Blog CNT : «Vent coulis plutôt que vent debout

Transcription

Blog CNT : «Vent coulis plutôt que vent debout
A propos des
« Lundis en coulisses »
du Théâtre Narration
Dorothée Burillon
Le 11/10/12
Retour aux sources pour un lundi en coulisses
Vous vous en souvenez peut-être, j’avais commencé ce blog – il y a déjà 1 an et demi ! - avec un billet sur « Les
lundis en coulisses » du Théâtre de l’Aquarium. Le Pôle auteurs du CnT y est en effet régulièrement invité à choisir
des textes lauréats de l’Aide à la création pour les faire entendre.
Quel est le principe des « lundis en coulisses » ? Il s’agit de réunir, pour une séance de travail largement ouverte,
comédiens (professionnels ou amateurs avertis), metteurs en scène, spécialistes de littérature dramatique, critiques,
bref, toute personne curieuse de l’écriture contemporaine, autour d’une personnalité qui choisit des textes à lire.
L’invité vient avec ces manuscrits, et commence alors des lectures « à chaud » par des comédiens présents, sur la
base du volontariat et de la découverte, avec le plaisir et le trac de se jeter sans filet dans une écriture inconnue…
Les deux « lundis en coulisse » que le Pôle auteurs a proposés sur l’invitation du Théâtre de l’Aquarium ont été des
moments forts. Certains auteurs avaient fait le déplacement et avaient eu le plaisir ou la découverte d’entendre leurs
textes. Cela a toujours été une fête.
Cette saison, le Pôle auteurs est doublement invité aux « Lundis en coulisse » : ce lundi 22 octobre, à Lyon, à la
Villa Gillet et le 22 avril, à Paris, à l’Aquarium.
A Lyon aussi ? Eh oui ! En les initiant à son arrivée à la direction du Théâtre de l’Aquarium, François Rancillac
reprenait en fait l’idée originale de Gislaine Drahy, du Théâtre Narration. Je la connais bien, Gislaine, depuis de
très longues années. Elle a toujours choisi avec goût, finesse et originalité les textes qu’elle met en scène et a
toujours defendu avec obstination les écritures contemporaines. Et je me souviens, lorsque je travaillais encore à la
Villa Gillet, à Lyon, qu’elle avait l’intention de s’installer dans un des salons de cette auguste maison de maître
croix –roussienne pour initier ce qu’elle voulait appeler “Les lundis en coulisses”. Et, par un après-midi ensoleillé –
la Villa Gillet est située dans un magnifique parc devenu maintenant jardin public qui incite plutôt à la douce
promenade – je les avais vus s’enfermer dans un des salons, ces aficionados des textes contemporains, pour
travailler, éprouver et lire, lire encore des textes, faisant à peine une pause “clop”, tout à leur intense découverte.
C’était donc la naissance des « lundis en coulisse ».
Depuis plus de 10 ans, la formule a fait son chemin, - elle est même allée jusqu’à Paris, à l’Aquarium – et réunit 1
lundi par mois un groupe fluctuant de professionnels sous les lambris dorés de la Villa Gillet, ou dans un théâtre
lyonnais. Ce temps, en-dehors du temps des productions, est très important, c’est celui du travail invisible et
continu, de lecture, de découverte. C’est aussi le temps de l’entraînement, indispensable aux danseurs, mais moins
prévu chez les gens de théâtre. Gislaine déplore que lors de ces séances il n’y ait pas toujours autant de metteurs en
scène qu’elle souhaiterait, mais elle constate qu’elle y a fait de nombreuses découvertes, ainsi que ses collègues.
Ces journées permettent vraiment aux textes de circuler, et aussi de rencontrer des voix, celles de comédiens qu’on
n’avait pas eu l’occasion de croiser. Ainsi un certain nombre de projets ont vu le jour, et un ceratin nombre
d’équipes artistiques se sont constituées grâce aux “lundis en coulisses”.
