Ilse Aichinger Les comptines du désastre
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Ilse Aichinger Les comptines du désastre
Ilse Aichinger Les comptines du désastre « Nous pouvons retourner ce qui semble tourné contre nous ; nous pouvons précisément entreprendre de raconter depuis la fin et jusquʼà la fin et cʼest de nouveau pour nous lʼaube du monde. Alors quand nous nous mettons à parler sous le gibet, cʼest de la vie même que nous parlons. » Ilse Aichinger est cette grande dame, peu connue en France, pourtant conscience inaliénable, de la littérature autrichienne en langue allemande, qui aura su tenir « un discours sous le gibet » et parler presque avant tout le monde, et en tout cas dʼune manière totalement unique, de la Shoah, et lʼaura racontée au travers des yeux dʼune petite fille. Son récit « Das vierte Tor » (« Le quatrième portail ») est le premier texte à parler des camps de concentration en Autriche dès 1945. Elle écrit également un texte brûlot de deux pages, un texte qui va fonder la nouvelle littérature autrichienne de langue allemande : « Aufruf zum Misstrauen » (« Appel à la défiance »). « Méfions-nous de nousmêmes. De la clarté de nos convictions, de la profondeur de nos pensées, de la bonté de nos actions ! De notre propre vérité, il faut se méfier ». Cette défiance constructive fondera aussi son œuvre. La plupart des écrivains seront marqués par cet appel à désapprendre pour mieux réapprendre la langue allemande, qui permettra dʼ« écrire » après Auschwitz. » Et son unique et aveuglant roman « Un plus grand espoir » écrit en 1947, et paru en 1948, va être une onde de choc, un saisissement, au sortir de la guerre dʼextermination. Bien avant les textes de sa grande amie Ingeborg Bachmann, des incantations habitées de Paul Celan, des lamentos de Nelly Sachs qui restera son écrivain préféré, ou de ceux de Rose Ausländer, des témoignages cliniques de Primo Levi, une voix sʼétait levée pour jeter à la face dʼun pays refusant toute culpabilité et se faisant passer pour victime, les vérités des blessures et des massacres. Face à « lʼaustro-fascisme » dont parle Thomas Bernhard, son autre grand ami, elle ne déroulait que la marelle des jours des enfants pourchassés, assassinés. Le journal dʼAnne Frank publié lui aussi en 1947 a pu émouvoir plus mondialement les gens, mais lʼhistoire dʼEllen narrée dans « Un plus grand espoir » nʼest pas un simple journal, mais un roman, une odyssée, écrit dans une langue qui transcende la langue des bourreaux, qui la désapprend et la réinvente, débarrassée des ordures nazies. On ne sort pas indemne de la tragique odyssée dʼEllen son double autobiographique, qui entre rêves et horreur du quotidien, nous raconte ce que fut la ville de Vienne dès 1938, toute entière tournée vers le massacre des innocents. Cette prose lyrique et poétique nʼavait pas de précédent, et nʼaura pas de suite. Il sʼagit dʼune des œuvres maîtresses du vingtième siècle. Cette errance des enfants pourchassés, interdits de tout – école, parcs, manèges, vie - en quête dʼune protection contre les tueurs, dʼun saufconduit, dʼun certificat, leur évitant la déportation est décrite comme un conte atroce. Mais nul ne se portera garant pour eux. Et les 200 000 juifs de Vienne seront traqués, dénoncés, en route pour lʼextermination. 65 000 seront assassinés avec la pleine collaboration de ses habitants. 