Ilse Aichinger Les comptines du désastre

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Ilse Aichinger Les comptines du désastre
Ilse Aichinger
Les comptines du désastre
« Nous pouvons retourner ce qui semble tourné contre nous ; nous
pouvons précisément entreprendre de raconter depuis la fin et jusquʼà la
fin et cʼest de nouveau pour nous lʼaube du monde. Alors quand nous
nous mettons à parler sous le gibet, cʼest de la vie même que nous
parlons. »
Ilse Aichinger est cette grande dame, peu connue en France, pourtant
conscience inaliénable, de la littérature autrichienne en langue
allemande, qui aura su tenir « un discours sous le gibet » et parler
presque avant tout le monde, et en tout cas dʼune manière totalement
unique, de la Shoah, et lʼaura racontée au travers des yeux dʼune petite
fille.
Son récit « Das vierte Tor » (« Le quatrième portail ») est le premier texte
à parler des camps de concentration en Autriche dès 1945.
Elle écrit également un texte brûlot de deux pages, un texte qui va
fonder la nouvelle littérature autrichienne de langue allemande : « Aufruf
zum Misstrauen » (« Appel à la défiance »). « Méfions-nous de nousmêmes. De la clarté de nos convictions, de la profondeur de nos
pensées, de la bonté de nos actions ! De notre propre vérité, il faut se
méfier ». Cette défiance constructive fondera aussi son œuvre.
La plupart des écrivains seront marqués par cet appel à désapprendre
pour mieux réapprendre la langue allemande, qui permettra dʼ« écrire »
après Auschwitz. »
Et son unique et aveuglant roman « Un plus grand espoir » écrit en
1947, et paru en 1948, va être une onde de choc, un saisissement, au
sortir de la guerre dʼextermination. Bien avant les textes de sa grande
amie Ingeborg Bachmann, des incantations habitées de Paul Celan, des
lamentos de Nelly Sachs qui restera son écrivain préféré, ou de ceux de
Rose Ausländer, des témoignages cliniques de Primo Levi, une voix
sʼétait levée pour jeter à la face dʼun pays refusant toute culpabilité et se
faisant passer pour victime, les vérités des blessures et des massacres.
Face à « lʼaustro-fascisme » dont parle Thomas Bernhard, son autre
grand ami, elle ne déroulait que la marelle des jours des enfants
pourchassés, assassinés. Le journal dʼAnne Frank publié lui aussi en
1947 a pu émouvoir plus mondialement les gens, mais lʼhistoire dʼEllen
narrée dans « Un plus grand espoir » nʼest pas un simple journal, mais
un roman, une odyssée, écrit dans une langue qui transcende la langue
des bourreaux, qui la désapprend et la réinvente, débarrassée des
ordures nazies.
On ne sort pas indemne de la tragique odyssée dʼEllen son double
autobiographique, qui entre rêves et horreur du quotidien, nous raconte
ce que fut la ville de Vienne dès 1938, toute entière tournée vers le
massacre des innocents.
Cette prose lyrique et poétique nʼavait pas de précédent, et nʼaura pas
de suite. Il sʼagit dʼune des œuvres maîtresses du vingtième siècle.
Cette errance des enfants pourchassés, interdits de tout – école, parcs,
manèges, vie - en quête dʼune protection contre les tueurs, dʼun saufconduit, dʼun certificat, leur évitant la déportation est décrite comme un
conte atroce. Mais nul ne se portera garant pour eux.
Et les 200 000 juifs de Vienne seront traqués, dénoncés, en route pour
lʼextermination. 65 000 seront assassinés avec la pleine collaboration de
ses habitants. 25 000 sang-mêlé (mischlings) seront eux aussi tués, car
ils avaient trop dʼancêtres « mauvais », cʼest-à-dire juifs. Ilse Aichinger
était sang mêlé plus présentable, ce qui lui permettra de rester du côté
de la vie, contrairement à sa famille maternelle, qui elle sera totalement
anéantie.
« Aucun jour pour rien », dit pourtant Ilse Aichinger, qui avec les mots
des victimes, des pourchassés, élèvent ces victimes à une sorte d e
rédemption, de transcendance, une fuite vers le ciel bleu, « là où ils ne
seront pas serrés » (Celan).
Sa nouvelle Spiegelgeschichte, histoire dans un miroir, publiée en 1948
va marquer toute une génération.
