Les complétives non introduites en ancien français

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Les complétives non introduites en ancien français
Les complétives non introduites
en ancien français
Julie GLIKMAN
Dans cet article nous nous intéresserons aux complétives non introduites
en ancien français. Nous parlons de complétives non introduites au sens où
elles ne sont pas introduites par une conjonction de subordination, ce qui
n’empêche pas, comme on le verra, qu’on puisse établir d’autres types de
marqueurs de subordination.
Nous étudierons les caractéristiques de ces complétives et tenterons
d’établir une liste des marqueurs de subordination qui les accompagnent.
Nous observerons également l’évolution de ce type de construction en
moyen français et en français moderne, et nous pourrons voir que non
seulement ce type de construction existe toujours, mais aussi qu’on retrouve le même type de marqueur. En élargissant l’étude à d’autres types de
subordination, nous constaterons qu’il en va de même pour les autres types
de subordonnées non introduites.
Nous nous interrogerons enfin sur les conséquences que peuvent avoir
de tels résultats, tant sur l’étude de l’évolution du français que sur la notion
de subordination elle-même.
1. Les complétives non introduites en ancien français
La première difficulté d’une étude de ce genre réside dans la constitution du
corpus. L’étude de structures non marquées formellement ferme la porte à
la recherche informatisée, ce qui oblige à procéder par dépouillement manuel, et limite donc la taille des corpus. Il faut par ailleurs pouvoir reconnaître les cas de complétives non introduites, car il existe des cas problématiques.
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1.1 Cas problématiques
Que ce soit en ancien français ou en français moderne, il peut exister des
cas où il est difficile de savoir si l’on a affaire à un cas de proposition subordonnée complétive non introduite ou à un autre type de construction.
Si l’on regarde par exemple en (1):
(1) Je vos plevis, tuz sont jugez a mort (Chanson de Roland 1058)
[Je vous promets, ils sont tous condamnés à mort]
on peut analyser tuz sont jugez a mort comme complétive non introduite, ou
bien considérer que les deux constructions verbales ne sont pas subordonnées. On voit d’ailleurs comment les choix d’éditeurs influencent vers l’une
ou l’autre interprétation par la ponctuation. Le doute peut être d’autant plus
présent que ce type de phrase coexiste avec le même type de phrase avec
PSC (Proposition Subordonnée Complétive) introduite:
(2) je vos plevis qu’en vermeill sanc ert mise (Chanson de Roland 968)
[Je vous promets qu’elle sera trempée dans le sang vermeil]
Le problème se pose pour la différenciation d’avec les incises, les incidentes, le discours direct, quand on peut avoir les deux analyses, comme complétive ou comme constructions non subordonnées, et également quand on
a une construction à double régime (exemple (3)),
(3) Ço sent Rollant de sun tens n’i ad plus (ib. 2366)
[Roland sent qu’il n’a plus de temps à vivre]
phrase qui coexiste également avec la même structure avec ço et PSC introduite, la présence de ço ne pouvant donc pas servir d’argument pour dire
que la valence du verbe est remplie, puisqu’on peut avoir une double complémentation comme dans l’exemple suivant:
(4) Ço sent Rollant que la mort li est pres: (ib. 2259)
[Roland sent que sa mort est proche]
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1.2 Relevé
Pour éviter de fausser les résultats, nous avons choisi d’écarter les cas problématiques pouvant avoir une double analyse. Nous avons dépouillé en
partie ou en intégralité des œuvres littéraires, en vers et en prose, du 11e au
13e siècle. Nous avons ainsi pu relever trente-trois cas de PSC non introduites, parmi lesquels dix-neuf cas proviennent de La Chanson de Roland,
dont voici quelques exemples:
(5) Li arcevesque ne poet müer n’en plurt, (Roland 2193)
[L’archevêque ne peut s’empêcher d’en pleurer]
(6) Co sent Rollant la veüe ad perdue; (Roland 2297)
[Roland sent (qu’)il a perdu la vue]
(7) La rereguarde des .XII. cumpaignuns
Ne lesserat bataille ne lur dunt. (Roland 858)
[L’arrière-garde des douze pairs ne laissera pas passer l’occasion de leur livrer bataille]
(8) Et saichiez, se je ne vos amasse plus que onques fame n’ama home, je ne vos en
requeisse pas (La Queste 181, 5)
[Et sachez (que), si je ne vous aimais pas plus que jamais une femme n’aima un
homme, je ne vous en prierais pas]
(9) car je sai bien, se je l’eüsse mandé, il i fust venuz volentiers et debonerement (La
Mort le roi Artu p. 240, §186, lg45-46)
[Car je sais bien (que), si je lui avais demandé de venir, il y serait venu volontiers et
gentiment]
(10)Je cuit plus sot de ti n’i a. (Feuillée 341)
[Je crois (qu’)il n’y a pas plus sot que toi]
On peut observer que les verbes introducteurs sont: croire, savoir, sentir, pooir
muer et laisser nié. Les PSC non introduites n’apparaissent donc pas après
n’importe quel type de verbe recteur de complétive. Sur les dix-neuf cas
provenant de La Chanson de Roland, huit cas sont introduits par le verbe pooir
muer, toujours nié. Ce verbe est même majoritairement employé avec une
complétive non introduite dans ce texte. On pourrait peut-être y voir une
sorte de figement, ou du moins une particularité liée à ce texte, cette expression étant moins fréquente dans les autres œuvres consultées.