25 000 sang-mêlé (mischlings) seront eux aussi tués, car ils avaient trop dʼancêtres « mauvais », cʼest-à-dire juifs. Ilse Aichinger était sang mêlé plus présentable, ce qui lui permettra de rester du côté de la vie, contrairement à sa famille maternelle, qui elle sera totalement anéantie. « Aucun jour pour rien », dit pourtant Ilse Aichinger, qui avec les mots des victimes, des pourchassés, élèvent ces victimes à une sorte d e rédemption, de transcendance, une fuite vers le ciel bleu, « là où ils ne seront pas serrés » (Celan). Sa nouvelle Spiegelgeschichte, histoire dans un miroir, publiée en 1948 va marquer toute une génération. Ilse Aichinger a aussi écrit de bouleversantes nouvelles parues sous le titre Eliza, Eliza, et des poèmes parus en allemand sous le titre Verschenkter Rat, (Conseil offert), et en français sous le titre « Le jour aux trousses » dans une traduction exemplaire de Rose-Marie François qui a tenté et réussi à rendre plus lisibles les énigmes hermétiques qui les constituent. En effet Ilse Aichinger, enfant caché, ne peut écrire que dans une langue cachée, méfiante, cryptée, comme si les bourreaux étaient toujours parmi nous. Elle semble porter un devoir de méfiance, et non de haine « La mélancolie, c'est notre dernière possession. », est lʼune de ses phrases. Et devant toutes ces vies perdues dʼavance, ces fuites éperdues, ces désespoirs qui semblent venir boire dans ses mains, Ilse Aichinger dresse une stèle émue, mais sans aucun pathos à tous ces enfants partis en fumée. Elle le fait du point de vue de l'aliénation. Et terrible sa voix dʼenfant sʼimprime à jamais en nous. Elle femme discrète, presque effacée comme ses poèmes qui se dissolvent dans le silence et lʼinterrogation. Ilse Aichinger semble ne vouloir laisser que peu de traces derrière elle, si ce nʼest ses écrits qui sont autant « de brasiers dʼénigmes » comme avait dit sa chère Nelly Sachs. Reconnue, admirée par Thomas Bernhard, Ingeborg Bachmann, le groupe littéraire des 47, elle a vu sʼamonceler les prix littéraires à ses pieds. Mais Ilse Aichinger demeure lointaine, ailleurs, sautant dans le ciel bleu comme son héroïne Ellen, son double dans « Un plus grand espoir ». Elle demeure comme « celle qui longe nos haies aveugles , toute seule, et passe ». (Prénom de papillon) Une vie dans le miroir éclaté de lʼenfance et le devoir de méfiance « Je ne puis me représenter aucun endroit au monde dont je puisse dire : je suis vraiment chez moi. » Ilse Aichinger est une déracinée à lʼintérieur dʼelle-même, juive par sa mère et avec un père fier de porter lʼuniforme nazi. Elle échappera aux rafles, par son statut ambigu de sang-mêlé, pas tout à fait juive, pas assez aryenne, et la protection discrète de son père accentuera sa culpabilité de survivante. Seule la fraternité du petit groupe de fuyards comme elle, et dont très peu échapperont au massacre, sera un peu de chaleur. Sa ville de Vienne quʼelle aimait tant va devenir une prison, un vaste territoire de dénonciation et de haine antisémite, où les voisins, les amis se détournent et vous traquent. Plus dʼamis, pas de pitié, et la quête désespérée au certificat dʼaryanité ou au visa permettant de survivre sont sans espoir. Cette Vienne des opérettes et des valses, mais aussi de la Sécession et de Mahler, se donnait avec extase sur la Place des Héros à son maître Hitler. « Ville homicide et familière », dira Aichinger de Vienne. Ilse Aichinger ne pouvait plus être chez elle dans ce pays qui a massacré son enfance. Elle ne pouvait plus être non plus dans son pays intérieur, aussi cʼest par un regard dʼenfant quʼelle exorcisera les lambeaux de sa vie brisée, pour que « le jour aux trousses » ne la rattrape plus. Elle est née à Vienne le 1er novembre 1921, ainsi que sa sœur jumelle Helga. Sa mère est juive et exerce le métier de médecin. Son père est instituteur catholique et sensible aux thèses nationalistes en cours, fier de son aryennité. Elle passera sa petite enfance à Linz. Les parents divorcent en 1926, et Ilse est élevée à Vienne par sa mère et son père coupe les ponts avec la famille et devient un partisan des nazis et renie sa famille, et il portera lʼuniforme nazi après lʼAnschluss de 1938. Pourtant il aidera en secret sa fille à passer entre les