colloque du 6 décembre 2000 Conquête de la clientèle et

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colloque du 6 décembre 2000 Conquête de la clientèle et
Colloque organisé en partenariat avec
l’Ambassade des États-Unis
Le Conseil de la concurrence
l’Ordre des avocats à la Cour de Paris (IFC)
l’Association française des juristes d’entreprise
l’Institut de droit économique, fiscal et social
COLLOQUE du 6 DÉCEMBRE 2000
CONQUÊTE DE LA CLIENTÈLE
ET DROIT DE LA CONCURRENCE
ACTUALITÉ ET PERSPECTIVES FRANÇAISES,
ALLEMANDES, COMMUNAUTAIRES ET AMÉRICAINES
Colloque organisé sous le haut patronage de
M. Guy CANIVET
Premier Président de la Cour de cassation
avec la participation de
M. Karel VAN MIERT
Ancien Commissaire européen à la concurrence
Les actes de ce colloque ont fait l’objet d’une publication
dans la GAZETTE DU PALAIS
Cahier de droit de la concurrence interne et communautaire
(n° 313 à 314 du 9-10 novembre 2001)
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Conquête de la clientèle
et droit de la concurrence
sommaire
ALLOCUTIONS D’OUVERTURE
M. Michel Franck, Président de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris .......................
M. Felix Rohatyn, Ambassadeur des États-Unis d’Amérique........................................................
Mme Marie-Dominique Hagelsteen, Présidente du Conseil de la concurrence.............................
M. Paul-Albert Iweins, Bâtonnier désigné de l’Ordre des avocats à la Cour d’appel de Paris ......
M. Gilles Mauduit, Président de l’Association française des juristes d’entreprise .........................
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PROPOS LIMINAIRES
M. Yves Chaput, Directeur scientifique du CREDA, Professeur à l’Université Paris I (PanthéonSorbonne) ......................................................................................................................................
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EXPOSÉ INTRODUCTIF GÉNÉRAL
Questions sans valeur ni portée à propos de la clientèle en droit de la
concurrence... et ailleurs
M. Guy Canivet, Premier Président de la Cour de cassation ........................................................
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DÉLIMITATION DU MARCHÉ PERTINENT ET ENTENTE
EXPOSÉ INTRODUCTIF
M. Claude Lucas de Leyssac, Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), Avocat à
la Cour............................................................................................................................................
19
TABLE RONDE animée par M. le Bâtonnier Georges Flécheux, Ancien Membre du Conseil
de la concurrence ................................................................................................................................
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M. Frédéric Jenny, Vice-Président du Conseil de la concurrence, Professeur à l’ESSEC
M. Jean-Mathieu Cot, Avocat à la Cour, Cabinet Clifford-Chance
me
M Claire Favre, Conseiller à la Cour de cassation
M. Paolo Césarini, Chef d’unité adjoint à la DG concurrence, Commission européenne
me
M Hélène Wits-Armengaud, Directeur juridique Esso-France
me
M Diane Wood, Juge à l’US Court of Appeals de Chicago
DÉBAT ..............................................................................................................................................
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LIBÉRALISATION DES SERVICES PUBLICS
EXPOSÉ INTRODUCTIF
Mme Marie-Anne Frison Roche, Professeur à l’Université Paris-Dauphine ..................................
TABLE RONDE animée par M. Xavier Delcros, Professeur à l’Université Paris-Sud,
Avocat à la Cour ..................................................................................................................................
M. Thomas Greene, Senior Assistant Attorney General, State of California Department of
Justice, Antitrust Division
M. Pierre-Alain Jeanneney, Conseiller d’État, Directeur général de l’Autorité de régulation des
télécommunications (ART)
M. Jean-François Guillemin, Secrétaire général du Groupe Bouygues
M. Emmanuel Guillaume, Conseiller d’État, Directeur juridique et fiscal du groupe France
Télécom
M. Nicolas Charbit, Avocat à la Cour, Cabinet Allen & Overy
M. Olivier Guersent, Membre du Cabinet de M. Michel Barnier, Commissaire européen
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
CONCURRENCE DÉLOYALE : AMENDES CIVILES OU
« DOMMAGES PUNITIFS »
EXPOSÉ INTRODUCTIF
M. Daniel Fasquelle, Professeur à la Faculté de droit de l’Université du Littoral (Boulogne-surMer)................................................................................................................................................
56
TABLE RONDE animée par M. Jacques Azéma, Professeur à l’Université Jean Moulin
(Lyon III), Avocat à la Cour de Paris, Ancien Membre du Conseil de la concurrence ..........................
76
me
M Debra A. Valentine, General Counsel, US Federal Trade Commission
M. Alain Blanchot, Avocat au Barreau de Lyon, Cabinet BENSOUSSAN
M. Michel Toporkoff, Président de Chambre au Tribunal de commerce de Paris, Secrétaire
général de Nestlé France
M. Alain Ronzano, Juriste au CREDA
DÉBAT ..............................................................................................................................................
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ABUS DE PUISSANCE D’ACHAT ET ACCES AUX LINÉAIRES DE
LA GRANDE DISTRIBUTION
EXPOSÉ INTRODUCTIF
M. Michel Glais, Professeur à l’Université de Rennes I, Cabinet GLAIS Concurrence et
Stratégie.........................................................................................................................................
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TABLE RONDE animée par M. François Souty, Rapporteur permanent au Conseil de la
concurrence, Professeur associé à l’Université de La Rochelle...........................................................
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M. Kurt Stockmann, Vice-Président du Bundeskartellamt
M. Thierry Billot, Président-directeur général de Pernod
M. Norbert Pineau, Directeur juridique de Carrefour
M. Jean-Patrice de La Laurencie, Avocat à la Cour, Cabinet Norton Rose
M. Jérôme Philippe, Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la
répression des fraudes (DGCCRF)
M. le Député Jean-Yves Le Déaut
ALLOCUTION DE CLÔTURE
M. Karel Van Miert, Président de Cornelis Nyenrode Universiteit (Pays-Bas), Ancien
Commissaire européen à la concurrence .......................................................................................
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
ALLOCUTIONS D’OUVERTURE
M. Michel Franck,
Président de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris
Monsieur le Premier Président, Madame la Présidente, Monsieur le Ministre Conseiller
représentant Monsieur l’Ambassadeur des États-Unis, Monsieur le Bâtonnier désigné, Monsieur
le Président de l’Association française des juristes d’entreprise, Mesdames, Messieurs.
C’est pour moi un grand honneur, et tout à la fois un grand bonheur, de vous accueillir
aujourd’hui pour cette rencontre, à l’affiche prometteuse, que nous devons au CREDA, notre
Centre de recherche sur le droit des affaires.
Cette manifestation nous la devons aussi – il faut le souligner – au concours efficace
d’institutions, que vous représentez ici, avec lesquelles le CREDA entretient des relations
anciennes et étroites de collaboration fructueuse et amicale : qu’il s’agisse de l’Ambassade des
États-Unis, du Barreau de Paris, de l’Association française des juristes d’entreprise ou bien sûr
de l’Université. Le partenariat avec le Conseil de la concurrence, qui s’imposait tout
particulièrement pour la présente réunion, est une première, et j’appelle de mes vœux, Madame
la Présidente, que d’autres occasions s’offrent à nous pour le renouveler.
À vous tous, spécialistes éminents venus des horizons les plus variés – aussi bien du droit
que du monde des affaires –, je veux souhaiter la plus cordiale bienvenue dans notre maison.
Le « plateau » qui vous est proposé est donc des plus prestigieux, et d’une richesse telle
qu’il m’est bien sûr impossible de remercier chacun de ceux qui se succéderont à cette tribune.
Que l’on me permette toutefois de dire toute ma gratitude à nos amis venus de l’étranger :
Nos amis américains, que je ne peux manquer de qualifier de « stars » du droit antitrust, qui
ont si obligeamment accepté de parcourir quelques milliers de kilomètres pour prendre part à
nos échanges : Mme Wood, Mme Valentine, M. Greene, nous sommes particulièrement honorés
de votre présence et vous remercions de votre contribution à notre colloque.
Je tiens aussi à exprimer ma vive reconnaissance au Dr Stockmann, qui a bien voulu nous
apporter le témoignage du Bundeskartellamt, le Conseil de la concurrence allemand, dont il est
Vice-Président.
Cette réunion bénéficie également du concours de deux des meilleurs experts de la
Commission européenne dans le domaine de la concurrence, M. Guersent et M. Césarini
– représentant M. Paulis empêché d’être des nôtres –, que je remercie chaleureusement, l’un et
l’autre, de leur participation.
Enfin, je veux dire combien nous apprécions de voir ce colloque honoré de la contribution
d’une personnalité phare de la construction européenne, et plus spécialement de la politique
communautaire de la concurrence, M. le Commissaire Van Miert, qui nous rejoindra tout à
l’heure.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
« Conquête de la clientèle et droit de la concurrence : Actualité et perspectives françaises,
allemandes, communautaires et américaines », tel est donc le thème qui nous réunit en ce jour.
Conformément à une coutume – ou plutôt à une jurisprudence – désormais bien établie, le
présent colloque fait suite à une étude menée par le CREDA sous le titre « Clientèle et
concurrence, Approche juridique du marché ». Cette étude, dont je ne saurais trop vous
recommander la lecture, est la première exploration pluridisciplinaire du concept de clientèle,
envisagé dans ses rapports avec la réglementation de la concurrence. Le Professeur Chaput,
qui en a dirigé la réalisation, vous en dira quelques mots tout à l’heure.
Nul ne s’étonnera que la Chambre de commerce et d’industrie de Paris porte une attention
toute particulière à ces questions. La « Conquête de la clientèle » est en effet au cœur de la
stratégie de nos 300 000 ressortissants.
Si la clientèle est bien « à qui sait la prendre », selon une formule qui a fait florès, encore
faut-il que sa « conquête » s’effectue dans des conditions loyales. Et pour que les clients de
nos entreprises – les consommateurs que nous sommes tous – obtiennent le meilleur rapport
qualité/prix pour le produit ou le service qu’ils demandent, la confrontation entre des « offreurs »
agissant sur le marché en toute indépendance reste encore la formule la plus efficace.
Évidemment consciente de ces enjeux, la Chambre de commerce et d’industrie de Paris est
particulièrement attentive au véritable bouleversement que connaît actuellement le droit de la
concurrence. On songe naturellement au « volet concurrence » du projet de loi en discussion
au Parlement sur les nouvelles régulations économiques, que l’on ne manquera pas d’évoquer
aujourd’hui.
Mais je pense ici surtout à la réforme en profondeur initiée en son temps par le
Commissaire Van Miert. Poursuivie par son successeur, cette réforme, qui repose sur l’idée de
« concurrence efficace », opère un recentrage des activités et des ressources de la
Commission sur les atteintes à la concurrence les plus graves. Ce mouvement, qui a débuté
avec l’adoption du nouveau règlement d’exemption applicable aux restrictions verticales de
concurrence, s’est poursuivi – il y a seulement quelques jours – par la révision des règles
relatives aux accords de coopération horizontale. Il doit être parachevé par l’adoption du
règlement sur la modernisation des règles de mise en œuvre des articles 81 et 82 du traité de
Rome, règlement qui fait suite au Livre blanc publié par la Commission en avril 1999.
La Chambre de commerce et d’industrie de Paris a, quant à elle, engagé une réflexion
approfondie sur ces divers aspects du droit de la concurrence. Je m’en tiendrai aux
observations que nous avons faites à propos de ce Livre blanc sur la modernisation des règles
relatives aux ententes et aux abus de position dominante. L’abandon du système d’autorisation
a priori des ententes, et donc l’abandon de l’obligation de notification des accords, devraient
entraîner pour les entreprises non seulement une réduction des contraintes administratives,
mais aussi un surcroît de liberté contractuelle. Une telle évolution reçoit notre pleine
approbation.
Cependant, une inquiétude subsiste. Il ne faudrait pas que l’adoption de ce système, qui
doit se traduire par une plus grande décentralisation dans l’application des règles
communautaires de la concurrence, conduise à une « renationalisation » de la politique de
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
concurrence. Pour préserver une application cohérente et uniforme, les instruments d’une
véritable coopération entre les autorités nationales et la Commission doivent être imaginés.
Voilà quelques observations qui peuvent illustrer les préoccupations de la Chambre de
commerce et d’industrie de Paris. Nous serons donc particulièrement attentifs aux propos qui
seront tenus lors de cette journée.
Aussi, sans plus attendre, je cède la parole à M. le Ministre Conseiller Joel Spiro qui, je
vous rappelle, s’exprimera ici au nom de M. l’Ambassadeur Felix Rohatyn, qui ne peut être des
nôtres ce matin.
M. Felix Rohatyn,
Ambassadeur des États-Unis d’Amérique
*
Je suis tout à fait désolé de n’avoir pu assister personnellement à l’ouverture de cette
importante conférence sur la politique de la concurrence.
Au cours de mes trois années passées à Paris en tant qu’Ambassadeur des États-Unis, j’ai
pu constater que les Européens n’étaient pas toujours conscients de l’importance de la
réglementation dans l’économie américaine, et qu’ils avaient une idée préconçue de l’économie
américaine comme d’une économie qui sortirait tout droit du Far West et n’obéirait à d’autre loi
qu’à celle de l’offre et de la demande.
En fait, l’économie américaine fonctionne dans un cadre réglementaire efficace, régi par le
Ministère de la Justice, la Securities and Exchange Commission, la Federal Trade Commission
et d’autres autorités fédérales qui travaillent en collaboration avec les autorités de régulation
étatiques et la Justice.
Grâce à l’application de règles transparentes et équitables, les autorités de régulation
fédérales et étatiques ont largement contribué à renforcer la confiance que les petits porteurs et
les citoyens américains placent dans l’économie et dans les institutions économiques de notre
pays. Ceci a encouragé les Américains à investir massivement en bourse. Aujourd’hui près de
la moitié de la population détient des actions sur le marché boursier américain. Cette confiance
et cet engouement pour les actions ont constitué un des moteurs essentiels de la croissance de
l’économie au cours de ces dernières années. C’est ce que j’appelle le "capitalisme populaire".
L’accélération de la mondialisation de l’économie et le rythme accru des fusions et
acquisitions transatlantiques fait que les opérations dont les autorités de régulation sont saisies
ont une portée de plus en plus internationale. Aujourd’hui, une coopération plus étroite entre les
autorités des différents pays s’avère nécessaire pour relever ce défi.
J’espère que ce colloque permettra aux experts américains et français du contrôle de la
concurrence de mieux se comprendre et de tirer des enseignements des expériences vécues
par les uns et les autres. J’espère également que cette conférence nous aidera à trouver des
moyens plus efficaces afin de garantir une concurrence loyale. Ainsi, un plus grand nombre de
* Allocution prononcée par M. Joel S. Spiro, Ministre Conseiller pour les Affaires économiques de l’Ambassade des
États-Unis d’Amérique.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
nos concitoyens américains et européens feront confiance à l’économie mondiale et les
avantages de la mondialisation seront plus amplement partagés par tous.
Mme Marie-Dominique Hagelsteen,
Présidente du Conseil de la concurrence
Monsieur le Premier Président, Monsieur le Président, Monsieur le Ministre Conseiller,
Mesdames, Messieurs,
Je ne veux pas retarder le déroulement des débats passionnants qui nous attendent et je
me bornerai donc à dire quelques mots. Je voudrais d’abord remercier la Chambre de
commerce et d’industrie de Paris ainsi que le Centre de recherche sur le droit des affaires pour
l’organisation de la manifestation qui nous réunit aujourd’hui. Le choix de son thème seul
suffirait à me réjouir puisqu’il s’agit de débattre, sous mains aspects et d’ailleurs sous son
aspect essentiel – la conquête de la clientèle ou la conquête de parts de marché –, de la
concurrence, et plus précisément du droit de la concurrence. Bien plus, seront évoquées
aujourd’hui des questions d’une particulière actualité dans le droit de la concurrence : la
délimitation des marchés, la libéralisation des services publics, l’abus de puissance d’achat.
Autant de thèmes particulièrement discutés et sur lesquels, je suis sûre que nous apprendrons
beaucoup tout à l’heure.
Mais ce qui me paraît encore plus remarquable, ce sont les modalités d’organisation de ce
colloque qui résultent d’un partenariat peu commun, entre l’Université, l’Ordre des avocats,
l’Association française des juristes d’entreprise, le Conseil de la concurrence et une
Ambassade, celle des États-Unis. Je crois qu’il faut particulièrement saluer ce soutien
diplomatique au droit de la concurrence et à des débats plus scientifiques que politiques. Le fait
est assez rare pour mériter d’être souligné. Enfin, ce colloque me paraît particulièrement
remarquable par la volonté qu’il affiche de se situer dans des perspectives qui dépassent le
cadre national pour s’intéresser aussi à ce qui se passe chez nos voisins, en Allemagne, au
niveau européen et même de l’autre côté de l’Atlantique, aux États-Unis. C’est en effet une des
caractéristiques fortes du droit de la concurrence que d’être facilement transnational. Fondé sur
l’analyse économique, il utilise des concepts universellement admis, l’action concertée, l’abus
de position dominante, le marché. Ceux qui le pratique à travers le monde n’ont donc pas de
difficulté à parler un langage commun.
Bien plus, la globalisation et la mondialisation de l’économie conduisent et conduiront les
autorités de concurrence à engager de plus en plus souvent des actions de coopération
bilatérale ou multilatérale pour renforcer leur efficacité. Et on sait que le projet de loi sur les
nouvelles régulations économiques, actuellement en discussion au Parlement, va doter le
Conseil de la concurrence français de tels pouvoirs de coopération à l’égard des autorités
européennes ou ses homologues étrangers. La participation, aujourd’hui, à ce colloque qui se
tient à Paris de représentants éminents de juridictions étrangères ou d’autorités nationales de
concurrence prestigieuses, comme le Bundeskartellamt, la participation de M. Karel Van Miert,
Ancien Commissaire européen à la concurrence me paraissent être extrêmement significative à
cet égard. Leur intervention, associée à celles des meilleurs spécialistes du droit de la
concurrence ou des opérateurs les plus concernés aujourd’hui par ce droit en France garantit,
j’en suis sûre, la qualité exceptionnelle des débats qui vont suivre. Je vous remercie.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
M. Paul-Albert Iweins,
Bâtonnier désigné de l’Ordre des avocats à la Cour d’appel de Paris
Monsieur le Premier Président, Mesdames, Messieurs les hautes personnalités,
Je devine votre inquiétude puisque cinq propos d’accueil sont prévus avant l’exposé
liminaire et l’exposé introductif. Je vous promets donc de me cantonner, après tout ce qui vous
a été si excellemment dit et avant tout ce qui va vous être plus excellemment encore dit, à ce
qui est un strict propos d’accueil.
Tout d’abord, je veux vous dire que je représente ici le Bâtonnier Francis Teitgen. Il devait
être présent à ma place à cette tribune. Mais vous savez que l’actualité de l’aide juridictionnelle
fait que cette journée est aussi la journée nationale d’action du Barreau ; ce qui l’amène non
seulement à être présent au Palais ce matin mais encore à préparer les négociations de cet
après-midi à la Chancellerie. C’est une journée importante pour le Barreau français aujourd’hui.
Et puisqu’à quelque chose malheur est parfois bon, cela me donne l’occasion pour la première
fois d’être présent à sa place à une tribune. Je me réjouis que ce soit à l’occasion d’une
manifestation commune avec la Chambre de commerce et d’industrie de Paris et à l’occasion
d’une manifestation aussi prestigieuse.
Cela fait maintenant plus d’une dizaine d’années que la Chambre de commerce et
d’industrie de Paris et le Barreau de Paris organisent ensemble un certain nombre de
manifestations de grande qualité sous diverses formes. Aujourd’hui, le colloque est dû à la
coorganisation de l’Institut de formation continue du Barreau de Paris et du CREDA. Je salue
cette manifestation, son extrême qualité et la qualité de ses participants. Je salue cette
coopération tout à fait exemplaire qui montre, à l’évidence, non seulement la parfaite intégration
du Barreau dans la vie économique du pays – et le droit de la concurrence permet de s’en
rendre compte –, mais encore combien l’effort de formation du Barreau rejoint l’effort de
l’Université et l’effort de la Chambre de commerce.
Un mot – parce que je ne veux pas plus effleurer que déflorer le sujet – pour vous dire
aussi combien je trouve le sujet riche et passionnant. Riche parce que, pour une fois
effectivement – et vous venez de le dire, Madame – on aborde le droit de la concurrence dans
une perspective non seulement européenne mais encore internationale. Il est clair que l’on ne
pourra pas se contenter de nos législations nationales et qu’il faut aller vers une unification des
droits de la concurrence. Et puis, je salue aussi la perspective qui est celle de cette réunion.
Pour une fois, on parle de concurrence pour la clientèle et non pas uniquement pour les
producteurs ou les distributeurs, ce qui est trop souvent la façon d’aborder le sujet.
Donc, je vous souhaite des travaux aussi passionnants que le panel d’invités nous le laisse
à penser.
M. Gilles Mauduit,
Président de l’Association française des juristes d’entreprise
Mesdames, Messieurs, prononçant le dernier propos d’accueil, je vais moi-même essayer
d’être extrêmement bref.
Deux mots : Tout d’abord, je veux dire toute la fierté de l’Association française des juristes
d’entreprise d’être le partenaire depuis très longtemps de la Chambre de commerce et
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
d’industrie de Paris et de pouvoir ainsi contribuer à des manifestations comme celle
d’aujourd’hui qui sont extrêmement importantes et intéressantes pour les juristes d’entreprise
que nous sommes. Et j’ai été très heureux de constater qu’il y en avait beaucoup dans la salle
et je les en remercie.
C’est à la limite du sujet, mais je vais simplement profiter de l’extrême notoriété d’un
auditoire aussi prestigieux que celui réuni ici aujourd’hui et composé de magistrats, de
professeurs de droit et d’avocats, de représentants des autorités de la concurrence française et
étrangère, pour dire un tout petit mot. Je vais simplement – rassurez-vous, ce n’est pas du
corporatisme –, lâcher simplement un mot : je crois que quand on parle de droit de la
concurrence, comme on va le faire toute la journée, quand on parle de framework of effective
regulation comme le fait l’Ambassadeur des États-Unis, quand on parle de « stars du droit
antitrust », comme l’a fait tout à l’heure le président Franck, quand on parle d’unification des
règles du droit de la concurrence comme cela vient d’être dit, n’oubliez-pas que, dans la
lumière qui est derrière les stars, chemine le concept du legal privilege. Ce sera ma seule
contribution à ce propos introductif.
PROPOS LIMINAIRES
M. Yves Chaput
Directeur scientifique du CREDA, Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Tout le monde connaît le CREDA, institution tournée vers le droit, l’économie, la vision
comparative des affaires et des activités économiques. Le CREDA, auquel je suis associé pour
ma plus grande satisfaction dans une équipe tout à fait remarquable, poursuit avec continuité
les travaux menés par Mme Boucourechliev d’abord, puis sous la direction de mon collègue
Alain Sayag.
Faire de la prospective, dans le domaine juridique et économique, est une tâche
excessivement difficile. Déjà, en économie, savoir quel est le modèle de véhicule ou de
téléphone qu’il faudra mettre sur le marché dans cinq ou dix ans est pour le moins risqué. Je
vous laisse imaginer ce qu’il en est dans le domaine juridique.
Pour engager cette nouvelle étude, nous sommes partis d’une devinette : quelle
ressemblance y a-t-il entre François Michelin et Bernard Arnault ? Bernard Arnault donne luimême la réponse dans son ouvrage « La passion créative ». Elle est la suivante : « le vrai
patron, c’est le client » dit Bernard Arnault en empruntant la formule chère à François Michelin.
Et pourtant, nous avons là, dans la sphère « managériale », deux « sites » contrastés – comme
on dit au CNRS. Or, ces deux « sites » contrastés partent de l’idée que ce n’est ni l’actionnaire
ni le salarié, autrement dit que ce n’est ni le capital ni le travail, qui orientent l’entreprise : c’est
le client ! Le client est, à l’évidence, l’âme des activités économiques.
Qui est donc ce client, pour les économistes ou pour les juristes ? Or, la plupart du temps,
dans nos ouvrages, nous n’avons pas de définition, au sens juridique du terme, de la clientèle.
Pas plus du reste que nous n’avons de clientèle dans les modèles proposés par les
économistes. En revanche, nous avons des cocontractants, des demandeurs, des offreurs...
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Partis d’une devinette, pour compliquer les choses, nous devons faire appel à deux
sciences – l’économie et le droit – différentes, qu’on le veuille ou non, pour trouver des
réponses. Partant de cette idée qu’elles ont la même finalité : optimiser à la fois la production et
la répartition des richesses.
Comment, travaillant en synergie, les économistes et les juristes prendront-ils en
considération la clientèle ? Vous retrouvez dans cette journée le cheminement des recherches
du CREDA. Où trouver la clientèle des juristes et des économistes ? Évidemment en allant sur
un marché. Mais une clientèle n’est pas forcément composée de tous les demandeurs sur un
marché, même si Internet a tendance à transformer certains marchés en marchés universels.
La clientèle est en réalité le groupe, l’agrégat des demandeurs sur un marché pertinent.
Autrement dit caractérisée par le client qui souhaite acquérir un produit ou un service. Quel
produit ou quel service ? Apparaissent alors éventuellement des divergences ou des
complémentarités entre juristes et économistes.
Produits substituables, marchés pertinents : qui donnera la définition, le critère ? Va-t-on
renvoyer vers l’expert, en considérant que ce n’est pas du droit, ou au contraire penser que
cette qualification relève du contrôle de la Cour de cassation ? Dans l’étude du CREDA,
M. Ronzano montre bien à la fois la pertinence du marché pertinent dans la détermination de la
clientèle et les difficultés qui vont naître pour préciser exactement ce marché pertinent. Quoi
qu’il en soit, nous avons trouvé la clientèle. Les économistes diraient : « notre produit ». Mais
où s’arrête ce marché ? Il s’arrête probablement lorsqu’apparaît une véritable activité de service
public.
D’où une nouvelle question : qu’est ce service public ? Si l’on en croit le Commissaire Van
Miert dans son ouvrage « Marché et pouvoir » ( 1 ), l’économique, autrement dit la concurrence,
s’étend à tous les domaines, sauf, nous dit-il, l’agriculture, la défense et la religion. A contrario,
la justice, apparemment, entrerait dans les phénomènes de concurrence. Pourquoi pas, avec le
succès de la conciliation et de la médiation ? Mme Frison-Roche, qui, dans sa contribution à
l’étude du CREDA, a consacré des développements tout à fait pertinents à ces notions de
libéralisation du service public, montre bien comment, même s’il s’agit d’une activité d’intérêt
général, les services publics peuvent vouloir séduire une clientèle. Par des paroles
prophétiques, avec la crise agricole et alimentaire en particulier, Mme Frison-Roche confirme
que les travaux du CREDA sont bien de la prospective.
Les économistes rechercheraient après le produit, le prix. La clientèle a une valeur. Et nous
pensions en trouver la définition avec la concurrence déloyale. La concurrence déloyale, c’est
le détournement de la clientèle. Surprise ! Mme Alexandre-Caselli, qui a étudié les statistiques
de l’indemnisation des préjudices en matière de concurrence déloyale, nous fait découvrir, dans
l’ouvrage du CREDA, que les tribunaux indemnisent rarement le détournement de clientèle,
dérivant, soit vers la déontologie des commerçants soit vers la protection du fonds de
commerce. Apparaît un phénomène intéressant avec la concurrence déloyale, ce n’est pas la
clientèle qui est protégée, c’est la position sur un marché. Il y aurait donc, chez les juristes, un
renversement de tendance. La clientèle apparaît chez les économistes, chez les juristes : la
position sur un marché.
(1) K. Van Miert, Le Marché et le Pouvoir, éd. Racine, Bruxelles 2000.
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10
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Ou le fonds de commerce probablement, mais c’est aussi une position sur un marché. On
comprend pourquoi le quatrième thème de cette journée est, après l’avantage concurrentiel, la
puissance d’achat. Le client, dans certains cas, peut devenir dominant sur un marché. Quand
on aborde le rôle des linéaires dans la grande distribution, se pose la question de savoir si,
avec le linéaire, il s’agit d’envisager le droit d’accès au marché ou s’il s’agit de protéger le fonds
de commerce, une propriété.
On voit bien l’ambiguïté de notre domaine. En outre, le fonds de commerce est francobelge. Nous sommes les seuls pays à avoir une telle notion juridique de l’entreprise. On ne peut
donc pas garder en droit comparé le fonds de commerce comme critère de la clientèle.
L’internationalisation et la mondialisation conduisent à partir sur d’autres bases. Nous arrivons
bien entendu, nécessairement, à des questions politiques qui ont été évoquées. Les États-Unis
jouent actuellement un rôle déterminant dans l’organisation du commerce international.
Seulement, les États-Unis, à la différence de l’Union européenne, comme l’a rappelé Jean-Paul
Fitoussi, ont un Congrès qui peut avoir une influence sur les autorités régulatrices. En Europe,
avons-nous une institution démocratique pour contrôler l’activité des autorités régulatrices ?
De même que l’on voit apparaître dans les colonnes des gazettes, des téléphones de
troisième génération, ne verra-t-on pas apparaître, en Europe, des États ou un État de
troisième type ? Ce n’est plus le sujet d’aujourd’hui. Celui-ci est plus simple. Il a été très bien
posé, notamment par mon ami Jean-Jacques Daigre dans un article du journal « Les Échos »
dans ses propos sur la régulation de la réglementation.
La régulation, c’est fixer les règles du jeu ; la réglementation, c’est intervenir dans le jeu. Ce
qui nous amène à de grands choix économiques. Hayek l’emportera-t-il sur Schumpeter ?
Schumpeter est à la mode en politique : il accorde une grande place, non plus au capitalisme –
sans être pour autant marxiste –, mais aux autorités de régulation. Est-ce un juge, est-ce une
autorité indépendante ? Qui est le juge de l’économique ? Réglemente-t-il ? Régule-t-il ? Ce
n’est pas à moi de donner la réponse.
Mon excuse pour avoir parlé aussi longtemps tient à ce que non seulement les débats
seront oraux mais également écrits. Grâce à Monsieur le Bâtonnier Flécheux, les actes de nos
travaux seront publiés dans la Gazette du Palais, édition concurrence. Ce dont nous lui
sommes tous très reconnaissants.
En attendant, j’attends, comme vous, avec impatience les propos de Monsieur le Premier
président Canivet et ceux qui seront ensuite tenus sous l’autorité de Mme Pasturel et de
M. Leclercq.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
EXPOSÉ INTRODUCTIF GÉNÉRAL
Questions sans valeur ni portée à propos de la clientèle en droit
de la concurrence... et ailleurs
M. Guy Canivet,
Premier Président de la Cour de cassation
Vingt minutes pour un exposé introductif, c’est beaucoup trop pour un propos convenu, estce suffisant pour esquisser la problématique d’un sujet aussi difficile que celui que vous avez
choisi ? C’est sans doute assez pour risquer quelques observations discrètes et rapides sur le
thème du débat. J’ai donc intitulé cette présentation : « Propos furtifs à propos de la notion de
clientèle en droit de la concurrence... et ailleurs ».
En définissant le thème de ce colloque « Conquête de la clientèle et droit de la
concurrence », ses concepteurs avisés ont sans doute voulu vérifier si la notion de clientèle est
opérante en droit de la concurrence, et si tel est le cas – mais ils supposent évidemment qu’il
en est ainsi – quelle est sa fonction dans ses divers compartiments, droit de la libre
concurrence, pratiques restrictives et concurrence déloyale. L’ambition serait alors, si cette
fonction était identique dans tous ses champs d’application en droit des affaires, et notamment
dans celui du fonds de commerce, de dégager une définition unifiée de la notion de clientèle.
Mais il existe a priori un obstacle de taille : la notion de clientèle est ambiguë. On en
connaît au moins deux conceptions antagonistes :
Dans le droit du fonds de commerce, on enseigne que la clientèle doit être tout à la fois
effective et personnelle. Même s’il semble aujourd’hui à une certaine doctrine que l’une et
l’autre de ces caractéristiques sont contestables, la clientèle est, en ce domaine, rattachée,
sinon appropriée. Elle est, par construction, protégeable contre les manœuvres fautives des
concurrents. Dans cette approche classique, le droit de la concurrence déloyale est directement
ou indirectement protecteur de la clientèle en tant qu’élément incorporel du fonds de
commerce. Il sanctionne les détournements fautifs de la clientèle appropriée.
Mais la clientèle peut être autrement comprise. Ce n’est plus son appropriation qui la
caractérise, ce sont ses mouvements, c’est son aptitude à se déplacer. Elle n’est pas protégée
en elle-même, c’est sa liberté de choix, sa faculté de mouvement qui est sauvegardée. Le droit
des pratiques anticoncurrentielles est, en effet, le droit de la liberté de déplacement de la
demande. Or, la demande est une fonction de l’économie de marché exercée par les
utilisateurs de biens ou de services, c’est-à-dire les clients. En ce sens, la notion juridique de
clientèle serait assimilable au concept économique de demandeur. La logique de l’économie de
marché est de permettre les déplacements de la clientèle, comprise comme un ensemble de
demandeurs, vers le produit et le service le plus performant.
Changeant de domaine, la clientèle changerait de nature, valeur protégée dans un cas,
fonction libératrice dans l’autre. Cette mutation est-elle transposable aux autres applications de
la notion de clientèle ? Économiquement régénérée par le droit de la libre concurrence, la
conception économique de la clientèle rejaillit-elle sur le droit de la concurrence déloyale et par
contrecoup sur celui du fonds de commerce ?
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Toutes ces questions pourraient, me semble-t-il, se résumer en deux propositions :
I - Comprise comme l’ensemble des acheteurs ou utilisateurs potentiels d’un bien ou d’un
service, la clientèle est une notion clé de la libre concurrence. Elle est donc, en ce cas, un
facteur de régulation du marché.
II - En tant que facteur de régulation du marché, la clientèle est-elle une notion opératoire
du droit de la concurrence déloyale et du fonds de commerce ?
I - Comprise comme l’ensemble des utilisateurs potentiels d’un bien ou d’un
service, la clientèle est une notion clé de la libre concurrence.
La notion de clientèle est une notion clé du droit de la concurrence en ce sens que le
comportement de la clientèle est un facteur de régulation du marché. C’est le libre
comportement des clients pris en tant que demandeurs de biens et services qui détermine la
concurrence sur le marché. Mais, par voie de conséquence, affirmée en principe, la liberté de
choix des demandeurs fait échapper aux prohibitions du droit antitrust le comportement de
clients cependant économiquement néfaste, comportement économiquement contreproductif
qu’il faudra donc autrement sanctionner.
A - La clientèle est un facteur de régulation du marché.
B - Mais le principe de la liberté des demandeurs de biens ou services ne permet pas
d’appréhender certains comportements de clients économiquement néfastes.
A - La clientèle est un facteur de régulation du marché.
La clientèle est un facteur de régulation du marché à deux points de vue, en premier lieu,
elle intervient dans la délimitation du marché pertinent (1), en second lieu, c’est la liberté de
choix de la clientèle qui est le moteur de l’économie de marché (2).
1 – C’est la clientèle qui permet de délimiter le marché.
On sait que le marché est « le lieu théorique où se confrontent l'offre et la demande de
produits ou de services qui sont considérés par les acheteurs ou les utilisateurs comme
substituables entre eux mais non substituables aux autres biens ou services offerts ».
C’est du point de vue des acheteurs ou des utilisateurs, donc des clients, que s’apprécie la
substituabilité d’un produit ou d’un service. Cette appréciation suppose une observation
objective des acheteurs ou des utilisateurs dans leur comportement collectif. C’est donc la
clientèle comprise comme l’ensemble des acheteurs ou utilisateurs observés dans leur
comportement objectif, collectif et homogène qui permet de délimiter le marché pertinent.
Autrement dit le marché se détermine principalement par rapport à un besoin irréductible. La
clientèle constitue donc l’élément décisif dans la délimitation du marché pertinent. C’est la
demande homogène d’une partie substantielle des acheteurs qui est prise en compte pour
apprécier la situation de domination d’une entreprise en raison des parts de marché détenues
par celle-ci, ou l’atteinte à la concurrence causée par la pratique, c’est-à-dire les parts de
marché perdues ou interdites.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
En ce cas, le client est considéré dans sa liberté de choix.
2 – C’est la liberté de choix des clients qui est le principe fondamental de l’économie de
marché.
On sait, en effet, que la demande a un rôle crucial dans l'économie de marché. Ainsi que
l’exprime le Conseil de la concurrence : « La clientèle doit orienter par la libre expression de
ses choix, si elle n’est pas mise en échec par des pratiques anticoncurrentielles émanant des
offreurs, les ressources vers les emplois qui sont les plus appréciés et obtenir de cette façon
l’efficience du système économique » ( 2 ).
B – L’affirmation de la liberté des demandeurs ne permet pas d’appréhender certains
comportements de clients économiquement néfastes.
Affirmer que c’est la liberté de comportement des clients sur le marché qui détermine la
concurrence et qui, de ce fait, est le moteur de l’efficience économique fait évidement obstacle
à toute appréhension des demandeurs au regard du droit des pratiques anticoncurrentielles.
Pour appréhender les comportements des clients jugés économiquement néfastes, le
législateur a été contraint de créer des infractions spécifiques dégagées de toute référence au
marché et indépendantes de toute restriction de concurrence.
1 - Les difficultés de sanctionner l’abus de puissance d’achat.
Si le comportement des offreurs sur un marché relève pleinement du droit de la
concurrence, il n’en va pas de même, au moins de manière générale, de celui des demandeurs.
Rappelant les conditions essentielles du mécanisme concurrentiel et notamment que « la
libre expression de choix par les demandeurs joue un rôle crucial dans l'économie de marché
en ce sens qu’elle oriente, si elle n’est pas mise en échec par des pratiques anticoncurrentielles
émanant des offreurs, les ressources vers les emplois qui sont les plus appréciés et permet
ainsi d'obtenir l'efficience du système économique », le Conseil estime qu’il « n'appartient donc
pas à l'organisme exclusivement chargé de veiller à ce que la demande puisse s'exprimer aussi
librement que possible de critiquer les conditions dans lesquelles cette liberté a été utilisée »
( 3 ).
On ne peut toutefois en déduire que les comportements des demandeurs échappent à tout
contrôle en application du droit de la concurrence. Cette application n’est exclue ni dans les
pratiques restrictives ni dans les pratiques anticoncurrentielles qui intéressent en principe tous
les opérateurs, sans distinguer s’ils sont en position d'acheteur ou d'offreur.
Dès lors, en principe, le comportement des clients est examiné en droit national de la
concurrence aussi bien au regard des ententes : article 7 de l’ordonnance [article L. 420-1 du
Code de commerce] ( 4 ) qu’au regard des abus de domination : art 8 (-I) de l‘ordonnance,
(2) Conseil de la concurrence, Rapport pour 1988, p. IX.
(3) Conseil de la concurrence, Rapport pour 1991, p. XXVII.
(4) Décision 93-D-21, Cora, Rapport 1993, annexe 28, p. 206, et Paris 25 mai 1994, BOCCRF n° l0/94, p. 236 ;
Décision 95-D-33, Rallye, Rapport 1995, annexe 40, p. 300 ; Paris 5 mars 1996, BOCCRF 5/96 p. 121, cassé par Cass.
com., 7 avril 1998, BOCCRF 7/98, p. 193.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
[article L. 420-2 (-I) du Code de commerce] ( 5 ) ou encore au regard des abus de dépendance
économique : art 8 (-II) de l’ordonnance, [article L. 420-2 (-II) du Code de commerce], cette
dernière infraction ayant essentiellement été créée pour protéger les fournisseurs contre les
comportements des grands acheteurs.
De son côté, le droit communautaire de la concurrence s’applique à toutes les entreprises,
c’est-à-dire à toute entité exerçant une activité économique, qu’elles soient en position d’offre
ou de demande dans le circuit économique, même si dans le second cas, les applications sont
moins nombreuses.
Mais dans beaucoup des espèces citées, la preuve des pratiques imputées à des
demandeurs a été difficile à établir, notamment du point de vue de l’atteinte à la concurrence.
En réalité, les textes sont mal adaptés au comportement des demandeurs. La raison en est que
le droit de la concurrence méconnaît largement ce qu’il est convenu d’appeler la puissance
d’achat. En effet, comme le démontrent les économistes, l’abus de puissance d’achat opère un
transfert de ressources des producteurs vers les distributeurs. Ainsi ce n’est pas le surplus
global mais sa répartition qui est en cause. Or, cette question n'intéresse traditionnellement pas
le droit de la concurrence dès lors qu’il n’en résulte aucun dommage à l’économie, du moins tel
que le conçoivent les économistes ( 6 ).
On en veut pour preuve la décision rendu par le Conseil de la concurrence dans l’affaire
Cora (précitée). Il y expose que : « même si les accords et pratiques abusives susmentionnés
aboutissent à des transferts injustifiés de ressources des producteurs vers le distributeur dont
la puissance d’achat s’est accrue par le biais d’une concentration et aussi préoccupants que
peuvent être de tels transferts dans une situation institutionnelle et économique caractérisée
par une tendance au développement des opérations de concentration dans la distribution, ces
accords et pratiques ne peuvent être qualifiés au regard des dispositions du titre III de
l’ordonnance du 1er décembre 1986 que dans le cas où il est établi qu’ils ont pour objet ou
peuvent avoir pour effet de limiter la concurrence soit sur les marchés des produits en cause,
soit entre le distributeur qui a bénéficié de ces transferts et d'autres distributeurs » ( 7 ).
C’est seulement quand et parce qu’il exerce un arbitrage entre les différentes offres
disponibles que le demandeur échappe au droit de la concurrence. La préservation de sa
liberté de choix, de son entière capacité d’arbitrage est, en effet, absolument indispensable au
bon fonctionnement des mécanismes du marché. Il ne peut y avoir de concurrence si les
acheteurs ne sont pas en mesure de s’adresser au fournisseur de leur choix.
Alors, pour justifier la répression de ces pratiques, on a tenté d’opérer une distinction entre
le comportement des utilisateurs finaux et des utilisateurs intermédiaires, seuls les seconds
tombant sous le coup de l’interdiction, sans que l’on sache très bien si les premiers, en tant
qu’utilisateurs finaux y échappent parce que leur comportement n’est pas un acte de
production, de distribution ou de service ou bien parce qu’il ne porte pas atteinte à la
concurrence.
(5) Décision 93-D-21, Cora, op. cit. Décision 96-D-80, EDF, Rapport 1996, annexe 87, p. 754.
(6) L Vogel, Droit de la concurrence et puissance d’achat : plaidoyer pour un changement, JCP ed. E 1997, 1713 ; M.
Glais, L’analyse de la puissance d'achat, Rev. conc. consom. n° 100/97, p. 6.
(7) Décision 93-D-21, op. cit., 1.
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15
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
2 - La création d’infractions spécifiquement applicables aux clients.
C’est pourquoi le législateur est intervenu dans deux domaines. D’une part, il a créé une
infraction spécifiquement applicable aux clients, l’abus de dépendance économique à l’article 8
(2°) de l’ordonnance du 1er décembre 1986 (article L. 420-2-II du Code de commerce). De cette
infraction initialement conçue comme une pratique anticoncurrentielle qui s’est révélée en
pratique peu efficace, la loi sur la nouvelle régulation économique fera une infraction sans
référence au marché.
Ont, d’autre part, été instituées de nombreuses lois de police économique, dites « pratiques
restrictives de concurrence » échappant également à toute référence au marché et qui, pour
chacune des infractions créées, en désignent spécialement les auteurs possibles, dans
beaucoup de cas, des clients, acheteurs finals ou intermédiaires. Tel est le cas, par exemple,
des dispositions visant à interdire les abus de puissance d’achat, celles qui visent à réprimer
des pratiques néfastes de la part d’opérateurs identifiés qui ne sont pas nécessairement des
offreurs de biens ou services : pratiques discriminatoires, déréférencements, ruptures brutales
de relations commerciales...
En tant qu’il régit les rapports des prestataires de biens ou de service et des utilisateurs en
exception aux lois du marché pour des raisons politiques, le droit des services publics est lui
aussi dérogatoire. Regardés comme des usagers, les utilisateurs ont des droits politiques
réglés par des rapports de droit administratif. Ainsi que le démontrera Mme Frison-Roche, une
telle exception au droit du marché ne valant qu’autant que sont pertinentes les raisons
politiques qui l’ont instaurée. Lorsqu’elles disparaissent, l’usager redevient un client potentiel
assurant par ses choix l’efficience économique.
En définitive, le droit de la concurrence vise à assurer les conditions d’une liberté de choix
des clients. Leur comportement n’est sanctionné que si, pour d’autres raisons indépendantes
du maintien d’une concurrence praticable sur le marché, il est économiquement néfaste.
Dire que le comportement du client est répréhensible s’il abuse de sa liberté de choix est
une autre manière d’affirmer cette liberté. En droit économique, le client est appréhendé
comme un opérateur économique libre. Il est ouvert à la conquête.
II - En tant qu’élément régulateur du marché, la clientèle est-elle une notion
opératoire du droit de la concurrence déloyale ?
La question est alors de savoir si la notion de clientèle, telle qu’elle s’est dégagée du droit
la concurrence, influence le droit de la concurrence déloyale et par répercussion celui du fonds
de commerce.
A - La nouvelle approche de la clientèle dans le droit de la concurrence déloyale.
B - Et son retentissement sur le droit du fonds de commerce.
A - La nouvelle conception du droit de la concurrence déloyale.
Si, à l’origine, le droit de la concurrence déloyale visait à protéger une clientèle en tant
qu’élément de la propriété commerciale, l’évolution de ce domaine du droit de la responsabilité
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
tend à s’affranchir de cet objectif. Tout d’abord dans de nombreux cas, notamment de
parasitisme, on retient des pratiques fautives, même si les opérateurs n’ont pas de clientèle
commune. Ensuite, sont désormais qualifiés de fautifs des comportements d’opérateurs, qui ne
sont pas titulaires de fonds de commerce et qui n’ont pas de clientèle au sens commercial du
terme. On s’est enfin affranchi de l’exigence d’un détournement de clientèle pour établir
l’existence d’un préjudice réparable.
Dès lors, la loyauté du commerce ne serait plus le respect d’une clientèle rattachée à un
fonds de commerce, mais serait d’interdire de porter atteinte à la capacité concurrentielle d’une
entreprise, c’est-à-dire à son aptitude à conquérir ou conserver une clientèle mouvante. Dans
cette conception, le droit de la concurrence déloyale n’est plus un droit protecteur de la
propriété commerciale, il est un droit régulateur du comportement des opérateurs sur le
marché.
Si, selon cette évolution, le droit de la concurrence déloyale regarde les entreprises comme
des instruments de conquête de clientèle, le fonds de commerce en subit nécessairement
l’influence, passant d’une conception statique des éléments qui le composent, à une vision plus
dynamique prenant en compte sa potentialité économique.
B - Retentissement de la nouvelle conception de la clientèle dans le droit du fonds
de commerce.
La jurisprudence portant sur le fonds de commerce connaît à cet égard une évolution
sensible dans ses acquis et perceptible dans son devenir.
En premier lieu, la notion de clientèle se libère de son caractère purement commercial.
Comprise comme le comportement d’utilisateur de biens ou service, elle peut intéresser des
professions non commerciales en particulier les professions libérales qui se voient donc
reconnaître un droit sur une clientèle même si elles n’exploitent pas un fonds de commerce.
En second lieu, même dans le droit du fonds de commerce, la jurisprudence se libère d’une
conception trop étroite de l’effectivité de la clientèle. Progressivement, est abandonnée l’idée
que n’existe qu’une clientèle actuelle, acquise, figée, appropriée au bénéfice d’une conception
plus dynamique prenant en compte une clientèle potentielle, en devenir ou en constitution.
En troisième lieu, c’est la personnalité de la clientèle qui est discutée. Pourquoi refuser le
fait évident qu’une clientèle peut être partagée dans la mesure ou les utilisateurs trouveraient
auprès d’opérateurs distincts la satisfaction de besoins complémentaires. L’usager de
l’autoroute a besoin de satisfaire, en ce lieu, son approvisionnement en carburant, son
alimentation ou d’autres besoins de la vie « circulante ». Accédant au Web, l’internaute
recherche la satisfaction de besoins multiples. On doit admettre qu’une même clientèle
intéresse plusieurs fonds de commerce dans une même zone de chalandise, telle est la logique
du centre commercial réel ou virtuel.
Dès lors le fonds de commerce n’est plus compris comme une unité de possession d’une
clientèle mais comme un ensemble opérationnel créé ou exploité pour conquérir une clientèle
disponible. C’est donc ce potentiel d’action qui est protégeable et cessible.
En droit du fonds de commerce la clientèle est un objet de conquête.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Conclusion :
N’ayant fait qu’esquisser une problématique sans rien démontrer, je m’abstiendrai de
conclure.
Ce colloque est précisément destiné à vérifier ou évidemment infirmer les idées
hasardeuses que j’ai lancées avec d’autant plus de facilité que dans un tel exercice même
l’intuition est permise.
Mais l’ambition de faire converger les deux fonctions de la clientèle, d’une part sujet du droit
économique caractérisé par sa liberté, et d’autre part objet du droit du fonds de commerce,
comme champs de conquête de l’activité commerciale, est génialement fructueuse dans la
conception d’un droit moderne des affaires qui intègre les facteurs économiques aux notions
juridiques.
DÉLIMITATION DU MARCHÉ PERTINENT ET ENTENTE
Mme Micheline Pasturel,
Vice-Présidente du Conseil de la concurrence
La première partie de cette matinée va être consacrée au fonctionnement du marché
pertinent ou plutôt, aux dysfonctionnements qui sont susceptibles de l’affecter et dont le plus
néfaste est, à n’en pas douter, l’entente entre opérateurs.
Si la conquête de la clientèle constitue la finalité et le ressort légitime de la compétition à
laquelle les opérateurs se livrent sur les marchés, cette recherche doit s’exercer dans des
conditions réelles de liberté et d’indépendance, indispensables à la poursuite d’une meilleure
efficience économique. C’est la mission essentielle du droit de la concurrence et des organes
chargés de sa mise en œuvre que de veiller à assurer le respect de ces conditions par le
prononcé d’injonctions ou de sanctions. En effet, les actes par lesquels deux ou plusieurs
entreprises, concurrentes sur un marché, altèrent volontairement leur autonomie de stratégie
par la prise en commun de décisions ou par de simples échanges d’informations ont pour
résultat de réduire ou de supprimer l’incertitude de chacune de ces entreprises sur le
comportement qui sera celui des autres sur le marché. Or, sans cette incertitude, il ne peut y
avoir de véritable concurrence.
C’est au Professeur Claude Lucas de Leyssac que va revenir tout d’abord la tâche
d’introduire la réflexion sur les thèmes retenus. Puis M. le Bâtonnier Georges Flécheux animera
une table ronde à laquelle participeront d’éminents spécialistes qu’il vous présentera. Ces
exposés seront suivis d’un débat avec la salle. Monsieur le Professeur, vous avez la parole.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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EXPOSÉ INTRODUCTIF
M. Claude Lucas de Leyssac,
Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), Avocat à la Cour
« La délimitation du marché pertinent est un instrument d’analyse essentiel en droit de la
concurrence » ( 8 ) car « la définition du marché permet d’identifier et de définir le périmètre à
l’intérieur duquel s’exerce la concurrence entre les entreprises » ( 9 ).
Qu’on l’appelle « marché de référence » ou « marché pertinent » en français hexagonal,
« marché en cause » en français communautaire ou « relevant market » en anglais, sa
détermination peut apparaître comme un préalable à toute analyse concurrentielle ( 10 ). Elle
permet de savoir quelles entreprises sont en concurrence, de qualifier une pratique, et de
mesurer son effet sur le marché.
La nécessité de cette détermination n’est pas véritablement contestée en matière de
contrôle des concentrations. Pour apprécier le caractère contrôlable ou l’effet probable d’une
opération de concentration sur le marché, il faut définir le marché en cause. Elle ne l’est pas
non plus pour l’abus de position dominante. Comment apprécier le pouvoir de marché d’une
entreprise – c’est-à-dire l’existence de sa position dominante – sans définir le marché de
référence ? Mais s’agissant des ententes, la nécessité de la délimitation du marché pertinent
n’est pas toujours incontestée ( 11 ). Il existe des hésitations.
Pourquoi ces hésitations ? Parce que, dans certaines hypothèses, la délimitation du
marché de référence apparaît comme un frein à la mise en œuvre de la règle de concurrence.
Effectuer les études économiques nécessaires pour définir le marché de référence peut être
long et coûteux, de sorte que l’on peut être tenté de s’en passer quand l’atteinte portée à la
concurrence paraît pouvoir être constatée sans procéder à une délimitation du marché. Ce
serait l’application du principe d’économie de moyens. Et il y a plus : l’accélération de la mise
en œuvre de la règle qui résulterait de ce raccourci contribuerait au meilleur fonctionnement du
marché. Car plus l’atteinte à la concurrence est évidente, plus il est nécessaire de la faire
cesser rapidement, ce que permettrait précisément l’usage du raccourci. En somme, on mettrait
au premier plan, l’efficacité de la règle de droit, l’efficience du droit de la concurrence pour se
référer au vocabulaire économique, en observant que parfois l’analyse économique peut
permettre de qualifier la pratique sans passer par la délimitation du marché.
Dans ce rapport introductif, la première question posée sera donc celle de savoir s’il est
toujours indispensable de délimiter le marché pertinent pour juger d’une entente. Mais comme
personne ne conteste que fréquemment cette délimitation est nécessaire, il faut aussi se
demander comment elle est réalisée. Ces deux questions sont à la fois graves et délicates.
Graves car elles touchent à l’efficacité de la règle de droit, mais aussi à sa prévisibilité, et donc
à la sécurité juridique. Délicates, car comme toujours pour les questions de droit substantiel de
(8) M.-C. Boutard-Labarde et G. Canivet, Droit français de la concurrence, LGDJ, 1994, p. 7, n° 5.
(9) Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la
concurrence du 9 décembre 1997 : JOCE n° C 372 du 9 décembre 1997, point 2.
(10) J.-B. Blaise, L. Idot, RTD eur. 1995, p. 586.
(11) C. Bolze, Note sous Paris 28 janv. 1988 : D. 1989, 499.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
la concurrence, elles supposent la mise en œuvre coordonnée de principes de droit et de règles
économiques, et chacun sait que le mélange des deux n’est pas toujours facile à réaliser.
