CORRIGE DE LA DISSERTATION citation Rousseau
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CORRIGE DE LA DISSERTATION citation Rousseau
CORRIGE DE LA DISSERTATION DS N°1/ MP Diogène le cynique, dont on disait qu'il était un Socrate devenu fou, ayant pour Amorce devise de faire systématiquement le contraire des autres, tomba un jour aux mains de corsaires qui le vendirent comme esclave ; comme les acheteurs potentiels lui demandaient ce qu'il savait faire, il répondit : « Commander ! Qui veut acheter un maître ? ». Un riche notable, Xeniade, l'acheta et Diogène lui déclara que c'était lui, le maître, qui devrait obéir à Diogène, comme on obéirait à un médecin ; Xeniade le donna comme précepteur à ses enfants, ce qu'il demeura jusqu'à la fin de sa vie. Cette anecdote atteste assez bien de la possibilité de renverser les rapports de servitude, Restitution, comme semble l'affirmer Rousseau dans le Contrat Social : « Tel se croit le maître des analyse de la citation, autres, qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux ». En effet, Rousseau remet en de son sens et de ses cause la notion même de maîtrise en la reléguant au rang de simple croyance : tel implications individu « se croit » le maître des autres, mais il ne pourrait s'agir que d'une illusion psychologique dont il n'a pas conscience, d'une vue de l'esprit qui ne correspondrait à aucune situation objective. Mieux : non seulement la position de supériorité serait illusoire, mais elle entraînerait un renversement complet du rapport de forces au point que le maître se trouve à son tour dans la position de l'esclave. Dans une surenchère finale, Rousseau ne se contente pas de dire que le maître se retrouve à égalité avec les esclaves qu'il croit dominer, mais qu'il est même « plus esclave qu'eux ». Autrement dit, la situation du maître serait non pas aussi mais plus aliénante que celle d'un esclave, pourtant considéré comme la négation même de la personne humaine. Nous pouvons supposer, lisant la phrase précédente (« l'homme est né libre »), que la liberté se situe ailleurs que dans la soumission de l'autre, que l'on peut jouir, même esclave, d'une liberté intérieure plus authentique ; ainsi, on pourrait être esclave au-dehors mais maître au-dedans, mais aussi, de ce fait, maître au-dehors mais esclave au-dedans. Dès lors, peut-on dire que le maître est plus esclave que l'esclave lui-même ? Certes il Question, semble que la servitude soit une contrainte externe qui n'empêche ni la liberté problématique intérieure de persister chez l'esclave, ni l'aliénation de perdurer chez le maître, renversant le rapport de soumission. Cependant, il faut bien que la servitude ait été effective à un moment donné et source d'aliénation, ne serait-ce que pour la relativiser ou la renverser ensuite. C'est pourquoi, en nous appuyant sur l'essai philosophique « Le Annonce de plan, Discours de la servitude volontaire » de La Boétie, le roman épistolaire « Les Lettres citation des 3 oeuvres persanes » de Montesquieu et la pièce de théâtre « Une maison de poupée » d'Ibsen, nous montrerons en quoi la maîtrise est une situation illusoire, qui aliène plus qu'elle ne libère celui qui asservit ses semblables. Néanmoins, puisque Rousseau lui-même constate que « l'homme est partout dans les fers », il conviendra d'insister sur la réalité objective de la servitude et ses effets pervers. Au demeurant, on pourra se demander s'il n'est pas possible et souhaitable de sortir de ce carcan imposé par l'auteur, celui d'une relation asymétrique de maître à esclave, laquelle ne saurait être fatale. Il semble tout d'abord, comme l'affirme Rousseau avec la véhémence qui le I) La maîtrise comme caractérise, que les rapports de maîtrise et de servitude ne soient pas ce qu'ils semblent illusion de pouvoir et être et qu'il faille aller au-delà des apparences, pour s'apercevoir que le maître n'est servitude ultime : le maître, pas vraiment le maître, et qu'il est même peut-être plus esclave que ceux qu'il plus esclave que l'esclave considère comme tels. Or, lever le voile des apparences pour dénoncer la vérité de la relation maîtrise / servitude, c'est d'abord constater que le maître se trouve dans une certaine dépendance, voire dans une dépendance certaine, à l'égard de ceux qui lui obéissent. * En effet, pour être le maître, il faut d'abord être reconnu comme tel par l'autre a) Une dépendance extrême car le pouvoir est toujours pouvoir de faire faire quelque chose à quelqu'un ; il est donc toujours relatif à l'obéissance de ce dernier. Le maître n'est donc le maître que tant qu'on le reconnaît comme tel. Cette dépendance