Polygamie et investissement en capital humain
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Polygamie et investissement en capital humain
Polygamie et investissement en capital humain Ndack Kane Octobre 2004 Résumé Dans cette étude, nous cherchons à savoir quel est l’impact de la polygamie sur la décision d’investissement en capital humain de la femme. Pour se faire, nous utilisons un modèle simple de négociation dans le mariage. Nous nous sommes inspirés de la théorie du jeu coopératif de deux personnes telle que développée dans Manser et Brown (1980). Les agents sont des hommes et des femmes sur le marché du mariage. Dans une première période, ils doivent décider de l’allocation de leur temps entre éducation et loisir et à la seconde et dernière période ils sont soit mariés, soit célibataires. La spécificité du modèle se présente à la seconde période durant laquelle la femme peut tomber sur un homme de nature monogame comme sur un homme de nature polygame. Ainsi, à la première période, elle doit anticiper cette seconde possibilité pour faire son choix d’éducation. Nous trouvons que lorsque les droits des femmes (comme le droit d’avoir autant accés au marché du crédit que les hommes) ne sont pas respectés, la polygamie n’incite pas une femme à investir en capital humain. Par contre, nous remarquons que lorsque leurs droits sont respectés, les femmes augmentent leur utilité à travers l’éducation. Cette étude considère donc le respect des droits des femmes comme un outil important de développement. 1 INTRODUCTION En économie du développement, les chercheurs tentent essentiellement d’identifier les facteurs de blocage spécifiques aux pays dits en développement. Un de ces facteurs est le sous-investissement en capital humain de ces pays. 1 Notre étude cherche à analyser cette problématique dans une approche focalisée sur la décision d’investissement en capital humain de la femme. Des études récentes (DeSilva, 2002 ; Dessy et Pallage, 2003) ont montré que cette décision sera influencée par l’institution la plus importante socialement et économiquement pour la femme vivant dans un pays en développement : le mariage. Dans notre travail de recherche, nous allons également nous pencher sur les effets de cette institution sociale sur l’investissement en capital humain. Cependant notre étude ajoute une spécification supplémentaire. En effet, nous traiterons le cas particulier de la polygamie (où un homme a plusieurs épouses), une forme du mariage très répandue dans la plupart des pays de l’Afrique Sub-Saharienne. Nous voulons donc à l’aide d’un modèle simple de négociation dans le mariage savoir quel est l’impact de la polygamie sur la décision d’investissement en capital humain de la femme. Dans la littérature sur la négociation, le divorce constitue généralement la menace qui incite les époux à respecter les conditions du contrat (Bergstrom, 1993). Dans notre analyse, la polygamie, constituée par l’introduction d’une autre femme dans le ménage et le partage des ressources du ménage avec celle-ci, pourrait être vue comme une menace envers la femme. Mais il ne s’agit pas ici d’une menace mais plutôt d’une possibilité que la femme doit anticiper dans une société où la polygamie est une norme sociale. Notre méthodologie est basée sur la théorie du jeu coopératif de deux personnes telle que développée dans Manser et Brown (1980). Les agents, des hommes et des femmes sur le marché du mariage, doivent décider de l’allocation de leur temps entre éducation et loisir dans une première période et sont soit mariés, soit célibataires à la seconde et dernière période de leur vie. La femme à la seconde période peut tomber sur un homme de nature monogame, mais elle peut aussi tomber sur un homme de nature polygame. À la première période, elle doit donc anticiper cette dernière possibilité pour faire son choix d’éducation. Les résultats d’une telle étude nous aideront à répondre à deux questions de recherche : d’une part, pourquoi malgré la discrimination sexuelle sur le marché du travail qui implique des rendements espérés relativement faibles au niveau individuel, les femmes continuent-elles d’investir en capital hu2 main dans les pays de l’Afrique Sub-Saharienne (DeSilva, 2002) ; et d’autre part, quelles sont les implications sur l’investissement en capital humain de l’existence de la polygamie comme institution légale dans une société. Nous nous intéressons simultanément à ces deux questions de recherche car d’une part nous considérons la discrimination sexuelle sur le marché du travail comme un déterminant important de la décision d’éducation de la femme, et d’autre part nous voulons savoir si en présence de discrimination, le mariage, particulièrement sous sa forme polygamique, devient pour la femme une source de rendement à l’éducation qui est externe au marché du travail. Notre étude est une contribution intéressante à la littérature qui tente d’expliquer le faible niveau de l’investissement en capital humain dans les pays de l’Afrique Sub-Saharienne. De nombreuses études ont été faites pour expliquer le fonctionnement et les implications de la polygamie (Becker, 1974 ; Grossbard, 1976 ; Grossbard, 1978 ; Brown, 1981 ; Bergstrom, 1994 ; Jacoby, 1995). Cependant, peu de travaux de recherche se sont demandés quel rôle la polygamie joue dans le difficile processus de développement de l’Afrique Sub-Saharienne. Sur le plan macroéconomique, nous notons l’étude de Tertilt (2003) qui a comparé des variables économiques et démographiques de deux groupes de pays de l’Afrique Subsaharienne : les pays qui autorisent la polygamie et les pays dans lesquels la polygamie est illégale. Les données montrent que les pays qui autorisent la polygamie sont en moyenne plus pauvres que les pays qui interdisent la polygamie. L’auteure a ensuite démontré à travers son modèle que la polygamie est corrélée positivement avec la pauvreté. Sur le plan microéconomique, il y a encore moins d’études qui ont analysé théoriquement ou empiriquement les effets de la polygamie sur des variables relatives à l’individu telles que l’éducation et particulièrement l’éducation de la femme. Dans notre étude, nous montrons à l’aide d’un modèle théorique quels sont les mécanismes par lesquels la polygamie influence les décisions d’investissement en éducation de la femme. Ce travail de recherche se divise en quatre parties. Après cette introduction de notre étude, nous allons effectuer dans une seconde partie une brève revue de la littérature sur, d’une part la théorie du mariage, et d’autre part l’éducation et le développement. Dans une troisième section nous dévelop3 perons notre métodologie de recherche dans laquelle nous décrirons notre modèle et présenterons nos résultats. Enfin, notre conclusion synthétisera les réponses à nos deux questions de recherche. 4 2 REVUE DE LA LITTÉRATURE Nous allons dans cette partie présenter notre problématique ainsi que la pertinence de notre étude à l’aide d’un bref survol de la littérature sur l’éducation et de celle sur la théorie du mariage. 