traditions plus ou
moins formalisées. Le suffrage des électeurs subit donc maintes déformations. Le sondage, lui, se veut une
mesure, approximative mais directe, de la popularité d’un candidat. Le sens de l’incident pourrait fort bien être
que Dewey aurait battu Truman dans une élection directe au suffrage universel. Mais affirmer cela aurait
équivalu à reconnaître le caractère obsolète et archaïque du mode d’élection prévu par la sacro-sainte
Constitution.
4
Blondiaux, op.cit.
5
Henri Amouroux, Le peuple du désastre, 1939-1940. Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1976. Page 123.
7
Rapport à l’argent et rapport au pouvoir, on a là les deux « piliers » d’à peu près toutes
les « affaires » nées autour des sondages6 et, partant, de presque toutes les contestations des
sondages..
En 1938, donc, Jean Stoetzel, agrégé de philosophie attiré par les statistiques et la
sociologie, tente d’intéresser les journaux à cette technique venue d’Amérique, qu’il baptise
« sondage » afin d’insister sur son aspect de prélèvement d’information sur un petit nombre
de personnes. Il fonde l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP), qui s’intéresse très vite à
des sujets politiques, suscités par les événements.
A l’occasion des accords de Munich, ratifiés par la Chambre des députés par 535 voix
contre 75 (soit 87,5% de OUI, 12% de NON, 0,5% d’abstentions), le sondage d’opinion qui
pose la question : « Approuvez-vous les accords de Munich ? » obtient une majorité beaucoup
plus faible de OUI (57%, et 37% de NON, 6% d’abstentions). Le sondage est également
utilisé pour apprécier des sentiments plus vagues, comme l’estimation de la probabilité d’un
événement. Ainsi une étude effectuée en juillet 1939 indique que 45% des Français ne croient
pas que « nous aurons la guerre en 1939 ».
Ce type de sondage pose des problèmes d’interprétation que l’on retrouve sans cesse :
a-t-on affaire à un souhait implicite, à un pronostic ou bien à un refus ? De plus, cela montre
déjà que des types variés d’enquêtes sont regroupées sous l’appellation « sondage
d’opinion », ce qui rend floues des barrières bien réelles entre des questions d’opinion
(« voulez-vous que la guerre ait lieu en 1939 ? ») et des questions de type prédictif, voire
astrologique, comme l’exemple ci-dessus.
L’aspect qui semble fasciner les promoteurs des sondages en France est le miracle du
traitement statistique non manipulable et rigoureux. Il impressionne également d’autres
milieux, comme la CGT qui écrit avec prudence dans son organe de presse : « Un instrument
nouveau est ainsi fourni à la démocratie pour connaître objectivement l’état de et les
mouvements de l’opinion. Souhaitons que le gouvernement sache, parfois, tenir compte des
résultats obtenus »7. Mais un a priori négatif vis-à-vis de cette invention américaine est
également lisible : « Chez nous, l’opinion publique est beaucoup plus nuancée —vin, tradition
et glorieux passé — qu’au pays des tracteurs. »8 ; « Le statisticien américain la passe au
grilling, l’opinion publique, et en tire des aveux spontanés »9.
L’impulsion donnée par le gouvernement du front populaire aux grandes enquêtes
sociales (effets des congés payés, scolarisation, etc.) est à l’origine du développement
d’institutions utilisant les techniques du sondage. Les activités de sondage se poursuivront
pendant l’Occupation. Ainsi Stoetzel dirige-t-il à la Fondation Alexis Carrel l’équipe de
« psychologie sociale » et celle de « sondages et statistiques ». L’eugénisme d’Alexis Carrel
et de l’Etat français de Vichy s’illustre dans la mission de la Fondation, chargée de « procéder
à des enquêtes tant en France qu’à l’étranger, d’établir des statistiques, de constituer une
documentation sur les problèmes humains, d’équiper des laboratoires, de rechercher toutes
solutions pratiques et de procéder à toute démonstration en vue d’améliorer l’état
physiologique, mental et social de la population »10.
6
Cfr infra « Affaire des sondages de l'Elysée: pas d'enquête pour favoritisme »
Le Peuple, 22 août 1939.
8
Le travailleur de Gien, 22 juillet 1939.
9
Le Canard enchaîné, 26 juillet 1939.
10
« Science et théorie de l’opinion publique, hommage à Jean Stoetzel », Retz, Actualités des sciences humaines,
Paris, 1981.
7
8
Vichy crée un autre réseau, qu’elle ne contrôle pas politiquement : le Service national
de la statistique (SNS), dirigé par René Carmille vise à établir un fichier central recensant
quantité d’informations sur chaque habitant. Il attribue à chacun un numéro dont le principe
sera repris pour devenir le numéro individuel de sécurité sociale. Le projet officieux de
Carmille est de préparer en zone libre un service de mobilisation d’une armée de centaines de
milliers d’hommes. Il fait passer pour cela les effectifs du SNS de 200 à 7 000, mais son
projet échoue car la zone Sud est occupée fin 1942. René Carmille crée l’ENSAE en 1943. Le
SNS devient à la Libération l’Institut national de la statistique et des études économiques
(INSEE).
D’autres organismes publics (INED) ou instituts privés (SECED, SOFRES,
Nielsen…) voient le jour dans les années 45-60. Aujourd'hui encore, les Institut de sondages
tirent l'essentiel de leur notoriété des sondages politiques, alors que ceux-ci représentent
moins de 1% de leur chiffre d'affaires11, l'essentiel de leur activité concernant les études
marketing commandées par les entreprises.
Le perfectionnement des méthodes de calcul et l’usage de l’ordinateur soutiennent ce
développement. Ils permettent également de diminuer le temps d’obtention des résultats après
l’enquête, condition nécessaire aux sondages politiques. Le premier, P. Mendès-France
commande à l’IFOP une enquête sur l’état d’esprit des Français. Guy Mollet, en 1956, fit
poser la question : « Si l’actuel président du Conseil quittait le pouvoir, qui, selon vous, serait
le mieux placé pour lui succéder ? » La réponse majoritaire fut « De Gaulle ».
À partir de la fin des années 1960, la place des sondages s'est considérablement accrue
avec l'essor de la communication politique et les sondages sont employés massivement en
France à partir des années 70, ce qui a donné lieu à une loi réglementant la fabrication et la
diffusion des sondages d'opinion en période électorale (loi no 77-808 du 19 juillet 1977,
modifiée le 20 février 2002). Le souci du législateur a été de protéger la libre détermination
du corps électoral d'une influence démesurée des sondages en les interdisant la semaine
précédant le scrutin (période ramenée à 1 jour depuis 2002) et en créant une autorité de
régulation, la Commission des Sondages.
Ironie du sort, De Gaulle, très critique envers les Etats-Unis, a paradoxalement
contribué à « américaniser » les mœurs politiques françaises et à y accroître la dimension de
« marketing » en obtenant que le Président de la République soit élu directement12.
« L’image » des candidats présidentiels et plus généralement des hommes politiques, leur
« cote de popularité » (dans les sondages), y compris leurs costumes, le charme de leur
épouse, voire de leur chien, leur vie privée, leurs « bons mots » (ou leurs « gaffes ») ont pris
largement le pas sur leur pensée politique profonde.
Cela a nettement accru la tentation de « gouverner avec l’œil fixé sur les sondages »,
mais aussi de manipuler l’opinion publique.
Malgré la restriction de la liberté d'information introduite par les lois de 1977, le
nombre des sondages électoraux a considérablement augmenté, passant de 111 en 1981 à 293
pour la présidentielle 2007 (selon les rapports de la Commission des Sondages). Il demeure
difficile de lier l'augmentation numérique à un « poids » croissant dans le débat politique,
constatation relativement empirique. Certains auteurs, très critiques à propos des sondages
n'hésitent cependant pas à parler d'un coup de force opéré par les sondages. Ainsi, Patrick
11
Édouard Lecerf (TNS Sofres) et Jérôme Sainte-Marie (CSA) dans l'émission Ligne j@une du 9 mars 2011 sur
www.arretsurimages.net
12
Jusqu’en 1962, il était élu par la Chambre.
9
Champagne (« Faire l'opinion, le nouveau jeu politique », Minuit, 1990) estime que des
professions parapolitiques (sondeurs, journalistes, chercheurs) se sont emparées des sondages
pour imposer leur vision du monde, en interprétant ce que veut le peuple.
Comme je l’ai dit plus haut, il y a plusieurs niveaux de critique des sondages. Mais,
quel que soit celui auquel un critique se place, il peut difficilement faire l’économie d’un
minimum de considération accordée à leur méthodologie, puisque c’est fatalement là que se
cachent les risques d’erreur ou de manipulation.
