Des pensées sur les plaies
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Des pensées sur les plaies
MAG À LA UNE 16 leWEEK-END LE COURRIER VENDREDI 14 OCTOBRE 2016 Des pensées sur les plaies Témoignages X «Je vais te massacrer, pédé», «dégage salope», «sale gouine», «tu n’es plus ma ille»... Ces insultes et marques de rejet sont devenues des leurs. Des pensées – positives – plantées par l’artiste anglais Paul Harleet sur les lieux d’actes homophobes, «comme des leurs sur du fumier». Ces actes de résistance et de résilience ont débuté en 2005 quand Paul Harleet, lui-même agressé trois fois dans la même journée, a décidé de passer à l’action. Depuis, il immortalise sa «guérilla jardinière» avant de poster les photos sur le site de son Pansy Project – pansy, équivalent anglais de «pédé», dont l’origine, contre toute attente, vient du mot français «pensée». Pansy Project est activement relayé sur les réseaux sociaux. Et Paul Harleet, de Hong Kong à Stockholm, d’Istanbul à Paris en passant par l’Afrique du Sud, poursuit une œuvre qu’il espère «un jour ne plus être nécessaire». Plusieurs étapes sont prévues en Suisse ces prochains jours, notamment au parc de la Perle du lac, à Genève, où des agressions ont eu lieu l’été dernier (un rassemblement s’y est tenu mardi soir en présence d’une des victimes). Jeudi, le festival Everybody’s Perfect montrera Les Pensées de Paul, documentaire qui suit Paul Harleet sur les routes de France à la rencontre de gays et lesbiennes discriminés. «Paris, Londres, New York, chaque ville, quelle que soit sa réputation d’ouverture, est le théâtre d’actes homophobes», déplore Paul Harleet, joint chez lui en Angleterre. «Heureusement, ces agressions choquent la majorité des gens, comme en témoigne l’adhésion au Pansy Project. Je ne pourrai jamais planter des pensées partout où ces actes ont eu lieu, mais je continuerai aussi longtemps que possible.» Pénalisation de l’homophobie, légalisation du mariage gay, les évolutions positives de ces dernières années incitent à l’optimisme. Le En France, Paul Harleet a recueilli le témoignage des victimes avec beaucoup d’empathie, avant de compenser symboliquement leur blessure par une leur plantée en leur présence, nommée d’après l’insulte proférée à leur encontre. La caméra le montre à plat ventre aux côtés de ses interlocuteurs, pelle en main, sarclant la terre au pied des arbres sous les yeux indifférents des passants. Le jardinier sauvage se voit-il aussi en thérapeute, en militant, en performer? «Un peu de tout cela, même si l’aspect thérapeutique ne m’est apparu qu’après le tournage du ilm.» Louisiane, jeune lesbienne d’Avignon, a reçu des SMS insultants et menaçants de sa mère avant d’être placée en famille d’accueil. Nathalie a découvert, attristée, que son f ils mentait à l’école sur l’identité de sa conjointe et la présentait comme «sa marraine». Arnaud, policier transgenre, est régulièrement l’objet d’i nsultes et de violences auxquelles il tente de ne pas répondre. Et Jean, homo parisien aux tempes grisonnantes, reste traumatisé par l’agression brutale dont il a été l’objet de la part d’un «catholique versaillais» déclaré. Enin, Jimmy, de Lille, livre un témoignage bouleversant: abandonné par ses parents, sans nouvelles de son frère, il broie du noir dans sa chambre du Refuge, foyer pour jeunes homos en rupture, sans perspective d’avenir. Il faut bien un morceau de maroilles collé sur le nez du jeune homme pour détendre l’atmosphère et voir un sourire fendre le masque, «J’ai été frappé par le poids culturel de la religion en France.» En Alsace-Moselle, territoire qui échappe à la séparation de 1905 entre Eglise et Etat (et qui dépend toujours du Concordat de 1801), Paul Harleet s’est retrouvé catalyseur d’un rapprochement inédit entre un pasteur et un rabbin progressistes, et Nasreddine, jeune imam atypique, Marocain réfugié en France, militant pour un islam inclusif y compris des LGBTQI. «Ma première confrontation à l’homophobie a eu lieu vers 17-18 ans, âge où l’on commence à mettre en pratique le rite et à s’attacher à un dogme, explique Nasreddine dans le film. En cherchant à vivre dans cet islam par essence homophobe, j’ai trouvé les outils pour interroger notre éducation, nos tradition, nos acquis, pour sortir des schémas étriqués.» Aux yeux de l’imam, une telle réflexion ne saurait être abandonnée aux docteurs de la foi: «Les musulmans LGBT doivent questionner le texte et la tradition prophétique, faire coniance à leur raison et à leur cœur.» La séquence s’achève sur un culte interreligieux. Même pour Paul Harf leet, qui confesse ne s’être jamais senti «bienvenu dans ces lieux-là» (les églises, ndlr), il y a matière à dépasser bien des préjugés. RMR «Chaque ville, quelle que soit sa réputation d’ouverture, est le théâtre d’actes homophobes.» Paul Harleet plante des leurs sur les lieux d’actes homophobes depuis 2005. DR Brexit en revanche, laisse craindre un recul de ces droits en Grande-Bretagne: les instances européennes (par- lement, cour de justice) ont joué un rôle clé dans l’égalité de traitement des citoyens. Les Pensées de Paul (2015) de Jean-Baptiste Erreca, je 20 octobre à 19h30 aux Cinémas du Grütli (séance scolaire). Débat animé par Caroline Dayer, avec la participation de Paul Harleet, de la Fédération genevoise LGBT et de l’association Parents d’homos. Durant le festival, une photo recueillie par Paul Harleet en Suisse romande sera projetée chaque soir avant les séances, en présence ou non de la victime. La