Notre liberté de penser a-t-elle des limites ? Corrigé
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Notre liberté de penser a-t-elle des limites ? Corrigé
Notre liberté de penser a-t-elle des limites ? Corrigé Introduction En quoi notre liberté de pensée consiste-t-elle ? Dans une perspective politique, on peut entendre par cette expression le droit de soutenir et de formuler n’importe quelle opinion pour autant qu’elle ne représente ni une offense ni un dommage pour autrui. Mais alors on n’envisage pas tant la liberté de penser que celle de son expression publique. Or la pensée peut être privée, intime, voire secrète. S’il n’y a pas de pensée sans langage, l’articulation des idées peut s’effectuer en revanche au for intérieur, dans un discours de l’âme avec elle-même. Ainsi, la question du sujet pouvait s’expliciter ainsi : la pensée que nous soutenons librement en nous-mêmes connaît-elle des limites ? Il y a deux façons d’entendre cet énoncé. Il revient d’un côté à demander si nous sommes en droit de penser n’importe quoi. Ce qui conduit à envisager la possibilité d’une limitation morale de la pensée par elle-même. Mais il n’est pas sûr que ce qui limite le pouvoir de notre pensée soit de l’ordre de la loi morale. Il se pourrait, et c’est une deuxième façon d’entendre la question, que nous ne pensions pas à tout ce que nous pourrions penser en vertu d’obstacles intérieurs dont nous n’avons même pas conscience. Le problème est alors de savoir ce qui peut alors borner psychologiquement le libre exercice intellectuel de la pensée. 1. Qu’appelle-t-on « penser » ? A. « Avoir des pensées », penser Pour pouvoir s’engager sur le terrain de notre sujet, il convient de s’entendre sur le sens du terme de « pensée ». En un sens très large, tout acte de conscience peut être envisagé comme relevant de la pensée. En ce sens, compter, désirer, percevoir, imaginer, sentir… sont des actes de penser. Pourtant, en un sens plus strict, et plus proche de l’usage, le « penser » est une opération plus spécifique. On dira par exemple que la pensée est le privilège de l’homme, ce qui exclut tout ce qui relève de la sensation ou d’une certaine forme d’intelligence adaptative que nous avons en partage avec certaines espèces animales. Dans cette optique, le penser est étroitement lié au langage, à l’articulation verbale. Pour autant, toute manipulation de signes ne s’y apparente pas. Raisonner, argumenter, calculer sont des opérations logiques qui ne sont pas, au sens strict, de l’ordre de la pensée. Des ordinateurs peuvent enchaîner logiquement des lignes de calcul, appliquer des modes de résolution de problème ; un individu peut user mécaniquement des règles de la rhétorique et produire un propos persuasif, sans que cela soit pour autant de la pensée. Quand Rodin sculpte son célèbre penseur, il fait prendre à son personnage la posture d’un homme perplexe qui, assis, le menton soutenu par son avantbras, suspend son action et s’interroge. C’est dire que la pensée s’inscrit dans la durée et n’a pas la rapidité, parfois fulgurante, du calcul, ni la facilité de l’exercice d’éloquence. Elle est méditation, libre recherche d’un esprit qui se heurte à une difficulté. Il ne suffit donc pas d’avoir des idées pour penser. Celui qui pense s’interroge et est en quête. Celui qui sait ne pense pas. © Hatier 2002-2003 B. Y a-t-il des pensées interdites ? Sans aller jusqu’à prendre la pensée au sens de cette recherche méditative qui engage l’âme tout entière, on peut soulever la question des limites que peut rencontrer le libre exercice de notre intelligence en général. Il ne s’agit pas ici de limitations intellectuelles qui rendraient impossible, pour un esprit déterminé, de concevoir une notion ou de comprendre la démonstration d’un théorème. Car, dans ces cas de figure, il n’y a pas liberté de penser mais au contraire contrainte, impuissance. La question que nous posons porte au contraire sur l’existence d’une restriction de la puissance intellectuelle : y a-t-il des pensées que nous devrions pouvoir avoir et que, de fait, nous ne pouvons pas avoir ? On pourrait par exemple considérer que nous nous interdisons certaines