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En (5) et (7) on trouve le subjonctif dans la complétive et en (8) le verbe
recteur à l’impératif. On remarque également en (8) et (9) l’insertion d’une
proposition en se (hypothétique) entre le verbe recteur et la complétive.
Les cas de complétives non introduites ont déjà été observés par les
grammairiens de l’ancien français qui avaient remarqué la présence d’un
certain type de verbe introducteur, et le fait que le subjonctif, ou parfois un
autre temps ou mode, pouvait constituer un indice suffisant de subordination:
Quand le caractère subordonné de la proposition qu’il introduit est suffisamment signifié
par d’autres moyens, le subordonnant peut être effacé […] Dans les complétives, dépendance: au subjonctif, indice suffisant de subordination derrière les verbes signifiant la volition, l’ordre, la prière, etc. derrière les verbes signifiant l’inévitabilité, avec ne minimal
discordantiel; [dépendance:] à un temps prospectif, futur/conditionnel, derrière un verbe
signifiant la promesse; derrière les verbes d’opinion, de connaissance et d’impression
indépendamment du mode; éventuellement derrière des verbes de perception; derrière
un verbe événementiel. (Buridant 2000: 571)
Il apparaît qu’en revanche les mots atones que sont la conjonction que […] en position
zéro d’ans la subordonnée étaient assez facilement sous-entendus dans les contextes
où leur présence était impliquée soit par un corrélatif (celui; tant), soit par la transitivité du verbe recteur. (Bonnard, Régnier 1997: 207)
De même Foulet observait:
Après les verbes signifiant «promettre», «jurer» et surtout «savoir», «penser», «vouloir»,
on trouve souvent comme complément une phrase que ne précède aucun que et dont
le verbe est à l’indicatif, au subjonctif ou au conditionnel. (Foulet 1928: 333)
Il y a donc certaines caractéristiques récurrentes dans les cas de PSC non
introduites en ancien français. L’étude du corpus dont sont extraits ici seulement quelques exemples nous a permis d’établir la liste de ces caractéristiques:
– La présence éventuelle du subjonctif dans la proposition complétive non
introduite (ou PP pour Proposition Paratactique) ou de l’impératif dans
la proposition rectrice (ou P1);
– la présence de la négation, dans P1 ou PP ou les deux;
– l’insertion d’une proposition en se «si»;
– la présence de verbe d’empêchement (pooir muer [pouvoir empêcher],
laisser) nié, de parole (dire) ou de cognition (savoir, croire, sembler) comme
verbe introducteur d’une proposition paratactique complétive.
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On a pu constater que ces caractéristiques accompagnent les complétives
non introduites. Certaines de ces marques peuvent se superposer, voire
même se superposer aux conjonctions de subordination, et on a alors superposition de marques.
Il s’agit bien sûr d’un ensemble de facteurs, mais il semble qu’on puisse
tout de même faire apparaître une liste de marqueurs, puisque par exemple
si la subordination peut être indiquée par la transitivité du verbe recteur, le
type du verbe recteur est tout de même déterminant, les complétives non
introduites n’apparaissant en effet pas après tous les types de verbe.
Il me semble qu’on peut considérer certaines de ces caractéristiques,
telles que le type de verbe recteur ou la présence du subjonctif, comme de
véritables marqueurs de subordination ou d’intégration syntaxique, puisqu’ils
suffisent à indiquer le caractère subordonné de la proposition complétive.