mailles du filet. De 1938 à 1945 la famille juive dʼIlse Aichinger est soumise aux humiliations et aux persécutions. Sa mère perd son emploi de médecin, , mais surtout la déportation frappe sa famille et la plupart de ses proches, frères et sœurs de sa mère et sa grand-mère adorée, sont assassinés en 1942, dans les camps dʼextermination près de Minsk. Sa sœur Helga réussit à sʼenfuir en 1939 en Angleterre dans lʼun des derniers transports dʼenfant, Ilse nʼa pas cette chance, Ilse devait suivre avec le reste de la famille, mais le projet va échouer. En tant que demijuive, Ilse ne peut poursuivre aucune étude et ne peut entreprendre en 1939 ses études de médecine car la loi raciale le lui interdit. Sa mère et elle, sont soumises au service obligatoire de travail. Elles seront réquisitionnée pour travailler dans les services sanitaires de lʼarmée. Ilse vit avec sa mère dans une toute petite pièce sombre, proche de la Gestapo, située à lʼHotel Metropol de Morzinplat! Elle lui sert de caution, car les lois raciales de Nüremberg, stipulent que la mère juive est protégée jusquʼà la majorité de son enfant sang-mêlé si elle vit sous le même toit avec sa belle-fille mineure. Selon les lois de Nuremberg, sa mère était protégée tant qu'elle a vécu sous le même toit avec sa belle-fille mineure « au premier degré sang-mêlé. » Ilse Aichinger se réfugie dans lʼécriture. En 1945, lʼAutriche « libérée », mais non dénazifiée à cause de la guerre froide naissante, Ilse peut reprendre des études de médecine quʼelle va vite abandonner pour lʼécriture. Et elle publie en 1945 son récit « Das vierte Tor » (« Le quatrième portail ») premier texte à parler des camps de concentration en Autriche. Il dérange, mais ne change pas les consciences. En 1946 son « Appel à la défiance » a un impact immense sur les intellectuels. En 1948, paraît son seul roman « Die grössere Hoffnung » (« Un plus grand espoir »), chef-dʼœuvre en partie autobiographique, et roman phare du siècle. Cʼest aussi lʼannée de parution de Pavot et Mémoire de son ami Paul Celan. De 1949 à 1950 elle est lectrice auprès de lʼéditeur Fischer, qui sera son éditeur exclusif. DE 1950 à 1951 elle devient lʼassistante dʼInge AicherScholl à l'École de design d'Ulm. Elle rejoint en 1951 le groupe littéraire allemand « Gruppe 47 ». En 1952 son livre « Lʼhomme ligoté » (Der Gefesselte) est récompensé. Elle se marie en 1953 avec le poète Günther Eich. Elle aura deux enfants avec lui, Clemens en 1954 et Mirjam en 1957. Elle écrit à cette époque des pièces radiophoniques dont « Die Knöpfe », les boutons qui la rendent célèbre. Et les prix littéraires sʼaccumulent. Après avoir vécu en Allemagne, Francfort et Bavière notamment, la famille retourne en Autriche près de Salzbourg en 1963. Après un nouveau séjour à Francfort en 1984, elle va sʼétablir définitivement à Vienne. Entre-temps son recueil de nouvelles Eliza, Eliza, (1965), son recueil de poésie « Verschenkter Rat », Conseil gratuit, paraît en 1978 et regroupe la totalité de ses poèmes de 1955 à 1978. Deux deuils vont assombrir sa vie, la mort de son mari Günther Eich le 20 décembre 1972, et celle de son fils Clemens, dans un accident en février 1998. Après avoir écrit son autobiographie en 2001, « Film und Verhängnis. Blitzlichter auf ein Leben », Film et désastre. Les lumières aveuglantes dʼune vie, après 14 ans dʼabandon de lʼécriture, Ilse Aichinger se retire progressivement de la vie publique et littéraire. Marquée à jamais par son enfance massacrée, elle dira que la vie est une proposition absurde et voudra disparaître, ou du moins sʼeffacer. « La peur reste avec moi » avouera-t-elle. Elle vit à Vienne où son 90e anniversaire a été célébré avec faste en 2011. Mais elle reste étrangère à jamais. Elle lʼétranger pour elle nʼest pas un pays lointain mais sa ville natale