2.1 Investissement en capital humain et développement Nombreuses sont les organisations internationales qui mettent aujourd’hui l’éducation au premier plan dans la quête d’une croissance économique durable (UNDP, 1990 ; World Bank, 2001). En effet, la littérature en économie du développement insiste régulièrement sur l’importance de l’éducation comme moteur de croissance. Une problématique qui revient souvent est celle de l’écart persistant qui existe entre les pays industrialisés et les pays en développement en termes d’accumulation de capital humain. Ainsi, dans Glomm (1997) et Dessy et Pallage (2002 et 2003), les auteurs cherchent à comprendre pourquoi les gouvernements des pays en développement n’arrivent pas à soutenir une croissance optimale du capital humain. Ces études s’inscrivent dans une vaste littérature qui tente d’expliquer la faiblesse des taux de scolarisation dans les pays pauvres. Dans d’autres travaux de recherche tels que ceux de Lam et Schoeni (1993), Jolliffe (2002) et Glewwe (2002), les auteurs ont plutôt tenté de caractériser les rendements privés d’un investissement en capital humain. Leur objectif est d’examiner les impacts de l’éducation sur la productivité du travail et sur des domaines socioéconomiques tels que l’espérance de vie ou la fertilité. Toutes ces études ont comme dénominateur commun qu’elles prônent chacune à leur façon l’investissement en capital humain. Dans notre étude, nous cherchons à déterminer qu’elle est l’impact sur l’investissement en capital humain de l’existence de la polygamie comme institution légale dans une société. Si cet impact est négatif, le soutien de la polygamie s’effectuerait aux dépens de l’accumulation en capital humain chez les femmes et pourrait en outre ne pas améliorer le bien-être de la société en général. 5 2.2 Polygamie et économie La théorie du mariage, un champ longtemps réservé aux anthropologues, a commencé à particulièrement intéresser les économistes au début des années 70. L’un des premiers à avoir développé une théorie du mariage d’un point de vue économique est Becker (1973). Il utilise des concepts techniques pour expliquer les comportements des membres du ménage considérés comme des agents économiques. Il y a un marché du mariage dans lequel les femmes offrent une contribution à la production de ressources qui augmente l’utilité des hommes et celle du ménage en général. Un des résultats de son étude est que le mariage monogame est optimal si tous les hommes et toutes les femmes sont identiques, si le nombre d’hommes est égal à celui des femmes et si les rendements de la production du ménage sont décroissants. Dans Becker (1974), il étend son exploration du marché du mariage au cas de la polygamie, dans un contexte où la main d’oeuvre nous semble agricole et essentiellement familiale. D’après son analyse, si la productivité des hommes (mesurée par exemple en termes de taille des fermes ou en termes de position sociale) diffère au sein d’une société, la polygamie peut être le type de mariage optimal même en présence de rendements d’échelle constants et d’un nombre égal d’hommes et de femmes. L’auteur explique que dans une telle situation, les lois qui interdisent la polygamie ne bénéficient pas forcément aux femmes. En effet, “les lois contre la polygamie réduisent la demande agrégée d’épouses”(Becker, 1974). Des conséquences négatives pour les femmes peuvent s’en suivre puisque leur part dans l’output total des ménages s’en trouve réduite et celle des hommes augmentée. Grossbard (1978) considère aussi l’imposition légale de la monogamie comme une interférence dans le marché du mariage. Ainsi, si l’offre des services des femmes n’a pas changé, le nouveau salaire d’équilibre, principalement non monétaire, de l’épouse sera moins avantageux pour les femmes. À partir de ce type d’analyse économique sur la polygamie qui a été principalement initiée par Becker (1974), plusieurs études économiques ont été effectuées sur les implications de cette institution sociale (Bergstrom, 1994 ; Jacoby, 1995 ; Tertilt, 2003). Notre travail de recherche s’inscrit dans cette tendance. 6 2.3 Éducation et théorie du mariage Dans la plupart des pays, les femmes participent moins que les hommes au marché du travail formel. De plus, celles qui se trouvent sur le marché du travail font souvent l’expérience de la discrimination sexuelle au niveau des salaires (Dessy et Pallage, 2003). Les rendements espérés à l’éducation sont donc relativement faibles pour les femmes. Malgré cela, on observe que les parents investissent encore aujourd’hui dans la scolarisation de leurs filles et que les femmes adultes continuent d’investir dans leur formation. Dans son étude, DeSilva (2002) cherche à savoir si le mariage peut apporter des rendements à l’éducation au niveau du ménage (par opposition au niveau individuel). Par exemple, une femme pourrait trouver plus rentable d’épouser un homme éduqué plutôt que d’épouser un homme qui ne l’est pas ou plutôt que de rester célibataire. Or, pour épouser un homme éduqué, il se peut qu’elle augmente ses chances en s’éduquant elle aussi. Si de tels rendements à l’éducation à travers le ménage existent et sont élevés, cela pourrait en partie expliquer pourquoi des niveaux d’éducation élevés chez les femmes coexistent avec une discrimination sexuelle sur le marché du travail. Les résultats confirment l’existence de tels rendements. L’auteur précise cependant qu’il s’agit d’une explication parmi d’autres. Ainsi, dans leur étude, Dessy et Pallage (2003) ont déterminé un autre phénomène qui pourrait aussi expliquer pourquoi la discrimination sexuelle au niveau des salaires ne décourage pas les femmes à investir dans leur éducation. Dans leur analyse, les auteurs considèrent l’enfant comme un bien normal qui augmente l’utilité des parents lorsque sa qualité augmente. Si avec la scolarisation les femmes entrevoient la perspective d’une qualité plus élevée pour l’enfant, alors la maternité leur offre dans ce cas un rendement alternatif pour l’éducation. Notre étude utilise comme DeSilva (2002) et Dessy et Pallage (2003) la littérature sur la théorie du mariage pour expliquer les rendements de l’éducation, notamment chez les femmes. Cependant, dans ces deux études, le mariage est analysé dans sa forme monogamique. Si nous voulons que notre recherche contribue efficacement sur ce sujet à l’élaboration de politique 7 économique en Afrique Sub-Saharienne, il est important de tenir compte de l’existence de la polygamie dans la conceptualisation du mariage. En effet, la polygamie est légale dans la plupart des pays de cette partie de l’Afrique (Grossbard, 1976). À l’exception du Sud du continent où moins de 10% des femmes vivent dans des mariages polygames, à l’Ouest, au Centre et à l’Est les pourcentages sont entre 25% et 35% (Bergstrom, 1994). Jacoby (1995) parle de “ceinture de la polygamie qui va du Sénégal à l’Ouest à la Tanzanie à l’Est” où près d’un tiers voire parfois la moitié des femmes mariées sont dans des unions polygames. En particulier, dans la région du Sahel, entre 45% et 55% des femmes ont un mari polygame (Bergstrom, 1994). Dans certaines régions comme l’Ouest du Nigéria, les chiffres montent à 68% environ (Brown, 1981). De plus, le contexte de la ville n’estompe pas ce phénomène. C’est ainsi qu’à Dakar, au Sénégal, la proportion de femmes dans des mariages polygames est de près de 50% (Brown, 1981). En outre, il n’y aurait pas de signe d’un déclin rapide de la polygamie en Afrique (Jacoby, 1995), d’autant plus que les valeurs traditionnelles attachées à la polygamie n’ont pas disparu jusqu’à présent avec l’éducation moderne (Brown, 1981). Notre travail de recherche sur l’investissement des femmes en éducation veut donc tenir compte de deux principales caractéristiques : il y a de la discrimination sexuelle sur le marché du travail d’une part, et, d’autre part, la polygamie est une possibilité que la femme doit anticiper. Nous pensons que la combinaison de ces deux caractéristiques aboutira à une intéressante contribution à la littérature qui tente d’expliquer le faible niveau de l’investissement en capital humain dans les pays de l’Afrique Subsaharienne. 