au regard de l'autre se lit déjà chez ceux qui sont supposés être des hommes libres chez eux et qui se retrouvent être des étrangers quand ils voyagent ; nous sommes tous l'autre d'un autre et c'est précisément cette épreuve du regard d'autrui à laquelle se trouvent brutalement confrontés Usbek et Ricca lors de leur voyage en Europe. Ainsi quand ce dernier arrive à Paris, il semble affecté du regard que l'on porte sur lui, sur sa façon de s'habiller, comme s'il avait « été envoyé du ciel » : en effet, ce qui semblait évident dans son pays ne l'est plus : « Comment peut-on être persan ? ». C'est seulement lorsqu'il quitte ses ornements persans qu'il parvient à se fondre dans la foule, mais il entre alors « dans un néant affreux », n'étant plus regardé par personne. Ainsi, nous ne sommes jamais que ce que nous voyons ou croyons voir dans le regard d'autrui. Ce principe s'accentue, paradoxalement, quand il s'agit de personnages autoritaires : car plus on cherche à imposer son autorité à autrui, plus on dépend, pour le succès de cette entreprise, de l'obéissance des sujets qui doivent nous être soumis. Le tyran domestique doit être reconnu comme tel : le regard de Nora sur son mari qu'elle admire et idéalise est à cet égard très significatif même si elle semble être la seule à le comprendre : « Torvald tient à moi d'une manière inexprimable … et il me veut pour lui tout seul » ; Helmer de son côté a besoin de la garder en sa possession, même une fois le drame arrivé, « comme une colombe pourchassée .. arrachée, intacte, des griffes du vautour » pour donner un sens à son existence, ce dont témoignera en creux le vide laissé par son départ : « Vide. Elle n'est plus là ». De même, le pouvoir domestique d'Usbek sur ses femmes et sur son sérail dépend-il uniquement de la compétence et du bon vouloir des eunuques qui font régner sa loi. Du fait de son voyage en Europe et de son absence prolongée, il se voit obligé de leur déléguer une partie de son pouvoir : « Tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales … tu commandes en maître comme moi-même » ; lors de la chute du sérail son impuissance deviendra flagrante non seulement du fait de l'attente liée au temps épistolaire : « j'attends quelquefois 6 mois entiers des nouvelles du sérail … ma main tremble d'ouvrir une lettre fatale » ; mais aussi à cause de la faiblesse de certains eunuques : « le moindre retardement peut me désespérer et vous demeurez tranquille sous un vain prétexte ! ». Il en arrive à confier sa vengeance entre les mains de Solim (« Je te mets le fer à la main. Je te confie à présent ce que j'ai de plus cher, ma vengeance ») mais se trouve réduit à maudire le sérail de loin dans une dernière lettre, par de vaines invocations magiques, jusqu'à se taire totalement : « Puisse cette lettre être comme la foudre qui tombe au milieu des éclairs et des tempêtes ! ». Se plaçant cette fois du point de vue de la tyrannie politique, La Boétie ne manque pas de souligner la part de responsabilité du peuple dans l'installation de la tyrannie, dans la mesure où c'est parce que le peuple consent à lui obéir, et non pas du seul fait de la supériorité du tyran, que la relation de domination existe ; c'est le peuple qui lui donne ses yeux, ses bras, son consentement et donne ainsi toutes sa puissance au tyran : « D'où a-t-il pris tant d'yeux dont il vous épie, si vous ne les lui donnez ? … Comment a-t-il un quelconque pouvoir sur vous, sinon par vous ? ». La Boétie confirme ainsi que le tyran politique, maître absolu de ses sujets, a besoin de ceux-ci, de leur reconnaissance et de leur obéissance consentie pour demeurer à sa place. Il n'est donc pas le maître en toutes choses puisqu'il est redevable à ses sujets du pouvoir qu'ils lui confient. * Qui plus est, cette relativisation de la puissance du maître s'accompagne en b) Une illusion de pouvoir sur les autres parallèle, d'une absence réelle de pouvoir sur la liberté d'autrui. En effet, la servitude est un pouvoir contraint, externe, qui n'empêche pas les autres de demeurer libres d'esprit. Du fait de la transcendance de la conscience d'autrui, on ne peut jamais posséder totalement une personne, même asservie, comme en témoigne la figure du philosophe stoïcien Epictète (« l'homme qui a été acheté »), dont l'impassibilité à l'égard des brimades infligées par son maître Epaphrodite, quand il était encore esclave, prouve qu'il prêtait son corps sans jamais se donner totalement. Les relations de domination sont comme des vases communicants : la liberté prise par l'un semble autant de liberté perdue pour l'autre. Ainsi, la liberté