de Vienne, pays étranger et homicide, mais si familier. Là entre café et cinéma, elle regarde sʼécouler la courbe du temps. « Qui est étranger, vous ou moi ? La haine est plus étrangère que d'être haï, et les plus étrangers sont ceux qui se sentent le plus à la maison. » Raconter la fin pour restituer lʼaube du monde « Ne me rattrape pas mon jour, mais reste à mes trousses. » (Près de Linz) Et le jour, mais aussi les nuits de fuite et de terreur passées à Vienne sont aussi à ses trousses. Dans « lʼoutrenoir » de lʼhumanité, là où la chasse à lʼenfant battait son plein Ilse Aichinger a survécu, mais comme tous les survivants et leur culpabilité profonde dʼêtre encore vivant et les autres non, elle a voulu témoigner, dire lʼindicible : « Entreprendre de raconter depuis la fin et jusquʼà la fin, et cʼest de nouveau pour nous lʼaube du monde ». Raconter, non pour maudire ou haïr, mais dire comme le pourrait un enfant mélangeant réel et rêves, traques et comptines, faire se le ver « un plus grand espoir ». Là où la neige ne rouillerait pas avant lʼannée, où le soleil ne serait pas décapité, et la grand-mère poussée au suicide. Là où quelquʼun se porterait garant de vous, vous sauvant par un certificat de la déportation et du néant. Mais cela arriva rarement et chaque bon habitant avait à cœur de dénoncer les juifs. Elle parle peu du sort des adultes, mais plutôt de ceux des enfants errants dans les cimetières et la faim. Ce qui fut son sort. Et la descente des rêves sʼest brisée : Matin d'hiver Avant que ne rouille et se casse la descente des rêves, laissez-y glisser les bien-aimés, grands et petits en manteaux gris, regardez, la piste claire, la glace. (Traduction Rose-Marie François) Et dans leurs petits manteaux gris les enfants sont partis vers les camps de la mort, et la glace reste seule et aveuglante, là où jadis ils patinaient. Face aux cordes des bourreaux Ilse Aichinger semble sʼévader par lʼenvol vers lʼailleurs, lʼimmersion dans les chansons populaires, les contes et les comptines. Elle transfigure le réel par lʼirréel de lʼenfance. Elle écrit en allemand, mais en fait elle semble écrire dans une langue étrangère qui parfois se recoupe avec celle-ci. Sa langue est de lʼautre côté de notre condition humaine, elle devient un pays pour la fuite des enfants, un refuge où les enfants ne sont plus pris à parti « par les chasseurs » - mot qui revient souvent chez elle pour désigner les nazis -. Dans ce pays tournent des manèges pour eux, les parcs ne leur sont plus interdits, et ils ne sont plus obligés dʼapprendre une langue pour sʼenfuir outre océan. « Toujours chercher pour reste ailleurs » Et aussi bien dans son roman, ses nouvelles, ses poèmes, reviennent sans cesse les thématiques de la fuite, de la méfiance, de la perte, de la nature qui se referme contre les enfants. Ils ne restent à ces enfants que des lambeaux dʼenfance, construits avec les poupées de quelques souvenirs, de quelques chansons qui traînent dans la tête, de quelques lieux familiers interdits. Elle qui du côté maternel a vu disparaître la quasi-totalité de sa famille, ne dresse pas un chant de consolation, car elle nʼy croit plus, mais des écharpes de tendresse, des échappées de rêve, et le « plus grand espoir », nʼest pas de survivre, mais de rejoindre lʼétoile du berger et le ciel bleu. Elle refuse toute parabole, toute symbolique, et ses mots angoissants, parfois hermétiques, parlent de lʼobscurité qui descend sur la vie. Tout semble chuchoté, naître du silence et y retourner, pour ne point se trahir et se faire prendre. Ce silence habité est son cri intériorisé, sa langue : « Aujourdʼhui, la langue ne parle plus, elle a perdu la parole. Nous devons sortir de cette « manipulation », sinon nous sommes tous perdus...Car la fausse langue fait de nous des sans-abri, la vraie langue