8 3 MÉTHODOLOGIE Manser et Brown (1980) ont été les premiers à élaborer une analyse générale qui tient compte des choix concernant à la fois le mariage, la fertilité, l’offre de travail et les tendances de consommation. Pour ce faire, ils ont placé le problème de la prise de décision dans le ménage dans un cadre de négociation et ont appliqué la théorie du jeu coopératif de deux personnes. L’approche usuelle de la prise de décision du ménage a été proposée par Becker (1973, 1974). Elle suppose deux individus qui forment un ménage et regroupent leurs revenus. Le ménage devient une entité qui maximise une fonction d’utilité néoclassique sujet à sa contrainte budgétaire et aux contraintes de temps. Cependant, les membres du ménage pouvant avoir des préférences très différentes les unes des autres, cette agrégation en une unique fonction d’utilité du ménage n’est pas toujours satisfaisante. Grâce à la théorie de la négociation, Manser et Brown (1980) ont pu bâtir un modèle comptant plusieurs fonctions d’utilité explicitement différentes. En outre, la théorie de la négociation permet de résoudre les problèmes allocatifs et distributifs dans le cas où certains biens, tels que les enfants ou le logement, sont partagés par les membres du ménage. Notre étude s’inscrit dans le courant des travaux qui, comme Manser et Brown (1980), McElroy et Horney (1981) ou Konrad et Lommerud (2000), utilisent la théorie de la négociation comme méthode d’analyse. Nous voulons élaborer un modèle simple dont la population est constituée d’une communauté d’hommes et d’une communauté ex-ante homogène de femmes. Ces deux types d’agents ont des rendements différents au niveau de l’éducation et vivent dans un environnement où la polygamie est une norme sociale. Dans le marché du mariage, l’homme est soit de nature monogame, soit de nature polygame. Il y a donc un groupe homogène d’hommes de nature monogame et un groupe homogène d’hommes de nature polygame. Si l’homme est de nature polygame, il négociera simultanément un contrat de mariage avec deux femmes. Nous traiterons donc pour des raisons de simplification du cas de la bigamie. Il ne reste à chaque agent que deux périodes à vivre. À la première période, les individus sont de jeunes adultes 9 qui décident de l’allocation de leur temps entre l’éducation et le loisir. À la seconde période, les agents travaillent dans une firme pour produire un bien de consommation et sont soit mariés, soit célibataires. Pour simplifier, la femme mariée n’a qu’un enfant. Nous supposons aussi qu’il y a une probabilité non nulle pour qu’un homme soit accepté dans le marché du mariage à la seconde période, mais que toutes les femmes sont présentes sur ce marché à cette période. Cette hypothèse est très intuitive. En effet, les sociétés où la polygamie est une institution légale sont en général patriarcales et l’homme doit avoir un certain niveau de vie pour pouvoir se marier car c’est lui qui prend financièrement en charge la nouvelle famille. Par contre, la femme peut être sur le marché du mariage avec ou sans revenu. Ainsi, le nombre de femmes prêtes à se marier est supérieur à celui des hommes prêts à se marier, notamment à cause de la différence d’âge causée en général par la responsabilité finacière du mari. Cette hypothèse nous permet d’avoir des hommes monogames ou polygames, ainsi que des hommes célibataires. La femme connaı̂t la vraie nature de l’homme avec qui elle négocie à la seconde période. Mais elle ne se sait pas sur qui elle va tomber quand elle fait son choix d’éducation à la première période : il lui faudra donc l’anticiper. Lorsqu’elle négocie le contrat de mariage, la femme doit donc prendre en compte deux choses. D’abord, elle va avoir un enfant si elle se marie, ce qui signifie qu’elle doit allouer du temps à la maternité tandis que son mari alloue tout son temps au travail. Ensuite si elle se marie avec un homme polygame, elle doit en tenir compte. En effet, dans ce cas elle aura moins d’argent de la part de son mari car le revenu de celui-ci sera partagé entre deux foyers (Brown, 1981). L’argent dont nous parlons est un transfert que le mari fait à son épouse pour la compenser de la perte qu’elle fait sur le marché du travail à cause de la maternité. Une des composantes de ce transfert est la dot que la femme reçoit à son mariage de la part de son époux. Le transfert englobe aussi tout ce que le mari offre à la femme durant leur union, que ce soit sous forme monétaire ou non. Notons que nous nous trouvons dans un contexte bien différent de celui étudié par Becker (1974) où la main d’oeuvre nous semble agricole et essentiellement familiale. Notre modèle est en fait une généralisation du modèle de Dessy et Pal10 lage (2003). Dans leur étude, les auteurs ont traité du mariage dans sa forme monogamique. Nous allons dans notre travail étendre leur modèle en proposant le choix de la polygamie à l’homme. Dans un premier temps, nous allons présenter un modèle de base où le marché du travail ne comporte qu’un seul secteur. Nous élargisserons ensuite l’analyse à un modèle à deux secteurs. 3.1 Le modèle de base Nous allons dans ce qui suit décrire le modèle de base de notre étude, déduire les choix des agents dans cet environnement, de même que présenter les implications de ces choix. 3.1.1 Investissement en éducation Comme dans Dessy et Pallage (2003), l’acquisition d’habiletés à travers l’éducation est, dans notre modèle, un processus déterministe qui requiert une période. Chaque agent de sexe i(i = F, M ) doit décider à la première période de sa vie s’il doit investir dans l’éducation, ce qui devrait lui permettre de travailler comme un employé qualifié dans le futur. Nous modélisons la décision d’éducation comme un choix binaire : ki = 1 si l’agent i choisit d’investir dans l’éducation, ou ki = 0 sinon. Pour simplifier la notation, nous référons aussi par ki le statut de l’agent en termes d’habileté. Nous supposons que pour faire leur choix en matière d’éducation et de loisir, les agents anticipent l’impact que cette décision aura sur d’autres décisions dans une étape ultérieure de leur vie, en particulier la décision de se marier ou non et le choix du secteur dans lequel travailler. 3.1.2 Discrimination sexuelle dans les salaires À la seconde période les agents travaillent dans des firmes parfaitement compétitives pour produire le bien de consommation de l’économie. Les firmes ont accès à deux types de technologies qui ont des rendements constants à l’échelle. Une des technologies utilise du travail qualifié Ls exclusivement tandis que l’autre utilise seulement du travail non qualifié Lu . 11 L’output agrégé dans notre modèle est alors similaire à celui de Dessy et Pallage (2003) : Y = As Ls + Au Lu , Aj > 0 où Aj (j = s, u) est un paramètre de productivité pour une technologie de type j et où As > Au . Pour les hommes et les femmes célibataires la dotation unitaire en temps est consacrée entièrement au travail. Par contre, les femmes mariées ne peuvent allouer qu’une proportion 1−ν de leur temps au travail, le reste étant dédié à la maternité. Cela signifie que le mariage comporte un coût pour les femmes, en termes de participation au marché du travail. En l’absence de discrimination sexuelle sur le marché du travail, la maximisation du profit par les firmes parfaitement compétitives implique le profil de salaire suivant : wi (ki ) = As ki + (1 − ki )Au (1) Cependant, dans Dessy et Pallage (2003) comme dans notre modèle, le marché du travail affiche de la discrimination sexuelle dans les salaires envers les femmes éduquées (même s’il n’y a pas de discrimination dans le marché du travail non qualifié). Cela se traduit par un salaire pour les femmes qualifiées inférieur au salaire de l’équation (1) alors que celui des hommes éduqués suit l’équation (1) : ( wi (ki ) = λAs ki + (1 − ki )Au si i=F As ki + (1 − ki )Au si i=M (2) avec λ ∈ [0, 1]. Nous supposons dans notre analyse que l’embauche des femmes sur le marché du travail qualifié, et donc l’incidence de la discrimination, est contrôlée par les hommes. Dans notre étude, nous allons nous intéresser aux implications de la discrimination sexuelle dans les choix occupationnels des femmes, en particulier ceux qui sont reliés à la décision d’investir dans l’éducation. Dans une première étape, nous allons explorer ces implications dans un environnement 12 où les agents n’ont pas l’opportunité d’effectuer un travail indépendant. 