Il nous faut donc, nous aussi, y jeter un coup d’œil.
10
Méthodologie des sondages
Si les critiques des sondages d'opinion sont anciennes (Bourdieu assénant que
« L'Opinion publique n'existe pas » dans un article de 1973 des Temps Modernes), l'échec des
instituts à anticiper le succès de Jean-Marie Le Pen le 21 avril 2002 a fortement écorné leur
crédibilité, tandis que l'impartialité des entreprises de sondages et marketing, détenues par de
grands groupes financiers proches des hommes politiques, est de plus en plus remise en
question dans la société.
La critique fait bien entendu la part belle aux erreurs des sondages, et c’est de bonne
guerre. Encore faut-il ne considérer comme erreur que ce qui se situe en dehors de l’inévitable
« marge d’erreur » de toute estimation statistique. Ainsi, si un sondage a prévu que Mr. X
battrait Mr Y par 51% contre 49%, avec une marge d’erreur de 5 %, et que Mr X est au
contraire battu par Mr Y par 53% contre 47%, le sondage est néanmoins correct.
Dans un tel cas, le public parlera d’erreur (parce que le vainqueur annoncé n’était pas
le bon) alors que les techniciens seront satisfaits de leur performance (parce que les
pourcentages prévus se sont bien réalisés, compte tenu de la marge d’erreur annoncée).
Simplement, dans une élection serrée, il se peut que la marge du vainqueur soit inférieure à la
marge d’erreur.
Et il est bien sûr évident que si l’examen des méthodes utilisées pour réaliser des
sondages devaient montrer qu’il est presqu’impossible de réaliser un sondage crédible, ce qui
est la manière scientifique et polie de dire qu’ils ne sont que foutaises, on aurait fait un pas
décisif.
Calcul d'erreur
En statistiques, le calcul d'erreur suppose un échantillonnage au hasard. Or, les
sondages se font en général en considérant un panel dit représentatif. Ceci rend plus complexe
le calcul d'erreur.
Dans le cas des sondages politiques, Jérôme Sainte-Marie, directeur de BVA Opinion,
estime qu'ils accusent une erreur de 2 ou 3 %13 voire peuvent même dépasser 6%, comme par
13
L'élection dans le miroir des sondages, Jean-Dominique Merchet, Paul Quinot, Libération, 27 février 2007
11
exemple, les sondages relatifs à des élections primaires en France14 en raison de la
méthodologie et du faible nombre ou d'échantillons d'individus sondés. En d’autres termes,
cela signifie que les chances d’erreurs sont moindres lorsque l’on a affaire à une nombreuse
population homogène dans laquelle l’échantillon peut être recruté au hasard, que lorsque l’on
a affaire à de petits groupes complexes. Il est à peine besoin de dire que ce fait n’est pas sans
intérêt lorsque l’on aborde la question de la « transplantation » du sondage en Afrique.
Les sondages politiques sont révélateurs de ces limites; en ce sens que des résultats de
plusieurs instituts portant sur un même domaine et sur la même période sont publiés, ce qui
permet de les comparer voire de mettre en évidence certaines divergences ou contradictions
sur une même question.
À titre d'exemple, les résultats comparés des sondages des différents organismes à la
même période pour l'élection présidentielle française de 2007 sont significatifs :
Estimation des sondages (en %) pour l'élection présidentielle de 2007 entre le 13 et le 20
février 20077
Candidat
Institut
François
Jean-Marie Le
Nicolas
Ségolène
Indécis
Bayrou
Pen
Sarkozy
Royal
32,5
25,5
16
11
Institut
CSA
28
29
17
14
BVA
33
26
21
15
10
LH2
33
25
19
14
13
TNS-Sofres 33
26
18
13
12
IFOP
Moyenne
31,9
26,3
19,3
15
12
Écart type
1,4
1,4
1,2
1,4
1,4
Si l'on considère un intervalle de confiance de 95 %, il faut multiplier les écarts types
par 2,8 (3,2 pour les indécis)15, soit une erreur entre 3,5 et 4,5 points. Si maintenant on fait
figurer les intervalles d'erreur, on obtient :
14 « Primaire: zéro électeur écolo dans le sondage Libération–Viavoice ? Possible... » Marianne,
12 juillet 2011
15 si l'on estime que la mesure de l'opinion est une variable aléatoire réelle suivant une loi normale, on peut
déterminer l'intervalle de confiance grâce à la loi de Student, qui est une loi de probabilité, faisant intervenir le
quotient entre une variable suivant une loi normale centrée réduite et la racine carrée d'une variable distribuée
suivant la loi du χ².
Soit Z une variable aléatoire de loi normale centrée et réduite et soit U une variable indépendante de Z et
distribuée suivant la loi du χ² à k degrés de liberté. Par définition la variable
degrés de liberté.
suit une loi de Student à k
La densité de notée
est donnée par :
pour k ≥ 1,où Γ est la fonction Gamma d'Euler.
La densité
associée à la variable est symétrique, centrée sur 0, en forme de cloche. Son espérance ne peut
pas être définie pour k = 1, et est nulle pour k > 1. Sa variance est infinie pour k ≤ 2 et vaut
12
pour k > 2.
Synthèse des sondages (en %) pour l'élection présidentielle de 2007 entre le 13 et le 20 février
2007
Nicolas
Ségolène
François
Jean-Marie Le
Indécis
Sarkozy
Royal
Bayrou
Pen
Moyenne
31,9
26,3
19,3
15
Intervalle
d'erreur
27–36
22–30
15–24 11–19
12
8–16
L'insuffisance des échantillons
La représentativité des échantillons sur lesquels s'appuient bon nombre de sondages
publiés dans les médias sont l'objet de vives discussions. Cette question est particulièrement
importante dans les cas où les chiffres sont très serrés.
Ces dernières années, il est apparu qu'environ 50% de la population ne peut pas être
sondée car soit elle a seulement un téléphone portable (surtout pour les jeunes), soit parce
qu'elle n'est pas présente chez elle aux heures où les sondeurs appellent16.
Aujourd'hui un certain retour à la base du sondage de certains instituts qui privilégient
la qualité de l'échantillonnage sur les calculs statistiques qui multiplient les marges d'erreur.
Ainsi, des études média peuvent comprendre 75 000 interviews (pour la radio). D'autres,
peuvent travailler sur des échantillons composés de 50 000 interviews téléphoniques avec des
questionnaires qui croisent des données média avec des données de consommation et de
fréquentation.
En effet l'insuffisance d'individus d'un échantillon ne peut garantir la véracité des
résultats proposés par le sondage. L'idéal, comme le mentionne E. Jeanne (11, janvier 2008),
est de sonder le maximum de personnes pour apporter la meilleure qualité et donc de réduire
les marges d'erreur. Nous pouvons aussi remarquer que le désintéressement de la population
face aux sondages ne facilite pas le travail des instituts réalisant les études (IPSOS, TNS
Sofres, IFOP, MY-GLOBE, BVA, ...).
16
Le français des sondages : l'abonné au téléphone fixe de plus de 34 ans appartenant aux catégories
supérieures vivant en métropole Canard Enchaîné, 19 mars 2007
13
Les questions sur la méthode des quotas
Aujourd'hui, chaque vote national donne naissance à un grand nombre de sondages et
de commentaires sur ceux-ci. Ces commentaires portent fréquemment sur des fluctuations
d'un ou deux pour cent. Comme aucun sondage, quelle que soit la technique utilisée, ne peut
donner des résultats exacts, le citoyen est en droit de se demander quelle confiance il peut
accorder à de telles fluctuations et aux commentaires qu'elles suscitent.
Si la technique aléatoire était utilisée, le calcul des intervalles de confiance montrerait
que des fluctuations aussi faibles doivent inciter à une grande prudence dans leur
interprétation. D'autre part il est indiscutable que la méthode des quotas ne satisfait pas la
condition rigoureuse d'indépendance à la base des sondages aléatoires, ce qui exigerait en
principe d'autres approches de sa précision.
Face à ce problème, la position exprimée systématiquement à l'occasion des
campagnes électorales tient en deux points : le calcul des intervalles de confiance est
inapplicable et la méthode des quotas est plus précise que la méthode aléatoire.
Une autre position, plus rarement exprimée, se trouve par exemple sur le site internet
d'Ipsos : si on veut fournir une indication sur la validité d'un sondage, on est bien obligé
d'utiliser ce qui existe, tout en sachant que ce n'est qu'une approximation.