idées de sorte qu’elles sont exclues du champ de nos libres réflexions : ainsi une colère peut aller jusqu’à nous faire penser au meurtre ; et si elle n’atteint pas cet extrême, n’est-ce pas que nous nous l’interdisons ? Pourtant, l’expérience intérieure montre que l’interdit moral n’empêche pas de penser à sa transgression. Cet interdit n’existe d’ailleurs que dans la mesure où sa transgression est représentable. On ne saurait interdire ce qu’on ne conçoit pas, ce qu’on n’imagine même pas. La pensée semble donc affranchie de toute limitation morale : la réprobation du mal n’exclut pas la pensée du mal. Il n’est de limite qu’on ne puisse transgresser par la pensée. 2. Les limites de notre faculté de penser A. La mauvaise volonté Ce n’est donc pas du côté de la morale et de ses principes que nous pouvons rencontrer ce qui borne la pensée. En revanche, on peut considérer que l’actualisation de nos pensées suppose un acte de volonté. Sans doute pourrions-nous élargir le cercle de ce que nous comprenons par un effort accru d’attention et de concentration, par un surcroît de rigueur et de méthode que nous ne sommes pas toujours disposés à fournir. S’il n’y a pas de pensée sans volonté de penser, alors on peut aisément admettre que l’exercice de notre intelligence est amplement entravé de notre propre fait. En matière intellectuelle, nos limites tiennent à notre indifférence à la vérité ou à notre manque de détermination à la rechercher. Même lorsque nous sommes conscients de notre ignorance ou de certaines incapacités intellectuelles, nous n’allons pas jusqu’à douter de ce que nous croyons connaître. Les limites de notre savoir nous sont invisibles. C’est l’expérience de leur dépassement qui, en général, nous les révèle rétrospectivement. Ne découvre ses limites que celui qui est amené à les franchir. B. L’inconscient Mais suffit-il, pour repousser les limites de sa liberté de penser, de le vouloir ? Nos efforts et notre bonne volonté ne se heurtent-ils pas à des impossibilités sur lesquelles nous n’avons aucune prise ? Prenons l’exemple d’un homme qui calcule mal. Ce ne sont pas forcément ses compétences arithmétiques qui sont en cause : il peut très bien comprendre les règles d’addition ou de multiplication et se tromper pourtant très souvent dès qu’il s’agit de les appliquer. On ne saurait dire alors qu’il atteint ses limites intellectuelles : l’opération (3 x 7) + 68 = 89 est à sa portée même s’il ne trouve pas le résultat exact. Comment expliquer, dans ces conditions, l’erreur de calcul ? Elle est bien l’expression d’une limitation non pas intellectuelle mais bien plutôt psychologique : quelque chose vient faire interférence dans le cours des pensées et trouble la rigueur calculatoire. Et ce qui distrait ainsi d’un enchaînement d’idées rationnel n’est pas forcément annulable par un simple effort de volonté ou de méthode. C’est la même inertie de pensée qui se manifeste quand un individu, en proie à une illusion, est incapable de voir ce qui saute aux yeux de tous ceux qui n’en sont pas victimes. © Hatier 2002-2003 Ainsi, l’idéalisation amoureuse fait souvent prêter à l’être aimé des qualités tout imaginaires. La foi en une cause politique peut rendre aveugle à certaines données d’observation. On ne peut s’expliquer que notre pensée puisse être aveugle qu’en admettant qu’elle n’est pas en notre plein pouvoir et que ce qui la guide ne se conforme pas aux directions que nous voudrions lui voir prendre. Nous avons beau vouloir être honnêtes, si l’illusion nous tient, nous ne parviendrons pas à voir les choses en face. Nous aurons beau faire des efforts, nous ne modifierons jamais radicalement notre rapport à l’abstraction mathématique. C’est donc l’hypothèse d’un inconscient psychique qui permet de soutenir la thèse d’une limitation de notre puissance de penser. 