nous procure une demeure...La langue est le premier et le dernier lieu de la vie. » (Materialen cité par Rose-Marie François). Ses poèmes courts, ramassés dans leur mystère sont à lire et écouter en état de veille, car ils semblent souvent nous échapper, énigmatiques, méfiants. Ils glissent, ils passent, loin de nous, mais déjà en nous. Ils sont ainsi imprégnés de senteurs, dʼanimaux,, de couleurs, de tristesse aussi, de lumière se souvenant des lieux enchantés de lʼenfance avant le désastre. La pluie frappe contre la fenêtre de ses mots. Et toutes ses comptines du désastre nous disent dans une langue cachée, lʼenfant caché. Ils ne restent que quelques cailloux blancs à déchiffrer. La biographie dʼIlse Aichinger est lʼune des clés. La connaissance de lʼAutriche en ce temps, ses histoires populaires, ses légendes et ses horreurs, en est une autre. Sur le silex de ces poèmes incantatoires, il suffirait aussi de se laisser porter par des yeux dʼenfants et par la courbe du temps. Ils résistent au sens des adultes et sʼouvrent à celui des enfants. Les ombres du désastre deviennent alors de noirs oiseaux qui grincent sous nos regards. Ces enfants dont le seul sauf-conduit était un permis de mourir, errent sous la lune, avec une étoile jaune couvrant lʼétoile du berger. Ils passent et repassent, à peine esquissés dans les poèmes, mais à jamais inconsolables. Ce rejet, cette chasse à lʼenfant, galope dans toutes les nuits des mots. Enfance rasant les murs, se souvenant des villages, mots cachés, écriture dissimulée pour raser le sens dʼune langue qui a menti. Ce monde meurt et vous rend coupable de ses fautes. Et les ombres consolatrices ne se sont jamais penchées sur eux. Ils sont restés seuls, puis emportés dans le néant. «La bonne littérature est identique à la mort. », dira-t-elle désabusée « car tout ce que vous dites ou écrivez n'est que la conclusion de ce qui ne se dit pas" Il fait nuit, il fait froid dans le pays des mots dʼIlse Aichinger. Et aux portes des églises, dans la ville, ne tournent que la mort et la dénonciation, et les rêves sont pendus aux clochers, évanouis dans les parcs. Seuls flottent encore des bouts dʼhistoire qui font encore écran entre les « chasseurs », les nazis, et le rêve qui permet la survie quelques instants encore. Contes de vieilles femmes, contes de petite fille, contes de la vie qui glisse des doigts. Avec cette logique des enfants qui affirme que ce qui peut être imaginé, décrit, peut exister, et réciproquement. Ces contes prolongent la vie en faisant se lever un espoir, bien sûr irrationnel. Le paradis de lʼenfance est le seul endroit où se sont réfugiés les anges. Ainsi ces histoires que demande encore et encore Ellen à sa grand-mère, afin de retarder le suicide de celle-ci. Elle se méfie des images, des connexions entre elles, et dans ses poèmes nomme lʼessentiel des êtres et des choses, méfiante de la poésie même, méfiante du monde. « Je sais que le monde est pire que son nom et que par conséquent, son nom est aussi mauvais. » Ilse Aichinger, pas tout à fait juive, elle la demi-juive, car ayant un père aryen en uniforme nazi, est dans cet entre-monde où lʼon peut basculer de la vie à la mort suivant le fait dʼavoir de « bons » ou de « mauvais » ancêtres, au seuil des douleurs. Elle se définit comme « une exilée dans lʼexil », et ses textes sont une quête pour trouver sa place, et un sens à tout cela. Elle a perdu son espoir de sauver lʼenfance, et donc lʼhumanité. Sa vie se réduit à son devoir de récit de la destruction dʼun siècle. Parler de ceux qui comme sa grand-mère disait « Je préférerais avoir disparu avant la naissance », comme ces enfants « nés pour être assassinés » Mais peut-être que le sens secret est la longue durée de sa vie et de son écriture. « L'écriture est d'apprendre à mourir", a noté