3.1.3 Préférences Chaque agent, qu’il soit un homme ou une femme, dérive son utilité du loisir (1 − ki ) quand il est enfant, de la consommation ci quand il est adulte, et de la qualité de l’enfant q s’il se marie. L’utilité totale Wi qui couvre la vie de l’agent i est donnée par : υ(1 − ki ) + βE(U [qF 1 (Im ) ; ci (Im , Ip )]) Wi = υ(1 − k ) + βE(U [q (I , I ); c (I , I )]) i i m p F2 m p υ(1 − k ) + βE(U [q (I ) ; q (I , I ); c (I , I )]) i i m p F1 m F2 m p si i = F 1 si i = F 2 si i = M (3) où β ∈ (0, 1) est un facteur d’escompte et E est l’opérateur d’espérance conditionnelle à l’information de la période courante (si nous sommes à la première période, les valeurs de Im et Ip ne seront déterminées qu’à la seconde période d’où l’opérateur d’espérance). L’agent F 1 est l’une des deux épouses que nous nommons la “première femme”pour des raisons de simplicité, F 2 désigne la “deuxième femme”et M le mari. Il y a aussi les indices du statut marital de l’agent : Im prend une valeur de 1 si l’agent est marié, 0 sinon ; Ip prend une valeur de 1 si l’agent est dans une union polygame, 0 sinon. La fonction U est concave et strictement croissante dans tous ses arguments ; la fonction υ est concave et strictement croissante. Cette formulation de l’utilité totale présente deux principales caractéristiques. D’abord, comme dans Edlund et Korn (2002), un enfant est un bien public pour le ménage, d’où l’absence d’un indice i. Ensuite, ainsi que le suggère l’étude de Glewwe (1999) sur le développement cognitif de l’enfant, nous supposons que la qualité de l’enfant est affectée positivement par le niveau d’éducation de la mère : ( qF 1 (Im ) = ( qF 2 (Im ) = ϕ(kF 1 ) si Im = 1 0 si Im = 0 ϕ(kF 2 ) si Im = 1 et Ip = 1 0 si Im = 0 et Ip = 0 13 avec ϕ(1) ≥ ϕ (0). Notons que la qualité de chaque enfant dépend donc du niveau d’éducation de sa propre mère uniquement. 3.1.4 Contraintes budgétaires Les contraintes budgétaires des agents en seconde période sont les suivantes : i h θ I + (1 − I )θ si i = F 1 y (I ) + I p m 2 p i m ci (Im ) ≤ yi (Im ) + Im 2θ Ip si i = F 2 yi (Im ) − Im θ si i = M (4) Dans cette équation, yi (Im ) dénote le revenu de l’agent de sexe i, qui dépend du statut marital ; θ est le transfert total du mari vers son ou ses épouses. Si Ip = 1, alors les deux épouses vont se partager ce transfert (Brown, 1981) et, pour des raisons de simplicité, nous supposons que le partage se fait à parts égales. Si Ip = 0, alors l’époux est monogame et sa femme unique obtient la totalité du transfert, soit θ. Puisque la maternité requiert ν > 0 unités du temps de la femme, les revenus des agents ont la structure suivante : Im (1 − ν)wi (ki ) + (1 − Im )wi (ki ) I [(1 − ν)w (k )I + (1 − I )w (k )] m i i p p i i yi (Im , ki ) = +(1 − I )w (k ) m i i wi (ki ) si i = F 1 si i = F 2 si i = M Donc, en remplaçant les revenus dans les contraintes budgétaires on a : ci (Im ) ≤ Im [(1 − ν)wi (ki ) + 2θ Ip + (1 − Ip )θ] +(1 − Im )wi (ki ) Im [(1 − ν)wi (ki )Ip + (1 − Ip )wi (ki ) + 2θ Ip ] +(1 − Im )wi (ki ) wi (ki ) − Im θ 14 si i = F 1 si i = F 2 si i = M (5) 3.1.5 Mariage et investissement en éducation Dans cette sous-section, nous étudions la négociation dans le mariage et son implication sur les choix d’éducation des agents, dans un environnement où la discrimination sexuelle existe et où les agents ne peuvent pas être des entrepreneurs (vs des salariés). Pour des raisons de simplicité, nous avons spécifié la seconde période de l’utilité comme : Ui (Im ; qj , ci ) = δq Im qF 1 + δc ci si i = F1 δq Im qF 2 + δc ci si i = F2 δq Im P j=F 1,F 2 qj + δc ci (6) si i = M Un agent célibataire avec un statut d’habileté ki obtient un niveau de richesse donné par Ui = δc ci = δc wi (ki ). Avec l’absence de l’option de l’entreprenariat, ce niveau de richesse va agir comme l’option externe pour l’agent i dans le processus de négociation du mariage. Mariage Soit Vi (Im ; θ, ki ) la valeur de seconde période d’être marié pour l’agent de sexe i et de statut d’habileté ki . Cette valeur est alors donnée par : Vi = h i θ δ ϕ(k ) + δ (1 − ν)w (k ) + I + (1 − I )θ si q c p F1 2 p h i i i (1 − ν)w (k ) + θ I δq ϕ(kF 2 ) + δc i i 2 +(1 − Ip )wi (ki ) p δq [ϕ(kF 1 ) + ϕ(kF 2 )Ip ] + δc [wi (ki ) − θ] si i = F1 i = F2 (7) si i = M Notons que puisque les femmes sont homogènes, nous allons à partir de maintenant considérer dans ce travail seulement le cas de la femme F 1 pour la négociation, celui de la femme F 2 étant similaire dans le cadre de la polygamie (Ip = 1). Un couple aléatoirement formé d’un homme et d’une femme entre dans un jeu de négociation de Nash. Les contraintes de participation 15 des agents sont les suivantes : VF 1 (Im = 1; θ, kF 1 , kF 1 , kF 2 ) − δc wF 1 (kF 1 ) ≥ 0 si VM (Im = 1; θ, kM , kF 1 , kF 2 ) − δc wM (kM ) ≥ 0 i = F1 si i = M Nous résolvons ce jeu de négociation en utilisant la solution de négociation de Nash : ( max θ [VF 1 (Im = 1; θ, kF 1 , kF 1 , kF 2 ) − δc wF 1 (kF 1 )] ∗ ) [VM (Im = 1; θ, kM , kF 1 , kF 2 ) − δc wM (kM )] La condition de premier ordre pour une solution intérieure du problème ci-dessus est donnée par : VF 1 (Im = 1; θ, kF 1 , kF 1 , kF 2 ) − δc wF 1 (kF 1 ) = VM (Im = 1; θ, kM , kF 1 , kF 2 ) − δc wM (kM ) Il peut être facilement vérifié que le niveau du transfert θ qui résoud cette équation est : · θ∗ = R1 νwF 1 (kF 1 ) + avec R1 = δq ϕ(kF 2 )Ip δc ¸ (8) 2 4 − Ip Le terme νwF 1 (kF 1 ) est le revenu auquel la femme renonce pour la maternité. Il s’agit donc du coût d’opportunité d’avoir un enfant pour la femme. L’équation (8) implique que le transfert payé à une femme mariée par son mari est un transfert “pur”1 dans le sens qu’il la compense, ici partiellement, pour sa perte de revenu sur le marché du travail, perte due à la maternité. Un second terme entre dans la composition du transfert : ϕ(kF 2 )Ip . Il s’agit de la qualité du second enfant lorsque le mari épouse une deuxième femme. Ce terme représente donc la réaction de la femme qui négocie un mariage et qui fait face à la polygamie. Pour savoir comment le transfert varie entre le cas de la monogamie et celui de la polygamie, nous avons remplacé Ip par 1 L’expression est empruntée à Dessy et Pallage (2003) 16 ses valeurs : θP∗ o ∗ θM = 12 νwF 1 (kF 1 ) ho = 2 3 νwF 1 (kF 1 ) + i δq δc ϕ(kF 2 ) si Ip = 0 si Ip = 1 Pour simplifier, nous supposons que le montant du transfert que reçoit chaque femme de l’union polygame est : · ¸ θP∗ o 1 δq = νwF 1 (kF 1 ) + ϕ(kF 2 ) 2 3 δc Proposition 3.1 Si δq 1 ϕ(kF 2 ) ≤ νwF 1 (kF 1 ) δc 2 (9) alors, le transfert d’une femme vivant dans une union polygame est inférieur à celui d’une femme qui a un mari monogame. Preuve La différence entre le transfert de la femme vivant dans une union polygame et celui de la femme qui a un mari monogame est de : · ¸ 1 1 δq θP∗ o ∗ − θM − νwF 1 (kF 1 ) + ϕ(kF 2 ) o = 2 3 2 δc Le résultat suit alors la condition (9). Le mari donne donc un transfert 1 2 νwF 1 (kF 1 ) à la femme qu’il veut épouser dans le cas de la monogamie. Mais s’il est polygame et que l’apport δ additionnel de la deuxième femme ( δqc ϕ(kF 2 )) est inférieur à 1 2 νwF 1 (kF 1 ), alors le mari donnera à cette seconde femme un transfert plus faible. Comme les femmes doivent recevoir le même montant, c’est donc le transfert de chaque femme qui va être inférieur à celui d’une épouse vivant dans une union mongame. Ce résultat est très intuitif puisque, tel que cela est spécifié dans la littérature, le revenu du mari polygame est partagé entre les différents foyers de celui-ci (Brown, 1981). 