Ilse Aichinger a aussi écrit de bouleversantes nouvelles parues sous le
titre Eliza, Eliza, et des poèmes parus en allemand sous le titre
Verschenkter Rat, (Conseil offert), et en français sous le titre « Le jour
aux trousses » dans une traduction exemplaire de Rose-Marie François
qui a tenté et réussi à rendre plus lisibles les énigmes hermétiques qui
les constituent.
En effet Ilse Aichinger, enfant caché, ne peut écrire que dans une langue
cachée, méfiante, cryptée, comme si les bourreaux étaient toujours
parmi nous. Elle semble porter un devoir de méfiance, et non de haine
« La mélancolie, c'est notre dernière possession. », est lʼune de ses
phrases. Et devant toutes ces vies perdues dʼavance, ces fuites
éperdues, ces désespoirs qui semblent venir boire dans ses mains, Ilse
Aichinger dresse une stèle émue, mais sans aucun pathos à tous ces
enfants partis en fumée.
Elle le fait du point de vue de l'aliénation.
Et terrible sa voix dʼenfant sʼimprime à jamais en nous. Elle femme
discrète, presque effacée comme ses poèmes qui se dissolvent dans le
silence et lʼinterrogation. Ilse Aichinger semble ne vouloir laisser que peu
de traces derrière elle, si ce nʼest ses écrits qui sont autant « de brasiers
dʼénigmes » comme avait dit sa chère Nelly Sachs.
Reconnue, admirée par Thomas Bernhard, Ingeborg Bachmann, le
groupe littéraire des 47, elle a vu sʼamonceler les prix littéraires à ses
pieds. Mais Ilse Aichinger demeure lointaine, ailleurs, sautant dans le ciel
bleu comme son héroïne Ellen, son double dans « Un plus grand
espoir ». Elle demeure comme « celle qui longe nos haies aveugles ,
toute seule, et passe ». (Prénom de papillon)
Une vie dans le miroir éclaté de lʼenfance et
le devoir de méfiance
« Je ne puis me représenter aucun endroit au monde dont je puisse
dire : je suis vraiment chez moi. »
Ilse Aichinger est une déracinée à lʼintérieur dʼelle-même, juive par sa
mère et avec un père fier de porter lʼuniforme nazi. Elle échappera aux
rafles, par son statut ambigu de sang-mêlé, pas tout à fait juive, pas
assez aryenne, et la protection discrète de son père accentuera sa
culpabilité de survivante. Seule la fraternité du petit groupe de fuyards
comme elle, et dont très peu échapperont au massacre, sera un peu de
chaleur.
Sa ville de Vienne quʼelle aimait tant va devenir une prison, un vaste
territoire de dénonciation et de haine antisémite, où les voisins, les amis
se détournent et vous traquent. Plus dʼamis, pas de pitié, et la quête
désespérée au certificat dʼaryanité ou au visa permettant de survivre
sont sans espoir. Cette Vienne des opérettes et des valses, mais aussi
de la Sécession et de Mahler, se donnait avec extase sur la Place des
Héros à son maître Hitler.
« Ville homicide et familière », dira Aichinger de Vienne.
Ilse Aichinger ne pouvait plus être chez elle dans ce pays qui a
massacré son enfance. Elle ne pouvait plus être non plus dans son pays
intérieur, aussi cʼest par un regard dʼenfant quʼelle exorcisera les
lambeaux de sa vie brisée, pour que « le jour aux trousses » ne la
rattrape plus.
Elle est née à Vienne le 1er novembre 1921, ainsi que sa sœur jumelle
Helga. Sa mère est juive et exerce le métier de médecin. Son père est
instituteur catholique et sensible aux thèses nationalistes en cours, fier
de son aryennité. Elle passera sa petite enfance à Linz.
Les parents divorcent en 1926, et Ilse est élevée à Vienne par sa mère
et son père coupe les ponts avec la famille et devient un partisan des
nazis et renie sa famille, et il portera lʼuniforme nazi après lʼAnschluss de
1938.
Pourtant il aidera en secret sa fille à passer entre les mailles du filet.
De 1938 à 1945 la famille juive dʼIlse Aichinger est soumise aux
humiliations et aux persécutions. Sa mère perd son emploi de médecin, ,
mais surtout la déportation frappe sa famille et la plupart de ses proches,
frères et sœurs de sa mère et sa grand-mère adorée, sont assassinés
en 1942, dans les camps dʼextermination près de Minsk.