Aichinger. Elle qui craint tant que le silence soit de retour, a forgé les armes de la mémoire par ses livres. Et elle aura su « mettre des mots compréhensibles sur l'incompréhensible. » "Gil Pressnitzer""" Source : $Le jour aux trousses, recueil de poèmes traduit de l'allemand et présenté par Rose-Marie François, collection Orphée, éditions de la Différence, 1992. Choix de textes Un plus grand espoir La lune pâlissait. Ellen essayait de saisir le visage de sa mère. De ses deux bras, elle essayait de saisir ce visage brûlé de larmes sous le chapeau noir. Ce visage qui avait donné au monde chaleur et vérité, ce visage de toujours, ce visage unique. D'un geste implorant, Ellen voulut saisir une fois encore ce premier visage, ce trésor de secrets, mais le visage de sa mère était devenu insaisissable, il s'échappa et devint pâle comme la lune quand blanchit l'aube. Ellen hurla. Elle rejeta la couverture, essaya de se redresser et saisit le vide. De ses dernières forces elle baissa les barreaux. Elle tomba du lit. Et elle tomba loin. Personne n'essayait de la retenir. Nulle part une étoile à laquelle s'agripper. Ellen tombait à travers les bras de toutes ses poupées et de ses ours en peluche. Comme un ballon traverse un cerceau, elle tombait à travers la ronde des enfants dans la cour qui ne voulaient pas la laisser jouer avec eux. Ellen tombait à travers les bras de sa mère. Le croissant de lune la rattrapa, et, chavirant sournoisement comme tous les berceaux, il la projeta loin de lui. Les nuages n'avaient rien d'un édredon, le ciel n'était pas une voûte bleue. Mensonges, tout cela. Le ciel était béant, mortellement béant, et dans sa chute Ellen comprit que le haut et le bas avaient cessé d'exister. Elles l'ignoraient donc encore, ces pauvres grandes personnes qui appelaient « saut » la chute vers le bas et « vol » la chute vers le haut ? Quand le comprendraient-elles ? Dans sa chute, Ellen déchira les images du grand livre d'images, le filet des acrobates. Sa grand-mère la souleva et la remit dans son lit. Brûlants et inexorables comme des courbes de température, la lune et le soleil, les jours et les nuits, montaient puis retombaient. Traduction : Uta Müller et Denis Denjean. Copyright éditions Verdier Eliza, Eliza Les anges de la nuit Ce sont les jours clairs de décembre, qui ne se font pas dʼillusions sur leur propre clarté et ainsi deviennent de plus en plus clairs, qui sʼirritent de leur pâleur et accueillent leur brièveté comme une promesse, qui se nourrissent des longues nuits, assez forts pour parvenir sans peine à leur terme, assez forts, assez faibles et doux. Ce sont les jours qui tirent du noir leur éclat et rien que de lui. Il y en a peu. Car sʼil y en avait beaucoup, il y aurait aussi trop de bizarre, trop dʼhorloges de clocher deviendraient tout simplement lʼœil même de Dieu. Aussi ces jours sont ils rares afin que le bizarre reste bizarre, afin que les gens revenus de la guerre ne souffrent pas trop souvent de leurs membres arrachés par les balles, ni ne tiennent trop de choses dans leurs mains amputées depuis longtemps par le gel. Quʼils ne connaissent pas trop la paix de la nuit. Mais parfois, il y a des nuits comme des oiseaux qui ont oublié de prendre leur vol vers le sud. Ils déploient leurs ailes claires au-dessus de la ville et lʼair vibre de leur chaleur, ils rendent encore une fois notre souffle invisible avant le gel. Et quand vient lʼheure, ils se dépêchent de mourir. Ils ne veulent ni long crépuscule ni nuages rouges, ils ne répandent pas leur sang à la vue de tous. Ils tombent des toits et il fait sombre. Peut-être sʼil n'y avait pas ces oiseaux égarés, ces jours clairs de décembre, pas un seul ne croirait encore aux anges, alors que tous les autres en rient déjà, pas un seul nʼentendrait les froissements des ailes avant lʼaube, alors