Il semble qu'il soit possible de renforcer un peu cette position. En effet c'est
l'indépendance des réponses, difficile à assurer dans un sondage à l'échelle de la France, qui
permettrait le calcul des intervalles de confiance. À l'opposé, on peut imaginer un sondage à
prétentions nationales effectué dans un seul quartier, ou une seule entreprise ; celui-ci
donnerait évidemment des résultats sans signification pour le pays parce qu'il y aurait
probablement de forts liens entre les différentes réponses. La méthode des quotas, en
contraignant les enquêteurs à interroger des personnes appartenant à divers milieux, brise un
grand nombre de ces liens et ne peut que rapprocher ce type de sondage du sondage aléatoire,
sans qu'on puisse mesurer la distance qui existe entre les deux.
Les corrections des résultats bruts des enquêtes
Les statisticiens, notamment en matière de sondages politiques opèrent un grand
nombre de corrections des données obtenues. Par exemple, les données CVS, corrigées des
variations saisonnières, tentent de corriger les effets dus à la saisonnalité du phénomène
mesuré. Si certains sont particulièrement évidents --une forte baisse de l'activité économique
en août n'est pas le signe d'un effondrement économique-- d'autres en revanche sont plus
sujets à caution. En matière de sondages électoraux par exemple, on corrigera certains
décalages entre déclaration et réalité des votes passés effectifs. On observe par exemple un
décalage entre les déclarations d'intention de vote Front National et les votes réels (plus
nombreux), car les votants de ce parti ont honte de leurs opinions. Les statisticiens mesurent
cet écart et le reportent pour les mesures suivantes afin de donner un chiffre plus représentatif
de la réalité, c'est ce que l'on nomme le "redressement des résultats bruts". Les détracteurs
des sondages considèrent que l'on sort ici de la stricte mesure des déclarations d'intention de
vote pour donner un chiffre ayant la prétention d'indiquer ce que les électeurs comptent faire
en réalité, d'autant plus qu'aucun institut ne publie les pourcentages réellement exprimés ou
leur multiplicateur. Outre le fait que de très nombreuses corrections s'appliquent lourdement à
certains chiffres au point que certains les considèrent comme totalement dénaturés, les effets
de structure qui sont à l'origine de ces corrections sont eux-mêmes susceptibles de changer.
Le sondage ne devient plus alors l'enjeu véritable dans la mesure où sa représentativité
est subordonnée à la connaissance de ces effets de structure qui avant toute chose deviennent
discriminants.
14
La formulation des questions
La formulation de la question peut influencer les réponses.
Une étude menée sur trois sondages effectués au moment du bombardement de la
Libye par l'armée américaine en 1986 a par exemple révélé des décalages considérables de
réponse en fonction de l'intitulé de la question, certaines étaient particulièrement abstraites
citant « l'action américaine contre Kadhafi » alors que de l'autre côté un magazine parlait de
l'armée américaine, de bombardements et nommait les villes touchées. Avec la plus abstraite
des formulations, l'évènement recueillait 60% d'assentiments, la formulation intermédiaire
50%, la formulation la plus précise 40 %.
Ce décalage ne pose pas de problème si l'on conserve à l'esprit que les sondages
mesurent une réponse à une question et non pas la réalité d'une opinion dans la population.
Aux yeux de leurs détracteurs, la confusion apparait pourtant particulièrement fréquente et
très volontiers entretenue par ceux qui commandent les sondages et qui peuvent même choisir
de ne pas les publier si les résultats ne correspondent pas à ce qu'ils veulent démontrer.
Il s'avère, dans la réalité du terrain, que plus une question est longue, comprend
beaucoup de mots, plusieurs phrases, moins elle est comprise, et donc plus le résultat est sujet
à caution. Alors que quasiment tous les interviewés comprennent facilement des questions
courtes. Autre point intéressant : les questions interronégatives17, qui embrouillent à souhait
l'interviewé. Ces deux cas permettent de faire augmenter le taux de 'NSP' (ne se prononcent
pas) sur une question.
L'interprétation et la construction de l'objet
Les sondages reposent sur une déformation et une réduction de l'information, les
réponses devant trouver leur place dans une grille préétablie, les sondeurs sont amenés à
interpréter une parole en fonction de la grille. Établir des questions fermées est considéré par
certains comme équivalent à demander aux sondés de choisir des réponses prépensées à des
questions que d'autres se posent. La simplicité des énoncés ne peut pas faire l'économie de la
complexité des questions abordées bien au contraire.
Le sondeur et son client, s'il participe activement à l'élaboration du questionnaire,
prennent l'initiative de définir eux-mêmes la problématique du sujet pour ensuite demander au
sondé de choisir dans ce cadre strictement délimité l'option qui lui convient le mieux. Cette
maîtrise de la problématique, que l'on désigne par la notion de construction de l'objet, apparait
aux critiques des sondages comme une excellente méthode pour obtenir des résultats
correspondant à ses propres attentes.
On constate également qu'il y a un biais vers le "oui". Les sondés n'ayant pas trop
d'opinion sur une question mais trouvant qu'il est dans leur rôle de se prononcer auront plus
tendance à répondre oui que non.
Le statut social du sondage
Cette critique, émanant le plus souvent des sociologues, concerne plus
particulièrement le rôle des sondages dans le fonctionnement de la société. Abondamment
utilisés par les médias, les sondages constituent un miroir, peut-être déformant, pour la société
17
Par exemple « N’avez-vous pas fini ? » plutôt que « Vous avez fini ? ».
15
qui au travers de questions simples et de chiffres ronds se donne une représentation d'ellemême.
Les sondés ont le sentiment de participer à la mesure de la réalité sociale. Ils
perçoivent le sondage comme légitime pour lui-même plus que pour la question qu'il soulève.
Répondre à un sondage constitue une participation à une institution de fait dans laquelle le
sondé trouve la gratification d'être celui qui pour une fois va déterminer la réalité sociale. Il
n'est dès lors plus très important de posséder effectivement un avis formé sur la question,
l'acte de répondre l'emporte sur le sens de la réponse. Notre exemple précédent illustre bien
comment trois échantillons a priori représentatifs parviennent à exprimer des réponses
différentes et même opposées sur un même sujet. On peut en déduire qu'une partie des
réponses est une réaction à une stimulation instantanée, plutôt que le reflet d'une opinion
préexistante fruit des convictions et de la réflexion des individus sur un sujet particulier. Le
sondage mesure donc pour une partie non négligeable de l'échantillon son propre effet sur les
sondés.
Dès lors, considérant que la définition de la problématique, tant par le choix des sujets
abordés que par la formulation des questions, appartient au sondeur, la construction du débat
échappe à la société civile (associations, syndicats, intellectuels) qui possède une opinion
formée sur un sujet et aux représentants élus pour échoir à des groupes de presse (dont les
propriétaires viennent aujourd'hui souvent d'autres métiers) et des chaînes de télévision
(exemple : Bouygues propriétaire de Tf1).
La personnification de l'opinion publique
Le sondage, en suivant le modèle du référendum a permis de construire une notion
d'opinion publique qui demeure une construction idéologique attribuant une et une seule
opinion à une société perçue comme un phénomène simple et unifié. Elle n'est pourtant pas
une personne, elle est constituée de structures, de groupes aux compétences et aux
connaissances variées. La capacité de construire une opinion, de connaître un sujet n'est pas
uniformément répartie dans la population. Le sondage donne pourtant une forme prédéfinie à
la question et place toutes les opinions sur un pied d'égalité.
Le sondage et la notion d'opinion publique qu'il permet d'établir constituent au final un
outil de pouvoir qui permet de couper court au débat. Le principe de la démocratie
représentative n'est pas de faire trancher une question par les votants mais de leur faire
trancher dans un débat mené par des représentants, des experts, des militants représentant les
positions majoritaires mais aussi minoritaires. En lui donnant forme par le mécanisme de la
construction de l'objet préalablement décrit, le sondage permet de faire l'économie du débat
grâce à cette notion artificielle d'opinion publique qui apparaît nécessairement légitime parce
qu'elle imite le modèle du référendum.
En bref, les sciences humaines sont divisées sur la notion d'opinion publique, depuis
leurs origines. Pas moins d'une cinquantaine de définitions en ont déjà été données, dont
certaines ne pourront jamais être conciliées avec d'autres. Donc, il est illusoire de croire qu'il
existe une opinion publique simple et établie, ce que pourtant prétendent faire les instituts de
sondage.
Pierre Bourdieu a pointé ce danger dans un article de 1973 intitulé « L'opinion
publique n'existe pas ». À sa suite, Patrick Champagne aborde la question, notamment dans
son ouvrage de 1990 : « Faire l'opinion ». Selon ces auteurs, l'"opinion publique" telle
qu'issue d'un sondage d'opinion n'est, le plus souvent, qu'un "artefact résultant de l'addition
mécanique de réponses qui se présentent comme formellement identiques". Ils mettent en
exergue l'absence de réflexion, dans le chef des "instituts" de sondages (appellation parfois
galvaudée) sur la définition de l'opinion publique, malgré le conditionnement idéologique qui
16
peut en découler. Loïc Blondiaux exprime cela en parlant "d'OPA sur la notion d'opinion
publique"18.