Sa sœur Helga réussit à sʼenfuir en 1939 en Angleterre dans lʼun des
derniers transports dʼenfant, Ilse nʼa pas cette chance, Ilse devait suivre
avec le reste de la famille, mais le projet va échouer. En tant que demijuive, Ilse ne peut poursuivre aucune étude et ne peut entreprendre en
1939 ses études de médecine car la loi raciale le lui interdit. Sa mère et
elle, sont soumises au service obligatoire de travail.
Elles seront réquisitionnée pour travailler dans les services sanitaires de
lʼarmée. Ilse vit avec sa mère dans une toute petite pièce sombre,
proche de la Gestapo, située à lʼHotel Metropol de Morzinplat! Elle lui
sert de caution, car les lois raciales de Nüremberg, stipulent que la mère
juive est protégée jusquʼà la majorité de son enfant sang-mêlé si elle vit
sous le même toit avec sa belle-fille mineure. Selon les lois de
Nuremberg, sa mère était protégée tant qu'elle a vécu sous le même toit
avec sa belle-fille mineure « au premier degré sang-mêlé. »
Ilse Aichinger se réfugie dans lʼécriture.
En 1945, lʼAutriche « libérée », mais non dénazifiée à cause de la guerre
froide naissante, Ilse peut reprendre des études de médecine quʼelle va
vite abandonner pour lʼécriture.
Et elle publie en 1945 son récit « Das vierte Tor » (« Le quatrième
portail ») premier texte à parler des camps de concentration en Autriche.
Il dérange, mais ne change pas les consciences.
En 1946 son « Appel à la défiance » a un impact immense sur les
intellectuels.
En 1948, paraît son seul roman « Die grössere Hoffnung » (« Un plus
grand espoir »), chef-dʼœuvre en partie autobiographique, et roman
phare du siècle. Cʼest aussi lʼannée de parution de Pavot et Mémoire de
son ami Paul Celan.
De 1949 à 1950 elle est lectrice auprès de lʼéditeur Fischer, qui sera son
éditeur exclusif. DE 1950 à 1951 elle devient lʼassistante dʼInge AicherScholl à l'École de design d'Ulm.
Elle rejoint en 1951 le groupe littéraire allemand « Gruppe 47 ».
En 1952 son livre « Lʼhomme ligoté » (Der Gefesselte) est récompensé.
Elle se marie en 1953 avec le poète Günther Eich. Elle aura deux
enfants avec lui, Clemens en 1954 et Mirjam en 1957.
Elle écrit à cette époque des pièces radiophoniques dont « Die Knöpfe »,
les boutons qui la rendent célèbre. Et les prix littéraires sʼaccumulent.
Après avoir vécu en Allemagne, Francfort et Bavière notamment, la
famille retourne en Autriche près de Salzbourg en 1963. Après un
nouveau séjour à Francfort en 1984, elle va sʼétablir définitivement à
Vienne. Entre-temps son recueil de nouvelles Eliza, Eliza, (1965), son
recueil de poésie « Verschenkter Rat », Conseil gratuit, paraît en 1978 et
regroupe la totalité de ses poèmes de 1955 à 1978. Deux deuils vont
assombrir sa vie, la mort de son mari Günther Eich le 20 décembre 1972,
et celle de son fils Clemens, dans un accident en février 1998.
Après avoir écrit son autobiographie en 2001, « Film und Verhängnis.
Blitzlichter auf ein Leben », Film et désastre. Les lumières aveuglantes
dʼune vie, après 14 ans dʼabandon de lʼécriture, Ilse Aichinger se retire
progressivement de la vie publique et littéraire. Marquée à jamais par
son enfance massacrée, elle dira que la vie est une proposition absurde
et voudra disparaître, ou du moins sʼeffacer. « La peur reste avec moi »
avouera-t-elle.
Elle vit à Vienne où son 90e anniversaire a été célébré avec faste en
2011. Mais elle reste étrangère à jamais. Elle lʼétranger pour elle nʼest
pas un pays lointain mais sa ville natale de Vienne, pays étranger et
homicide, mais si familier. Là entre café et cinéma, elle regarde sʼécouler
la courbe du temps.