intérieure des esclaves constitue-t-elle déjà à elle seule un levier de résistance qui atténue le pouvoir du maître. Or si cela vaut pour les esclaves, qui sont les plus aliénés, cela vaut a fortiori pour tous les autres hommes. Chez La Boétie, ce sont surtout les gens bien nés c’est-à-dire bien éduqués, qui sont capables de se souvenir de leur liberté naturelle : « ayant la tête d'eux-mêmes bien faite », ils sont toujours capables, même soumis à une tyrannie, de rejeter la servitude de l'intérieur pour lui préférer la liberté : « ils l'imaginent et la sentent en leur esprit ». Le Grand Turc s'est bien rendu compte de ce pouvoir intérieur puisqu'il tente d'empêcher ces hommes de se réunir entre eux, les laissant « isolés en leurs rêveries ». C'est donc qu'ils disposent, malgré tout, d'un espace mental de liberté sur lequel le tyran ne peut rien : il se croit maître de la personne, alors que sa liberté de pensée lui échappe. C'est également le cas des femmes qui, malgré le joug masculin auquel elles se trouvent soumises, doivent prouver plus que tout autre être humain leur capacité de penser par elles-mêmes : la dernière lettre de Roxane pourrait à ce titre être interprétée comme un discours féministe avant l'heure, tant elle cherche affirmer son identité et ses désirs contre ceux d'Usbek. Tout d'abord elle renverse le rapport de forces en dévoilant sa véritable personnalité : elle n'a jamais été la femme vertueuse qu'elle semblait être mais avait réussi en trompant le maître à transformer « cet affreux sérail » en « un lieu de délices et de plaisirs » ; ce qu'Usbek prenait pour une soumission flatteuse n'était que de l'hypocrisie : « tu me croyais trompée, et je te trompais ». Ainsi, contre toute apparence et contre la servitude qui lui est imposée, Roxane est parvenue à préserver une forme de liberté psychologique et morale qui reste inaccessible, dissociant son être de son existence : « j'ai pu vivre dans la servitude, mais j'ai toujours été libre … mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance ». Assez différemment, il y a chez Nora comme une prise de conscience rétrospective face à sa servitude passée, car il ne s'agissait pas seulement de mensonge à autrui mais aussi de mensonge à soi-même dans son cas. Cela ne l'empêche pas pour autant de révéler à Helmer une part de vérité qui lui a échappé : « J'ai fini par avoir le même goût que toi ; ou bien je faisais semblant ; je ne sais plus … j'ai vécu des pirouettes que je faisais pour toi ». Cette désillusion constitue déjà une force de résistance qui annonce la phase d'émancipation finale à laquelle Helmer ne saurait participer puisqu'il lui faut « faire sa propre éducation » : il s'agit bien alors de « penser par [soi]-même et d'y voir clair », de décider par soi-même et « il ne sert à rien de [lui] interdire quoi que ce soit ». C'est bien elle qui à la fin du dernier acte impose ses règles en refusant toute correspondance et tout contact avec Helmer : « - Pourrais-je t'écrire, Nora ? Non – jamais. Je te l'interdis ». Il s'agit donc bien ici encore d'affirmer l'existence d'une liberté persistante et résiliente en opposition avec l'illusion de pouvoir absolu d'un maître. * Cette illusion quant à la servitude des autres est d’ailleurs probablement liée à une c) Une illusion de pouvoir sur soi-même illusion de pouvoir sur soi : parce qu’il réalise ses désirs les plus fous, le maître ou le tyran se croit libre. Or, il n’est ni nécessaire ni suffisant de faire ce que l’on désire pour faire ce que l’on veut ou pour être vraiment libre, car on peut être esclave d’une partie de soi-même. C’est pour cette même raison que Socrate, dans le Calliclès de Platon, distingue le moi désirant et le moi moral, le second devant gouverner l’autre : il va jusqu’à affirmer que le tyran ou le sophiste n’est pas vraiment libre, n’étant pas capable de se gouverner lui-même : cela veut dire « être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et aux passions qui résident en soi-même » selon Socrate. Un homme comme Helmer, bourgeois puritain du XIXème siècle, se trouve en réalité soumis à la norme sociale donc dépendant du qu'en-dira-t-on ; il cherche avant tout à ménager une image qu'il veut respectable « aux yeux du monde », par exemple quand il refuse de ne pas renvoyer Krogstad de la banque comme le lui demande Nora : « Si le bruit courait maintenant que le nouveau directeur de la banque change d'avis sous l'empire de sa femme ...je me rendrais ridicule aux yeux de tout le personnel – les gens se diraient que je suis sous toutes sortes d'influences étrangères ! » ou encore quand Nora menace de