L'honnêteté des réponses
La critique des sondages montre que les réponses apportées par les sondés ne
présentent aucune garantie de véracité19. L'importance apportée au sondage paraît donc
démesurée en comparaison de la fiabilité des réponses. Plusieurs phénomènes peuvent
concourir pour donner des réponses absurdes :
• Les sondés n'ont pas d'idées formées sur les questions qu'on leur pose et ils
répondent au hasard, simplement pour le privilège d'être sondé.
• Les sondés trouvent le questionnaire trop long, s'ennuient, pensent à autre
chose et répondent au plus vite pour abréger l'exercice.
• Les sondés répondent en fonction des idées qui circulent dans leur entourage
proche, suivant l'avis d'un leader d'opinion plutôt que leur propre expérience.
Le phénomène déborde de la stricte question de l'opinion puisqu'il n'est pas
rare qu'un sondé rapporte le comportement de quelqu'un de sa famille alors que
c'est lui qui est interrogé (C'est pour prévenir ce phénomène que les questions
commencent très souvent par vous, personnellement).
• Les sondés anticipent le résultat du sondage et répondent en fonction des
résultats qu'ils aimeraient voir publiés.
• Les sondés n'assument pas face au sondeur la réalité de leur opinion ou de leur
pratique et préfèrent déclarer quelque chose de plus consensuel.
On peut en outre citer des cas de manipulation pure et simple, comme par exemple la
chaîne de télévision de Silvio Berlusconi qui à ses débuts, avait envoyé des employés
sillonner les campagnes pour retrouver les ménages équipés des boîtiers d'audimat afin de les
soudoyer pour qu'ils laissent leur télévision allumée toute la journée sur la nouvelle chaîne
alors qu'ils étaient au travail. Cela lui a permis d'accroître ses mesures d'audience et donc ses
recettes publicitaires. Ces importants moyens contribuant au succès réel de la chaîne.
Le recueil de l'information par les sociétés de
sondage (qui se parent abusivement du titre d'institut) est
sujet à caution. Ainsi, lorsque l'interviewé répond "je ne
sais pas" il est alors sollicité avec insistance car
l'enquêteur a pour consigne de "relancer" l'interviewé par
une phrase type (d'après vous/vous avez bien une petite
idée/etc...). Tout pourcentage obtenu résulte donc d'une
addition où toutes les réponses ont la même valeur,
qu'elles soient directes et données initialement ou
qu'elles soient obtenues en forçant l'interviewé, réponses
forcées qui accroissent la marge d'erreur.
18
BLONDIAUX, L., "Ce que les sondages font à l'opinion publique", Politix, 1997, vol. 10, n° 37, pp. 117-136
19 Hélène Meynaud, Denis Duclos, Les sondages d’opinion, La découverte, 2007 (4e édition.)
17
La volatilité des réponses
En France, il existe un délai précédant une élection pendant lequel les sondages ne
peuvent pas être publiés afin d'éviter que la publication du sondage ne vienne perturber le
choix, en conscience, du candidat à élire. Ce délai fixé à une semaine par la loi de 1977 a été
réduit à un jour (le samedi précédant le scrutin) en 2002.
L'exemple des sondages électoraux qui ont l'avantage de pouvoir faire l'objet d'une
vérification montre que les déclarations sont susceptibles de connaître de fortes évolutions. Il
met en lumière la fragilité de chiffres qui sont souvent considérés comme des indicateurs
fiables d'une réalité sociale solide.
Qui plus est ces sondages électoraux, contrairement aux autres sondages aux méthodes
plus éprouvées, se passent quasiment exclusivement au téléphone fixe. Or certains sondés se
sont désabonnés pour ne garder que le téléphone portable, d'autres ne sont guère joignables ou
sur liste rouge ce qui induit un biais supplémentaire.
En votant la loi de 1977, les législateurs ont cependant donné un signal important. Ce
signal ne nous apprend rien quant à la crédibilité des sondages, mais nous signale que les
intéressés (car des parlementaires sont, par définition, des gens dont le pain quotidien dépend
du fait d’être élu !) ont pris conscience de ce que les sondages, erronés ou non, influencent
les électeurs. Cette constatation a un corollaire redoutable : un sondage totalement bidonné
influencera lui aussi l’opinion, sans doute à cause de son apparence « scientifique20 ».
Fiabilité du résultat
En France, la polémique la plus importante concernant les sondages a eu lieu suite à
leur incapacité à prévoir le résultat du 1er tour de l'élection présidentielle de 2002. Toutes les
enquêtes d'opinion, y compris celles menées la semaine précédant le scrutin, prévoyaient sans
ambiguïté un second tour opposant Lionel Jospin à Jacques Chirac. Finalement, c'est JeanMarie Le Pen, et non pas Lionel Jospin qui a accédé au second tour. L'argument généralement
avancé par les sondeurs est que les sondages sont une "photographie" de l'opinion, et non pas
un outil de prédiction. On peut s'interroger sur la portée d'un tel argument quand seulement 4
jours séparent le sondage de l'élection elle-même et qu'aucun événement notable ne s'est
produit pendant cette période susceptible d'interagir sur l'opinion des gens.
Ceci renvoie à la discussion contenue dans les questions sur la méthode des quotas.
Les états-majors des candidats avaient, du moins faut-il l'espérer, plus conscience de
l'incertitude sur les résultats que la presse qui les publiait et, par conséquent, le lecteur moyen.
On peut noter ici que les cabinets politiques des partis principaux, l'Élysée, l'Intérieur et
Matignon ont des contrats leur fournissant des données par l'étude des variations et la
discussion plus approfondie et élargie avec le panel contacté par tous les moyens. Ainsi
Lionel Jospin aurait été prévenu de la montée de Jean-Marie Le Pen mais aurait refusé de
changer sa campagne et de montrer son affaiblissement21.
Les législatives de 2007 ont montré la difficulté pour les entreprises de sondages de
donner des estimations fiables lorsque le terrain d'études n'est pas national22. Les enquêteurs
20
Cela pourrait se comparer à ces publicités de dentifrice où une personne en blouse blanche (qui aura soin de ne
pas se dire dentiste mais passera pour telle) apparaît à l’écran pour nous assurer que « Zozodent protège mieux
car il contient de la métadichlorozibulaculbutine »
21
France culture 20/03/2007 La suite dans les idées: "Les sondages"
22
LEGISLATIVES 2007 : LES PROUESSES DE CSA ! sur sls.hautetfort.com. Consulté le 21 novembre 2010
18
réalisent leurs sondages par rapport au débat politique national et aux leaders des partis
politiques alors que ces élections obéissent à d'autres logiques plus locales. Enfin, la
multiplication du nombre des terrains (il y a 577 circonscriptions pour une élection législative,
contre 1 seule pour la présidentielle) augmente les marges d'erreur.
Mise en cause des patrons des instituts de sondages
Certaines voix de divers bords politiques s'élèvent pour soupçonner une connivence
entre les patrons des instituts de sondages, qui favoriseraient le score de leurs amis, et/ou de
leurs plus gros clients. François Bayrou a, par exemple, raillé les instituts qui le plaçaient en
dessous de Jean-Marie Le Pen le 20 avril 2007, alors qu'il a fait 8 points de plus (18,5%
contre 10,5%) le soir du 1er tour, le 22 avril 2007. La semaine précédant le deuxième tour de
l'élection présidentielle de 2007, Les instituts officiels donnent tous Nicolas Sarkozy gagnant
avec entre 5 et 9 points d'écart avec Ségolène Royal, Alors qu'un petit institut, 3C Études,
pratiquant la même méthode des quotas, aussi sérieusement, donne Nicolas Sarkozy à égalité
avec Ségolène Royal.
L'entrepreneur Vincent Bolloré, ami proche du Président Sarkozy, détient désormais
l'intégralité du capital de CSA-TMO23 tandis que l'actuelle présidente du MEDEF, Laurence
Parisot, était présidente de l'IFOP. Plus généralement, ces dernières années ont été marquées
par un mouvement de concentration des instituts de sondages, désormais détenus par de
grands groupes financiers ou publicitaires24.