« Qui est étranger, vous ou moi ? La haine est plus étrangère que d'être
haï, et les plus étrangers sont ceux qui se sentent le plus à la maison. »
Raconter la fin pour restituer lʼaube du monde
« Ne me rattrape pas mon jour,
mais reste à mes trousses. » (Près de Linz)
Et le jour, mais aussi les nuits de fuite et de terreur passées à Vienne
sont aussi à ses trousses. Dans « lʼoutrenoir » de lʼhumanité, là où la
chasse à lʼenfant battait son plein Ilse Aichinger a survécu, mais comme
tous les survivants et leur culpabilité profonde dʼêtre encore vivant et les
autres non, elle a voulu témoigner, dire lʼindicible :
« Entreprendre de raconter depuis la fin et jusquʼà la fin, et cʼest de
nouveau pour nous lʼaube du monde ».
Raconter, non pour maudire ou haïr, mais dire comme le pourrait un
enfant mélangeant réel et rêves, traques et comptines, faire se le ver
« un plus grand espoir ». Là où la neige ne rouillerait pas avant lʼannée,
où le soleil ne serait pas décapité, et la grand-mère poussée au suicide.
Là où quelquʼun se porterait garant de vous, vous sauvant par un
certificat de la déportation et du néant.
Mais cela arriva rarement et chaque bon habitant avait à cœur de
dénoncer les juifs.
Elle parle peu du sort des adultes, mais plutôt de ceux des enfants
errants dans les cimetières et la faim. Ce qui fut son sort.
Et la descente des rêves sʼest brisée :
Matin d'hiver
Avant que ne rouille et se casse
la descente des rêves,
laissez-y glisser les bien-aimés,
grands et petits en manteaux gris,
regardez, la piste claire, la glace.
(Traduction Rose-Marie François)
Et dans leurs petits manteaux gris les enfants sont partis vers les camps
de la mort, et la glace reste seule et aveuglante, là où jadis ils patinaient.
Face aux cordes des bourreaux Ilse Aichinger semble sʼévader par
lʼenvol vers lʼailleurs, lʼimmersion dans les chansons populaires, les
contes et les comptines. Elle transfigure le réel par lʼirréel de lʼenfance.
Elle écrit en allemand, mais en fait elle semble écrire dans une langue
étrangère qui parfois se recoupe avec celle-ci. Sa langue est de lʼautre
côté de notre condition humaine, elle devient un pays pour la fuite des
enfants, un refuge où les enfants ne sont plus pris à parti « par les
chasseurs » - mot qui revient souvent chez elle pour désigner les nazis -.
Dans ce pays tournent des manèges pour eux, les parcs ne leur sont
plus interdits, et ils ne sont plus obligés dʼapprendre une langue pour
sʼenfuir outre océan.
« Toujours chercher pour reste ailleurs »
Et aussi bien dans son roman, ses nouvelles, ses poèmes, reviennent
sans cesse les thématiques de la fuite, de la méfiance, de la perte, de la
nature qui se referme contre les enfants. Ils ne restent à ces enfants que
des lambeaux dʼenfance, construits avec les poupées de quelques
souvenirs, de quelques chansons qui traînent dans la tête, de quelques
lieux familiers interdits.
Elle qui du côté maternel a vu disparaître la quasi-totalité de sa famille,
ne dresse pas un chant de consolation, car elle nʼy croit plus, mais des
écharpes de tendresse, des échappées de rêve, et le « plus grand
espoir », nʼest pas de survivre, mais de rejoindre lʼétoile du berger et le
ciel bleu.
Elle refuse toute parabole, toute symbolique, et ses mots angoissants,
parfois hermétiques, parlent de lʼobscurité qui descend sur la vie.
Tout semble chuchoté, naître du silence et y retourner, pour ne point se
trahir et se faire prendre.
Ce silence habité est son cri intériorisé, sa langue :
« Aujourdʼhui, la langue ne parle plus, elle a perdu la parole. Nous
devons sortir de cette « manipulation », sinon nous sommes tous
perdus...Car la fausse langue fait de nous des sans-abri, la vraie langue
nous procure une demeure...La langue est le premier et le dernier lieu de
la vie. » (Materialen cité par Rose-Marie François).
Ses poèmes courts, ramassés dans leur mystère sont à lire et écouter en
état de veille, car ils semblent souvent nous échapper, énigmatiques,
méfiants. Ils glissent, ils passent, loin de nous, mais déjà en nous.