D’autres, comme l’insertion d’une proposition, constituent peut-être moins
un marqueur de subordination qu’un contexte d’apparition favorable1, cette
caractéristique apparaissant toujours conjointement à une autre, par exemple le type de verbe recteur.
Ce type de construction se trouve apparemment plus fréquemment dans
les textes anciens et en vers, selon la plupart des grammairiens, comme
Buridant: «la parataxe elliptique se trouve particulièrement dans les textes
en vers» (Buridant 2000: 571) ou Marchello-Nizia «l’AF connaît, essentiellement dans les textes en vers antérieurs au 13e siècle, des phénomènes de
parataxe» (Marchello-Nizia 1999: 69). On a pu voir en effet qu’une grande
majorité (dix-neuf cas sur trente-trois) des cas relevés dans notre corpus
provenait de La Chanson de Roland, chanson de geste en vers du 11e siècle, ce
qui semblerait confirmer les avis des grammairiens. Certains auteurs qualifient donc cette construction comme étant archaïque, spécifique aux textes
en vers, typique de l’ancien français et disparue par la suite, mais nous allons voir qu’on peut observer son évolution en moyen français et en français moderne.
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On peut parfois lire que certaines de ces marques «facilitent» ou «permettent» la mise
en parataxe des complétives, mais ce serait préjuger du fait que la construction introduite soit première et que la construction non introduite en découlerait, ce que nous
ne voulons pas faire ici.
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2. Evolution en moyen français et en français moderne
Pour le moyen français, nous n’avons pas fait de dépouillement manuel,
mais procédé par recherche informatisée à partir de verbes comme savoir, ce
qui bien sûr ne donne pas d’indication sur ce qu’aurait permis de trouver un
dépouillement, mais permet toutefois d’établir qu’on a pu trouver des cas
de complétives non introduites. Nous nous sommes également servi des
remarques d’éditeurs signalant ce phénomène. Nous avons ainsi pu relever
vingt-sept cas, dont nous ne donnons ici que quelques exemples:
(11) il ne ce cuidoit mie, de ce qu’il avoit fait honour et proffit a monseigneur Ode, il
li deust rendre tel guierdon (Arbre XXXV 11)
[Il ne croyait pas (que), du fait qu’il avait fait honneur et profit à Monseigneur
Ode, il dût lui rendre un tel service en retour]
(12) fu donné commendement ellez ne feissent mal au fain (Arbre XI 5)
[Il fut donné commandement (qu’) elles ne fissent pas mal au foin]
(13) Saches, se tu fais le contraire,
Je te feray très cruelment detraire. (G. Machaut 4)
[Sache (que), si tu fais le contraire, je te ferai très cruellement torturer]
Pour le français moderne, nous avons également fait une recherche à partir
de quelques verbes ou locutions verbales nous semblant pouvoir être construits en parataxe et dont voici quelques exemples:
(14) c’était quand même vrai on était pas accueilli chez le commerçant (Orléans)
(15) maintenant il est évident si tu as un cancre en mathématiques bon de toute façon si c’est un cancre en mathématiques s’il fera jamais rien de mathématiques
c’est pas la peine de lui en faire faire (Orléans)
Andersen a également consacré un article aux complétives non introduites
en français parlé (Andersen 1992). Elle observe une tendance à «omettre que
après des verbes sémantiquement faibles» tels que se souvenir, se rappeler, voir,
dire, savoir, trouver, avouer, c’est + adjectif (ib.: 8) et constate «une tendance en
français parlé à éviter de marquer morphologiquement une subordination
qui n’est pas attestée aux niveaux sémantique ou pragmatique» (ib.: 13).
Cependant, ce phénomène qu’elle observe correspond à ce que BlancheBenveniste appelle «la rection faible des verbes» (Blanche-Benveniste 1989).
Selon elle, ce type de «recteur faible» a perdu ses capacités rectionnelles et
correspond donc à des cas «où une que-phrase n’est pas, malgré les appa-
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rences, un complément régi» (ib.: 71). Andersen rejoint ensuite cette analyse
en parlant finalement de «verbes parenthétiques» selon la définition de
Urmson (Andersen 1996).