partir à la fin de la pièce : « Abandonner ton foyer, ton mari tes enfants ! Et tu ne songes pas à ce que les gens vont dire ». Il est donc esclave de contraintes et de normes sociales qui le déterminent à agir d'une certaine manière, alors qu’il passe pour être le maître de maison, figurant en première ligne de l’énumération des personnages de la pièce. Il n’est peut-être luimême qu’une marionnette au service d’un système socio-culturel qui le dépasse, ce qu’il réalise temporairement quand il se sait « à la merci d’un homme sans scrupules » comme Krogstad, qui peut faire de lui « ce qu’il veut » grâce à son chantage. Et c’est ici le désir de donner une certaine image de lui-même, plus que la dépendance à autrui, qui est en cause. De même, Usbek, qui se voudrait philosophe en-dehors du sérail, redevient un homme passionné et « rongé par la jalousie » quand il s’agit de commander son sérail. Il témoigne à cet égard d’une ambiguïté, voire d’une incohérence flagrante entre le dehors (maître absolu de ses femmes et de ses eunuques, qu’il possède) et le dedans (esclaves de ses propres désirs). Personnage clivé par excellence, « l'homme apparemment le plus éclairé n'est jamais assez éclairé » commente Starobinski. Quelques jours seulement après avoir quitté le sérail, il se retrouve « dévoré de chagrin » par la seule pensée de ses femmes « laissées presque à elles-mêmes » ; il confesse d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’amour mais d’une possessivité, d’une « jalousie secrète qui [le] dévore ». Même à la fin de son voyage, sensé lui permettre d’accomplir un cheminement intérieur, il avoue dans sa toute dernière lettre ne se sentir exister qu’à travers cette jalousie obsessionnelle : « je ne me retrouve moi-même que lorsqu’une sombre jalousie vient s’allumer ». D’ailleurs ses tous derniers mots ne sont qu’une lamentation sur le malheur de sa condition, qu’il juge plus aliénante que celle de ses propres esclaves et eunuques : « vous ne gémiriez plus sur votre condition si vous connaissiez le malheur de la mienne ». Ainsi, le maître lui-même prend finalement conscience de son absence de liberté et de la misère de son existence. Dans le « Discours de la servitude volontaire », c’est La Boétie qui se charge de faire prendre conscience au tyran du caractère illusoire de son pouvoir : il cite d’ailleurs le Hiéron de Xenophon , où le tyran de Syracuse décrit lui-même les « misères du tyran », comme « un livre plein de bons et graves enseignements ». Car les tyrans, n’étant aimés de personne, « sont contraints, faisant du mal à tous, de se méfier de tous », ce qui leur laisse peu de confort et de sérénité dans l’exercice de leur liberté individuelle. Il faudrait qu’à l’instar de Hiéron tous les maîtres despotiques « se regardent eux-mêmes et qu'ils apprennent à se connaître » afin de prendre conscience de leur aliénation intérieure. En particulier, les tyranneaux, qui croient pouvoir tirer un certain profit de leur situation d’intermédiaire entre le tyran et le peuple, du fait de leur cupidité, se retrouvent doublement assujettis : non seulement à leur avidité et à leur cruauté, « contents d’endurer du mal pour pouvoir en faire », mais aussi au tyran car « il ne leur suffit pas d’obéir, il faut encore lui complaire ». Il faut en effet, pour être un bon courtisan, être capable d’anticiper les désirs du tyran, devenir un autre à proprement parler et se faire violence à soi-même pour deviner ses pensées : « il faut qu’ils se brisent, qu’ils se tourmentent, qu’ils se tuent à travailler pour ses affaires ». La soumission totale aux désirs du tyran engendre ici une soumission psychologique qui ne se limite pas à une contrainte extérieure : comme le suggérait Rousseau, le prétendu maître se retrouve totalement assujetti de l’intérieur à son propre désir de plaire à un homme plus puissant que lui. C’est en ce sens que La Boétie considère les paysans ou les artisans du peuple relativement plus libres que les tyranneaux qui les oppriment : car « même s’ils sont asservis, ils en sont quittes en faisant ce qu’on leur dit », préservant en cela leur liberté de penser et toutes ces « pensées de derrière » décrites par Pascal : « ceux qui sont ainsi malmenés sont toutefois, par rapport à eux, chanceux et d'une certaine façon libres ». Ainsi, le tyran comme les tyranneaux sont plus à plaindre qu'à envier. En employant l'expression « qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux », Rousseau veut dire que le fait d'être le maître n'empêche pas celui-ci d'être plus asservi que ses propres esclaves, suggérant que le rapport maîtrise/servitude est