Ils sont ainsi imprégnés de senteurs, dʼanimaux,, de couleurs, de
tristesse aussi, de lumière se souvenant des lieux enchantés de
lʼenfance avant le désastre. La pluie frappe contre la fenêtre de ses mots.
Et toutes ses comptines du désastre nous disent dans une langue
cachée, lʼenfant caché. Ils ne restent que quelques cailloux blancs à
déchiffrer. La biographie dʼIlse Aichinger est lʼune des clés. La
connaissance de lʼAutriche en ce temps, ses histoires populaires, ses
légendes et ses horreurs, en est une autre.
Sur le silex de ces poèmes incantatoires, il suffirait aussi de se laisser
porter par des yeux dʼenfants et par la courbe du temps. Ils résistent au
sens des adultes et sʼouvrent à celui des enfants. Les ombres du
désastre deviennent alors de noirs oiseaux qui grincent sous nos regards.
Ces enfants dont le seul sauf-conduit était un permis de mourir, errent
sous la lune, avec une étoile jaune couvrant lʼétoile du berger. Ils
passent et repassent, à peine esquissés dans les poèmes, mais à jamais
inconsolables.
Ce rejet, cette chasse à lʼenfant, galope dans toutes les nuits des mots.
Enfance rasant les murs, se souvenant des villages, mots cachés,
écriture dissimulée pour raser le sens dʼune langue qui a menti.
Ce monde meurt et vous rend coupable de ses fautes. Et les ombres
consolatrices ne se sont jamais penchées sur eux. Ils sont restés seuls,
puis emportés dans le néant.
«La bonne littérature est identique à la mort. », dira-t-elle désabusée
« car tout ce que vous dites ou écrivez n'est que la conclusion de ce qui
ne se dit pas"
Il fait nuit, il fait froid dans le pays des mots dʼIlse Aichinger. Et aux
portes des églises, dans la ville, ne tournent que la mort et la
dénonciation, et les rêves sont pendus aux clochers, évanouis dans les
parcs.
Seuls flottent encore des bouts dʼhistoire qui font encore écran entre les
« chasseurs », les nazis, et le rêve qui permet la survie quelques
instants encore. Contes de vieilles femmes, contes de petite fille, contes
de la vie qui glisse des doigts. Avec cette logique des enfants qui affirme
que ce qui peut être imaginé, décrit, peut exister, et réciproquement. Ces
contes prolongent la vie en faisant se lever un espoir, bien sûr irrationnel.
Le paradis de lʼenfance est le seul endroit où se sont réfugiés les anges.
Ainsi ces histoires que demande encore et encore Ellen à sa grand-mère,
afin de retarder le suicide de celle-ci.
Elle se méfie des images, des connexions entre elles, et dans ses
poèmes nomme lʼessentiel des êtres et des choses, méfiante de la
poésie même, méfiante du monde.
« Je sais que le monde est pire que son nom et que par conséquent, son
nom est aussi mauvais. »
Ilse Aichinger, pas tout à fait juive, elle la demi-juive, car ayant un père
aryen en uniforme nazi, est dans cet entre-monde où lʼon peut basculer
de la vie à la mort suivant le fait dʼavoir de « bons » ou de « mauvais »
ancêtres, au seuil des douleurs. Elle se définit comme « une exilée dans
lʼexil », et ses textes sont une quête pour trouver sa place, et un sens à
tout cela.
Elle a perdu son espoir de sauver lʼenfance, et donc lʼhumanité. Sa vie
se réduit à son devoir de récit de la destruction dʼun siècle.
Parler de ceux qui comme sa grand-mère disait « Je préférerais avoir
disparu avant la naissance », comme ces enfants « nés pour être
assassinés »
Mais peut-être que le sens secret est la longue durée de sa vie et de son
écriture.
« L'écriture est d'apprendre à mourir", a noté Aichinger.
Elle qui craint tant que le silence soit de retour, a forgé les armes de la
mémoire par ses livres.
Et elle aura su « mettre des mots compréhensibles sur
l'incompréhensible. »
"Gil Pressnitzer"""
Source : $Le jour aux trousses, recueil de poèmes traduit de l'allemand et
présenté par Rose-Marie François, collection Orphée, éditions de la
Différence, 1992.