On peut donc se demander s’il existe pour ces types de verbes des cas
de véritables complétives non introduites en français moderne, mais il est
tout de même intéressant de constater que ce type de construction, même si
on considère qu’il ne s’agit pas de «réelle» complétive, concerne le même
type de verbe que ceux qu’on a pu observer en ancien français, comme les
verbes d’opinion ou de parole. La catégorie des verbes d’empêchement
semble ne plus être représentée en français moderne, ce qui pourrait peutêtre s’expliquer par le fait que ce type de verbes peut se construire en français moderne avec pour complément une proposition infinitive. Il serait
donc intéressant de savoir si dès l’ancien français on a des cas de rection
faible, ou s’il y a eu une évolution de ce type de construction, d’une «complétive régie» à une «complétive non régie».
Au-delà de ces questions qui concernent un certain type de verbe, on
constate dans l’ensemble que les complétives non introduites existent toujours, principalement à l’oral en français moderne. Mais surtout on remarque également qu’on a les mêmes types de marqueurs pour les trois états de
langue:
– l’emploi de certains temps ou modes verbaux (subjonctif, impératif,
imparfait);
– la contrainte sur le type de phrase, comme par la présence de la négation;
– l’emploi de certains verbes ou de certaines locutions (croire ((10), (11)),
donner commandement (12), savoir ((8), (9), (13)), c’est vrai (14), il est évident
(15));
– l’insertion d’une proposition ((8), (9), (11), (13), (15)).
3. Elargissement à d’autres types de subordonnées
Les recherches présentées ci-dessus concernent les complétives non introduites, mais nous avons également observé des cas de subordonnée non
introduite dans d’autres types de subordination, et ce en ancien français,
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moyen français et français moderne. Nous avons ainsi pu observer des
subordonnées non introduites:
Dans des propositions subordonnées relatives:
(16) N’an i a nul sanblant ne face / que il l’an poist et qui ne die: «…». (Perc. 2140)
[Il n’y a nul homme qui ne manifeste sa peine en disant…]
(17) c’est la chose j’ai fait (in Posner 1997: 76)
Dans des propositions subordonnées consécutives:
(18) Tant en ont mort ne peut estre nombré (Alisc. 6002)
[Ils en ont tellement tué qu’on ne peut en faire le compte]
(19) Ils sont si vieux, s’ils venaient me voir, ils se casseraient en route (A. Daudet, in
Marchello-Nizia 1998: 314)
Dans des propositions marquant l’hypothèse:
(20) Fust i li reis, n’i oüssum damage. (Roland 1102)
[Si le roi avait été là, nous n’aurions pas eu de pertes]
(21) Jean viendrait, Marie ne le recevrait même pas (in Garagnon 2002: 130)
Nous avons également trouvé un cas de proposition comparative:
(22) c’est li cuens Phelipes de Flandres,
qui mialx valt ne fist Alixandres, (Perc. 13-14)
[C’est le comte Philippe de Flandres, qui vaut plus que ne valut Alexandre]
On pourrait également rajouter à cette liste d’autres types, comme les propositions temporelles:
(23) je suis venue sur Toulouse j’avais environ deux ans (Choi-Jonin 2005),
les propositions adverbiales (Andersen 1999) ou des locutions comme avoir
beau (Le Goffic 1993, Garagnon 2002).
Là encore, on peut constituer une liste de marqueurs, la même pour les
trois états de langue et pour tous les types de subordination:
– la présence d’un corrélatif (tant, si) ((18), (19));
– l’emploi de certains temps ou modes verbaux (21);
– un ordre des mots marqué (20);
– la contrainte sur le type de phrase (par exemple pour les relatives en
ancien français, uniquement avec n’en i ad, jamais n’ert jurn…);
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– l’emploi de certains verbes ou de certaines locutions (type de verbe recteur);
– l’insertion d’une proposition entre les propositions (par exemple (19)
avec superposition: présence d’un corrélatif et insertion d’une proposition).
Ce phénomène se retrouve également dans d’autres langues comme le latin,
l’anglais et l’allemand, et en outre on retrouve également le même type de
marqueurs dans ces autres langues.
Pour le latin, Liliane Sznajder a mis en évidence, lors de sa communication au colloque du Lacito en mai 2005 sur les complétives non introduites,
les marqueurs suivants: présence du subjonctif, verbes introducteurs appartenant à la catégorie des verbes de volition, insertion d’une proposition
entre les propositions, et également ordre des propositions.
En allemand, on peut trouver des propositions complétives non introduites et des propositions exprimant l’hypothèse. Les propositions subordonnées complétives non introduites apparaissent après un certain type de
verbes, exprimant l’opinion, le sentiment, le désir (sagen dire, glauben croire,
denken penser (Fèvre, Perrin 1962: 26)), et il y a une différence entre l’ordre
des mots dans une subordonnée introduite et dans une subordonnée non
introduite, comme le montrent les exemples suivants:
(24) Ich fürchte, daß es bald regnen wird. (Spaeth et alii 1979)
(25) Ich fürchte, es wird bald regnen. (ib.)