17 En substituant le transfert optimal ci-dessus dans la contrainte de participation de chaque partie de la négociation, on devrait avoir : CP = δq [ϕ(kF 1 ) + R2 ϕ(kF 2 )Ip ] − [1 − R2 ] δc νwF 1 (kF 1 ) avec (10) 2 R2 = 2 − Ip 4 − Ip La restriction suivante dans l’espace des paramètres garantit toujours que l’accord entre les époux est possible : δq [ϕ(1) + R2 ϕ(kF 2 )Ip ] ≥ [1 − R2 ] δc νλAs Rendement de l’éducation à travers le mariage Soit Vbi (ki , kF 1 , kF 2 ), la valeur optimale de seconde période d’être marié pour l’agent de sexe i : Vbi = δq [ϕ(kF 1 ) + R2 ϕ(kF 2 )Ip ] +δc [(1 − ν) + R2 ν] wi (ki ) δq [ϕ(kF 1 ) + R2 ϕ(kF 2 )Ip ] +δc [wi (ki ) − R1 νwF 1 (kF 1 )] si i = F1 (11) si i=M En utilisant l’induction à rebours, nous retournons vers la période initiale de la vie de l’agent et nous nous demandons quel serait le statut d’habileté que les agents qui souhaitent se marier choisiront d’avoir. Ils résolvent : max Wi (ki , kF 1 , kF 2 ) ki où ) ( δq [ϕ(kF 1 ) + R2 ϕ(kF 2 )Ip ] υ(1 − ki ) + β +δc [(1 − ν) + R2 ν] wi (ki ) ( ) Wi = δq [ϕ(kF 1 ) + R2 ϕ(kF 2 )Ip ] υ(1 − ki ) + β +δc [wi (ki ) − R1 νwF 1 (kF 1 )] 2 R1 + R2 = 1 18 si i = F 1 si i = M Puisque la décision d’éducation est binaire, un agent finit par évaluer la différence Wi (ki = 1, kF 1 , kF 2 ) − Wi (ki = 0, kF 1 , kF 2 ). Proposition 3.2 Si υ(1) − υ(0) ≤ βδc (As − Au ) (12) alors un homme qui planifie de se marier investira toujours dans l’éducation. Preuve Pour un agent mâle, la différence Wi (ki = 1, kF 1 , kF 2 ) − Wi (ki = 0, kF 1 , kF 2 ) est réduite à : βδc (As − Au ) − [υ(1) − υ(0)] Le résultat suit alors la condition (12). L’analyse de la condition (12) est similaire à celle de Dessy et Pallage (2003). Cette condition dit que le coût d’opportunité de l’éducation (le terme υ(1)−υ(0)) doit être inférieur au rendement de l’éducation en valeur présente (le terme βδc (As − Au )). Notons ici que la décision d’un homme d’investir dans l’éducation est une réponse à la récompense du marché du travail pour la qualification. Proposition 3.3 Si λ satisfait υ(1) − υ(0) ≤ βδc [(1 − ν) + R2 ν] (λAs − Au ) (13) +βδq [ϕ(1) − ϕ(0)] alors une femme qui planifie de se marier va toujours investir dans l’éducation. Preuve Pour une femme, la différence Wi (ki = 1, kF 1 , kF 2 ) − Wi (ki = 0, kF 1 , kF 2 ) 19 est réduite à : υ(0) − υ(1) + βδc [(1 − ν) + R2 ν] (λAs − Au ) +βδq [ϕ(1) − ϕ(0)] Le résultat suit alors la condition (13). Le côté droit de l’équation (13) est composé de deux types de rendements de l’éducation : un rendement du marché du travail (le terme βδc [(1 − ν) + R2 ν] (λAs − Au )) et un “rendement du mariage” (le terme βδq [ϕ(1) − ϕ(0)]). Si le second terme est suffisamment élevé, une femme qui planifie de se marier va investir dans l’éducation, malgré la faiblesse du rendement du marché du travail, due à la discrimination sexuelle. Les femmes pourraient dans ce cas investir dans leur éducation simplement parce qu’elles se soucient de la qualité de leur progéniture (qualité qui augmente avec leur niveau d’éducation). Ainsi, lorsque la condition (13) n’est pas satisfaite, les femmes peuvent de manière crédible utiliser le choix de ne pas s’éduquer pour menacer les hommes. Ces derniers pourraient alors trouver optimal d’alléger leur support à la discrimination. Mais si cette condition est satisfaite et que les femmes bénéficient suffisamment de leur éducation à travers l’effet sur la qualité des enfants, alors il n’y a plus de crédibilité. Les femmes peuvent donc faire face à une plus forte discrimination sur le marché du travail que si elles ne bénéficiaient pas assez de leur éducation, ce qui est un intéressant paradoxe. Jusque là, l’analyse de cette condition (13) ne diffère pas de l’analyse de Dessy et Pallage (2003) sur la condition équivalente dans leur modèle. La nouveauté est dans ce qui suit. En effet, nous allons maintenant voir quel est l’impact de la polygamie sur le rendement de l’éducation. Pour cela, décomposons le rendement du marché du travail. On obtient : βδc [(1 − ν) + R2 ν] (λAs − Au ) = βδc (1 − ν)(λAs − Au ) + R2 βδc ν(λAs − Au ) 20 Le premier terme est le rendement du marché du travail pour l’éducation et le second représente la compensation du mari à la femme pour la réduction du rendement du marché du travail due à la maternité. Soit Cm cette compensation : Cm = R2 βδc ν(λAs − Au ) Pour savoir comment la compensation varie entre le cas de la monogamie et celui de la polygamie, nous avons remplacé Ip par ses valeurs : ( Cm = 1 2 βδc ν(λAs 1 3 βδc ν(λAs − Au ) si Ip = 0 − Au ) si Ip = 1 On peut donc dire que la polygamie diminue la compensation du mari à la femme pour la réduction du rendement du marché du travail due à la maternité. Proposition 3.4 Ainsi, la polygamie diminue le rendement du marché du travail. En diminuant ce rendement, la polygamie réduit le rendement de l’éducation. La conséquence de ce résultat est qu’avec l’introduction de la polygamie, la probabilité que la condition (13) ne soit pas satisfaite augmente. Donc la polygamie augmente la crédibilité des femmes à utiliser le choix de ne pas s’éduquer pour forcer les hommes à réduire la discrimination jusqu’au point où l’éducation devient rentable. Nous allons voir dans ce qui suit que cette menace, cependant, ne sera généralement pas suffisante pour garantir la disparition de la discrimination sur le marché du travail. La problématique de la discrimination sexuelle D’après l’équation (8), le transfert qu’un homme doit payer pour avoir le partage de la garde de l’enfant augmente avec le revenu auquel son épouse renonce pour la maternité. Puisque ce revenu est corrélé positivement avec l’éducation, une femme éduquée fait face à un plus grand coût d’opportunité de la maternité qu’une femme non éduquée. Par conséquent, pour un homme qui ne se soucie pas de la qualité de son enfant, la meilleure option est d’épouser une femme non 21 éduquée. Dans notre environnement, cependant, les hommes se soucient de la qualité de leur enfant. Nous nous demandons alors quand est-ce qu’un homme va préférer une femme éduquée. Proposition 3.5 Si λ satisfait R1 δc ν(λAs − Au ) ≤ δq [ϕ(1) − ϕ(0)] (14) alors les hommes vont préférer épouser les femmes éduquées. Preuve Il suffit d’évaluer la différence VbM (kM , kF 1 = 1, kF 2 ) −VbM (kM , kF 1 = 0, kF 2 ) en utilisant l’équation (11). VbM (kM , kF 1 = 1, kF 2 ) − VbM (kM , kF 1 = 0, kF 2 ) = δq [ϕ(1) − ϕ(0)] − R1 δc ν(λAs − Au ) Le résultat suit alors de la condition (14). Le côté gauche de l’équation (14) mesure la perte d’utilité d’un homme provenant de la réduction de sa consommation pour être le père d’un enfant de meilleure qualité. Le côté droit, par contre, mesure le gain d’utilité d’être le parent de cet enfant. À moins que le côté droit soit au moins aussi grand que le côté gauche, un homme préférera toujours une femme non éduquée. Quel impact a la polygamie sur ce résultat déjà acquis dans Dessy et Pallage (2003) ? Nous remarquons que dans cette condition, la polygamie intervient (en l’indice Ip ) dans la perte d’utilité provenant de la réduction de la consommation du père d’un enfant de meilleure qualité. Soit Cq cette perte d’utilité : Cq = 2 βδc ν(λAs − Au ) 4 − Ip Pour savoir comment la perte d’utilité varie entre le cas de la monogamie et celui de la polygamie, nous avons remplacé Ip par ses valeurs : ( Cq = 1 2 βδc ν(λAs 2 3 βδc ν(λAs − Au ) si Ip = 0 − Au ) si Ip = 1 22 D’où la proposition suivante : Proposition 3.6 Pour être le père d’un enfant de meilleure qualité, l’homme doit réduire sa consommation et donc subir une perte d’utilité. La