que tous les autres nʼentendent quʼaboyer les chiens... En ce temps-là, jʼignorais encore que ce sont les anges qui prouvent notre existence. Ce nʼest pas nous qui les rêvons, ce sont les anges qui nous rêvent. Nous sommes les fantômes de leurs nuits claires, cʼest nous qui claquons les portes qui nʼexistent pas, qui sautent par-dessus des cordes qui cliquettent comme des chaînes. Peut-être devrions-nous être plus doux dans leurs rêves, afin de ne pas leur faire peur... Traduction : Henri Plard. Copyright éditions Verdier Dédicace Je ne vous écris pas de lettres, mais il me serait facile de mourir avec vous. Doucement, nous nous laisserions glisser le long des lunes, une première halte auprès des cœurs de laine, puis une autre parmi les loups, les framboisiers et ce feu que rien n'apaise ; à la troisième, j'aurais traversé les fines mousses des nuages raréfiés, passé sans effort le pauvre fourmillement des étoiles, pour arriver dans votre ciel, tout près de vous. traduit par Rose-Marie François Enfant trouvé Glissé sous la neige, inconnu des anges, ni trésor, ni faveur, jamais offert aux fées, mais caché dans les grottes, toutes traces vivement effacées des cartes de la forêt. Un renard enragé le mord et le réchauffe, lui prodigue bien vite les premières tendresses puis s'en va, tremblant et torturé, se rendre à la mort. Qui aidera cet enfant ? Les mères, leur angoisse ancestrale, les chasseurs, leurs cartes faussées, les anges, leurs plumes chaudes, leurs ailes vides de missions ? On n'entend rien, ni dans l'air un battement, ni au sol un pas sourd. Ah ! Reviens donc, toi, vieux sauveur frénétique, glisse-toi encore auprès de lui, mords-le, égratigne-le, réchauffe-le, tant que sont encore chaudes tes pattes de voleur, car à part toi personne ne viendra, sois-en sûr. traduit par Rose-Marie François Bien trop tôt Tu ne couches auprès de moi aucune pierre, pour mettre plus haut notre deuil si ancien, ne me donnes aucune lumière à craindre et aucune crainte, pour faire plus de clarté, même pas un lambeau de mélancolie, que réclame chaque étoile. Tu tʼagites près de ton enfant trouvé et moi je nʼai pas encore trouvé les demoiselles de cire, qui sont plus calmes, que Jésus dans la crèche, pas encore. Adaptation personnelle Conseil pour le temps présent Avant tout tu dois croire que le jour survient quand le soleil se lève. Mais si tu ne le crois pas, dis oui. Ensuite, tu dois croire et de toutes tes forces, que la nuit survient, quand la lune se lève. Si tu ne le crois pas, dis oui, ou approuve en hochant la tête, cela ils lʼacceptent également . (Zeitlicher Rat, 1978) Adaptation personnelle Comptine Le jour, celui où tu es venu dans la glace sans chaussures le jour, celui où les deux veaux ont été conduits à lʼabattoir Le jour, celui où je me suis tiré une balle dans lʼœil gauche. Mais plus jamais, ce jour où dans le journal des bouchers on pouvait lire, la vie continue, le jour, où elle a continué. Adaptation personnelle Jour qui passe Une journée tranquille de Juin me brise les os, mʼégare, me jette contre le portail, me pend aux clous, qui avec les couleurs jaune, blanc et argentée, ne me ratent pas, avec personne, laisse donc au loin la casquette des fous, ma chanson préférée, mʼétrangle avec ses frais nœuds coulants tant que je respire encore. Reste, cher jour. Adaptation personnelle Le commencement du lieu Je n'ai pas confiance en la paix, ni aux voisins, ni aux buissons de roses, au mot chuchoté. J'ai entendu, quʼils étendent les peaux au collet, quʼils basculent les bancs avant lʼhiver, leurs braillements de joie dégringolent armés pour le sommeil au travers des écoles et des églises encore et encore. Qui croient encore les oiseaux qui demeurent, la fumée par-dessus l'herbe rase ? Adaptation personnelle Échanges de lettres Si la poste passait