Dans ce contexte, et devant l'impressionnante croissance du nombre de sondages
publiés, un site indépendant (www.delitsdopinion.com) a été créé afin de faire la pédagogie
des enquêtes d'opinion en faisant appel aux professionnels des instituts de sondages, aux
politologues ainsi qu'aux acteurs économiques et politiques
23
24
Roland Cayrol cède ses parts à Bolloré, Le monde des sondages - Portraits de sondeurs Mardi, 22 Juillet 2008
Le Figaro, "Mouvements de concentration des instituts de sondages", 15 Octobre 2007
19
Insondable souffrance
par Alain Garrigou, lundi 24 octobre 2011, « Le Monde Diplomatique »
Il est une opinion que les sondages n’auront pas
enregistrée, c’est celle d’une professeure de mathématiques qui
s’est immolée par le feu le 13 octobre 2011. Une opinion ? Leurs
adeptes justifient les sondages en prétendant qu’ils combattent les
extrémismes. Une censure en somme. Comme si les opinions qui
ne s’expriment pas n’existaient pas. Comme s’il n’existait
d’extrêmes que dans les actions et les pensées politiques.
Machines à écrêter les émotions les plus vives, les grandes
détresses, mais aussi les grandes joies, les sondages n’entendent
que des opinions moyennes, pour ne pas dire faibles. Les colères,
les souffrances et les joies ne sauraient entrer dans les QCM
(questionnaires à choix multiples). Du coup, les sondages sont
devenus une métaphore de l’écoute dans nos sociétés : on
n’entend que ce qui ne dérange pas.
Il fut un temps où la quête de dignité soulevait le peuple.
Cela arrive encore ailleurs, mais plus en France. Ce pays longtemps considéré comme un
laboratoire politique du monde l’est peut-être resté, mais pour des raisons inverses : en
devenant celui où le parti de l’ordre a trouvé les formules les plus douces de l’étouffement.
Comme ses ministres proposent leurs panoplies répressives aux dictateurs depuis la fin des
guerres coloniales, il existe aussi un savoir-faire plus subtil que les grenades anti-émeutes, les
gaz paralysants et autre gadgets sordides des régimes policiers : retourner la révolte contre
soi-même.
Après l’immolation par le feu de Lise Bonnafous dans la cour de son collège, on a
appris qu’en 2009, 54 enseignants s’étaient suicidés sur leur lieu de travail — « dans les
murs », selon un jargon qui ne joue pas sur les mots. Autant de gestes éloquents dont les
médias ne nous disaient rien… Ils n’aiment pas les suicides pour des raisons esthétiques et
parce qu’ils sont légions. Peut-être aussi par refus de comprendre. Pourquoi un suicide, plutôt
qu’un autre auparavant, a-t-il un peu dessillé les yeux ? Le temps de tenter d’en faire un geste
tragique de malaise psychique. Si l’on en croit le ministre de l’éducation nationale,
l’enseignante était fragile et soignée. En décembre 2010, en Tunisie, Mohamed Bouazizi était
forcément fragile pour s’immoler par le feu parce qu’une simple policière l’avait giflée.
L’humiliation retournée contre soi, telle est la perfection de la répression. Il n’est même plus
besoin de frapper les rebelles, il suffit que les victimes deviennent malades au point de
retourner la violence contre elles. Pas de barricades, la dépression plutôt que la répression. La
médecine du travail — fort maltraitée elle aussi — enregistre aujourd’hui la protestation des
corps : dépressions, cancers et suicides remplacent la contestation.
Il n’y a bien sûr aucun rapport entre le suicide d’une professeure et la situation faite au
corps professoral en France : suppression des postes, pas de remplacements, salaires parmi les
plus faibles d’Europe et surtout, peut-être, mépris au sommet de l’Etat. Alors qu’on demande
à l’enseignement de corriger les tares d’une société en crise, comment les enseignants
pourraient-ils affronter la difficulté d’une mission impossible au moment où ils sont les plus
méprisés ? Ils sont beaucoup à avouer s’être trompés de métier. Dans le monde du fric et du
toc, de l’inculture triomphante, il faut beaucoup de force ou d’illusion pour croire encore que
l’éducation des enfants peut être une vocation. Alors, peut-être les plus fragiles, pas les moins
20
courageux, si les mots ont encore un sens, lancent-ils un dernier message avant leur mise à
mort. Un ministre pourra soutenir que cela n’a pas de sens pour de pauvres raisons
d’opportunité, sans savoir, sans réfléchir, juste en service commandé, et des journalistes de
reprendre le refrain moderniste des résistances au changement. Dépolitiser, pour les uns, en
ramenant le suicide à un fait singulier et pathologique ; politiser, pour les autres, en le
rattachant au manque de courage ou de réalisme des faibles ; mais toujours déposséder les
morts du sens de leur dernier geste. Une indécence si banale qu’elle se voit à peine.
Au cours de la semaine qui a suivi les primaires socialistes, six mois avant l’échéance,
quatre sondages ont été publiés sur les intentions de vote à l’élection présidentielle. Une
semaine ordinaire.
Les photos illustrant ce texte montrent les lycéens de Bézers manifestant en l’honneur de leur enseignante
défunte.
Affaire des sondages de l'Elysée: pas d'enquête pour favoritisme
(Slate.fr, le 8 novembre)
Suite de la saga des sondages de l'Elysée, qui a
débuté à l'été 2009 lorsque la Cour des comptes avait pointé
dans un rapport le niveau «exorbitant» d'une mission de
sondages confiée par le Château au cabinet Publifact,
propriété de Patrick Buisson, un proche du président de la
République.
Les sages des deniers français avaient révélé que le
montant de la «convention» signée s'élevait à 1,5 million
d'euros et qu'aucun appel d'offres n'avait été passé en dépit
de la loi, alors même que le seuil légal avait été dépassé. Ce partenariat avait été scellé au
lendemain de la présidentielle de 2007 par Emmanuelle Mignon, alors directrice de cabinet de
Nicolas Sarkozy à l'Elysée.
Or la cour d'appel vient de décider ce lundi 7 novembre qu'elle n'ouvrirait pas
d'enquête judiciaire pour «favoritisme» dans cette affaire, infirmant l'ordonnance rendue en
mars dernier par un juge d'instruction qui s'estimait à même de déclencher des investigations,
rapporte Lemonde.fr.
La cour estime que l'immunité pénale du président de la République empêche toute
investigation sur ses actes, y compris apparemment sur ceux de ses collaborateurs, là où le
juge d'instruction avait jugé que seul le président devait bénéficier de son immunité.
21
L'association anti-corruption Anticor, à l'origine de la plainte, va se pourvoir en
cassation, «la seule Cour [qui] pourra rendre une décision qui éclairera la portée de
l'immunité présidentielle en France», d'après son avocat.
C'est que l'affaire des sondages, et la possibilité d'ouvrir des investigations dessus,
dépasse les cas particuliers de Patrick Buisson ou d'Emmanuelle Mignon: elle pose le débat de
l'extension de la couverture de l'immunité présidentielle, comme l'expliquait Bastien
Bonnefous sur Slate.fr en novembre 2010, lors du classement sans suite de la première plainte
d'Anticor.
Il écrivait à propos du classement du parquet de Paris: « S'il ne remet pas en cause les
conclusions de la Cour des comptes, le parquet de Paris considère qu'Emmanuelle Mignon ne
peut être inquiétée en l'état puisqu'elle bénéficie –par ricochet en quelque sorte– de
l'immunité pénale inhérente au statut du chef de l'Etat. L'idée étant que si c'est Emmanuelle
Mignon qui signe, c'est toujours Nicolas Sarkozy qui tient le stylo. Et que si Mignon =
Sarkozy et que Sarkozy est irresponsable, alors Mignon est irresponsable. Fin du syllogisme,
fermez le ban ».
Une décision (le classement sans suite) qui semblait aller à l'encontre de la
jurisprudence sur l'irresponsabilité pénale du chef de l'Etat.
22
Passons à l’Afrique
TNS Sofres a réalisé entre le 31 mai et le 16 juin derniers en Cote d’Ivoire (à AbidjanLagunes et dans dix régions sur dix-huit du pays), des sondages qui soulèvent un soupçon de
connivence avec le pouvoir en place.
Le rôle très particulier de la France en Françafrique
Même si Brice Teinturier le numéro 2 de cet institut de sondages s’en défend « qui
paye un sondage n’en commande pas les résultats. TNS Sofres est un groupe coté en Bourse,
leader en France sur son créneau. Croire que nous avons pris le risque de mettre en cause
notre crédibilité pour un simple contrat est à la fois faux et injurieux », on peut déplorer que
ces sondages aient été commandés par une société Leabond Ltd, une société écran du parti
présidentiel de Laurent Gbagbo (Front populaire ivoirien), et le mettant largement en tête au
premier tour de la présidentielle avec 43 % des voix et gagnant au deuxième tour.