polygamie augmente cette perte d’utilité. Ceci accroı̂t la probabilité que la condition (14) ne soit pas satisfaite pour un λ donné, c’est-à-dire la probabilité que les hommes préfèrent épouser les femmes non éduquées. Voyons maintenant quelle est la condition pour que les hommes bénéficient de la discrimination sexuelle contre les femmes éduquées. Quand il est marié à une femme éduquée, un homme obtient la valeur de seconde période suivante : VbM (kF 1 = 1, kF 2 , kM ) = δq [ϕ(1) + R2 ϕ(kF 2 )Ip ] +δc [wM (kM ) − R1 νλAs ] Plus la discrimination augmente (plus λ est faible), plus cette valeur est élevée. En effet, ∂ VbM (kF 1 = 1, kF 2 , kM ) = −R1 δc νAs ≤ 0 ∂λ Proposition 3.7 Si υ(1) − υ(0) ≤ βδq [ϕ(1) − ϕ(0)] (15) alors les hommes bénéficieront toujours de la discrimination sexuelle contre les femmes éduquées. Preuve Il suffit d’évaluer la différence WF 1 (kF 1 = 1, kF 2 , kM ) − WF 1 (kF 1 = 0, kF 2 , kM ) Celle-ci est réduite à βδq [ϕ(1) − ϕ(0)] − [υ(1) − υ(0)] 23 Le résultat suit alors la condition (15). La condition (15) assure que les femmes ne perdent rien en investissant dans leur éducation même s’il n’y a pas de rendement à l’éducation dans le marché du travail. Quand cette condition tient, la discrimination augmente la prime nette d’épouser une femme éduquée. Cette prime nette Pr est donnée par la différence : VbM (kF 1 = 1, kF 2 , kM ) − VbM (kF 1 = 0, kF 2 , kM ) = δq [ϕ(1) − ϕ(0)] − R1 δc ν(λAs − Au ) Il est facile de voir que si λ diminue (ce qui correspond à une hausse de la discrimination), alors Pr augmente : ∂Pr = −R1 δc νAs ≤ 0 ∂λ D’un autre côté, la prime nette d’épouser une femme éduquée diminue avec la polygamie. En effet, si un homme veut épouser une seconde femme, le transfert total est plus élevé et ce transfert le sera d’autant plus que le niveau d’éducation des femmes sera élevé. Ainsi, si l’homme est polygame, alors Pr diminue : ( Pr = δq [ϕ(1) − ϕ(0)] − 12 δc ν(λAs − Au ) si Ip = 0 δq [ϕ(1) − ϕ(0)] − 23 δc ν(λAs − Au ) si Ip = 1 D’où la proposition suivante : Proposition 3.8 Pour avoir un même niveau de prime nette d’épouser une femme éduquée, les hommes doivent en présence de polygamie supporter plus la discrimination sexuelle qu’en présence de monogamie. Donc si la condition (15) est satisfaite et que l’homme est de nature polygame, celui-ci bénéficiera toujours aussi de la discrimination sexuelle sur le marché du travail. Il est important de noter que la condition (15) est seulement suffisante mais pas nécessaire pour que la discrimination sexuelle persiste. En fait, si 24 la condition (13) est satisfaite, les femmes bénéficient toujours de l’investissement dans l’éducation même en présence de discrimination. Notre modèle maintient alors le résultat de Dessy et Pallage (2003) suivant : “la discrimination sur le marché du travail envers les femmes éduquées a tendance à persister si l’embauche de femmes célibataires est contrôlée par les hommes”. 3.2 Extension à deux secteurs Tout comme dans Dessy et Pallage (2003), les résultats de notre modèle de base décrivent un monde dans lequel la discrimination a tendance à persister. Cependant, dans les faits, nous remarquons une nette érosion de la discrimination sexuelle dans plusieurs régions du monde. C’est que le modèle de base ne tient pas en compte une dimension importante de la réalité des femmes dans beaucoup de pays : l’habileté de prendre en main leur propre destinée, la crédibilité de la menace de vivre de manière heureuse hors du mariage. Dans le modèle de base, il n’y a pas d’option décente en dehors du mariage lorsque sur le marché du travail les hommes ont une influence sur l’embauche de femmes célibataires. Dans ce cas, en effet, le rendement de l’option externe (l’option hors mariage) est contrôlé par les mêmes personnes avec lesquelles les femmes négocient leur mariage : les hommes. Dans cette section, nous introduisons un autre secteur sur le marché du travail suggéré déjà dans Dessy et Pallage (2003), celui de l’entreprenariat. Les agents ont maintenant l’option de devenir des travailleurs autonomes pourvu qu’ils puissent obtenir un prêt pour démarrer leur propre entreprise. Démarrer une entreprise requiert une unité de capital qui peut être empruntée d’une banque à un taux d’intérêt exogène, rb . La principale caractéristique de ce secteur de l’entreprenariat est qu’il requiert que chaque entrepreneur y consacre toute sa dotation en temps. Une implication directe est que les femmes mariées ne peuvent pas devenir des travailleurs autonomes puisque la maternité requiert du temps, et que chaque femme est dotée d’une unité de temps seulement. Nous supposons en outre qu’une unité de capital combiné avec une unité de travail qualifié apporte B unités 25 d’output, de façon que le profit provenant de l’entreprenariat est donné par : ( π(B, rb , ki ) = B − (1 + rb ) si ki = 1 −(1 + rb ) si ki = 0 (16) Ceci implique que l’entreprenariat requiert de l’éducation. Finalement, nous supposons que : λAs ≤ B − (1 + rb ) ≤ As D’après ces inégalités l’option de travailler à leur propre compte est un fait crédible pour les femmes éduquées. En effet, en présence de discrimination contre les femmes éduquées, devenir un travailleur autonome est toujours le meilleur choix de carrière pour la femme célibataire éduquée. Par contre, pour une femme célibataire non éduquée, offrir du travail non qualifié est la meilleure option. Ainsi, dans la négociation avec un homme sur les bénéfices du mariage, l’option externe d’une femme éduquée est B−(1+rb ), tandis que cette option est Au pour une femme non éduquée. Pour les hommes, qu’ils soient éduqués ou non, travailler dans une firme reste la meilleure option de carrière. Ainsi, l’option externe d’un homme est toujours wM (kM ) lorsqu’il négocie avec une femme sur les bénéfices du mariage. 3.2.1 Mariage Nous avons posé comme hypothèse que les femmes mariées ne peuvent pas devenir des travailleurs autonomes à cause de la contrainte de temps. Ainsi, la valeur de seconde période d’être un agent marié de sexe i et d’habileté ki reste inchangé, équivalente à l’équation (7). Comme dans le cas du modèle de base, un couple aléatoirement formé d’un homme et d’une femme entre dans un jeu de négociation de Nash avec les contraintes de participation suivantes : VF 1 (Im = 1; θ, kF 1 , kF 1 , kF 2 ) −δc [(B − (1 + rb ))kF 1 + (1 − kF 1 )Au ] ≥0 VM (Im = 1; θ, kM , kF 1 , kF 2 ) − δc wM (kM ) ≥ 0 26 si i = F 1 si i=M Le transfert θ qui donne aux hommes des droits de garde sur l’enfant de la famille est la solution unique du problème de négociation de Nash suivant : ( max θ ∗ −δc [(B − (1 + rb ))kF 1 + (1 − kF 1 )Au ] [V (I = 1; θ, k , k , k ) − δ w (k )] ) VF 1 (Im = 1; θ, kF 1 , kF 1 , kF 2 ) M m M F1 F2 c M M Une solution intérieure de ce problème résout : VF 1 (Im = 1; θ, kF 1 , kF 1 , kF 2 ) − δc [(B − (1 + rb ))kF 1 + (1 − kF 1 )Au ] = VM (Im = 1; θ, kM , kF 1 , kF 2 ) − δc wM (kM ) À l’aide de l’équation (7), nous pouvons caractériser cette solution comme : ( θe = R1 [B − (1 + rb )] kF 1 + (1 − kF 1 )Au − (1 − ν)wF 1 (kF 1 ) ) δ + δqc ϕ(kF 2 )Ip Nous obtenons en particulier : h i R1 νAu + δq ϕ(kF 2 )Ip δ c o n θe = R1 νλAs + δq ϕ(kF 2 )Ip + [B − (1 + rb ) − λAs ] δc si kF 1 = 0 si kF 1 = 1 (17) Lorsque la femme est éduquée (kF 1 = 1), le transfert de la négociation de Nashh a deux composantes. La première composante est un transfert “pur” i (R1 νλAs + δq δc ϕ(kF 2 )Ip ). De la même façon que celui du modèle de base, il compense partiellement la femme pour sa perte de revenu sur le marché du travail, perte due à la maternité. Le second terme par contre est un transfert “stratégique” (R1 [B − (1 + rb ) − λAs ])3 . Il mesure l’habileté des femmes à tirer parti de leur avantage comparatif dans la maternité. En effet, il existe maintenant une option externe crédible pour les femmes qui offre un gain plus élevé que le salaire du marché du travail. Ceci réduit leur incitation à se marier et augmente ainsi leur pouvoir de négociation dans le mariage. Donc, quand une telle option externe existe, le transfert qu’une femme éduquée 3 Les expressions de transfert “pur” et de transfert “stratégique” sont empruntées à Dessy et Pallage (2003). 