la nuit et que la lune glissait sous la porte les mots malades, ils surgiraient comme des anges dans leurs blanches tuniques, et se tiendraient silencieux sur le seuil. Adaptation personnelle Réponse de lʼhiver Le monde est fait de lʼétoffe qui réclame de la considération, plus dʼyeux désormais, pour regarder les blanches prairies, plus dʼoreilles, pour entendre dans les fourrés le frémissement des oiseaux. Grand-mère, où sont donc tes lèvres pour goûter les herbes, et qui donc nous fera humer le ciel jusquʼà la fin ? quelles joues se frottent et sʼécorchent aujourdʼhui encore aux murs du village ? Nʼest-ce pas une sombre forêt où nous sommes parvenus ? Non, grand-mère, elle nʼest pas sombre, je le sais, car jʼai longtemps habité avec les enfants à sa lisière, et aussi il nʼy a pas de forêt. Adaptation personnelle Pénurie de servantes Qui des rochers conserve la trace, qui borde les herbes, et nous enferme dans les places de lʼautre côté des rues ? Ceux qui mangeaient avec la cuillère, ont emporté avec eux dans leurs souliers les pierres, et ils sont partis depuis longtemps. Qui encore nous aide, qui laisse maintenant le soleil dans son jeu léger ? Sommes-nous dʼarbre en arbre restés tout seul ou bien les ombres, les consolatrices, vont bouger, hors de leurs filets, pour bientôt se pencher sur nous ? Adaptation personnelle Chemin de village En automne se moquent les étourneaux et parfois jʼentends les portes cogner deux fois, dont une fois en rêve. Qui nous a donné les images, les pommes rouges, dans le jardin du charbonnier, absurdement, mais disposé à se perdre avec nous. Adaptation personnelle Treize ans La fête des cabanes est loin, le brillant des châtaignes, alignées devant la fenêtre du jardin. Et encore dans la pièce la bougie, les religions du monde. La poussière des déserts sous le pneu du vélo. Après ce midi le crépuscule survient plus vite. Les compagnons et une tombe verte, Rajissa. Le soir nous serons à nouveau là, nous ne serons plus jamais là. Adaptation personnelle Fin de ce qui ne fut pas écrit Ainsi nul ne saura de nos atomes cognés lʼun contre lʼautre quand nous aurons couru sur le pont, et de ce qui est resté allongé derrière nous, ils ne lʼapprendront pas : les faibles signes des noms, les soleils sans tête. Les halls dʼentrée des hôpitaux sont silencieux. Adaptation personnelle Bibliographie En français « Un plus grand espoir » (Die größere Hoffnung), 1948 (roman) traduction française éditée chez Verdier, mars 2007 Eliza Eliza, 1965 (nouvelles), traduction française éditée chez Verdier sous le même titre, comprend également "l'Homme ligoté" (mars 2007) Eliza, Eliza (nouvelles et prose courte). Traduction par Jean-François Boutout, Sylvaine Faure- Godbert, Uta Müller et Denis Grandjean, Henri Plard. Editions Verdier, 2007 Un plus grand espoir (roman) Traduction par Uta Muller et Denis Grandjean Editions Verdier, 2007 Le jour aux trousses (poésies) Traduction par Rose-Marie François La Différence (collection Orphée n°113 / édition bilingue), 1992 En allemand Die größere Hoffnung, 1948 (roman) Verschenkter Rat Gedichte. - Fischer, Frankfurt , 1978 Meine Sprache und ich. Erzählungen, FISCHER TASCHENBUCH – 1978 Der Gefesselte (1953)- Fischer Eliza, Eliza (1965)- Fischer Nachmittag in Ostende (1968)- Fischer Nachricht vom Tag (1970)- Fischer Schlechte Wörter (1976)- Fischer Wo ich wohne (1963)- Fischer Ilse Aichinger Werke. FISCHER TASCHENBUCH - Verlag, 1991 Zu keiner Stunde . S. FISCHER – Verlag Wo ich wohne, 1963- Fischer Auckland, 1969- Fischer Spiegelgeschichte, Fischer, 1948 Film und Verhängnis. Blitzlichter auf ein Leben, 2001, Fischer Hörspiele (pièces radiophoniques) Knöpfe (1953) Besuch im Pfarrhaus (1961) Nachmittag in Ostende (1968)- Fischer Gare Maritime. Fischer 1976. Zu keiner Stunde. Szenen und Dialoge. Fischer, 1980