Choix de textes
Un plus grand espoir
La lune pâlissait.
Ellen essayait de saisir le visage de sa mère. De ses deux bras, elle
essayait de saisir ce visage brûlé de larmes sous le chapeau noir. Ce
visage qui avait donné au monde chaleur et vérité, ce visage de toujours,
ce visage unique. D'un geste implorant, Ellen voulut saisir une fois encore
ce premier visage, ce trésor de secrets, mais le visage de sa mère était
devenu insaisissable, il s'échappa et devint pâle comme la lune quand
blanchit l'aube.
Ellen hurla. Elle rejeta la couverture, essaya de se redresser et saisit
le vide. De ses dernières forces elle baissa les barreaux. Elle tomba du lit.
Et elle tomba loin.
Personne n'essayait de la retenir. Nulle part une étoile à laquelle
s'agripper. Ellen tombait à travers les
bras de toutes ses poupées et de ses ours en peluche. Comme un ballon
traverse un cerceau, elle tombait à travers la ronde des enfants dans la
cour qui ne voulaient pas la laisser jouer avec eux. Ellen tombait à travers les bras de sa mère.
Le croissant de lune la rattrapa, et, chavirant sournoisement comme
tous les berceaux, il la projeta loin de lui. Les nuages n'avaient rien d'un
édredon, le ciel n'était pas une voûte bleue. Mensonges, tout cela. Le ciel
était béant, mortellement béant, et dans sa chute Ellen comprit que le
haut et le bas avaient cessé d'exister. Elles l'ignoraient donc encore, ces
pauvres grandes personnes qui appelaient « saut » la chute vers le bas et
« vol » la chute vers le haut ? Quand le comprendraient-elles ?
Dans sa chute, Ellen déchira les images du grand livre d'images, le filet
des acrobates.
Sa grand-mère la souleva et la remit dans son lit. Brûlants et
inexorables comme des courbes de température, la lune et le soleil, les
jours et les nuits, montaient puis retombaient.
Traduction : Uta Müller et Denis Denjean. Copyright éditions Verdier
Eliza, Eliza
Les anges de la nuit
Ce sont les jours clairs de décembre, qui ne se font pas dʼillusions sur
leur propre clarté et ainsi deviennent de plus en plus clairs, qui sʼirritent
de leur pâleur et accueillent leur brièveté comme une promesse, qui se
nourrissent des longues nuits, assez forts pour parvenir sans peine à
leur terme, assez forts, assez faibles et doux.
Ce sont les jours qui tirent du noir leur éclat et rien que de lui. Il y en a
peu. Car sʼil y en avait beaucoup, il y aurait aussi trop de bizarre, trop
dʼhorloges de clocher deviendraient tout simplement lʼœil même de Dieu.
Aussi ces jours sont ils rares afin que le bizarre reste bizarre, afin que
les gens revenus de la guerre ne souffrent pas trop souvent de leurs
membres arrachés par les balles, ni ne tiennent trop de choses dans
leurs mains amputées depuis longtemps par le gel. Quʼils ne connaissent
pas trop la paix de la nuit.
Mais parfois, il y a des nuits comme des oiseaux qui ont oublié de
prendre leur vol vers le sud. Ils déploient leurs ailes claires au-dessus de
la ville et lʼair vibre de leur chaleur, ils rendent encore une fois notre
souffle invisible avant le gel. Et quand vient lʼheure, ils se dépêchent de
mourir. Ils ne veulent ni long crépuscule ni nuages rouges, ils ne
répandent pas leur sang à
la vue de tous. Ils tombent des toits et il fait sombre.
Peut-être sʼil n'y avait pas ces oiseaux égarés, ces jours clairs de
décembre, pas un seul ne croirait encore aux anges, alors que tous les
autres en rient déjà, pas un seul nʼentendrait les froissements des ailes
avant lʼaube, alors que tous les autres nʼentendent quʼaboyer les chiens...
En ce temps-là, jʼignorais encore que ce sont les anges qui prouvent
notre existence.
Ce nʼest pas nous qui les rêvons, ce sont les anges qui nous rêvent.
Nous sommes les fantômes de leurs nuits claires, cʼest nous qui
claquons les portes qui nʼexistent pas, qui sautent par-dessus des
cordes qui cliquettent comme des chaînes.
Peut-être devrions-nous être plus doux dans leurs rêves, afin de ne pas
leur faire peur...