Pourtant, malgré la gravité des enjeux, la difficulté des questions, votre rapporteur est
serein, car je n’aurai pas à apporter de réponses aux interrogations que je m’efforcerai de vous
proposer. Ce n’est pas le rôle d’un rapport introductif que de fournir les réponses. Il
appartiendra à la table ronde de les proposer. Et je ne doute pas que ses membres y
parviendront, même si je redoute un peu que ces réponses soient différentes selon que l’on se
référera au droit US, au droit communautaire ou au droit interne.
La réalisation du marché intérieur, la mondialisation obligent à sortir du cadre hexagonal, à
élargir notre horizon juridique pour examiner les questions de concurrence dans tous leurs
aspects : national, communautaire et mondial. C’est passionnant, mais exigeant et difficile, et
c’est pourquoi je me réjouis que cette journée nous en donne une occasion rare dont j’entends
bien profiter dès que j’aurai achevé ce rapport seulement introductif.
I - Est-il indispensable de délimiter le marché pertinent pour juger d’une
entente ?
Dans son rapport pour 1987, le Conseil de la concurrence a estimé (p. XX) que : « cette
analyse du marché peut enfin, dans certaines circonstances, constituer un préalable nécessaire
à l’étude de certaines ententes… ». C’est dire que la délimitation du marché n’apparaît pas
nécessaire au Conseil dans toutes les hypothèses.
De son côté, la Commission de Bruxelles a énoncé en 1990 dans l’affaire du verre plat
que : « Les preuves écrites des ententes ayant existé entre les trois producteurs étaient
tellement claires et explicites qu’elles rendaient tout à fait superflu n’importe quel type d’enquête
sur la structure du marché ». Mais la licence que s’était ainsi octroyée la Commission a été
condamnée par le TPICE dans un attendu de principe très net : « Le tribunal considère […] que
la définition adéquate du marché en cause est une condition nécessaire et préalable à tout
jugement porté sur un comportement prétendument anticoncurrentiel » ( 12 ).
Malgré la netteté de cette affirmation de principe, tout le monde n’a pas été convaincu. Pas
même, semble-t-il, le TPICE lui-même puisque, dans plusieurs affaires postérieures, il a adopté
une position nuancée, en refusant d’admettre que la définition du marché présentait une
dimension autonome, c’est-à-dire qu’elle était en tant que telle indispensable à la condamnation
d’une pratique ( 13 ). Il a même considéré dans l’affaire Volkswagen que la Commission n’avait
pas à délimiter le marché géographique ( 14 ).
Quant au Conseil de la concurrence, on observe que, dans la section ententes
anticoncurrentielles de son rapport annuel, il n’existe pas de paragraphe relatif à la délimitation
(12) TPICE 10 mars 1992 Aff. 68/69 : Rec., II, p. 1463.
(13) TPICE 21 fév. 1995, SPO : Rec., II, p. 289 ; v. cependant des arrêts postérieurs du Tribunal où il a exercé un
contrôle sur la délimitation du marché : TPICE 8 juin 1995, Aff. Langnese-Iglo : Rec., II, p. 1533 et Shöller : Rec., II,
p. 1611 et les observations de J.–B. Blaise et L. Idot : RTD eur. 1996, p. 584 ; TPICE 15 sept. 1998, ENS : Europe,
nov. 1998, n° 377.
(14) TPICE 6 juil. 2000, Volkswagen AG : JOCE, n° L 124.
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du marché pertinent, alors qu’il est toujours présent en matière d’abus de position dominante.
Tout se passe comme si, pour une entente, la délimitation du marché pertinent ne faisait pas
partie de la démarche de qualification. Il existe donc de sérieuses raisons de douter que la
délimitation du marché pertinent soit considérée comme un élément indispensable à la
qualification ou à la sanction d’une entente.
Mais il ne faut pas se méprendre sur la portée de la question. Nul ne soutient que la
délimitation du marché pertinent ne serait jamais indispensable. Certains observent simplement
que dans quelques hypothèses cette délimitation n’est pas utile au raisonnement économique.
Ils en déduisent que, inutile ou même néfaste parce que source de lenteurs, elle ne serait pas
juridiquement nécessaire. Ce serait une intéressante discussion de philosophie du droit que de
confronter l’utilité de la règle, son existence et sa force obligatoire en droit de la concurrence.
On sait qu’en droit communautaire la préservation de l’effet utile du traité a servi de fondement
à la création de règles ou de mécanismes nouveaux. À l’inverse, l’effet néfaste de la règle
permettrait-il de la faire disparaître ? On se cantonnera prudemment aux questions de savoir si
des raisons juridiques n’imposent pas la délimitation du marché pertinent lorsqu’elle est
économiquement superflue (A) et si cette délimitation est utile (B).
A - Les règles du droit positif.
Pour rechercher si le droit positif impose une délimitation du marché, je crois devoir partir
de la lettre des textes. J’espère que l’on ne tiendra pas rigueur au juriste que je suis de se
laisser aller à ses vieilles manies : examiner la loi, sa lettre en premier lieu, son esprit ensuite.
On se demandera après si la mise en œuvre d’autres règles ne doit pas contribuer à bâtir la
réponse.
1/ La lettre des textes vise le marché, mais de façon parfois peu explicite, il est vrai. L’article
81, § 1, du traité CE (anc. art. 85, § 1) est ambigu car il paraît se référer plutôt au marché
intérieur qu’au marché pertinent. En revanche, l’article L 420-1 du Code de commerce (anc.
art. 7, ord. 86) vise bien « un marché » comme paraissant faire partie des éléments constitutifs
de l’infraction, pour utiliser le langage des pénalistes.
2/ Le principe de proportionnalité de la sanction est applicable tant en droit communautaire
qu’en droit interne (art. L 464-2, C. com.). Sa mise en œuvre paraît requérir la délimitation du
marché pertinent puisque l’une des variables est l’étendue du dommage causé à l’économie,
que l’on se gardera de confondre avec la gravité intrinsèque de la pratique : il se peut qu’une
pratique intrinsèquement très grave n’ait causé qu’un dommage limité et, inversement, qu’une
pratique peu grave ait causé un dommage à l’économie tout à fait considérable.
3/ La règle de l’effet sensible ou « de minimis » en droit communautaire, suppose la
délimitation du marché. On ne discutera pas de la question de savoir si elle est reçue ou non,
en droit interne. On constatera simplement qu’il existe un lien très fort entre effet sensible et
délimitation du marché : comment mesurer l’effet sensible si le marché n’est pas préalablement
défini ?
B - La mesure de l’utilité
S’agissant des restrictions verticales de concurrence, il est difficile de contester l’utilité de la
délimitation du marché puisqu’en ce domaine la problématique consiste à se demander si des
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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atteintes à la concurrence sur une marque peuvent être admises en raison de la vivacité de la
concurrence inter-marques. Il est indispensable de définir avec précision le marché pour mettre
en œuvre cette problématique. L’examen du nouveau règlement sur les restrictions verticales
convainc très vite que sa mise en œuvre suppose une délimitation soignée du marché ( 15 ).
S’agissant des restrictions horizontales, il est le plus souvent procédé à la délimitation du
marché pertinent. On ne s’interroge donc ici que sur des hypothèses exceptionnelles dans
lesquelles la netteté et souvent la gravité des faits conduit à la tentation de se dispenser de la
définition du marché pertinent. On peut penser par exemple à une entente de prix minima, une
entente relative à des appels d’offres pour des marchés publics ou à une pratique de boycott.
Est-il admissible que la définition du marché pertinent ne soit pas réalisée ?
Cela ne sert à rien de la formuler, et de toutes façons la définition résulte des
circonstances, dit-on. « Res ipsa loquitu ». Mais si la définition du marché coule de source, si
elle va sans dire, pourquoi ne pas la préciser en quelques mots. Ce qui va sans dire va toujours
mieux en le disant. La rédaction de quelques phrases de plus dans la décision ne ralentirait pas
sensiblement la sanction de la pratique, mais permettrait de fonder sur une base plus solide
certains aspects juridiques de la décision.
II - Comment délimiter le marché pertinent en matière d’ententes ?
Il n’est pas établi que la méthode de délimitation du marché serait particulière pour une
entente. Cela peut inquiéter dès lors que, s’agissant de position dominante ou de concentration,
de nombreux observateurs ont noté que certaines décisions suscitaient le sentiment que le
marché avait été délimité, non pas ex ante, en considération de critères plus ou moins objectifs
d’ordre économique, mais plutôt ex post, en contemplation d’une décision acquise que l’on
souhaitait justifier. Le fait est avoué par les autorités communautaires qui dans la
communication de 1997 énoncent que : « Le concept de marché en cause est étroitement lié
aux objectifs poursuivis dans le cadre de la politique communautaire de concurrence » ( 16 ).
Dans ces conditions, un sentiment d’insécurité juridique peut apparaître. Et ceci à un
double niveau. D’abord parce que les méthodes économiques utilisées pour conclure à
l’existence d’un marché, c’est-à-dire à la substituabilité des produits ou services, ne sont peutêtre pas encore assez bien connues (A). Ensuite parce que le rôle juridique de la délimitation
du marché dans la qualification n’est peut-être pas suffisamment précisé (B).
A - La délimitation d’un marché passe par la recherche économique de la
substituabilité des produits ou services.
La règle est maintenant suffisamment connue pour qu’il ne soit pas besoin d’insister. On ne
s’intéressera donc qu’aux méthodes permettant d’apprécier cette substituabilité. La
communication de 1997, la pratique décisionnelle du Conseil de la concurrence et la
jurisprudence s’accordent sur la méthode, ou plutôt sur les méthodes à mettre en œuvre (1),
comme sur la nécessité de recourir au cumul d’indices (2).
(15) Règlement (CE) n° 2790/1999 du 22 décembre 1999 concernant l’application de l’article 81, § 3, du traité à des
catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées : JOCE n° L 336 du 29 déc. 1999, p. 21.
(16) Communication du 9 déc. 1997 préc., point 9.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
1/ Les diverses méthodes économiques
Une pratique décisionnelle et une jurisprudence maintenant fournies existent sur ce sujet.
Mais les entreprises ont parfois bien des difficultés pour anticiper, même s’agissant de ce que
l’on peut appeler les marchés traditionnels par opposition aux marchés émergents où la
difficulté de la délimitation des marchés est plus grande encore.
a) Pour les marchés traditionnels, on a recours tant à l’économie littéraire qu’à
l’économétrie. Les résultats obtenus sont parfois de nature à surprendre le juriste qui constate
que des produits identiques peuvent n’être pas sur le même marché, tandis que des produits
tout à fait différents seront considérés, sinon comme substituables, au moins comme situés sur
le même marché. Mais d’un point de vue économique, ces appréciations sont fondées, et le
juriste ne peut que les admettre. La seule réserve qu’il puisse formuler tient au flou qui entoure
encore les méthodes utilisées.
« Pour apprécier la substituabilité entre produits, il y a lieu de prendre en compte
notamment, la nature des produits et du besoin qu’ils sont susceptibles de satisfaire, la
stratégie de différenciation des offreurs, les modes de distribution, le prix d’acquisition par le
consommateur, le facteur géographique et l’existence éventuelle d’une réglementation
spécifique » ( 17 ). Dans cet exposé, c’est le « notamment » qui peut inquiéter le juriste puisqu’il
porte atteinte à la prévisibilité de la règle de droit ; et c’est pourquoi on peut être tenté de se
féliciter du recours à des méthodes plus rigoureuses, celles qu’utilise l’économétrie.
Il s’agit d’analyser l’élasticité de la demande et accessoirement celle de l’offre, voire
l’élasticité croisée des deux, pour mesurer la substituabilité des produits, et donc délimiter le
marché. Cela fonctionne très bien pour le passé, quand un événement réalisé permet de
disposer de données incontestables. Mais c’est rare ! Dans les autres cas, il faut se livrer à une
collecte d’informations, et surtout à leur traitement à l’aide d’un modèle. Et alors, les
incertitudes de l’économie littéraire viennent à nouveau polluer les résultats obtenus.
Il ne faut pas croire que la mise en équation des données et leur traitement dans un
ordinateur donnent aux conclusions obtenues la rigueur de la démonstration mathématique
d’un théorème. Les autorités de concurrence ont souligné à plusieurs reprises que la fiabilité
des conclusions dépendait de la qualité et de la pertinence des informations collectées ainsi
que de la qualité du modèle utilisé pour les traiter. Et si je vous dis que l’on a vu des analyses
économétriques arriver dans une même affaire à des résultats opposés, n’y voyez pas une
basse vengeance de juriste, allergique en tant que tel aux mathématiques. C’est seulement un
constat. Comme il est un autre constat, c’est qu’il semble difficile de délimiter les marchés
émergents.
b) Les marchés émergents, ceux des nouvelles technologies par exemple, sont difficiles à
délimiter car si l’on sait qu’ils évolueront beaucoup et rapidement, on ne sait généralement pas
comment et dans quelle direction. Il se peut même que soient considérés des marchés qui
n’existent pas encore. C’est dire la difficulté de leur délimitation. Pourtant des décisions doivent
être prises…
(17) Cons. conc., déc. n° 96-D-67 du 29 oct. 1996, Coca Cola Beverage.
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Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
2/ le cumul d’indices
Face aux incertitudes qui caractérisent la mise en œuvre des méthodes de recherche de la
substituabilité des produits ou des services, il est rassurant de constater l’éventuelle
convergence des résultats obtenus par l’utilisation de divers critères. La méthode n’est pas
nouvelle. S’agissant de l’établissement des faits, le droit de la concurrence a emprunté au droit
administratif le procédé et la terminologie de « faisceau d’indices ». Le cumul d’indices rendu
possible par la mise en œuvre de différents critères de recherche de substituabilité participe de
la même logique. On s’interrogera simplement sur les conséquences qu’il convient de tirer de
divergences manifestes venant contredire certaines convergences. Mais c’est sans doute là,
affaire d’économiste. Ce qui conduit à s’interroger sur les domaines respectifs de l’économie et
du droit dans la délimitation du marché.
B - La délimitation du marché : question de fait ou question de droit ?
Dans un premier temps, la Cour de cassation a semblé considérer que la délimitation du
marché était une question de fait. On peut comprendre qu’une appréciation qui est par essence
de nature économique n’ait pas paru devoir être traitée comme une question de droit. Pourtant,
dans l’affaire France Loisirs, le premier arrêt de la Cour de Paris a été cassé pour défaut de
base légale ( 18 ). La Cour de cassation a ainsi manifesté son intention de contrôler la
délimitation du marché et a réitéré sa jurisprudence en 1993 dans l’affaire Rocamat ( 19 ).
D’autres décisions postérieures paraissent plus ambiguës ( 20 ).
On peut alors poser la question : la délimitation du marché est-elle une question de fait ou
une question de droit ? Une réponse pourrait être que la délimitation du marché est soumise à
un contrôle de qualification, par lequel la Cour de cassation contrôlerait la méthode adoptée
pour parvenir à la délimitation, mais pas le résultat obtenu. Par là, la Cour de cassation se
donnerait les moyens de veiller à ce que les progrès du droit de la concurrence permettent
d’améliorer aussi sa prévisibilité pour le justiciable.
En conclusion, j’observerai que le droit actuel de la délimitation des marchés, comme le
droit de la concurrence en général, n’échappe pas toujours au grief d’insécurité juridique. Il faut
relativiser la critique en considérant que si les juristes peuvent éprouver quelque difficulté à
anticiper des analyses économiques, l’économique est beaucoup plus lisible pour les
entreprises qui sont les sujets du droit de la concurrence. Il demeure que des progrès
pourraient être réalisés pour améliorer, autant que possible, sinon la lisibilité de l’analyse
économique, au moins la prévisibilité des règles de droit qui en encadrent l’utilisation. De très
(trop ?) nombreux organismes sont aujourd’hui les gardiens de la concurrence. Pensons à
l’interrogation de Platon : « Qui garde les gardiens ? ».
Mme Micheline Pasturel.– Merci, Monsieur le Professeur, pour cet exposé introductif très
brillant. Je crois, malgré tout, que je suis dans l’obligation de vous rassurer : au Conseil de la
(18) Cass. com. 10 mars 1992 : BOCC 21 mars 1992, p. 103 ; Bull. civ. IV, n° 111.
(19) Cass. com. 4 mai 1993 : RJDA 6/93, n° 524 p. 443.
(20) V. par exemple, Cass. com. 2 juin 1992 : Bull. civ. IV, n° 224, Aff. Trivial Pursuit ; Cass. com. 29 juin 1993 :
Bull. civ. IV, n° 276, Tuiles d’Alsace. Pour le contrôle exercé par la CJCE, v. J.–B. Blaise et L. Idot : RTD eur. 1995,
p. 52 et RTD eur. 1997, p. 464.
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concurrence, l’un des principes que nous appliquons dans nos décisions est l’étude préalable
du marché. Le Conseil se penche avec beaucoup d’attention sur ce problème du marché
pertinent. Qu’est-ce que le marché ? C’est le théâtre, c’est la scène sur laquelle se sont
déroulés les agissements incriminés dans la saisine. Et je crois qu’il est indispensable de
délimiter les contours de cette scène. Nous avons étudié, au cours de nos études classiques, la
règle des trois unités : unités de temps, de lieu et d’action. La définition du marché, théâtre des
pratiques anticoncurrentielles, est, à mon avis, incontournable. Quant au problème du contrôle
de la Cour de cassation sur la notion de marché pertinent, je pense pouvoir dire que c’est une
question de droit, en effet. Mais il arrive que les questions de droit soient très imprégnées de
fait. Aussi la Cour de cassation s’exprime-t-elle, en la matière, par des formules prudentes,
telles que : « la Cour d’appel a pu considérer que le marché était celui qu’elle a défini ». Il s’agit
non pas d’un contrôle lourd mais d’un contrôle « léger », de motivation.
TABLE RONDE animée par M. le Bâtonnier Georges Flécheux, Ancien
Membre du Conseil de la concurrence
M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– L’exposé du Premier Président Canivet introduit
directement le sujet que nous avons à traiter. Il a bien marqué la différence qu’il y avait entre le
droit de la concurrence déloyale et le droit de la libre concurrence qui sont deux institutions tout
à fait différentes. C’est à la frontière de notre sujet. Nous allons sur ces questions, d’abord
entendre le Président Frédéric Jenny.
M. Frédéric Jenny, Vice-Président du Conseil de la concurrence, Professeur à l’ESSEC.–
Je ne suis pas totalement mécontent de prendre la parole en premier après l’exposé de Maître
Lucas de Leyssac. J’ai en effet quelques divergences avec ce qu’il a exprimé et cela me
permettra au moins de les dire.
Sur ces différences, j’observe d’abord un certain nombre de glissements sémantiques dans
les propos de Maître Lucas de Leyssac. La première question qu’il a posée était : est-ce que la
délimitation du marché est nécessaire ? Et puis, il y a eu une espèce de glissement vers la
question : est-ce que cette délimitation doit être préalable ? À la fin de ce raisonnement, il a
conclu à la fois que c’était nécessaire et que cela devait être préalable ; que cette délimitation
était une exigence économique. Après quoi, il a estimé que cette exigence économique
conduisait à une incertitude mathématique, source d’insécurité juridique. Je voudrais reprendre
certains des thèmes pour expliquer nos différences d’appréciation.
D’abord, en tant qu’économiste et non à titre de membre du Conseil de la concurrence,
j’aurais tendance à considérer qu’il n’est pas exact de dire que, pour établir l’existence d’une
pratique anticoncurrentielle, il est logiquement nécessaire de commencer, dans tous les cas,
par la définition du marché.
Maître Lucas de Leyssac a indiqué que la question se pose dans les ententes mais qu’elle
ne se posait pas en matière de concentration ni en matière d’abus de position dominante. Or,
quand on constate qu’une entreprise pratique une politique de prix de prédation sur un produit
homogène, c’est nécessairement qu’elle occupe une position dominante et met en œuvre une
pratique anticoncurrentielle. Il n’est pas besoin de faire de longues analyses sur la définition
des marchés. Il n’existe aucun cas de figure dans lequel une entreprise accumulerait des pertes
de façon délibérée sans avoir aucun espoir de les récupérer, sauf justement à éliminer cette
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
concurrence. Il est clair qu’il y a une infraction au droit de la concurrence et que la question de
savoir sur quel marché a lieu cette infraction est une question qu’on peut certes traiter, si on en
a envie, mais qui n’est pas strictement nécessaire à la mise en évidence de la pratique
anticoncurrentielle. Du point de vue de l’analyse économique, il n’est pas certain que, dans tous
les cas, il soit besoin de se livrer à de longues études sur la définition du marché parce qu’on
est en face de quelque chose qui est nécessairement et automatiquement anticoncurrentiel.
D’une certaine façon, ce qu’on appelle les « hardcore cartels » en anglais ou les ententes de
prix pures entre les entreprises appartiennent également à cette catégorie.
J’ai bien compris que, pour des raisons juridiques (proportionnalité, règle de l’effet sensible
dont je ne sais du reste toujours pas si elle est admise par le Conseil, mais je laisse cela de
côté pour l’instant), la délimitation du marché pertinent serait nécessaire.
Il est utile et nécessaire, du point de vue des exigences juridiques, de délimiter le marché,
c’est-à-dire – pour revenir à l’intitulé de notre colloque –, le lieu de la clientèle. C’est utile, dans
de nombreux cas, dès lors que le système juridique est formulé à partir d’une règle de raison,
plutôt que sous forme d’interdiction absolue de certaines pratiques. Dans cette première
configuration, on est nécessairement conduit à essayer de replacer la pratique dans son
contexte et, du coup, d’en passer par la définition d’un marché. Mais je rappelle que c’est une
exigence du droit ; que ce n’est pas une exigence de l’analyse économique, en tout cas pas de
façon systématique.
Deuxièmement, y a-t-il une incertitude ? On a pris l’exemple de Coca Cola, et Maître Lucas
de Leyssac a dit qu’il était très inquiet par l’utilisation de l’adverbe « notamment » ; que tout ceci
conduisait à un flou et à une insécurité juridique. Je crois qu’il faut quand même remettre les
choses en perspective. Je vais prendre un exemple plus extrême encore que celui de Coca
Cola, exemple que j’ai déjà utilisé récemment, mais qui fait bien comprendre les choses. C’est
celui d’une concentration qu’a eu à traiter le Conseil de la concurrence lorsque Gilette a décidé
de racheter Waterman. Gilette possédait déjà Parker. Il rachète Waterman. On est clairement
dans les stylos, peut-être dans les stylos haut de gamme, peut-être dans l’ensemble des stylos,
peut-être dans l’ensemble des instruments à écrire... Et Gilette vient nous voir et nous dit qu’il
n’est sur aucun de ces marchés ; qu’il a fait faire une étude de marché qui montre que 50 %
des gens qui achètent des stylos les achètent pour les offrir. Il estime donc être sur le marché
du cadeau sur lequel on trouve également les sacs Hermès, les foulards, etc. Le Conseil – le
même débat a d’ailleurs eu lieu aux États-Unis – n’a pas repris à son compte cette thématique.
Il a estimé que ce n’était pas le marché du cadeau qu’il convenait de prendre en considération.
Si j’étais le président de Gilette et que je m’intéressais aux stylos, il est absolument clair
que, pour développer mes affaires, je voudrais que tout le monde pense à acheter un stylo au
moment où il a envie de faire un cadeau. Il est donc tout à fait pertinent de dire, du point de vue
de la stratégie de long terme, que le marché sur lequel se trouvait Gilette était bien celui du
cadeau, car c’était contre les autres formes de cadeau qu’il pouvait se battre. En revanche, d’un
point de vue strictement commercial, d’un point de vue de court terme et de détermination de
prix, ce n’était vraisemblablement pas en regardant le prix des sacs Hermès qu’il déterminait le
prix de ses stylos. Et dans les affaires de concurrence, on peut retenir des définitions de
marché différentes selon que l’on a à traiter un comportement, par exemple, d’abus de position
dominante sur un marché, c’est-à-dire un comportement de prix, notamment sur un marché
existant, ou selon que l’on envisage un contrôle de la concentration, c’est-à-dire une
perspective de long terme. Et ce, de la même façon que les directeurs marketing et les
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directeurs de stratégie, dans les entreprises, ont des concepts différents de ce qu’est le
marché. L’unicité n’a donc rien à voir avec l’insécurité juridique. C’est une question de
perspective.
On le voit d’ailleurs très bien dans le droit. Si l’on prend le droit européen, vous
remarquerez que la définition du marché utilisée en ce qui concerne les articles 90 et 92 du
traité CE n’est pas nécessairement la même que celle retenue pour l’application des articles 81
ou 82. Ou encore, si on prend le droit du commerce international : l’Union européenne pousse
des hurlements et introduit des plaintes à l’OMC lorsque les taxations d’alcools étrangers sont
discriminatoires, comme c’est le cas dans certains pays – par exemple en Corée ou au Japon.
Elle affirme que cela empêche les alcools européens de rentrer sur le marché parce que les
alcools locaux sont moins taxés. Ce à quoi ces pays sont parfaitement en droit de répondre
qu’ils constatent, dans la jurisprudence européenne en matière de droit de la concurrence, que
le marché de la bière est différent du marché du cognac, etc., et qu’il n’existe donc pas de
marché des alcools. Vous parlez donc d’une autre définition du marché, qui participe à la
protection d’un intérêt différent : l’opportunité économique de développer ses affaires en
général. Il faut donc adapter la notion de marché à ce dont on parle.
À présent, y a-t-il une définition unique du marché ? Plusieurs questions peuvent se poser
en droit de la concurrence : des questions immédiates pour ce qui touche aux ententes ou aux
abus de position dominante, ou des questions de prospective concernant le contrôle de la
concentration. Par suite, la même affaire ne donne pas nécessairement lieu à la même
définition de marché.
Deuxièmement, est-ce compliqué de définir le marché ? C’est là où l’on tombe dans une
espèce de raisonnement infernal. Maître Lucas de Leyssac dit qu’il faut définir le marché et le
définir de façon certaine. Il est vrai qu’il y a une pente naturelle, pour satisfaire cette demande
des avocats ou des professeurs de droit, à aller dans le sens d’une plus grande certitude dans
la délimitation du marché pertinent. Pour ce faire, on commence par la méthode descriptive qui
n’apporte pas grand chose. Mais c’est seulement parce que, si vous n’utilisez pas cette
méthode, on vous reprochera de ne pas être objectif, qu’il faut utiliser des « éléments
objectifs ». Pour reprendre mon exemple, on dira qu’un stylo sert à écrire, qu’un sac ne sert pas
à écrire ; et qu’en conséquence, ces produits ne se trouvent sûrement pas sur le même
marché. Mais c’est, là encore, une perversion du droit par rapport à l’analyse économique. Il est
une autre méthode, assez simple et, si l’on en croit le droit européen, très claire. C’est celle
consistant, de façon très empirique, en tout cas pour les affaires de pratiques
anticoncurrentielles, à aller voir les clients et leur demander ce qu’ils en pensent. En pratique,
cela consiste à leur demander à partir de quel moment ils sont prêts à substituer une marque à
une autre.
Je finirai simplement sur l’exemple Coca Cola. Parce que certains éléments sont dans la
décision du Conseil, on sait que la seule chose qui intéressait le directeur commercial de Coca
Cola, c’était de gagner des parts de marché sur Pepsi Cola. Et ce, même s’il n’est pas douteux
que le directeur du développement de Coca Cola aimerait qu’il n’y ait plus de Perrier, qu’il n’y
ait plus d’autres boissons gazeuses et qu’il n’y ait plus d’eau du robinet, pour lui permettre de
développer les ventes de Coca Cola. Ce n’est pas, là non plus, une question d’insécurité
juridique, et je ne crois pas qu’on puisse utiliser les décisions de justice pour dire que cela crée
une insécurité juridique. Il faut bien comprendre que la définition du marché est liée au
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
problème posé par le cas d’espèce, et réalisée grâce à des méthodes assez simples. C’est
donc une définition téléologique.
Dernier point : vous avez évoqué le problème des nouvelles technologies et des marchés
qui sont en voie de transformation. Il y a effectivement une difficulté. Il est vrai que le droit de la
concurrence part de l’idée que les marchés peuvent être définis d’abord, et que l’on observe
ensuite les comportements qui s’y développent ou les structures de ces marchés. Avec cette
réserve que la structure des marchés ne semble pas être affectée, dans l’analyse économique
en tout cas, par les comportements qui s’y développent. Or, qu’observe-t-on pour tous les
marchés émergents des télécommunications et des médias ? Que le comportement influe luimême sur la structure, au point qu’il devient très difficile de les séparer l’un de l’autre. La
définition du marché, par exemple, lorsqu’il s’agit de savoir si la télévision à péage est ou n’est
pas, sera ou ne sera pas substituable à la télévision hertzienne gratuite, dépend, pour une large
part, du comportement des acteurs en matière de droits de propriété intellectuelle. Ainsi, le
développement de la télévision à péage est compromis si les droits de toutes les manifestations
qui attirent le public sont réservés par d’autres télévisions.
L’autorité de concurrence est, en effet, confrontée à un véritable dilemme : elle est en train
d’examiner des pratiques qui structurent le marché et, dans le même temps, elle est poussée
dans ses derniers retranchements par le juriste, qui exige une définition préalable des marchés,
et puis – mais seulement après –, une analyse des pratiques. Elle a donc à faire face à une
certaine difficulté logique. Voilà les quelques remarques que je voulais faire pour lancer le
débat.
M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– Nous allons reprendre la table ronde en donnant la
parole à M. Jean-Mathieu Cot.
M. Jean-Mathieu Cot, Avocat à la Cour, Cabinet Clifford-Chance.– Il faut revenir sur un
point évoqué par M. Lucas de Leyssac. Je suis d’accord avec lui pour dire qu’en matière de
concentration et en matière d’abus de position dominante, on commence par définir le marché
pertinent – c’est vraiment l’un des préalables. En matière d’entente, c’est moins systématique,
mais cela peut tout de même être très important. Dans la pratique, si deux entreprises
souhaitent entrer dans un mécanisme de coopération – mettre en place, par exemple, une
entreprise commune, un échange d’informations ou tout autre système de coopération au sens
le plus large –, et si ces entreprises sont sur le même marché ou sur des marchés voisins, toute
une série de questions très sérieuses et subtiles vont se poser en droit de la concurrence. Alors
que, si ces entreprises se situent sur des marchés totalement distincts, il n’y aura, en général,
aucune difficulté au regard du droit de la concurrence. On voit tout de suite que la définition
même du marché pertinent est importante.
On a également évoqué plus tôt la question des parts de marché. Pour ce qui est des
restrictions verticales, donc toujours en matière d’entente, le règlement de la Commission
européenne n° 2790/1999 nous dit que, si les entreprises concernées par un accord vertical
possèdent des parts de marché inférieures à 30 %, il ne devrait pas, en principe, y avoir de
difficulté. Je schématise bien sûr. Ce n’est pas simplement, ici, la définition du marché mais les
parts de marché qui sont importantes. Il est parfois absolument indispensable de définir le
marché en matière d’entente, c’est évident.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Comment définit-on le marché pertinent ? Au risque de paraître banal, il me semble qu’il
faut toujours conserver à l’esprit que, quelle que soit la façon dont on aborde et dont on cerne
le marché pertinent, aussi bien dans sa dimension de produit, dans sa dimension de service
que dans sa dimension géographique, ce que l’on cherche à identifier, c’est le caractère
substituable des produits ; bref, définir un ensemble de produits entre lesquels les
consommateurs peuvent arbitrer. Et ce concept élémentaire – je suis presque gêné de le
rappeler – est indispensable, quelle que soit la technique utilisée, que ce soit une technique
qualitative, d’économie « littéraire », ou une technique quantitative. On revient toujours à ce
principe fondamental. Dans la pratique, il convient de commencer, de façon systématique, par
la technique d’économie littéraire ou qualitative, en laissant de côté, dans un premier temps, les
éléments chiffrés. On s’intéresse donc d’abord aux caractéristiques et aux qualités du produit.
On regarde de quoi il est fait, à quoi il sert, et quelles sont ses fonctionnalités. On dispose alors
d’une première définition du marché du produit à partir de ces qualités, d’une dimension
qualitative.
Cette première étape ne pose pas de difficultés en général. Mais s’ajoute une seconde
étape dont on a parlé précédemment et qui est beaucoup plus perturbante. Elle consiste à
introduire des éléments subjectifs et psychologiques dans le comportement de la demande.
C’est extrêmement difficile à mesurer. Jusqu’à quel point un consommateur est impressionné et
apprécie l’environnement dans lequel le produit est vendu ? En quoi le goût d’un produit, d’un
fromage de chèvre ou d’une boisson au cola est suffisamment marqué et caractéristique pour
dire qu’il relève d’un marché propre ? Beaucoup de gens peuvent se poser la question. Elle
était bien résumée par le nombre de fromages en France (360 ou 400 !), mais si chaque
fromage représente un marché pertinent, il y a de quoi effrayer les juristes et peut-être aussi les
économistes.
Cette incertitude, notamment dans la dimension psychologique ou subjective du marché,
est l’une des raisons pour lesquelles on n’utilise pas uniquement des méthodes qualitatives,
mais aussi des méthodes quantitatives. Par là, on s’intéresse, cette fois, aux chiffres et, plus
exactement, aux évolutions de volume et de prix d’un produit donné. L’enseignement
économique le plus élémentaire nous apprend que, lorsque le prix d’un produit augmente, son
volume de vente devrait baisser. On part de cette idée relativement simple pour essayer de
faire des calculs un peu plus savants : on vérifie, au moyen de techniques d’élasticité de prix
direct, si cette observation – augmentation de prix – aurait pour conséquence une baisse des
volumes. On utilise des formules savantes qui sont parfois très complexes, en tout cas pour des
non-juristes. Mais on introduit une dimension scientifique dans l’analyse du marché, laquelle
compense peut-être cette incertitude tenant à la dimension psychologique du marché.
Ces méthodes quantitatives, qui sont nombreuses, sont-elles à l’abri de tout reproche ? La
réponse est bien sûr non. Tout d’abord, parce que les données nécessaires pour conduire ces
analyses économiques chiffrées sont rarement disponibles, et rarement suffisantes en quantité
et en qualité. Ainsi, on dispose parfois des informations permettant d’analyser le comportement
d’une entreprise mais pas des informations qui permettraient d’examiner l’ensemble du marché.
Il arrive également que l’on ne dispose pas d’une série suffisamment longue dans le temps.
C’est le premier inconvénient majeur, en tout cas du point de vue d’un praticien, dans
l’utilisation de ces calculs mathématiques.
Deuxième inconvénient, que je crois fondamental, c’est l’absence de lisibilité de ces
méthodes. Elles s’expriment par des formules mathématiques qui ont peut-être l’avantage
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
d’impressionner. Elles possèdent, en effet, un caractère un peu magique quand on ne les
comprend pas, ce qui est mon cas pour certaines de ces formules. C’est certainement un
handicap dans l’utilisation de ces méthodes. Il ne fait aucun doute qu’il y a des économistes
très compétents au sein des autorités de la concurrence et des juridictions. Toutefois, le fait que
les personnes qui sont amenées à utiliser ces méthodes ne les comprennent pas totalement,
que la règle de droit ne soit donc pas parfaitement lisible crée une véritable difficulté. On peut
s’interroger sur ce qu’on gagne en précision scientifique et ce qu’on perd, en contrepartie, en
sécurité juridique. Certaines entreprises se sont attachées les services d’économistes, tout
comme certains cabinets d’avocats. Et on a toujours la ressource d’externaliser cette analyse et
de chercher l’appui de cabinets d’économistes spécialisés. Mais je crois vraiment que la faible
lisibilité de cette règle de droit, qui devient extrêmement complexe, constitue une difficulté qu’il
ne faut pas négliger.
Faut-il regretter l’utilisation parallèle de plusieurs méthodes, quantitatives, qualitatives, avec
des sous-méthodes dans chacune de ces grandes branches ? Le bon sens ne commande-t-il
pas, si une méthode est bonne, de considérer qu’elle se suffit à elle-même, qu’elle est
autonome ? Il est vrai qu’on est encore très loin d’une sorte de machine magique dans laquelle
on pourrait mettre un certain nombre de données, appuyer sur un bouton et avoir une définition
du marché pertinent. Tout simplement parce qu’on ne dispose pas de tous les éléments chiffrés
indispensables. Il faut, à l’évidence, rester pragmatique et modeste : utiliser les méthodes qui
sont, à chaque fois, les plus adaptées aux données dont on dispose ; et adopter une approche
subtile, imparfaite peut-être, mais qui s’approche le plus de la réalité du marché. C’est toute la
difficulté et, précisément, la raison d’être de cette table ronde.
M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– Je mettrais volontiers en exergue, sur un traité de
droit de la concurrence, la formule : « il faut juger l’arbre à ses fruits ». Finalement, quelle est la
finalité du droit de la concurrence ? Il s’agit de permettre l’accès des concurrents au marché, à
la clientèle du marché où tel ou tel opérateur est fortement impliqué. C’est ce même sujet que
Madame Claire Favre va traiter avec talent.
Mme Claire Favre, Conseiller à la Cour de cassation.– En ma qualité de juriste, vous ne
serez pas étonnés de voir que ma réflexion a eu comme point de départ, telle celle de M. le
Professeur Lucas de Leyssac, les dispositions de l’article L. 420-1 du Code de
commerce (art. 7, ord. 1986, abrogée), lequel énonce que les ententes ne sont interdites que si
« elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser la
concurrence sur un marché ». Il s’en déduit que la pratique anticoncurrentielle ne peut être
sanctionnée qu’au regard de l’analyse qui en sera faite sur un marché, lequel doit donc être
défini. On parle bien en ce cas de délimitation du marché pertinent.
Pourtant, lorsqu’on est amené à examiner les différentes décisions relatives à la
délimitation du marché pertinent, on est frappé de constater que les affaires qui ont permis de
circonscrire, petit à petit, les critères dont on vient de parler ne sont pas essentiellement
relatives à des pratiques d’entente mais ont trait à des pratiques d’abus de position dominante.
C’est le cas notamment du dossier Coca Cola qui vient d’être évoqué et qui est une
démonstration éblouissante des différentes méthodes qu’on peut utiliser en la matière. En
revanche, rien de tel, semble-t-il, dans les décisions relatives à des ententes horizontales. De
même, n’existe-t-il pas, semble-t-il, d’analyse concernant des pratiques d’entente verticale.
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Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Est-ce pour autant qu’une telle délimitation n’est pas faite ? Une première réponse
sommaire m’est apparue : en réalité, elle est toujours faite, ne serait-ce que par l’exposé des
pratiques et leur énonciation, qui se situent nécessairement sur un marché. Concrètement, il
suffit d’ouvrir un rapport du Conseil de la concurrence pour voir que les décisions qui y sont
contenues ne comportent pas uniquement un numéro d’année, mais s’intitulent « décision
numéro tant relative à des pratiques relevées » – je cite un exemple – « lors de la passation
d’un marché de construction d’un atelier mécano-plastique à Auray dans le Morbihan ». Peuton être plus précis ?
Une autre réflexion tout aussi sommaire serait de dire que la délimitation est inutile parce
que, lorsqu’on reprend les fameuses dispositions de l’article L. 420-1 du Code de commerce,
on constate que le droit interne de la concurrence prohibe les ententes qui ont une potentialité
d’effet anticoncurrentiel. C’est peut-être ce qui a permis à certains de penser que, puisqu’on
parlait de potentialité, il n’était pas nécessaire de délimiter le marché d’une manière précise
puisqu’on n’allait pas procéder à une analyse très fine des effets que la pratique était
susceptible d’avoir. En réalité, toute la jurisprudence en la matière est très nuancée. S’il a pu
paraître que la délimitation du marché pertinent n’était pas nécessaire en matière d’entente,
c’est vraisemblablement parce que cette délimitation n’a pas posé de problème dans la plupart
des cas, et qu’elle n’était pas discutée, en fait, par les entreprises sanctionnées. Tels, par
exemple, les dossiers de soumissionnaires à un appel d’offres où le marché, d’une manière
logique, a été défini par l’appel d’offres préliminaire.
J’observe également – et c’est vrai que le juriste aime bien les économies de moyen – que
certaines décisions rendues ont pu contribuer à laisser planer le doute sur cette exigence de
définition du marché. J’ai relevé ainsi, dans une affaire dite « des déménageurs », que la Cour
d’appel de Paris avait rejeté le moyen de défense qui, invoqué devant elle, était tiré d’une
délimitation erronée du marché pertinent, au motif que les moyens visant à contester la
délimitation desdits marchés sont sans incidence sur la qualification des pratiques incriminées,
dont il n’était pas contesté qu’elles affectaient significativement les prestations fournies aux
fonctionnaires et militaires dans les zones territoriales définies.
Mais je constate ensuite qu’il a été procédé, à chaque fois qu’il y a eu contestation, à la
délimitation du marché. C’est le cas de l’entente imputée au Comité interprofessionnel des
fromages de Cantal dont on a déjà parlé. Deux éléments, dont M. le Professeur Lucas de
Leyssac vous a parlé, sont venus rappeler que l’entente ne pouvait exister sans référence à un
marché et sans une analyse précise de ce marché. Tout d’abord, l’article L. 464-1 du Code de
commerce (art. 13, ord. 1986 abrogée) énonce que « les sanctions pécuniaires sont
proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l’importance du dommage causé à l’économie
et à la situation de l’entreprise ou de l’organisme sanctionné ». En conséquence, l’existence et
l’importance même d’un effet anticoncurrentiel et le dommage à l’économie qui en résulte
doivent être pris en compte pour la détermination du montant de la sanction. Ce qui conduit à
apprécier, dans la mesure du possible, l’incidence des pratiques sur le ou les marchés
concernés et, partant, impose une délimitation de ce marché.
Ensuite, depuis de nombreuses années, la Cour de cassation a introduit, en droit français
de la concurrence, la notion de seuil de sensibilité. Dans une affaire Rocamat, par un arrêt du 4
mai 1993, elle a dit que c’était à bon droit que la Cour d’appel, faisant application des
dispositions de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 et en se référant à
l’interprétation donnée en droit communautaire à l’article 85, § 1, du traité, a décidé, par une
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
appréciation concrète, qu’en l’espèce cette prohibition ne pouvait être relevée, l’accord dénoncé
n’ayant qu’une portée limitée dans le marché pertinent considéré et ne pouvant porter atteinte
de façon sensible au jeu de la concurrence. Une décision de la Cour de justice des
Communautés européennes du 14 décembre 1985, certes ancienne, correspond tout à fait à
notre problématique. Le juge y indiquait que la délimitation du marché a pour objet de définir
l’espace commercial à l’intérieur duquel il conviendra d’évaluer les conditions de la
concurrence. Je crois, qu’en réalité, quand on s’en tient à une telle définition, cette délimitation
n’est pas préalable, n’est pas autonome, mais fait partie intégrante de toute l’analyse de la
pratique dont on doit dire si elle est ou non anticoncurrentielle.
Il y a donc une grande diversité de critères utilisables et l’on se fonde, en définitive, sur la
convergence du plus grand nombre possible d’indices en utilisant la méthode dite du « faisceau
d’indices concordants », c’est-à-dire en recherchant la convergence d’une pluralité d’indices
dont aucun, pris isolément, n’est jugé déterminant. C’est, en réalité, à une opération
intellectuelle qu’il est demandé de procéder, opération qui relève de l’appréciation, du
jugement, et non d’une simple constatation. Pour cette raison, on a dit que la Cour de cassation
contrôle, non les constatations matérielles que les juges ont pu faire et qui sont relatives aux
éléments techniques et économiques d’un dossier, mais la méthode utilisée pour parvenir à la
délimitation du marché. Ce contrôle exercé par la Cour suprême est, à l’évidence, une source
de sécurisation pour l’entreprise. Cette démarche est connue de chacun d’entre vous. Elle est,
en outre, très proche de la méthode explicitée par la communication de la Commission sur la
définition du marché en cause aux fins du droit communautaire du 9 décembre 1997. Ainsi, en
ce qui concerne les éléments techniques et économiques, les entreprises sont en mesure
d’apporter de façon concrète les éléments qui leur paraissent pertinents à l’appui de leur
prétention.
Un mot pour terminer sur le seuil de sensibilité, peut-être plus particulièrement à l’attention
de M. le Professeur Jenny. Pour le juriste, cette expression a peut-être fait moins de difficultés
que pour l’économiste, encore que, lorsqu’on parle, ensuite, de parts de marché, là le juriste a
plus de mal à s’y retrouver que l’économiste. Le droit communautaire de la concurrence fixe,
lui, un seuil de minimis en dessous duquel les entreprises ne sont même pas visées par
l’interdiction des ententes anticoncurrentielles. La jurisprudence française, elle, a une approche
plus pragmatique, plus concrète du principe de l’effet sensible d’une entente. Saisi d’un pourvoi
dans une affaire Zannier, la Cour de cassation a statué en ces termes : « c’est à bon droit que
la Cour d’appel a énoncé qu’en l’absence de toute définition légale ou réglementaire d’un seuil
de sensibilité, il appartient aux juridictions saisies de vérifier dans chaque cas d’espèce si l’effet
potentiel ou avéré des pratiques incriminées est de nature à restreindre de manière sensible le
jeu de la concurrence sur le marché concerné ». Par l’application de ce principe retrouvé de
l’effet sensible, le droit interne rejoint en définitive le droit communautaire de la concurrence en
ce qu’il oblige à une analyse concrète du marché en cause pour mesurer les effets des
pratiques sur ce marché afin de déterminer si celles-ci tombent sous le coup des interdictions
de l’article L. 420-1 du Code de commerce (art. 7, ord. 1986 abrogée).
M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– Nous allons maintenant entendre M. Paolo Césarini,
de la Direction générale de la concurrence de Bruxelles, qui va nous présenter l’approche
communautaire de la délimitation du marché pertinent en matière d’entente.
M. Paolo Césarini, Chef d’unité adjoint à la DG concurrence, Commission européenne.–
Lorsque l’on discute de la question de délimitation du marché pertinent, les opérateurs
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Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
économiques ont souvent l’impression d’être confrontés à un sujet extrêmement complexe et à
une nouvelle source d’insécurité juridique. Je voudrais essayer de dissiper cette impression en
focalisant mon exposé sur trois points.
En premier lieu, la prise en compte de l’analyse économique pour l’application des règles
de concurrence applicables aux ententes, qui présuppose évidemment une analyse du marché
et une appréciation du pouvoir de marché des acteurs en cause, n’est pas seulement un
exercice qui représente pour les entreprises une contrainte. C’est surtout un exercice qui vise à
donner un caractère plus raisonnable à l’application des règles, dans le sens d’une plus grande
liberté contractuelle pour la majorité des entreprises. Celles-là mêmes qui, à la lumière d’une
analyse économique réaliste, ne semblent pas en mesure d’influencer de manière sensible le
jeu concurrentiel sur le marché et pour lesquelles il ne serait donc pas nécessaire d’imposer
des contraintes réglementaires et bureaucratiques excessives.
Deuxième point, est-il toujours nécessaire de définir les marchés ? Y a-t-il des situations où
cet exercice peut quand même être évité ?
En troisième lieu, est-il vrai que les méthodes de définition sont tellement méconnues et si
difficiles à appliquer ?
S’agissant de la première interrogation, il ne faut pas perdre de vue que l’analyse
économique joue finalement aussi en faveur des acteurs du marché parce qu’elle permet aux
autorités de contrôle d’avoir une approche plus raisonnable dans l’appréciation des règles. Je
crois que l’expérience de la Commission en droit communautaire est tout à fait éclairante sur ce
point. Nous venions d’une approche extrêmement formaliste. Si on regarde la plupart des
décisions prises dans le passé sur la base de l’article 81 du traité CE, on constate qu’il n’existe
pas d’analyse poussée du marché. En revanche, on observe que, par le passé, les conclusions
tirées par la Commission dans plusieurs affaires étaient plutôt inspirées d’une analyse clause
par clause du contrat, indépendamment de toute considération d’ordre économique. Cette
approche a d’ailleurs donné lieu à une prolifération de textes législatifs sous forme de
règlements d’exemption par catégorie qui s’inspirent de cette même méthode. Il s’agit de textes
qui établissent, a priori, les clauses contractuelles qu’il faut respecter pour être sûr d’être
couvert par une exemption catégorielle. Ils classent les clauses en fonction de l’atteinte à la
concurrence en utilisant différentes couleurs – on parle alors de clauses blanches, noires ou
grises. La seule exception notable était la règle de minimis, qui établit un seuil de sensibilité en
dessous duquel on peut présumer que les ententes n’ont pas une influence sensible sur la
concurrence. Les critiques soulevées par les acteurs économiques à l’égard de cette approche
étaient parfaitement pertinentes : elle aboutissait à limiter de façon excessive la liberté
contractuelle des entreprises. Il y avait donc, à la base, une demande de déréglementation
dans l’application des règles.
Les réformes récentes que nous avons menées, à la fois sur le terrain des restrictions
verticales et sur celui des accords de coopération horizontale, démontrent que nous avons
effectivement pris en compte cette exigence de liberté venant du monde économique. Mais cela
nous a également permis de tenir compte de l’objectif ultime des règles de concurrence qui est
de protéger la concurrence. Pour ce faire, il était nécessaire d’intégrer l’analyse du marché en
cause ; et ce, afin d’établir si les partenaires à l’accord, eu égard au pouvoir de marché, ainsi
qu’à d’autres facteurs caractérisant l’arène concurrentielle dans laquelle l’accord produit ses
effets, disposent d’un pouvoir suffisamment limité pour que les autorités de concurrence
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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puissent raisonnablement présumer l’absence de risques que font peser ces accords verticaux
ou horizontaux sur la concurrence. Lorsque ces conditions sont réunies, on peut les exempter
de façon globale, en bloc.
C’est évidemment une façon de procéder typique du droit communautaire. On ne retrouve
pas systématiquement cet instrument dans les États membres. Il a cet avantage de créer une
zone de sécurité qui repose, comme les accords de minimis, sur l’intégration de seuils de parts
de marché. Il se traduit également par l’élimination de toute la réglementation détaillée
exprimée en terme de clauses. Certes, il faut à présent tenir compte de ce facteur. Il y a
désormais différents seuils : 30 % de part de marché pour les accords verticaux, 25 % pour les
accords de recherche et développement et 20 % pour les accords de spécialisation.
Il importe cependant de souligner que l’utilisation des parts de marché dans ce contexte ne
vise finalement qu’à établir des présomptions négatives, c’est-à-dire à créer des zones de
sécurité, des « safe harbours ». Dans ce contexte, il y a un mouvement de rapprochement avec
ce qui se passe outre-Atlantique, ce qui est d’ailleurs bénéfique. « The safe harbour » signifie
qu’en dessous de ces seuils de part de marché, on présume que les accords sont licites. Pour
autant, au-delà du seuil de part de marché, on ne présume pas qu’il y a illicéité ipso facto. Il y a
seulement nécessité de faire une analyse plus poussée en prenant en compte un ensemble de
facteurs qui caractérisent et composent les contraintes concurrentielles auxquelles les parties
sont confrontées dans leur action sur le marché.
On peut donc arriver à la conclusion que l’accord présente effectivement des effets
anticoncurrentiels nets tels qu’il justifie une interdiction, ou, à l’inverse, qu’il présente des
sources d’efficiences d’une telle ampleur qu’elles compensent les effets négatifs constatés aux
termes de l’analyse conduite sur la base de l’article 81, § 1.
Cela étant dit, et j’en viens au deuxième point, est-il toujours indispensable de procéder à
une définition du marché pertinent ? À cet égard, il y a une distinction à faire entre restrictions
par objet et par effet. Cette distinction est à la base de l’article 81 du traité. Une restriction par
objet est une restriction – et la Cour l’a confirmé à plusieurs reprises, et tout dernièrement dans
l’affaire « European night Services » – qui est manifestement anticoncurrentielle, et pour
laquelle une analyse de marché n’est pas nécessaire. C’est un peu le même concept que la
restriction per se.
Quelles sont les restrictions per se ? La communication de minimis de 1997 en indique un
certain nombre. Pour les accords horizontaux, c’est la fixation des prix en commun, la limitation
de la production, et la répartition des marchés ou des clientèles. Pour les restrictions verticales,
la situation est un peu plus ambiguë, c’est-à-dire que figurent sur cette liste de restrictions
hardcore, la fixation des prix de revente et la protection territoriale, sans mieux spécifier ce
qu’est la protection territoriale. En ce moment, nous révisons la communication de minimis pour
donner, dans la lettre même de ce texte, une image exacte de ce que sont les restrictions à
considérer par objet.
La question qui se pose à l’égard de telles restrictions est celle de savoir s’il y a ou non
affectation sensible du commerce entre États membres. Pareille question devra être débattue
et, je pense, nécessitera des précisions de la part de la Commission. Des concepts clairs ou
relativement simples sont en effet indispensables pour établir à partir de quel moment une
entente tombe dans le domaine d’application du droit communautaire ou plutôt dans celui du
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droit national. Tout cela pour dire que, si une restriction tombe sous l’empire du droit
communautaire et si elle constitue une restriction par objet, alors une analyse du marché n’est
pas nécessaire.
Troisième point, les méthodes. Les méthodes pour définir les marchés sont effectivement
de différentes natures. Il convient de prendre en compte un faisceau d’éléments concordants ou
une série d’indices concordants afin de constituer la preuve que le marché en cause est d’une
certaine ampleur, tant du point de vue du produit que du point de vue géographique. Au-delà du
précepte qui vient d’être énoncé et qui se trouve lui aussi inscrit dans un texte – la
communication publiée par la Commission en 1997 –, le principe de base est celui de l’élasticité
croisée de la demande. Cela consiste à vérifier s’il y a ou non déplacement significatif de la
demande du produit A vers le produit B, suite à une augmentation de 5 % à 10 % du prix du
produit A. Si ce test est concluant – et c’est le principe de base –, il faut alors inclure les
produits qui sont sensibles à cette élasticité dans le même panier, de sorte qu’ils forment avec
le produit qui a fait l’objet du test le même marché de produits.