27 peut obtenir du mariage est bien plus élevé que celui qu’elle peut extraire dans le modèle de base. Quel est l’impact de la menace de la polygamie sur le résultat ci-dessus ? Pour la femme éduquée, on sait que la polygamie augmente le premier terme du transfert, qui est celui du modèle de base. Regardons donc de plus près le second terme. Soit H l’habileté des femmes à tirer parti de leur avantage comparatif dans la maternité. H = R1 [B − (1 + rb ) − λAs ] Pour savoir comment cette habileté varie entre le cas de la monogamie et celui de la polygamie, nous avons remplacé Ip par ses valeurs : ( H= 1 2 2 3 [B − (1 + rb ) − λAs ] si Ip = 0 [B − (1 + rb ) − λAs ] si Ip = 1 On vient donc de montrer que la polygamie augmente aussi le second terme. Donc, la polygamie accroı̂t le transfert total issu de la négociation du mariage à travers les deux composantes de ce transfert. Non seulement, elle augmente la compensation du mari pour la perte de revenu de la femme due à la maternité, mais elle augmente aussi l’habileté de celle-ci à tirer parti de son avantage comparatif dans la maternité. Il nous faut aussi noter deux similarités par rapport au modèle de base. D’abord, une femme éduquée gagne toujours un transfert plus élevé qu’une femme non éduquée. Ensuite, il est optimal pour les agents qui planifient de se marier d’investir dans l’éducation dès que le coût d’opportunité de l’éducation est inférieur au rendement de celle-ci. 3.2.2 Conditions suffisantes pour que la discrimination sexuelle disparaisse fi la valeur totale d’être un agent marié de sexe i qui a investi dans Soit W l’éducation. En utilisant les équations (3), (7) et (17), cette valeur totale est 28 donnée par : fi = W υ(0) + βδq [ϕ(kF 1 ) + R2 ϕ(kF 2 )Ip ] +βδc [R1 (1 − ν)λAs si i = F1 +R2 π(B, rb , kF 1 = 1)] υ(0) + βδq [ϕ(kF 1 ) + R2 ϕ(kF 2 )Ip ] +βδc {[1 + R1 (1 − ν)λ] As si i = M −R1 π(B, rb , kF 1 = 1)} Dans cette section, nous sommes dans un environnement où les femmes ont l’opportunité de travailler à leur propre compte et de négocier librement avec leurs époux sur les bénéfices du mariage. Dans un tel cadre, les hommes ont-ils encore l’incitation de soutenir la discrimination envers les femmes dans le marché du travail qualifié ? De la condition (15) nous pouvons noter deux résultats : d’abord que les hommes comme les femmes dérivent une utilité relativement élevée du fait d’avoir un enfant de qualité élevée ; ensuite qu’un enfant né d’une mère non éduquée est d’une qualité inférieur qu’un enfant né d’une mère éduquée. Étant donné tout ceci, les hommes devraient supporter l’élimination de la discrimination sexuelle sur le marché du travail qualifié. Pour prouver cela, il suffit d’observer que la première dérivée de la fM en ce qui concerne λ est toujours positive. fonction W fM ∂W = R1 βδc (1 − ν)As ≥ 0 ∂λ D’où la proposition suivante : Proposition 3.9 Si les femmes ont accès à l’entrepreneuriat, les hommes comme les femmes bénéficient de l’élimination de la discrimination sexuelle sur le marché du travail. Donc dans une société où les femmes ont accès au crédit pour monter leur propre entreprise, et où les bénéfices du mariage peuvent être librement négociés, la discrimination sexuelle dans les salaires n’a pas tendance à persister. En effet, l’élimination de la discrimination sexuelle va augmenter l’utilité des hommes provenant du mariage en diminuant le transfert θe 29 qu’ils devront payer à leurs femmes dans le but d’obtenir le droit de partager la garde de leurs enfants. Cette élimination de la discrimination envers les femmes éduquées va en outre augmenter les rendements que celles-ci peuvent gagner en ayant une éducation, ce qui va plus que les compenser pour la réduction du niveau de transfert qu’elles ont à recevoir de leurs partenaires mâles. L’introduction de la polygamie dans cet environnement appuie encore plus l’idée que l’élimination de la discrimination sexuelle dans le marché du travail augmente l’utilité des agents quelque soit leur sexe. En effet, la polygamie augmente le niveau du tranfert dans sa partie “pure”et dans sa partie “stratégique”, et renforce donc le pouvoir de négociation des femmes (qui est déjà élevé avec l’option externe du travail indépendant). Les conditions suffisantes à l’élimination de la discrimination sexuelle dans le marché du travail repose donc sur la reconnaissance des droits les plus élémentaires des femmes tel que suggéré aussi par Dessy et Pallage (2003). D’abord, les femmes doivent avoir le droit de choisir leur partenaire pour le mariage. Ceci inclut le droit de refuser une offre de mariage aussi bien que le droit de négocier une telle offre. Il faudrait que les femmes aient en outre le droit de tenir en main leur propre destinée en travaillant par exemple à leur propre compte. Sans ce droit, les femmes peuvent ne pas avoir l’option externe nécessaire pour adéquatement négocier avec leurs maris. En fait, donner accès au crédit aux femmes pourrait être une politique suffisante pour combattre la discrimination. Cette unique politique à tendance en effet à générer tous les autres droits requis : cela pourrait permettre aux femmes de devenir entrepreneurs, et forcer les hommes à entrer dans un processus de négociation avec les épouses potentielles. Dans le cadre de la polygamie, si ces droits de la femme sont respectés, le transfert demandé au mari polygame peut être tellement élevé que l’utilité d’un homme monogame pourrait être supérieure à son utilité s’il devenait polygame. Le respect de ces droits peut donc diminuer l’incidence de la polygamie et de manière plus efficace qu’une simple loi qui interdit la polygamie. En effet, les agents peuvent ne pas respecter une telle interdiction si leur utilité augmente en présence de la polygamie. Dans une société où la po30 lygamie est culturellement acceptée, il suffit aux agents de faire un mariage traditionnel pour la seconde épouse et d’écarter le mariage civil. Par contre, lorsque les droits fondamentales de la femme sont respectés, l’établissement majoritaire de la monogamie peut se faire de manière endogène. Comme l’ont fait remarqué Dessy et Pallage (2003), on peut soutenir que, dans un monde d’agents hétérogènes, seules les femmes qui ont des habiletés à l’entreprenariat seront capable de bénéficier de la négociation. En effet, il est vrai que seules les femmes les plus qualifiées dans cet environnement seront capables d’extraire un transfert important de leur mari. Mais puisque le support de la discrimination sexuelle dans les salaires diminuent conséquemment à la négociation de ces femmes les plus qualifiées, toutes les autres vont indirectement en bénéficier. Nous soutenons donc avec Dessy et Pallage (2003) que l’existence de femmes entrepreneurs est une externalité positive importante pour toutes les femmes. 