réversible. Mais il reconnaît aussi, par là-même, le fait objectif de la maîtrise et ne nie pas qu'il y ait, à un moment donné, un homme qui en domine un autre, constatant tantôt que partout l'homme « est dans les fers », tantôt qu'« il y a eu des esclaves contre nature ». Il confirme ainsi avec Saint Just que la tyrannie existe bel et bien et que « dans la tyrannie, un seul homme est la liberté », au détriment de celle des autres. Ainsi, ne faut-il pas rendre compte de cette servitude objectivement imposée qui résulte de l'imposition du désir d'un seul à la volonté de tous ? § Transition II) Objectivité de la * Ce serait en effet nier la réalité que de croire que la servitude est une vue de l'esprit : servitude et ses elle existe et constitue même, contrairement à la soumission qui est un phénomène conséquences aliénantes psychologique plus diffus, un phénomène historiquement ancré, auquel nous pour l'esclave pouvons faire correspondre la figure de l'esclave. L'esclave peut être défini comme un homme qui ne s'appartient pas et est devenu le moyen d'un autre ; il se trouve totalement soumis à un autre homme et totalement privé de liberté ; pour toutes ces raisons, il incarne la négation même de la personne a) Un fait historiquement et objectivement ancré humaine et du respect qui lui est dû. Il manque à l'esclave, selon Aristote, la faculté de délibérer pour être à lui-même sa propre cause. C'est ainsi que sont traités les sujets du sérail d'Usbek : un eunuque est un ancien esclave castré dans le but de surveiller les femmes, et il n'est aux yeux d'Usbek qu'un « vil instrument » qu'il « peut briser à [sa] fantaisie », un « rebut indigne de la nature humaine ». D'ailleurs, son mépris leur ôte toute forme d'humanité : « Si vous vous écartez de votre devoir, je regarderai votre vie comme celle des insectes que je trouve sous mes pieds ». A une échelle plus large, le peuple qui se trouve assujetti au pouvoir d'un tyran doit selon La Boétie « souffrir les pilleries et les paillardises, les cruautés » d'un seul homme. Il se trouve donc réduit à une forme de passivité face à à une situation qui lui est imposée du dehors ; quand bien même le philosophe s'attachera à souligner son consentement, il concède au début de son discours que « la faiblesse d'entre nous, hommes, est telle, qu'il faut souvent que nous obéissions à la force » car « nous ne pouvons être toujours les plus forts ». Si La Boétie écrit un discours sur la servitude volontaire, c'est parce qu'il est étonné de constater que la servitude existe partout dans le monde, en tout temps, et que l'on ne saurait nier cette réalité historique : « tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul », ce qui provoque en lui l'effroi et l'ébahissement. Ce serait être aveugle que de ne pas reconnaître que cela « se fait en tous pays, par tous les hommes, tous les jours ». Ainsi, dans un rapport de forces ponctuel comme dans l'histoire humaine, on ne saurait nier l'existence de rapports de domination qui privent les uns de liberté en attribuant à d'autres un pouvoir démesuré. * Par ailleurs, il n'y a pas chez l'homme que des rapports de forces, mais une forme de b) Des rapports de force violence gratuite qui lui permet de s'affirmer contre l'autre et de le réduire au violents et humiliants rôle de témoin de sa supériorité, comme l'avait bien compris Hegel dans sa dialectique du maître et de l'esclave : « toute conscience poursuit la mort de l'autre ». Les femmes d'Usbek, lors de la chute du sérail, subissent à leur tour des châtiments cruels : « Zachi et Zélis ont reçu dans leur chambre, dans l'obscurité de la nuit, un traitement indigne ». Les ordres sanglants des dernières lettres d'Usbek s'adressent autant aux femmes qu'aux eunuques qui sont chargés de les faire exécuter ; il les menace d'ailleurs eux aussi de mort : « vous périrez si vous ne les exécutez pas ». Tout se passe donc comme si le maître avait un pouvoir de vie et de mort sur ceux qui lui sont soumis, loin d'être comme le prétend Rousseau un maître de pacotille. C'est lui seul qui les fait exister en les sortant du néant - « Souviens toi du néant d'où je t'ai fait sortir » dit-il à son premier eunuque - et c'est uniquement pour lui qu'ils existent « vous qui n'êtes dans le monde que pour vivre sous mes lois ou pour mourir dès que je l'ordonne ». On interdit aux femmes de circuler librement, de montrer leur visage, de parler à d'autres hommes ; on les transporte dans des boîtes pour les amener à la campagne : « Que les voyages sont embarrassants pour les femmes ! » se plaint Zachi avec euphémisme. Mais cette violence peut tout