On peut aussi, dans certains cas, prendre en considération la substituabilité du côté de
l’offre, bien que ce soit un élément de preuve secondaire. Ce qu’on inclut, c’est la concurrence
potentielle. Ce sont des principes de base qui sont bien exposés dans la communication. Audelà, il y a le bon sens, le pragmatisme, mais aussi des preuves empiriques basées sur des
modèles économétriques. Par exemple, la preuve constituée par rapport à des données
historiques en étudiant des séries de prix relatifs et des similitudes dans une série, constitue un
élément ; les enquêtes auprès des clients et des concurrents constituent évidemment un autre
élément ; les études des marchés établies par les entreprises qui sont parties à l’accord
lorsqu’elles ont lancé leur produit ou décidé son positionnement et son niveau de prix, en
constituent un troisième. Les entreprises font ainsi des études de marché pour établir quel est
le niveau de prix que le marché est prêt à supporter pour leurs produits. Tous ces éléments
sont pris en compte.
Finalement, la Commission prend en considération, de façon notable, tout un matériel
probatoire qui émane des parties. Celles-ci sont, en général, les mieux placées pour avoir une
image plutôt exacte de ce qu’est le marché en cause, parce qu’elles souffrent au jour le jour
des contraintes concurrentielles qui constituent finalement la clé de voûte de l’exercice de
définition du marché. Elles savent dans quelle mesure les produits B, C et D sont en mesure
d’influer sur le prix du produit A, et elles disposent aussi, à cet égard, de statistiques internes
qui sont parfois des sources précieuses d’informations et qui sont très souvent prises en
compte par la Commission.
M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– Nous allons maintenant entendre Mme Hélène WitsArmengaud qui va donner le point de vue d’une entreprise.
Mme Hélène Wits-Armengaud, Directeur juridique Esso-France.– Après tant de
présentations d’experts plus compétents, je vais simplement me borner à donner quelques
exemples qui frappent de plein fouet notre industrie et qui illustrent l’insécurité juridique dans
laquelle nous sommes plongés concernant la définition du marché pertinent.
Il y a eu deux décisions de la Commission européenne concernant les concentrations
Exxon/Mobil, en date de septembre 1999 et de février 2000, concernant Total-Fina/Elf. Dans
ces deux décisions, la Commission n’a pas retenu la même définition du marché pertinent de la
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
distribution de l’essence. Dans celle qui nous concerne plus directement, la Commission a
estimé qu’il y avait un marché global de l’essence, quelle que soit la qualité de l’essence
(essence ou diesel). En revanche, dans la décision Total-Fina/Elf – même si je suis consciente
qu’elle ne visait pas exactement les mêmes réseaux puisqu’il s’agissait, en l’occurrence, des
ventes hors réseaux... mais cela ne suffit pas à expliquer les différences –, la Commission a
distingué la vente du diesel et la vente de l’essence, et ce, pour la bonne raison que
l’automobiliste n’a pas la possibilité d’adapter sa demande puisqu’il est contraint par les
caractéristiques de son véhicule. Il ne se pose la question du changement de carburant que
lors du changement de véhicule.
Il y a contradiction entre ces décisions qui, je le souligne, ont été rendues à quatre mois
d’intervalle, dans la mesure où la Commission retenait, dans un cas (Exxon/Mobil), qu’il était
très facile pour les raffineries de passer d’un produit à l’autre et de fabriquer, soit de l’essence,
soit du diesel en fonction de la demande et, dans l’autre cas (Total-Fina/Elf), que c’était
finalement très difficile et que cela reposait sur quantité d’autres contraintes.
En revanche, la décision reconnaît l’existence d’un marché spécifique des autoroutes.
L’automobiliste est effectivement un client captif sur une autoroute. Il n’a pas, en pratique, la
possibilité de sortir car, s’il le fait, il devra s’acquitter d’un péage. La Commission a bien défini
un marché spécifique concernant la vente de carburants sur autoroute. Mais elle a distingué
trois zones géographiques d’autoroute, sans que l’on sache très bien s’il y a trois marchés ou
un seul marché national des autoroutes. Tout cela pour dire que nous sommes plongés dans
une grande perplexité et que ceci est un facteur d’insécurité juridique pour notre secteur.
M. le Bâtonnier Georges Flécheux.– Je donne enfin la parole à celle que nous attendons
tous, Mme Diane Wood, Juge à l’US Court of Appeals de Chicago.
Mme Diane Wood, Juge à l’US Court of Appeals de Chicago.– Je voudrais en premier lieu
vous remercier de m’avoir invitée à assister à ce colloque – la matinée a été jusque-là fort
intéressante. Et je dois avouer que je suis soulagée d’être ici pour vous entretenir d’un sujet
relativement facile qui est la définition du marché pertinent en droit de la concurrence, plutôt
que de parler des subtilités du système électoral américain. Mais comme je suis la dernière à
prendre la parole, je ne ferai que mettre en exergue certains des éléments qui figurent dans la
communication écrite que j’ai déjà envoyée. Pour commencer, je dirai que les outils
économiques qui servent à comprendre et à délimiter le marché pertinent sont toujours utiles, et
ce dont on parle ici, en fait, ce sont les façons d’utiliser ces outils dans l’application et dans
l’élaboration du droit de la concurrence. Je m’explique. Certaines personnes ont posé la
question de savoir s’il est toujours nécessaire de définir le marché pertinent, voire de connaître
le marché sur lequel certaines pratiques s’exercent. À mon avis, intuitivement, la réponse à
cette question est affirmative – et je reprendrai le cas de Coca Cola évoqué par Frédéric Jenny
en guise d’explication. J’ai un ami qui a travaillé un certain temps pour Coca Cola, et il disait
que cette entreprise était en situation de concurrence vis-à-vis de tout ce qui est liquide sur le
marché ! Dans un sens, il dit quelque chose de tout à fait pertinent. Les consommateurs en
Europe peuvent être très attentifs aux variations de prix entre des boissons gazeuses et l’eau
minérale, tout comme pourrait l’être aujourd’hui le consommateur américain, même si, il y a une
dizaine d’années, il n’aurait pas envisagé l’eau minérale comme un produit de substitution. Il
s’agit là de questions qui sont, d’une manière générale, des questions empiriques.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
En effet, ce qu’il importe de savoir c’est à quel moment et par quel moyen une entreprise
est censée savoir qu’elle risque de violer le droit de la concurrence lorsqu’elle conclut un accord
avec une autre entreprise. Au demeurant, on peut dire que la société Coca Cola devrait être
consciente qu’elle court un tel risque si elle négocie un accord avec Pepsi Cola. En revanche,
aurait-elle le même niveau de conscience si elle venait à conclure un accord semblable avec
Perrier ? En aurait-elle une idée aussi claire s’il s’agissait d’un accord avec Heineken ? Les
exemples sont nombreux. Les entreprises ont effectivement besoin, ne serait-ce que de
manière diffuse, d’avoir une idée des limites du marché, pour savoir si elles courent le risque de
commettre une violation essentielle du droit de la concurrence (aux États-Unis, pour ce que
nous appelons un pur accord de fixation des prix dans le cadre de la section 1 du Sherman
Act ; ou, ici en Europe, où, en vertu de l’article 81 du traité CE un simple accord de fixation de
prix entre deux concurrents directs peut faire l’objet de sanctions sévères). L’absence de
discussions plus approfondies sur la notion du marché dans ces cas ne s’explique pas par le
fait que la délimitation de ces marchés n’est pas importante, mais plutôt par le fait qu’il n’est pas
trop difficile de déterminer quel marché est touché. Dans son arrêt Broadcast Music, Inc. v.
CBS (441 U.S. 1 (1979) – dont je parle dans mon texte –, la Cour suprême des États-Unis a
soutenu cette même idée, en considérant que, avant de prononcer une sanction, il faut savoir si
l’entente en question risque de porter atteinte à la libre concurrence. En vérité, il suffit de
procéder à une analyse rapide – presque au pied levé, dirait-on – du marché.
Dans le reste de mon papier, je traite de ce que je qualifierais d’une différence
fondamentale dans la façon dont le marché est délimité dans les différents domaines du droit. Il
nous arrive parfois d’être confronté à une situation où la sanction prononcée ne porte que sur
des pratiques auxquelles une ou plusieurs entreprises se sont déjà livrées, tels des accords de
fixation de prix ou des ententes entre concurrents pour manipuler les appels d’offres de
marchés publics ou encore d’autres comportements analogues. Dans de tels cas de figure, il
suffit de procéder à une analyse historique et de se demander si les entités en cause ont
commis des actes illicites qui appellent une sanction immédiate. Cependant, en droit de la
concurrence, dans la majorité des cas, nous ne nous contentons pas d’une vision a posteriori,
car notre tâche, beaucoup plus difficile, consiste à faire une analyse prévisionnelle du marché,
ce qui importe étant de savoir si de telles pratiques doivent être interdites à l’avenir. Pour ce
faire, on doit soit avoir une grande confiance dans nos économistes, soit disposer d’une boule
de cristal – ce qui n’est pas le cas de la plupart d’entre nous. C’est là où on commence à
percevoir les vraies difficultés de l’analyse du marché, et où on commence à entendre certaines
personnes se demander si la régulation de la concurrence a encore un sens sur des marchés
qui évoluent à pleine vitesse, tels que les marchés actuels des nouvelles technologies. Je dirais
que là encore il faut être prudent et bien savoir ce que l’on veut accomplir. Si nous cherchons à
savoir s’il existe un problème potentiel, l’on peut faire davantage confiance à notre analyse du
marché. Si, en revanche, il s’agit de trouver une solution à un problème avéré – déterminer quel
remède appliquer et pendant quelle durée –, faut-il (par exemple, ici en Europe) accepter des
engagements de la part des entreprises, qui ne seront réexaminées par la Commission – ou
par toute autre autorité compétente – qu’après un intervalle de trois ans, ou est-il préférable
d’envisager un terme d’une dizaine d’années pour opérer ce réexamen ? Sur les marchés des
nouvelles technologies, il est pour le moins dangereux de prétendre savoir à quoi ressemblera
le marché dans cinq ou dix ans. Ce sont des marchés qui, aujourd’hui, sont différents mais qui
pourraient n’en former qu’un seul demain. Le Professeur Jenny a évoqué ce problème des
marchés en évolution, et a donné l’exemple du marché des téléviseurs. Aujourd’hui, les gens
possèdent des téléviseurs, mais il se peut que demain l’ordinateur fera tout : il vous fera le café
le matin, servira de poste de télévision, vous permettra de consulter vos comptes bancaires et
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
plus encore... Aussi, le problème des marchés en évolution est-il de taille. En effet, comment
prévoir les contours d’un marché futur qui n’existe même pas encore aujourd’hui et, qui plus
est, pourrait ne jamais évoluer ?
La dernière chose que je souhaiterais dire, c’est qu’il y a une différence dans notre
perception du marché selon que l’affaire porte sur une entente ou qu’elle concerne un abus de
position dominante. Dans l’abus d’une position dominante, ce qui est important, c’est plus le
comportement des entreprises et leurs pratiques commerciales. Dans ce cas de figure, la loi
impose des restrictions aux entreprises – et en particulier à celles qui ont une position
dominante sur le marché – s’agissant de la conduite qu’elles doivent avoir. Cela implique que
l’on puisse prendre des mesures réglementaires très contraignantes. Si vous avez suivi l’affaire
Microsoft vous y avez sans doute pensé, car c’est ce qui explique en grande partie la décision
du juge Jackson en faveur d’une mesure structurelle de démembrement. Encore faut-il voir quel
sera le sort de cette décision à l’issue de l’appel qui est pendant devant la cour d’appel de
Washington, D.C.
Cependant, bien que l’analyse du marché soit un exercice différent de celui consistant à
déterminer si certaines pratiques commerciales sont abusives ou créent des formes
préjudiciables de concurrence sur le marché, elle n’en est pas moins un sujet fort intéressant.
Et je terminerai sur cette idée, en faisant un dernier appel à une coopération accrue entre les
différentes autorités. En fait, les outils utilisés dans l’analyse du marché sont bien compris et
partagés par tous, et dans la mesure où les marchés continuent à devenir de plus en plus
mondiaux, il devient encore plus essentiel, aujourd’hui, pour les autorités de partager cette
expertise, pour s’entraider dans des affaires précises, et non seulement sur le plan théorique.
Je vous remercie de votre attention.
Mme Micheline Pasturel.– On a compris que la définition du marché était une nécessité,
sauf dans des cas absolument exceptionnels où cette définition est, en quelque sorte, déjà
contenue dans les agissements eux-mêmes. On a retenu ensuite que les méthodes de
définition du marché n’étaient pas d’un maniement facile, en ce sens qu’elles sont multiples et
que, si l’on veut approcher de la vérité économique, il faut les croiser entre elles. Telle est la
philosophie de cette recherche du marché pertinent – notion un peu fuyante et pourtant
tellement concrète. La parole est à la salle.
DÉBAT
M. Gérard Pogorel, Professeur à l’Ecole nationale supérieure des télécommunications.– Je
voudrais précisément réagir sur un point de l’intervention de Frédéric Jenny qui a notamment
parlé de pratique de prix prédateurs. Je pense que son exemple n’était pas juste, car lorsqu’il la
qualifie de « prix prédateurs », il a déjà porté une appréciation sur cette pratique. Si l’on s’en
tient aux faits et que l’on observe les pratiques de vente en dessous des coûts, quelle que soit
la définition qu’on en retienne – actuellement, on est confronté, dans de nombreux domaines, à
des pratiques de vente en dessous des coûts, voire de distribution gratuite –, on ne saurait
apprécier la portée anticoncurrentielle de ces pratiques en soi. En fait, on ne peut se poser la
question de savoir si ces pratiques de vente en dessous des coûts visent à écarter les
concurrents du marché ou bien, à l’inverse, si elles sont nécessaires pour créer le marché,
éventuellement pour le créer simultanément avec d’autres entreprises, sans entrer dans la
considération de la nature, de la structure de ce marché, et de l’impact de ces pratiques sur la
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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concurrence. Je pense donc que l’exemple ne suffisait pas à démontrer qu’on peut, dans
certains cas, porter un jugement sans apprécier le marché pertinent. Il faut voir, même dans ce
cas, quel est le marché pertinent, sinon on ne sait pas quel pourra être l’avenir parce que c’est
un jugement sur l’avenir.
Mme Micheline Pasturel.– Vous considérez donc que le marché pertinent doit être défini
dans tous les cas de figure.
M. Gérard Pogorel.– Dans tous les cas de figure, sinon il y a de gros risques d’erreur.
Mme Laurence Idot, Professeur à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne).– Je ne souhaite
pas revenir sur la question de la nécessité de délimiter le marché pertinent, parce que je crois
que c’est nécessaire, mais qu’on le fait plus ou moins suivant les circonstances, ni même
revenir sur les méthodes, parce que nous serons tous d’accord sur le fait qu’il y a beaucoup
d’empirisme.
En revanche, dans le prolongement de ce qu’a dit Mme Diane Wood, je m’interroge sur
l’utilisation que l’on fait de la délimitation du marché : est-il, par exemple, normal que, dans une
affaire où on applique à la fois le droit des ententes et le droit des abus de position dominante
– les articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce français, ou les articles 81 et 82 du
traité CE –, l’on constate, dans certaines décisions, parfois des délimitations du marché
variable ? Je comprends bien qu’on puisse avoir une approche globalement différente pour
l’abus de position dominante par rapport à l’application du droit des ententes, mais ça me
semble un peu surprenant de ne pas délimiter le marché de la même manière dans une même
affaire, en particulier le marché géographique.
Deuxième question : a-t-on envisagé les conséquences de la délimitation du marché en ce
qui concerne les qualités que doivent présenter les parties à l’entente ? Je donne deux
exemples : peut-on admettre l’application de l’article L. 420-1 du Code de commerce ou de
l’article 81 du traité quand les parties ne relèvent pas du même marché géographique ? Il y a,
sur ce point, une divergence d’approche, me semble-t-il, entre les positions du Conseil de la
concurrence – qui a tiré les conséquences logiques de l’appartenance à des marchés
géographiques différents – et certaines décisions communautaires où l’on esquive la difficulté.
Dans la même ligne, qu’en est-il lorsque les parties à un accord qui, par ailleurs, produit
des effets restrictifs de concurrence indéniables, ne relèvent pas, a priori, des mêmes
marchés ? Par exemple, les conventions de parrainage dans lesquelles les clauses
d’exclusivité peuvent barrer l’accès au marché d’un concurrent – je ne le conteste pas –, mais
où l’accord intervient entre deux opérateurs qui, a priori, ne sont pas concurrents. Il est vrai qu’il
y en a un qui fournit un bien ou un service nécessaire sur le marché dérivé sur lequel on va
identifier la restriction de concurrence. Au-delà de la question de savoir s’il est nécessaire de
délimiter le marché, a-t-on bien réfléchi à toutes les conséquences que l’on va tirer de cette
délimitation, en matière d’entente en particulier ?
Mme Diane P. Wood.– Pour répondre à la deuxième partie de votre question, nous prenons
bien en compte, à mon avis, la problématique de la concurrence potentielle dans notre analyse
des différentes pratiques commerciales. Cela se fait d’une façon assez pratique, bien que nous
fassions la différence entre le contexte vertical, où il peut exister des territoires exclusifs, et le
contexte horizontal d’une concurrence directe. En d’autres termes, si un fabricant accorde des
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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territoires exclusifs à deux distributeurs différents, ce n’est pas le même cas de figure que
lorsque deux concurrents décident que l’un aura tel territoire et l’autre tel autre, ce qui est
évidemment illégal.
Pour revenir à la première partie de votre question, en effet, les instruments sont les
mêmes quelle que soit la pratique mise en cause. La délimitation du marché peut-elle être
différente dans une affaire portant sur une entente de celle retenue dans le cas d’un abus de
position dominante ? C’est bien possible, et le meilleur exemple n’est autre que le cas où il y a
un accord pour une fusion ou une concentration. Dans cette hypothèse, la délimitation du
marché pertinent se fait sur la base d’une prévision portant sur l’évolution future du marché. Je
pense qu’il est plus sensé d’adopter une définition plus conservatrice du marché dans le cas
des fusions que dans celui des abus de position dominante ou monopoles, là où la structure du
marché existe déjà et où l’on doit déterminer s’il est nécessaire de réguler le comportement des
entités sur ce marché. En tout état de cause, les dispositions du droit américain permettent
d’analyser ces marchés sous divers angles, et on pourrait éventuellement appliquer les
résultats d’une telle analyse dans le cadre du droit de la concurrence.
M. Didier Théophile, Avocat, Cabinet Deprez, Dian, Guignot & Associés.– Ne pensez-vous
pas qu’en matière d’entente, la définition du marché pertinent est nécessaire, dans le cas de
pratiques d’exclusion, surtout sur de nouveaux marchés ? Dans cette hypothèse, en effet, il est
nécessaire de définir un marché puisqu’on interdit justement à un nouvel opérateur d’entrer sur
ledit marché. En revanche, en présence d’un cartel de prix classique, où tous les intervenants
sont, par hypothèse, identifiés, et qui est mis en œuvre au détriment de consommateurs plutôt
qu’à celui des concurrents, pensez-vous qu’il est vraiment nécessaire de délimiter le marché de
façon très précise, dès lors que la pratique est évidente ?
M. Claude Lucas de Leyssac.– Je ne sais pas si, du point de vue de l’économie, il est
toujours nécessaire de délimiter le marché. Je me suis, en revanche, efforcé de montrer que,
du point de vue juridique, cela est toujours indispensable. De sorte que, comme le droit de la
concurrence est un mélange de droit et d’économie, c’est toujours le plus disant qui aura
raison. Il me paraît donc que, puisque le droit conduit nécessairement à une définition préalable
du marché, peu importe que, pour des raisons économiques, on puisse constater que ce n’est
pas toujours indispensable.
M. Alain Ghozi, Professeur à l’Université Paris II (Panthéon-Assas).– Je voudrais savoir si
la Commission conduit une politique et, plus précisément, une politique économique et
industrielle ? Et dans l’affirmative, si une politique économique est compatible avec des
définitions claires ?
M. Paolo Césarini.– La Commission a, en effet, un département chargé, entre autres
missions, des politiques industrielles : c’est la Direction générale Entreprises. La Direction
générale de la concurrence, en revanche, qui revendique son autonomie dans l’application des
règles de concurrence, n’est pas chargée de cet aspect de la politique de la Commission. Il est
vrai qu’un débat a longtemps porté sur la question de savoir si l’article 81, § 3, du traité ne
constituait pas, accessoirement, un instrument de la politique industrielle ; autrement dit, s’il ne
fallait pas prendre en compte des valeurs autres que celles qui sont exactement formulées
dans la lettre du § 3, telles qu’une politique sociale, une politique environnementale ou une
politique industrielle... Il est maintenant devenu indispensable de clarifier ce point, surtout si l’on
s’oriente vers une application décentralisée de l’article 81 dans son ensemble. Évidemment, la
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
question de l’utilisation de ces règles à des fins autres que la politique de concurrence devient
cruciale, sitôt que le juge et les autorités de concurrence nationaux seront amenés à les
appliquer. Cela commande de délimiter clairement les deux champs respectifs d’intervention.
La réponse est – et je crois que la réforme qu’on a conduite dans le domaine des
restrictions verticales et horizontales le montre – qu’entrent en ligne de compte des critères liés
aux efficiences dans les éléments susceptibles de justifier une exemption. C’est donc une
analyse, encore une fois, économique qui prévaut. Celle-ci n’exclut pas, du reste, que certains
éléments, par exemple la protection de l’environnement, puissent être pris en considération
comme favorisant le progrès économique et social. Seulement, cette prise en compte doit
toujours être rattachée à une des conditions posées à l’article 81, § 3. Ce mécanisme
présuppose de toute façon un type d’analyse qui, par essence, opère une balance entre les
effets négatifs et les effets positifs de la pratique. Or, les effets positifs peuvent aussi tenir à des
considérations externes comme, par exemple, des méthodes de production qui sont plus
respectueuses de l’environnement. Mais ces éléments ne sont pas retenus en tant
qu’instruments de politique industrielle dans laquelle on réglementerait, par exemple, la
configuration de certaines opérations en fonction de nos décisions quant à l’acte prévisible de
cette industrie et de ce secteur.
LIBÉRALISATION DES SERVICES PUBLICS
Mme Micheline Pasturel.– Le deuxième thème de cette journée est la libéralisation du
service public. Longtemps installés sur de solides monopoles qui leur assuraient la fidélité
absolue d’usagers captifs, les entreprises publiques, sous la pression inexorable exercée par la
construction du marché unique européen et par l’importance sans cesse croissante du droit de
la consommation, ont dû s’ouvrir, elles aussi, aux notions de marché et de clientèle qui leur
étaient étrangères. Certaines activités, historiquement exercées en monopole, ont été rendues
accessibles à la concurrence par le législateur. C’est le cas des télécommunications et, plus
récemment – plus timidement aussi – de l’électricité ; ce sera le cas, demain, du gaz.
Réciproquement, l’on voit des entreprises, encore titulaires de monopoles, chercher à diversifier
leurs activités dans le secteur concurrentiel. Cette interpénétration des secteurs publics et
privés pose de délicats problèmes.
Comment assurer, dans le paysage économique nouveau créé par cette redistribution des
cartes, la conquête, à armes le plus égales possible, de la clientèle ? Une institution innovante
prend ici toute sa place. Il s’agit de la régulation, exercée par une série d’autorités
administratives indépendantes, dont le rôle est de surveiller les conditions d’accès au marché
en s’assurant que l’opérateur public n’abuse pas de la situation prééminente que l’histoire lui a
conférée pour se livrer à des pratiques destinées à empêcher ou retarder l’entrée de
concurrents sur le marché. Le procédé le plus courant consiste à subventionner son activité
concurrentielle par des ressources tirées de son activité monopolistique. Nous étions tout à
l’heure dans le domaine de l’entente, nous entrons maintenant dans celui des abus de position
dominante.
C’est Madame Marie-Anne Frison-Roche, Professeur à l’Université Paris-Dauphine qui va
introduire la réflexion sur les thèmes retenus.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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EXPOSÉ INTRODUCTIF
Mme Marie-Anne Frison Roche
Professeur à l’Université Paris-Dauphine
Il s’agit de poser simplement le cadre dans lequel le mécanisme de la libéralisation des
services publics va être confronté au phénomène de la clientèle. L’entreprise n’est pas aisée,
parce qu’à première vue, le service public et la notion de clientèle, celle qu’il s’agit de conquérir,
sont étrangères, deux parallèles qui n’ont pas vocation à se rencontrer. Or, même si dans les
faits, dans l’ordre pragmatique, on peut observer l’existence de clients des services publics, si
cela est contradictoire dans l’ordre des idées, voire inconcevable, cette rupture entre
l’agencement des choses et les idées qui sont réellement à l’œuvre dans les choses a pour
conséquence que la pratique se déroule mal. Il faut que les pratiques soient en harmonie avec
les idées, et celles-ci puisent dans l’histoire des nations. Puisque le fait concret de clientèle des
services publics industriels et commerciaux est acquis, il convient d’aller vers ce qui reste
difficile : les idées et l’idée française selon laquelle service public et clientèle ne se rencontrent
pas.
Pourquoi ?
Pour plusieurs raisons. Elles paraissaient solides ; elles étaient en réalité très dépendantes
de l’histoire française des idées ; on verra qu’elles se retournent assez aisément.
1. Parce que le service public n’appartiendrait pas au monde marchand, alors que le client est
celui qui est en droit d’acquérir contre un prix, une rémunération, un service. Le régalien n’est
pas à vendre. Il ne se dévore pas plus : le service public ne se consommerait pas. Mais plus de
pragmatisme identifie aisément sous le service public les biens économiques qui se vendent et
s’achètent, communications téléphoniques ou impulsions électriques.
2. Parce que le service public exprime le soin que le régalien à des citoyens. L’accès au
service est l’expression de ce lien politique. Même s’il y a une contrepartie financière – le billet
de train –, c’est encore d’une relation unilatérale qu’il s’agit : l’État offre à chacun l’accès aux
biens essentiels. Ce souci politique s’oppose au monde marchand qui repose sur le seul accès
au bien pour ceux qui peuvent se l’offrir. Si chacun doit pouvoir accéder aux biens essentiels,
seul un organisme public pourrait prendre en charge cette mission, de service public, d’offrir le
bien à chacun. Celui qui y accède ainsi est un usager. Un usager qui se range du côté du droit
public. Un usager, pas un consommateur, encore moins un client, ce client qui se range plutôt
du côté du droit privé. Mais dans d’autres cultures, l’opposition entre citoyen et client n’est pas
marquée. Et la distinction du droit public et du droit privé est un trait si français…
3. Parce que le service public, soit pour des questions essentielles (l’unicité du régalien), soit
pour des questions d’économie industrielle (économie d’échelle, monopole naturel des
réseaux), est pris en charge par un organisme unique. Même s’il s’agit d’un service public
industriel et commercial, celui qui le propose et endosse la charge, la mission, d’y faire accéder
chacun, sera unique. Il y aura monopole. Monopole confié à un organisme en charge du devoir
politique d’accès : ce sera la solution française à travers un maillage d’entreprises publiques
monopolistiques sous la tutelle du Gouvernement. Dès lors qu’il y a monopole naturel,
économiquement monopole naturel, politiquement monopole naturel, il n’y a pas de
concurrence. Or, qu’est-ce qu’un client ? Pourquoi est-il si précieux, si convoité et qu’on ne
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songe qu’à sa conquête ? C’est parce qu’il peut aller à la concurrence. Dès lors, s’il y a
monopole, il n’y a plus cette mobilité, cette évanescence de la clientèle, donc il n’y a pas de
client.
Tout devient différent lorsqu’il y a libéralisation des services publics, c’est-à-dire ouverture à
la concurrence des activités de services publics. C’est le cas plus ou moins pour l’aérien, pour
le téléphone, la poste, l’électricité, le gaz. Mais il ne faut pas radicaliser la description du
mouvement : la libéralisation du service public ne signifie pas nécessairement sa dissolution
dans le marché, à travers ce que l’on désigne comme la banalisation du service public.
Précisément, on se retrouve dans l’entre-deux, plus dans le monopole public mais pas encore,
ou pas nécessairement, dans le marché : précisément on va faire fonctionner ce couple
« service public / clientèle ». Couple instable, peut-être, ayant besoin de tuteurs, mais couple
solide à long terme.
Reprenons le dévoilement de cette évolution, par laquelle la France rejoint aujourd’hui la
tradition nord-américaine. Le premier mouvement est donc économique. Qu’il soit contraint par
l’Europe, notamment par la perspective d’éventuelles condamnations des monopoles publics
pour abus de position dominante, ou qu’il résulte d’une évolution de la conception politique de
la gestion de l’État, il y a mise en concurrence des services offerts. Par cette concurrence, le
goût des usagers va naturellement s’affirmer pour aller de l’un à l’autre, de France Telecom à
Bouygues Telecom. Or, un usager volage, c’est déjà un client. L’ambition de sa conquête fait
rage.
Est-ce pour autant que nous avons inversé purement et simplement les données, et que
nous sommes passés du monopole public dont les usagers restaient captifs, à l’ajustement libre
de l’offre et de la demande sur un marché, les clients disposant de ces biens comme ils
disposent des autres ? En d’autres termes, l’existence de clients, engendrée par la libéralisation
des services publics, la compétition entre les entreprises pour les conquérir, les conserver, les
créer, signe-t-elle nécessairement la banalisation des services publics, donc leur disparition ?
En d’autres termes, pour qu’il y ait des services publics, faut-il qu’il n’y ait pas de clients ? Et
dès l’instant qu’il y a des clients, n’y a t-il plus de services publics ?
Non.
Parce que, en premier lieu, il peut demeurer des effets de monopoles naturels, par lesquels
l’entreprise propriétaire du réseau d’infrastructure – le réseau de transport de l’électricité, le
réseau téléphonique – disposerait du pouvoir d’imposer ses prix à ceux qui n’ont pas d’autres
solutions que d’avoir accès à ces réseaux pour vendre leurs propres biens. Il faut alors utiliser
la puissance publique pour que des clients puissent choisir entre plusieurs opérateurs, alors
que le réseau n’appartient qu’à un seul. Il faudra, pour que la clientèle existe, organiser de force
un droit d’accès des opérateurs aux infrastructures de réseau. On mesure ainsi que le droit de
la régulation est à la fois le prolongement du droit de la concurrence et tout autre chose que
celui-ci. En effet, le droit de la concurrence correspond à l’économie classique, c’est-à-dire
s’appuie sur un droit des marchés et des objets de propriété qui y circulent, alors que le droit de
la régulation, loin de refléter une conception dirigiste et dépassée de l’activité économique,
exprime un droit des réseaux et des procédures et un droit d’accès à ces réseaux.
Pour organiser cette ouverture du réseau, il faudra alors contraindre l’opérateur à organiser
le secteur, au-delà du marché, pour que le phénomène de clientèle se développe. En second
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
lieu, le souci politique de l’accès de tous au bien, parce qu’il est essentiel, peut perdurer. Il y
aura alors un droit politique à être client, que le marché ne peut toujours satisfaire parce que le
marché exclut ceux qui n’ont pas les moyens économiques de s’offrir le luxe d’être client. C’est
ce que traduit l’idée d’un droit subjectif à l’électricité de la loi de février 2000. Cette fois, c’est le
consommateur, le client final, qui doit avoir accès. Mais ce qui est certain, c’est que le nouveau
système, celui qui va corréler ce couple explosif du service public et de la clientèle, repose
essentiellement sur le droit d’accès. C’est ce que traduit la notion de service universel par
rapport à la notion classique de service public.
Comment rendre effectif ce droit d’être client à un prix raisonnable, ce droit d’accès au
réseau avec une rémunération équitable du propriétaire du réseau ? C’est la régulation qui va
satisfaire cela, régulation construite sur l’idée fondamentale du droit d’accès. Pour les Français,
la chose est nouvelle, parce que la régulation, c’est le lien même entre le souci politique de la
participation de chacun et le fait de la clientèle mobile profitant de la concurrence. Mais les
États-Unis ont dès le départ réglé ainsi la question des monopoles naturels, par la régulation.
C’est pourquoi la théorie des facilités essentielles a été admise précocement aux États-Unis et
beaucoup plus récemment en Europe et en France.
Pour le système juridique français, la régulation, qui est née dans le creuset de cette
rencontre entre le service public et la clientèle, qui traduit cette relation, est un choc,
principalement dans sa dimension institutionnelle. En effet, puisqu’il faut une régulation dans
ces secteurs libéralisés ouverts à la concurrence, pour que la clientèle s’y installe grâce à un
équilibre à instaurer entre l’ancien monopole public et les nouveaux entrants, pour que le droit
politique de chacun à être client y perdure, il faudra une autorité de régulation. Elle exercera la
régulation, c’est-à-dire l’instauration ou/et le maintien d’équilibres optimaux que le secteur ne
peut de lui-même engendrer.
Cette machinerie est dans l’entre-deux du droit public et du droit privé, parce qu’elle
exprime un souci politique et une puissance publique au service des clients, client dans l’attente
simple d’une consommation, dans un contexte de concurrence. Cet entre-deux s’exprime à
travers les voies de recours contre les décisions de régulation, tantôt devant le juge judiciaire,
tantôt devant le juge administratif.
Au cœur de la machine, l’autorité de régulation. Il s’agit d’un organe, généralement public
mais pas toujours, qui va disposer du pouvoir de réguler le secteur, pour le bien du secteur
mais aussi pour le bien spécifique de la clientèle. Il en est ainsi de la COB, ancêtre français des
autorités de régulation, qui veille au bon fonctionnement du marché mais aussi à la protection
de l’épargne, l’épargnant étant le client de ce secteur depuis toujours régulé qu’est la finance.
L’autorité de régulation est nécessairement indépendante du Gouvernement, parce que
celui-ci, à travers l’entreprise publique dont il est propriétaire, n’a pas l’impartialité requise du
régulateur. L’autorité de régulation exerce fréquemment toutes les fonctions, souvent
normatives, d’application des règlements, de règlement des litiges et de sanction. Cet organeorchestre met à mal le principe de séparation des pouvoirs mais c’est toujours dans les entredeux que s’expérimentent les nouveaux systèmes. Celui-ci est en train de trouver sa place,
place encombrante certes qui rend intimes les contraires. Jardin à l’anglaise donc bien plus
qu’à la française.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Mme Micheline Pasturel.– Je tiens à remercier Madame le Professeur Frison-Roche du
réveil tonique auquel elle nous a conviés par son exposé. Nous avons vécu en France dans
une tradition colbertiste solidement implantée, avec un service public omniprésent, des usagers
captifs qui ne pouvaient pas aller ailleurs. Et voici que, depuis quelques années, les choses
bougent. Le vent vient de loin, il vient d’outre Atlantique. Il est planétaire. Les économies se
confondent, on ne sait plus très bien où on en est. La libéralisation des services publics, leurs
rapports avec le marché, l’usager, sont la source de nouveaux problèmes. Les intervenants qui
vont s’exprimer maintenant vont nous aider à les résoudre.
TABLE RONDE animée par M. Xavier Delcros, Professeur à l’Université
Paris-Sud, Avocat à la Cour
M. Xavier Delcros.– Dans l’exposé de Mme Frison-Roche, nous avons notamment
rencontré deux notions : celle de « facilité essentielle » et celle de « service universel ». Il
n’échappe à aucun d’entre vous que ces deux notions nous viennent d’outre-Atlantique : 1912
pour les facilités essentielles, les années 30 pour la notion de service universel. Dans ce
domaine que M. Karel Van Miert appellerait avec moi celui des « secteurs exclus », domaine
mis en exergue pour donner quelques exemples de service public, la parole revient
logiquement à notre invité d’outre-Atlantique.
M. Thomas Greene, Senior Assistant Attorney General, State of California Department of
Justice, Antitrust Division.– Merci. Globalement, l’expérience de la déréglementation aux ÉtatsUnis est assez mitigée. Il est vrai que nous avons enregistré un énorme succès avec les
compagnies aériennes, puis dans le secteur du gaz naturel, et ensuite dans celui des
télécommunications. Dans chacun de ces cas, les prix ont baissé, l’éventail des choix s’est
élargi. Malheureusement pour moi, il n’en a pas été de même en Californie, mon État, avec le
marché de l’électricité, qui aurait pu constituer la suite logique du processus de
déréglementation que je viens de décrire. En 1996, le cadre réglementaire de la Californie
ressemblait à celui qui est en vigueur dans la plupart des États américains, c’est-à-dire un
système dans lequel les compagnies d’électricité étaient remboursées des coûts qu’elles
avaient engagés, montant majorés d’un bénéfice raisonnable venant rémunérer les
investissements réalisés dans les centrales de production et sur les réseaux de distribution de
l’électricité. En outre, la Commission de régulation des services publics de la Californie
(California Public Utilities Commission) était responsable des décisions portant sur la
construction des réseaux et des centrales électriques. Bien que le système ait fonctionné
correctement dans l’ensemble, un consensus s’est établi entre le législateur, les compagnies
d’électricité et, plus encore, les producteurs et les gros utilisateurs industriels d’électricité pour
considérer qu’il serait possible de baisser les prix si on réduisait les contraintes réglementaires.
C’est ainsi que la loi sur la déréglementation fut adoptée en 1996.
Nous avons donc créé une série de nouvelles autorités en Californie. La première, intitulée
Independant System Operator (ISO), est chargée de contrôler toute l’électricité et le réseau
électrique de l’État. L’idée était d’empêcher les compagnies d’électricité de favoriser leurs
propres filiales pour l’achat d’électricité en réduisant leur contrôle sur les réseaux. Après la
création de l’ISO, la deuxième mesure consista à obliger certaines compagnies d’électricité,
dont le capital était détenu par des investisseurs privés, à revendre un certain nombre de
centrales électriques dont elles étaient propriétaires, afin de réduire leur puissance sur le
marché. Cependant, sur le marché, les contrats d’achat d’électricité étaient à très court terme,
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
ce qui, à l’usage, s’est avéré être une erreur majeure, et ce, malgré l’avis favorable émis par
bon nombre des nouveaux producteurs d’électricité sur ce marché. Il y avait bien un marché à
échéance d’un jour, à échéance d’une heure et en temps réel, mais, jusqu’à une date récente,
point de marché de couverture à long terme. Il n’existait pas de contrats à cinq ans, à un an,
voire à un mois, comme il est d’usage sur d’autres marchés de produits de base.
L’hypothèse qui justifiait, aussi bien du point de vue industriel qu’économique, cette
décision de libéraliser le marché était que l’introduction massive de centrales à cycle combiné,
alimentées au gaz naturel, créerait assez rapidement une offre supplémentaire d’électricité sur
le marché californien à un prix nettement inférieur à l’offre générée par les centrales nucléaires
et thermiques existantes, hypothèse qui s’est révélée être on ne peut plus erronée au cours de
l’été 2000. San Diego, qui se trouve à la frontière entre la Californie et le Mexique, a été la
première région de l’État à connaître une déréglementation totale des prix à la consommation.
Au mois de juin 2000, ces prix ont doublé ; en juillet 2000, ils ont triplé. Cette situation est
devenue explosive sur le plan politique en Californie. À l’heure actuelle, nous en sommes à
analyser les différents facteurs qui pourraient être à l’origine de cette erreur.
Les producteurs d’électricité estiment que c’est l’augmentation des prix et des coûts qui est
à l’origine du problème. Ils proposent deux explications. La première concerne le prix du gaz
naturel. Celui-ci a connu deux majorations importantes, d’où son niveau plus élevé. La
deuxième porte sur le marché des droits à polluer mis en place en Californie, comme dans de
nombreuses régions des États-Unis. En matière de production d’électricité, le principal droit à
polluer utilisé est celui qui porte sur l’oxyde d’azote (NO). Or, le montant de ce droit a accusé
une hausse considérable. Ces mêmes producteurs prétendent que les fortes contraintes
écologiques rendent difficile la construction de nouvelles centrales électriques en Californie.
D’aucuns ne partagent pas ce point de vue – ce qui est tout à fait normal. Ils se basent, en
général, sur le fait que les bénéfices des producteurs d’électricité sont montés en flèche, et ce,
sans commune mesure avec l’augmentation des coûts effectivement subie. Pour donner un
exemple concret : un producteur d’électricité qui avait enregistré un bénéfice de 5 millions de
dollars pendant l’été, c’est-à-dire au troisième trimestre 1999, a vu ses bénéfices grimper à
158 millions de dollars pour le même trimestre 2000. Dès lors, si augmentation de coûts il y a,
les bénéfices, quant à eux, ont littéralement explosé. De toute évidence, quelle que soit
l’incidence des coûts, il doit y avoir d’autres explications.
À notre avis, l’une des solutions à envisager en Californie serait de rationaliser l’octroi des
licences pour la construction de nouvelles centrales. Certes, les producteurs d’électricité font
valoir des arguments pertinents dont il faut tenir compte. Mais d’autres facteurs entrent
également en jeu. Les autorités de contrôle – l’ISO et le PX (Power Exchange) – sont
composées principalement de producteurs d’électricité, ce qui explique, sans doute, la difficulté,
voire l’incapacité dans laquelle elles se trouvent de donner une réponse à ces flambées de prix,
qui soit favorable au consommateur. Ces autorités, appelées en Californie « conseils des
parties intéressées », risquent de faire l’objet d’une profonde restructuration dans les trois à six
mois qui viennent, l’objectif étant d’accorder aux consommateurs une position nettement
majoritaire dans ces instances de surveillance de ces marchés de première importance. On
espère par ailleurs que les règles qui régissent ces marchés vont connaître des modifications
considérables. Pour l’heure, en Californie, ces règles s’inspirent dans une large mesure de
l’expérience britannique en matière de déréglementation. Or la Grande Bretagne a également
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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connu une hausse conséquente des prix de l’électricité au moment de la mise en œuvre de
cette politique.
Comme nos collègues britanniques, c’est à nous qu’il incombe de revoir et de corriger – en
faisant preuve d’une grande prudence – les règles actuelles du marché. Il nous incombe
également de veiller à ce que toute tentative de détournement de la réglementation de la part
des producteurs indépendants sur le marché reste infructueuse. Cela passe, à n’en point
douter, par des mesures destinées à faciliter la conclusion des contrats de couverture, car la
couverture constituera un élément clé de cette politique. En effet, dans le système actuel,
l’économie de la Californie est tributaire de la forte volatilité qui règne sur ce qui constitue,
essentiellement, un marché de l’électricité au comptant. Pour ce qui concerne la concurrence,
la Division Antitrust pour l’État de Californie, dont je suis responsable, a été chargée d’enquêter
sur d’éventuels cas d’ententes, de collusion ou d’autres pratiques commerciales restrictives.
Ainsi, il pourrait y avoir d’autres facteurs, à savoir des comportements illicites, pour expliquer
ces augmentations dramatiques de prix.
En ce moment même, les États américains, car c’est au niveau étatique que les réformes
réglementaires de ce genre sont prises, ont tous l’œil rivé sur la Californie et semblent vouloir
faire preuve de prudence avant de se lancer dans une déréglementation massive du marché de
l’électricité. À mon avis, tant que l’on n’aura pas réussi à mieux comprendre les causes de ces
augmentations de prix, les autres États n’entameront pas de si tôt la prochaine étape de la
déréglementation.
M. Xavier Delcros.– Cet exemple américain, dont nous avons pu constater – nous le
savions déjà – qu’il était de très grande liberté économique et a fortiori dans l’État de Californie,
va nous permettre une comparaison avec un système de régulation dans le domaine des
télécommunications. Je passe tout de suite la parole à M. Pierre-Alain Jeanneney.
M. Pierre-Alain Jeanneney, Conseiller d’État, Directeur général de l’Autorité de régulation
des télécommunications (ART).– Marie-Anne Frison-Roche a dit que le régulateur était au cœur
de la machine, qu’il était un organe orchestre, et elle nous a qualifiés de « jardin à la
française ». À partir de là, plusieurs questions se posent :
Première question, l’idée même d’une autorité de régulation, d’une autorité administrative
indépendante, est-elle légitime ? Ici ou là, on entend : « Non, vous n’êtes pas légitime ».
Pourquoi ? Parce que la création d’autorités administratives indépendantes conduirait à un
éclatement du rôle de l’État et leur multiplication porterait atteinte à l’unité même de l’action
publique. Deuxième critique : ce serait tout simplement contraire à la Constitution. En confiant
un pouvoir réglementaire à des autorités indépendantes, on méconnaîtrait l’article 21 de la
Constitution qui donne le pouvoir réglementaire au Premier ministre et au Président de la
République. Enfin, cela aboutirait à une confusion des pouvoirs, à un mélange des genres
insupportable entre le judiciaire, le législatif et l’exécutif.
Ces trois critiques sont, à mon avis, sans portée quand on voit la réalité de ce qu’est, dans
la pratique, la vie même d’une autorité indépendante. Pour quelle raison, malgré les critiques
des juristes, malgré les critiques des avocats qui n’ont pas envie de voir les autorités
administratives indépendantes devenir trop efficaces, continue-t-on à créer de telles autorités ?
Je pense à l’exemple récent de la Commission de régulation de l’électricité, notre petite sœur,
que nous avons vu naître avec plaisir et dont nous suivons les premiers pas avec attention et
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
bienveillance et avec la satisfaction de voir la famille s’élargir. Pourquoi ? Tout simplement
parce que ces créations reposent sur un principe d’efficacité. On applique au sein de l’État une
règle simple qui est celle de la délégation et de la responsabilité. Cela suffit à justifier
l’existence de ces autorités un peu inhabituelles au sein du paysage français.
On entend souvent, ici ou là, une autre critique : « Que vous existiez passe encore, mais
disparaissez rapidement ». C’est un peu la chronique d’une mort annoncée. « Disparaissez, car
les raisons mêmes qui ont conduit à votre création, c’est-à-dire la nécessité d’une régulation
asymétrique, vont bientôt disparaître. Vous n’aurez plus votre rôle dès lors que la concurrence
avec France Télécom existera. La seule justification de votre existence, c’est le fait qu’il y avait
un monopole. Il n’y a plus de monopole, vous n’avez donc plus lieu d’être ». Seconde critique :
« C’est bien compliqué, le CSA, l’ART... Ne pourrait-on pas fusionner tout cela comme c’est le
cas aux États-Unis, au Canada, en Italie ? » Je ne crois pas, là non plus, que ce serait une
bonne idée. Enfin, et en présence de Karel Van Miert, je suis particulièrement attentif à cette
objection. On dit « Vous savez, l’avenir étant, bien évidemment, européen, pourquoi ne pas
confier cette mission à la Direction générale en charge des télécommunications à Bruxelles ?
Ces multiples autorités dans les États membres, cela pose des problèmes de cohérence et de
coordination. Il faut que la régulation s’exerce véritablement à Bruxelles. Donc vous existez
mais pas pour longtemps, soyez rassurés ».
Ces thèses ne me paraissent pas justifiées. Et vous ne serez pas surpris – ce n’est pas
seulement un plaidoyer pro domo – que je pense que l’ART, au moins pour quelques années,
doit continuer à exister. D’abord parce qu’il ne suffit pas que la concurrence soit ouverte en
droit, il faut aussi qu’elle soit ouverte en fait. Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui sur bien des
segments de marché. L’existence même de la régulation asymétrique, le droit d’accès aux
infrastructures essentielles – ce qu’évoquait Marie-Anne Frison-Roche –, demeurent
aujourd’hui une nécessité, et il faut que quelqu’un y veille. En deuxième lieu, mélanger la
régulation des contenus et la régulation des contenants serait, à mon sens, une très mauvaise
idée. Sans doute peut-on redessiner les frontières et sans doute peut-on mieux distinguer, en
tenant compte du phénomène de la convergence, ce qui relève de la régulation des réseaux et
ce qui ressortit à la régulation des contenus. On peut donc apporter des corrections à la marge,
mais pas davantage.
Enfin, faut-il transférer tout cela au niveau européen avec un renforcement des pouvoirs de
la Commission ? Je ne le pense pas. Certes, si l’on songe, par exemple aux conditions de
candidature à l’UMTS – les licences de téléphonie mobile de troisième génération –, il est vrai
que le désordre européen que l’on peut observer aujourd’hui, la diversité des solutions
retenues, n’est pas satisfaisant. On aurait pu souhaiter sur ce dossier particulier que la
Commission joue un rôle plus important. Il me semble dans l’immédiat – au moins pour
quelques années encore – que l’existence même d’une autorité de régulation dans le secteur
des télécommunications se justifie, même et surtout si la manière dont elle exerce sa tâche et
ses missions évolue rapidement et s’adapte constamment aux besoins du marché, aux besoins
des opérateurs et à une situation de la technologie et de la concurrence qui se transforme
extrêmement vite.
M. Xavier Delcros.– Nous voyons donc dans le secteur des télécommunications une
confrontation arbitrée par l’ART entre l’opérateur historique représenté par M. Guillaume, et un
opérateur privé – Bouygues –, représenté par M. Guillemin. Que pensez-vous, M. Guillemin, de
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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ce débat sur l’existence de l’ART ? Et plus généralement, comment appréciez-vous son
contrôle de la régulation asymétrique.
M. Jean-François Guillemin, Secrétaire général du Groupe Bouygues.– L’opérateur privé
dernier entrant sur le marché sera le dernier à critiquer la présence d’une autorité de régulation.
Ce dernier entrant a pu pénétrer sur le marché parce que le législateur lui a reconnu un droit
d’accès et la liberté de la concurrence, mais cela ne suffit pas pour affronter l’ex monopole
public. L’opérateur privé entre sur le marché parce qu’il pense qu’il a une capacité d’innovation
et de gestion, mais surtout parce qu’il peut bénéficier de l’égalité de la concurrence : telle est la
mission essentielle confiée au régulateur. L’opérateur est donc très demandeur de régulation et
de cette garantie d’une égalité des conditions de la concurrence. Pour cela, il dispose d’à peu
près tout l’arsenal dont il peut avoir besoin pour se faire une place sur le marché. La régulation
existe finalement pour lui, elle permet aux opérateurs privés d’exister et aux nouveaux entrants
de participer à la compétition. Mais elle doit pleinement remplir son office.
Or, l’opérateur privé entrant sur le marché est confronté à des difficultés redoutables. La
première est ce que j’appellerai l’éclatement de la régulation. Éclatement de la régulation parce
que le législateur n’a pas choisi de la confier à un seul régulateur. On a parlé de l’ART, mais il y
a bien d’autres régulateurs : le Ministre lui-même est en France un régulateur, la Commission
de Bruxelles, les juridictions administratives, le Conseil de la concurrence, le juge pénal, le juge
civil... On a déjà énuméré huit régulateurs. L’opérateur privé obtient la régulation du marché en
sollicitant des décisions de ces régulateurs, qui sont autant de sources de droit différentes, ce
qui rend l’exercice extrêmement difficile. Pour reprendre un concept cher à Madame Frison
Roche, il n’existe pas, ou très peu, d’« interrégulation ».
Un autre handicap est l’échelonnement de la liberté d’accès au marché. La France est
passée d’un monopole à un duopole, du duopole à un marché avec trois opérateurs, mais cette
ouverture du marché s’est faite de façon très progressive, sur plusieurs années, si bien que des
parts de marché ont pu être préemptées par le monopole, puis le premier opérateur qui est
venu le rejoindre.
L’élaboration très progressive de la régulation est une autre difficulté. Par exemple, on a vu
apparaître en France, au mois d’août 2000, une obligation de partage des sites pesant sur les
opérateurs déjà présents sur le marché, au profit des nouveaux entrants. Cette disposition
n’existait pas lorsque Bouygues Télécom est arrivée sur le marché. La lenteur de l’application
de la régulation est aussi un point fondamental. Par exemple, en présence d’une pratique de
prix prédateurs, il faut que l’autorité de régulation, ici le Conseil de la concurrence, puisse
intervenir rapidement. Or, ce n’est pas aussi simple que cela. En attendant, les parts de marché
sont conquises.
Enfin, l’opérateur privé dernier ou nouvel entrant sur le marché, peut être confronté à des
régressions formidables de la régulation. La raison en est très simple : en France et en Europe,
la concurrence n’est pas encore un objectif prioritaire ; ce n’est pas une fin en soi, les objectifs
du droit de la concurrence s’effacent bien souvent devant d’autres considérations. Un exemple
récent, très spectaculaire, est l’octroi des licences de troisième génération. L’édifice
patiemment élaboré par diverses autorités de régulation s’est effondré parce que les plus
grands États européens (Royaume-Uni, Allemagne et France) ont soudainement décidé de
poursuivre un objectif fiscal : profiter de la mode pour l’UMTS, spéculer sur l’arrivée d’un
nouveau produit qui n’existe pas encore, pour percevoir, sur les opérateurs, des taxes
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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extrêmement élevées (environ 1 000 milliards de francs pour toute l’Europe). C’est un autre
objectif qui l’a emporté sur l’objectif de libre concurrence. Ainsi, des sommes considérables
vont être perçues en France auprès de chacun des candidats, y compris le dernier entrant qui
devrait payer le même montant que le premier entrant, à savoir l’ex monopole public. La
considération de la libre concurrence et de l’égalité des conditions de la concurrence n’a pas
été prise en compte dans la décision. L’opérateur privé est donc menacé par de telles
régressions de la régulation.
On pourrait également évoquer la loi sur le numérique hertzien que le Parlement vient
d’adopter en France.
La régression de la régulation est une conséquence directe de la fragmentation des
régulateurs, de l’éclatement de la régulation. Lorsqu’on lit les directives européennes ou les
décisions communes du Parlement européen et de la Commission de Bruxelles, qui cherchent
à promouvoir l’innovation et la concurrence, on observe qu’il est recommandé aux États
membres de ne pas percevoir des montants excessifs lors de l’attribution des licences.
L’Europe avait bien la volonté de développer son industrie des télécommunications et de
préserver son leadership mondial, acquis grâce à une ouverture réussie du marché du GSM à
la concurrence. Force est de reconnaître que tout cela a finalement fondu au soleil de la
recherche de recettes fiscales.
Tel est l’un des plus grands paris de l’opérateur privé qui entre sur le marché. Certes
l’existence de la régulation et la présence d’une autorité de régulation sont des avancées
fondamentales. Mais le régulateur intervient dans un contexte extraordinairement complexe et
dans un environnement juridique qui ne fait pas de la liberté de la concurrence une priorité. Que
faut-il faire ? Ces quelques minutes ne sont pas suffisantes pour recenser les propositions. Il
faudrait sûrement a minima, que, dans les droits des pays européens, la liberté de la
concurrence soit relevée dans la hiérarchie des priorités juridiques. Il faudrait, par ailleurs, que
la Cour de justice des Communautés européennes développe une jurisprudence permettant de
sanctionner les législations incompatibles avec les principes de la concurrence. Cela manque
très clairement dans l’arsenal juridique actuel. Voilà ce qu’avait à dire l’opérateur privé.