Cette pratique de sondages est dangereuse pour les élections en Afrique où
l’organisation des élections reste problématique. La contestation des résultats avec des
violences politiques est une tradition en raison des fraudes électorales. La crainte du
déchaînement de telles violences lors des élections est devenue une donnée structurelle dans
la vie politique africaine.
L’introduction des sondages d’opinion ne ferait qu’augmenter les risques d’avoir des
élections continuellement contestées. En effet, les partis au pouvoir en Afrique seront amenés
à commander des sondages auprès des organismes de sondages professionnels en raison de
leur crédibilité, pour justifier des « putschs électoraux » consistant pour « le chef de l’Etat en
exercice à manipuler les résultats de l’élection présidentielle en sa faveur, "volant ainsi la
victoire au peuple" selon la formule des opposant africains et à s’autoproclamer vainqueur
du scrutin »25. Même si l’on ne remet pas en cause la fiabilité des sondages d’opinions, encore
que plusieurs auteurs ont eu à confirmer le manque de fiabilité structurel de ces sondages26.
Mais le risque est trop grand de voir les partis au pouvoir dotés de moyens financiers d’en
commander pour favoriser un bandwagon en leur faveur ; sachant qu’un sondage comprenant
un questionnaire d’une durée de 20 minutes auprès d’un échantillon représentatif de 2000
personnes coute entre 30.000 et 45.000 euros27.
Rappelons ce qui a été dit plus haut : les sociétés de sondage, même si elles se donnent
fréquemment et abusivement le nom d’« instituts », sont des sociétés commerciales (ce qui
n’a rien d’infamant en soi) dont le sondage électoral, même apprécié comme « coup de pub »,
ne représente qu’une part fort marginale de l’activité.
Or, de l’aveu de tous, y compris nombre d’hommes d’affaires très décemment
libéraux, s’il y a bien un continent qui, souffre d’un excès de collusion entre les pouvoir
politique et les opérateurs économiques, c’est bien l’Afrique. Vincent Bolloré, ami de
Sarkozy, dont nous avons évoqué plus haut l’entrée sur le marché du sondage, est aussi l’un
des patrons de ce conglomérat d’affairistes français et de politiciens africains qui est connu
sous le nom de « Françafrique ».
25
Télésphore Ondo, La responsabilité introuvable du chef d’Etat africain : Analyse compare de la contestation
du pouvoir présidentiel en Afrique noire francophone, Thèse de doctorat en Droit public, Université de Reims
Champagne-Ardenne, juillet 2005, p.295.
26
Frédéric Bon, Les sondages peuvent-ils se tromper ?, Paris, Calmann-Levy, 1974.
27
Philippe J. Maarek, Communication et marketing de l’homme politique, Paris, Litec, 2007, p. 144.
23
Ainsi au Togo en 2005, le régime en place avait fait publier des sondages plaçant le
fils du Chef de l’Etat en tête des présidentielles anticipées pour trouver un successeur au
président de la République décédé. Cette avance a été confirmée à la suite des élections du 25
avril 2005 émaillées de fraudes, de répressions. Des élections sanglantes qui avaient fait entre
400 et 500 morts selon un rapport des Nations Unies28.
« Ainsi à l’instar de l’observation internationale des élections dévoyées avec des
professeurs réputés de droit, des magistrats et avocat… de France déguisés en observateurs
électoraux en missions commandées pour avaliser des coups d’Etat électoraux en Afrique, il y
a risque que ces sondages soient détournés avec l’aide des instituts de sondages français
fussent-ils cotés en bourse », estime Komi TSAKADI 29
Cette opinion est juste, mais je m’avoue sceptique devant la solution proposée par le
même auteur, qui est purement juridique. « En l’absence d’un cadre juridique pour réguler la
pratique des sondages en Afrique comme en France où les sondages d’opinion en matière
électorale sont encadrés par la loi n°77-808 du 19 juillet 1977 relative à la publication et à la
diffusion de certains sondages d’opinion, modifiée par la loi n°2002-214 du 19 février 2002,
il y a lieu de craindre qu’une telle pratique soit dévoyée avec des erreurs volontaires
pour justifier des « putschs électoraux » et permettre aux dirigeants de s’éterniser au
pouvoir… A défaut de ce cadre juridique pour encadrer la pratique des sondages et en raison
du coût très élevé des sondages d’opinion qui prive des journaux et des partis de l’opposition
d’en commander, il importe que les instituts de sondages français sollicités par les
gouvernements dans les élections en Afrique se dotent d’un code de conduite pour ne pas
bidouiller leurs résultats de sondages en faveur de ces gouvernements »30.
A quoi bon légiférer dans des pays où la règle est que la justice, comme d’ailleurs le
pouvoir législatif, sont aux ordres du même conglomérat d’intérêts cité plus haut ? Si l’on
considère la « souplesse » des tribunaux français, telle qu’elle a été décrite à propos de
l’affaire Publifact, on n’a aucune peine à imaginer ce qui se passerait si un cas similaire devait
être jugé à Kinshasa, Yaoundé ou Abidjan.
Lorsqu’il est question de la « Françafrique », les « sondagistes » de service sont avant
tout des organismes français, censés être respectables et, en tous cas, ayant pignon sur rue. On
ne peut certes pas soupçonner la SOFRES de manquer de moyens ou de personnel compétent.
Lorsque la société chargée d’ausculter l’opinion publique a son siège dans l’ancienne
métropole coloniale, on la soupçonne plutôt de néocolonialisme que d’incompétence. En quoi,
comme nous l’allons voir plus loin, l’on a tort… à moins que certaines maladresses aient
d’autres causes que l’incompétence.
La jungle congolaise
En RDC au contraire, des sondages sont produits au Congo même. Il faut d’ailleurs
d’entrée de jeu préciser que lorsque je parle ici de sondage, c’est toujours dans le sens que
nous avons défini plus haut. Les Congolais sont bien obligés, pour survivre, de se livrer avec
assiduité à leur sport national : la débrouillardise. La campagne électorale est bien sûr la
période de floraison des sondages plus ou moins sérieux. Entendez par là qu’il se publie sous
28
Vitraule Mboungou, « Les présidentielles au Togo ont fait entre 400 et 500 morts »,
http://www.afrik.com/article8816.html
29
L’observation internationale des élections en Afrique subsaharienne (1990-2005), Mémoire pour l’obtention
du Certificat « Administrateur d’élections », Université Panthéon-Assas, Paris 2, 2005, p. 93.
30
Komi Tsakadi, Afrique : Des sondages à risque pour les élections
http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/afrique-des-sondages-a-risque-pour-59862
24
le nom de « sondage », « mini sondage », « sondage rapide » des choses qui n’ont rien à voir
avec l’étude de l’opinion publique, du moins au sens où nous l’entendons ici.
Le journal CongoNews, par exemple, a eu dans ce domaine une idée originale :
vérifier la popularité des candidats présidents auprès, non pas du peuple, mais des candidats
aux législatives. La méthode est simple : examiner les affiches de ces messieurs/dames, et
voir s’ils affichent leur portrait en solo ou en compagnie de « leur » présidentiable.
CongoNews a constaté que Tshisekedi est très présent sur les affiches des candidats de son
bord, cependant que JKK est généralement absent des affiches des candidats membres de la
MP. Il en conclut que « Les kabilistes ont honte de battre campagne pour Kabila : c’est le
chacun pour soi ». Une méthode un brin humoristique qui en vaut bien une autre…
A part des initiatives de ce genre, on nous présente souvent comme « sondages » des
réponses à des questionnaires mis en ligne sur le site d’un journal ou d’une radio, ou des
choses qui relèvent de la technique du « micro-trottoir ». Le site de Radio-Okapi a par
exemple fait, en septembre, un « sondage » de ce type auprès de ses visiteurs. Il s’agissait de
tout autre chose que des élections : ils collectaient des avis sur leur site, récemment
réaménagé. En un mois, ils ont eu 355 réponses. C’est une excellente idée pour animer un
site, mais c’est évidemment un échantillon trop minuscule pour représenter un « sondage ».
Que dire alors de « sondages » réalisés sur des sites plus confidentiels, ou parmi les
membres de groupes « Yahoo ! ». Là, il arrive que l’on mette imperturbablement en ligne les
résultats d’enquêtes ayant eu moins de 100 participants et où une seule réponse valait donc
1,2 ou 1,3 %. Ajoutons à cela que les sites ou groupes de l’Internet congolais sont en général
très nettement colorés du point de vue politique. Le groupe, donc, vote pour lui-même dans un
grand envol d’enthousiasme militant.
Tout cela est amusant, mais se situe très nettement en dehors de notre sujet.