Traduction : Henri Plard. Copyright éditions Verdier
Dédicace
Je ne vous écris pas de lettres,
mais il me serait facile de mourir avec vous.
Doucement, nous nous laisserions glisser
le long des lunes, une première halte
auprès des cœurs de laine, puis
une autre parmi les loups, les framboisiers
et ce feu que rien n'apaise ; à la troisième,
j'aurais traversé les fines mousses
des nuages raréfiés,
passé sans effort le pauvre fourmillement
des étoiles, pour arriver
dans votre ciel, tout près de vous.
traduit par Rose-Marie François
Enfant trouvé
Glissé sous la neige,
inconnu des anges,
ni trésor, ni faveur,
jamais offert aux fées,
mais caché dans les grottes,
toutes traces vivement effacées
des cartes de la forêt.
Un renard enragé
le mord et le réchauffe,
lui prodigue bien vite les premières tendresses
puis s'en va, tremblant et torturé,
se rendre à la mort.
Qui aidera cet enfant ?
Les mères,
leur angoisse ancestrale,
les chasseurs,
leurs cartes faussées,
les anges,
leurs plumes chaudes,
leurs ailes vides de missions ?
On n'entend rien,
ni dans l'air un battement,
ni au sol un pas sourd.
Ah ! Reviens donc, toi,
vieux sauveur frénétique,
glisse-toi encore auprès de lui,
mords-le, égratigne-le,
réchauffe-le, tant que sont encore chaudes tes pattes
de voleur,
car à part toi
personne ne viendra,
sois-en sûr.
traduit par Rose-Marie François
Bien trop tôt
Tu ne couches auprès de moi aucune pierre,
pour mettre plus haut notre deuil si ancien,
ne me donnes aucune lumière à craindre
et aucune crainte, pour faire plus de clarté,
même pas un lambeau de mélancolie,
que réclame chaque étoile.
Tu tʼagites près de ton enfant trouvé
et moi je nʼai pas encore trouvé
les demoiselles de cire,
qui sont plus calmes,
que Jésus dans la crèche,
pas encore.
Adaptation personnelle
Conseil pour le temps présent
Avant tout
tu dois croire
que le jour survient
quand le soleil se lève.
Mais si tu ne le crois pas,
dis oui.
Ensuite,
tu dois croire
et de toutes tes forces,
que la nuit survient,
quand la lune se lève.
Si tu ne le crois pas,
dis oui,
ou approuve en hochant la tête,
cela ils lʼacceptent également .
(Zeitlicher Rat, 1978)
Adaptation personnelle
Comptine
Le jour, celui où tu es venu
dans la glace sans chaussures
le jour, celui
où les deux veaux
ont été conduits à lʼabattoir
Le jour, celui où
je me suis tiré une balle dans lʼœil gauche.
Mais plus jamais, ce jour où
dans le journal des bouchers on pouvait lire,
la vie continue,
le jour, où elle a continué.
Adaptation personnelle
Jour qui passe
Une journée tranquille de Juin
me brise les os,
mʼégare,
me jette contre le portail,
me pend aux clous,
qui avec les couleurs
jaune, blanc et argentée,
ne me ratent pas,
avec personne,
laisse donc au loin la casquette des fous,
ma chanson préférée,
mʼétrangle
avec ses frais nœuds coulants
tant que je respire encore.
Reste, cher jour.
Adaptation personnelle
Le commencement du lieu
Je n'ai pas confiance en la paix,
ni aux voisins, ni aux buissons de roses,
au mot chuchoté.
J'ai entendu,
quʼils étendent les peaux au collet,
quʼils basculent les bancs avant lʼhiver,
leurs braillements de joie dégringolent
armés pour le sommeil
au travers des écoles et des églises
encore et encore.
Qui croient encore les oiseaux
qui demeurent,
la fumée par-dessus l'herbe rase ?
Adaptation personnelle
Échanges de lettres
Si la poste passait la nuit
et que la lune glissait sous la porte
les mots malades,
ils surgiraient comme des anges
dans leurs blanches tuniques,
et se tiendraient silencieux
sur le seuil.
Adaptation personnelle
Réponse de lʼhiver
Le monde est fait de lʼétoffe
qui réclame de la considération,
plus dʼyeux désormais,
pour regarder les blanches prairies,
plus dʼoreilles, pour entendre
dans les fourrés le frémissement des oiseaux.