M. Xavier Delcros.– Le débat sur la conquête de la clientèle, qui nous occupe aujourd’hui,
est celui de savoir si et dans quelle mesure l’opérateur historique, que représente ici
M. Guillaume, aurait à souffrir de l’ouverture du marché à la concurrence, et comment il perçoit
ceux auxquels il s’adresse : comme des clients d’aujourd’hui, comme des usagers d’hier ?
M. Emmanuel Guillaume, Conseiller d’État, Directeur juridique et fiscal du groupe France
Télécom.– Je n’ai pas mis ma perruque poudrée et je ne transformerai pas cette table en ring.
J’observe quand même que, lorsqu’on libéralise, il y a toujours une confiance modérée vis-à-vis
des opérateurs qui occupent toute la scène.
La régulation spécialisée existe, c’est une nécessité. Et elle existe dans tous les pays. Il
doit y avoir des raisons pour cela. Pierre-Alain Jeanneney a raison quand il dit qu’on va en avoir
encore pour quelques années. En caricaturant, l’opérateur historique a l’option entre deux
stratégies : une stratégie perdante, qui est celle de l’enfermement dans la forteresse, et donc
gérer le déclin de façon agressive ; une autre stratégie, pas nécessairement gagnante, parce
qu’on ne le sait qu’à la fin de l’histoire – il n’y a d’ailleurs pas de fin à l’histoire –, qui est le
développement. Cela dépend évidemment des branches d’activité. Le problème est peut-être
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différent dans le charbonnage ou dans un secteur où les perspectives de croissance sont
moindres que les télécoms. Le développement veut dire qu’on va perdre des parts de marché,
c’est sûr, mais qu’il faut alors tout faire pour développer le marché. La concurrence est
évidemment un moyen formidable pour le développer. Mais chacun doit y contribuer. Et
l’opérateur en position dominante doit y avoir une part importante.
On a finalement deux préoccupations dans la relation avec la clientèle dans ce jeu à trois :
l’opérateur historique installé avec la base de clients, les concurrents qui entrent, et le
régulateur qui s’intéresse de très près à l’opérateur dominant. La première préoccupation est de
pouvoir jouer le jeu de la concurrence avec le minimum de plomb accroché à la selle, c’est-àdire de pouvoir être à la fois réactif et créatif pour s’adapter au marché, proposer de nouveaux
services, de nouvelles combinaisons de services et innover, l’innovation permettant de créer de
nouveaux usages et de développer le marché, ce qui profite ensuite à tout le monde.
Dans ce domaine, nous avons une contrainte qui nous préoccupe de plus en plus, c’est le
facteur temps. Il faut être rapidement sur le marché. Le temps que l’on passe déjà à préparer
les services nous oblige à respecter un certain délai d’adaptation. Aujourd’hui, avec le
développement de la concurrence, nous considérons que tous les contrôles a priori se justifient
de moins en moins – ils sont d’ailleurs quelquefois contradictoires –, en particulier dans le
domaine tarifaire. Ce contrôle est d’ailleurs partagé entre l’ART et le Gouvernement, puisque
c’est ce dernier qui homologue les tarifs des produits et services, sachant que l’ART approuve
le catalogue d’interconnexion. Ce contrôle est de moins en moins justifié parce que la
concurrence se développe maintenant de façon généralisée. Il l’est d’autant moins qu’il est
normalement fondé sur l’existence d’un monopole de fait ou de droit au regard des règles de
concurrence. Or, ce contrôle reste inscrit dans la législation actuelle et il va subsister pour le
service universel – celui du service téléphonique notamment, qui est ouvert à la concurrence.
Je pense qu’il n’est plus vraiment indispensable dans la mesure où il existe des mécanismes de
régulation a posteriori efficaces. Le Conseil de la concurrence peut être amené, en particulier
lorsque des offres tarifaires ou des innovations posent problème, à prendre, avec l’avis de
l’ART dans le cadre de ses procédures, des mesures de protection si elles sont nécessaires.
Pourquoi donc faut-il maintenir des dispositifs a priori ? C’est le point de vue de l’opérateur
historique.
On a par ailleurs des problèmes communs avec nos concurrents, qui ont été évoqués,
comme la taxation de l’UMTS. Mais notre principal problème est celui de la capacité de
réaction, surtout quand on est une grosse boutique. Tout ce qui permet de gagner du temps de
ce point de vue est le bienvenu. On arrive d’ailleurs à mettre le doigt sur certaines
contradictions. La France cherche à concilier service public et concurrence. C’est un exercice
un peu difficile – il faut des autorités spécifiques pour le faire. Mais la concurrence va, par
définition, s’attaquer à des secteurs où l’opérateur fait des marges plus importantes, et l’effet de
la concurrence est globalement de rapprocher les prix des coûts. Or, que fait traditionnellement
un opérateur de service public ? Il fait de la péréquation. La péréquation tarifaire, qui est le
reflet du principe d’égalité, percute finalement le comportement d’une entreprise en situation de
concurrence qui consiste à différencier ses produits, ses offres en fonction du public, les clients
étant inégalement répartis sur le territoire. On en arrive donc à une certaine contradiction, avec
laquelle l’opérateur doit vivre, entre un principe d’égalité qu’il faut faire régner dans le cadre du
service universel et, en même temps, une compétition qui joue sur des différences par rapport
aux coûts et qui oblige à s’adapter à l’évolution des coûts.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
La deuxième préoccupation concerne ce qui permet de fournir le service au client : c’est le
réseau. L’opérateur cherche évidemment à conserver la maîtrise de la relation avec son client,
et à éviter que n’apparaissent, dans les conditions de tarification de son réseau, des
opportunités pour des concurrences temporaires, parasitaires, fondées sur une tarification
inadaptée. On a eu une expérience un peu désagréable, celle d’un pouvoir conjoint exercé sur
des infrastructures pour la fourniture du service des réseaux câblés. Cette expérience n’est
d’ailleurs pas terminée, mais elle a laissé un mauvais souvenir général parce que dissocier la
propriété de l’infrastructure et la fourniture du service sur l’infrastructure pose des problèmes
importants de coexistence, de responsabilité vis-à-vis du client et d’image. Il ne faut donc pas
non plus, au moment où on est en train de travailler sur le dégroupage, négliger les leçons des
événements récents. Des règles ont été fixées là-dessus et un régulateur est là pour arbitrer.
Son rôle est tout à fait légitime. La question est peut-être celle de l’évolution du champ de la
régulation. Arbitrer les litiges entre opérateurs sur les conditions d’interconnexion paraît tout à
fait naturel, évident, et amené à perdurer. En revanche, le contrôle tarifaire a priori pourrait
évoluer.
M. Xavier Delcros.– Nous avons eu raison de considérer que nous étions en présence
d’une véritable conception privée de la gestion puisque le propos de M. Guillaume est de nous
dire : « Assez de la culture publique du tarif, arrivons-en à une culture économique du prix »,
aussi bien du prix facturé aux consommateurs, en supprimant les homologations tarifaires, que
du prix facturé à l’utilisateur de réseau. La question se pose en terme de dégroupage, en terme
d’utilisation du réseau que l’opérateur historique détenait de façon monopolistique, de tradition.
Restons sur le terrain de l’économie et du chiffre en nous intéressant à un autre exemple de
service public confronté à la concurrence : l’audiovisuel et ses problèmes de financement. Nous
vous proposons sur ce point un débat entre MM. Charbit et Guersent.
M. Nicolas Charbit, Avocat à la Cour, Cabinet Allen & Overy.– Pour revenir à la
problématique de la conquête de la clientèle dans le secteur public, je souhaitais illustrer cette
question avec le financement du service public audiovisuel. Il existe actuellement toute une
série de procédures au niveau communautaire, mais aussi au niveau des États, intentées
contre les opérateurs de télévision publique : en France, à l’égard de France Télévision, mais
cela concerne également la BBC, en Angleterre, sans parler de l’Allemagne, de l’Espagne et du
Portugal. Que se passe-t-il dans ces affaires ? Les opérateurs de chaînes privées accusent les
opérateurs publics de bénéficier d’aides d’État. Ils considèrent que la redevance constitue une
aide d’État au sens du traité de Rome. Il en découlerait que cette aide d’État devrait non
seulement être interdite, mais remboursée. Cela engendrerait des conséquences
catastrophiques – on l’imagine bien – s’il fallait rembourser la redevance en France depuis
1958.
Pour résoudre ce problème, la Commission a traité certains cas particuliers : le cas de la
BBC a été réglé de manière assez rapide puisque cette dernière fonctionne uniquement sur un
financement public. Le cas allemand a également été très rapidement traité car, en Allemagne,
une commission spécifique détermine l’exact montant de la redevance qui devait aller à
l’opérateur public. La Commission a également proposé d’autres modes d’action pour résoudre
les cas qui continuent à se poser, et elle a émis des lignes directrices en septembre 1998, qui
ont d’abord été rejetées par les États et les opérateurs (un nouveau projet était encore en
discussion en avril 2001). Parmi ces lignes directrices, je retiendrai plus particulièrement deux
options.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
La première proposait de supprimer le caractère mixte du financement et de s’en tenir
uniquement à un financement public, c’est-à-dire 100 % de redevance. Aurait été exclue la
partie privée du financement, c’est-à-dire les ressources provenant de la publicité. Une des
autres options proposées consistait à mettre en place un système d’appel d’offres pour les
missions de service public, un peu comme en matière de transport aérien. En effet, si une
compagnie aérienne souhaite instaurer une desserte entre Lille et Rouen, ou Lille et un petit
aéroport de province par exemple, l’État propose aux différents opérateurs du marché – publics
ou privés, peu importe – de prendre en charge cette ligne et leur demande de quel montant
d’aides ils ont besoin pour opérer cette liaison aérienne locale. Et le marché – au moins l’aide
d’État – est attribué à l’opérateur le moins-disant, celui qui demande la somme la moins
importante. La Commission a proposé quelque chose de similaire dans le secteur audiovisuel.
Ainsi, pour la messe du dimanche, par exemple, ou pour les émissions des partis politiques, on
demanderait à tous les opérateurs de chaînes privées et publiques intéressés de fixer le
montant de redevance dont ils estiment avoir besoin. Et ces émissions iraient à l’opérateur qui
en demande le moins. La dernière chose que demandait la Commission, mais qui pose
problème dans le secteur de l’audiovisuel, ainsi que dans le secteur des télécoms ou dans celui
des postes, c’est d’adopter une comptabilité analytique précise qui permettrait de déterminer le
coût des obligations de service public.
Je reviens maintenant à la problématique « conquête de clientèle » de notre table ronde.
Dans le cas de la première option proposée par la Commission – la fin au financement mixte
des opérateurs –, on a un exemple d’une autorité de concurrence qui interviendrait pour
interdire au secteur public la conquête de clientèles. Ce modèle de financement est certes
possible ; on le voit en Angleterre, avec la BBC. Mais, ce n’est pas à l’autorité de concurrence
d’en décider ainsi. Une des questions posées, à la suite de l’intervention de Mme Frison-Roche,
est donc celle de l’autorité compétente pour décider de l’adoption d’un tel modèle économique
qui empêche une entreprise publique d’aller conquérir la clientèle sur le marché privé (en
l’occurrence le marché des annonceurs).
La question de la compétence du régulateur ou de l’autorité de concurrence a été abordée
de manière différente en France. La tendance française est plutôt à autoriser les opérateurs
publics à exercer de manière conjointe sur le même marché que les opérateurs privés. J’en
veux pour preuve les avis de diversification du Conseil de la concurrence, mais également du
Conseil d’État, concernant EDF et GDF ou la Poste. Dans ces avis, le Conseil d’État et le
Conseil de la concurrence ont, par principe, considéré qu’il est possible que l’opérateur privé
soit en compétition avec l’opérateur public pour conquérir la clientèle. Ce principe a d’ailleurs
été à nouveau exprimé récemment dans un avis IGN du 8 novembre 2000. Le Conseil d’État y
pose le principe du droit pour les établissements publics administratifs de postuler à un marché
public aux côtés d’opérateurs privés. Le marché a, en l’occurrence, été attribué à l’IGN,
suscitant ainsi le recours d’une société évincée. Le Conseil d’État a rappelé « la possibilité de
concurrence dans la conquête de la clientèle entre l’opérateur public, fût-il établissement
administratif, et l’opérateur privé ». Il y a là une tendance très française : un principe est posé
mais il faut l’appliquer cas par cas au détriment de la sécurité juridique. Il y a encore très peu de
secteurs où les règles communautaires imposent une obligation de mettre en place une
séparation juridique, matérielle et financière, passant par la création d’une structure juridique
pour éviter des subventions croisées entre le service public et les opérations concurrencées.
Les opérateurs publics n’ont qu’exceptionnellement de telles obligations de séparation. Nous
n’avons au niveau national que quelques recommandations du Conseil de la concurrence et
quelques obligations en matière postale et ferroviaire au niveau communautaire.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Pour conclure sur ce problème de conquête de la clientèle par le service public, toute la
question est de savoir si on veut ou non interdire cette distorsion de concurrence qui résulte du
fait que des opérateurs publics sont en concurrence avec les opérateurs privés. Doit-on
absolument interdire ces restrictions pour faire respecter le principe de l’égalité des chances,
respecter le principe de liberté de l’économie et du commerce en France ? Ou alors est-on prêt
à tolérer une certaine marge de distorsion de concurrence pour maintenir une conception du
service public ?
M. Xavier Delcros.– Nous avons la chance de donner maintenant la parole à M. Guersent,
qui a été interpellé au travers de la Commission européenne qu’il représente, et qui a vu se
tracer une idée très intéressante, celle de la participation des opérateurs privés à des
prestations de service public ou de service universel.
M. Olivier Guersent, Membre du Cabinet de M. Michel Barnier, Commissaire européen.–
Je ne voudrais pas me laisser enfermer dans ce débat. Je souhaiterais surtout réagir à un
certain nombre d’observations que j’ai entendues autour de cette table. Je voudrais d’abord
vous dire, en deux mots, ce qu’est pour moi la conception communautaire de la politique de
libéralisation.
Le constat – fait dans les années 1980 – était que le monde changeait et que les modes de
production d’un certain nombre de biens, en particulier les biens produits par les industries en
réseaux, qui sont essentiels non seulement du point de vue de la citoyenneté, mais aussi du
point de vue de la compétitivité de l’industrie européenne, n’étaient plus adaptés à ces
changements. Le cas le plus flagrant est celui du secteur des télécommunications. Sur la base
de ce constat, la Commission européenne s’est fixée pour objectif de permettre à ces services
de s’adapter au changement d’exigence de l’intérêt général, mais également au changement
des besoins collectifs et aux changements intervenus dans leur environnement économique, de
manière à ce qu’ils continuent d’être un facteur de compétitivité important pour l’industrie
européenne.
Comment atteindre cet objectif ? Nous avons fait le constat que la plupart du temps,
l’ouverture au jeu de la concurrence des services d’intérêt général, traditionnellement sous
monopole, permettait de leur donner une efficacité accrue. Mais ceci, tout en gardant en
permanence à l’esprit qu’il existe des limites à ces mécanismes et qu’il y a un risque, dans
certains cas, d’exclure une partie de la population des bénéfices et des externalités positives
qui peuvent être retirés de ces services. Pour réaliser la synthèse entre ces deux aspects
antinomiques, nous nous sommes engagés dans une politique que je qualifierai de
« concurrence régulée ». Par ailleurs, nous nous sommes aussi engagés dans une politique
très pragmatique, c’est-à-dire centrée sur les caractéristiques de chaque secteur. Nous n’avons
pas libéralisé les télécommunications comme nous avons libéralisé l’énergie, ni comme nous
avons libéralisé – ou pas libéralisé, sinon pas assez, diront certains – la Poste. Pourquoi ?
Parce que l’économie de ces secteurs et les enjeux sont fondamentalement différents, ce qui
nous semblait justifier des solutions différentes.
Je voudrais revenir maintenant sur ce qu’a dit M. Jeanneney en réaction à ce qu’avait
observé Mme Frison-Roche sur la légitimité des autorités de régulation et leur devenir. Ce n’est
pas quelqu’un qui travaille à la Commission européenne qui s’offusquera de ce qu’une autorité
administrative soit un lieu de confusion des pouvoirs. C’est exactement de cette façon qu’on
pourrait qualifier la Commission elle-même. Pourquoi ? Parce que c’est finalement un
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
régulateur et que, dans sa fonction de régulateur, il est vrai qu’elle confond des pouvoirs quasi
législatifs, des pouvoirs exécutifs et des pouvoirs quasi juridictionnels.
Un autre point évoqué était celui de l’extinction de la régulation. C’est une question
fascinante. Comme M. Jeanneney, il me semble qu’elle ne s’éteindra pas de sitôt. À cet égard,
je ne crois pas, contrairement à M. Guillaume, que les contrôles ex ante notamment
s’éteindront de sitôt dans un certain nombre de domaines, et en particulier dans celui des
télécommunications, du moins pas tant que France Télécom détiendra 90 % du marché de la
téléphonie fixe. Mais il est vrai qu’à terme, on peut se poser la question du devenir des
régulations spécifiques. Il est assez probable qu’il va y avoir une perte de puissance des
régulations spécifiques et, corrélativement, une montée en puissance du droit général de la
concurrence au fur et à mesure que ces marchés fonctionneront de manière plus normale. Mais
je pense qu’il restera toujours un core business pour la régulation spécifique, en particulier là où
il s’agit d’attribuer des ressources rares et de vérifier comment ces ressources rares sont
utilisées.
J’ai entendu tout à l’heure M. Guillemin s’émouvoir du processus d’enchères en matière
d’UMTS et du fait qu’il n’y avait pas d’harmonisation communautaire. Je voudrais d’abord dire
qu’il n’y avait pas non plus d’harmonisation au moment où ont été attribuées les licences GSM.
Il n’y en avait tellement pas qu’à l’époque, on les avait attribuées gratuitement aux
monopoleurs, et qu’on avait fait payer les autres. La Commission européenne avait dû
intervenir pour rétablir l’équilibre. Je trouve curieux, aujourd’hui, d’entendre, surtout les
nouveaux entrants, les défenseurs d’un libéralisme échevelé s’émouvoir qu’on fasse jouer la loi
du marché pour attribuer les ressources rares. Car c’est finalement le marché qui fixe le prix
des licences UMTS. Et si le marché se trompe, ma foi, ce n’est pas grave : les entreprises
feront faillite, elles revendront leur licence pour moins cher et d’autres viendront. C’est la dure
loi du marché, M. Guillemin. Deuxième observation sur ce point : il existe une étude fort
intéressante dont je ne saurais trop recommander la lecture. Rédigée par le Professeur Laffont
et le Laboratoire d’économie industrielle de Toulouse, cette étude montre que, du point de vue
de l’efficacité économique, les enchères sont probablement le moyen le plus efficace d’attribuer
des ressources rares.
J’en viens à la question des télévisions publiques, sujet qui tient particulièrement à cœur à
M. Van Miert. C’est un problème difficile. La première question est celle de savoir ce qu’est le
service public télévisuel. Qu’est-ce qui le caractérise ? C’est à mon avis la qualité. Comment la
mesure-t-on ? Est-ce de la qualité quand France 3 passe « C’est mon choix » à 20 H 30 ? Puisje savoir, en ouvrant ma télévision et en mettant France 2 ou France 3, que je ne suis pas sur
TF1 parce que ce sont des programmes d’une autre qualité ? Non ! Comment quantifie-t-on
cette différence affichée ? C’est un point important parce que, au nom de cette différence, on
donne des financements publics à des entreprises qui sont en concurrence. Elles le sont sur le
marché de la publicité. La concurrence peut donc être faussée si on sur-compense les coûts de
ces obligations de service public. La Commission européenne reconnaît cependant que les
aspects qualitatifs sont difficiles à évaluer. Ce n’est pas seulement la messe le dimanche, ou
bien les émissions folkloriques… Mais il y a beaucoup d’ambiguïté et cette ambiguïté est
renforcée par le fait que les obligations de qualité qui pèsent sur le service public de
l’audiovisuel, en particulier en France, sont relativement faibles.
Il existe donc un vrai problème de concurrence : est-il bon que certains opérateurs ne
puissent jouer qu’avec les ressources qu’ils tirent du marché et que d’autres jouent avec ce
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
même type de ressources mais aient, en plus, accès à une manne étatique dont l’attribution est
fondée sur des critères qui ne sont pas parfaitement définis. On a parlé des propositions de la
Commission. Ce n’étaient d’ailleurs que des propositions pour établir une discussion avec les
États membres et les opérateurs. Ce qui prouve que la Commission est raisonnable : elle
n’impose pas, elle discute. On a omis de citer une proposition intéressante qui s’inspire du
système finlandais. Forts du constat qu’il est difficile de faire coexister les deux systèmes
ensemble, les Finlandais ont retenus le système suivant : leur télévision publique n’a pas accès
à la publicité mais est financée par un prélèvement sur les recettes publicitaires des opérateurs
privés qui, eux, y ont accès, avec cette intéressante particularité que, chaque fois que les
opérateurs privés gagnent plus d’argent, la télévision publique est plus riche. C’est un système
auquel on devrait peut-être réfléchir en France.
CONCURRENCE DÉLOYALE : AMENDES CIVILES
OU « DOMMAGES PUNITIFS »
M. Pierre Leclercq
Conseiller à la Cour de cassation
Les réunions préparatoires m’ont déjà convaincu que nos échanges allaient cet après-midi
être excellents, et comme je ne veux pas anticiper, bien que, sur chacun des sujets, j’aie envie
de m’exprimer, je donne tout de suite la parole au Professeur Fasquelle, sur un exposé
introductif sur la concurrence déloyale.
EXPOSÉ INTRODUCTIF
M. Daniel Fasquelle
Professeur à la Faculté de droit de l’Université du Littoral (Boulogne-sur-Mer)
Ce colloque intitulé « Conquête de la clientèle et droit de la concurrence » est le
prolongement d’un ouvrage publié par le CREDA sous la direction du professeur Yves Chaput
et la coordination d’Aristide Lévi ayant pour titre « Clientèle et concurrence. Approche juridique
du marché ».
Parce que, tant dans l’ouvrage du CREDA ( 21 ) que dans ce colloque, il est question de
clientèle et de concurrence, il est, somme toute, assez naturel qu’une place particulière ait été
(21) « Clientèle et concurrence. Approche juridique du marché ». Litec 2000. Dans le titre 1, « La révélation de la
clientèle sur le marché des activités libres », un quatrième et dernier point est consacré à « La concurrence déloyale et
l’effacement de la clientèle », p. 109 sq. Il s’agit d’une analyse de la jurisprudence récente des juges du fond en matière
de concurrence déloyale réalisée par Claudine Alexandre-Caselli avec la collaboration de Zahia Bedidi-Ouadah et
Isabelle Dastugue.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
réservée à la concurrence déloyale ( 22 ). Le raisonnement est bien connu : si la règle est la
liberté de la concurrence et la licéité du dommage concurrentiel – la clientèle est à qui sait la
prendre – ( 23 ), les pratiques commerciales anormales ou déloyales sont cependant interdites.
Au classicisme du thème – la concurrence déloyale –, répond l’originalité, voire même
l’audace des organisateurs dans le choix de l’intitulé de cette table ronde. L’originalité apparaît
à deux points de vue. En premier lieu, c’est à une réflexion sur la sanction de la concurrence
déloyale à laquelle on nous invite et non pas à un nouveau débat sur la classification des actes
de concurrence déloyale ou sur le champ d’application de ce droit. Tel, pourtant, aurait pu être
le cas au regard des développements les plus récents de la jurisprudence ( 24 ) et des
commentaires de la doctrine à propos, en particulier, du parasitisme ( 25 ).
L’originalité se manifeste, en second lieu, à travers l’approche de droit comparé
particulièrement opportune en raison de la très grande diversité des droits nationaux en la
matière ( 26 ), diversité qui se manifeste notamment dans les sources des droits de la
concurrence déloyale ( 27 ), puisque certains États ont des textes très détaillés, alors que
d’autres privilégient une approche fondée sur le droit commun. À cet égard, les deux modèles
opposés sont sans aucun doute, d’une part, l’Allemagne qui applique une loi sur la concurrence
(22) Sur les rapports entre concurrence et clientèle, on signalera tout spécialement la récente thèse d’Yvan Auguet,
sous la direction d’Y. Serra, « Concurrence et clientèle, Contribution à l’étude critique du rôle des limitations de
concurrence pour la protection de la clientèle », LGDJ 2000, Bibliothèque de droit privé, tome 315.
(23) L’expression est de Y. Serra, Concurrence déloyale, Rép. com. Dalloz, spéc. n° 4. Pour un exemple récent, voir
l’arrêt de la Cour de cassation du 16 mai 2000, SA Schabaver c/ SARL Marcel Justet à propos de la copie servile des
produits d’un concurrent qui ne peut être, en tant que telle, sanctionnée pour concurrence déloyale (JCP ed. E,
13 juil. 2000, pan. 1112 ; Contrat Conc. Consom. Nov. 2000, n° 160, p. 12, obs. M. Malaurie-Vignal).
(24) Pour une étude récente sur l’évolution, en jurisprudence, des contours de la concurrence déloyale et du
parasitisme, voir M.-L. Izorche, Concurrence déloyale et parasitisme économique, Colloque de Perpignan, 13 et 14
octobre 2000, à paraître.
(25) V. les articles de J. Passa, Propos dissidents sur la sanction du parasitisme économique, D. 2000, Cahiers de
droit des affaires, chron., p. 297 et P. Le Tourneau, Retour sur le parasitisme, D. 2000, Cahiers de droit des affaires,
chron., p. 403.
(26) Même si cette diversité ne doit pas être exagérée car, au-delà de certaines différences formelles, ce sont les
mêmes comportements qui sont condamnés dans les différents pays étudiés. On peut ajouter que le droit allemand
repose principalement sur la clause générale de l’article 1
er
de la loi de 1909 alors qu’en droit français on voit se
multiplier les textes particuliers. Aux États-Unis, articles généraux et dispositions particulières coexistent. La
jurisprudence joue également un grand rôle.
(27) Sur la divergence des droits nationaux, voir notamment F.-K. Beier, Évolution et état actuel du droit de la
concurrence déloyale dans la Communauté économique européenne, RI Conc. 1986/1, n° 149, p. 4 ; D. Brault, Droit de
la concurrence comparé, Économica 1995, spéc. p. 50 sq. ; B. Dutoit, Convergences et divergences des droits
nationaux de la concurrence déloyale dans la CEE in Un droit européen de la concurrence déloyale en formation ?,
colloque Lausanne, Droz, Genève, 1994, p. 97 sq. et du même auteur, Concurrence déloyale et droit comparé, colloque
de Perpignan, 13 et 14 octobre 2000, à paraître ; J. Passa, Panorama des droits étrangers, J.-cl. ConcurrenceConsommation, Fasc. n° 50-20 ; Y. Saint-Gal et M.-H. Bienaymé, Évolution de la législation et de la jurisprudence en
matière de concurrence déloyale, du droit de la concurrence et des appellations d’origine, Journées d’étude de Madrid
7-10 octobre 1989, RIConc. 1990, n° 3, p. 4 ; Yves Saint-Gal, Rapport aux journées d’étude de Budapest, RIConc.
1993, n° 3, p. 6 ; E. Ulmer et F.-K. Beier, La répression de la concurrence déloyale dans les États membres de la CEE,
t. 1, Dalloz, 1967 (d’autres tomes seront ensuite consacrés à l’étude du droit de la concurrence dans chacun des
6 États membres). V. également, OMPI, Protection contre la concurrence déloyale. Analyse de la situation mondiale
actuelle, Genève, 1994.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
déloyale (Gesetz gegen den unlauteren Wettbewerb-UWG) du 7 juin 1909 comprenant pas
moins de trente articles ( 28 ) et, d’autre part, la France, pays dans lequel le droit de la
concurrence déloyale au sens strict repose sur le seul article 1382 du Code civil. Les États-Unis
sont en quelque sorte à mi-chemin ( 29 ). La jurisprudence y joue un rôle important puisque, s’il
n’existe pas de « tort of unfair competition », les concurrents disposent néanmoins d’actions
particulières comme le « tort of passing off » ( 30 ), outre le recours aux torts traditionnels et à
l’action en restitution des bénéfices indus ( 31 ). Au droit de common law, s’ajoutent des textes
spécifiques dont l’importance n’est pas négligeable. Au plan fédéral, on mentionnera la
section 5 du Federal Trade Commission Act qui interdit les actes de concurrence déloyaux
(« unfair ») ou trompeurs (« deceptive ») ( 32 ), ainsi que la section 43 du Lanham Act qui permet
d’agir en cas de présentation trompeuse de soi-même, des concurrents, de ses produits et de
ses services ou de ceux des concurrents ( 33 ). Il existe également dans chaque État des textes
qui s’inspirent soit du FTC Act ( 34 ), soit du Uniform Deceptive Trade Practices Act (UDTPA)
( 35 ).
L’audace apparaît dans l’alternative posée par l’intitulé : « dommages punitifs ou amende
civile ? ». De l’audace puisque, pour introduire des dommages punitifs en droit français, il faut
remettre en cause un dogme du droit de la responsabilité civile, à savoir que la réparation
accordée à la victime doit correspondre exactement au préjudice subi. Or, si en Angleterre
(28) Pour des commentaires, en français, sur le droit allemand de la concurrence déloyale, voir J. Passa, Panorama
os
des droits étrangers, J.-cl. Concurrence-Consommation, Fasc. 50-20 spéc. n 48 sq. ; D. Riemer, F.-K. Beier et
D. Baumann, La répression de la concurrence déloyale en Allemagne, Économica, 1978 ; F. Henning-Bodewig,
Dictionnaire Jupiter, Allemagne fédérale, 31. La concurrence déloyale, dernière mise à jour en octobre 1989 et le
os
Lefebvre Allemagne, éd. 2000, n 1220 sq.
(29) Sur le droit de la concurrence déloyale aux États-Unis, voir N.-C. Mandel, in Unfair trading practices, The
comparative Law Yearbook of International Business, Special Issue 1996, p. 361 sq. ; L. Mermillod, Essai sur la notion
de concurrence déloyale en France et aux États-Unis, LGDJ 1954 avec une préface du doyen Roubier, ainsi que les
références citées infra.
(30) Qui consiste à faire passer ses propres produits pour ce qu’ils ne sont pas, soit en créant une confusion avec
des produits concurrents, soit en usant d’indications trompeuses pour le consommateur. V. L. Mermillod, op. cit., spéc.
p. 215 sq. et pour le droit anglais, J. Passa, Panorama des droits étrangers, J.-cl. Concurrence–Consommation, fasc.
os
50-20, spéc. n 67 sq., ainsi que C. Wadlow, The law of Passing-off, Sweet & Maxwell.
(31) V. infra, les développements sur le « waiver of tort ».
(32) Il faut ajouter les communications que la Federal Trade Commission peut adopter sur le fondement du FTC Act
et dont la violation entraîne les mêmes conséquences que le non-respect de la section 5.
(33) Le passage qui intéresse le droit de la concurrence déloyale est ainsi rédigé : « (a)(1) Any person who, on or in
connection with any goods or services, or any container for goods, uses in commerce any word, term, name, symbol or
device or any combination thereof, or any false designation of origin, false or misleading description of fact or false or
misleading representation of fact which (A) is likely to cause confusion or to cause mistake or to deceive as to affiliation,
connection or association of such person with another person, or as to the origin, sponsorship or approval of her goods,
services or commercial activities by another person, or (B) in commercial advertising or promotion, misrepresents the
nature, characteristics, qualities or geographic origin of his or her or another person’s goods, services, or commercial
activities shall be liable in a civil action by any person who believes that he or she is or likely to be damaged by such
act » (15 U.S.C.A. 1125 (a) 1982 & Supp 1996).
(34) On parle alors de « little FTC Acts » ou de « baby FTC Acts ».
(35) Il s’agit d’une loi-modèle proposée par la National Conference of Commissionners on Uniform State Laws dont la
mission est d’unifier le droit américain dans certains domaines.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
d’abord ( 36 ), aux États-Unis ensuite ( 37 ), les dommages punitifs se sont imposés pour
sanctionner les fautes les plus graves, il n’en a rien été en France. Bien au contraire, la fonction
indemnitaire de la responsabilité civile n’a cessé de s’imposer dans notre pays, favorisée par
l’effacement de la faute et la collectivisation des risques. La responsabilité civile dans sa
fonction de peine privée s’est donc peu à peu effacée au point de ne plus apparaître que
comme un vestige d’un passé révolu quand la condamnation à réparer pouvait encore
constituer une lourde charge financière et donc une sanction civile pour l’auteur du dommage
( 38 ).
De l’audace également dans la mesure où les amendes civiles restent exceptionnelles en
droit français et sont principalement employées dans deux types de circonstances bien
particulières ( 39 ) : soit pour sanctionner l’inobservation d’une charge publique ou civile ( 40 ), soit
pour sanctionner une action en justice abusive ou dilatoire ( 41 ).
De l’audace, enfin, car pour introduire des dommages punitifs ou des amendes civiles en
droit français de la concurrence déloyale, il faut admettre la possibilité de légiférer dans un
domaine demeuré essentiellement jurisprudentiel jusqu’à présent. Pour les amendes civiles, il
est évident qu’une loi est nécessaire. Pour les dommages punitifs également dès lors que l’on
souhaite donner officiellement au juge le pouvoir de dépasser la règle inscrite dans l’article
1382 du Code civil selon laquelle on ne peut exiger de l’auteur de l’acte plus que la réparation
du dommage causé à la victime. Or, envisager une loi sur la concurrence déloyale, c’est
prendre le risque de se heurter aux nombreux auteurs et magistrats qui ne veulent voir dans le
droit de la concurrence déloyale qu’une modalité particulière de la responsabilité du fait
personnel et persistent à trouver le fondement technique de ce droit dans le droit commun ( 42 ).
À bien y réfléchir, cependant, il apparaît que si audace il y a, il s’agit d’une audace
mesurée, voire même raisonnée et utile.
(36) Sur l’utilisation des dommages punitifs dans la protection des libertés publiques en droit anglais, v. S. Carval, La
os
responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ 1995, Bibliothèque de droit privé, t. 250, spéc. n 43 sq.
(37) Sur les dommages punitifs en droit américain pour sanctionner les fabricants de produits dangereux, v. P. Dupin
de Saint-Cyr-Marée, La réparation des atteintes à la sécurité des consommateurs en droit américain, in Sécurité des
consommateurs et responsabilité du fait des produits défectueux, LGDJ, 1986.
(38) Voir notamment la thèse de S. Carval, op. cit.
(39) Amende civile, Vocabulaire juridique, Gérard Cornu, association H. Capitant.
(40) On peut citer trois séries d’exemples. Les sanctions d’obligations professionnelles (article 50 du Code civil pour
les officiers d’état civil, l’article 2202 pour les conservateurs des hypothèques). Le respect de certaines règles de la
tutelle (articles 395, 412, 413 du Code civil). L’obligation de chacun d’apporter son concours à la justice en vue de la
manifestation de la vérité, le juge pouvant contraindre celui qu’il a légalement requis à s’exécuter « au besoin à peine
d’astreinte ou d’amende civile » (art. 10 NCPC ; article 207 NCPC pour les témoins défaillants).
(41) Dans ce dernier cas, on parle d’« amendes de procédure ». V. l’article 32-1 NCPC : « Celui qui agit en justice de
manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile de 100 à 10 000 F sans préjudice des
dommages-intérêts qui seraient réclamés ». V. également les articles 559, 581 et 628 NCPC pour les recours
exceptionnels et les pourvois abusifs ou dilatoires.
(42) V., par exemple, J. Dupichot, Pour une réflexion doctrinale sur la (nécessaire) sanction du parasitisme
économique : vers un particularisme des sanctions ou vers un retour au droit commun ? : Gaz. Pal. 1987, doct., p. 348 ;
M.-L. Izorche, « Les fondements de la sanction de la concurrence déloyale et du parasitisme », RTD com. 1998, p. 17 ;
A. Pirovano, La concurrence déloyale en droit français, RID comp. 1974, 470 ; Y. Serra, op. cit., spéc. n° 33 ; G. Viney,
Rapport de synthèse au colloque de Perpignan des 13 et 14 octobre 2000 (à paraître).
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En ce qui concerne, tout d’abord, les amendes civiles, leur utilisation est désormais
sérieusement envisagée par le législateur en droit de la concurrence, à l’ancien article 36 de
l’ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l’article L. 442-6 du Code de commerce, de façon
à renforcer la sanction des pratiques restrictives de concurrence ( 43 ). La brèche étant ouverte,
pourquoi ne pas s’interroger sur une évolution comparable en droit de la concurrence
déloyale ?
À propos des dommages punitifs, il a été démontré à la fois la « verdeur » de la faute civile
( 44 ), ainsi que la pérennité de l’usage de la responsabilité civile dans sa fonction de peine
privée en France ( 45 ). Quant à l’abandon ou l’aménagement de l’article 1382 du Code civil,
celui-ci a déjà été envisagé par la doctrine dans le but, le plus souvent, de lutter plus
efficacement contre les comportements déloyaux ( 46 ). Nombreux sont d’ailleurs les auteurs qui
reconnaissent, comme Jean-Bernard Blaise, que « l’action en responsabilité a ici plus une
fonction de sanction que de réparation » ( 47 ). On pourrait ajouter que des pays voisins de la
France où le droit de la concurrence déloyale est d’origine prétorienne ont adopté des lois
spéciales ou sont susceptibles de le faire ( 48 ).
Enfin, qu’il s’agisse d’amende civile ou de dommages punitifs, c’est une sanction civile qui
est ici envisagée et non pas une sanction pénale ( 49 ) ou administrative ( 50 ). Il faut se féliciter de
(43) V. infra. La proposition figurait dans le rapport Le Déaut sur « L’évolution de la distribution : de la coopération à la
domination commerciale », A.N. n° 2072, spéc. p. 211. Dès 1986, certains auteurs avaient regretté que le législateur
n’ait pas opté pour une sanction civile en cas de violation de l’article 36 (v., par exemple, G. Virassamy, Le nouveau
régime des pratiques restrictives entre professionnels, D. 1988, chr. 113, qui regrettait qu’on n’ait pas donné au juge le
pouvoir d’infliger des amendes civiles). La sanction de l’amende civile avait également été envisagée il y a quelques
années dans un avant-projet de loi de réforme de la concurrence déloyale (v. Le Monde du 11 février 1994 et M.A. Frison-Roche, Les principes originels du droit de la concurrence déloyale et du parasitisme, RJDA 6/94, p. 483, spéc.
n° 39).
(44) P. Le Tourneau, La verdeur de la faute dans la responsabilité civile (ou la relativité de son déclin), RTD civ.
1988, 505.
(45) Que ce soit pour protéger les droits de la personnalité ou pour sanctionner les pollutions fautives, ou encore pour
protéger les concurrents placés en situation d’infériorité. V. la thèse de S. Carval, op. cit., et spécialement sa première
partie intitulée « Description de diverses manifestations de la fonction de peine privée de la responsabilité civile » p. 19
sq. V. également L. Boré, La défense des intérêts collectifs des associations devant les juridictions administratives et
judiciaires, préf. G. Viney, LGDJ, 1997.
(46) Voir, par exemple, Marie-Anne Frison-Roche qui suggère l’abandon de l’article 1382 du Code civil au profit d’une
nouvelle théorie jurisprudentielle, celles des « troubles anormaux de concurrence », à l’instar des troubles anormaux du
voisinage. Ce nouveau principe général du droit pourrait constituer un visa suffisant au regard des articles 4 et 5 du
os
Code civil (M.-A. Frison-Roche, op. cit., RJDA 6/94, spéc. n 27 sq.).
ème
(47) J.-B. Blaise, Droit des affaires, LGDJ, 2
éd., 2000, spéc. p. 348.
(48) C’est ainsi que la Belgique a abandonné le droit commun en adoptant une loi spéciale en 1971 qui a été abrogée
et remplacée par une loi du 14 juillet 1991 (v. B. Francq, La nouvelle loi belge sur les pratiques du commerce et sur
l’information des consommateurs : quelques traits saillants, RI Conc. 1992/2, p. 17). En Grande-Bretagne, le débat est
ouvert (v., A. Robertson et A. Horton, Does the United Kingdom or the European Community need an unfair competition
law, European Property Law Review, 1995, p. 568).
(49) C’est une tentation qui apparaît parfois. Ainsi une proposition de loi a été déposée en 1956 en vue de faire de la
concurrence déloyale un délit.
(50) On écarte néanmoins de cette façon certaines solutions tirées du droit civil et qui ne sont ni des dommages
punitifs, ni des amendes civiles. Outre, l’importance de l’action en cessation (v. infra), on peut citer, par exemple,
C. Korman qui proposait, dans un article à la Gazette du Palais en 1988 de remplacer les articles 1382 et 1383 par
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60
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
ce choix car la supériorité de la sanction civile est réelle ( 51 ). D’ailleurs, le législateur l’a bien
compris, lui qui en 1986 a dépénalisé certains pratiques restrictives de concurrence et préféré
recourir au droit de la responsabilité civile avec des mécanismes aménagés.
La question, amende civile ou dommages punitifs, ne saurait donc être taboue. Elle mérite,
bien au contraire, d’être posée car elle provoque une réflexion nécessaire sur les moyens les
plus pertinents pour assurer l’effectivité du droit français de la concurrence déloyale et, au-delà,
sur ses fondements.
Pour engager ce fructueux débat, la démarche retenue consistera à mesurer tout d’abord la
pertinence de l’introduction en droit français des amendes civiles ou des dommages punitifs (I)
et à imaginer, ensuite, comment ceux-ci pourraient être mis en œuvre (II).
I. La pertinence de L’introduction de l’amende civile ou des dommages punitifs
en droit français de la concurrence déloyale
Après avoir exposé les raisons de ne pas introduire les amendes civiles ou les dommages
punitifs en droit français de la concurrence déloyale (A), nous examinerons les idées qui
militent, au contraire, en faveur d’une telle évolution (B).
A. l’inutilité de l’introduction de l’amende civile ou des dommages punitifs en droit
Français de la concurrence déloyale
On peut, tout d’abord, considérer que l’introduction de l’amende civile ou de dommages
punitifs en droit français de la concurrence déloyale est inutile parce qu’il existe déjà une
sanction civile des comportements déloyaux en application du droit commun de la
responsabilité civile et que celle-ci est suffisamment efficace (1°). À l’instar de ce qui se passe
dans de nombreux pays et comme le réclame depuis longtemps une partie de la doctrine, on
peut également défendre l’idée qu’il serait préférable de prévenir plutôt que de punir, c’est-àdire de recourir plus systématiquement à l’action en cessation plutôt que d’aggraver encore la
sanction des comportements déloyaux (2°).
1° Il existe déjà, en droit français, une sanction civile des comportements déloyaux
Quand il repose encore sur la faute, le droit de la responsabilité civile permet aux juges de
faire d’une pierre deux coups, voire même trois coups, c’est-à-dire de réparer le dommage subi,
de punir la faute commise et de prévenir de nouveaux comportements anormaux.
Pour assurer l’effectivité du droit de la concurrence déloyale, les juges français mettent
délibérément l’accent sur ces deux derniers objectifs. Pour ce faire, ils appliquent avec
beaucoup de souplesse les conditions de mise en œuvre de l’action en responsabilité civile.
C’est le cas, tout d’abord, en ce qui concerne la preuve de la faute, les magistrats se contentant
parfois d’un faisceau de faits de concurrence déloyale ou de la concomitance de certains faits
l’article 546 du Code civil qu’il considérait comme plus efficace pour lutter contre les pratiques déloyales (C. Korman,
Les fruits restitués du parasitage économique, Gaz. Pal. 1988, II, doct. 703).
(51) Pour une présentation des nombreux avantages de la responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, v.
os
S. Carval, op. cit., spéc. n 215 sq.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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( 52 ).
La preuve du lien de causalité est également appréciée avec beaucoup de compréhension
Mais c’est sans aucun doute à propos de la preuve du préjudice que la jurisprudence s’est
détachée de la façon la plus spectaculaire de la mise en œuvre classique du droit de la
responsabilité civile. Même si, en effet, cette condition n’a pas disparu la victime devant, en
principe, démontrer l’existence du préjudice ( 54 ) et son étendue ( 55 ), certaines décisions se
montrent particulièrement laxistes sur ce point. C’est ainsi que les tribunaux se contentent
parfois de la preuve d’un simple « trouble commercial » ( 56 ) ou d’un « préjudice moral » ( 57 ) de
façon à permettre la réparation, alors même que la victime n’a pas subi de baisse de son chiffre
d’affaires. Parfois même et pour reprendre une formule désormais célèbre, les juges
considèrent que « le préjudice s’infère nécessairement de l’acte déloyal » ( 58 ). Bien que l’on
puisse contester la spécificité du préjudice concurrentiel ( 59 ) ou ne voir ici qu’une manifestation
de la diversification des préjudices due à la condamnation des agissements parasitaires ( 60 ), il
n’en reste pas moins que les tribunaux font preuve d’une compréhension qu’on ne retrouve
pas, par exemple, s’agissant de la réparation des dommages causés par les pratiques
anticoncurrentielles ( 61 ).
( 53 ).
Cette attitude compréhensive à l’égard de la victime se manifeste également au moment de
fixer le montant des dommages et intérêts. Comme de nombreux auteurs l’ont fait remarquer
(52) P. Le Tourneau et L. Cadiet, Droit de la responsabilité, Dalloz Action 2000, spéc. n° 6019. Pour des exemples de
re
décisions peu exigeantes quant à la preuve de la faute, v. Cass. 1 civ., 29 oct. 1985 : Bull. civ. I, n° 275 ; CA. Paris,
11 fév. 1991, D. 1992, somm., p. 49, obs. Y. Serra ; TGI Paris, 10 sept. 1997 : PIBD 1997, n° 1568, 2
ème
esp. V.
également les développements de S. Carval sur « Les libertés prises par la jurisprudence avec les règles qui
os
gouvernent la sanction civile », op. cit., n 124 sq.
(53) Cette exigence consiste, la plupart du temps, pour les juges du fond à observer l’évolution à la baisse du chiffre
d’affaires du demandeur. Le manque de rigueur des tribunaux est constaté par de nombreux auteurs. V., par exemple,
os
Y. Serra, op. cit., spéc. n 109 et 110.
(54) Versailles 24 nov. 1994 : D. 1995, p. 258 : « Il n’y a pas concurrence déloyale dès lors que n’est pas établi par la
société demanderesse un préjudice commercial et financier ». Pour un exemple récent, voir Cass. com. 9 mars 1999 :
os
PIBD 1999, III, p. 299. V. également P. Le Tourneau, Le parasitisme, Litec 1998, n 235 sq.
(55) V., par exemple, Cass. com. 10 janv. 1989, Bull. civ. IV, n° 12.
(56) V., Cass. com. 18 oct. 1994 : RJDA 2/1995, n° 237 à propos d’un trouble commercial résultant d’une confusion
entre deux sociétés, et pour un exemple récent, Cass. com. 25 janv. 2000, Sté Véloce Auto et autres, Juris-Data
n° 000408 : « Il résultait des actes déloyaux constatés [offres promotionnelles illicites] un attrait spécial pour la clientèle
causant un préjudice, fût-il seulement moral ».
(57) À propos de l’atteinte à la réputation en cas de dénigrement, v. Paris, 29 mars 1993 : RJDA 1/1994, n° 128.
(58) Cass. com. 22 oct. 1985 : Bull. civ. IV, n° 245, p. 206. Pour un exemple récent, v. Cass. com. 22 fév. 2000, Sté
Guérin c/ Sté Romuald et Sté Cindarella : Contrat Conc. Cons., mai 2000, p. 20, commentaire de M. Malaurie-Vignal.
(59) P. Le Tourneau, De la spécificité du préjudice concurrentiel : RTD com 1998, p. 83, spéc. p. 90 sq. L’auteur
explique que le trouble commercial est nécessairement la conséquence d’un excès dans l’exercice de la liberté de la
concurrence et par conséquent d’une faute. Il conclut : « c’est donc à juste titre qu’une jurisprudence abondante
considère qu’un trouble commercial constitue en soi et à lui seul, un intérêt né et actuel ouvrant droit à une action en
justice puisqu’il découle implicitement mais nécessairement d’une faute ».
(60) M. Malaurie-Vignal, op. cit.
(61) D. Fasquelle, La réparation des dommages causés par les pratiques anticoncurrentielles, RTD com. 1998/4,
p. 763 et du même auteur, Les dommages et intérêts en matière anticoncurrentielle, Rev. concurrence et
consommation, mai-juin 2000, p. 14 sq.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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( 62 ) et comme une étude récente du CREDA le prouve également ( 63 ), en matière de
concurrence déloyale, le montant des dommages et intérêts aura le plus souvent un caractère
forfaitaire de façon à compenser la difficulté d’évaluation du préjudice concurrentiel et à
sanctionner les comportements les plus graves ou les plus lucratifs ( 64 ). C’est ainsi que les
juges prendront parfois en considération, dans le calcul de la somme à allouer à la victime, le
montant des bénéfices illégitimes réalisés par le concurrent déloyal ou le parasite ( 65 ). On est
alors très proche de dommages punitifs puisque le montant accordé à la victime dépasse le
préjudice réellement subi. Ce caractère répressif est encore accru lorsque les magistrats
accordent des sommes particulièrement importantes au titre de l’article 700 NCPC ( 66 ). La
confusion entre réparation et sanction apparaît également manifeste quand est ordonnée la
publication de la décision dans les journaux ( 67 ).
Diversité des mesures pouvant être prononcées, adaptabilité de la règle, réparation du
préjudice subi et sanction de la faute civile : l’article 1382 du Code civil semble être une
réponse particulièrement adaptée à la lutte contre les comportements déloyaux. On pourrait
ajouter que les récidives sont rares et que le droit de la concurrence déloyale semble respecté
en France sous réserve, bien entendu, qu’une enquête précise soit menée sur ce point. On
peut également soutenir que, si les choses doivent changer, c’est plutôt pour prévenir que pour
punir, à l’image de ce qui se fait dans de nombreux autres pays.
2° Une action en cessation des comportements déloyaux indépendante du droit de la
responsabilité civile, perspective d’évolution pour le droit français
En Allemagne, le droit de la concurrence déloyale repose principalement sur l’action en
cessation telle qu’elle est prévue par la loi UWG ( 68 ). Cette action s’exerce le plus souvent en
référé ( 69 ). En outre, elle est très largement ouverte. Il suffit, en effet, de rapporter la preuve
d’une menace de violation ou d’une violation du droit de la concurrence déloyale pouvant se
répéter. Par ailleurs, les tribunaux peuvent être saisis non seulement par les concurrents, mais
(62) V., par exemple, P. Le Tourneau et L. Cadiet, op. cit., spéc. n° 6022. V. également les développements
consacrés aux « Modes de calcul qui visent à accroître l’effet dissuasif de la sanction » par S. Carval dans sa thèse,
os
op. cit., spéc. n 127 sq.
(63) Étude publiée dans l’ouvrage « Clientèle et concurrence. Approche juridique du marché », Litec, 2000, p. 109 sq.
(64) Comment expliquer, si ce n’est par une volonté répressive, les 200 000 francs alloués par le tribunal de
commerce de Montpellier à un syndicat de négociants en matériaux du fait de l’ouverture dominicale illicite d’un membre
de la profession (TC de Montpellier, 14 oct. 1988, Affaire des négociants en matériaux de construction de l’Hérault,
Lamy droit économique, n° 531).
er
(65) V. Cass. com. 1 avr. 1997, D. 1997, IR, p. 157 ; Bull. civ. IV, n° 87 et les exemples donnés par P. Le Tourneau
et L. Cadiet, op. cit., n° 6022 ainsi que par S. Carval, op. cit., spéc. n° 129 sq.
(66) Les magistrats se montrent particulièrement généreux dans les contentieux du droit de la concurrence déloyale
comme le montre l’enquête du CREDA, op. cit., spéc. p. 127 et 128.
(67) Sur la fixation du montant des dommages et intérêts par les tribunaux français, v. infra.
er
(68) L’action en cessation est ouverte en cas de non-respect de la clause générale de l’article 1 ainsi que dans la
plupart des cas de concurrence déloyale spécialement visés par le texte.
(69) L’article 25 UWG dispose que « des dispositions provisoires peuvent être ordonnées afin de garantir les droits et
actions prévus à la présente loi même si les conditions mentionnées aux articles 935 et 940 du Code de procédure
civile ne sont pas réunies ».
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
aussi par les associations professionnelles ( 70 ), les associations de consommateurs
chambres de l’industrie et du commerce ou de l’artisanat ( 72 ).
( 71 )
et les
Cette action en cessation semble suffire pour assurer l’effectivité du droit de la concurrence
déloyale outre-Rhin. La loi de 1909 n’a pas prévu d’amende civile et le texte n’a jamais été
modifié en ce sens. Quant aux dommages et intérêts, non seulement ils ne sont pas punitifs,
mais ils sont rarement demandés alors qu’ils sont prévus par la loi UWG. Leur faible succès
s’explique en grande partie parce que l’action n’est ouverte qu’à la victime et que, pour obtenir
gain de cause, il appartient à cette dernière de prouver une faute et un dommage ( 73 ). L’intérêt
d’une telle action est également réduit car certaines formes de réparation en nature se
rattachent plutôt à l’action en cessation qu’à l’action en dommages et intérêts ( 74 ).
La volonté de mettre avant tout fin au comportement déloyal à travers une action détachée
du droit commun de la responsabilité civile apparaît également aux États-Unis, pays des
dommages punitifs. Le Federal Trade Commission Act de 1914 est la manifestation la plus
tangible de cette volonté d’agir préventivement. Ce texte a créé une autorité administrative, la
FTC (Federal Trade Commission), chargée d’« étouffer dans l’œuf les comportements
déloyaux » ( 75 ). Pour ce faire, la FTC peut ordonner aux parties de mettre fin à leurs actes
répréhensibles par des « cease and desist orders » ( 76 ). Elle définit également, en accord avec
les professionnels concernés, des règles de conduites (« rules ») publiées régulièrement. Par
contre, elle ne peut accorder de dommages et intérêts dans la mesure où elle agit au nom de
l’intérêt général (« public interest ») et non pour protéger des intérêts particuliers ( 77 ). Les
victimes peuvent également jouer un rôle en saisissant le juge de droit commun d’une action en
cessation, en se fondant, au besoin, sur la section 43 du Lanham Act. Dans ce dernier cas, les
conditions à remplir sont plus souples que pour une action en dommages et intérêts ( 78 ). On
notera également avec intérêt que la loi-modèle UDTPA (Uniform Deceptive Trade Practices
Act) propose uniquement une injonction de cesser ouverte à tous ceux qui ont subi ou qui
pourraient subir un dommage sans qu’il soit nécessaire de démontrer un rapport de
concurrence ( 79 ). Au total, bien que les amendes civiles et les dommages punitifs ne soient pas
(70) Dans la mesure où elles sont dotées de la capacité juridique et qu’elles tendent à la préservation d’intérêts
industriels et commerciaux. V. l’article 13.2 de la loi UWG.