autant être verbale que physique : en effet, Helmer utilise le langage pour rabaisser sa femme Nora au rang d'être inférieur « incapable d'être autonome » à cause de ses « incapacités toutes féminines » : il la compare sans cesse à des animaux, plus particulièrement à des oiseaux (« petite linotte, petite alouette ») pour souligner son absence de discernement et sa futilité. Même lorsque Nora décide de partir, il tente de l'arrêter par un discours autoritaire et culpabilisant : « Tu es folle ! Tu n'as pas le droit ! Je te l'interdis ! ». Il est bien, au coeur de cette de maison de poupée, le maître du jeu, celui qui joue à habiller, diriger, gronder son « épouse de chiffon ». A cet égard, il semble que la domination soit transgénérationnelle puisqu'elle s'est transmise du père au gendre : « Des mains de papa je suis passée dans les tiennes » constate Nora. Ainsi, la violence, qu'elle soit effective ou symbolique, reste la marque de fabrique des rapports de domination. Au demeurant, l'emprise du maître sur son esclave peut c) Des soumissions être si forte qu'il finit par le persuader qu'il mérite un tel traitement ou pourrait même y consenties qui renforcent la trouver un intérêt : c'est alors que la menace n'est plus utile, les esclaves perdant tyrannie « tout dans les fers, jusqu'au désir d'en sortir », remarque Rousseau, ce qui renforce encore le pouvoir effectif du maître. En effet, qu'il soit domestique ou politique, le despotisme ne saurait perdurer par le seul usage de la force : il a donc besoin de subjuguer l'être tout entier pour pouvoir persévérer. C'est la raison pour laquelle, souligne la Boétie, le tyran utilise toutes sortes de techniques de domination qui vont ancrer l'idée de sa propre supériorité dans l'esprit du peuple. C'est ainsi que, « ensorcelés et charmés par le nom d’un seul », les hommes finiront par croire que tel ou tel chef charismatique possède une nature et des pouvoirs surnaturels, comme celui de guérir des maladies ; que « le gros doigt de Pyrhhus » faisait des miracles ou que Vespasien rendait la vue aux aveugles, à défaut de la rendre aux croyants, provoquant à leur égard, plus qu'une simple obéissance : une véritable « dévotion ». Le roi de France, comme le pape, paraissent sous l'oeil satirique de Ricca, dans les «Lettres Persanes », n'être que des charlatans qui se font passer pour des magiciens et s'assurer ainsi la soumission des esprits : Louis XIV « est un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit même des sujets ; il les fait penser comme il veut … Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il guérit toutes sortes de maux en les touchant ». Mais « il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le pape. Tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin ». Ainsi, le pouvoir s'exerce d'un esprit à l'autre en persuadant la foule qu'elle est libre de suivre et de croire celui qui l'assujettit. La plus grande force du tyran est probablement de persuader ses sujets qu'il n'en est pas un, mais qu'il est un homme doté de pouvoirs transcendants, dont la légitimité n'est pas à remettre en cause. Ainsi, Nora voue une admiration sans bornes à son mari Torvald, au point de ne pas vouloir lui avouer qu'elle a contracté un emprunt (pour le sauver) sans son autorisation. Elle a intériorisé les codes de la société bourgeoise qui protège l'orgueil masculin de toute forme d'humiliation : « Torvald avec son amour-propre masculin ce serait pénible et humiliant pour lui de savoir qu'il me doit quelque chose ». D'ailleurs elle considère que travailler fut pour elle une manière d'atteindre (ou presque) le niveau d'un homme, ce qui confirme son sentiment d'infériorité : « C'était presque comme si j'étais un homme ». Ainsi, la domination abusive du maître sur l'esclave, du tyran sur son peuple, ou du mari sur son épouse sont bien réelles, qu'elles soient contraintes ou consenties. La relation de maîtrise et de servitude est donc une relation complexe et dialectique, effective tout autant que réversible : on peut « se croire le maître des autres », comme dit Rousseau, mais aussi le devenir effectivement grâce à des moyens contraignants ou plus subtils. Mais ce type de relation est-il la règle générale de la condition humaine ? Si comme l'écrivait Shakespeare dans sa pièce consacrée à César, « tout captif tient dans sa main le moyen d'anéantir sa propre servitude », ne serait-il pas possible d'imaginer un autre schéma relationnel que la domination d'un maître sur un esclave ? § TR * Observer la condition humaine à travers le seul prisme de la relation de domination et de servitude pourrait