Grand-mère, où sont donc tes lèvres
pour goûter les herbes,
et qui donc nous fera humer le ciel
jusquʼà la fin ?
quelles joues se frottent et sʼécorchent aujourdʼhui encore
aux murs du village ?
Nʼest-ce pas une sombre forêt
où nous sommes parvenus ?
Non, grand-mère, elle nʼest pas sombre,
je le sais, car jʼai longtemps habité
avec les enfants à sa lisière,
et aussi il nʼy a pas de forêt.
Adaptation personnelle
Pénurie de servantes
Qui des rochers conserve la trace,
qui borde les herbes,
et nous enferme dans les places
de lʼautre côté des rues ?
Ceux qui mangeaient avec la cuillère,
ont emporté avec eux dans leurs souliers
les pierres,
et ils sont partis depuis longtemps.
Qui encore nous aide,
qui laisse maintenant le soleil
dans son jeu léger ?
Sommes-nous dʼarbre en arbre
restés tout seul
ou bien les ombres, les consolatrices, vont bouger,
hors de leurs filets,
pour bientôt se pencher sur nous ?
Adaptation personnelle
Chemin de village
En automne se moquent les étourneaux
et parfois jʼentends les portes
cogner deux fois,
dont une fois en rêve.
Qui nous a donné les images,
les pommes rouges,
dans le jardin du charbonnier,
absurdement, mais disposé
à se perdre avec nous.
Adaptation personnelle
Treize ans
La fête des cabanes est loin,
le brillant des châtaignes,
alignées devant la fenêtre du jardin.
Et encore dans la pièce
la bougie,
les religions du monde.
La poussière des déserts sous le pneu du vélo.
Après ce midi
le crépuscule survient plus vite.
Les compagnons
et une tombe verte,
Rajissa.
Le soir nous serons à nouveau là,
nous ne serons plus jamais là.
Adaptation personnelle
Fin de ce qui ne fut pas écrit
Ainsi nul ne saura
de nos atomes cognés lʼun contre lʼautre
quand nous aurons couru sur le pont,
et de ce qui est resté allongé derrière nous,
ils ne lʼapprendront pas :
les faibles signes des noms,
les soleils sans tête.
Les halls dʼentrée des hôpitaux
sont silencieux.
Adaptation personnelle
Bibliographie
En français
« Un plus grand espoir » (Die größere Hoffnung), 1948 (roman)
traduction française éditée chez Verdier, mars 2007
Eliza Eliza, 1965 (nouvelles), traduction française éditée chez Verdier
sous le même titre, comprend également "l'Homme ligoté" (mars 2007)
Eliza, Eliza (nouvelles et prose courte). Traduction par Jean-François
Boutout, Sylvaine Faure- Godbert, Uta Müller et Denis Grandjean, Henri
Plard. Editions Verdier, 2007
Un plus grand espoir (roman) Traduction par Uta Muller et Denis
Grandjean Editions Verdier, 2007
Le jour aux trousses (poésies) Traduction par Rose-Marie François La
Différence (collection Orphée n°113 / édition bilingue), 1992
En allemand
Die größere Hoffnung, 1948 (roman)
Verschenkter Rat Gedichte. - Fischer, Frankfurt , 1978
Meine Sprache und ich. Erzählungen, FISCHER TASCHENBUCH –
1978
Der Gefesselte (1953)- Fischer
Eliza, Eliza (1965)- Fischer
Nachmittag in Ostende (1968)- Fischer
Nachricht vom Tag (1970)- Fischer
Schlechte Wörter (1976)- Fischer
Wo ich wohne (1963)- Fischer
Ilse Aichinger Werke. FISCHER TASCHENBUCH - Verlag, 1991
Zu keiner Stunde . S. FISCHER – Verlag
Wo ich wohne, 1963- Fischer
Auckland, 1969- Fischer
Spiegelgeschichte, Fischer, 1948
Film und Verhängnis. Blitzlichter auf ein Leben, 2001, Fischer
Hörspiele (pièces radiophoniques)
Knöpfe (1953)
Besuch im Pfarrhaus (1961)
Nachmittag in Ostende (1968)- Fischer
Gare Maritime. Fischer 1976.
Zu keiner Stunde. Szenen und Dialoge. Fischer, 1980