(71) Il est nécessaire qu’elles soient dotées de la capacité juridique et que la violation du droit de la concurrence
er
déloyale corresponde à ce pourquoi elles ont été créées. Dans l’hypothèse d’une violation de l’article 1 UWG, les
associations de consommateurs n’ont qualité pour agir que si les intérêts essentiels des consommateurs ont été
atteints.
(72) Article 13.2 de la loi UWG.
(73) Dr F. Henning-Bodewig, Dictionnaire Jupiter, Tome Allemagne fédérale, 31. La concurrence déloyale, 1989.
(74) V., par exemple, l’article 23.2 de la loi UWG : « Si une demande en cessation est introduite en vertu de l’une des
dispositions de la présente loi, le jugement peut adjuger à la partie gagnante le droit de publier officiellement le dispositif
du jugement dans un délai déterminé et aux frais de la partie perdante ».
(75) L’expression, reprise par le doyen Roubier dans la préface de la thèse de L. Mermillod est d’un juge américain
(Fashion Originators’Guild v FTC, 312 US 457, 85 L Ed 949, 61, Sup Ct 803 (1941).
(76) N.-C. Mandel, op. cit., spéc. p. 399. Sur la FTC, v. également L. Mermillod, op. cit., spéc. p. 248 sq.
(77) Sur la FTC et les amendes civiles, v. infra.
(78) N.-C. Mandel, op. cit., spéc. p. 401 : « because the standard of proof is high, the court rarely awards damages ».
(79) Que la victime pourra réclamer sur un autre fondement ou que les États sont libres de prévoir au moment de
l’adoption de leur propre loi. Uniform Deceptive Trade Practices Act, State Trademark and Unfair Competition Law,
Appendices 2 and 3, Section (2) (b), M. McGrane éd. 1995.
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absents du droit américain, ce sont d’autres voies qui ont été explorées par le législateur pour
lutter efficacement et préventivement contre les actes de concurrence déloyale.
Le droit français est nettement en retrait par rapport aux droits allemand et américain. Il
n’existe pas, en effet, d’équivalent de la Federal Trade Commission dans notre pays. Si l’action
en cessation existe et occupe une place non négligeable, elle n’est cependant ouverte qu’aux
victimes. Pour obtenir gain de cause, ces dernières doivent prouver qu’elles remplissent les
conditions de l’action en responsabilité civile au fond et en référé ( 80 ). La doctrine s’est émue de
longue date de cette situation. Dès 1952, Roubier proposait que l’action en cessation soit
détachée du préjudice et résulte de la seule preuve de la faute ( 81 ). Plus récemment, Jacques
Azéma a défendu un point de vue semblable ( 82 ). Tirant les conséquences, comme dans
d’autres États, du caractère disciplinaire du droit de la concurrence déloyale et de sa
participation à l’ordre public économique ( 83 ), le droit français pourrait donc évoluer en
détachant l’action en cessation du droit de la responsabilité civile, afin qu’elle soit plus ouverte
et que ses conditions de mise en œuvre soient facilitées. Le choix d’un contrôle a priori des
comportements déloyaux rendrait inutile le recours aux amendes civiles ou aux dommages
punitifs. Cette autre voie mérite néanmoins d’être explorée en raison des arguments qui militent
en sa faveur.
B. l’intérêt du recours à l’amende civile ou aux dommages punitifs en droit Français
de la concurrence déloyale
Deux séries d’arguments pratiques (1°) et théoriques (2°) pourraient convaincre qu’une
évolution du droit français de la concurrence déloyale dans le sens des dommages punitifs ou
de l’amende civile est nécessaire.
1° Les avantages pratiques du recours à l’amende civile ou aux dommages punitifs
a/ Déjouer le calcul économique des entreprises
Il se peut parfois que le gain espéré du comportement déloyal soit supérieur à la réparation
que l’entreprise peut craindre d’avoir à verser en application du droit commun de la
responsabilité civile. Dans cette hypothèse, « non seulement l’entreprise peut mais elle doit, par
rationalité économique, enfreindre la loi » ( 84 ). Le mouvement d’analyse économique du droit et
les théories sociologiques nouvelles qui abordent les comportements juridiques comme des
transactions économiques légitiment cette démarche ( 85 ). Le cas se produit parfois en France.
(80) Le référé est fréquent en droit de la concurrence déloyale puisque le dommage subi est souvent permanent et
détermine un transfert de clientèle qui peut être irréversible (v. Y. Serra, op. cit., n° 196 et les exemples donnés). Il s’agit
du référé de droit commun puisque la loi 63-628 du 2 juillet 1963 sur le référé-concurrence n’a jamais reçu de décret
d’application.
(81) P. Roubier, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, 1952, p. 508 et 509.
(82) J. Azéma, op. cit, spéc. n° 170.
(83) V., les développements infra sur les inconvénients théoriques du recours à l’article 1382 du Code civil.
(84) M.-A. Frison-Roche, op. cit., spéc. n° 18.
(85) Idem. V. également les « Remarques sur l’efficacité des décisions de justice » de N. Molfessis à propos de l’arrêt
Chronopost : RTD civ 1998, p. 213, spéc. p. 216, ainsi que T. Kirat, Économie et droit, La découverte 1999, N. Mercuro
et S. Medema, Economics and the Law, From Posner to Post-Modernism, Princeton University Press, 1997 et A.
Strowel, Utilitarisme et approche économique dans la théorie du droit, Arch. Philo. du droit, t. 37, 1992, p. 143.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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Ainsi, dans la célèbre « affaire Champagne », ceux qui ont été condamnés pour agissements
parasitaires se sont ensuite vantés d’avoir perdu juridiquement mais gagné économiquement
( 86 ).
Durcir la sanction permettrait de déjouer de façon certaine les calculs des entreprises et
d’assurer une plus grande effectivité au droit de la concurrence déloyale.
b/ Mettre fin à une certaine insécurité juridique
Comme l’étude menée par le CREDA l’a clairement montré, il existe en matière de
concurrence déloyale un manque de précision, un « impressionnisme judiciaire », que les
entreprises et leurs conseils peuvent légitimement redouter ( 87 ). C’est ainsi que la nature du
préjudice réparé est très rarement précisée et qu’il est souvent difficile de savoir si la réparation
correspond à ce dernier ou si elle prend en compte d’autres considérations telles que la gravité
de la faute ou les bénéfices réalisés par les concurrents ( 88 ).
Un système de dommages punitifs ou d’amendes civiles aurait pour avantage de fixer des
règles du jeu plus strictes et de rendre officiel ce qui se fait aujourd’hui de façon un peu
désordonnée et clandestine ( 89 ).
c/ Élargir et assouplir les conditions d’action en justice dans les affaires de
concurrence déloyale
Même si, comme nous l’avons vu, la jurisprudence se montre très souple quant aux
conditions de mise en œuvre de l’article 1382, il n’en reste pas moins que, dans certains cas,
l’action sera écartée car l’une ou l’autre de ces conditions ne sera pas remplie ( 90 ). En outre,
seules les victimes peuvent agir ce qui est un sérieux inconvénient. Sur ces deux points, et
comme nous le verrons dans la seconde partie de cette étude, le choix d’un système
d’amendes civiles ou de dommages punitifs pourrait beaucoup apporter.
Il faut ajouter que les parties et les magistrats se heurtent, en pratique, à des difficultés
importantes pour évaluer le préjudice, difficultés qui vont grandissantes selon qu’il s’agit d’un
concurrent qui se plaindra d’un détournement de clientèle, d’un acte de parasitisme commercial
ou d’un organisme professionnel qui réclame réparation du discrédit subi par la profession qu’il
représente. Dans ces conditions, pourquoi conserver un critère – le préjudice – difficile à mettre
en œuvre et dont, d’ailleurs, les juges ne tiennent pas toujours compte ?
(86) V. M.-A. Frison-Roche, L’affaire Champagne ou l’ineffectivité du droit et du mépris du juge : RTD civ. 1995. V.
également les développements consacrés à l’absence de prise en compte du bénéfice illicite dans la thèse de
os
S. Carval, op. cit., spéc. n 123 sq.
(87) Étude publiée dans l’ouvrage « Clientèle et concurrence. Approche juridique du marché », Litec, 2000, p. 109 sq.
(88) Dans 1 décision sur 9, le juge n’apporte aucun élément permettant d’éclairer le mode de fixation de l’indemnité,
op. cit., spéc. p. 122.
(89) On renverra aux développements de la thèse de S. Carval sur « Le rôle officieux de la peine privée dans le droit
de la concurrence », op.cit., spéc. p. 124 sq.
(90) Par exemple, l’action n’a pas pu prospérer en l’absence de préjudice, la société prétendument concurrencée
ayant arrêté son exploitation (Cass. com. 25 fév. 1992 : JCP éd. G 1992, IV, 1246). Sur les difficultés d’évaluation du
os
préjudice concurrentiel, v. S. Carval, op. cit. n 119 sq.
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66
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
2° Les avantages théoriques du recours à l’amende civile ou aux dommages punitifs
Parmi les nombreuses idées avancées par la doctrine pour donner un fondement au droit
de la concurrence déloyale en dehors de la responsabilité du fait personnel, deux méritent plus
particulièrement d’être retenues en raison de leur actualité et de leurs répercussions sur la
sanction ( 91 ). Il s’agit d’une part, d’assurer le respect d’une certaine morale déontologique
professionnelle (a), et, d’autre part, de rechercher l’égalité des moyens employés sur le marché
dans la captation de la clientèle (b).
a/ Assurer le respect d’une certaine morale professionnelle
On peut soutenir que « l’action en concurrence déloyale sanctionne moins un détournement
de clientèle qu’un agissement déloyal » ( 92 ) et qu’elle vise principalement au respect d’une
morale collective ( 93 ). Au-delà de l’intérêt privé de la victime, il est donc nécessaire de protéger
l’intérêt du milieu professionnel, d’où un certain aspect disciplinaire, répressif même qu’il est
difficile de nier. Cette conception, qui n’est pas récente, est répandue dans de nombreux pays
( 94 ) et reconnue par la plupart des auteurs ( 95 ). Elle est aujourd’hui vivifiée en France par le
succès rencontré par l’idée de loyauté en droit des affaires ( 96 ).
De la nécessité de lutter contre les comportements amoraux, on peut déduire que la
réparation de la victime est, en définitive, secondaire et qu’il « faut se libérer de la contrainte
limitant la sanction à la réparation » ( 97 ). Or, même si à travers le droit de la responsabilité civile
les juges peuvent définir des règles de conduite et en sanctionner la violation, leur action est
néanmoins enfermée dans les limites de l’article 1382 du Code civil. C’est ici que le débat sur
les dommages punitifs et les amendes civiles peut prendre sa place.
b/ Assurer le bon fonctionnement du marché
Un autre point de vue consiste à envisager globalement le droit de la concurrence car « le
droit de la concurrence est intéressé non seulement par ce qui touche à l’existence de la
concurrence mais aussi par la manière dont la concurrence est exercée » ( 98 ). Droit des
(91) Pour une synthèse des courants de pensée, v. A. Pirovano, La concurrence déloyale en droit français : RIDC
1974, p. 467, spéc. p. 469 et pour une étude récente, v. l’article de M.-L. Izorche, « Les fondements de la sanction de la
concurrence déloyale et du parasitisme » : RTD com. 1998, p. 17.
(92) J.-J. Burst, Concurrence déloyale et parasitisme, coll. Droit usuel, Dalloz 1993, n° 1.
(93) M.-A. Frison-Roche, op. cit. V. également C. Champaud, Les sources du droit de la concurrence déloyale au
regard du droit commercial et des autres branches du droit applicables en France, Études offertes à Roger Houin,
Dalloz 1985, p. 61, spéc. n° 40 : la sanction de la concurrence déloyale « assure la police d’un corps social en
s’inspirant d’une éthique marchande traditionnellement et communément admise par le milieu dont elle règle le
comportement ».
(94) La plupart des pays qui connaissent des dispositions spécifiques font expressément références aux « usages
honnêtes » ou à la « correction professionnelle ». La convention d’Union de Paris du 20 mars 1883 définit l’acte de
concurrence déloyale dans un article 10 bis comme « tout acte de concurrence contraire aux usages honnêtes en
matière industrielle et commerciale ».
(95) A. Pirovano, op. cit., spéc. n° 3. V. également les développements consacrés à cette question par M.-L. Izorche,
os
op. cit. spéc. n 18 sq.
(96) V., par exemple, le colloque du 28 octobre 1999, Le devoir de loyauté en droit des affaires : Gaz. Pal., 3 au
5 décembre 2000, n° spécial.
(97) M.-A. Frison-Roche, op. cit. spéc. n° 26.
(98) Y. Serra, op. cit., n° 19.
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67
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
pratiques anticoncurrentielles et droit de la concurrence déloyale se retrouvent alors autour d’un
objectif commun : le bon fonctionnement du marché et d’un même principe : l’égalité dans les
moyens de la concurrence ( 99 ).
Que le droit de la concurrence déloyale poursuive également un but d’intérêt général n’a
rien de surprenant. En Allemagne, par exemple, l’objectif de la loi de 1909 est non seulement
de protéger l’intérêt individuel du concurrent directement lésé, mais encore l’intérêt collectif de
l’ensemble des concurrents et l’intérêt général qui suppose une concurrence honnête ( 100 ). On
rencontre une approche semblable aux États-Unis ( 101 ). En France, la dépénalisation des
pratiques restrictives, opérée par l’ordonnance du 1er décembre 1986, s’est accompagnée de la
mise en place d’un dispositif procédural destiné à concilier protection de l’ordre public
économique et mise en œuvre de la responsabilité civile.
À nouveau, l’article 1382 du Code civil apparaît un peu étriqué, en particulier parce qu’il n’a
pas pour rôle de faire perdre au fautif l’avantage qu’il a acquis illégalement et de rétablir ainsi
les conditions du marché. Tout comme a été érigé un système efficace de sanction des
pratiques anticoncurrentielles, il est cohérent d’envisager des dommages punitifs ou des
amendes civiles afin de lutter contre les comportements déloyaux. Dès lors qu’il s’agit, dans un
cas comme dans l’autre, de protéger l’ordre public économique, les moyens employés doivent
être sinon identiques, du moins comparables. Il est surprenant de constater que les mêmes
auteurs qui plaident pour l’unité du droit de la concurrence sont parfois les plus attachés à
l’article 1382 du Code civil dont la fonction est pourtant d’abord de protéger des intérêts privés,
ceux de la victime.
Dès lors que l’objectif n’est plus exclusivement de réparer le préjudice causé, le centre
d’intérêt principal n’est plus la victime mais celui qui est à l’origine de la déloyauté dans ses
rapports avec l’ensemble des autres acteurs sur le marché, concurrents mais également
consommateurs. Le droit de la responsabilité civile apparaît alors inadapté. L’introduction
d’amendes civiles ou de dommages punitifs est une réponse parmi d’autres. Pour mieux en
mesurer la portée, un examen attentif de leur mise en œuvre s’impose.
(99) De nombreux auteurs incluent désormais le droit de la concurrence déloyale parmi les moyens qui permettent
d’assurer une concurrence saine et efficace, les intérêts pris en considération étant à la fois ceux des concurrents, des
os
consommateurs et de la collectivité. En ce sens, outre Y. Serra, v. J. Azéma, op. cit., n 2 sq. ; M.-C. Boutard Labarde
et G. Canivet, Droit français de la concurrence, LGDJ, 1994, n° 1, C. Champaud : J.-cl. Concurrence-consommation,
os
fasc. 30, n° 11 ; M. Pédamon, Droit commercial, Précis Dalloz, 1994, n 448 sq. V. également, R. Le Moal qui insiste
sur la nécessité que chacun des compétiteurs jouisse « d’une parité des conditions de droit, sinon de fait » (R. Le Moal,
Contribution à l’étude d’un droit de la concurrence, thèse, Rennes, 1972). La loi espagnole sur la concurrence déloyale
er
du 10 janvier 1991 affirme dans son article 1 qu’il faut lutter contre la concurrence déloyale de façon à assurer une
économie de marché effective.
(100) J. Passa, op. cit., spéc. n° 51. En Belgique et en Espagne, également, le droit de la concurrence est marqué
par l’intérêt général. Pour l’Espagne, v. P. Alfredo, Droit de la concurrence : une approche franco-espagnole : D. 2000,
chron., p. 645.
(101) L. Mermillod, op. cit., spéc. p. 176 sq.
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68
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
II. La mise en œuvre de l’amende civile ou des dommages punitifs en droit de la
concurrence déloyale
Amende civile ou dommages punitifs ? La question ainsi posée évoque naturellement la
détermination du montant de la sanction civile (A). Il ne faut pas négliger cependant un autre
aspect essentiel de la lutte contre les comportements déloyaux étroitement lié à la sanction
civile, à savoir la saisine de la juridiction compétente (B).
A. une sanction civile précisée et renforcée
Doivent être étudiées successivement et succinctement les règles pouvant être appliquées
aux dommages punitifs (1°) et à l’amende civile (2°).
1° La détermination du montant des dommages punitifs
Selon quels critères déterminer le montant des dommages punitifs ? Plusieurs solutions
peuvent être envisagées.
a/ Les dommages et intérêts doubles ou triples
La première des solutions qui vient à l’esprit est celle des dommages doublés ou triplés, les
« double ou treble damages » du droit américain ( 102 ). Il faut cependant préciser que, si cette
technique est utilisée par le Sherman Act en matière de pratiques anticoncurrentielles, ni la
section 5 du FTC Act, ni la section 43 du Lanham Act ne font appel à ce procédé en matière de
concurrence déloyale. C’est seulement dans les lois de certains États et en cas de violation du
Robinson Patman Act qu’une telle action est prévue ( 103 ). Il faut ajouter que les « double ou
treble damages » font l’objet de critiques importantes outre-Atlantique. C’est ainsi que l’on a fait
remarquer que le contentieux antitrust se trouvait parfois détourné de sa finalité par des
plaideurs qui essayaient à tout prix de trouver un lien entre leur affaire et le droit de la
concurrence afin de bénéficier de dommages et intérêts plus importants ( 104 ). La doctrine
américaine a également constaté que les tribunaux laissaient parfois impunis les auteurs de
pratiques secondaires afin de leur éviter une sanction trop lourde ( 105 ). On peut ajouter qu’outre
leur caractère assez sommaire, les « double ou treble damages » ne règlent pas la question
parfois délicate de l’évaluation du préjudice à partir duquel on déterminera le montant de la
réparation avant de la multiplier.
Pour toutes ces raisons, le recours à ce type de sanction n’apparaît pas souhaitable en
droit français de la concurrence déloyale.
(102) Cette solution est régulièrement évoquée par la doctrine française. C’est ainsi, par exemple, que Jacques
Azéma regrettait, à propos de la loi du 25 juin 1990 modifiant le régime du brevet pharmaceutique que la loi ait introduit
une sanction pénale alors que selon lui « le seul véritable moyen de prévenir la contrefaçon serait de multiplier le
montant des dommages et intérêts par deux ou trois, voire davantage… » : RTD com. 1991, p. 34.
(103) Idem, p. 402. Dans ce dernier cas, les treble damages seront dus si la preuve est faite que la discrimination par
les prix pratiquée par le vendeur a effectivement atteint les forces du concurrent sur le marché.
(104) V. P. Areeda et H. Hovenkamp, Antitrust Law. An Analysis of Antitrust Principles and their Application, Little
os
Brown & C°, 1995, Revised Edition, Volume 2, n 355 sq., spéc. § 355b2, p. 181 sq.
(105) Idem.
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Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
b / L a p r i s e e n c o m p t e d e l a g r a vi t é d e l a f a u t e e t d e l a f a c u l t é c o n t r i b u t i ve d e
l’auteur du comportement déloyal
La détermination des dommages punitifs en fonction de la gravité de la faute permet
d’assurer la fonction disciplinaire du droit de la concurrence déloyale, détachée alors des
préoccupations indemnitaires. Le principal inconvénient de cette formule est de laisser un très
grand pouvoir au juge et donc de ne pas mettre fin à l’insécurité juridique actuelle. En outre, il
faut prendre en compte les capacités contributives de l’auteur si l’on veut que les dommages
soient vraiment punitifs.
c/ L’obligation pour le défendeur de restituer les profits illégitimes
L’une des solutions les plus satisfaisantes consiste à ordonner à l’auteur du dommage de
verser à la victime le montant du gain réalisé. Cette méthode est répandue aux États-Unis. Elle
figure, d’ailleurs, dans la section 43 du Lanham Act ( 106 ). Mais c’est sans doute dans le droit de
common law que la règle se manifeste avec le plus de vigueur ( 107 ). Elle consiste pour la
victime à recourir au procédé du « waiver of tort », ce qui signifie qu’elle ne se fonde pas sur le
droit de la responsabilité civile pour obtenir réparation du préjudice subi (« waiver » signifie
abandon), mais qu’elle réclame la restitution des gains réalisés par l’auteur de la faute
(« account of profit »). Cette action n’est possible que s’il est prouvé que le défendeur s’est
enrichi de façon fautive ( 108 ).
Fondée sur l’idée de l’enrichissement sans cause, cette conception pourrait s’acclimater en
droit français qui connaît ce principe depuis fort longtemps sans en avoir tiré, cependant, toutes
les conséquences, en particulier au plan du droit de la responsabilité civile.
d / U n e c o m b i n a i s o n d e c r i t è r e s : l ’ e x e m p l e d u C o d e c i vi l d u Q u é b e c
Pour évoluer, le droit français pourrait s’inspirer du droit du Québec qui, tout en étant
favorable aux dommages punitifs, a su trouver une voie moyenne à l’article 1621 du nouveau
Code civil ( 109 ) :
« Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages et intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent
excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.
Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la
gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à
(106) Si la victime est autorisée à demander la restitution du profit réalisé, les tribunaux ne peuvent, cependant,
dépasser trois fois le montant du dommage réellement subi. Ils peuvent également considérer que la référence au profit
réalisé est inadaptée ou excessive et fixer le montant qu’ils estiment le plus juste (Nadine C. Mandel, op. cit., spéc.
p. 401).
os
(107) V. les développements consacrés par S. Carval à cette question, op. cit., spéc. n 148 sq. Pour un exemple, v.
E. Agostini, Les agissements parasitaires en droit comparé, Le cas Helmut Rotschild, JCP ed. G 1987, doct., 3284,
spéc. n° 6. Helmut Rotschild a été condamné à verser « tous les gains, profits et avantages tirés… de la vente, la
commercialisation et la promotion de produits sous la marque ou le nom commercial Rotschild ».
(108) J.-P. Dawson, Restitutions without enrichment, Boston University Law Review 1981, p. 563.
è
(109) V. J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile, 5 éd., 2d. Yvon Blais [Québec], 1998, spéc.
os
n 253 sq.
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70
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en
charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers ».
Sans nécessairement donner au juge français un pouvoir « aggravateur » pour l’ensemble
du droit de la responsabilité civile ( 110 ), le droit québécois pourrait inspirer une réforme du droit
de la concurrence déloyale qui ne manquerait pas d’intérêt car elle allierait alors souplesse,
sécurité et efficacité.
e/ Deux conditions supplémentaires
Quel que soit le système retenu, deux points extrêmement importants doivent être
soulignés. En premier lieu, en attribuant le montant des dommages punitifs à la victime, on
prend le risque de fausser le libre jeu du marché en favorisant celle-ci de façon excessive au
détriment de l’ensemble des autres intervenants sur le marché, y compris ceux qui ne se sont
pas comportés de façon déloyale. Dès lors, une réflexion doit être menée sachant que l’on
prend le risque en attribuant ces sommes à un fonds de garantie, par exemple ( 111 ), de perdre
l’un des avantages de cette formule qui est d’inciter la victime à agir ( 112 ). Pour les amendes
civiles, cette question est sans objet puisque, par définition, elles ont pour objet d’alimenter les
caisses du Trésor public. En second lieu, pour que les dommages soient réellement punitifs, il
est nécessaire de prévoir que les entreprises ne pourront pas s’assurer contre ce type de
risque ( 113 ). Il en va de même pour les amendes civiles.
2° La détermination du montant de l’amende civile et l’action en responsabilité civile
complémentaire
a / L a d i f f i c u l t é d e d é t e r m i n e r l e m o n t a n t d e l ’ a m e n d e c i vi l e
Deux questions se posent. La première est de savoir s’il faut ou non fixer des limites
comme c’est le cas actuellement pour la plupart des amendes civiles en France ( 114 ). Le projet
de loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) propose, quant à lui, un maximum de
2 millions d’euros pour sanctionner le non-respect de l’ancien article 36, devenu l’article L. 4426 du Code de commerce. S’il est effectivement utile de ne pas laisser entière liberté au juge, il
faut cependant que le montant soit réellement dissuasif et punitif. Or, tout dépend de la
puissance financière du défendeur ce qui suppose, peut-être, de faire preuve d’un peu plus
d’imagination.
La seconde question est plus délicate encore. Elle consiste à déterminer les éléments
devant être pris en compte par le juge pour déterminer le montant de l’amende. En matière de
pratiques anticoncurrentielles, l’ancien article 13 de l’ordonnance, devenue l’article L. 464-2,
fixe plusieurs critères difficiles à mettre en œuvre : les sanctions pécuniaires doivent être
os
(110) V. les propositions de P. Le Tourneau et L. Cadiet en ce sens, op. cit., spéc. n 43 sq. Ce pouvoir aggravateur
serait le pendant du pouvoir modérateur qui est déjà une réalité. On pense ici à la révision des clauses pénales, mais
aussi aux délais de grâce, à la loi sur le surendettement…
(111) V., en ce sens, la proposition de P. Le Tourneau et L. Cadiet, op. cit. spéc, n° 45.
(112) V. infra.
(113) L’assurance des dommages punitifs est parfois interdite aux États-Unis, v. J. Bourthoumieux, Dommages
punitifs : RGDA 1996/4, spéc. p. 861 sq.
(114) Exemple : en cas de violation de l’article 32-1 NCPC, l’amende civile sera de 100 à 10 000 F, en cas de nonrespect de l’article 50 CC entre 2 000 et 20 000 F.
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71
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l’importance du dommage causé à l’économie
et à la situation de l’entreprise concernée. Dans cette énumération, le dommage causé à
l’économie est la notion la plus floue. Tout ceci concourt à une impression d’arbitraire et
d’imprévisibilité que les entreprises et la doctrine dénoncent souvent. C’est ainsi qu’un éminent
spécialiste du droit de la concurrence, le professeur Louis Vogel, a récemment proposé
d’abandonner le système de l’amende administrative pour sanctionner les pratiques
anticoncurrentielles au profit des dommages et intérêts triples, système qu’il juge plus efficace
et plus équitable ( 115 ) ! On mesure la difficulté de la tâche en matière de concurrence déloyale
si le choix se portait sur des amendes civiles.
On peut ajouter que le recours aux amendes civiles en matière de concurrence déloyale ne
se rencontre que très rarement à l’étranger. C’est ainsi qu’aux États-Unis, seules peuvent être
comparées à des amendes civiles, les « civil penalties » que la FTC peut demander aux
tribunaux d’infliger en cas de non-respect soit d’une injonction (« cease and desist order ») soit
d’une communication (« trade regulation rule »). Il en coûtera 11 000 dollars par jour de
violation de la règle ( 116 ).
b / L a n é c e s s i t é d ’ u n e a c t i o n e n r e s p o n s a b i l i t é c i vi l e c o m p l é m e n t a i r e
Bien que les textes sur les amendes civiles indiquent souvent que celles-ci sont
prononcées « sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés » ( 117 ), cette
précision est inutile car l’article 1382 du Code civil doit s’appliquer dès lors qu’il n’est pas
écarté.
Ayant déjà sanctionné l’auteur du comportement déloyal par une amende civile, les
tribunaux s’en tiendront très certainement à une lecture « classique » du droit de la
responsabilité civile quant à la preuve du préjudice et la fixation des dommages et intérêts.
Comme en matière de pratiques anticoncurrentielles, l’objectif sera alors de réparer
précisément le préjudice causé ( 118 ). La façon dont les juges appliquent l’article 1382 en
matière de concurrence déloyale devrait donc évoluer sensiblement.
À noter qu’il peut être utile – dans l’intérêt de la victime et comme cela est prévu, par
exemple, aux articles 2002 et 2003 du Code civil à propos des amendes civiles infligées aux
conservateurs des hypothèques – de préciser que les dommages et intérêts seront versés par
priorité à l’amende civile.
B. une saisine précisée et élargie
(115) L. Vogel, L’articulation entre le droit civil, le droit commercial et le droit de la concurrence : Rev. concurrence et
consommation, n° 115, mai-juin 2000, p. 6, spéc. p. 10 et 11.
(116) V. le texte de l’intervention de Debra Valentine au cours de la table ronde.
(117) V., par exemple, l’article 295 NCPC, ou encore les articles 51 et 52 du Code civil.
(118) Sur la façon dont les juges appliquent l’article 1382 du Code civil en matière de pratiques anticoncurrentielles,
v. D. Fasquelle, La réparation des dommages causés par les pratiques anticoncurrentielles : RTD com. 1998/4, p. 763
et du même auteur, Les dommages et intérêts en matière anticoncurrentielle : Rev. concurrence et consommation, maijuin 2000, p. 14 sq.
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72
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En France, en l’état actuel des choses, le caractère civil de l’amende commande la
compétence du juge civil ( 119 ). Les dommages et intérêts, fussent-ils punitifs, ne peuvent être
prononcés que par le juge judiciaire ( 120 ). Aux États-Unis également, c’est le juge de droit
commun qui attribue les dommages et intérêts et fixe le montant des « civil penalties ». En
Allemagne, ce sont les chambres commerciales des tribunaux de grande instance qui sont
normalement compétentes en cas de non-respect de la loi de 1909 ( 121 ).
Dès lors que la compétence du juge judiciaire est établie, il faut déterminer qui pourra
s’adresser à lui. Si on applique le droit commun, le nombre de ceux qui peuvent agir en droit
français est relativement restreint. Les amendes civiles ne peuvent qu’être demandées par le
ministère public ( 122 ) ou prononcées d’office par le juge ( 123 ). Les dommages punitifs ne
peuvent être sollicités que par la victime en application du droit commun de la responsabilité
civile.
Conséquences de l’adoption des amendes civiles ou des dommages punitifs, deux voies
peuvent être suivies pour renforcer l’efficacité de la sanction des comportements déloyaux. En
premier lieu, il est possible d’encourager l’action des victimes (1°). Une autre solution consiste à
élargir la saisine des tribunaux (2°).
1° L’action des victimes
a / L ’ a c t i o n d e s vi c t i m e s e t l e s d o m m a g e s p u n i t i f s
Aux États-Unis, les dommages et intérêts doubles ou triples n’ont pas tant pour but de punir
ceux qui ont violé le droit de la concurrence que d’inciter les victimes à saisir les tribunaux, à
devenir en quelque sorte des « procureurs privés » ( 124 ). Par là même, on incite les entreprises
à mieux respecter le droit de la concurrence car les tribunaux sont saisis d’affaires que les
autorités de concurrence n’auraient jamais connues, faute de moyens suffisants. L’efficacité du
droit de la concurrence peut encore être renforcée par le recours aux « class actions » ( 125 ).
On rencontre ici l’un des arguments les plus importants en faveur des dommages punitifs.
(119) Dans le débat sur la nature civile ou pénale de l’amende prévue par l’article 50 du Code civil, la compétence du
juge civil a beaucoup joué en faveur de la qualification civile de l’amende.
(120) S’agissant du Conseil de la concurrence on peut être plus réservé. En effet, dès lors qu’il s’agit de protéger le
marché et d’appréhender globalement les phénomènes de concurrence, on pourrait défendre l’idée d’une procédure et
d’un organe uniques pour traiter des affaires de concurrence, autrement dit, un « guichet unique ». Une telle réforme
supposerait que soient revus profondément le rôle et la nature du Conseil de la concurrence. On pourrait également
proposer la solution inverse qui consisterait à confier au seul juge judiciaire l’ensemble du droit de la concurrence.
(121) Article 27 UWG qui prévoit une exception si l’action est intentée par un consommateur final.
(122) C’est ainsi que l’article 53 du Code civil dispose que le Procureur de la République « dénoncera les
contraventions ».
(123) V., par exemple, l’article 32-1 NCPC.
(124) V. le texte de l’intervention de M
me
Debra Valentine au cours de la table ronde qui classe les « treble damages »
parmi les « restorative damages » et non pas parmi les « punitive damages ».
(125) À noter également que les consommateurs peuvent se fonder sur les lois de plusieurs États pour réclamer des
dommages et intérêts en tant que victimes dans des contentieux relatifs au droit de la concurrence déloyale. Afin que
leur action soit plus efficace, les « consumer class actions » sont également parfois permises.
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Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
b / L ’ a c t i o n d e s vi c t i m e s e t l a c o n d a m n a t i o n à d e s a m e n d e s c i vi l e s
Si l’on veut que la sanction des amendes civiles soit efficace, il faut permettre aux victimes
de saisir le juge alors que, jusqu’à présent, une telle action n’est pas possible en droit français
au motif que les parties n’ont aucun intérêt moral au prononcé d’une amende civile à l’encontre
de l’adversaire ( 126 ). On pourrait s’inspirer ici du droit des pratiques anticoncurrentielles, les
victimes ayant la possibilité d’adresser des plaintes aux autorités de concurrence qui, si les faits
sont avérés, sanctionnent, par une amende administrative, celui qui a violé le droit.
2° L’action de ceux qui ont en charge l’intérêt général
a/ L’action pour demander des dommages punitifs
L’article 36, devenu L. 442-6 du Code de commerce prévoit que « l’action est introduite
devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt,
par le Parquet, par le ministre chargé de l’Économie ou par le président du Conseil de la
concurrence ». La loi NRE pourrait permettre au ministre ou au ministère public de se substituer
à la victime pour demander des dommages et intérêts, ce qu’ils ne peuvent pas encore faire
( 127 ). L’objectif est de permettre à ceux qui sont traditionnellement gardiens de l’intérêt collectif,
de défendre des victimes qui, par peur des représailles, peuvent hésiter à agir par elles-mêmes.
Il n’est pas certain, cependant, qu’une loi sur la concurrence déloyale doive s’inspirer de cet
exemple en dehors du contexte de la grande distribution.
b / L ’ a c t i o n p o u r d e m a n d e r u n e a m e n d e c i vi l e
Aux États-Unis, la Federal Trade Commission joue un rôle très actif ( 128 ). Elle peut
adresser des « cease and desist orders » et obtenir des tribunaux des « civil penalties » si
ceux-ci ne sont pas respectés. Elle peut également saisir les tribunaux en cas de non-respect
du FTC Act ou des textes (« rules ») qu’elle a adoptés en complément de celui-ci. Ce type
d’action n’est pas ouvert aux personnes privées, concurrents et consommateurs ( 129 ).
En France, le projet de loi NRE, tel qu’il a été voté par le Sénat le 17 octobre 2000, a
introduit pour la première fois, à l’article L. 442-6, la possibilité pour le ministre chargé de
l’économie et le ministère public de demander « le prononcé d’une amende civile, dont le
montant ne peut excéder 2 millions de francs ».
Conclusion
Arrivé au terme de cette étude, il faut à nouveau se poser la question : amende civile ou
dommages punitifs ?
(126) V. par exemple la jurisprudence rendue à propos de l’article 32-1 NCPC.
(127) Il s’agit, à l’origine, d’une proposition du rapport Le Déaut préc., spéc. p. 211 : « Il est, tout d’abord,
indispensable que les victimes puissent obtenir réparation. Dans ce but, le ministre chargé de l’économie doit pouvoir,
en introduisant une action, demander des dommages et intérêts au juge civil ou commercial, au nom de la victime
même si elle n’est pas partie à l’instance ».
(128) Rappelons que sa tâche principale est « to promote free and fair competition in interstate commerce through
th
prevention of general trade restraints » (Black’s Law Dictionary 553, 5 ed. 1979).
(129) N.-C. Mandel, op. cit. spéc. p. 362.
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74
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Pour une fois, l’évolution du droit français de la concurrence ne viendra ni du droit
international, ni du droit communautaire car, même si elle est parfois regrettée ( 130 ),
l’harmonisation des droits nationaux n’est pas à l’ordre du jour. D’une part, la convention
d’Union de Paris laisse le choix à chaque État des moyens à mettre en œuvre afin « d’assurer
aux ressortissants de l’Union une protection effective contre la concurrence déloyale » ( 131 ).
D’autre part, la Communauté européenne a renoncé, depuis le début des années 1970, à tout
projet visant à rapprocher les droits nationaux de la concurrence déloyale après qu’une vaste
enquête a montré la très grande diversité des droits des États membres et que le Royaume Uni
et l’Irlande ont adhéré à la Communauté européenne ( 132 ). Il ne faut pas cependant ignorer
l’influence du droit communautaire qui, bien qu’indirecte, n’en est pas moins réelle. C’est ainsi
que les dispositions des droits nationaux de la concurrence déloyale contraires au bon
fonctionnement du marché unique, en particulier à la libre circulation des marchandises et au
droit communautaire de la concurrence, sont régulièrement écartées au nom de la primauté
( 133 ). Certains textes de droit communautaire dérivé, comme les directives sur la publicité
trompeuse et sur la publicité comparative, intéressent également directement la matière ( 134 ).
En l’absence de contrainte extérieure, est-ce vraiment utile de modifier le droit français ?
Non, car nous avons un droit de la concurrence déloyale qui a fait preuve d’une souplesse et
d’une adaptabilité étonnante et qui a su remarquablement résister au développement du droit
spécial de la concurrence ( 135 ). Comme l’affirme Yves Serra, si les principes classiques de la
responsabilité civile sont parfois malmenés par les tribunaux, il « est rare de pouvoir recourir à
une seule technique pour atteindre des objectifs multiples, comme c’est le cas en la
circonstance, sans que cette technique ne subisse certaines adaptations » ( 136 ). Du reste, on
(130) V., par exemple, F. Pollaud-Dulian, Brèves remarques sur la directive du 11 mars 1996 concernant la protection
juridique des bases de données : D. Aff. 1996/18, p. 545.
(131) Article 10 bis, al. 1 : « Les pays de l’Union sont tenus d’assurer aux ressortissants de l’Union une protection
effective contre la concurrence déloyale ». A l’occasion de diverses conférences de révision, il a été admis que les États
n’avaient pas l’obligation d’adopter une loi particulière si l’application du droit commun suffisait (J. Passa, op. cit, spéc.
n° 44).
(132) V. l’étude menée sous la direction de M.-E. Ulmer de l’Institut Max-Planck, en particulier le tome 1 publié chez
Dalloz en 1967 qui contenait des propositions pour un rapprochement des législations des États membres.
(133) Sur ce point, on renverra aux interventions de F. Picod, Concurrence déloyale et libre circulation des
marchandises et de R. Kovar, Concurrence déloyale et droit communautaire de la concurrence, au colloque de
Perpignan des 13 et 14 octobre 2000, à paraître. V. également J.-S. Bergé, Droit communautaire de la concurrence et
concurrence déloyale, JCP ed. E 2000, suppl. n° 3. À noter que les droits nationaux de la concurrence déloyale peuvent
parfois être également appelés à compléter les règles de droit communautaire dont ils renforcent l’efficacité. V., à
propos des aides d’État, les obs. de F. Leclerc sous Cass. com. 1 juin 1999, D. 2000, Cahier de droit des affaires,
somm. p. 322 commenté.
(134) Directive 84/450, JOCE L 250, 19 sept. 1984 sur la publicité trompeuse et directive 97/55, 6 oct. 1997, JOCE L
290, 23 octobre 1997 sur la publicité comparative. À noter cependant que la préoccupation principale ayant conduit à
l’adoption de ces directives n’est pas la lutte contre la concurrence déloyale mais la protection des consommateurs.
Pour un point de vue général sur cette question, v. R. Wägenbaur, La législation de la Communauté européenne en
matière de concurrence déloyale in Un droit européen de la concurrence déloyale en formation ?, op. cit., p. 8 sq.
(135) V. le colloque de Perpignan des 13 et 14 octobre 2000, Concurrence déloyale : Permanence et devenir, et
notamment le rapport introductif d’Yves Serra et l’intervention de D. Ferrier, Concurrence déloyale et concurrence
illégale.
(136) Op. cit., spéc. n° 33. V. également le rapport de synthèse de Geneviève Viney au colloque de Perpignan des 13
et 14 octobre 2000 (à paraître).
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
peut espérer qu’au fil du temps les tribunaux sauront non seulement exploiter toutes les
potentialités de l’article 1382 mais aussi appliquer cet article avec plus de rigueur et de clarté.
On peut également plaider en faveur d’une réforme du droit français. L’objectif serait de
mieux encadrer le juge afin de mettre fin aux incertitudes et de détacher le droit de la
concurrence déloyale des intérêts de la victime pour lui permettre de mieux remplir son rôle au
regard de l’ensemble des acteurs sur le marché, concurrents et consommateurs. Mais alors, il
faut savoir qu’il existe non pas une mais deux voies. La première, choisie par de nombreux
pays, consiste à renforcer la prévention en développant une action en cessation autonome. La
seconde repose sur un renforcement de la sanction sous la forme d’amende civile ou de
dommages punitifs. Sur ce point également, le débat est ouvert.
TABLE RONDE animée par M. Jacques Azéma, Professeur à
l’Université Jean Moulin (Lyon III), Avocat à la Cour de Paris, Ancien
Membre du Conseil de la concurrence
M. Jacques Azéma.– Il me revient de tracer le cadre de cette discussion. La question qui
nous est posée est double. Nous partons de ce constat que, du moins en France, l’action en
concurrence déloyale est traditionnellement considérée comme une action en responsabilité
civile, réparatrice d’un dommage, fondée sur l’article 1382 du Code civil, qui permet à celui qui
en est victime d’obtenir la juste réparation de ce préjudice. La question que nous nous posons
aujourd’hui est de savoir s’il ne serait pas opportun d’aller plus loin et de faire payer à l’auteur
du dommage plus que le préjudice qu’il a pu causer. Faut-il aller au-delà du mécanisme
classique de la responsabilité civile et faut-il que l’action en concurrence déloyale permette non
seulement de réparer, mais aussi de punir et de sanctionner ?
Si à cette première question nous répondons par l’affirmative, se posera alors une
deuxième question : comment ? Doit-on parvenir à cette sanction par l’amende civile ou par
d’autres mécanismes comme les dommages et intérêts punitifs ou d’autres systèmes que nous
pourrions imaginer. Le mieux est de donner d’abord la parole à notre invitée des États-Unis,
Mme Valentine.
Mme Debra A. Valentine, General Counsel, US Federal Trade Commission.– Comme mon
temps de parole est limité à dix minutes, je n’aurai pas assez de temps pour vous remercier
tous de m’avoir invitée à participer à ce colloque. Alors, si vous le voulez bien, je le ferai tout à
l’heure. Par ailleurs, dans la mesure où je suis ici en ma qualité d’attachée à une institution
officielle, je ne pourrai pas vraiment me permettre de donner des arguments en faveur ou à
l’encontre d’une modification éventuelle de notre système de dommages punitifs, c’est-à-dire de
notre régime des dommages et intérêts triples (Treble damages). Je m’efforcerai en revanche
de vous expliquer notre vision des actions du droit de la concurrence aux États-Unis. Il existe
en effet des arguments pertinents qui récusent le caractère punitif des dommages et intérêts
triples (Treble damages), lesquels correspondraient plutôt à une simple réparation. Pour
l’instant, je me limiterai à vous brosser un tableau de la situation.
Il convient de rappeler que le droit de la concurrence américain est axé sur la protection
des processus concurrentiels sur le marché. Cela permet de mieux comprendre les différentes
actions antitrust dont les États-Unis disposent dans leur arsenal juridique. Ces actions antitrust
ont été conçues pour atteindre plusieurs objectifs principaux, tous relatifs à la protection de la
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
concurrence sur le marché. Premièrement, ces recours permettent d’interdire ou de mettre fin à
des pratiques anticoncurrentielles. Deuxièmement, ces recours servent à annihiler les effets
nuisibles d’un acte anticoncurrentiel qui a déjà été réalisé, notamment, l’indemnisation des
victimes de tout préjudice concurrentiel qu’elles auraient subi. Troisièmement, il peut y avoir
des sanctions à l’occasion d’actes anticoncurrentiels, mais j’y reviendrai à la fin de mon exposé.
Quatrièmement, toutes les actions visent à dissuader la commission de violations futures, et
cinquièmement, grâce à la possibilité de demander le triplement des dommages et intérêts
civils, les parties lésées sont incitées à introduire des actions en responsabilité. Ainsi ces
dernières ont-elles pour résultat de renforcer la surveillance des pratiques commerciales par les
opérateurs privés tout en permettant au gouvernement de consacrer moins de ressources
propres au respect de la politique de la concurrence. Effectivement, comme l’a déclaré la Cour
suprême, la clé du problème des mesures correctives en matière de concurrence réside dans
la découverte de remèdes efficaces pour préserver la concurrence.
Je ne vais pas vous entretenir aujourd’hui des mesures structurelles, bien que, lorsque le
juge est saisi d’une affaire portant sur une fusion ou une acquisition qui aura comme
conséquence de réduire la concurrence, ce sont les premières sanctions qui viennent à l’esprit
du juge, en grande partie parce qu’elles sont faciles à mettre en œuvre et qu’elles fournissent
des garanties sûres. De telles sanctions structurelles pourraient également être appropriées en
dehors du contrôle des concentrations, dans les quelques cas où l’on est en présence d’un
comportement anticoncurrentiel suffisamment grave, pour rendre inefficaces les sanctions du
seul comportement, impuissantes à rétablir une situation concurrentielle et à empêcher des
violations ultérieures. Le juge y a recours de temps à autre lorsqu’un acteur fort en position
dominante sur le marché se livre à des pratiques monopolistiques ou hégémoniques. Dans une
certaine mesure, cette idée de mesures structurelles est au cœur de l’affaire Microsoft à l’heure
actuelle.
Je ne vais pas non plus vous parler des mesures comportementales, qui représentent un
des autres piliers de notre système de recours, et dont le but est simplement d’interdire des
comportements en violation du droit. Il s’agit, a priori, d’interdire certains actes, mais la portée
de l’interdiction peut être plus large, allant au-delà de l’acte illicite, afin d’assurer que l’auteur de
la violation ne puisse pas récidiver, en utilisant des pratiques semblables sur un marché
similaire, mais avec quelques variantes.
J’aimerais concentrer mes propos aujourd’hui sur ce que nous appelons les remèdes
réparateurs ou punitifs, en rappelant que, dans la mesure où l’un des objectifs des remèdes
antitrust est de défaire les effets des comportements et opérations anticoncurrentiels, la
jurisprudence constante de la Cour suprême consacre le principe selon lequel les sanctions en
matière de concurrence doivent priver l’auteur des faits, le contrevenant, de tout gain dont il
aurait bénéficié. Cela veut dire qu’une sanction intégrale peut très bien inclure la « privation »
de tout gain pécuniaire ou de tout bien que les parties auraient obtenu par des moyens illicites
et la restitution de toute somme que les concurrents ou consommateurs lésés auraient perdue.
Par conséquent, la « privation » vise le gain obtenu par l’auteur du dommage, et la restitution
les pertes subies par la victime. Ceci étant, les deux types d’actions contribuent à rétablir les
conditions nécessaires à la concurrence sur le marché car ils s’attachent à ce que les actes
illicites ne puissent pas améliorer la situation financière de leur auteur.
Dès lors, l’administration fédérale ne demande que rarement la « privation du gain
pécuniaire » dans les affaires de concurrence. Nous ne l’avons fait que dans des circonstances
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
exceptionnelles. Nous avons du reste remporté un succès récemment, mais comme je n’aurai
pas le temps de vous en parler, je vous demande de vous reporter à ma communication écrite.
Mais l’origine de tout cela se trouve dans le pouvoir que nous avons de demander au juge de
prononcer des injonctions, et, saisi en vertu du pouvoir dont notre administration est investie, le
juge peut à son tour exercer ses pleins pouvoirs, juger en équité, et décider d’une sanction
intégrale. À cet égard, la privation de tout gain illégal tout comme la restitution de toute somme
d’argent ou de tout bien aux victimes font parties de la réparation globale.
Il convient néanmoins de préciser que les autorités fédérales de la concurrence ne peuvent
demander des dommages et intérêts au bénéfice de parties privées, ce qui est un des
problèmes auxquels nous sommes confrontés. En revanche, les victimes elles-mêmes, ainsi
que les États qui agissent au nom, soit de leurs ressortissants ayant subi un préjudice, soit d’un
service de l’administration, peuvent engager des recours en dommages et intérêts devant le
tribunal fédéral. Dans ce contexte également, il faut garder à l’esprit le fait que, bien que les
actions en dommages et intérêts et en restitution ont toutes deux pour résultat l’indemnisation
de la victime, l’objet de ces deux types d’actions est fondamentalement différent. Les
dommages et intérêts, et en particulier les dommages et intérêts triples, visent à indemniser le
demandeur du dommage subi ainsi que de tout préjudice indirect ayant sa cause dans le fait
dommageable. On pourrait même soutenir qu’est pris en compte non seulement la perte
financière effective subie par la victime, mais également les inégalités nées sur le marché en
raison du comportement anticoncurrentiel. En outre, l’introduction des dommages et intérêts
triples a pour effet de permettre aux personnes privées d’engager des actions en justice pour
mettre en cause ces comportements. On crée en quelque sorte des procureurs privés. En
revanche, la restitution a pour seul effet de rendre les sommes ou biens effectivement perdus
en raison et à la suite de la violation. De surcroît, si une personne qui a subi un préjudice a le
droit d’en demander l’indemnisation, l’ampleur de la restitution, elle, est laissée à la libre
appréciation du juge.
Il y a un dernier élément qui complique les choses – je suis désolée que notre système soit
si complexe –, la Cour suprême, dans son interprétation du Clayton Act – le texte qui régit les
dommages et intérêts en droit fédéral –, a décidé que seuls les acquéreurs directs auprès de
l’auteur du dommage peuvent poursuivre celui-ci. Trois raisons fondamentales expliquent cette
position. La Haute juridiction redoutait en premier lieu qu’il faille alors déterminer la perte réelle
encourue à chaque maillon de la chaîne de distribution, ainsi que la mesure dans laquelle cette
perte a été effectivement subie ou répercutée moyennant augmentation des prix, et finalement
que les affaires de concurrence ne deviennent excessivement compliquées. En deuxième lieu,
elle craignait, pour le cas où les demandeurs, victimes de préjudices directs et indirects,
seraient parties à la même action, que cela ne crée un risque de cumul d’indemnisation. En
dernier lieu, la Cour a estimé que les acheteurs directs seraient d’autant plus portés à invoquer
le droit de la concurrence de manière efficace qu’ils ne seraient pas en concurrence, pour ainsi
dire, avec les acquéreurs indirects, dans les actions en dommages et intérêts.
Toutefois, le droit étatique permet aux acheteurs indirects, ceux qui se trouvent en bout de
la chaîne de distribution, de demander des dommages et intérêts pour tout préjudice
concurrentiel. Il est intéressant de noter que la Cour suprême a décidé que ces lois étatiques
ne sont pas en contradiction avec les dispositions du Clayton Act ni ne constituent une entrave
à leur mise en œuvre. C’est pour ces mêmes raisons qu’il n’y a pas de contradiction logique
entre les pouvoirs du juge qui est libre de prononcer une restitution, même en faveur des
acheteurs indirects, dans le cadre d’une réparation intégrale et équitable, et la distinction
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
opérée par la Cour suprême entre les acheteurs directs et indirects en droit fédéral. Je ne sais
pas si dans vos réflexions sur ce sujet le problème d’une double indemnisation éventuelle se
pose ou si les différents niveaux de la chaîne de distribution ont une importance, mais j’attends
vos interventions pour le découvrir. Ce qui est essentiel, c’est que, à chaque fois qu’un tribunal
adopte ces différents types de remèdes monétaires, il doit opérer une compensation entre les
sommes qu’il alloue et le montant des indemnisations que la même personne a déjà reçues à
l’occasion d’une précédente instance, de façon à s’assurer que le demandeur n’obtiendra pas à
la fois des dommages et intérêts et une restitution pour un seul et même préjudice. C’est
précisément ce qu’a fait un tribunal, et de façon remarquable, dans une affaire récente où nous
avons assigné un laboratoire pharmaceutique, fabricant de produits génériques, pour avoir
augmenté le prix de ses médicaments de 3 200 %, ce qui, je pense, peut être, à juste titre,
qualifier, d’excessif.
Le dernier thème que je vais traiter aujourd’hui est celui des dommages-intérêts punitifs.
Les différents recours que j’ai déjà évoqués, à savoir la restitution, la privation, voire les
dommages et intérêts triples, n’ont pas un caractère punitif en droit américain. Ils sont
considérés comme des recours ayant pour objet la correction ou la réparation des
conséquences d’une violation, ainsi qu’un effet dissuasif pour l’avenir. Aussi bien la doctrine
que les travaux parlementaires conçoivent les dispositions portant sur les dommages et intérêts
triples comme des instruments destinés à éviter des violations futures plutôt que comme des
instruments destinés à sanctionner celles déjà accomplies. Il existe, cependant, certains actes
qui sont passibles d’amendes civiles, quoiqu’il vous semblerait, sans doute, que la façon dont
nous les appliquons est différente de la vôtre. Prenons l’hypothèse d’une société qui omet de
notifier préalablement une fusion ou de fournir les informations requises par l’autorité de
concurrence avant la réalisation de l’opération. De tels manquements peuvent être sanctionnés
par une amende civile, du fait que nous prenons très au sérieux toute contravention aux
dispositions procédurales de cette loi sur la notification préalable des fusions. En effet, le nonrespect de cette procédure affecte notre capacité d’empêcher les fusions de nature à porter
atteinte à la concurrence. Par ailleurs, si une société fait déjà l’objet d’une injonction
administrative de ne pas faire et qu’elle agit en violation d’une telle décision, elle sera passible
d’une amende civile qui pourrait atteindre 11 000 dollars par infraction. On pourrait penser que
la somme est modique. En réalité, et dans la mesure où il s’agit d’une astreinte imposée par
jour et par violation, si la société a des milliers de clients et que le comportement perdure
pendant plusieurs jours, voire plusieurs mois, on peut arriver à des montants extrêmement
élevés. Et à cela s’ajoutent les sanctions civiles ou pénales que le juge peut prononcer en cas
de non-respect d’une décision judiciaire.