Les « vrais » sondages sont rares en RDC et leur précision laisse souvent à désirer. Il
existe au moins deux entreprises de sondages qui apparaissent parfois dans la presse : Les
Points et BES-Congo (Bureau d’études et de sondages du Congo). Une question demeure
mystérieuse : comment la presse congolaise, qui vivote malaisément et est souvent réduite
elle-même à des expédients comme la pratique ben connue du « coupage31 », pourrait-elle
recourir à de coûteux sous-traitants ? Les « sondeurs » doivent forcément âtre payés par
quelqu’un d’autre. Devinez, s’agissant de classements relatifs à des élections…
Voici deux exemples, repris au journal La Prospérité, qui par ailleurs ne cache pas
ses sympathies pour le président sortant. Le 01/01/11 : "Entre une opposition qui balbutie et
un candidat qui a fait ses preuves dans la gestion de la République, la balance commence
plutôt à pencher en faveur du président sortant qui marche bien en ce début de campagne"
entamée vendredi, affirme La Prospérité. Selon ce journal, un sondage réalisé par l'institut
"Les Points", crédite JKK de 32,8 pc des intentions de vote. Il serait donc réélu sans ambages.
Le sondage crédite Vital Kamerhe, UNC, de 22,9 pc des intentions de vote.
Il précède ainsi Etienne Tshisekedi wa Mulumba, UDPS, pointé à la troisième place avec 20,5
pc d'intentions favorables, et Léon Kengo wa Dondo, UFC, crédité de 5,9 pc.
Les sept autres candidats ne recueillent que des scores marginaux: Antipas Mbusa Nyamuisi
est cinquième avec 2,2 pc, François-Joseph Mobutu Nzanga, sixième avec 2,1 pc, et Adam
Bombole Intole au moins 1 pc. Oscar Kashala, qui avait obtenu un score surprenant au
31
Sorte de pot-de-vin payé à un journal pour qu’il manie la « brosse à reluire ».
25
premier tour en 2006 é »’(cinquième avec 3,46 pc des voix), "disparaît totalement dans
l'opinion".
On remarquera qu’il n’y a pratiquement pas d’indécis ou de « sans opinion » dans ce
sondage. Etrange au tout début d’une campagne. L’institut «Les Points » procède en général
avec des panels beaucoup trop petits pour être vraiment représentatifs et ne donne pas de
renseignements sur ses méthodes (ou, s’il les donne, La Prospérité ne juge pas utile de nus
en informer).
La Prospérité remet cela le 7 novembre : « Un nouveau sondage donne Joseph
Kabila gagnant avec 52,2% ». A trois semaines de la clôture de la campagne électorale, un
nouveau sondage publié ce week-end donne Joseph Kabila gagnant avec 52,2% d’intentions
de vote contre 26,3% pour Etienne Tshisekedi.
Cette fois nous avons droit à quelques détails : le sondage sur la prochaine élection
présidentielle a été réalisé par BES-Congo (Bureau d’études et de sondages du Congo) et a été
effectué du 28 octobre dernier au 5 novembre 2011 sur un échantillon de 2.000 personnes.
Il faut bien constater que :
• Si un échantillon de 2000 personnes est suffisant pour la Cote d’Ivoire, qui est 3,5 fois
moins peuplée que le Congo, il est trop petit pour la RDC. On nous refait le coup de la
personne représentant plus de 1% des voix, mais cette fois dans ce qui est censé être
un vrai sondage.
• En une semaine, on n’a pu parcourir tout le Congo. L’état déplorable des routes et des
moyens de communication, la rareté des avions, etc… s’y opposent. La
représentativité de l’échantillon par rapport au corps électoral est donc – et je suis poli
– réduite et contestable.
• Une performance du même ordre que celle réalisée par TNS Sofres en CI a dû avoir
un coût approximativement semblable, en tous cas du même ordre de grandeur, soit
entre 30.000 et 45.000 euros. A titre de comparaison, la caution demandée à un
candidat président était de 50.000 $US en 2005, de 100.000$US en 2011.
Peut-on, dans ces conditions, parler de « sondages » et n’est-on pas tout simplement
devant un élément du marketing d’un candidat ?
Un sondage africain est-il possible ?
Cette question peut étonner, et peut-être même choquer. A tort. Je pose cette question
non à propos de la capacité des Africains a réaliser cette performance, que ce soit comme
« sondeurs » ou comme « sondés », mais tout simplement à propos du paysage dans lequel
s’insère cet acte. Exactement comme il serait incongru d’emporter un manteau de fourrure
pour visiter Kinshasa, ou de se promener en caleçon de bain au Pole Nord, certaines
institutions ou pratiques ne sont peut-être pas bonnes pour l‘Afrique.
Deux exemples pour illustrer mon propos.
A propos des sondages en France, j’ai cité cet article du Canard Enchaîné qui
constatait que le français des sondages, c’est l’'abonné au téléphone fixe de plus de 34 ans
appartenant aux catégories supérieures vivant en métropole, tout simplement du fait que cette
personne est plus facile à joindre par téléphone pendant les heures de bureau pour un coût
modéré. Le simple fait qu’il faudrait dépenser plus pour appeler un téléphone portable ou pour
faire bosser les employés « sondeurs » aux heures où un prolétaire de 20 ans peut répondre
aux appels parce qu’il n‘est pas à l’usine, suffit à le mettre hors de la population « sondable ».
26
Appliquez maintenant cette même règle à l’Afrique. Il est évident que ne seront pas
sondés tous ceux qui habitent loin, n’ont pas Internet ou le téléphone, sont toute la journée
aux champs ou à la pèche sur les rivières. Cela revient à dire qu’aucune personne du monde
rural ne sera interrogée pour un sondage. Or, dans la plupart des pays d’Afrique, malgré le
développement sauvage des villes, la majorité de la population est toujours rurale. Que penser
d’un sondage censé refléter l’opinion des Congolais et dont l’une des premières règles est que
la majorité des Congolais ne sera pas interrogée ? Vous trouvez que c’est de la foutaise ? Eh
bien, cher lecteur, nous sommes du même avis !
Ensuite, revenons un instant à ces sondages TNS Sofres réalisés entre le 31 mai et le
16 juin derniers en Cote d’Ivoire (à Abidjan-Lagunes et dans dix régions sur dix-huit du
pays) .Ces sondages soulèvent un soupçon de connivence avec le pouvoir alors en place parce
qu’ils étaient commandés par Leabond Ltd, une société écran du parti présidentiel de Laurent
Gbagbo (Front populaire ivoirien), le mettaient largement en tête au premier tour de la
présidentielle avec 43 % des voix et le prédisaient gagnant au deuxième tour.
Pourquoi cette bizarrerie de sondage « à Abidjan-Lagunes et dans dix régions sur dixhuit » ? C’est fort simple : cela signifie que les « sondeurs » n’ont circulé que dans les zones
« gouvernementales », considérant les zones « rebelles » comme insuffisamment sures. Or, il
est un fait connu de tous que dans cette seconde zone on était plutôt partisan de Ouattara.
Cette constatation n’était pas simplement liée au « tribalisme » : le pays était partagé en deux
zones et les élections faisaient d’ailleurs partie du processus de pacification et de
réunification. Si les bagarres postélectorales ont été particulièrement vives à Abidjan, c’est
bien sur parce que la capitale économique est un enjeu, mais aussi parce que c’est l’endroit où
il y a des Ivoiriens de toutes les parties du pays. Il va de soi que faire un sondage uniquement
dans la partie du pays où Gbagbo comptait le plus de partisans ne pouvait que donner un
résultat rassurant pour lui.
Puisque, pour reprendre les mots de Brice Teinturier, « TNS Sofres est un groupe coté
en Bourse, leader en France sur son créneau » et que « Croire que nous avons pris le risque
de mettre en cause notre crédibilité pour un simple contrat est à la fois faux et injurieux »,
nous nous voyons obligés d’écarter l’hypothèse que, par ignorance ou par bêtise, on ait
purement et simplement appliqué en CI les mêmes recettes qu’en France, comme si la
population y était aussi homogène que dans l’Hexagone. Il paraît en effet incroyable que les
responsables d’une société qui se vante, sur son site, de ses activités « dans plus de 100 pays »
ignore l’importance des diversités régionales en Afrique. Cela paraît d’autant plus incroyable,
que le patronat français, y compris celui des « boîtes à sondages », trempe en général jusqu’au
coude dans la bonne soupe de la « Françafrique » !
Cela nous force à supposer que, techniquement compétents, les « sondeurs » de TNS
Sofres ont sciemment procédé au sondage en sachant que les résultats en seraient faux. Quand
des employés agissent ainsi, à moins de supposer chez eux un désir très ardent d’être
chômeurs à bref délai, il faut bien qu’ils en aient reçu l’ordre. De qui ? Si c’est de Gbagbo –
pardon ! de Leabond Ltd - c’est que le client désirait un sondage favorable à des fins de
propagande, et il aura finalement payé très cher un sondage-bidon à la manière de Kinshasa.