paraître réducteur. En effet, la réversibilité de la relation entre maître et serviteur thématisée par Hegel prouve que l'on n'est jamais de manière III) Comment sortir de la absolue ni définitive le maître ou l'esclave d'un autre : selon les moments ou les relation maître/esclave ? situations, un même individu peut tantôt être l'esclave, tantôt être le maître. Les relations de pouvoir étant toujours relatives à un contexte et à un certain équilibre des forces en présence, être le dominant ou le dominé ne serait qu'une question de perspective. Ainsi, la situation des eunuques dans le sérail d'Usbek témoigne d'une ambivalence caractéristique de toutes les relations de pouvoir : ils sont en effet à la fois esclaves d'Usbek, esclaves des femmes et maîtres de ces mêmes femmes, du fait de leur situation d'intermédiaires chargés de faire régner la loi du maître, empruntant à ce a) Une possible coexistence dernier une autorité qu'ils ne possèdent pas vraiment pour la transmettre à d'autres êtres de maîtrise et de servitude qui leur sont soumis et envers lesquels ils sont redevables de certains services. Il s'agit d'une situation fixée par avance par Usbek lui-même : « Tu leur commandes et leur obéis… Tu les sers comme l'esclave de leurs esclaves. Mais par un retour d'empire, tu commandes en maître comme moi-même » écrit-il à son premier eunuque noir. Cette situation ambivalente est elle-même acceptée et revendiquée par les eunuques, qui trouvent là un moyen de compenser leur frustration : le pouvoir qu'ils n'ont pas envers Usbek, ils le prennent à l'égard des femmes. C'est ainsi que le premier eunuque, considérant le sérail comme son « petit empire », avoue éprouver du plaisir à commander les femmes, retrouvant par là la virilité qui lui a été ôtée : « Je redeviens homme dans les occasions où je leur commande encore ». Les femmes ont la possibilité de les mépriser et de les humilier à leur tour, en les enchaînant derrière la porte par exemple ; c'est pourquoi il constate qu'il y a entre eux « comme un flux et un reflux d'empire et de soumission ». Cette concurrence permet à chacun d'affirmer une forme de pouvoir : Usbek se sert probablement de cette rivalité pour dominer les uns et les autres tous ensemble, les eunuques pour abuser du peu de pouvoir dont ils bénéficient, et les femmes pour préserver le peu de pouvoir de résistance dont elles disposent encore. Ainsi, chacun semble trouver un intérêt personnel à la relative réversibilité des rapports de domination. Cela n'est pas sans rappeler la pyramide des tyranneaux décrite par La Boétie comme le véritable « ressort et le secret de la domination ». Il y a comme une chaîne et une structure réticulaire du pouvoir qui permet sa solidification de l'intérieur, dans la mesure où chacun des maillons du système croit en tirer certains avantages et se contente du peu de pouvoir qui lui est octroyé pour compenser l'aliénation subie par ailleurs. Une poignée de courtisans ou de tyranneaux, « complices de ses cruautés », suffit d'abord à asseoir le pouvoir du tyran, mais ils deviennent à leur tour le chef de quelques autres : « ces six-là en ont six-cents qui profitent sous eux et font de leurs six-cents ce que les six font au tyran ». Le mimétisme des tyranneaux, qui singent la cruauté du tyran qu'ils subissent pour mieux l'infliger à d'autres, témoigne la encore de la possibilité d'être en même temps, selon le point de vue d'où l'on se place, celui qui est dominé et celui qui domine : « être, sous le grand tyran, tyranneaux eux-mêmes » leur confère une grandeur relative qui offre comme une vertu compensatoire à leur position d'infériorité. Dans une moindre mesure, et sans qu'elle en soit elle-même consciente, Nora joue le rôle de poupée soumise à son mari quand elle accepte d'être dirigée et infantilisée, mais prend déjà, aussi, au même moment, le dessus sur Torvald en décidant de lui sauver la vie, en empruntant et en travaillant dans ce but : « c'est moi qui ai sauvé la vie de Torvald » peut-elle déclarer fièrement à Kristine Linde. Elle a donc, au coeur même de sa relation de soumission, « des raisons d'être fière et heureuse » du fait de cette amorce d'émancipation qui l'a rendue, un moment, plus ou moins maître de la vie de Torvald. * Au demeurant, renverser régulièrement le rapport de forces ne fait que substituer de l'inégalité à l'inégalité, le risque étant de se comporter soi-même b) La révolte comme moyen comme un tyran alors qu'on se plaint de le subir par ailleurs. Cela revient, comme de rétablir des rapports souligne La Boétie, à « chasser le tyran tout en retenant la tyrannie ». Un moyen