En dernier lieu, les dispositions du Sherman Act interdisent la fixation des prix et d’autres
pratiques considérées comme illicites per se – comme celles dont on a parlé brièvement ce
matin –, pratiques qui, dans la presque totalité des cas, nuisent à la concurrence sans pour
autant créer un quelconque avantage. La manipulation des appels d’offres, la fixation des prix
ou le partage de la clientèle constituent autant de pratiques qui relèvent du droit pénal et qui
peuvent être passibles d’amendes importantes, ainsi que de peines de prison. Si le Sherman
Act fixe l’amende maximale par chef d’accusation à 10 millions de dollars pour une personne
morale et à 350 000 dollars pour une personne physique ou une peine de prison de trois ans,
dans la pratique, le juge fait davantage appel à une autre loi pénale, en vertu de laquelle il peut
prononcer des amendes d’une somme équivalente à deux fois le gain réalisé grâce à l’acte
illicite ou deux fois la perte subie par les victimes.
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Ceci explique les amendes colossales que le Département de la Justice (DoJ) obtient dans
certains procès médiatiques, notamment l’affaire du Cartel international des vitamines, qui a
donné lieu à des condamnations à des amendes pénales qui ont pu atteindre 875 millions de
dollars, et où la seule société Hoffmann-Laroche s’est vu condamnée à payer 500 millions de
dollars, procès dans lequel 14 directeurs de sociétés purgent déjà des peines de prison ou sont
en attente de condamnations assorties d’amendes individuelles conséquentes.
Il ne me reste pas assez de temps pour expliquer en détail comment ces divers remèdes
sont conçus pour avoir un effet dissuasif, ce qui, dans l’ensemble, est leur objectif premier.
Cependant, j’aimerais vous livrer quelques réflexions sur les deux principes qui sous-tendent
notre conception des remèdes antitrust.
Le premier consiste à définir les sanctions qui permettent d’assurer une dissuasion
optimale. Il faut se rendre à l’évidence, une autorité de la concurrence ne doit pas sanctionner
tout comportement indésirable. Par exemple, des mesures dissuasives seraient sans effet sur
des comportements qui sont, certes, indésirables, mais aussi involontaires ou inévitables. En
outre, il arrive que lorsqu’on cherche à réprimer telle pratique inévitable ou indésirable, c’est
parfois au risque de décourager des activités bénéfiques qui leur sont intimement liées.
Par conséquent, en déterminant les recours à mettre en place et les sanctions à envisager,
on essaye toujours de s’assurer que les effets du remède, c’est-à-dire du traitement, ne seront
pas plus nocifs que ceux de la maladie elle-même.
Le deuxième principe est que l’autorité de contrôle ou le gouvernement, une fois que
l’objectif de la dissuasion est défini, doit élaborer des recours qui permettent d’empêcher toute
possibilité de profiter de l’acte illicite. Et dans la mesure où il n’est pas toujours possible de
déceler une violation ou de réprimer celle-ci avec succès, peut-être faudrait-il des sanctions
plus sévères pour les infractions que l’on parvient à poursuivre, afin d’atteindre un niveau de
dissuasion globalement satisfaisant. Cela étant, il est évident que des sanctions très lourdes
risquent de créer des injustices et pourraient décourager non seulement des comportements
fautifs mais également des pratiques utiles. Aussi, la question de savoir s’il faut appliquer un
régime de dommages et intérêts civils ou d’amendes punitives ne relève-t-elle pas des seules
considérations juridiques, mais appelle également un jugement de valeur.
M. Jacques Azéma.– Merci, Madame, de votre intervention, qui va nous permettre
d’approfondir le mécanisme des sanctions civiles à partir d’un domaine dans lequel vous avez
une expérience bien plus grande que la nôtre. Nous allons demander maintenant à
M. Blanchot : faut-il punir ou seulement réparer ?
M. Alain Blanchot, Avocat au Barreau de Lyon, Cabinet BENSOUSSAN.– Avant de
répondre à votre question, je crois qu’il est indispensable de se demander comment évaluer le
préjudice de la victime d’une concurrence déloyale ?
J’ai cru comprendre ce matin que, dorénavant, il n’y avait plus d’usagers, mais uniquement
des clients, quoique, au niveau de l’audiovisuel, le consommateur devant son poste de
télévision, qui n’a ni câble ni parabole, reste pour moi un usager et n’est pas encore un client.
Mais l’avenir va nous démontrer qu’il est en passe de devenir un client : il n’a qu’à s’abonner au
câble ou prendre une parabole. Cela élargit considérablement le domaine de la clientèle ; la
clientèle qu’il faut conquérir. L’économie, c’est la conquête de la clientèle. La clientèle est de
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
libre parcours. Elle est à tout le monde, et c’est celui qui saura le mieux s’y prendre qui aura la
meilleure clientèle. C’est la libre concurrence. Cependant, a-t-on le droit de « voler » la clientèle
d’autrui ? Les pouvoirs publics répriment pénalement le vol. Ils ont réprimé la contrefaçon qui
est un vol. En revanche, ils n’ont pas réprimé le vol de clientèle.
Comment, dès lors, peut-on venir en aide à la victime d’une concurrence déloyale ? Par
l’article 1382 du Code civil, c’est le fondement de la concurrence déloyale. Or, que dit
l’article 1382 ? « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui
par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Par erreur, on y a ajouté la notion de « faute »,
mais c’est un problème de responsabilité civile et non pas un problème de culpabilité. La
culpabilité est dans le domaine du droit pénal. « Oblige à réparer », c’est-à-dire que l’on répare
le préjudice. Qu’est-ce que c’est que le préjudice ? Il faut en justifier. M. Azéma vous l’a dit tout
à l’heure, le préjudice, c’est tout le préjudice, mais rien que le préjudice. Ce n’est pas chose
facile. On le voit notamment en matière de contrefaçon, dans les dossiers qui sont soumis au
juge, l’évaluation et les justifications du préjudice sont souvent bien défaillantes pour permettre
au juge de fixer le véritable préjudice, ni en dessous ni au-delà du dommage subi. Et pourtant,
le juge a tendance à dire que, lorsque l’auteur de la concurrence déloyale a « volé » la clientèle
– c’est-à-dire qu’il a nui, en allant chercher la clientèle le couteau entre les dents –, cela est
inadmissible. On ne peut pas laisser faire. Alors on va arrondir les dommages et intérêts. C’est
très facile. En effet, le préjudice moral, comment le répare-t-on ? C’est au minimum 1 franc, on
ne peut pas aller en dessous – peut-être cela va-t-il changer avec l’euro –, mais au-dessus, il y
a une marge considérable à la disposition du juge. Et c’est en réalité par ce biais de l’évaluation
très large que le juge – actuellement, le juge commercial –, va « en remettre un petit peu » sur
la réparation du préjudice, sans vouloir dire ce qu’il fait. Puisqu’il ne peut pas dire, dans son
jugement, qu’outre la réparation du préjudice, il veut sanctionner la faute.
C’est la situation actuelle, situation qui a d’ailleurs eu une influence considérable, que j’ai
critiquée récemment, à propos de l’article 36 de l’ordonnance du 1er décembre 1986. En effet,
dans l’article 36, on a cru – cela a été interprété ainsi notamment par le Tribunal de commerce
de Paris – que le ministre pouvait intervenir pour demander à l’auteur de la pratique restrictive
de concurrence d’indemniser la victime du préjudice. Dans l’affaire qui est venue devant le
Tribunal de commerce – tout de même exceptionnelle puisque la victime, qui n’était pas partie
au procès, ne demandait rien –, l’on ne voyait pas comment on pouvait imposer à l’auteur de la
pratique de payer quelque chose à quelqu’un qui ne demandait rien. C’est qu’en réalité l’idée
sous-jacente était qu’il ne s’agissait plus d’un problème de réparation dans cette action de
l’article 36, ouverte au ministre, mais qu’il s’agissait bien d’infliger une sanction et une sanction
de nature civile. Je dis qu’actuellement, selon l’article 1382, la réparation du préjudice – et rien
que le préjudice –, ne permet pas de sanctionner le vol de la clientèle. Et les pouvoirs publics
devraient s’y intéresser.
M. Jacques Azéma.– Merci de cette prise de position claire et nette. Est-ce l’avis de
M. Toporkoff ?
M. Michel Toporkoff, Président de Chambre au Tribunal de commerce de Paris,
Secrétaire général de Nestlé France.– Je voudrais d’abord préciser que l’expérience dont je
peux faire part se situe uniquement dans ce que l’on appelle concurrence déloyale au sens
français habituel du terme et non pas du tout dans l’antitrust, ce qui est tout autre chose. Dans
ce contexte-là, je pense que vous tous comme moi-même, sommes trop juristes. Nous
raisonnons trop dans un univers assez éloigné du quotidien. Il faudrait que nous soyons
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beaucoup plus sociologues et que nous sachions beaucoup mieux, non seulement ce que l’on
fait, mais, comme disait Valéry, « ce que fait ce que l’on fait ». Or, cela, nous le savons très
mal. Et dans ce contexte, nous partons donc d’une situation dont je vais dire un mot.
Néanmoins, pour répondre tout de suite à la deuxième question et expliquer ensuite ma
position, je dirai : ni amendes civiles, ni dommages punitifs, ni l’un, ni l’autre, pour l’instant.
D’habitude, je ne suis pas très conservateur, mais en l’occurrence, je le suis un peu quand
même...
Pourquoi ni l’un ni l’autre ? Parce que la situation est, dans le domaine de la concurrence
déloyale et pour autant que je sache, plutôt meilleure en France que dans les autres pays.
M. Fasquelle a donné quelques indications contraires. J’en ai pour ma part beaucoup qui
contredisent ses propres indications. J’ai le privilège de faire partie d’un groupe qui a des
implantations dans presque tous les pays du monde. Quand nous nous réunissons avec des
collègues de plusieurs pays pour comparer ce que nous faisons en matière de concurrence
déloyale, notamment quand on copie nos emballages, ou que l’on critique nos produits, etc., je
constate qu’en France, nous sommes plutôt mieux placés que dans bien d’autres pays,
notamment l’Angleterre où la situation est catastrophique. En Angleterre, pour des raisons
surtout liées à l’attitude des magistrats, la tendance est plutôt de dire : « Le conditionnement de
Nescafé, ce n’est pas grave de le copier... » Pour notre part, nous considérons que c’est très
grave.
Nous avons donc en France, une situation qui, sur le plan intellectuel, est loin d’être idéale
et peut appeler les critiques de MM. Fasquelle et Blanchot, c’est certain. Néanmoins, elle est ce
qu’elle est, et elle permet d’obtenir assez vite et à des coûts raisonnables, dans des cas
normaux, la cessation de la pratique illicite et des dommages-intérêts au profit de la victime. Et
rien ne me dit, bien au contraire, que ces dommages-intérêts ne sont pas appropriés au
préjudice subi et n’incluent pas un montant supplémentaire (par rapport au préjudice) destiné à
faire un peu peur.
Je vous donne un exemple de cet aspect dissuasif : j’ai mis en ligne sur Internet, environ
600 décisions relatives à des affaires d’imitation, avec indication des parties, des avocats, des
dommages-intérêts accordés, de l’objet copié, etc. Or, sur une période de trois à quatre ans,
cette base de données – elle n’est pas totalement exhaustive, mais tout de même significative –
montre qu’il y a assez peu de récidivistes. J’en conclus que cela ne doit pas si mal marcher.
Sur le plan de l’évaluation du dommage, là aussi nous sommes tous très fautifs (et les
avocats pas moins mais pas plus que leurs clients). En ceci, il n’y a pas d’éléments
économiques dans les dossiers que l’on voit au tribunal. Certes, il est très difficile de réunir des
éléments sérieux d’appréciation du préjudice, mais ce n’est pas impossible. On arriverait
sûrement, avec un peu plus d’analyses économiques et de statistiques, à évaluer beaucoup
mieux les préjudices. Nous, malheureux magistrats, faisons au mieux, sur la base (notamment)
de moyennes plus ou moins inconscientes. Il y a là une alchimie qui n’est pas facile à décrire,
mais si l’on faisait une enquête vraiment sérieuse auprès des victimes de pratiques de
concurrence déloyale en leur demandant : « Voilà, c’est fini. Considérez-vous que la réparation
a été adéquate ? » Ils répondraient « non ! », bien sûr, mais ils ne répondraient pas non plus :
« on m’a accordé scandaleusement peu par rapport au préjudice réel. » Je l’ai d’ailleurs fait, de
façon empirique. Je suis allé voir une vingtaine de couturiers du Sentier, victimes de copie, et je
leur ai demandé : « Telle décision a été rendue, il y a un ou deux ans. Maintenant que la
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passion est retombée, qu’en dites-vous ? Etait-ce mal jugé ? Mal réparé ? » Dans l’ensemble,
ils ne m’ont pas paru réellement choqués par la différence entre ce qu’ils ont pu prouver comme
préjudice et ce qu’ils ont obtenu comme dommages-intérêts.
Au total, nous avons donc un système dont j’ai tout lieu de penser qu’il ne fonctionne pas
trop mal. À ce propos, j’ai entendu, ce matin, dans la bouche de M. Greene, une expression qui
me plaît bien. Il parlait de « go slow attitudes ». Il disait : « Quand vous faites des réformes,
allez-y prudemment ». Il a d’ailleurs cité une expérience qui s’est avérée plutôt catastrophique.
Par conséquent, avant de faire une espèce de « mécano » intellectuel – pardon d’employer des
mots un peu fort – avec des punitive damages, etc., soyons prudents. Nous avons un système
dont les justiciables me semblent presque aussi satisfaits qu’ils peuvent raisonnablement l’être.
Avant de le mettre à bas, soyons très prudents.
M. Jacques Azéma.– Merci, Monsieur Toporkoff de ce conseil de modération. Monsieur
Ronzano penchera-t-il pour la modération, la prudence ou pour l’innovation suggérée par
M. Blanchot.
M. Alain Ronzano, Juriste au CREDA.– Merci, Monsieur le Président. Après le vibrant
plaidoyer de M. Toporkoff en faveur du statu quo – tout irait donc pour le mieux dans le meilleur
des mondes… –, il ne sera pas facile de plaider pour l’évolution du système de sanction de la
concurrence déloyale. Il me semble pourtant qu’il faut faire le choix de l’évolution, et ce, pour
deux raisons :
Première raison, ce système de sanction n’est pas dissuasif. Pourquoi ? Le penchant
naturel du juge – on ne saurait l’en blâmer – est de sanctionner la faute en elle-même, par-delà
la simple réparation du dommage, pourtant seule prévue par les textes. C’est du reste la
condition sine qua non d’une lutte efficace contre la concurrence déloyale. Seul problème, mais
de taille, le juge n’a pas les moyens de faire passer ce message de sévérité auprès des agents
économiques. En effet, s’il veut échapper à la censure de la Cour de cassation, il ne doit surtout
pas afficher sa volonté de sanctionner la faute.
Deuxième raison, le statu quo conduit surtout à entériner la pratique des dommages
punitifs. Or, chaque fois que la victime est un opérateur sur le marché, la sur-réparation qui lui
est ainsi accordée peut constituer pour cette victime un avantage concurrentiel. Et cet avantage
concurrentiel peut alors être utilisé au détriment de concurrents, pourtant totalement étrangers
à la pratique déloyale.
Revenons à présent plus en détail sur chacun de ces deux points. Il apparaît donc que le
juge s’est largement affranchi de la lettre de l’article 1382 du Code civil en sanctionnant la faute
de déloyauté pour elle-même. C’est ce que la doctrine appelle pudiquement la « très grande
souplesse » qu’autorise le mécanisme de la responsabilité civile. À partir de là, comment le
juge fait-il pour échapper à la censure de la Cour de cassation ? On aurait pu s’attendre à ce
qu’il cherche à « forcer » la définition du dommage en recourant volontiers à la notion de
« trouble commercial » ou encore en réparant de façon quasi systématique le préjudice moral.
En fait, ce qui caractérise la jurisprudence en la matière, c’est bien plutôt le silence presque
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total observé par le juge s’agissant du mode de calcul de la réparation. C’est du moins les
conclusions auxquelles le CREDA est parvenu dans son étude sur la clientèle ( 137 ).
Dans cette étude, nous avons analysé environ 200 décisions de concurrence déloyale
rendues par des juridictions du fond sur une période d’un an et demi, allant du 1er janvier 1997
au 30 juin 1998. Or, dans 9 décisions sur 10, il n’existe pas de lien perceptible entre l’indemnité
accordée et le préjudice subi et, à plus forte raison, entre cette indemnité et la faute
sanctionnée ( 138 ). Dans 3 décisions sur 4, le juge ne fournit même aucune indication chiffrée du
préjudice ( 139 ). L’indemnité accordée prend alors un caractère « forfaitaire ». Le juge se
contente de constater l’existence d’une faute, d’un dommage, et d’un lien de causalité, pour en
conclure sans plus de précision : « Voilà, ça fera tant ! ». Le juge ne fournit des indications
chiffrées que dans 1 décision sur 4. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il y expose dans le
détail le mode de calcul suivi pour établir le montant de l’indemnité. Au contraire, dans 15 %
des décisions, il n’est pas possible d’établir un lien entre les données chiffrées indiquées par le
juge et le montant de l’indemnité octroyée. Au point que cette indemnité est quelque fois sans
commune mesure avec les éléments chiffrés disponibles. Finalement, on ne parvient à identifier
le mode de calcul suivi par le juge, c’est-à-dire à rattacher l’évaluation chiffrée du préjudice à la
réparation accordée, que dans 10 % des cas. Dans ces quelques décisions, on observe que le
juge fait une appréciation parfois assez large du préjudice. Par exemple, lorsqu’il accorde à la
victime, au titre de la réparation de son dommage, le montant total du chiffre d’affaires perdu ou
lorsque les dommages-intérêts accordés à la victime sont calculés non au regard du dommage
subi, mais en considération du profit retiré par l’auteur des agissements déloyaux ( 140 ).
En présence, si j’ose dire, d’un « tel flou artistique », ce système, même sanctionnateur, ne
peut pas être véritablement dissuasif. Pour qu’il soit efficace, il est donc nécessaire de le faire
évoluer. En pratique, il faudrait opérer une nette distinction entre, d’un côté, la réparation du
préjudice, et, de l’autre, la sanction de la faute. D’où la question posée dans l’intitulé de la table
ronde : « concurrence déloyale : dommages punitifs ou amende civile ? »
(137) V. C. Alexandre-Caselli et Z. Bédidi-Ouadah, in CREDA, Clientèle et concurrence (sous la direction de
Y. Chaput), Litec, 2000, chap. 4, p. 109. Partis à la recherche du détournement de clientèle en matière de concurrence
déloyale, il a fallu rapidement se rendre à l’évidence qu’il n’en restait pas grand-chose. L’explication de la disparition
presque complète de toute référence au détournement de clientèle dans la jurisprudence tient, à n’en point douter, à
l’irruption du parasitisme, et plus particulièrement au concept d’agissements parasitaires. En effet, l’élargissement de
l’action en concurrence déloyale à des situations où il n’existe aucun rapport de concurrence entre l’auteur du dommage
et la victime a d’abord rendu largement caduc le principe de spécialité, c’est-à-dire l’obligation de partager une même
clientèle. Mais il semble avoir emporté, dans un même mouvement, le concept de détournement de clientèle. Et ce, en
partant d’un raisonnement par trop simpliste : puisqu’il n’est plus besoin de constater un rapport de concurrence, le
préjudice matériel ne peut résider dans le détournement de la clientèle de la victime, sitôt que l’auteur du comportement
déloyal opère sur un tout autre marché. Ce raisonnement est à bien des égards excessif. Le fait que l’auteur de la
pratique et la victime ne soient pas situés sur le même marché ne signifie pas qu’il n’y aura pas détournement de
clientèle, mais seulement que ce détournement n’affectera pas, ou alors de façon très marginale, la clientèle du
parasité. Au contraire, il y aura bien détournement de clientèle – sinon à quoi bon commettre des actes déloyaux ? –,
mais de la clientèle des concurrents du parasite sur le marché même où il opère, et ce, grâce à l’avantage concurrentiel
obtenu indûment en se plaçant dans le sillage du parasité.
(138) Ibid., Tableau 8, p. 123.
(139) Ibid.
(140) Ibid.
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La différence essentielle entre les dommages punitifs et l’amende civile, c’est que, dans le
premier cas, la sur-réparation « va dans les poches » de la victime, alors que le produit de
l’amende civile est versé dans les caisses de l’État ou de tout autre organisme tiers désigné à
cet effet ( 141 ).
L’octroi de dommages punitifs constitue assurément pour la victime une forte incitation à
engager l’action civile, puisque, non seulement elle verra réparer son préjudice, mais elle
recevra en outre, par exemple, le double de cette somme. Toutefois, les « dommages triples »
ne sont pas forcément un gage d’efficacité. Un comportement parasitaire, par exemple, peut
rapporter beaucoup plus au parasite que le dommage causé au parasité, et même plus que le
triple des dommages subis. Dans ces conditions, les dommages punitifs seront inefficaces
puisque l’auteur du comportement déloyal continuera de tirer un profit de son acte. Si le but est
de prévenir la commission de ce type de déloyauté, notamment en indiquant à leur auteur que
le risque encouru sera de toute façon supérieur aux chances d’en tirer un profit, c’est alors, à
tout prendre, sur les gains réalisés qu’il conviendrait d’asseoir la sanction.
Le seul problème, c’est que le mécanisme des dommages punitifs n’est pas neutre pour les
concurrents de la victime. Prenons le cas le plus parlant, celui des agissements parasitaires –
en l’absence donc de tout rapport de concurrence entre le parasite et le parasité : la surréparation accordée devrait entraîner le renforcement de la position concurrentielle de la
victime sur son propre marché. Dans ce cas, ce renforcement se fait tout entier au détriment
des autres acteurs dudit marché, puisque l’auteur du comportement sanctionné – le parasité –
n’est, par hypothèse, pas présent sur ce marché.
Et même lorsque l’auteur de la concurrence déloyale et la victime se disputent la même
clientèle sur le même marché, la sur-réparation peut emporter les mêmes conséquences
préjudiciables. En effet, on ne peut exclure qu’elle permette à la victime de conquérir des parts
de marché au détriment de ses concurrents, tiers au conflit. Et, plus encore, qu’elle lui permette
d’acquérir ou de renforcer un pouvoir de marché, voire une position dominante. Il n’est pas rare
en effet que ce soit le « leader » du marché qui voit piller sa notoriété ou ses investissements.
D’où la nécessité de limiter la somme que percevra la victime d’agissements déloyaux ou
parasitaires à la stricte réparation du préjudice subi. Toute autre solution peut aboutir à
perturber l’équilibre naturel du marché. Certes, l’auteur de la déloyauté a introduit à l’origine
une rupture d’égalité dans les moyens mis en œuvre pour conquérir la clientèle. Toutefois, il ne
faudrait pas qu’en cherchant à la neutraliser, le juge contribue à établir ailleurs une autre
rupture d’égalité, sur le même marché ou sur un autre, mais cette fois-ci au profit de la victime.
Mais que l’on ne s’y trompe pas, la réserve ne porte pas tant sur le principe même des
dommages punitifs que sur leur utilisation, et encore seulement dans l’hypothèse où la victime
est un opérateur sur un marché. Ces réserves tombent entièrement sitôt que la victime n’est
pas elle-même un opérateur sur un marché, comme c’est le plus souvent le cas, par exemple,
en matière d’atteinte à l’intimité de la vie privée ( 142 ).
(141) P. Le Tourneau, Le parasitisme, Litec, 1998, n° 263, p. 206.
(142) Contra, en faveur d’une condamnation radicale de tout versement à la victime de dommages et intérêts
excédant la simple réparation de son préjudice, pour la seule raison que cela lui procurerait un enrichissement sans
cause, L. Cadiet et P. Le Tourneau, Droit de la responsabilité, Dalloz Action, 1998, n° 34, p. 13-14.
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Schématiquement, l’amende civile, qui évite le travers de l’attribution à la victime d’une surréparation, présente les avantages et les inconvénients inverses de la solution des dommages
punitifs. Le mécanisme est moins incitatif, mais infiniment plus neutre et permet sans doute une
répression mieux adaptée et donc plus efficace.
M. Jacques Azéma.– Chacun aura observé que M. Ronzano a répondu, pour ce qui le
concernait, aux deux questions en débat. En revanche, je crois que M. Blanchot qui, lui, était
favorable à une modification du système, souhaiterait préciser la manière d’y parvenir.
M. Alain Blanchot.– En effet, se pose actuellement un problème et il faut y répondre. Soit
l’on ne fait rien, et on continue, comme actuellement en France, à allouer des dommagesintérêts un peu plus importants, sans dire ce dont il s’agit, on entérine alors le système, mais à
ce moment-là, la faute n’est pas sanctionnée. C’est simplement une réparation. Soit l’on
instaure le système de treble damages. Pour moi, c’est la loi du talion, c’est-à-dire que l’on
permet à la victime d’une faute de se faire justice à elle-même en lui attribuant le produit de la
sanction. Ou bien alors on instaure une amende civile.
L’amende civile, n’est pas une nouveauté. Elle existe dans les domaines autres que ceux
qui ont été signalés tout à l’heure. Je vous précise notamment que si vous voulez construire
une maison, et que vous ne demandez pas un permis de construire, c’est un délit. Mais, pour
un défaut de permis de démolir, c’est une amende civile qui est prononcée par le juge civil. Par
conséquent, cela existe déjà, et pour ma part, je verrais très bien que l’on instaure, dans le droit
français de la concurrence déloyale, une sanction civile, car il est anormal que les pouvoirs
publics ne prennent pas en charge le vol de clientèle. Je verrais fort bien, pour ma part, un
procureur venir devant la juridiction civile en demandant la sanction civile. La victime
demanderait ou non réparation. C’est son problème. Mais il faut quand même que notre droit
sanctionne le vol de clientèle.
M. Jacques Azéma.– Merci. Est-ce que M. Toporkoff veut avoir encore la parole ?
M. Michel Toporkoff.– Je ne fais pas de « panglossisme ». Notre système actuel n’est pas
parfait, il faut l’améliorer. Mais, personnellement, avant d’aller dans la direction qui vient d’être
évoquée, je pense qu’il y a deux choses à faire. La première, c’est d’étudier sérieusement – et
j’insiste sur le « sérieusement » – les aspects économiques du dommage. Les avocats
demandent toujours de très lourds dommages-intérêts. Parfois, ils demandent un peu n’importe
quoi... C’est assez naturel. Le problème, c’est que le magistrat, pris entre le demandeur qui dit
avoir subi un préjudice considérable et le défendeur qui répond : « Pécadille ! trois fois rien »,
ne peut se fonder que sur les éléments dont il dispose et sur les raisonnements qui lui semblent
justes. Je vous livre un exemple qui m’a beaucoup marqué. Il s’agissait d’une contrefaçon de
logiciel. Le vendeur de logiciels disait au tribunal : « C’est épouvantable, mon logiciel a été
contrefait. Vous ne vous rendez pas compte du préjudice que j’ai subi ! Il est incalculable ! » Je
lui ai demandé, pris d’une inspiration très banale : « Sûrement, sûrement..., mais n’y a-t-il pas
eu les mêmes contrefaçons en Angleterre, en Allemagne, en Italie, et en Espagne ?... » –
« Non, non, c’est uniquement en France » Je lui ai alors demandé : « Dans ces conditions,
montrez-moi les ventes (certifiées par vos commissaires aux comptes) en Angleterre, en
Allemagne, etc., par rapport à ce qu’elles sont en France ». Et là, nous avons constaté qu’il
avait vendu pratiquement la même quantité en France qu’en Angleterre. On est donc bien
obligé de penser que le préjudice n’était pas aussi élevé que ce que l’on voulait nous faire
croire.
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Cet exemple est très trivial, mais il y a de nombreux cas où l’on peut aller beaucoup plus
loin dans la détermination du montant réel du dommage. Un exemple : le préjudice d’image est
très souvent invoqué devant le tribunal de commerce. C’est quelque chose qui peut être très
important. Je pense notamment aux bijoutiers de la Place Vendôme qui voient leurs bijoux
copiés par un petit bijoutier de banlieue. Il y a là un vrai préjudice d’image. Le seul problème est
qu’ils ne se donnent pas les moyens de le déterminer. Or, on peut le calculer. J’ai proposé, il y
a une dizaine d’années, dans un article aux Petites Affiches, une méthode qui n’est pas
totalement scientifique mais qui est objective et fondée sur des sondages. Elle a certes pour
inconvénient de coûter un peu d’argent, mais surtout de modifier les habitudes établies. Or, les
avocats sont pressés, ils ne sont pas incités à faire évoluer leur pratique. C’est ainsi que,
finalement, cette méthode, qui a parfois été utilisée, avec succès, ne s’est pas répandue. On
pourrait pourtant facilement aller beaucoup plus loin dans l’évaluation un peu sérieuse du
préjudice.
La seconde voie à explorer serait de constituer des bases de données. Quelles sont les
décisions auxquelles on a accès en tant que justiciables ou même en tant que juristes ? Celles
que publient les revues sont, à mon sens, celles qui ont le moins d’intérêt, parce que ce sont
les plus novatrices : elles n’ont donc aucune valeur statistique. Il faudrait, comme nos amis
américains – j’espère que l’on y arrivera rapidement – que l’on ait accès à des bases de
données aussi exhaustives que possible. On pourrait alors savoir s’il y a de la récidive. Je parle
de « casiers judiciaires » – c’est peut-être un peu excessif –, mais il est important pour le
tribunal de savoir qui est ou serait coutumier d’actes de concurrence déloyale. De même, les
avocats pourraient savoir quelle est la moyenne des condamnations prononcées, pour tel type
de comportement déloyal, quitte à penser que c’est insuffisant et à expliquer pourquoi. Ce sont
là deux voies d’amélioration importantes, qui me semblent relativement accessibles. Si on le fait
et que cela ne suffit pas, il sera alors toujours temps de reparler d’amendes civiles.
DÉBAT
M. Pierre Leclercq.– Merci. J’ouvre à présent le débat avec la salle.
M. Denis Boucher, Juge au Tribunal de commerce de Paris.– Étant donné que l’on
s’aperçoit que le préjudice ne concerne pas uniquement une victime, mais peut atteindre un
marché, c’est-à-dire plusieurs victimes, ne serait-il pas possible d’envisager d’adopter en
France ce qui fonctionne déjà de l’autre côté de l’Atlantique, à savoir les « class actions » ?
C’est une question que je pose donc au regard du droit français et peut-être aussi à
Mme Valentine.
Mme Debra A. Valentine.– Je dois dire qu’il est assez difficile pour moi de comprendre
exactement comment fonctionne votre système en matière de concurrence déloyale.
Néanmoins, je pense que ce à quoi on assiste aux États-Unis est une augmentation des class
actions, plutôt que des actions en responsabilité individuelles, ce qui se rapproche, me semblet-il, de certains des éléments que vous avez soulevés. En effet, cela coûte très cher pour une
personne seule d’entamer une action en justice : c’est beaucoup plus efficace et plus viable si
un nombre important de personnes s’associent pour engager une action. En outre, lorsque le
juge est saisi d’une demande à laquelle de nombreuses parties se sont jointes, il a la
possibilité, en fin de compte – même si l’on n’utilise pas le terme de jugement en équité – de
prononcer des sanctions et de répartir les contributions d’une manière plus équitable, de sorte
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qu’il y a en définitive plus de sanctions et de restitutions en faveur d’un nombre plus important
de victimes. Je ne sais pas trop si la convergence entre nos systèmes porte sur ce point ou sur
le fait que vous commencez à combiner les actions civiles et les actions administratives dans
les cas individuels. Aux États-Unis, cela se fait de plus en plus fréquemment. Par les actions en
réparation et en restitution qu’elles engagent, nos agences fédérales tendent, à mon avis, à
adopter une approche plus européenne, avec une restitution des sommes d’argent aux victimes
plutôt que la seule cessation ou prévention de certains actes. Il s’agit là d’une autre façon, pour
l’administration cette fois, d’appréhender le concept d’action collective. Mais dans l’ensemble,
les actions collectives ont prouvé leur efficacité dans le domaine « antitrust ».
Mme Diane Wood.– Permettez-moi de préciser que, en effet, dans la mesure où l’on peut
entamer une action devant un tribunal fédéral en vertu d’une loi étatique, nous, juges fédéraux,
nous voyons un nombre relativement élevé d’actions en concurrence déloyale sur la base de la
loi de l’État de l’Illinois relative à la loyauté des échanges en matière de consommation et les
pratiques trompeuses, ou de lois équivalentes d’autres États (notamment celles du Wisconsin
ou de mon ressort). Dans beaucoup de cas, ce sont des actions introduites par un seul
demandeur en vertu de la loi étatique, et au terme desquelles des dommages et intérêts
modiques, ainsi que le paiement des honoraires d’avocats, sont accordés au demandeur, à
condition qu’il apporte la preuve de la violation. Dans certains États, et notamment dans
l’Illinois, une entreprise peut également intenter ce type d’action, à condition qu’elle se fonde
sur des pratiques trompeuses ou frauduleuses lors d’une vente. D’ailleurs, une des affaires que
je traite en ce moment est basée sur une théorie semblable. Alors, aux États-Unis, mis à part le
rôle que joue dans ces questions la Federal Trade Commission, dont la nature est plus
administrative, ce genre d’affaire, relève, dans la plupart des cas, du droit étatique, et les
demandeurs n’ont droit qu’à une réparation normale, à savoir des dommages et intérêts qui
correspondent au préjudice subi, ou, éventuellement, une injonction de ne pas faire, mais pas
de dommages et intérêts triples, ni de sanctions extraordinaires.
Mme Debra A. Valentine.– En effet, je pense que cela peut également expliquer la
différence qui existe entre les demandes simples et celles de dommages et intérêts triples.
Dans le cas d’une action engagée par une personne, je ne suis pas convaincue de la nécessité
d’accorder trois fois plus de dommages et intérêts. Si le préjudice affecte l’ensemble du
marché, comme le suggérait l’orateur, le principe du triplement de l’indemnisation se trouve
davantage justifié, car la réparation porte sur le préjudice causé au marché dans son ensemble,
et non pas seulement sur celui causé à une seule personne.
M. Christian Colombier, Avocat, Associé-Gérant, BCF & Associés.– Le premier progrès
serait probablement de réparer effectivement les préjudices. Je rejoindrai un peu M. Toporkoff.
On fait grief aux avocats de ne pas faire de démonstrations suffisantes en termes de préjudice.
Je peux dire que, dans un certain nombre de cas, on va assez loin dans la démonstration. Mais
on s’aperçoit que la réponse que l’on obtient – et cela a été signalé dans les statistiques du
CREDA tout à l’heure – est une réponse « à la louche », comme on dit familièrement. Cette
réponse du juge n’est pas une incitation à faire une démonstration assez rigoureuse, puisqu’il
n’y a pas de suite à cette démonstration rigoureuse. C’est un peu un cercle vicieux. Et l’on n’a
pas, à mon sens, de sur-réparation en l’état actuel des choses. On constate plutôt une sousréparation. C’est mon sentiment, mais peut-être est-ce une approche partisane.
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ABUS DE PUISSANCE D’ACHAT ET ACCES AUX
LINÉAIRES DE LA GRANDE DISTRIBUTION
M. Pierre Leclercq.– Sur les « Abus de puissance d’achat et accès aux linéaires de la
grande distribution », comme sur beaucoup d’autres sujets évoqués lors de cette journée, on
pourrait tenir des colloques entiers. Je donne tout de suite la parole au Professeur Glais pour
son exposé introductif.
EXPOSÉ INTRODUCTIF
M. Michel Glais
Professeur à l’Université de Rennes I, Cabinet GLAIS Concurrence et Stratégie
Jusqu’à un passé récent, les entreprises industrielles demeuraient pratiquement les seules
concernées par l’application des règles de concurrence relatives à l’incrimination des abus
commis par des opérateurs détenteurs d’un fort pouvoir de marché. La montée en puissance
des enseignes de la grande distribution, accentuée par la concentration croissante de ce
secteur d’activité, a conduit à s’intéresser au concept de puissance d’achat. Sa définition
économique présente d’évidentes similitudes avec celle du pouvoir de marché d’un fournisseur
industriel vis-à-vis de ses clients (A). Disposer d’une importante puissance d’achat impose donc
à son titulaire certaines contraintes de comportement à l’égard de ses cocontractants
dépourvus de pouvoir de négociation. Tel est le cas lorsque ceux-ci se trouvent en état de
dépendance économique. Une récente enquête menée par mes soins démontre qu’une fraction
non négligeable de ceux-ci se trouve dans une situation correspondant à celle évoquée par
l’article L. 420-2, I, 2° du Code de commerce (art. 8-2, ord. 1986 abrogée) (B)
Le déséquilibre dans les rapports de force entre les fournisseurs et leurs grandes
enseignes clientes (dont le nombre s’est réduit par suite des récentes opérations de
concentration), s’est accentué sous l’effet de l’extension de la stratégie d’offre par ces dernières
de produits vendus sous marques de distributeurs, dans un contexte marqué par les
dispositions de la loi du 5 juillet 1996 rendant plus difficile l’ouverture et l’extension des surfaces
de ventes et réduisant de ce fait l’élasticité d’offre des linéaires (C).
Jugées aujourd’hui insuffisantes pour assurer le respect d’un équilibre suffisant des
relations contractuelles entre offreurs et acheteurs, les dispositions du droit de la concurrence
traitant de cette question seront prochainement renforcées par le Parlement (D).
A) Concept et mesure de la puissance d’achat
La théorie des prix démontre de façon rigoureuse qu’un marché présente une configuration
totalement concurrentielle lorsque aucun offreur ou acheteur n’est capable d’influencer les prix
d’équilibre sur un marché donné. Toutes choses égales par ailleurs (c’est-à-dire pour un niveau
de demande et des conditions techniques données), la quantité échangée du produit en cause
sera la plus élevée possible et le prix d’équilibre correspondra à l’optimum économique
(maximisation des gains pour les acheteurs et offreurs).
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89
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Du côté de l’offre, cette situation prévaut lorsque le prix de marché est égal au coût
marginal du bien considéré : un pouvoir de marché apparaît donc lorsque l’un des offreurs est
en mesure d’imposer un prix supérieur à son coût marginal de production. Sur un plan
théorique, l’importance de ce pouvoir de marché s’apprécie en utilisant « l’indice de Lerner »,
calculé comme le rapport existant entre l’écart entre le prix fixé par l’offreur et son coût marginal
de production. Une entreprise J dispose donc d’un pouvoir de marché si ce rapport est positif.
Soient : Lj l’indice de Lerner ; Pj le Prix fixé par une entreprise dominante, Cmj son coût
marginal de production du produit en cause : Lj = (Pj – Cmj) / Pj > 0
La même méthode d’analyse peut être utilisée lorsqu’il s’agit de chiffrer et mesurer la
puissance d’achat. Au lieu d’être un « preneur de prix » et accepter le prix prévalant sur un
marché de pleine concurrence, l’acheteur « puissant » est en mesure d’imposer à son vendeur
un prix plus faible. Soit Ii, l’indice de la puissance de négociation de l’acheteur dominant, on
démontre que sa valeur dépend de l’écart existant entre la valeur attribuée par l’acheteur à la
dernière unité achetée et le prix (plus faible) payé au fournisseur. Soit Vi cette valeur et Pi le
prix payé, l’indice de puissance d’achat peut théoriquement se mesurer de la façon suivante : Ii
= (Vi-Pi)/Pi >0 ( 143 )
(Vi dépend aussi de la position de l’acheteur sur le marché de la revente du produit).
De la même façon que le pouvoir de monopole réduit les quantités offertes sur le marché,
une puissance d’achat conduit à une baisse des quantités commandées par rapport à celles qui
prévaudraient en son absence. Toutes choses égales par ailleurs, l’efficience économique s’en
trouve affectée (diminution du bien être économique global consécutive à la réduction des
quantités échangées). L’analyse économique démontre, en second lieu, que s’établit un
transfert de profits en provenance des offreurs vers les acheteurs. En tirer toutefois la
conclusion immédiate qu’il conviendrait de s’opposer à l’émergence ou au maintien de toute
puissance d’achat serait impossible à justifier compte tenu de la méthodologie utilisée par
l’analyse économique. Le lecteur doit en effet garder à l’esprit que les résultats obtenus sont
particulièrement contingents à l’hypothèse « ceteris paribus » présidant à l’élaboration du
modèle. Rien ne dit en effet qu’en l’absence de puissance d’achat la demande aurait été aussi
forte. Il n’est pas non plus impossible que les actions de l’acheteur hégémonique aient pu
permettre à l’offreur de réduire de façon substantielle un certain nombre de ses coûts.
En lui commandant en quantités souvent importantes plusieurs produits, cet acheteur
permet à son fournisseur de réaliser des économies d’échelle, de gammes, et de logistique. La
prudence avec laquelle il convient donc d’analyser les effets de la puissance d’achat sur la
promotion de l’efficience économique n’empêche toutefois pas de surveiller son évolution
(contrôle des opérations de concentrations), ainsi que les choix stratégiques des entreprises
détentrices d’un fort pouvoir de négociation. Ces choix peuvent en effet conduire à exploiter de
façon abusive l’état de dépendance dans laquelle se trouvent vis-à-vis d’elles certains
fournisseurs. Or, force est de constater que les situations de dépendance constituent une des
données nouvelles du paysage des relations contractuelles entre fournisseurs et acheteurs de
(143) On démontre que la valeur de Ii dépend de trois variables : 1. la part de l’acheteur dominant sur le marché en
cause ; 2. L’élasticité prix de la demande pour le produit concerné de la part des autres acheteurs ; 3. L’élasticité de
l’offre du produit. Ii est d’autant plus élevé que la part de marché de i est élevée et que les deux élasticités sont faibles.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
la grande distribution. Puissance d’achat et dépendance économique vont en effet souvent de
pair, lorsqu’un très petit nombre d’acheteurs réalisent, comme c’est le cas depuis la récente
opération Carrefour-Promodès, plus de 80% de la demande sur les marchés en cause.
B) Puissance d’achat de la grande distribution et dépendance économique
Empruntée au droit allemand, l’incrimination, en droit français, de l’exploitation abusive d’un
état de dépendance économique se réfère à la situation d’une entreprise « cliente ou
fournisseur qui ne dispose pas d’une solution équivalente » (C. com., art. L. 420-2, I, 2°, ancien
art. 8 (2°), ord. 1986 abrogée). En combinant certains éléments d’analyse tirés de la
jurisprudence du Conseil de la concurrence avec l’apport de la théorie économique, une série
de quatre tests peut être utilisée lorsqu’il s’agit de se prononcer sur l’existence ou l’absence
d’une situation de dépendance d’une entreprise par rapport à un cocontractant. Il convient en
effet :
1) de s’interroger tout d’abord sur l’étendue du champ des éventuelles solutions
équivalentes (techniques et commerciales) à la disposition de l’entreprise concernée. À ce
stade de l’analyse, l’examen des parts de marché revêt bien évidemment une certaine
importance ;
2) d’étudier :
a. l’incidence des relations commerciales établies entre les cocontractants en cause sur la rentabilité
de l’entreprise faisant valoir son état de dépendance ;
b. ainsi que les raisons l’ayant conduit à concentrer plus particulièrement ses relations d’affaires
auprès du partenaire concerné (ne pouvait-elle pas éviter de se placer dans cette situation risquée ?) ;
3) d’estimer l’importance des délais dans lesquels l’entreprise présumée dépendante
pourrait disposer des solutions équivalentes éventuellement recensées ;
4) d’apprécier enfin le coût du changement de partenaire commercial.
Ce schéma analytique a été testé par mes soins lors d’une enquête récente menée auprès
d’un échantillon de fournisseurs (de petite et moyenne importance) de la grande distribution, et
s’appuyant sur un questionnaire détaillé (43 questions dont certaines comportaient plusieurs
modalités de réponses). Le dépouillement de ces questionnaires et l’analyse statistique des
données a permis de constater qu’environ une entreprise sur quatre (23,8 %), appartenant pour
la plupart au secteur agroalimentaire, pouvait être considérée comme relevant de la définition
de la dépendance économique.
C’est tout d’abord la nature des produits échangés qui constitue une des raisons du
partenariat quasi incontournable que les fournisseurs concernés sont contraints d’établir avec
quelques grandes enseignes, ainsi que de leur faible pouvoir de négociation. Les produits en
cause sont faiblement différenciés et ne font guère l’objet d’innovation. Les consommateurs
sont considérés comme disposant d’une information « largement ou plutôt » suffisante sur les
caractéristiques des produits offerts. Leur sensibilité aux variations de prix semble assez
élevée.
Nombre de ces produits présentent donc le profil type de ceux que l’on s’attend à voir
figurer sur les linéaires de la grande distribution. Il n’est alors pas étonnant de constater que
plus de 85 % des entreprises relevant de la classe typologique des firmes qualifiées de
dépendantes jugent plutôt impossible de ne pas les commercialiser par le canal de la grande
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
distribution. La majorité d’entre elles semblent également contraintes de concentrer plus de
50 % de leurs offres sur deux grands distributeurs.
Toutes les entreprises appartenant à cette classe typologique fabriquent des produits
vendus sous marques de distributeurs. Les plus engagées dans cette stratégie (celles y
consacrant plus de 40 % de leur capacité de production) se situent sur des marchés où l’offre
est constituée de produits peu différenciés et guère soumis à des innovations fréquentes.
Dans son Avis n° 97-A-04, le Conseil de la concurrence a ainsi reconnu que la dépendance
pouvait être particulièrement forte dans le cadre de relations de fourniture de produits à
marques de distributeurs (MDD). Tout en soulignant avec raison que le développement des
MDD peut contribuer à améliorer l’efficacité d’une filière dans laquelle des PMI exercent une
activité, sans avoir les capacités de développer une véritable politique de marques, le Conseil
estime, dans cet avis que le développement des MDD traduit un renforcement de la présence
des distributeurs et qu’une relation de dépendance peut être établie dans certaines cas de
figure. Est alors évoquée la situation où le fournisseur s’est reconverti à la MDD, « Pour
poursuivre son exploitation sans avoir à engager une action de recherche, s’il se situe sur un
créneau où existent de nombreux fournisseurs prêts à répondre à une demande de la
distribution, dont les produits sont interchangeables […] et ce pour peu que [le fournisseur
concerné] représente une part importante de son activité » (Rapport du Conseil pour 1997, avis
97-A-04, p. 1021-21). Tel est apparemment bien le cas des entreprises appartenant à la clause
typologique concernée par l’état de dépendance. Ces entreprises ont d’ailleurs répondu (à
76 %) n’avoir pas adopté, au cours des cinq dernières années, de stratégies susceptibles de
leur permettre de réduire leur degré de dépendance avec la grande distribution.
La situation de dépendance de ce groupe d’entreprises se trouve également confirmée par
l’importance et la nature des investissements auxquels elles ont dû se livrer pour garder la
clientèle des grandes enseignes. Elles ont été le plus souvent contraintes : a) d’augmenter
leurs capacités de production, b) de les adapter aux exigences de leur principal client en se
dotant d’équipements spécifiques. Cette stratégie incontournable les a donc amenées à
engager des dépenses à coûts irrécouvrables rendant plus difficile et onéreux un éventuel
changement de partenaire commercial.
Le Conseil de la concurrence a lui-même jugé que constitue une des deux conditions
permettant d’établir l’état de dépendance économique d’un fournisseur, le fait que ses facteurs
de production sont spécialisés dans la fabrication des biens destinés au distributeur avec lequel
il entretient une relation privilégiée et ne peuvent être ni utilisés ni adaptés à la production
d’autres biens à un coût économiquement acceptable ( 144 ).
La situation de forte dépendance ne concernant toutefois qu’environ un quart des
entreprises ayant répondu à l’enquête, il n’est pas sans intérêt de dresser le portrait robot des
fournisseurs PMI disposant apparemment d’un plus grand degré de liberté et représentant 40 %
de la population étudiée. Tout en fabriquant également des produits vendus sous MDD et ayant
dû accroître leurs investissements (en R&D et en communication) pour garder la clientèle des
(144) L’autre condition est qu’il n’existe pas pour ce fournisseur d’autre client d’une taille comparable pour les biens
qu’il offre et que la demande additionnelle des autres clients ne peut représenter qu’une faible part de la demande de ce
client, ne lui permettant donc pas de couvrir ses charges et coûts fixes. (Cons. conc., Rapport pour 1997, p. 1018).
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
grandes enseignes, ces entreprises disposant de certains atouts. Elles se situent sur des
marchés soumis à des innovations assez fréquentes et considèrent que leurs marques sont
plutôt connues. Elles se sont attachées (90 % d’entre elles) à adopter des stratégies
susceptibles de réduire leur dépendance (accroissement de la notoriété de leurs marques ;
diversification vers des activités peu ou pas couvertes par la grande distribution).
C) L’accès aux linéaires de la grande distribution : un enjeu stratégique dans les
relations fournisseurs / distributeurs.
La croissance des ventes de MDD constitue une première source de raréfaction des
linéaires disponibles pour des entreprises industrielles offrant de façon privilégiée des produits
sous leurs propres marques. Selon A. FADY, 38 % des linéaires étaient occupés en 1997 par
des ventes sous MDD et sous premiers prix, le domaine alimentaire étant le plus touché ( 145 ).
Les principales enseignes de la grande distribution sont devenues concurrentes de leurs
fournisseurs sur une partie importante des surfaces d’exposition, ce qui peut donner naissance
à des risques d’éviction, au moins partielle, des produits offerts sous marques propres ainsi
qu’à des pratiques discriminatoires dans l’affectation des linéaires de vente. Ces risques sont
d’autant plus sérieusement à prendre en considération que l’offre des linéaires s’avère
aujourd’hui peu élastique. Dans son avis précité, constatant que « quelle que soit la puissance
des fournisseurs pour une même famille de produits, la demande des distributeurs est limitée
par la dimension des linéaires dont ils disposent et conduit à une concurrence intense des
fournisseurs. » [p.1024], le Conseil de la concurrence ajoutait que la réduction des possibilités
d’extension des surfaces commerciales, consécutives à la subordination à une autorisation
administrative préalable de l’ouverture de toute nouvelle surface de vente de plus de 300 m²,
introduit une rigidité dans les capacités des entreprises à adapter leur offre au développement
de la demande [p.1005].
En second lieu, l’importante concentration du secteur de la grande distribution à laquelle on
assiste depuis quelques années réduit de façon très sensible le nombre des enseignes avec
lesquelles les fournisseurs peuvent contracter. À la suite du dernier rapprochement en date
(Carrefour/Promodès), les cinq plus grandes enseignes représentent en France près de 83 %
de parts de marché. S’y ajoute le fait que se créent des centrales d’achat communes entre
enseignes concurrentes contribuant à réduire encore davantage le nombre d’interlocuteurs sur
les marchés en cause. La faible élasticité de l’offre de linéaires fait donc de celles-ci une
ressource rare génératrice de phénomènes de rente de situation qui se concrétisent par une
augmentation des droits d’entrée acquittés par les industriels (élément, par ailleurs, de
discrimination entre ventes sous marques propres et sous MDD quant à leurs coûts d’accès à
cette ressource).
Veiller à ce que l’offre de linéaires demeure suffisamment segmentée entre un nombre
suffisant de distributeurs aurait, semble-t-il, pu constituer un des objectifs assignés à la politique
de la concurrence. Or, jusqu’à présent, les autorités de la concurrence n’ont apparemment
accordé à cette question qu’un intérêt limité lorsqu’il s’agissait, pour elles, de se prononcer sur
les effets prévisibles des opérations de concentration dans le secteur de la grande distribution.
L’incidence de telles opérations a été presqu’exclusivement étudiée sous l’angle de la
protection immédiate des consommateurs. En ce qui concerne les marchés
(145) A. Fady : L’accès au linéaire : Une ressource essentielle ? : Rev. Conc. Consom., n° 100, p. 8.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
d’approvisionnement, évoqués dans le dossier de l’acquisition par Casino de FranprixLeaderprice, cette incidence a été, en revanche, totalement passée sous silence dans les
attendus de la décision rendue lors de l’opération Carrefour-Promodès. Il ne faut pas s’en
étonner puisque dans son Avis n° 97-A-04, tout en ayant pris la précaution d’évoquer
théoriquement la possibilité de voir une concentration restreindre l’accès aux linéaires, le
Conseil de la concurrence ne semble toujours pas convaincu de l’existence d’un tel risque ( 146 ).
Pour que l’on s’inquiète des dangers de telles concentrations, faudra-t-il attendre que, comme
dans l’affaire Kesko/Tuko (JOCE n° 110 du 26 avril 1997), les fournisseurs dépendent des
candidats à ces rapprochements à concurrence de 50 % à 70 % de leurs ventes ?
La façon selon laquelle les autorités de la concurrence apprécient l’importance des
distributeurs sur les marchés des approvisionnements contraste d’ailleurs singulièrement avec
celle utilisée pour juger l’existence d’une position dominante sur les marchés situés en aval.
Loin de procéder à une segmentation aussi fine de la demande, le Conseil de la concurrence
définit de façon beaucoup plus large les marchés de référence lorsqu’il apprécie le poids des
distributeurs en tant qu’acheteur. Les parts de marché sont, en effet, calculées par « gammes
de produits » sur la base de leurs ventes globales (tous circuits de distribution confondus), ce
qui conduit d’évidence à des estimations relativement modestes. Il semble pourtant difficile
d’accepter de s’en remettre au seul fait que le groupe d’acheteurs ne représente qu’un faible
pourcentage du chiffre d’affaires des grandes entreprises de production pour en déduire que
cela suffit à prouver l’innocuité de la concentration sur les conditions d’accès aux linéaires (v.
par exemple, l’avis relatif à l’opération Auchan/Docks de France).
En l’état actuel des nouvelles structures du marché de la grande distribution, issues des
récentes opérations de concentration, on doit pouvoir espérer qu’une attention particulière soit
maintenant accordée au respect d’une ouverture suffisante de l’accès aux linéaires. Le Conseil
de la concurrence n’a-t-il pas lui-même considéré que : « les centrales d’achat qui n’accordent
que très peu d’autonomie aux magasins affiliés, les accords exclusifs passés avec certains
fournisseurs, les stratégies de ventes sous MDD de produits fabriqués par des sous-traitants
quasi-intégrés » peuvent contribuer à la fermeture des rayonnages à des opérateurs nouveaux
ou de faible poids économique ?