[Je crains qu’il ne pleuve bientôt]
(26) Wenn es nicht so kalt wäre, wurde ich gern spazieren gehen. (Baucher et alii
1998)
[S’il ne faisait pas si froid, je ferais bien une petite promenade.]
(27) Wäre es nicht so kalt gewesen, (so/ dann) wäre ich gern spazieren gegangen.
(ib.)
[S’il n’avait pas fait si froid, j’aurais bien fait une petite promenade.]
En effet, l’allemand est une langue à ordre des mots relativement fixe avec
verbe en deuxième position (V2) dans les propositions «indépendantes» et
«principales». Dans les propositions subordonnées, à l’inverse, le verbe est
en position finale, comme on peut le voir en (24) regnen wird et en (26) wäre.
Dans les propositions subordonnées non introduites, le verbe n’est pas en
position finale de même que dans les subordonnées introduites, mais soit à
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une place V2 comme dans une proposition indépendante, voir en (25) wird2,
soit en première position, une position très marquée, comme en (27), qui
n’est pas sans rappeler ce qu’on peut observer en ancien français en (20) et
en français moderne dans des exemples du type «viendrait-il, je ne le recevrais
pas».
Certains auteurs pensent que la place du verbe V2 dans ce type de subordonnées non introduites est justement un critère prouvant que ce n’est
plus une subordonnée, puisqu’on a un ordre des mots de proposition «indépendante», alors que d’autres pensent que l’ordre des mots différent est
dû à la parataxe, mais que la proposition n’en garde pas moins un caractère
subordonné. Par ailleurs, certaines études récentes montrent une tendance
actuelle à rétablir un ordre des mots V2 dans des subordonnées introduites.
On pourrait donc considérer d’après cette tendance que l’ordre V2 dans les
subordonnées non introduites ne remet pas en cause le statut subordonné
de la proposition.
Il faudrait approfondir cette question et voir de quels types de verbes
recteurs il s’agit, ce que nous ne pouvons pas faire ici, mais peut-être qu’à
l’inverse cette tendance à rétablir un ordre V2 dans les subordonnées pourrait servir d’argument pour montrer la perte du caractère subordonné de
certaines propositions, et on aurait donc en allemand le même type de phénomène que ce que Blanche-Benveniste appelle «rection faible» pour le
français.
En anglais on observe également des propositions subordonnées complétives non introduites: «la conjonction that peut être omise» (Adamczewski & Delmas 1982: 319), et ce après les mêmes types de verbes que ceux
observés dans les autres langues, verbes d’opinion comme think ou verbes
de parole comme say:
(28) I think you’re right
[je pense [que] tu as raison]
On observe également des cas de propositions relatives non introduites:
«Le pronom relatif en fonction objet est généralement omis […] dans les
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Le verbe est ici à un temps composé, wird regnen, c’est donc le premier élément, wird,
qui est en position V2, le deuxième élément regnen se retrouvant à la fin, comme dans
les indépendantes. Il en est de même dans l’exemple (27) avec wäre en première position.
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relatives déterminatives exclusivement» (Adamczewski & Delmas 1982:
326), avec un ordre des mots différent de la relative introduite quand il y a
une préposition:
(29) The man with whom I had lunch (ib. 326)
(30) The man I had lunch with (ib. 326)
[L’homme avec qui j’ai mangé]
On observe donc en allemand et en anglais des cas de subordonnée non
introduites. On peut bien sûr se demander si, en allemand ou en anglais, le
fait qu’on retrouve les mêmes types de verbes recteurs de complétives non
introduites ne peut pas s’expliquer par le fait qu’il s’agisse également dans
ces cas de «recteurs faibles», et il serait intéressant de voir comment les
critères établis par Blanche-Benveniste sont applicables ou non au phénomène des complétives non introduites en allemand et en anglais. Qu’il
s’agisse de «rection faible» ou de «véritables» complétives non introduites, il
reste néanmoins intéressant de constater la permanence de ce type de phénomène en ancien français, en moyen français, en français moderne, en
anglais et en allemand.
Conclusions et perspectives
Les conclusions de cette étude peuvent, me semble-t-il, porter sur deux
axes, d’une part sur la question de l’évolution du français, et d’autre part sur
la notion même de subordination.