de symétriques rétablir une forme d'équilibre durable à l'intérieur de cette succession d'inégalités serait plutôt de se révolter contre le système plutôt que de pérenniser le système pour mieux en profiter. C'est ainsi que Roxane, dans sa dernière lettre, dévoile une liberté tragique et contradictoire : elle révèle à la fois sa capacité à penser par elle-même, à s'affirmer comme sujet de ses propres pensées, multipliant les formules à la première personne et théâtralisant sa propre mort (de « Oui je t'ai trompé » à « je me meurs ») ; mais aussi, il lui faut, pour mieux se réapproprier son existence, accepter d'y perdre la vie : le suicide est devenu pour elle le seul moyen de se soustraire à l'emprise d'Usbek. Sa dernière lettre est donc le symbole d'une certaine maîtrise de soi, certes, mais contrainte de se sacrifier pour exister. De manière moins radicale, le départ de Nora de son foyer est aussi un moyen de sortir du schéma relationnel dominant / dominé imposé par la société et son mari. Elle ne veut pas tant dominer Torvald pour lui faire subir ce qu'elle a elle-même subi que se dégager de toute relation de dépendance à son égard, ne plus rien lui devoir : « De toi je ne veux rien, ni maintenant, ni plus tard ». On en arrive à se demander si le meilleur moyen de rompre l'engrenage de la violence et de rétablir une forme de symétrie dans les échanges ne serait pas, plutôt que d'y répondre par une violence égale visant à reprendre le dessus, de se cantonner à une forme de résistance passive ou de désobéissance civile, comme semble le préconiser La Boétie. Si la soumission est plus psychologique que physique, alors le levier intérieur de la liberté reste disponible, voire même indispensable, pour modifier les rapports humains ; c'est pourquoi il suffirait, selon le philosophe humaniste, de ne point consentir à obéir pour défaire les tyrans : « si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien », tels « une branche devenue morte » ou « un grand colosse à qui l'on a dérobé sa base ». Ainsi, il est non seulement possible mais souhaitable de sortir du schéma de relation maître/serviteur, sans pour autant utiliser des moyens violents. * En effet, même s'il faut prendre conscience des relations de domination pour mieux les combattre, il convient de ne pas obscurcir l'horizon humain et de repenser la c) Amitié et fraternité restent relation maîtrise/servitude au sein d'un ensemble plus vaste qui permettrait d'établir possibles et souhaitables entre les hommes des relations fraternelles entre les hommes. Il faut dire que l'amour ou l'amitié sont impossibles sous une tyrannie, puisque « chaque famille vit pour ainsi dire isolée » constate Montesquieu ; c'est probablement une des raisons pour lesquelles Usbek et Rica ont fui leur pays, curieux qu'ils sont de rencontrer d'autres cultures que la leur : « partout où je trouverai des hommes, je me choisirai des amis » dit l'un d'eux. Tel est également le sens et la vocation du discours de La Boétie qui, loin d'appeler au tyrannicide ou à la révolution, s'adresse à des gens de culture ou « des gens de bien » qui, tels Longa, pourraient être tentés d'approcher du pouvoir. Il s'agit de leur rappeler que, dans la hiérarchie des valeurs morales, l'amitié ou la fraternité doit rester « un nom sacré, une chose sainte ». Il semble que ce soit la seule chose qui puisse sauver les hommes. De la même manière, alors que Krogstad et Kristine Linde sont au départ mis en situation de rivalité pour un poste à la banque, leur affection mutuelle les préservera du conflit ; ils décident de passer un pacte et de se marier car « deux sur une épave c'est toujours mieux que chacun sur la sienne » et ils conviennent : « tous deux nous avons besoin l'un de l'autre ». Ainsi la symétrie semble rétablie, d'autant que c'est elle, une femme, qui bénéficiera finalement du poste à la banque, corrigeant une certaine injustice sociale. En conclusion, la réflexion de Rousseau dénote une prise de recul critique sur la réalité du lien de servitude : celui qui domine effectivement les autres ou qui croit dominer n'est jamais un dominateur absolu ou définitif, et l'on pourrait même aller jusqu'à dire avec Baudelaire que « les dictateurs sont les domestiques du peuple », tant ils ont besoin de lui pour exister comme tels. Au demeurant, il est tout aussi souhaitable d'envisager, comme nos oeuvres le proposent à certains moments, de sortir du carcan de la domination pour lui substituer des relations égalitaires. La dernière injonction de La Boétie n'est-elle pas une injonction morale : « apprenons donc à bien agir » ? Conclusion