La référence au concept de « ressources essentielles » a été récemment évoquée pour
qualifier la situation actuelle des linéaires de la grande distribution. Si l’on définit une ressource
essentielle sur la base des trois critères suivants :
1. caractère indispensable de son utilisation pour un offreur d’un service déterminé,
2. impossibilité ou considérables difficultés de la dupliquer,
3. contrôle exercé sur elle par un monopoleur ou un groupe de partenaires agissant de
concert…
(146) « Bien que le nombre des demandeurs (centrales, distributeurs) effectuant leurs achats en toute indépendance
a sensiblement diminué… la puissance des grands acheteurs et sa traduction dans la pratique semblent dues plus à
certaines particularités du marché de l’approvisionnement telles que l’existence de surcapacités permanentes de l’offre
du côté des producteurs qu’à l’existence de positions dominantes du côté des demandeurs… » et : « Du point de vue
des fournisseurs, s’agissant des produits de grande consommation, si chaque type de commerce présente des
spécificités propres… les gammes de produits sont généralement communes à toutes les structures commerciales…
Les produits étant interchangeables, les fournisseurs ont la possibilité de reporter leurs ventes d’une forme de
commerce à une autre » !! (op. cit., p. 1020).
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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… il ne serait pas irréaliste de considérer les linéaires comme des ressources pour le moins
« quasi essentielles ».
En toute hypothèse, même si l’utilisation de ce concept ne devait pas être validée dans le
cas de la grande distribution, il n’en demeure pas moins que le respect de certains
engagements « d’ouverture » des linéaires les plus affectés par les risques d’insuffisance
d’accès pour les PMI (en particulier ceux dédiés aux produits agroalimentaires) pourrait être
imposé aux enseignes détentrices des parts de marché les plus élevées. Ces clauses
d’ouverture pourraient s’inspirer de l’esprit ayant présidé à l’analyse de la licéité de contrats tels
que ceux de « bières ». La mise en œuvre concrète d’une telle proposition n’apparaît pas
insurmontable. Elle ne concernerait tout d’abord que certaines gammes de produits. Les
informations nécessaires pour mener à bien de telles opérations ne seraient guère difficiles à
rassembler, le secteur d’activité en cause étant un de ceux où les données statistiques sont
abondantes, détaillées et disponibles.
D) L’évolution des dispositions du droit français de la concurrence susceptibles
d’incriminer les abus de puissance d’achat.
L’introduction du concept d’exploitation abusive d’un état de dépendance économique au
sein de l’ordonnance du 1er décembre 1986 visait principalement à préserver le maintient d’un
certain équilibre des forces entre offreurs et acheteurs, condition indispensable à la promotion à
long terme de l’efficience économique. Les pouvoirs publics s’étaient en effet inquiétés du
risque de déséquilibre qu’avaient menacé de créer en 1984 les projets de trois super-centrales
d’achat regroupant 43 adhérents du secteur de la grande distribution et représentant 32 % du
chiffre d’affaires du commerce de détail. L’introduction de cette nouvelle disposition fut, à
l’époque, considérée comme de nature à régler de façon satisfaisante les litiges susceptibles
de survenir de l’utilisation abusive d’une puissance d’achat. Force fut toutefois de déchanter. Au
cours des douze années qui suivirent l’introduction de l’article 8-2 dans l’arsenal juridique
français, aucun fournisseur ne s’avisa tout d’abord de saisir le Conseil de la concurrence.
L’absence d’un tel contentieux ne pourrait bien évidemment s’expliquer par le caractère
exemplaire de leurs relations avec leurs plus gros clients ( 147 ), mais bien par la crainte de
représailles auxquelles auraient pu s’exposer un fournisseur ayant l’imprudence de défier un de
ses principaux clients. La saisine du Conseil ne pouvait, en fait, venir que du ministre de
l’économie. Celui-ci ne s’en fit pas faute à plusieurs reprises et tout particulièrement à la suite
de l’acquisition de la Société Européenne des Supermarchés par celle des Sociétés « Grands
Magasins B » du Groupe Cora. Il était reproché à cette dernière d’avoir sollicité et obtenu de
nombreux fournisseurs l’octroi d’avantages rétroactifs, des rémunérations, dénommées
« participations publi-promotionnelles forfaitaires » et l’allongement des délais de paiement.
Des menaces de déréférencement, de baisses de commandes, etc., étaient également
dénoncées par les services du ministre. Dans cette affaire, tout en n’excluant pas que certains
des fournisseurs aient pu se trouver en situation de dépendance économique, le Conseil de la
concurrence devait rejeter cette saisine au motif que les comportements éventuellement
répréhensibles n’avaient pas eu pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur les marchés
en cause. Il s’est fondé en l’espèce sur une interprétation stricte des dispositions de l’article 8-2
(147) Au vu de notre enquête, 66 % des entreprises ayant répondu au questionnaire avaient fait l’objet de menaces
récentes de déréférencement, exécutées dans 60 % des cas. Dans 12,5 % des cas toutefois, les relations d’affaires
avaient été totalement rompues.
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établissant que ce texte s’applique dans les mêmes conditions que celles de l’article 7, à savoir
lorsque les pratiques incriminées « ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de
restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché ». La limitation ainsi apportée
par le législateur à l’application de l’article 8-2 ne peut, dans son principe, faire l’objet de vives
critiques. Il est vrai que le droit de la concurrence n’a pas pour objet de protéger de façon
systématique certaines catégories de concurrents, mais au contraire de veiller à ce qu’aucun
obstacle majeur n’entrave le processus concurrentiel. Les autorités de la concurrence
disposent toutefois d’une large aptitude d’appréciation lorsqu’il s’agit de déterminer l’intensité
de l’atteinte à la concurrence. Dans certaines affaires relevant de la pratique des ententes, elles
n’ont pas hésité à utiliser généreusement les dispositions de l’article 7 de l’ordonnance leur
permettant de condamner des actions concertées dès lors que celles-ci pouvaient avoir pour
effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché en cause.
Telle n’a cependant pas été la pratique adoptée par le Conseil de la concurrence en matière
d’application de l’article 8-2 aux relations fournisseurs-distributeurs, privant en fait cette
disposition de l’ordonnance d’une réelle efficacité en matière de sanction des comportements
abusifs d’un acheteur puissant à l’encontre de fournisseurs économiquement dépendants.
Une solution simple aurait consisté à amender l’article 8-2 pour le rendre plus efficace,
même en l’absence d’atteinte suffisante au marché. Telle n’a toutefois pas été la solution
retenue par la législation dans le cadre des modifications de l’ordonnance de décembre 1986
introduites par la loi n° 96-588 du 1er juillet 1996. Trois paragraphes furent ajoutés à l’article 36
de l’ordonnance visant à permettre à une victime de pratiques abusives ( 148 ) d’obtenir
réparation de son préjudice auprès d’un tribunal. Malgré le souci du législateur d’améliorer ainsi
les moyens de défense des fournisseurs les plus faibles ( 149 ), il n’était pas évident –
l’expérience l’a d’ailleurs montré – que ces nouvelles dispositions conduisent ceux-ci à
dépasser leurs craintes de représailles et à davantage saisir le juge.
Le projet de loi actuellement en discussion devant le Parlement vise tout d’abord à
améliorer l’efficacité et la portée opérationnelle de l’article L. 442-6 du Code de commerce
(art. 36, ord. 1986 abrogée) en permettant notamment au ministre chargé de l’économie et au
ministère public de demander à la juridiction saisie de prononcer une amende civile pouvant
aller jusqu’à deux millions d’euros. Le nouveau texte vise également certaines pratiques telles
que « la corbeille de la mariée », le bénéfice rétroactif de remises, ristournes ou d’accords de
coopération commerciale, le paiement d’un droit d’accès au référencement préalablement à la
passation de toute commande, etc. dispositions qui seront commentées par Monsieur le député
Le Déaut lors de la table ronde.
M. Pierre Leclercq.– Merci beaucoup, M. le Professeur. C’était un exposé très intéressant.
J’ai vu la salle y réagir très favorablement. Nous allons maintenant ouvrir la table ronde et je
donne la parole à son Président, Monsieur Souty.
(148) Telles que : le paiement d’un droit de référencement sans contrepartie proportionnée, la menace d’une rupture
brutale des relations commerciales aux fins d’obtenir des avantages manifestement dérogatoires aux conditions
générales de ventes; rupture brutale, même partielle d’une relation commerciale sans préavis ne tenant pas compte des
relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords interprofessionnels.
(149) Et nonobstant certaines incertitudes relatives à l’interprétation à donner à certaines dispositions du nouveau
texte.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
TABLE RONDE animée par M. François Souty, Rapporteur permanent
au Conseil de la concurrence, Professeur associé à l’Université de La
Rochelle
M. François Souty.– Un triple constat s’impose. Le premier est qu’une concentration de
l’offre et de la demande s’est manifestée dans notre pays. Elle devait aboutir à un équilibre
dynamique du marché. Pourtant, elle laisse transparaître la persistance de pratiques abusives.
Le deuxième constat est celui d’un dispositif législatif, pourtant amendé en 1996 par la loi
Galland et qui s’avère insuffisant. Et enfin, le troisième, c’est que cette insuffisance conduit
aujourd’hui à des travaux en vue de l’adoption d’une nouvelle loi sur les régulations
économiques.
Je vous propose de diviser notre travail en trois temps. Premièrement, il nous faut faire un
constat sur les structures, sur la maturité du marché, ce qui devrait nous permettre de réfléchir
sur les instruments structurels. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur la nature
des abus, sur les moyens d’y faire face efficacement. Nous reviendrons alors plus en détail sur
la loi NRE. Le troisième temps sera consacré à un tour de table très rapide pour tirer une
conclusion – autant que faire se peut – de nos travaux de l’après-midi.
Nous pourrions utilement commencer notre réflexion sur les structures par une présentation
de notre collègue et ami allemand, qui a une longue expérience de la réflexion sur les
structures du marché. Je donne la parole à Kurt Stockmann.
M. Kurt Stockmann, Vice-Président du Bundeskartellamt.– Merci. « Longue expérience »,
c’est vrai, mais cette histoire est loin d’être celle d’une suite de succès brillants. Au contraire,
elle me fait penser plutôt à l’histoire de Don Quichotte et Sancho Pança avec les moulins à
vent. C’est, en fait, l’histoire de notre lutte contre la formation de la puissance d’achat. Je vais
vous citer quelques chiffres. Il y a 25 ans, dans les années 1975, nous avions en permanence
700 entreprises de grande distribution qui achetaient directement aux fournisseurs de produits
alimentaires. Vers le milieu des années 1980, il n’y en avait plus que 260 et aujourd’hui, elles
ne sont plus que 115. En 1998, les cinq plus grandes entreprises dans le commerce
alimentaire, contrôlaient 64 % du marché et l’on estime qu’elles contrôleront 95 % du marché
d’ici deux ans. De plus, le commerce ambulant est contrôlé par neuf groupes – entreprises ou
groupes d’entreprises – dans le secteur alimentaire, dont les trois plus importantes sont bien
connues : Metro, Rewe et Edeka.
Ce qui est préoccupant, du point de vue d’une Cassandre qui a prédit il y a 25 ans que
l’échec de l’application du contrôle des fusions à la grande distribution mènerait à une situation
dans laquelle les entreprises du secteur alimentaire abuseraient de leur pouvoir de marché au
détriment des consommateurs, c’est que cette prédiction ne s’est absolument pas vérifiée. La
concurrence entre les neuf groupes d’entreprises est efficace sur le marché. Les profits sur les
ventes demeurent inférieurs à 1 %. Il s’en dégage une situation idéale pour le consommateur et
l’on peut se demander où se situe le problème. En outre, de nouveaux entrants arrivent sur le
marché – Wal-mart, entre autres, est entré il y a un an.
Cependant, il faut admettre que la situation est moins confortable pour les fournisseurs que
pour les consommateurs. Même les grandes marques éprouvent parfois des difficultés avec les
acheteurs. Coca-Cola a ainsi dû accorder des rabais rétroactifs, pour des produits annexes au
produit principal de cette marque. Je vous citerai un dernier chiffre qui révèle un net
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déséquilibre : alors que la demande est contrôlée à 95 % par neuf entreprises ou groupes
d’entreprises, de l’autre côté du marché, du côté de l’offre, les onze plus grands fournisseurs de
produits alimentaires ne contrôlent qu’un peu plus de 10 % du marché. Il y a donc un
déséquilibre assez net.
M. François Souty.– Merci. À partir de cette identification de la concentration de la
distribution dans l’économie allemande, laquelle reflète par ailleurs assez bien la situation
française en matière de puissance d’achat, nous en arrivons maintenant à un problème soulevé
par Michel Glais précédemment, qui est l’émergence d’un phénomène nouveau : la mise en
concurrence des acheteurs par les distributeurs. Sur ce point, je donnerai successivement la
parole aux fournisseurs, puis aux distributeurs.
M. Thierry Billot, Président-directeur général de Pernod.– Plutôt que de rentrer dans la
technique, je vais essayer de vous expliquer les problèmes que posent à un industriel ces
rapports avec la grande distribution. En fait, quand on regarde les dix dernières années, le
constat que l’on fait aujourd’hui, c’est que la dépendance économique des fournisseurs vis-àvis de la grande distribution n’a cessé de s’accroître. Pour moi, il y a deux facteurs essentiels
qui expliquent ce phénomène. Le premier, c’est la concentration. Lorsque je suis revenu des
États-Unis il y a cinq ans, j’avais 11 clients importants et les 5 premiers d’entre eux
représentaient 58 % de mon chiffre d’affaires. Cinq ans après, je n’en ai plus que 5 qui
représentent 93 % de mon chiffre d’affaires. Le deuxième facteur de cette aggravation de la
dépendance économique, c’est que l’on est passé d’une époque où la priorité pour la grande
distribution était à l’occupation de l’espace physique, c’est-à-dire construire des magasins aussi
vite que possible pour figer les parts de marché futures, à une époque où la priorité est
maintenant à la fidélisation à l’enseigne, donc à un travail sur l’image, de différenciation et de
fidélisation de la clientèle.
Plusieurs effets découlent de ces deux facteurs. Le premier est bien évidemment un
affaiblissement du pouvoir de négociation, puisque, lorsque vous allez au rendez-vous chez un
fournisseur qui représente, pour le plus lourd, environ 25 % de votre chiffre d’affaires, l’enjeu
d’une négociation réussie ou ratée n’est pas le même que lorsque vous allez voir un client qui
représente 10 % de votre chiffre d’affaires. Le résultat de cet affaiblissement du pouvoir de
négociation, c’est bien sûr une dérive des marges arrière, conséquence de la loi Galland. Je ne
veux pas dire que cette loi a été une mauvaise chose pour les fournisseurs. Néanmoins elle a
eu un effet secondaire : la dérive sur les marges arrière. La question que vous seriez en droit
de vous poser est alors : pourquoi ces marges arrière dérivent-elles si les fabricants disposent
du pouvoir de dire non ? En réalité, si nous, fournisseurs, devons accepter in fine une dérive
des marges arrière, c’est bien qu’il y a déséquilibre dans la discussion.
Un exemple pour illustrer cette dérive : prenons le cas d’une société dont le résultat
opérationnel représente environ 10 % de son chiffre d’affaires. Si chaque année, elle doit verser
au titre des marges arrière 1 % supplémentaire de son chiffre d’affaires à la grande distribution,
cela signifie qu’au début de l’année, 10 % du profit de la société sera transféré aux
distributeurs, qu’il faudra bien compenser. Il y a deux moyens de compenser un tel transfert. Le
premier consiste à couper dans les budgets promotionnels qui servent à défendre et à
développer les marques. La conséquence à terme est bien évidemment un affaiblissent de la
marque. Le second moyen consiste à réduire les coûts de structure, ce qui se traduit
fréquemment par des fermetures d’usines.
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Un point particulier à la France : dans beaucoup de secteurs d’activité, il n’y a pas de
marges avant. Dès lors, la liberté ou la flexibilité que nous aurions, nous, fournisseurs, de
compenser la dérive des achats de services ou des marges arrière par une répercussion sur
les prix de vente aux consommateurs aurait pour conséquence directe une augmentation de
nos prix de vente consommateur et, par suite, un nouvel affaiblissement du positionnement de
la marque dont le prix continuera à s’éloigner de celui des marques de distributeurs.
Un autre effet de ce déséquilibre est la stratégie de fidélisation des enseignes de grande
distribution qui s’accompagne aujourd’hui du développement des marques de distributeurs.
Leur existence n’est pas critiquable en soi – les marques de distributeurs ont pour objectif
d’occuper un espace laissé libre par les marques, et l’on ne peut pas s’y opposer. Ce qui pose
problème, en revanche, c’est que nos principaux clients qui sont, comme je l’ai expliqué, de
plus en plus rares – cinq, et peut-être un peu moins demain –, sont souvent des acteurs
majeurs du linéaire en face duquel le consommateur se trouve, et parfois même le leader du
linéaire. Cet accès au linéaire est bien sûr inégal pour le fournisseur et le distributeur. Lorsqu’un
fournisseur veut introduire un nouveau produit sur les linéaires de la grande distribution, il paie
des primes de référencement, alors que l’accès au linéaire est gratuit pour la marque du
distributeur. En outre, la qualité de l’accès au linéaire est également différente. En fonction de
la place que ses produits occupent dans le linéaire, au niveau des yeux du consommateur, en
bas ou tout en haut, la probabilité que le consommateur tombe sur sa marque peut varier. Pour
illustrer ce déséquilibre entre l’accès qualitatif et quantitatif au linéaire des marques des
fournisseurs par rapport aux marques de distributeurs, j’ai choisi quelques rayons où, pour la
marque leader, le rapport entre la part de marché et la part du linéaire est, en général, en
dessous de 1 et tourne autour de 0,5 à 0,6, alors que le même rapport pour la marque du
distributeur est plutôt entre 1,5 et 2. Cela veut dire grosso modo qu’à parts de marché égales la
marque du distributeur a deux à quatre fois plus de produits en linéaire que la marque nationale
leader. Le résultat de ce développement des marques de distributeurs est spectaculaire en
termes de parts de marché. En effet, en cinq ans, depuis 1995, la part de marché globale des
marques de distributeurs est passée de 17 % à 23 %.
On peut également dire, et nous le constatons chaque jour en tant que fournisseurs, qu’une
enseigne constitue, malgré tout, un canal de distribution incontournable et, à ce titre, pourrait
être qualifiée de ressource quasi essentielle. Je ne pense pas que l’on puisse aller aussi loin
que pour les boucles locales du secteur des télécommunications dont on parlait tout à l’heure.
Mais il est clair que si, aujourd’hui, je suis déréférencé par un distributeur, peu de
consommateurs iront faire le détour chez un autre distributeur pour trouver ma marque. Il n’y a
que quelques marques, en France, qui peuvent y aspirer. Il faut savoir que les consommateurs
fidèles à une enseigne de la grande distribution représentent environ 50 % des acheteurs, mais
réalisent entre 80 et 90 % des achats du magasin. Ces chiffres montrent bien la fidélité des
clients à l’enseigne et l’importance de leurs achats dans cette même enseigne.
En conclusion, pour rester pragmatique, il faut dire qu’il y aura toujours deux zones de
conflit entre un fournisseur et ses clients. La première, c’est le partage du gâteau, c’est-à-dire
qu’entre le prix des matières premières et le prix de vente au consommateur, il y a une marge
totale à répartir entre les différents intervenants, et cela sera toujours un objet de discussion et
je crois qu’il faut l’accepter. La deuxième zone de conflit, qui prend de plus en plus
d’importance aujourd’hui, c’est que nous, marques, nous essayons de fidéliser nos
consommateurs et donc d’influencer en quelque sorte le comportement des consommateurs.
Le distributeur, lui, cherche à influencer le comportement des acheteurs en magasin pour les
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amener vers l’enseigne et parfois les actions de l’un peuvent être antinomiques avec les actions
de l’autre, et il faut aussi l’accepter.
En dépit de ces deux zones conflictuelles qui demeureront, on peut rêver d’un monde
meilleur, en tout cas, pour la France. La première condition pour que cela se réalise, c’est que
la marge commerciale des distributeurs soit constituée de marges avant, alors qu’aujourd’hui il
n’y a pas de marge commerciale à proprement parler, parce que beaucoup de produits sont
vendus à marge avant zéro. La deuxième condition est qu’il y ait une transparence des services
standards – je parle par exemple des têtes de gondole qui sont des services bien déterminés –,
ce qui n’exclut pas la signature d’accords de coopération particuliers. Il peut y avoir intérêt, pour
un distributeur comme pour le fournisseur, à développer des actions de coopération au
bénéfice de l’un et de l’autre, pour autant que l’accord de coopération ne soit pas imposé.
Dernière condition, une concentration de la négociation sur les moyens de développer la
demande consommateur et non sur les moyens d’augmenter les marges arrière. C’est une
question de discipline des deux côtés. Aujourd’hui, on en est encore assez loin, même si
certains progrès sont faits au travers de tous les travaux sur l’ECR (Efficient Consumer
Response).
En France, le cadre législatif progresse et ce qui est fait actuellement à l’occasion de la
discussion du projet de loi sur les nouvelles régulations économiques va dans le bon sens. Il
faut cependant être conscient qu’une fois le texte adopté, la responsabilité de la mise en œuvre
de ce cadre reviendra aux acteurs, donc aux fournisseurs et aux distributeurs, ce qui implique
aussi qu’il y ait un arbitre, car si les règles du jeu sont claires, il n’en reste pas moins qu’elles
sont parfois transgressées. À mon sens, cet arbitre, en première instance, ne peut pas être un
tribunal saisi dans le cadre d’un recours contentieux. Pour un fournisseur, attaquer un de ses
clients constitue en effet un acte majeur, et ce, d’autant plus qu’ils sont de moins en moins
nombreux. Sur ce point, la nouvelle loi comporte des avancées intéressantes, sous réserve
toutefois que les acteurs – fournisseurs et distributeurs – soient une composante essentielle de
cette Commission d’examen des pratiques commerciales. Tout cela m’incite à un certain
optimisme, puisque que l’on va vers une plus grande responsabilité.
M. François Souty.– Merci, M. Billot, pour ces remarques très constructives. M. Pineau, je
crois que les marques de distributeurs viennent du monde anglo-saxon. Qu’avez-vous à dire
pour leur défense ? Quel rôle leur assignez-vous dans la dynamique et la maturation du
marché ?
M. Norbert Pineau, Directeur juridique de Carrefour.– Merci de me donner la parole. Je
suis dans une position très délicate, je ne sais pas si tout le monde l’a observé... Je suis soit le
patient entouré de médecins, soit l’accusé à qui on va demander de définir les sanctions qui lui
seront infligées. Comme M. Billot, je vais essayer d’être factuel. Il existe deux types de
fournisseurs.
Tout d’abord, la grande distribution française est entrée dans la compétition mondiale. C’est
un fait, le jeu des concentrations a fait que des entreprises comme Carrefour se retrouvent sur
tous les continents. Qui sont nos fournisseurs aujourd’hui ? Ils s’appellent Danone, Nestlé,
Unilever, Coca-Cola, Philipp Morris, Gillette, L’Oréal, Mars, Procter, etc. Il faut savoir
qu’Unilever c’est 1 600 marques ; que les quinze premiers fournisseurs – je prends des
groupes financiers qui sont concentrés et qui forment une seule personne au niveau
capitalistique – représentent 56 % de notre chiffre d’affaires alimentaire, produits de grande
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consommation. Cela veut dire hors des zones marché. Voilà les groupes avec lesquels on
traite.
Et puis, il y a les autres fournisseurs, et notamment les PME fabriquant les marques de
distributeurs (MDD). Un petit rappel historique est indispensable pour voir d’où viennent ces
MDD. Elles sont effectivement de création anglo-saxonne – Sainsbury, Marks & Spencer. Elles
constituaient, à l’époque, une réponse donnée par les distributeurs aux pratiques des
fournisseurs. Ceux-ci faisaient jouer la discrimination entre les différents commerçants,
pratiquaient des refus de vente plus ou moins masqués, n’avaient aucun souci de la profitabilité
des distributeurs sur la commercialisation de leurs produits. Est alors apparue l’idée, à partir de
la notion de « me too product », de créer des copies moins chères pour le consommateur,
d’une qualité certes approximative, mais plus profitables pour le distributeur. Avec le
mouvement de concentration, ces marques distributeurs ont nettement évolué, comme vous le
rappeliez, et sont devenues des concurrentes directes des marques fournisseurs. Le copiage a
été abandonné. On lui a trouvé une nouvelle fonction comme l’a rappelé M. Billot. La marque a
été adossée à la fidélisation, elle a été fortement améliorée en termes de qualité, on a fait
preuve d’innovation. Ainsi, les grands distributeurs se sont engagés sur le terrain de la sécurité
alimentaire et de l’information du consommateur, etc.
Je voudrais, sur ce sujet de pratique commerciale, vous rappeler la teneur de la décision de
la Commission européenne du 25 janvier 2000, qui a déclaré compatible le rapprochement de
Promodès et de Carrefour ( 150 ). On a identifié à ce moment-là un taux de menace de 22 %, qui
était déjà apparu dans la décision Rewe/Meinl ( 151 ). Carrefour a pris l’engagement de ne pas
déréférencer les fournisseurs communs réalisant 25 % de leur chiffre d’affaires avec les deux
groupes – Promodès et Carrefour – et dont le chiffre d’affaires était inférieur à 1,5 milliard
d’euros. Il a été prévu dans l’engagement de Carrefour, une procédure d’arbitrage en cas de
désaccord. Par ailleurs, nous faisons un rapport semestriel à la Commission. En outre,
Carrefour s’est engagé à formaliser les expériences menées dans les filières de qualité,
d’innovation, de façon à intégrer les éléments suivants : les contrats avec des PME et dans le
cadre des MDD, des contrats bi-annuels, tri-annuels, l’élaboration de cahiers des charges et
des procédures de test qualité et de garantie de volume, une transparence contractuelle, pas
de coopération commerciale – c’est-à-dire les marges arrière –, sans contrepartie spécifique et
documentée de la part de Carrefour.
M. François Souty.– Merci beaucoup, pour cet éclairage sur le rôle dynamique, en fait,
qu’ont joué ces marques de distributeurs. Nous avons eu, pour l’essentiel, des observations
d’économistes, de praticiens. Maintenant, il est temps de se préoccuper de l’aspect juridique et
je me retourne vers Me Jean-Patrice de La Laurencie. Comment l’avocat considère-t-il la
situation telle qu’elle est présentée par MM. Pineau et Billot.
M. Jean-Patrice de La Laurencie, Avocat à la Cour, Cabinet Norton Rose.– Depuis plus
d’une dizaine d’années, d’abord dans l’administration, puis de l’autre côté de la barrière, en tant
qu’avocat, j’ai acquis une connaissance pratique du secteur. Je vais donc croiser la pratique et
(150) http://europa.eu.int/comm/competition/mergers/cases/decisions/m1684_fr.pdf
(151) JOCE 23 oct. 1999, n° L 274, p. 16, considérant 101. http://europa.eu.int/smartapi/cgi/sga_doc?smartapi!
celexplus!prod!CELEXnumdoc&numdoc=31999D0674&lg=FR
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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l’analyse juridique pour rappeler quels sont les différents outils qui ont été développés pour
traiter de l’évolution des structures.
Il y a eu, certes, une forte concentration de la production. Puis une concentration de la
distribution, à la fois plus tardive et plus rapide. Les autorités ne se sont véritablement
préoccupées du problème que relativement récemment, même si l’ordonnance de 1986 s’en
préoccupait déjà (mais elle reposait encore sur une plus grande confiance vis-à-vis des
producteurs) et même si Kurt Stockmann nous a rappelé que cela fait 25 ans que l’on s’en
préoccupe en Allemagne. Il semblerait que le problème soit toujours aussi prégnant et de plus
en plus crucial.
S’agissant simplement des remèdes juridiques adoptés, de quelle façon cela s’est-il
passé ? Il y a d’abord eu quelques rapports vigoureux – je pense particulièrement au rapport
Charié et au rapport Villain en France – puis aussi maintenant des études économiques –
M. Glais vous a expliqué qu’il en avait réalisée une. Tout récemment, au Royaume-Uni, la
Commission de la concurrence britannique, la Competition Commission, vient de faire une
étude approfondie au terme de laquelle elle a même émis des recommandations sur le sujet.
De ce côté-là, il semblerait vraiment que les choses bougent.
Pour ce qui concerne l’action sur les structures, l’administration dispose d’un outil
fondamental que l’on peut utiliser dans tous les pays concernés et au niveau communautaire ;
c’est le contrôle des concentrations. Il y a en fait peu de temps que les autorités ont eu à
connaître de la concentration au niveau de la puissance d’achat, justement à cause du retard
pris par les distributeurs à se concentrer. Ils sont à présent arrivés dans la zone où il faut
notifier et où les autorités de la concurrence commencent à dire non ou à émettre des réserves.
Je ferai simplement trois observations sur cette utilisation de l’outil du contrôle de
concentration.
La première, c’est qu’on voit que les autorités de la concurrence ont très rapidement affiné
leur analyse des marchés pertinents. Pour ceux qui ne sont pas familiers du contrôle des
concentrations, c’est la première étape de la démarche : pour savoir quel est l’effet de la
concentration sur un marché, il faut définir ce marché. Que s’est-il passé pour la distribution ?
On a défini d’abord ce qui paraissait le plus évident, le marché aval. Les consommateurs vont
dans les grandes surfaces, on a donc déterminé les zones de chalandise de ces grandes
surfaces. On a regardé si, oui ou non, il y avait, critère fondamental du contrôle de
concentration, la création ou le renforcement d’une position dominante sur chaque zone. En
trois ou quatre décisions, la Commission a affiné ces définitions par types de distribution et par
zones géographiques. Par types de distribution, on distingue les supermarchés, les
hypermarchés, les autres types de distribution. On distingue ensuite par zones géographiques.
Je prends l’exemple de Carrefour/Promodès. Dans cette décision, les autorités françaises –
puisque c’est en France qu’on a fait le travail d’analyse – ont identifié 25 zones à problèmes.
Un travail très précis, commencé par le Conseil de la concurrence, terminé par la DGCCRF.
On est allé plus loin. On a également regardé ce qui est manifestement le problème
principal aujourd’hui, c’est-à-dire le marché amont, sur lequel a lieu l’affrontement entre la
grande distribution et ses fournisseurs. Là, il a fallu reconnaître de façon spécifique, l’existence
de ces marchés amont. Ceci est apparu très récemment avec la décision Rewe/Meinl du
3 février 1999. On n’a donc vraiment commencé à se préoccuper de ce marché qu’en 1999 au
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niveau de l’analyse du contrôle des concentrations de la grande distribution. On s’est d’ailleurs
aussitôt interrogé sur la segmentation à effectuer. Fallait-il aussi, sur le marché amont,
distinguer selon les types de distribution ? Pour ce qui concerne, en tout cas, les catégories de
produits, on a rapidement affirmé qu’il n’y avait pas un marché, mais un certain nombre de
marchés. Par exemple, dans la décision Carrefour/Promodès, on a compté 23 types de produits
qui constituaient autant de marchés pertinents, sur lesquels on analysait le pouvoir respectif
des producteurs et des distributeurs.
Deuxième observation, on a par ailleurs adapté les outils et les instruments existants du
contrôle des concentrations au cas particulier de la distribution. On a commencé par recourir à
une analyse multicritères pour appréhender l’équivalent de la position dominante pour la grande
distribution – la puissance d’achat. Parmi ces critères, il y a, bien sûr, le poids des marques de
distributeur (MDD). On recherche dans quelle mesure le poids acquis par la nouvelle entreprise
concentrée va peser de manière insupportable à la fois sur l’amont et sur l’aval. Il est certain
que pour un économiste, le plus essentiel est de savoir si le surplus qui pourrait être acquis par
la grande distribution sera ou non transféré en tout ou partie aux consommateurs qui,
normalement, devraient en être les principaux bénéficiaires.
Mais on y a ajouté deux éléments nouveaux, dont l’un, entièrement nouveau, vient d’être
signalé par M. Pineau : c’est la notion d’un « taux de menace ». Ce concept n’existe pas dans
le contrôle de la concentration des producteurs. L’expression n’avait même jamais été
employée. Le taux de menace est franchi lorsque les achats que réalisent le distributeur qui se
concentre chez un fournisseur représentent 22 % du chiffre d’affaires de ce dernier. Pour
reprendre l’exemple déjà cité, on regarde si Carrefour/Promodès va être au-dessus ou non de
ce taux de menace de 22 %. Si la nouvelle entité franchit ce seuil de dangerosité, c’est
mauvais. En effet, si le fournisseur est déréférencé, la perte de ce débouché représente pour lui
une menace pour l’existence même de son entreprise, car il lui devient difficile de trouver
d’autres possibilités d’écoulement de ses produits. Ainsi que l’a suggéré la Commission
européenne dans la décision Carrefour/Promodès, « a priori, on pourrait en déduire que
lorsqu’un distributeur dépasse un tel seuil dans le chiffre d’affaires d’un de ses fournisseurs, ce
dernier se retrouve de facto en situation de dépendance économique ». À cet égard, il faut
noter que ce taux de 22 % est beaucoup plus bas que le taux normal de position dominante, qui
se situe plutôt autour de 45 à 50 % pour un industriel qui se concentre. À cet élément
entièrement nouveau, s’en ajoute un autre qui existait déjà, mais qui a été assez rarement
employé : c’est la notion de position dominante collective – ce que l’on appelle en l’occurrence
un oligopsone. Puisque l’on a très peu d’opérateurs au niveau de la distribution, on va regarder
si, par hasard, on ne peut pas considérer qu’il y a une position dominante collective, ce qui peut
être un facteur d’interdiction de la nouvelle opération qui se présente sur les marchés. La
Commission, qui a utilisé pour la première fois cet instrument en matière de distribution, n’a pas
osé l’appliquer à Carrefour/Promodès, considérant que toutes les conditions d’une position
dominante collective dangereuse n’étaient pas remplies.
Je conclus par une dernière observation en guise de piste de réflexion. Il est certain qu’en
matière de grande distribution on fait face, dans la plupart des pays européens, à un oligopsone
très restreint. Des déséquilibres apparaissent, et, dans certains pays déjà, la Commission
européenne a pu interdire certaines concentrations – je pense à Kesko/Tuko en Finlande. Dans
des pays comme la France, l’Allemagne ou l’Angleterre, on est arrivé à la limite de la
concentration acceptable. Il est donc hautement vraisemblable que l’on voie les autorités de la
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concurrence utiliser autrement qu’en théorie cette notion nouvelle de taux de dangerosité, de
« taux de menace », voire la notion d’abus de position dominante collective.
M. François Souty.– Je pense que le Commissaire Van Miert appréciera beaucoup le
travail de dentellière auquel se livrent de temps à autre les autorités de concurrence dans la
définition des marchés – dentellière de Bruges, bien entendu. Justement, Jérôme Philippe, que
nous diriez-vous sur ce travail et en particulier sur les instruments de mesure de la puissance
d’achat ?
M. Jérôme Philippe, Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la
répression des fraudes (DGCCRF).– Du point de vue des instruments de mesure de la
puissance d’achat, les économistes s’efforcent, depuis un certain temps déjà, d’avancer. Et
souvent, pour mesurer, on aime bien disposer d’un modèle. Nous avons donc réalisé un
modèle très simple qui fonctionne assez bien et que l’on peut relier à la notion de « taux de
menace » évoquée précédemment. Il suffit de considérer un producteur et un distributeur qui
font un marchandage. On part d’un processus de marchandage symétrique : chacun fait une
offre à tour de rôle. Le mécanisme en est bien connu. On peut donc aisément maîtriser et
étudier la dynamique de ce type de marchandage. On arrive à un résultat de 50/50. À partir de
là, on greffe quelques éléments en plus, par exemple, l’existence d’un coût fixe pour un acteur ;
ou la possibilité d’interrompre assez brutalement l’échange, au cas où une négociation parallèle
est en cours avec un tiers. On joue également sur les volumes d’activités que représente
chaque opérateur pour l’autre : combien représente le producteur pour le distributeur, et vice et
versa.
On voit alors apparaître un mécanisme à deux régimes, avec un changement qualitatif qui
s’opère à partir d’un seuil donné. En dessous de ce seuil, le marchandage reste symétrique. Au
contraire, quand on franchit ce seuil, on quitte qualitativement ce régime de 50/50 et l’on
commence à voir apparaître des modifications dans les profits. On peut alors s’éloigner
considérablement du cadre symétrique du 50/50. À partir de ce seuil, on observe que l’un des
acteurs touche beaucoup moins et peut se trouver dans une situation que l’on pourrait assimiler
à de la dépendance économique. Ce seuil qualitatif est mis en évidence en examinant la part
que représente chacun vis-à-vis de l’autre : il est franchi dès que l'un des acteurs représente
une part trop importante dans l'activité de l'autre. De quoi ce seuil dépend-il ? Il dépend de très
nombreux éléments dont voici un petit catalogue : ratio coût fixe/coût variable, caractère
irréversible des coûts fixes, taux d’utilisation des capacités, coût de stockage, de la marge,
comportement des banques, coût et capacité à changer de débouché rapidement. Un
ensemble très vaste de paramètres.
On peut en tirer deux conclusions. D’une part, l'existence même d'un seuil, d'un « taux de
menace », est bien prouvée par l'analyse économique. On est en mesure de le trouver, de
l’expliquer, de montrer comment fonctionne le mécanisme. Mais, dès qu’il s’agit de mesurer ce
seuil, l'exercice devient beaucoup plus complexe en raison du très grand nombre de
paramètres qui interviennent. C’est la raison pour laquelle il paraît difficile de quantifier a priori
un taux. S'il est intéressant de faire apparaître le changement de régime et l'existence du seuil,
il n'est pas réaliste de vouloir déterminer simplement et de manière unique ce seuil. Il se trouve
que, à l’heure actuelle, nous disposons de deux décisions de la Commission européenne où le
seuil, appelé « taux de menace » a été quantifié. Dans la décision Carrefour/Promodès, le
niveau de 22 % a souvent été retenu. Mais le chiffre précis change selon les familles de
produits, ce qui est conforme aux prédictions de l'analyse économique. On pourra sans doute
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
affiner peu à peu l’analyse, mais il est important d'insister sur le fait que s’il existe bien un
« taux de menace » dans une relation bilatérale entre un vendeur et un acheteur, ce taux ne
peut être que spécifique à chaque relation considérée. Il doit en quelque sorte être
individualisé, et l’on ne peut pas le généraliser, l’appliquer de la même façon dans des
circonstances différentes. C’est au juge ou à l’autorité de concurrence qu’il appartient de
regarder, au cas par cas, fournisseur par fournisseur et distributeur par distributeur, s’il y a ou
non un problème de dépendance. Il existe des exemples où, en dépit du fait que 80 % des
débouchés de l’entreprise étaient destinés à un seul et même partenaire, le juge a estimé qu’il
n’y avait pas de situation de dépendance. Je pense notamment à un arrêt de la Cour d’appel de
Versailles. Il s'agit donc vraiment d’un examen au cas par cas.
Quand on essaie de mesurer ce taux, on se heurte d'abord au problème de l’absence de
données. Même du point de vue des autorités de concurrence, qui disposent d'un accès
privilégié à de nombreuses sources de données, il subsiste un problème méthodologique lié à
une adéquation souvent imparfaite des données à l'objectif assigné. Dans les décisions de la
Commission européenne, le taux de menace a été déterminé au moyen de tests de marché,
c'est-à-dire en réalité de sondages auprès des fournisseurs. Il n'y a pas eu, je crois,
d'estimation économétrique de ce taux, et le résultat est essentiellement fondé sur des
déclarations. Afin de pouvoir généraliser un peu cette approche, nous avons travaillé à partir
d’un article de Robert Steiner paru en 1985 dans l’Antitrust Bulletin. Steiner s'y intéressait à un
paramètre essentiel de la relation producteur-distributeur : que se passe-t-il si les
consommateurs ne trouvent pas la marque qu'ils recherchent dans leur magasin habituel ?
Schématiquement, il y a deux solutions : s’ils changent de magasin pour retrouver la même
marque, alors les producteurs domineront les distributeurs. S’ils changent de marque en restant
dans le même magasin, alors les distributeurs domineront les producteurs.
Pour appliquer l’hypothèse au cas français, l’INSEE a mené une enquête, en 1998, sur un
panel de 2 000 ménages. On leur a posé exactement la question précédente, pour les produits
alimentaires d’un côté, pour les produits non alimentaires de l’autre, mais malheureusement
pas marque par marque du fait de contraintes liées à la durée du sondage. Il est apparu que
56 % des consommateurs achèteraient une marque substituable en restant dans le même
magasin s’ils ne trouvaient la marque recherchée ; 24 % des consommateurs n’achèteraient
pas du tout et rechercheraient la même marque lors d’un passage ultérieur dans le même
magasin ; 20 % changeraient de magasin pour retrouver rapidement la marque recherchée.
Cela veut dire que 80 % des consommateurs ne vont pas changer de magasin ! Il y a là un
fondamental très marqué de la relation producteur-distributeur, contre lequel il sera de toute
façon difficile d'agir. Parmi les paramètres déterminants de ce fondamental, on retrouve tout ce
qui contribue à augmenter la différenciation entre les enseignes, et notamment, bien sûr,
l'existence et la force des marques de distributeurs.
Dans la même étude, on a ensuite demandé aux consommateurs s’ils étaient gênés, quand
ils changeaient d’enseigne, de ne pas retrouver les mêmes marques de distributeurs. L'étude a
été réalisée en 1998, et l’on arrivait déjà à un chiffre de 27 % des consommateurs, utilisateurs
de marques de distributeurs, déclarant que le fait de ne pas retrouver la même marque de
distributeur était un obstacle au changement d’enseigne. Ceci permet de bien mesurer à quel
point les marques de distributeurs modifient directement le rapport entre le producteur et le
distributeur, parce qu’elles occupent une place sur le linéaire, certes, mais surtout parce
qu’elles identifient le distributeur et fidélisent le consommateur. Il y a là un élément que l’on ne
mesure pas très bien encore, mais qui est fondamental dans la relation producteur/distributeur.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
M. François Souty.– Nous allons à présent réfléchir aux moyens de prévenir les abus qui
peuvent découler de cette situation, aux moyens d’y faire face efficacement, ce qui va
également nous conduire à nous pencher sur les échecs de la législation. Le droit allemand de
la concurrence vient d’être réformé. Mais a-t-on modifié le droit sur ces deux points, Kurt
Stockmann ?
M. Kurt Stockmann.– Les deux instruments applicables à la puissance d’achat n’ont pas
changé lors de la dernière réforme de la loi allemande sur la concurrence. Il s’agit d’abord de la
prohibition générale des ententes anticoncurrentielles. Cette prohibition permet d’éliminer la
formation d’une puissance d’achat par le biais d’ententes. Sur le plan régional, nous avons
quelques expériences de communes, ou d’hôpitaux, qui se sont mis d’accord pour acheter en
commun certains produits. L’outil fonctionne, mais n’est pas très important dans le contexte qui
nous intéresse.
Le deuxième instrument – Me de La Laurencie a souligné que c’est probablement le plus
important – n’a pas non plus été modifié. Il s’agit du contrôle des concentrations. Dans un
avenir proche, il me semble peu vraisemblable qu’une fusion dans le secteur alimentaire puisse
poser un problème de concurrence. En effet, dans cet oligopole rassemblant 9 groupes
d’entreprises, il existe une concurrence très efficace et très acharnée et, pour l’heure, aucune
des concentrations imaginables ne semblent pouvoir entraîner le contrôle d’une partie du
marché supérieur aux seuils de contrôle posés par la loi, c’est-à-dire le tiers ou la moitié du
marché. Je n’envisage donc pas que le contrôle des concentrations puisse bientôt changer quoi
que ce soit. Reste le contrôle du comportement, de l’abus des entreprises en position
dominante ou dans une position définie d’une manière nouvelle dans la loi entrée en vigueur le
1er janvier 1999.
Avant de terminer, je voudrais ajouter un point, qui intéressera probablement M. Glais : on
a introduit la philosophie des facilités essentielles dans le contrôle de la position dominante,
comme l’un des abus possibles. Cette règle, qui figure à l’article 19, alinéa 4, de la loi,
s’applique à la vente et à l’achat. On pourrait donc imaginer qu’elle s’applique pour garantir
l’accès à un réseau d’une entreprise dominante. Le seul problème, s’agissant de l’accès aux
linéaires de la grande distribution, c’est qu’il n’y a pas à l’heure actuelle d’entreprise dominante.
En revanche, les autres amendements apportés à la loi pourraient s’avérer plus efficaces
pour lutter contre les excès de la puissance d’achat. Tout d’abord, la prohibition des pratiques
discriminatoires ne s’adresse pas seulement aux entreprises – acheteur ou vendeur, peu
importe – en position dominante sur un marché, c’est-à-dire dans une position définie par des
éléments absolus : contrôle d’une certaine part de marché, accès en aval ou en amont. Elle
concerne surtout les rapports bilatéraux. L’article 20, alinéa 2, de la nouvelle loi dispose en effet
– je résume, car le texte de la loi est assez compliqué – que, dans l’hypothèse où une
entreprise dépend d’une autre entreprise, notamment lorsqu’il s’agit d’une PME, l’entreprise
dépendante, sans disposer d’alternative raisonnable, doit être traitée comme si elle était une
entreprise dominante sur le marché.
L’élément tout à fait nouveau se trouve aux alinéas 3 et 4 du texte. L’alinéa 3 concerne en
particulier des formes d’abus de puissance d’achat dans les rapports verticaux. Je citerai
simplement la première phrase : « Il est interdit aux entreprises qui occupent une position
dominante – et ceci s’applique aussi aux positions bilatérales de dépendance d’entreprises
telles que définies à l’alinéa 1 – de profiter de leur situation sur le marché pour obliger d’autres
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106
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
entreprises exerçant des activités commerciales à leur accorder des conditions préférentielles
non justifiées par les faits ». C’est un langage très ouvert, qui nécessite un jugement de valeur.
Aucune décision n’a encore été rendue par les tribunaux et, par conséquent, personne ne peut
vous donner d’informations vraiment fiables sur la signification de cette nouvelle règle. À la
suite de la fusion Metro/Alkauf, il y a un an et demi, l’entreprise fusionnée a demandé aux
fournisseurs d’ajuster leurs conditions de vente applicables à la nouvelle entité sur les
meilleures conditions pratiquées, avant la fusion, à l’une ou à l’autre des deux entreprises. La
« poésie » entrepreneuriale a qualifié ce rabais de « Corbeille de la mariée » ! Cela pourrait
constituer un premier exemple d’application de ce texte. L’affaire est pendante devant la Cour.
L’alinéa 4 est sans doute encore plus intéressant, car il vise les restrictions horizontales.
Encore une fois, j’en cite la première phrase : « Les entreprises qui sont en position de force
sur le marché vis-à-vis de petites et moyennes entreprises concurrentes… ». On note encore
une fois l’aspect bilatéral, mettant en présence les grandes entreprises vis-à-vis de PME. La
philosophie qui s’en dégage vise plutôt à sauvegarder les structures traditionnelles que de
promouvoir une concurrence pure et parfaite. « …d’exploiter cette position afin d’entraver
directement ou indirectement de manière inéquitable les activités des concurrents ». Là encore,
la formulation est très ouverte, et personne ne sait ce que cela signifie réellement. Pour en
terminer avec ces instruments de torture, je citerai la deuxième phrase de cet alinéa : « Il y a
pratique anticoncurrentielle au sens de la première phrase, notamment lorsqu’une entreprise
qui offre des marchandises ou des services commerciaux, pratique des ventes à perte
systématiques, à moins que cela ne soit justifié par des faits ». Une nouvelle fois, la formulation
est très ouverte. On a parlé de « vaseline » pour décrire les contreparties accordées aux
groupes de pression qui ont milité pour ces changements de la loi, car ils n’ont pas
véritablement obtenu gain de cause.
En fin de compte, tout reste ouvert. La Cour interprétera peut-être les règles que je viens
d’énoncer d’une manière moins concurrentielle, moins libérale. Concluons sur cet aphorisme
bien connu des juges : « Nous sommes tous entre les mains de Dieu ».
M. François Souty.– Merci pour cette élévation métaphysique de nos débats. Justement,
M. Le Déaut, comment les parlementaires font-ils face à ces questions métaphysiques ? La loi
NRE va-t-elle nous apporter un éclairage céleste sur ces dilemmes ?
M. le Député Jean-Yves Le Déaut.– Il y a 18 mois, je ne connaissais pas les problèmes
commerciaux. J’étais Président de l’Office d’évaluation des choix scientifiques et
technologiques. Je m’occupais d’énergie, d’environnement, de science et de technologie, de
bioéthique. Et puis, à la suite du mouvement de concentration de la grande distribution que la
France a connu pendant l’été 1999, à travers la crise du secteur des fruits et légumes, j’ai écrit
un rapport au ministre de l’Artisanat, de la Consommation et des PME-PMI. Le Parlement m’a
alors chargé d’une mission d’information sur l’évolution de la distribution. J’ai conduit cette
mission et rendu mon rapport au Premier ministre en janvier dernier ( 152 ). J’ai ensuite été
nommé rapporteur pour avis de la loi sur les nouvelles régulations économiques. J’arrivais donc
(152) Assemblée nationale, Rapport d’information n° 2072 sur l’évolution de la distribution : de la coopération
commerciale à la domination commerciale, déposé par la Commission de la production et des échanges, et présenté
par Jean-Yves Le Déaut, Rapporteur. Ce rapport est disponible sur le site Internet de l’Assemblée nationale à l’adresse
suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/2/rap-info/i2072-1.htm
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
avec un regard neuf sur ces questions. À partir de cette expérience, je peux dire qu’il y a dans
notre pays un sérieux malaise dans le commerce.
Les échanges intervenus lors de cette table ronde entre le représentant des fournisseurs et
celui des distributeurs confirment l’existence de ce malaise. Chacun a dit que ça n’était pas de
sa faute, les distributeurs estimant que les fabricants peuvent lui imposer leur loi, tandis que les
fournisseurs considèrent que ce sont les distributeurs qui, finalement, l’étranglent. Le vrai
problème, c’est qu’il existe différentes catégories de fournisseurs. Il y a des petits fournisseurs,
qui, eux, par le phénomène de concentration – il n’y a plus que 5 grandes super-centrales
d’achat en France – se heurtent effectivement à un goulot d’étranglement. Ce goulot
d’étranglement, où doivent passer, comme dans un sablier, 70 000 entreprises,
400 000 agriculteurs, concerne 90 % des biens de consommation, achetés par ces 5 supercentrales d’achat et destinés à quelque 70 millions de consommateurs en France et à plusieurs
centaines de millions de consommateurs au niveau européen. Il y a donc une puissance
d’achat énorme, car si Carrefour, par exemple, cesse de s’approvisionner auprès d’un petit
fournisseur, celui-ci est mort ! Une société multinationale peut sans doute résister à une perte
de 20 % de chiffre d’affaires, mais le petit fournisseur, lui, il ne le peut pas. De la même
manière, les marques de distributeur (MDD), que certaines enseignes ont développées,
constituent une forme de sous-traitance et de domination de l’entreprise qui se trouve livrée
pieds et poings liés à son distributeur. Certes, cela se passe bien pour certaines d’entre elles,
mais il y a là une certaine forme de domination et de dépendance économique.
Ce qu’il faut faire, et j’emploie volontiers l’expression, c’est moraliser les pratiques
commerciales. Nous devons en outre agir plus efficacement contre les pratiques
anticoncurrentielles et lutter avec détermination pour imposer la transparence, dans le domaine
des concentrations. Je dis aujourd’hui ce que je pense avec force.
Comme rapporteur, j’ai essayé non pas de faire une nouvelle loi et de créer une nouvelle
strate réglementaire – car la France est le pays de la géologie politique où l’on accumule des
lois que l’on n’applique pas –, mais de pointer du doigt certains dysfonctionnements et de
prôner des relations contractuelles qui soient de véritables relations contractuelles.
D’un autre côté, et la grande distribution a raison de le souligner, il existe à côté de l’abus
de puissance d’achat un abus de puissance de vente. Il y a donc deux formes d’abus de
puissance. Et à cet égard, je constate que les conditions générales de vente d’un grand
fournisseur exigent, pour que les distributeurs puissent obtenir des réductions de prix, qu’ils
présentent 88 références en hypermarché et 70 en supermarché ! Je suis allé constater sur
place, parce que j’aime l’expérimentation, et j’ai observé qu’il y a plusieurs mètres carrés de
linéaires affectés à ses produits. Dans ces conditions, comment voulez-vous qu’un concurrent
du fournisseur puisse y trouver une place ? Dans un tel système, la multinationale domine
effectivement grâce à une puissance forte au niveau industriel et à une puissance forte au
niveau de la publicité. Dans cette bagarre de géants, un certain nombre de petites entreprises
tombent sur le champ de bataille. Voilà « de manière crue » quelques éléments du diagnostic.
Et derrière tout cela, il y a de l’argent et des intérêts financiers énormes : 2 500 milliards de
transactions en produits commerciaux par an. Dans le Rapport sur l’évolution de la distribution,
j’ai évalué, pour une grande enseigne, à au moins 30 milliards le fruit des marges arrière.
Comme je n’ai pas été démenti, c’est que c’était une évaluation basse.
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108
Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Mais il ne faudrait pas faire de la seule grande distribution un bouc-émissaire. En France,
nous devons reconnaître que les grandes entreprises de la distribution constituent un secteur
économique important. Il faut appliquer des régulations, pas obligatoirement faire de nouvelles
lois. C’est ce que la Commission de la Production a essayé de faire au niveau de l’Assemblée
nationale en première lecture. Nous proposerons de revenir en seconde lecture sur certaines
dispositions de la loi, parce que les députés RPR, UDF, socialistes ou communistes sont
pratiquement tous d’accord sur la thérapeutique à employer. La loi va être réexaminée devant
l’Assemblée nationale lors de la nouvelle lecture dans la semaine du 22 janvier 2001 et
quelques points de désaccord subsistent avec le Sénat.