Si l’ordre est venu de la direction – ou d’autorités politiques au-dessus de la direction – il y
aurait eu, alors, une volonté délibérée de pousser Gbagbo à la faute…
Cette histoire franco-ivoirienne est un exemple de plus de l’imbrication très étroite que
les sondages ont avec la politique. Il s’y ajoute ici une dimension internationale : cela fait bon
marché de la souveraineté ivoirienne.
De manière plus générale, cela met en évidence la difficulté de composer, en Afrique,
un échantillon représentatif. La très grande complexité humaine des états africains rend la
27
chose quasiment impossible. Même lorsque la question discutée l’est au niveau national, on se
retrouve dans la situation que les sondages ont rencontrée en Europe, avec, par exemple, les
élections législatives : les enquêteurs réalisent leurs sondages par rapport au débat politique
national et aux leaders des partis politiques alors que ces élections obéissent à d'autres
logiques plus locales et la multiplication du nombre des terrains augmente les marges d'erreur.
Certes, l’on pourrait imaginer de parer à cette difficulté par plus d’enquêtes en
déplacement et un moindre recours au téléphone. Mais l’un des impératifs de tout sondage est
d’aller vite, et les déplacements en Afrique sont lents et dispendieux. De plus, toujours dans
l’optique d’un échantillon représentatif, il ne serait pas acceptable que les enquêteurs s’en
tiennent à la minorité scolarisée de la population, ce qui supposerait de questionnaires en
langues multiples et/ou des enquêteurs susceptibles de parler ces diverses langues.
Résumons-nous. Puisque sonder l’opinion veut dire réaliser un questionnaire auprès
d'un échantillon d'individus afin de proposer une estimation de la répartition de l'opinion de
l'ensemble de la population, rendant possible de déduire, d'estimer ce que pense la population,
nous constatons l’existence, en Afrique, d’obstacles majeurs pour ce faire.
Les problèmes qu’ils créent ne font pas obstacle à l’utilisation première du sondage le
marketing. Il est tout à fait logique qu’un bijoutier de grand luxe ne s’informe pas des goûts
que peuvent avoir les sans-abri. Mais il est inacceptable qu’un sondage politique finisse, pour
des raisons de commodité, par exclure de ses « échantillons » la majorité de la population : les
ruraux, les personnes peu instruites, etc… C’est politiquement inacceptable et, de plus, cela
finit par fausser les sondages, les privant ainsi de toute utilité.
En fait, on pourrait même se demander si les sondages, en Afrique, ne font pas partie
d’un phénomène profondément pervers : l’importation d’un décor composé d’attributs
hétéroclites empruntés aux sociétés occidentales, mensongèrement présentées comme des
modèles de parfaite démocratie, décor qui est ensuite fièrement exhibé comme faisant foi de
« l’évolution démocratique » de régimes qui, en général, se tiennent bien soigneusement dans
la ligne du népotisme – familial, clanique ou simplement politique - corrompu et appuyé sur
la répression à l’intérieur, et à la continuation de la dépendance néocoloniale à l’extérieur.
Les sondages, par nature, n’ont rien à voir avec la démocratie. Si l’on considère qu’ils
servent à manipuler le peuple en connaissant ses opinions, on pourrait même les regarder
comme antidémocratiques car la politique doit consister à convaincre et persuader les gens,
non à les manipuler. Quand ils ne sont pas manipulateurs ou dangereux, ils sont tout au plus
anodins et n’apportent rien ou pas grand-chose au débat. Ils font partie d’un certain décor
brillant et tapageur dont la politique des « démocraties occidentales » s’est parée de plus en
plus volontiers à mesure qu’elles perdaient tout contenu réel. Un décor sans contenu réel est
précisément ce qui intéresse les détenteurs africains du pouvoir.
Lorsqu’au cours de la « transition », qui s’est achevée en 2006, la RDC s’est dotée
d’une nouvelle Constitution, les constituants ont poussé le goût du mimétisme jusqu’à ériger
en obligation légale le débat télévisé entre les deux « présidentiables », qui est l’ornement des
campagnes électorales françaises ou américaines32. Cela avait peut-être un sens, à l’origine,
dans deux pays où la TV est largement répandue, même si le côté « spectacle » l’emporte
beaucoup trop sur le côté « débat ». Mais quel sens cela avait-il au Congo où très peu de gens
ont accès à un récepteur TV, où les émissions ne sont pas captées en dehors d’un rayon assez
court autour de Kinshasa, et où l’écrasante majorité de la population ne maîtrise pas
suffisamment le français pour suivre un débat dans cette langue ? Du décor et rien de plus !
32
On peut se demander si, au-delà du mimétisme, ce n’était pas une manière de glisser ne peau de banane sous
les pieds du Président Kabila, notoirement très mauvais debater et orateur et s’exprimant assez péniblement en
français.
28
Les sondages procèdent du même décor, de la même logique, donc, en définitive, du
même processus antidémocratique.
On pourrait encore se poser une dernière question. Tout comme il n’est pas tellement
recommandé pour la santé de consommer de grandes quantités de boissons alcoolisées, mais
que, si on le fait, mieux vaut boire des produits nationaux que des boissons importées, ne
faudrait-il pas que les Africains aient au moins leurs propres instituts de sondage. La situation
actuelle, où ils en sont réduits à « consommer » soit des produits étrangers qui cachent
souvent des manipulations, soit des pseudo-sondages « à la congolaise » est frustrante et
humiliante. Alors ?
Il y a certainement un certain nombre d’Africains riches qui seraient en mesure de
« s’offrir » une entreprise de sondages. Le problème, c’est que l’Africain riche est rarement
patriote et préfère en général exporter son argent, en devises fortes, à l’étranger pour le
rentabiliser dans des placements spéculatifs, plutôt que de courir des risques au pays pour
donner du travail à leurs compatriotes. Le rendement des placements spéculatifs « off sohre »
est tellement plus élevé et plus certain !
A côté de ce fait, qui relève simplement de l’égoïsme, le simple fait que les entreprises
de sondage interviennent, de fait sinon de droit, dans le débat politique et peuvent
l’influencer, crée un autre problème. Lorsque nous évoquions la situation française, nous
avons vu que ces sociétés ont été fondées au départ par des scientifiques pour glisser ensuite
de plus en plus nettement entre les mains des hommes d’affaires.
Certaines voix se sont élevées alors, de divers bords politiques, pour soupçonner et
même dénoncer une connivence entre les patrons des instituts de sondages, qui favoriseraient
le score de leurs amis, et/ou de leurs plus gros clients. Plus généralement, ces dernières années
ont été marquées par un mouvement de concentration des instituts de sondages, désormais
détenus par de grands groupes financiers ou publicitaires, largement pourvus en connections
politiques.
Cependant, si les collusions politique-affaires existent en Europe, et même beaucoup
trop, si elles même sont condamnables, elles se passet encre dans une ambiance marquée par
« l’hommage du vice à la vertu » : on s’efforce à les garder secrètes, on aimerait qu’elles
soient ignorées. La justice, bien qu’elle soit timide, pourrait y jeter son grand nez indiscret.
D’autre part, les « patrons » qui se concurrencent se limitent et se combattent les uns les
autres dans une certaine mesure.
En Afrique, au contraire, il est courant qu’un pays soit ouvertement dirigé par une
sorte de « complexe politico-militaro-industriel », si peu secret que, fort couramment, des
paysans de a brousse, qui ignorent les noms des ministres, connaissent ceux des « hommes
d’affaires du Président ». Ce groupe est d’autant moins secret, d’ailleurs, qu’en règle générale
il comprend, comme têtes d’affiche, la parentèle du « président-à-réélection-automatique » ou
sa « clientèle » ethno-régionale. Tous les pouvoirs, justice comprise, sont contrôlés par ce
« complexe ». Et il est monopoliste, sans concurrence pour lui faire contrepoids.
L'entrepreneur Vincent Bolloré, qui détient désormais l'intégralité du capital de CSATMO, est un ami proche du Président Sarkozy. Il y entre eux tous les liens d’une « amitié »
qui est surtout complicité et partage de secrets inavouables. Mais tout intimes et liés qu’ils
soient, il n’y a rien dans leurs liens qui rappelle ce qui peut lier, par exemple, Katumba
Mwanke et Joseph Kabila.
Compte tenu du caractère monolithique du pouvoir, à la fois politique et financier,
réuni dans les mêmes mains, sans aucun contrepoids, le résultat serait probablement
catastrophique.
29
Bibliographie
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