Concernant l’évolution du français, on a pu voir que contrairement à ce
qu’on a pu dire, les subordonnées non introduites continuent d’exister,
même si ce n’est pas toujours à la même fréquence et dans le même type de
subordination.
Comme nous l’avons également vu, on peut se demander dans certains
cas si l’on peut réellement parler de complétives non introduites, ou s’il ne
faut pas plutôt parler de «rection faible», les complétives non introduites
apparaissant après certaines catégories de verbes classées comme «recteurs
faibles» par Blanche-Benveniste pour le français moderne. La question se
pose alors de savoir s’il s’agit de «rection faible» dès l’ancien français, pour
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les complétives régies par les mêmes types de verbes, ou si l’on est passé de
«complétives régies» en ancien français à «complétives non régies par recteurs faibles» en français moderne.
Il serait aussi intéressant de voir si on retrouve les mêmes types de verbes recteurs de complétives non introduites ou non entre l’ancien français
et le français moderne. On a pu voir qu’apparemment les catégories des
verbes de parole, de volition et de cognition étaient vraisemblablement
toujours présentes, mais pas la catégorie des verbes d’empêchement, ce qui
peut éventuellement s’expliquer, comme mentionné ci-dessus, par la possibilité de construction infinitive.
D’autre part, les constructions non introduites sont peut-être tout de
même plus fréquentes en ancien français et dans les textes en vers3, et en
français moderne à l’oral4, bien que cela reste à confirmer et que cela dépende aussi du type de constructions non introduites, certaines étant à l’inverse typiques d’un écrit littéraire.
On peut se demander si cette évolution de fréquence5, s’il en est une, est
due à une évolution cyclique dans le temps, de l’ancien français au moyen
français, puis du moyen français au français moderne, ou à une différence
oral / écrit, ces constructions étant plus présentes en français moderne à
l’oral et dans les textes en vers, les textes en vers pouvant être rapprochés
de l’oral par des caractéristiques communes, comme la présence de la prosodie. Les études sur l’oral étant récentes, on ne peut cependant pas savoir
si ces constructions se sont maintenues à l’oral avec la même fréquence ou
si elles sont «réapparues» en français moderne.
Si l’on considère également que les subordonnées non introduites sont
révélatrices d’un état de langue plus synthétique qu’analytique, la question
revient alors à se demander si on est passé d’une langue synthétique à une
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Il est possible que cela puisse être contredit, c’est toutefois ce que pour l’instant notre
étude de corpus, encore trop restreinte il est vrai, a pu laisser supposer. Mais bien sûr
d’autres critères sont à prendre en compte, comme le type de texte.
Ici non plus il ne faut pas prendre uniquement en compte la différence oral / écrit,
mais également la question de genre.
Cette apparente différence de fréquence est également peut-être due au fait qu’on ne
pense pas toujours à rapprocher des phénomènes qui semblent différents et qui relèvent en fait du même principe.
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langue analytique, puis à nouveau synthétique, dans le temps, ou si c’est une
différence oral / écrit, l’oral étant alors plus synthétique que l’écrit.
Il faudrait pour répondre à ces questions poursuivre les recherches à
travers d’autres types de structures ayant une variante non introduite, regarder la prosodie, approfondir l’étude des cas limites, et de ce qui fait la différence entre proposition introduite ou non introduite.
Sur la notion même de subordination, cette étude permet de remettre en
question l’importance accordée traditionnellement aux conjonctions de
subordination, celles-ci n’étant qu’un marqueur parmi d’autres marqueurs,
ce qui semble être en accord avec les études récentes montrant justement
que ces conjonctions ne sont pas toujours subordonnantes.
Il est d’autre part intéressant de constater que ce phénomène se retrouve
dans d’autres langues, et aux différentes époques, et surtout avec les mêmes
types de marqueurs.
Si l’on admet que ces marqueurs peuvent être considérés comme des
marques d’intégration syntaxique, le fait que les mêmes marqueurs puissent
se retrouver dans plusieurs langues amène à penser que les marques de
subordination sont les mêmes, et donc que la subordination a des caractéristiques communes dans ces langues.
Il serait intéressant d’élargir l’étude à d’autres langues, surtout aux langues
non conjonctives, afin de voir comment dans ces langues la subordination
est marquée, et si l’on retrouve les mêmes types de marqueurs. Peut-être à
partir de là pourrait-on atteindre un des universaux dans la subordination.
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