Nous avons effectivement dit en première lecture qu’une simple application de la loi en
vigueur permettrait souvent de supprimer les abus. Je ne vais pas tous les citer. Il y en a une
longue liste. Je vous encourage à lire mon rapport sur l’évolution de la distribution. Il est vrai
qu’en cette matière, l’innovation est au pouvoir. Ainsi apprend-on qu’un certain nombre
d’enseignes ont inventé les retards de livraison factices, virtuels, qu’elles font réellement payer
aux fournisseurs. La DGCCRF s’est demandée à quoi correspondait cette « intensification
commerciale » fleurissant sur les factures, alors qu’il existe des textes de 1984 qui précisaient
que la coopération commerciale devait être réelle. Il y avait déjà les circulaires Scrivener de
1978, et la circulaire Delors de 1984. Et j’ai demandé par courrier à Laurent Fabius et à la
DGCCRF de commencer par appliquer la loi et les textes qui permettent déjà de réprimer
certains abus et de publier une circulaire d’application.
Il faut donc commencer par assainir les relations entre fournisseurs et revendeurs. On l’a
fait sur les fruits et légumes. Je regrette qu’une grande enseigne ait réalisé une provocation
juste la veille de la discussion du projet de la loi NRE avec une page de publicité dans tous les
journaux français sur les fraises à 4 F 90 la barquette de 500 grammes, alors que ce prix allait
contribuer à déterminer le prix du marché. C’est un prix virtuel, puisque les catalogues sont
établis deux mois à l’avance et que ces tarifs n’ont aucun lien avec la production, aucun lien
avec le prix du marché. C’est un effet pervers de la loi Galland qui a renforcé l’interdiction de la
revente à perte. C’est effectivement grâce aux catalogues, aux rabais et aux promotions, que le
distributeur va attirer le « chaland » vers son enseigne et qu’il va essayer de « piquer »
quelques % de part de marché à son concurrent. Il est donc évident que sur le thème des fruits
et légumes, le Parlement s’est battu pour avoir un texte encadrant des pratiques prédatrices.
D’abord, on a demandé que soit appliquée l’ordonnance, qui est maintenant intégrée dans le
Code de commerce, en l’occurrence dans les articles 441-2 et suivants. On a fait, me semble-til, œuvre utile car, pour la première fois, dans la crise des pêches et des nectarines, il y a eu,
cet été, un accord signé au niveau interprofessionnel. Nous avons renversé la charge de la
preuve. Certains nous disaient que ça n’était pas possible. Mais grâce à ce texte, on a pu
arriver à un accord. Le Gouvernement n’avait jamais appliqué ces dispositions de l’ordonnance
de 1986. Le texte reconnaît aux distributeurs la possibilité de faire de la publicité, sous réserve
qu’il y ait l’accord préalable de l’interprofession. Et je crois que des partenaires peuvent avoir
intérêt à des accords promotionnels.
Par ailleurs, nous avons proposé de créer une « Commission d’examen des pratiques
commerciales » (art. 28 du projet de loi NRE). Le Sénat a profondément modifié l’esprit du
texte. Dans notre esprit, ce n’est pas d’une instance quasi juridictionnelle qu’il s’agit.
L’Assemblée souhaite que ce soit une instance qui favorise la concertation. En effet, si le
fournisseur s’oriente vers les juridictions – et quoique les lois existent –, comment voulez-vous
qu’une petite entreprise puisse, ne serait-ce qu’au plan financier, attaquer quelqu’un qui est
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
énorme et puissant financièrement ? Évidemment, il sera déréférencé s’il le fait. Il vaut mieux, à
un moment donné, que dans une instance présidée par un magistrat, soient représentés à
égalité tous les acteurs d’une filière, avec un député et un sénateur, qui joueraient un peu le
rôle de régulateur. Ceux-ci pourraient prévenir les distributeurs et dire : « Attention, là, vous
êtes en train de franchir la ligne jaune ». Je l’ai déjà dit à certains responsables de la grande
distribution. Il s’agit donc de faire de la régulation plus que d’imposer des contraintes. Et je
reviendrai en seconde lecture sur ma rédaction de première lecture de préférence à la
rédaction du Sénat qui essaye de créer une nouvelle forme de tribunal qui, de l’avis de tous, ne
fonctionnera pas convenablement. Tout simplement parce que, si jamais il doit recourir à un
tribunal, un fournisseur n’osera pas effectivement s’attaquer à plus gros que lui.
Enfin, le Sénat a supprimé les « clauses noires ». Si en Allemagne, comme vient de le
déclarer M. Kurt Stockmann, on ne sait pas trop comment les dispositions analogues vont être
interprétées, nous avons été clairs en France en déclarant qu’il y a deux types de clauses qui
doivent être prohibées. Ce sont d’abord les remises rétroactives de coopération commerciale,
pratique quasi générale, que l’on appelle la « corbeille de la mariée ». Eh bien, l’Assemblée a
dit : « Non, ça n’existera plus ». Tout le monde reconnaît que ces pratiques sont scandaleuses.
Donc, si c’est scandaleux, on l’inscrit dans la loi et on réprime tout abus. Il est évident que nous
reviendrons sur cette suppression en seconde lecture. Je vous indique déjà notre stratégie de
nouvelle lecture.
Nous reviendrons également sur une autre pratique qui est le versement de droit d’accès
aux linéaires avant toute passation de commandes. Cela me paraît une aberration totale. Pour
accéder aux linéaires, avant d’avoir obtenu des commandes, il faut payer pour avoir ce droit
d’accès. C’est une pratique qui a été inventée par une grande chaîne française dont le dirigeant
a affirmé avec aplomb qu’il « s’asseyait sur la loi » et ne respecterait pas cette loi. J’espère qu’il
ne s’agissait que de moulinets oratoires... Je le lui ai déjà dit publiquement. Le Sénat a
totalement réécrit cet article 29 du projet de loi qui est, pour nous, majeur. Il est le cœur de la
loi. Le Sénat a supprimé ces clauses noires ; certes, il a ajouté une interdiction de cession de
créances à des tiers ; mais il a surtout qualifié les clauses noires retenues par l’Assemblée
nationale d’abus de puissance d’achat ou de vente. Comment voulez-vous qu’une petite société
puisse engager de longues procédures, alors qu’elle ignore la complexité de la jurisprudence
sur l’abus de dépendance ? Cela ne peut conduire qu’à un pourrissement des relations
commerciales. Enfin, l’article 29 précise également qu’il est interdit d’obtenir des avantages
commerciaux disproportionnés, comme, par exemple, la rupture brutale et partielle de relations
commerciales établies. Nous avons également tenu compte du fait que la DGCCRF, qui
détecte beaucoup de dysfonctionnements, ne disposait pas des instruments juridiques pour
attaquer efficacement. Le projet de loi prévoit donc que le ministre chargé de l’économie doit
pouvoir demander la cessation de pratiques illicites, la nullité des clauses, la répétition de l’indu,
l’imposition d’une amende civile qui peut aller jusqu’à deux millions d’euros, et la réparation du
préjudice. C’est ce que la mission parlementaire avait souhaité, car si ces dispositions ne sont
pas précisées, il n’y aura jamais de procès. Cela veut donc dire que le ministre et son
administration pourront le faire. Dans tout autre domaine de notre vie en société, si l’on
constate des abus, il faut pouvoir à un moment donné les sanctionner. C’est ce que nous
rétablirons lors de la nouvelle lecture.
S’agissant de la simple transposition des directives sur les délais de paiement, nous y
sommes favorables, mais nous souhaitons en outre revenir à la version votée par l’Assemblée
nationale en première lecture, parce que ce ne sont pas les mêmes problèmes que nous
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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traitons. Les délais de paiement ne se justifient plus dans la plupart des cas, lorsque les
produits sont livrés en flux tendus, ce qui n’est pas le cas de certaines professions ou secteurs
– l’automobile ou les jouets –, où l’on observe effectivement des temps longs entre la
fabrication et la vente. À part ces deux secteurs, nous proposerons de revenir aux dispositions
initiales sur les délais de paiement (art. 28 ter du projet de loi).
Enfin je voudrais dire qu’à la demande de la mission d’information, une réforme capitale a
également été votée, qui concerne l’article 8 de l’ex-ordonnance de 1986. Le Conseil de la
concurrence ne parvenait pas à sanctionner l’exploitation abusive des situations de
dépendance économique car, pour ce faire, le jeu de la concurrence sur le marché devait être
empêché, restreint ou faussé. Or, la situation de faiblesse économique de la plupart des PMEPMI ne fausse pas réellement le jeu de la concurrence. Nous avons donc proposé de modifier
cet état de fait. Sur ce point, nous sommes en accord avec le Sénat.
En conclusion, ce n’est pas un bouleversement de la loi telle qu’elle existait que nous
proposons. Il y a quelques points qui constituent pour tous des franchissements de lignes
jaunes. Pour éviter la multiplication des recours devant les tribunaux, nous avons inscrit
clairement ces quelques précisions dans la loi. Nous proposons de créer une « Commission
des pratiques commerciales ». Il faudra donc, à un moment donné, pour éviter d’en arriver à
devoir imposer des sanctions, que les fournisseurs, que la grande distribution et qu’un certain
nombre d’autres acteurs relevant de l’État ou des filières, puissent discuter au sein de cette
Commission. Les opérateurs nous ont dit qu’ils souhaitaient en revenir à des relations
contractuelles. Eh bien, nous avons dit « Chiche ! ». Vous aurez le moyen de le faire à partir de
ce texte de loi. Voilà ce que nous avons déjà fait en première lecture et ce que nous proposons
de rétablir lors de la nouvelle lecture à l’Assemblée nationale à la quasi-unanimité des groupes
politiques de notre assemblée.
M. François Souty.– Merci, M. Le Déaut, pour cette présentation roborative et dynamique.
Je passe donc à nouveau la parole successivement à MM. Pineau et Billot, qui ont peut-être
quelques observations à faire sur ce qui vient d’être exposé.
M. Norbert Pineau.– Je voudrais d’abord m’excuser auprès de M. le Député Le Déaut au
sujet de cette publicité malencontreuse sur les fraises d’Espagne, dont on a en effet beaucoup
entendu parler dans la maison. C’était un concours de circonstances. Comme vous l’avez dit,
des marchés sont passés à l’avance avec des grands producteurs ou des grossistes de fruits et
légumes, pour pouvoir lancer les publicités nécessaires à la promotion des produits. Or, la
publicité sur les fraises est tombée au moment où vous étiez en train de proposer votre texte.
Pour ce qui concerne les structures d’arbitrage que vous souhaitez mettre en place, il n’y a
aucun problème. La société que je représente trouve cela tout à fait naturel, à condition que la
commission soit paritaire et que les droits de la défense soient préservés, car il est évident
qu’avec ce type de structure, ce sont vraisemblablement les pratiques de la grande distribution
qui seront mises en cause. En outre, Carrefour est une entreprise légaliste. Je vous parlais tout
à l’heure des engagements que nous avons pris vis-à-vis de la Commission européenne. Eh
bien, à ce jour, il n’y a eu aucun recours, de quelque nature que ce soit, de la part de nos
fournisseurs. Et ce n’est tout de même pas l’omerta. Je suis d’accord avec vous pour
sanctionner les abus, les ruptures intempestives, les déréférencements brutaux, les accords de
coopération commerciale sans contrepartie. Vous avez dit tout à l’heure : « pas de remise
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rétroactive ». J’aurais simplement à vous demander une faveur : pensez à moi lorsque vous
voterez la loi et précisez : « sans contrepartie ».
M. le Député Le Déaut.– Oui, oui.
M. Norbert Pineau.– Pourquoi ? Parce que c’est l’un des effets pervers de nos discussions
avec nos amis fournisseurs. Nous arriverons au terme de nos engagements, et les
engagements pour l’année 2001 ne seront signés qu’en mars 2001. Certes la rétroactivité joue,
mais la contrepartie aussi. J’ajouterai juste une dernière chose. Attention aux effets pervers de
la réglementation dans les rapports commerciaux ! Attention à la fuite vers les fournisseurs
étrangers ! Plus il sera difficile de déréférencer et plus il sera difficile de référencer aussi.
M. Thierry Billot.– À titre personnel, je suis très favorable à la position qui vient d’être
exprimée par M. Le Déaut, à savoir revenir à la version de l’Assemblée nationale du projet de
loi. Il y a cependant deux points sur lesquels je voudrais insister. Tout d’abord, au travers de
l’exemple donné par M. Le Déaut, sur les ristournes de gamme, que le Sénat a souhaité
réglementer. De mon point de vue, les ristournes de gamme, en tant que telles, ne sont pas
scandaleuses, car il est normal de rémunérer un client qui achète un certain volume de
produits. Il faut simplement que ces ristournes ne soient pas abusives, mais l’abus de
puissance de vente est déjà prévu dans les textes. Le problème particulier des ristournes de
gammes en France, c’est le système de marges arrière et l’absence de marge avant. C’est
ainsi qu’aujourd’hui un distributeur qui ne prend pas la gamme concernée par la ristourne de
gamme voit son prix de vente consommateur augmenter. Si l’on était dans un système normal
de marge avant, ce serait neutre pour ce qui concerne le prix de vente consommateur et ce
serait l’arbitrage normal d’un acteur économique de décider des conditions d’achat en fonction
du volume d’achats qu’il génère chez son fournisseur.
Deuxième point, la Commission d’examen des pratiques commerciales. Nous y sommes
bien sûr très favorables. Les cas où l’on va jusqu’au procès sont extrêmement rare. C’est
uniquement lorsque « les carottes sont cuites » que l’on engage une procédure judiciaire. Et, en
général, on se prépare à une pénitence assez longue en raison du rythme du traitement de ce
genre de litige en France. Pour peu qu’elle soit composée, certes des distributeurs et des
fournisseurs, mais pas seulement, sans quoi l’on ira rapidement au blocage, et donc aussi de
quelques acteurs indépendants, la Commission d’examen des pratiques commerciales
permettra de résoudre certains litiges en toute bonne foi.
M. François Souty.– Merci M. Billot. On constate donc que la loi NRE recueille un accord
général à l’Assemblée nationale, ce n’est pas fréquent, et avec le soutien des groupes
politiques, ce qui est encore moins fréquent. Il n’y a que le Sénat qui semble rester en dehors
du jeu. Jean-Patrice de La Laurencie rongeait son frein tout à l’heure. Du point de vue du
juriste, il y a beaucoup d’observations à faire. Je vais lui laisser la parole.
M. Jean-Patrice de La Laurencie.– Je souligne que je vais m’exprimer à titre entièrement
personnel, c’est-à-dire ni au nom de mes clients, étant avocat, ni au nom de l’administration
pour laquelle j’ai longtemps travaillé.
Les problèmes dont nous parlons maintenant sont des problèmes comportementaux et non
plus de structure. Certains abus de la puissance d’achat ont été étiquetés et même reconnus.
On doit reconnaître qu’il y a un certain nombre d’abus et que l’on est assez impuissants à les
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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traiter. On avait commencé en 1984, avec la fameuse circulaire Delors, à laquelle il a été fait
allusion tout à l’heure. L’ordonnance de 1986 elle-même essayait de prévoir une espèce
d’arbitrage entre l’intérêt des producteurs, l’intérêt des distributeurs. Déjà, avait été introduit
dans l’ordonnance un mécanisme de contrôle des abus de la puissance d’achat. Le texte en a
été modifié à plusieurs reprises : en 1992, en 1993, et avec la loi Galland en 1996. Or, on se
retrouve toujours avec le même problème, qui n’est donc pas facile à régler.
Ma première observation, c’est que les abus perdurent, force est de le reconnaître. Tout
n’est pas blanc, tout n’est pas noir. Certains producteurs ont aussi leur part de responsabilité
dans l’exagération des prix des « remises arrière ». Du côté des grandes centrales d’achat, un
certain nombre de problèmes subsistent. En Angleterre, le dernier rapport de l’Office of fair
trading de la Competition Commission épingle 27 pratiques « inadmissibles, injustifiables et
contraires, comme on dit là-bas, à l’intérêt général ». En France, le rapport Le Déaut vaut d’être
lu. Il met effectivement les pieds dans le plat... J’ai encore entendu, ce matin même, un acteur
de la grande distribution – je rassure tout de suite M. Pineau, il ne s’agissait pas de Carrefour –
dire à l’un de ses clients producteurs : « Cette année, c’est 20 points de marge arrière, c’est-àdire 7 de plus que l’année dernière. Vous vous débrouillez comme vous voulez pour habiller
cela... ». Quand on est légaliste, et avocat, on est un peu gêné, parce que le client, le
fournisseur, va se tourner vers moi : « De toute façon, il faut que je passe. Alors, débrouillezvous mais faites l’habillage qui vous est demandé. Que ce soit réel ou pas, c’est votre
problème, pas le mien » Avouez que c’est quand même difficile à entendre et à régler, mais
cela existe bien.
D’un autre côté, nuance – c’est ma deuxième observation –, l’analyse économique apprend
quand même à être prudent en la matière, avant de se lancer dans la réglementation et dans la
condamnation des pratiques. En effet, un certain nombre de ces comportements, qui paraissent
si répréhensibles, peuvent être économiquement efficaces. M. Glais en a parlé tout à l’heure.
M. Philippe a également indiqué que tout ce qui pouvait être demandé en termes d’avantages
supplémentaires n’était pas forcément mauvais. Il faut donc éviter de condamner, par exemple,
des différenciations tarifaires qui améliorent le service au consommateur et la productivité du
fournisseur. Vous avez entendu M. Le Déaut, lui-même, vous dire qu’il pouvait y avoir des effets
pervers à la réglementation. On a parlé du mixage de l’article L. 441-3 du Code de commerce
sur la définition de la facture (ex art. 31, ord. 1986 abrogée) et du seuil de revente à perte de
l’article L. 442-2 du même Code (ex art. 32, ord. 1986). Cette mécanique, imaginée en 1996,
entraîne des effets pervers. Il faut aussi lui reconnaître des effets positifs. C’est essentiellement
le recul de la pratique traditionnelle de la revente à perte. Et je peux, sur ce point, rassurer
notre ami Kurt Stockmann : effectivement, il est possible de mettre en œuvre une
réglementation de la revente à perte qui réussisse. Néanmoins, c’est parce qu’elle est très
fortement sanctionnée.
Troisième observation : les effets secondaires découlant d’un arsenal juridique puissant
sont tellement pervers que l’on peut se poser des questions sur leur efficacité réelle. Nous
disposons, en France, de l’arsenal juridique le plus puissant du monde pour traiter des abus de
la grande distribution. On a bien mieux que la toute fraîche loi allemande pour sanctionner les
reventes à perte ou pour sanctionner les pratiques discriminatoires. On peut aussi bien agir par
le biais de l’interdiction des ententes ou celle des abus de position dominante que par le biais
de l’interdiction des discriminations injustifiées en elles-mêmes, grâce au fameux article 36 de
l’ordonnance de 1986, devenu l’article L. 442-6 du Code de commerce. Sans parler de la
prohibition de l’abus de dépendance économique, ou de l’interdiction de la rupture des relations
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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commerciales établies... D’autres pays nous envient d’ailleurs et nous copient, au moins
partiellement. Nous conservons, malgré l’adoption de certaines de nos dispositions par les
législations étrangères, deux originalités : la première tient à la détermination dans la loi du
contenu de la facture – articles L. 441-3 et L. 441-6 du Code de commerce (art. 31 et 33, ord.
1986 abrogée). Ces deux articles n’existent dans aucun autre pays au monde. Il est
extraordinaire en effet que la loi indique comment classer les remises, selon qu’elles sont ou
non sur la facture. Le Professeur Mousseron avait baptisé cela du nom de « facturologie ».
Avec cela, on peut faire beaucoup de choses, et d’ailleurs l’administration – M. Gallot pourra le
confirmer – fait environ 20 000 contrôles de factures par an. On peut faire beaucoup de choses,
et peut-être un petit peu trop...
La deuxième spécificité française tient à l’intervention de l’administration. Tout le monde le
reconnaît, même à l’étranger, nous disposons de l’administration la plus efficace du monde en
matière d’action économique. Il y a plus de 4 000 fonctionnaires à la DGCCRF. Aucune autre
administration, européenne ou américaine, n’a autant d’agents. Les moyens, nous les avons
non seulement en personnel, mais aussi sur le plan juridique, puisque l’article L. 442-6 du Code
de commerce (art. 36, ord. 1986) permet à l’administration d’intervenir de sa propre initiative à
la place du producteur défaillant, qui n’osera pas lui-même porter plainte contre son distributeur
un peu trop agressif.
Mais le problème, c’est la difficulté à utiliser ces moyens puissants sans que les remèdes
soient pires que le mal. Ainsi, les enquêtes de facturation ou les interventions de la DGCCRF
se sont parfois retournées contre les fournisseurs victimes de pratiques abusives…
Quatrième observation : on dispose d’outils puissants ; pourtant on ne parvient pas à être
efficaces. Et j’en arrive à une recommandation empreinte de prudence : d’abord, il vaut mieux
ne pas accentuer l’interventionnisme, déjà très fort. Parce que l’on agit sur la relation bilatérale
quotidienne entre les opérateurs économiques, cette intervention est toujours délicate. Et rien
n’interdit d’essayer encore d’améliorer l’équilibre avec les outils dont on dispose. Sans doute le
Sénat est-il allé un peu loin, dans le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques, en
ajoutant au dispositif proposé par l’Assemblée nationale la barémisation des remises,
l’interdiction de la remise de gamme, ainsi qu’une réglementation encore plus détaillée de
l’escompte – encore que sur ce dernier point l’Assemblée nationale soit également impliquée.
L’administration a suffisamment de moyens. Elle n’a pas besoin de demander des dommages
et intérêts à la place des entreprises. Là, c’est un peu trop. J’ai parlé également des problèmes
posés par la définition des remises sur factures. C’est effectivement un des effets pervers de la
loi Galland. En cette matière, il vaut mieux faire machine arrière que machine avant. Il faudrait
des milliers d’années avant qu’on parvienne à définir les bonnes remises à mettre tantôt d’un
côté, tantôt de l’autre côté de la facture !
En revanche, on peut essayer de faire quelque chose de concret, de pragmatique, ainsi
que les Anglais le recommandent dans le rapport de la Competition Commission, et comme il
est prévu dans le projet de loi actuellement en discussion sur les nouvelles régulations
économiques : demander aux entreprises qui sont face à face, d’être responsables. Qu’il y ait
une gestion responsable de cet affrontement à travers la Commission d’examen des pratiques
commerciales paraît à un certain nombre d’opérateurs – au côté desquels je me range –
comme la première étape. On doit pouvoir réussir cette réforme. D’autres pays l’ont fait. Les
États-Unis, l’Allemagne, où il y a également une commission qui règle certains problèmes de ce
type. Pourquoi ne pas commencer par cela ? Ensuite, il faudrait que l’administration commence
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
par mettre en œuvre les excellents outils qui sont déjà à sa disposition. La notion d’abus de
dépendance économique est sans doute insuffisamment utilisée. L’intégrer dans le mécanisme
de l’article L. 442-6 du Code de commerce (ex art. 36, ord. 1986 abrogée) rendrait le dispositif
plus efficace. Si le Conseil de la concurrence n’y arrive pas, peut-être que les tribunaux y
parviendront. Par ailleurs, les notions de discrimination injustifiée, de rupture abusive des
relations commerciales, et la possibilité ouverte à l’administration de faire appliquer ces textes
par les tribunaux de sa propre initiative devraient suffire à traiter les véritables abus. Toutefois,
si les textes existants ne sont pas respectés, c’est qu’il y a un problème. Il faut alors que des
sanctions véritablement dissuasives soient prononcées.
D’un côté, les tribunaux ne sont peut-être pas assez sévères, de l’autre, il est possible que
les sanctions prévues dans la loi ne soient pas encore suffisantes. Du reste, le projet de loi
NRE renforce également les sanctions. Bien sûr, la sanction civile est ici préférable à la
sanction pénale, car trop pénaliser les relations quotidiennes entre les entreprises n’est jamais
bon. En tout cas, il importe que ces sanctions soient réservées aux abus les plus flagrants et
que l’intervention de l’administration soit guidée par ce principe.
Donc, prudence, recherche d’efficacité, réalisme, en sachant que, de toute façon, ce ne
sera jamais parfait et qu’il est préférable que les opérateurs fassent eux-mêmes évoluer leur
comportement plutôt que de devoir mettre un gendarme derrière chacun d’eux.
M. François Souty.– Qu’en pense le gendarme, Jérôme Philippe ?
M. Jérôme Philippe.– Il y a effectivement de nombreux instruments disponibles. Mais tout
d'abord, je crois qu'il faut insister sur le fait que les fonctionnaires de la DGCCRF, s'ils sont
certes nombreux, ont aussi de très nombreuses missions, comme la sécurité et la protection
des consommateurs, et sont donc très loin de se consacrer tous au suivi de la concurrence et
des relations entre acteurs économiques.
Pour revenir au contrôle des concentrations, il a récemment été utilisé par la Commission
européenne pour analyser les relations producteurs-distributeurs à l’occasion du
rapprochement Rewe/Meinl, puis lors de la fusion Carrefour/Promodès. Cette dernière a été
contrôlée conjointement par la Commission européenne pour ses aspects amonts (vente en
gros) et par le ministre de l'Économie, après un avis du Conseil de la concurrence, pour ses
aspects avals (vente au détail) en France. L’utilisation de l'instrument du contrôle des
concentrations, en favorisant l'analyse structurelle, a permis d’avancer beaucoup dans ce
domaine.
Je rappelle également, pour mémoire, qu’il existe une disposition de l’ordonnance de 1986
qui n’a jamais été appliquée et qui subsistera après l’adoption de la loi NRE, c’est la
déconcentration. À la demande du Conseil de la concurrence, le ministre peut défaire une
concentration, en cas d’abus de position dominante ou d’abus de dépendance économique. Il y
a là un outil supplémentaire qui n’est pas utilisé.
Il existe également l’outil des pratiques anticoncurrentielles. Nous avons vu qu’en la
matière, l’une des difficultés était le test de l’atteinte au marché. À cet égard, un courant assez
fort existe chez les économistes pour considérer que la puissance d’achat ne porte pas atteinte
au marché. Toutefois, l’analyse économique a beaucoup évolué et évolue encore sur ce plan,
comme l’a montré la récente conférence de Fordham. Le thème de la dépendance
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économique, et de son éventuel abus, tend aujourd'hui à être mieux reconnu. C’est une voie qui
pourrait s’avérer très prometteuse. Il existe enfin, bien sûr, l'outil des pratiques restrictives. Ainsi
que Me Jean-Patrice de La Laurencie l’a expliqué, nous disposons donc d’un vaste arsenal qui
va encore s’accroître avec la loi NRE.
Pour terminer, je voudrais revenir sur la notion de « ressources essentielles ». Je ne suis
pas sûr qu’il soit très utile de rajouter cet outil à la vaste panoplie d’instruments que nous avons
évoquée. Il n’est pas certain qu’il soit adapté à la problématique de la puissance d’achat. Je le
rappelle, pour que l'on puisse parler de ressource essentielle, il faut être en présence d’un
monopole, d'une ressource non duplicable dans des conditions économiques raisonnables.
Pour appliquer cette notion à la grande distribution, il faudrait donc arriver à considérer qu’il
existe un marché des clients de Carrefour/Promodès, un marché des clients de Leclerc, ou
encore un marché des clients de Cora. Or force est de constater que l'on n'est pas du tout dans
cette situation. Qui plus est, appliquer la théorie des ressources essentielles mènerait à réguler
le prix. Et réguler le prix, en bloquant le libre jeu de l'offre et de la demande, peut créer un
nouveau problème de rareté, qui amène à son tour à réguler l’espace. En somme,
l’interventionnisme souvent redouté en sortirait très largement renforcé. Que la ressource, en
l'espèce les linéaires, soit rare et donc, chère, c’est un fait peu contestable. Peut-être faudrait-il
alors, notamment au travers de mesures de nature réglementaire, ne pas accroître la rareté de
l’offre de linéaire.
M. Kurt Stockmann.– Très brièvement, voici quelques conclusions que je peux tirer à la
lumière de l’expérience allemande : en premier lieu, il ne faut pas chercher à écarter les
changements de structures sur un marché en utilisant n’importe quel outil pour lutter contre les
forces du marché, car cela coûte très cher au contribuable. En second lieu, je partage l’avis de
Me de La Laurencie sur le fait qu’il y a des abus. Nous avons même établi, il y a 25 ans, une
liste de « péchés », qui est, pour partie, toujours en vigueur. Mais il y a beaucoup moins d’abus
qu’on ne le pense généralement. En effet, dans la plupart des cas, lorsque les entreprises se
plaignent d’un abus, il s’agit en vérité d’une concurrence efficace, dangereuse, pour les
entreprises plaignantes. Dernière observation, je suis également d’accord avec Me de La
Laurencie sur le fait que l’on peut avoir un dispositif sur la vente à perte qui soit efficace.
Néanmoins, je me demande s’il s’agit là d’une bonne disposition et si elle ne crée pas
finalement plus de dégâts à la concurrence que d’apports positifs.
M. Pierre Leclercq.– J’aimerais intervenir sur l’exploitation abusive de liens de
dépendance et notamment sur la compétence judiciaire. Personnellement, je pense fortement
qu’il faut maintenir la compétence du Conseil de la concurrence pour examiner prioritairement
ce type de situation, surtout si l’on dispense le juge, qui devra examiner ces situations, de toute
référence à la perturbation sur le marché. Sinon cela va devenir une notion encore plus floue
que ça ne l’est aujourd’hui. Or seules des considérations économiques, seule la notion
d’atteinte anticoncurrentielle permettent un cantonnement. Il ne faut pas créer un droit social de
la relation bilatérale entre des acteurs qui ne seront pas seulement ceux de la distribution, car
c’est tout le droit de la sous-traitance qui se trouve derrière, sans qu’il y ait une évaluation
économique globale. Il est indispensable que le Conseil de la concurrence soit présent, en
premier degré, pas seulement en tant que juge, avec toute la procédure qui encadre utilement
son intervention, mais également en tant qu’expert. Cela me paraît important, parce que la loi,
quoi qu’elle fasse, ne dira pas le dernier mot. Il faut qu’il y ait un mouvement jurisprudentiel pas
à pas. Certes, il faut débloquer la situation actuelle. Il faudrait que l’on puisse disposer d’études
beaucoup plus approfondies à cet égard. Il me semble d’ailleurs que l’on aurait pu débloquer la
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Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
situation sans pour autant supprimer purement et simplement la référence au marché. Mais
puisque telle est l’orientation retenue, il faut que l’on puisse, jurisprudentiellement, encadrer le
mouvement pour éviter de créer une espèce de droit social de la relation bilatérale
déséquilibrée. À la Chambre sociale de la Cour de cassation, nous savons ce que sont les
licenciements abusifs : c’est évidemment tout ce que dit la loi, mais ensuite cela devient très
factuel. Il nous faut donc créer, conceptuellement, et pas seulement par des exemples au cas
par cas, cet encadrement. Il est vrai que le dispositif initial n’a pas fonctionné, mais ne croyons
pas que nous allons, par le biais prévu, transformer la relation économique décrite cet aprèsmidi.
Je vais à présent demander à Monsieur le Commissaire Van Miert de bien vouloir nous
rejoindre à la tribune. Nous sommes nombreux à nous réjouir à l’idée d’entendre vos propos de
clôture. Je n’ai pas à vous présenter, vous êtes connu en tant que Commissaire européen, un
peu moins en tant que Président d’université. Mais c’est bien le Commissaire que nous
accueillons et je vous donne la parole pour tirer les conclusions de cette journée.
ALLOCUTION DE CLÔTURE
M. Karel Van Miert
Président de Cornelis Nyenrode Universiteit (Pays-Bas), Ancien Commissaire européen à
la concurrence
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, tout d’abord je suis très honoré d’avoir été
invité pour clôturer ce colloque. Cependant, il m’est difficile de tirer les conclusions de cette
journée, car le débat a été extrêmement riche et diversifié. Du reste, lorsque j’ai reçu le
programme, j’ai été tellement impressionné que j’ai failli téléphoner pour me décommander, car
si l’on attendait de moi que je fasse la synthèse d’un tel colloque, j’aurais dû convenir que j’en
étais rigoureusement incapable ! En revanche, je souhaiterais vous livrer quelques réactions à
la suite de certains des thèmes qui ont été discutés. Et, à partir de mon expérience, vous
présenter quelques remarques sur deux ou trois points.
En premier lieu, concernant la politique de concurrence en tant que telle, je me réjouis
vivement d’avoir pu participer à un tel colloque, dans une atmosphère somme toute assez
sereine. Cela n’a pas toujours été le cas, en France... Il y a dix ans, lorsque je participais à ce
type de manifestation – si l’on voulait bien m’inviter, parce qu’un Commissaire à la concurrence,
venu de Bruxelles, c’était un peu le diable qui se rendait en France ! –, on me disait souvent :
« Une politique de concurrence, c’est comme un corps étranger dans l’économie française ».
L’économie française n’était vraiment pas faite pour cela ! C’était une économie différente... où
l’État jouait un rôle essentiel. Il y avait les entreprises d’État, et l’on s’arrangeait, bien sûr : « Les
noyaux durs, que voulez-vous, ce n’est pas la concurrence ! » La politique de concurrence
venait des États-Unis. Par conséquent, c’était suspect ! Et puisque Bruxelles l’avait adoptée et
qu’en plus, mon prédécesseur, Sir Leon Brittan, utilisait la politique de concurrence, dans
l’esprit des Français, comme une arme idéologique contre l’économie française, souvent la
discussion partait, dès le début, sur un mauvais pied. Entre temps, les choses ont beaucoup
évolué. Je me souviens encore de débats extrêmement vivants au sujet des services publics en
France, notamment lors de la discussion sur la libéralisation des Télécoms, puis de l’énergie,
etc. Depuis, le débat est donc devenu plus serein. Aujourd’hui, cela m’a frappé. C’est une
première conclusion, assez personnelle.
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
Ceci dit, même dans des pays qui ont une tradition importante en matière de politique de
concurrence, comme l’Allemagne, les choses rebondissent parfois. Actuellement, en
Allemagne, on est en pleine discussion, pénible parfois, sur les services publics – là-bas cela
s’appelle autrement d’ailleurs : « Daseinsfürsorge ». C’est assez bizarre, parce qu’il y a encore
trois ou quatre ans, personne ne bougeait. Mais aujourd’hui, c’est terrible. On discute à présent
de la position des banques publiques. Et je ne parle pas du Crédit Lyonnais, bien entendu...
quoique je viens d’apprendre que le rapport de la Cour des comptes semble confirmer les
chiffres donnés à l’époque par la Commission européenne. Cela risque bien, finalement, de
coûter 150 milliards aux contribuables français. Seulement, lorsque la Commission a prétendu
que la facture risquait d’atteindre 150 milliards de francs français, nous avons été violemment
attaqués ! M. Alphandéry, le ministre français de l’époque, avait même estimé que le
contribuable ne verserait pas un sou. Ce sont là quelques souvenirs qui me reviennent...
Je pense qu’il y a encore beaucoup de malentendus au sujet de la politique de concurrence
et de la nécessité d’une telle politique. Ce n’est pas une religion, ce n’est pas une idéologie.
Quand je dis cela, on me répond parfois : « Vous racontez des histoires, c’est une idéologie ».
Non ! Dès lors que l’on a fait le choix de l’économie de marché, comme tous les États membres
l’ont fait – c’est inscrit dans le traité, confirmé par un référendum, par des votes au Parlement,
par les ratifications, je n’invente rien –, il faut faire en sorte que cette économie de marché
fonctionne bien. C’est là que les autorités de concurrence jouent un rôle crucial. Ce n’est plus la
politique industrielle d’antan, où l’autorité publique prétendait imposer une politique, penser
pour les entreprises, agir pour les entreprises, leur dicter leur comportement, etc. Tout cela a
effectivement changé en profondeur au profit d’une autre politique et d’un autre rôle de l’État,
par le biais de la politique de concurrence, laquelle présente beaucoup plus d’avantages qu’une
politique industrielle. Lorsque je lance cela dans le débat, il y a encore beaucoup d’hommes
politiques, en France, mais aussi ailleurs, qui contestent en disant : « Non, nous voulons
maintenir une politique industrielle ». Quand il s’agit de recherche et développement, pourquoi
pas ? Quand il s’agit de certains éléments stratégiques, certes. Mais on est loin de la politique
industrielle d’antan.
Permettez-moi d’évoquer encore un souvenir. Il y a maintenant presque 12 ans, lorsque j’ai
été appelé à devenir membre de la Commission européenne, le grand débat, à l’époque, était
de savoir si l’on allait admettre davantage de voitures japonaises au sein du marché européen.
Et toute la France était mobilisée. On nous disait : « Si l’on admet cela, toutes nos entreprises
automobiles vont disparaître. Nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer ». C’est
exactement le discours qu’un homme politique français, très connu, que je ne nommerai pas,
tenait à l’époque. Depuis, Renault a même racheté une entreprise japonaise ! Mais à l’époque,
on disait : « Nous devons faire comme les Japonais, avoir nos champions, les protéger,
protéger notre marché, etc. » Nous aurions été fort mal inspirés de les écouter. Heureusement
que l’on a fait autrement. On a retrouvé la croissance, on a libéralisé les Télécoms. Et encore,
on a du mal à tenir le rythme des Américains et si notre euro est encore un peu faible, c’est
parce que l’on ne fait toujours pas aussi bien en termes de croissance que les États-Unis. Cela
peut changer, dans les semaines et les mois qui viennent... Nous verrons bien.
Quoi qu’il en soit, pendant les années quatre-vingt-dix, c’est grâce à l’Union européenne et
à la Commission européenne que l’on a changé de politique. Que l’on est passé d’une politique
industrielle nationale, ancienne mouture, à la création d’un grand marché, avec une politique de
concurrence qui en est devenue une pièce maîtresse, non pas en tant que nouvelle idéologie
ou nouvelle religion, mais tout simplement en tant qu’instrument d’une économie dynamique,
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
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qui ne néglige ni les consommateurs ni les utilisateurs. C’était, en quelque sorte, un instrument
à objectifs multiples. J’ai souvent entendu l’argument suivant : « Mais enfin, une politique de
concurrence, c’est en faveur des grandes entreprises ! ». Non ! La politique de concurrence,
telle que l’on a essayé de la pratiquer à partir de Bruxelles, poursuit plusieurs objectifs :
l’objectif classique de faire fonctionner une économie de marché. Là où cela existe déjà, il faut
maintenir la concurrence, assurer un fonctionnement normal du marché, une concurrence
saine. Là où cela n’existe pas et, dans la mesure où cela détermine par exemple la
compétitivité d’une économie, il faut changer les choses, comme par exemple dans les
Télécoms. Heureusement qu’on l’a fait, même si on l’a fait un peu tard.
Ceci étant, nous n’avons jamais négligé, en conduisant une telle politique, les intérêts des
utilisateurs, d’où la notion de service universel. L’Union européenne n’a pas sacrifié les intérêts
des utilisateurs à la libéralisation. Au contraire, la libéralisation a été mise en place en tenant
compte des intérêts des utilisateurs. C’est pour cela que l’on a introduit cette notion de service
universel. Je tenais à le rappeler, car je sais qu’en France, lorsque l’on parle de service
universel, cela a toujours une connotation négative et suspecte. Or, c’est une alternative tout à
fait valable à la notion classique de service public qui, en France, souvent, comme dans
certains autres pays, correspondait à l’équation entreprise publique / monopole public / service
public. Heureusement, aujourd’hui, la situation a fortement évolué.
Je dois également souligner dans ce contexte, qu’une autre priorité devient de plus en plus
pressante pour les autorités de concurrence. Au moment même où on libéralise, on assiste à
un mouvement de consolidation. On le constate dans le secteur des Télécoms, dans le secteur
de l’énergie : en même temps que le marché s’ouvre, de grands ensembles cherchent à se
constituer, ce qui, en soi, n’est pas mauvais. C’est même logique dans un grand marché, dans
un mouvement de globalisation, de développement technique. Mais il est nécessaire que
quelqu’un veille à ce que l’ouverture que la libéralisation a permis de mettre en œuvre ne soit
pas rapidement compromise par la constitution de quelques grands groupes qui dominent le
marché. En effet, il ne faut pas que l’on passe d’une économie de marché à une économie de
puissance. Il convient d’être très vigilant, d’où le rôle essentiel des autorités de concurrence, en
Europe, comme ailleurs, en matière de concentration d’entreprises.
C’est de ce constat que découlent tous les débats au sujet de la domination collective.
C’est une question très réelle, et de plus en plus prégnante au fur et à mesure que les secteurs
se consolident. Il est déjà des marchés où, au niveau mondial, il n’y a plus que quelques
entreprises. La construction aéronautique est dans ce cas : il ne reste plus que deux opérateurs
au niveau mondial... Et, comme par hasard, dans la même semaine, tous deux augmentent les
prix, déclarent publiquement qu’ils arrêtent de se disputer les parts de marché, préférant
augmenter leur marge. Mais quand il n’y a plus que deux concurrents... évidemment ! Pour les
autorités de concurrence, il sera difficile de trouver les preuves qu’ils se sont entendus d’une
façon ou d’une autre, mais le résultat est clair.
Comme il y a de plus en plus de secteurs hyper-concentrés, on en arrive de plus en plus
souvent à une domination collective. Je sais bien que l’idée de domination collective est très
discutée. Les grandes entreprises n’apprécient guère..., mais c’est pourtant la réalité ! D’où le
rôle nouveau, les nouvelles responsabilités des autorités de concurrence, qui, après avoir
libéralisé, fait fonctionner l’économie de marché, doivent désormais veiller à ce que l’on en
reste à une économie de marché et que l’on ne dérive pas vers des structures de marché qui,
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Conquête de la clientèle et droit de la concurrence
Actualité et perspectives françaises, allemandes, communautaires et américaines
en réalité, ne garantissent plus, ni en faveur des utilisateurs, ni en faveur de la collectivité en
général, un fonctionnement optimal de l’économie.
Ce matin, on a discuté des chaînes publiques et de leur financement. C’est un véritable
débat, pas seulement économique. C’est là la parfaite illustration que la politique de
concurrence a, certes, un rôle à jouer, mais qu’elle connaît aussi des limites. En effet, entrent
également en ligne de compte des impératifs démocratiques. Du reste, sur ce point, Bruxelles
garde toujours un œil attentif. La Commission a toujours dit que les chaînes publiques devaient
avoir les moyens de concurrencer les chaînes privées... mais pas plus. Elles doivent pouvoir
constituer une alternative par rapport aux chaînes privées, non pas seulement en termes de
qualité – car quand on commence à regarder, et même les chaînes publiques, on a parfois des
doutes... pas seulement en France d’ailleurs –, mais aussi pour maintenir un minimum de
pluralisme dans l’information. On sait bien que certaines chaînes privées se permettent parfois
des choix assez unilatéraux. Nous avons connu plusieurs exemples en Europe. Ainsi, en Italie,
il y avait la chaîne communiste, la chaîne chrétienne-démocrate et la chaîne socialiste ! C’était
les trois RAI à l’époque. Ceci pour vous dire que la politique de concurrence a un rôle à jouer
pour que cet équilibre, s’il n’existe pas, soit créé, et s’il existe, qu’il soit maintenu. Les autorités
de concurrence doivent faire attention à ne pas agir unilatéralement.
Il me semble que, ce matin, les choses ont été présentées de façon un peu unilatérale. En
effet, la télévision est un bon exemple d’un domaine où la politique de concurrence doit
intervenir, confirmée par des décisions prises à Luxembourg – le Tribunal de première instance,
à deux reprises, a condamné la Commission, pourtant connue pour ses actions expéditives et
considérée comme une autorité agressive intervenant sans cesse, pour ne pas avoir agi assez
rapidement ! Mais cette intervention doit être faite à bon escient en tenant compte des
spécificités du secteur. Ce n’est du reste pas propre à ce domaine. Je ne parlerai pas de
l’application du droit de la concurrence au sport – j’en aurai pour beaucoup trop longtemps ! –,
mais il est certain que dans ce domaine aussi, il est impératif de prendre en compte les
spécificités des secteurs en cause ou de certaines activités. Cela dit, il faut arrêter de nous
prendre pour des imbéciles et de prétendre que le sport est toujours l’activité désintéressée
d’antan ! Non, cette situation est finie ! Le sport, aujourd’hui, c’est du big business ! On vend les
gens en fonction des seuls intérêts économiques. Les clubs sont devenus des entreprises
économiques ; certains sont cotés en Bourse, etc.
Lors de vos débats, la question des autorités de régulation a été soulevée. Qu’il n’y ait pas
de malentendu : quand on libéralise certains secteurs, il est nécessaire d’instaurer, même au
niveau national, des autorités qui jouent un rôle de régulateur. Bruxelles ne peut pas tout faire.
La Commission n’en a pas les moyens. Cela étant, entendons-nous bien, il ne s’agit pas de
multiplier les nouveaux régulateurs. Malheureusement, certains pays se sont faits une
spécialité en ce domaine. Cela devient du saucissonnage, ce qui n’est pas très favorable au
monde de l’entreprise.
L’action de la Commission doit donc se limiter à ce qui est strictement nécessaire. Chemin
faisant, on va pouvoir régler certains problèmes au niveau européen, ce qui, pour les
entreprises, facilite considérablement les choses ; et puis laisser ce qui est spécifique ou
nécessaire du point de vue technique aux régulateurs nationaux. Pour le reste, on travaille
ensemble, comme on le fait dans le domaine de la concurrence. M. Gallot, qui est parmi nous,
sait parfaitement bien comment la coopération s’est heureusement développée depuis dix ans,
au niveau de l’Union européenne. Il fut un temps où une espèce de concurrence s’était
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instaurée par exemple entre le Bundeskartellamt et la Commission européenne. Mais les
choses se sont normalisées, encore qu’il reste quelques divergences d’opinion. Aujourd’hui,
pratiquement tous les États membres ont des autorités de concurrence avec lesquelles la
Commission travaille de façon structurelle. On l’ignore trop souvent, il existe déjà une
coopération extrêmement poussée, par le biais des comités consultatifs.
Ce matin, M. le Président Franck, vous avez mentionné ce point et fait part de votre crainte
d’une renationalisation de la politique de concurrence à la faveur de la modernisation en cours
des règles d’application des articles 81 et 82 du traité CE. À ce propos, je remarque que nous
devenons de plus en plus populaires, semble-t-il, dans le monde des entreprises, puisque
même l’Association des industriels britanniques demande à présent que la Commission garde
ses pouvoirs. Je n’en reviens pas ! La Commission a été critiquée pour avoir suggéré – j’en
prends la responsabilité –, dans le Livre blanc sur la modernisation des règles d’application des
articles 81 et 82 du traité CE, de travailler davantage avec les autorités nationales. Pourquoi
pas ? Puisque nous avons déjà constitué un réseau, que nous travaillons déjà ensemble, et
que les autorités nationales sont parfois mieux équipées pour traiter certains dossiers. Pour
autant, il ne s’agit pas d’une renationalisation : c’est le développement d’une coopération. Mais
je comprends votre souci. il faut maintenir la cohérence et, en cas de dérapage, il faut se
donner les moyens de rectifier le tir. Cela est en effet une véritable préoccupation. En revanche,
le fait que l’on souhaite que les autorités nationales soient davantage impliquées dans ce
travail, n’en est pas une. C’est vrai dans d’autres domaines. Dans les télécommunications, par
exemple, une coopération s’est développée entre les autorités de régulation nationales et la
DG XIII de la Commission.
Une dernière remarque à cet égard. Il ne faudrait pas qu’à la faveur de la création de ce
genre d’agences nationales ou de régulateurs nationaux, on cherche à réduire les prérogatives
des autorités de concurrence. Il ne faut pas mélanger les genres. Les autorités de concurrence
ont une responsabilité horizontale pour tout ce qui concerne la concurrence. En Allemagne, par
exemple, j’aurais aimé que l’on confie davantage de responsabilités au Bundeskartellamt, plutôt
que de créer encore de nouvelles agences. On est en train de compliquer la situation de façon
inutile. On ne peut certes pas demander à toutes les entreprises d’être satisfaites de ce que fait
la Commission. Il y a parfois matière à discussion, pour parler diplomatiquement. Mais de là à
rogner les prérogatives des autorités de concurrence, y compris au niveau national, de là à
opérer un tel saucissonnage par la régulation sectorielle... Cher M. Stockmann, je n’ai pas
oublié, que lorsque le Bundeskartellamt a pris une décision courageuse au sujet de la vente
collective des droits de retransmission du football, décision confirmée du reste par les juges,
immédiatement, le Parlement a modifié la loi pour retirer cette compétence aux autorités de
concurrence. Il y a là matière à réflexion... À tout le moins, ce n’est pas témoigner d’un
minimum de respect pour le droit. On observe, en Europe, une évolution qui permet aux
autorités de concurrence de jouer pleinement leur rôle, mais dans un cadre bien déterminé et
sans aller au-delà. On ne peut pas prétendre que la politique de concurrence peut tout régler,
c’est faux ! Mais il faut, en tout cas, laisser les autorités communautaires de la concurrence
jouer leur rôle, en bonne coopération avec les autorités nationales. Personnellement, je ne vois
pas ce qu’il faudrait changer à cela. Au contraire, il faut continuer à améliorer les choses.
Pour conclure, je voudrais encore évoquer deux ou trois points plus fondamentaux. Quand
on libéralise, l’opération est souvent présentée comme un simple processus de dérégulation.
Or, ce matin encore, on nous a montré, en prenant l’exemple de la libéralisation du secteur de
l’électricité en Californie, qu’en effet, une dérégulation mal conçue peut aussi mener à des
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situations vraiment critiquables, à la fois du point de vue économique et du point de vue des
consommateurs. On a pu l’observer également en Grande Bretagne avec la libéralisation du
rail. On semble méconnaître deux éléments essentiels : tout d’abord, le rôle des autorités
publiques. Certains pensent – c’est ce que j’appelle le paradoxe thatcherien – qu’il suffit de
déréguler, c’est-à-dire d’abolir des règles et que le marché s’occupera du reste. Quelle naïveté !
On le sait d’expérience. Je me souviens que l’École de Chicago disait toujours : « Trust
markets, don’t trust Governments ! » En effet, si l’on place toute sa confiance dans les marchés,
on risque de revenir bredouille parfois ! Il est tout à fait naturel qu’une entreprise dominante
essaie d’abuser de son pouvoir de domination, s’il n’y a pas d’autorité pour la rappeler à l’ordre.
Toute l’histoire le prouve, même dans les nouvelles technologies. Il suffit de rappeler ce qu’ont
voulu faire en Allemagne Kirch, Bertelsmann et Deutsche Telekom dans la télévision
numérique... Ils étaient sur le point de fermer totalement le marché de langue allemande ! Il
existe de nombreux exemples de ce genre. Là encore, on raconte des balivernes, lorsque l’on
prétend que, dans la nouvelle économie, ça marche tout seul et que les autorités de
concurrence n’ont plus de rôle à jouer... Mon œil ! Cela ne marche pas tout seul. Certains l’ont
bien compris et sont en train de constituer des positions dominantes, notamment dans
l’Internet. C’est la raison pour laquelle la Commission, en accord avec les autorités
américaines, a interdit l’opération entre WorldCom, MCI et Sprint. Et l’Internet ça nous concerne
tous ! Il faut au contraire y regarder de très près.
Certes, la Commission européenne a joué un rôle crucial dans la libéralisation, mais il y a
une contrepartie : des règles communes que tout le monde doit respecter, personne n’étant audessus de la loi – ce qui n’est pas nécessairement évident en Europe. Tous les États membres
connaissaient en effet des entreprises au-dessus de la loi, en France, en Belgique, en Italie, en
Allemagne... Les banques publiques allemandes, dans mon esprit, étaient au-dessus de la loi
et d’ailleurs totalement imbriquées dans le monde politique. Je n’oserais pas prétendre que
c’est le cas en France, évidemment... Je dirai qu’à l’égard de la politique de concurrence, ni les
autorités politiques ni les entreprises ne doivent être au-dessus de la loi. Monsieur Kohl a été
fort contrarié quand il a constaté que son ami Kirch était impliqué dans la constitution d’un
monopole dans le domaine de la télévision numérique. Être l’ami de Monsieur Kohl ne lui
donnait pas le droit de se prétendre au-dessus de la loi. La Commission s’y est donc opposée.
Si je dis cela, c’est parce que souvent, et même en France, il y a ce malentendu entre
libéralisation et manque de règles. Il faut absolument des règles et une autorité forte qui a le
pouvoir et dispose des outils pour les faire appliquer et respecter. Cela va de pair. De même,
quand on libéralise, il ne faut pas négliger les infrastructures ou les investissements. C’est là
probablement que réside aussi le malentendu en Californie. Il ne suffit pas de libéraliser le
marché de l’électricité, l’autorité publique doit continuer à jouer son rôle, surtout quand il s’agit
de services où les investissements sont lourds et les difficultés parfois même considérables,
notamment pour obtenir les autorisations environnementales, d’investissements, etc. L’autorité
publique doit faire en sorte que les investissements puissent être réalisés ou encouragés. Cela
évite d’avoir à constater par la suite les capacités sous-dimensionnées de l’infrastructure qui,
finalement, seront payées au prix fort, et par l’économie, et par les consommateurs. Par
conséquent, ce n’est pas parce qu’on libéralise qu’il ne doit plus y avoir de règles. Le rôle de
l’autorité publique n’est pas terminé. Je me permets de le souligner, parce que j’ai trop souvent
constaté, à l’égard de ce genre de considérations, un malentendu, pas seulement en France
mais un peu partout dans l’Union européenne et parfois aussi aux États-Unis, c’est-à-dire chez
des gens qui ne font confiance qu’au marché. Or, force est parfois de constater des dérapages
considérables. Je pense que l’on sous-estime également, dans une économie moderne, un
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autre rôle de la politique industrielle classique, celui des autorités publiques. J’en ai terminé.
Merci M. le Président, de m’avoir invité et de m’avoir permis de revenir sur quelques idées
auxquelles je tiens, comme vous avez pu le constater.
M. Michel Franck.– C’est un véritable plaisir de vous écouter, M. le Commissaire. On
regrette que ce soit déjà fini. J’espère que vous reviendrez dans ces lieux, maintenant que vous
les connaissez. Il ne me reste plus qu’à remercier tous les participants et tous les intervenants,
particulièrement ceux qui sont venus de très loin, comme Mme Valentine, de Washington,
Mme Wood, de Chicago et M. Greene de Los Angeles, ainsi que M. Stockmann qui est venu
d’Allemagne, et vous-même, M. le Commissaire européen.
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