totalité des images sera montrée durant la soirée de remise des prix. www.thepansyproject.blogspot.com La Turquie sous la chape du patriarcat Droits humains X Le panel a bien failli être incomplet. Mercredi prochain, le festival Everybody’s Perfect consacrera une journée thématique au sexisme et à l’homophobie en Turquie. Or certains visas ont tardé à être accordés, et l’on peut se demander si ce manque de célérité n’est pas intentionnel. Car la situation en Turquie ne cesse d’empirer pour les opposants politiques et les minorités ethniques, religieuses et sexuelles. Chercheuse en sciences sociales, Çagla Aykaç est parmi les premières à avoir été limogées lors des purges menées par le régime Erdogan dans l’enseignement, la justice, les médias, etc. Son tort? Avoir signé la pétition des Universitaires pour la Paix réclamant la in de l’intervention militaire dans les zones kurdes et la reprise des pourparlers. Une «trahison» payée au prix fort. Aujourd’hui, grâce au réseau Scholars at Risk, Çagla Aykaç est accueillie par l ’u n i v e r s i t é d e Genève avec son collègue Engin Sustam (notre édition du 10 octobre dernier). La sociologue est entrée en contact avec l’équipe d’Everybody’s Perfect par le biais de l’Institut des études genre. Le focus du festival sur la Turquie, auquel elle contribue, mettra en lumière une situation alarmante: «On assiste à une régression générale des droits qui touche toutes les catégories de population non conformes au modèle domi- na nt promu pa r l’A K P, celui de l’homme turc musulman: Kurdes, Alévis, Arméniens, mais aussi féministes, LGBT...» Chape du patriarcat, militarisme nationaliste et polarisation de la société sont les tendances lourdes à l’œuvre dans la Turquie d’Erdogan. La communauté LGBT y est pourtant active depuis de nombreuses années. La première «marche des iertés» d’Istanbul remonte à 2003. Elle a été interdite en juin dernier pour raisons de sécurité et d’ordre public: à la menace terroriste qui pèse sur la ville s’est ajoutée celle de l’extrême droite hostile à la Pride. «La dynamique pernicieuse enclenchée par le gouvernement consiste à relayer ces menaces, tout en ne montrant aucune volonté de s’interposer. En période de ramadan, c’est aussi tout un lexique islamique sur la moralité publique et les valeurs familiales traditionnelles qui a été instrumentalisé.» Da n s ce cont ex t e, reste la créativité. Au lieu de défiler, les militants LGBT ont répandu de la peinture arc-en-ciel sur la voie publique, lu des manifestes dans les bus et les cafés ou depuis leur balcon, diffusé des photos et communiqués sur les réseaux sociaux. «Il y a une grande production intellectuelle relative à la problématique du genre, souligne Çagla Aykaç. De nombreuses traductions sont effectuées avec les moyens du bord, le débat a lieu dans les médias alternatifs, les workshops, le théâtre. Le mouvement LGBT rejoint les luttes ouvrières, étudiantes, féministes et écologistes Çagla Aykac est accueillie par l’université de Genève. ALBERTO CAMPI / WE REPORT La force du mouvement LGBT est son ancrage à la fois dans la théorie et la pratique. Et son positionnement inclusif, en lien avec les luttes ouvrières, étudiantes, féministes, écologistes.» Pour mémoire, le mouvement protestataire de 2013 à Istanbul eut pour origine l’opposition des écologistes et des riverains à la destruction du parc Gezi, sur la place Taksim. «Un espace symbole de nombreuses luttes sociales, passées et actuelles, point de départ des cortèges du 8 mars, du 1er mai, de la Gay Pride.» Ainsi, la transformation de Gezi procédait à la fois d’une modernisation néolibérale et d’une éradication mémorielle1. L’homosexualité a beau être légale en Turquie, les crimes homophobes y sont en recrudescence. En juillet dernier, Muhammed Wisam Sankari est devenu l’emblème d’une double discrimination: réfugié syrien homosexuel, il a été kidnappé, violé et décapité. En août, Hande Kader, icône transsexuelle de 22 ans, a été retrouvée calcinée au bord d’une route. «A l’horreur de cette violence ‘performative’, destinée à terroriser opposants et minorités, s’ajoute l’impunité: justice passive, politiques complices, médias silencieux.» Çagla Aykaç n’envisage pas pour l’heure de rentrer en Turquie. «Je ne pourrais plus y travailler et je prendrais le risque de voir mes papiers conisqués. Beaucoup d’amis sont en prison, d’autres sont morts (notamment lors des attentats qui ont frappé le HDP, parti de la gauche radicale pro-kurde, féministe et pro-minorités, ndlr).» En Suisse, la militante peut sensibiliser l’opinion sur une politique étrangère européenne qui, malgré les discours sur les droits humains, transige avec le régime autoritaire d’Erdogan (notamment avec l’accord UE-Turquie sur les migrants). «On peut être dans la résistance hors de Turquie. A Genève, le festival offrira une tribune aux activistes et montrera leurs ilms. On passera aussi du bon temps ensemble, dans la joie, pour continuer à lutter et s’inspirer mutuellement.» RMR 1 Le géographe Jean-François Pérouse parle d’«ingénierie sociale et politique». Lire son analyse: www.metropolitiques.eu/Le-parc-Gezi-dessous-dune.html Me 19 octobre aux Cinémas du Grütli, de 15h à minuit, projections de ictions et documentaires, courts et longs métrages sur la Turquie. A 19h, une table ronde animée par Caroline Dayer (chercheure Unige) réunira Çağla Aykaç et plusieurs autres témoins, acteurs, et cinéastes. Informations alternatives en français sur la Turquie: www.kedistan.net