3. Penser, une expérience des limites A. Limite du penser et pensée des limites Mais revenons au sens strict du terme de « pensée » que nous avons déjà dégagé. Quelles peuvent être les limites de notre liberté méditative ? Ce sont les évidences, les vérités qui s’imposent à l’esprit qui empêchent l’interrogation et annulent tout cheminement de pensée. Les certitudes permettent d’asseoir des raisonnements sûrs, de fonder des démonstrations, mais elles n’engagent aucune recherche. Ce qui ouvre la possibilité d’une pensée, c’est la rencontre d’une difficulté qui met en question les assurances et le savoir existants. Penser, c’est se confronter à un problème, c’est-à-dire à une limite : l’impossibilité d’assigner une frontière nette entre le vrai et le faux. Ce qui limite l’esprit, c’est toute observation ou tout résultat qui effacent les repères du vrai. Les mathématiciens grecs, par exemple, considéraient que les nombres étaient toujours des entiers (1, 2, 3, 4…) ou des fractions finies (1/3, 2/5, 3/4…). La mise en évidence géométrique de valeurs dont la mesure ne correspond à aucun nombre entier et dont la valeur décimale est indéfinie a provoqué chez eux une profonde crise intellectuelle. La découverte des grandeurs dites « irrationnelles » a été l’occasion, pour les mathématiciens, de « penser » une réelle difficulté. Il ne s’agissait plus, là, d’appliquer un savoir préexistant : il fallait inventer une nouvelle façon de concevoir le nombre. C’est ainsi que furent créées les « racines carrées ». B. Pensée et création On comprend, à partir de cet exemple, qu’il n’y a pas de véritable pensée sans création. Penser, c’est certes se heurter à une limite mais c’est aussi ouvrir, par l’investigation même de cette limite, la voie de son contournement. Si les philosophes ne butaient pas sur les bornes des opinions de leur temps ou sur les contradictions de ce qu’ils reçoivent en héritage, ils ne seraient jamais conduits à frayer de nouveaux horizons et à repousser ainsi les limites du pensable. Prenons un exemple : les découvertes de Galilée (1564-1642) ont poussé la physique du XVIIe siècle sur un chemin que ne confirmaient aucunement les données d’observation de l’expérience. Les mesures expérimentales relatives aux chutes libres sur un plan incliné ne concordaient en effet pas exactement aux prévisions théoriques. Et surtout, l’idée même d’un mouvement d’inertie, c’est-à-dire qui s’entretient de lui-même, sans aucun moteur, de manière rectiligne, n’était recoupée par aucune donnée observable et contrariait même le principe de causalité admis par tous les philosophes depuis l’Antiquité : pas d’effet sans cause. Il reviendra à la pensée de Descartes (1596-1650) d’inventer les conditions philosophiques sous lesquelles le principe d’inertie put devenir une vérité claire et intelligible. On peut aller jusqu’à soutenir qu’inversement là où il y a de la création, que ce soit en art ou en tout autre domaine, une pensée est toujours à l’oeuvre. Même si elle n’est pas consciente d’elle-même et ne trouve pas sa formulation conceptuelle, la dynamique créatrice trouve forcément son impulsion en une difficulté qui remet en question un savoir ou un savoir-faire © Hatier 2002-2003 préexistant. La pensée n’est donc pas forcément rationnelle. Elle consiste toujours, en revanche, en un travail de l’esprit issu d’une expérience de limites dont elle représente un affranchissement, au moins partiel. Conclusion La question des limites de notre liberté de pensée appelle donc des réponses différentes selon qu’on entend par « pensée » la cogitation méditative ou bien l’activité discursive de l’intelligence. Les limitations de notre liberté d’esprit sont de plusieurs natures. Elles peuvent être le fait de notre paresse ou de notre inconscient. Sans doute est-ce ce dernier qui oppose au cheminement méditatif les évidences dogmatiques qui empêchent toute interrogation et toute remise en question. La pensée, en ce dernier sens, est toujours l’expérience créatrice d’une libération. Orientations bibliographiques Pour approfondir la lecture du corrigé – Freud, Totem et Tabou, Payot (1-B*). – Descartes, Méditations métaphysiques (méditation IV), Flammarion, coll. « GF » (2A*). – Freud, Cinq Leçons sur la psychanalyse, Payot (2-B*). – Kline, Mathématiques : la fin de la certitude, Christian Bourgois Éditeur (chap. v) (3A*). – Descartes, Principes de la philosophie (IIe partie), Vrin (3-B*). * Ces indications renvoient aux différentes parties. © Hatier 2002-2003