31 4 CONCLUSION Dans ce travail de recherche nous sommes partis d’un modèle simple de négociation dans le mariage pour déterminer l’impact de la polygamie sur la décision d’investissement en capital humain de la femme. Nous nous sommes inspirés de la théorie du jeu coopératif de deux personnes telle que développée dans Manser et Brown (1980). Les agents sont des hommes et des femmes sur le marché du mariage. Dans une première période, ils doivent décider de l’allocation de leur temps entre éducation et loisir et à la seconde et dernière période ils sont soit mariés, soit célibataires. La spécificité du modèle se présente à la seconde période durant laquelle la femme peut tomber sur un homme de nature monogame comme sur un homme de nature polygame. Ainsi, à la première période, elle doit anticiper cette seconde possibilité pour faire son choix d’éducation. À travers ce travail de recherche, nous avons cherché à répondre à deux principales questions : d’une part, pourquoi malgré la discrimination sexuelle sur le marché du travail qui implique des rendements espérés relativement faibles au niveau individuel, les femmes continuent d’investir en capital humain dans les pays de l’Afrique Sub-Saharienne ; et d’autre part, quelles sont les implications sur l’investissement en capital humain de l’existence de la polygamie comme institution légale dans une société. La réponse à la première question est lié à l’existence d’un rendement alternatif de l’éducation de la femme : l’augmentation de la qualité de l’enfant lorsque la mère est éduquée. En effet, l’utilité de chaque agent comprend la qualité de son enfant lorsqu’il est marié. Par conséquent, lorsque le rendement du mariage (obtenu avec la qualité de l’enfant) est suffisamment élevé, la femme qui a l’intention de se marier peut trouver optimal de s’éduquer même s’il n’y a pas de rendement sur le marché du travail. De son côté, le mari se soucie lui aussi de la qualité de son enfant et peut alors augmenter son utilité en compensant la femme quand celle-ci ne trouve pas l’éducation suffisamment rentable. Cependant, il peut arriver que non seulement l’éducation n’est pas assez rentable pour la femme, mais la compensation nécessaire pour l’inciter à s’éduquer est trop élevée pour l’homme. Pour éviter une telle situa32 tion, il faudrait que la discrimination sexuelle disparaisse. Or nos résultats montrent que lorsque la société ne respecte pas le droit des femmes d’avoir accès au marché du crédit pour travailler à leur propre compte, de même que le droit de choisir leur propre conjoint, alors les hommes bénéficient toujours de la discrimination sexuelle. Par contre, si ces droits sont respectés, les hommes augmentent leur utilité en supportant l’élimination de la discrimination sexuelle sur le marché du travail. En effet, dans une telle situation, la menace des femmes de punir les hommes en ne faisant pas d’enfants si ceux–ci supportent la discrimination sexuelle devient crédible. L’éducation devient alors pour les femmes un moyen d’acquérir un certain pouvoir de négociation dans la société. Anticipant cela, les hommes trouveront optimal de travailler pour l’élimination de la discrimination contre les femmes éduquées. L’étude que nous venons d’effectuer nous permet aussi de répondre à la seconde question, à savoir quel est l’impact sur l’investissement en capital humain de l’existence de la polygamie comme institution légale dans une société. Dans le cas d’une union polygame, le transfert total qu’un homme polygame doit effectuer est plus élevé, mais chaque femme obtient un montant plus faible que si elle était seule. Si les droits de la femme ne sont pas respectées, ce qui est particulièrement le cas dans de nombreux pays de l’Afrique Subsaharienne, les hommes polygames vont alors supporter encore plus sérieusement la discrimination contre les femmes éduquées pour que l’augmentation du transfert total ne soit pas trop élevée. Il en résulte que le rendement de l’éducation est plus faible pour la femme éduquée qui a une coépouse que pour celle qui est dans une union monogame. Par contre, quand le pouvoir de négociation des femmes est appréciable et que leurs menaces sont crédibles grâce au respect de leurs droits, l’élimination de la discrimination sexuelle bénéficie plus encore aux hommes polygames qu’aux hommes monogames. L’introduction de la polygamie accentue donc les résultats de Dessy et Pallage (2003). Dans la situation où les droits des femmes ne sont pas respectées, la polygamie ne favorise pas l’investissement en capital humain et il semble optimal de l’interdire. L’option d’imposer la monogamie soutient la littérature 33 récente qui suggère l’existence d’une corrélation positive entre la polygamie et la pauvreté (Tertilt, 2003). Cependant, il faut savoir que dans les sociétés de l’Afrique Subsaharienne, les mariages traditionnels et religieux sont ceux qui sont reconnus par les populations, le mariage civil n’étant qu’une formalité qui est de moindre importance particulièrement dans les villages. Dans un tel contexte où la polygamie est socialement acceptée, une simple loi d’interdiction de ce type d’union est d’une faible efficience. Il serait plus utile de chercher à réduire la polygamie de manière endogène jusqu’à ce qu’elle atteigne un niveau optimal pour la société. Dans le cadre de notre étude, nous suggérons de travailler au respect des droits de la femme. En effet, si la société permet à la femme d’avoir plusieurs opportunités en dehors du mariage de la même façon que les hommes en ont, alors le transfert demandé au mari polygame pour consacrer du temps à la maternité peut être tellement élevé que l’utilité d’un homme monogame pourrait être supérieure à son utilité s’il devenait polygame. Le respect des droits des femmes peut donc conduire à une réduction de l’incidence de la polygamie de manière endogène. D’après Dessy et Pallage (2003), la principale politique qui pourrait donner suffisamment de pouvoirs et de droits aux femmes, et qui leur ferait anticiper des rendements à l’éducation suffisamment élevés, est une politique qui leur permet l’accès au marché du crédit. Dans notre travail, nous avons généralisé leur modèle avec l’introduction de la polygamie comme norme sociale et nous aboutissons à cette même conclusion. En effet, donner aux femmes l’accès au marché du crédit tend à générer les autres droits requis. Or respecter les droits des femmes, c’est les inciter à investir en capital humain. Notre étude offre donc des suggestions pertinentes en matière de politiques économiques pour relever le faible niveau de l’investissement en capital humain dans les pays de l’Afrique Sub-Saharienne. Cependant, une recherche plus approfondie dans ce domaine doit encore être effectuée pour aboutir à des politiques économiques peut-être plus effectives car notre étude comporte des lacunes. La principale lacune est le faible degré de liberté que le modèle donne aux agents dans leur prise de décision. Ainsi, l’homme est de 34 nature soit monogame, soit polygame, il n’a pas le loisir de choisir selon les opportunités qui se présentent à lui. Quant à la femme vivant dans une union polygame, elle ne peut pas influencer le partage du transfert à son avantage comme elle l’aurait fait dans un contexte où le favoritisme joue. Notre étude ne se base donc pas assez solidement sur les réalités sociologiques observées dans ce domaine. Il faudrait donc dans des recherches futures donner plus de liberté aux agents lorsqu’ils prennent leurs décisions pour mieux encore modéliser ce contexte. 35 Références [1] Becker, G. S. (1973). “A theory of marriage : Part I”. Journal of Political Economy 81, 813-846. [2] Becker, G. S. (1974). “A theory of marriage : Part II”. Journal of Political Economy 82, S11-S26. [3] Bergstrom, T. C. (1993). “Marriage markets and bargaining between spouses”. Working Paper Series CREST and Department of Economics of Université of Michingan # 94-12. [4] Bergstrom, T. C. (1994). “On the economics of polygyny”. Working Paper Series CREST and Department of Economics of Université of Michingan # 94-11. [5] Brown, J. E. (1981). “Polygyny and family planning in Sub-Saharan Africa”. Studies in Family Planning 12, 322-326. [6] DeSilva, S. 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