Au programme du lundi 22 octobre, 5 textes de l’Aide à la création : Gustave Akakpo : "A petites pierres", Lucie
Depauw : "Lilli/Heiner intra muros", Lucy Caldwell : "Feuilles" traduit par Séverine Magois, Eric Pessan : "Tout
doit disparaître", Claude Ponti : "Bonjour" et "Où sont les mamans"
Gislaine m’a dit, avec le sens du partage qui la caractérise : “C’est comme d’inviter des gens à manger… c’est table
ouverte une fois par mois !” Alors, si vous êtes à Lyon le 22, venez partager ce moment avec nous ! Sans oublier de
réserver auparavant.
Jacques Baillon
Vent coulis plutôt que vent debout
Un voilier va plus vite à partir du moment où il adopte une allure "au plus près". Ainsi que son nom l'indique,
l'expression "au plus près" précise que le navire avance en se tenant, au plus proche du vent, c'est à dire au plus
proche de l'axe selon lequel il souffle. Ce simple constat surprendra toujours les "éléphants" qui n'ont jamais mis
les pieds sur un voilier, n'ont jamais regardé le travail d'un skipper (ils sont de moins en moins nombreux), ni non
plus, jamais observé les rapports entre la direction du vent, la surface de toile utilisée – laquelle est restreinte pour
les allures du "près", au moyen des écoutes qui bordent les voiles - et la vitesse du navire. "L'éléphant" sera
toujours persuadé qu'un voilier avance grâce, seulement, au vent qui le pousse ; cela pouvait être vrai au temps des
caravelles, mais, le temps passant et les techniques progressant, le vent "qui pousse" ne correspond plus qu'aux
"allures portantes" et ne résume pas l'ensemble des modalités de progression d'un voilier. Tout ceci est une question
de frottement et de friction d'un fluide sur une surface ; je lui comparerai la relation entre le souffle d'un texte, au
cours d'une lecture, et la perception qu'en ont ceux qui en sont spectateurs.
Vous avez remarqué, je n'en doute pas, la nuance, employée, pour situer le spectateur. Je n'ai pas écrit "la
perception qu'en ont les spectateurs", mais bien "la perception qu'en ont ceux qui en sont spectateurs". J'aurais du
préciser "ceux qui en sont, aussi, spectateurs" afin de souligner le caractère participatif de la lecture collective, au
cours de laquelle, certains, pour un temps, ne déchiffrent pas et s'en tiennent à ouvrir les oreilles. Pour un temps,
cela dépendra, parce qu'après être restés cois, ils pourront, si vient leur tour, ouvrir la bouche et se mettre à nous
susurrer du texte. Lors d'une lecture collective, le statut de spectateur ne répond pas à un rôle exclusif, quand bien
même un certain nombre de participants sont appelés à s'y tenir ; de toute façon les lecteurs en activité sont, eux
aussi, leurs propres spectateurs – à la condition, éthiquement, de ne pas se contenter d'être les spectateurs d'euxmêmes et de rester les spectateurs du texte ; ceci constituant une difficulté pour tous les acteurs qui se livrent à un
débroussaillage collectif -. La tendance, depuis plusieurs années, à organiser des lectures publiques, risque de
susciter un problème : il est logique de considérer ce type de lecture tel un spectacle, mais il est dommageable de
tenir ce genre de spectacle pour du théâtre. Ne confondons pas un des "spectacles de l'écriture" avec un "spectacle
du théâtre" – lequel, bien sûr, emploie, si besoin est, de l'écrit dans sa confection -. Rassurez-vous, j'ai nulle
intention de décourager les lectures publiques, plus il y aura de spectacles intéressants, plus je serai satisfait ; sans
oublier les nombreux spectateurs qui, passionnés de théâtre, ont envie d'encourager et d'assister à la découverte d'un
texte dramatique, ainsi qu'à la mise en route d'une éventuelle mise en scène. Toutefois, je préciserai, à ces
passionnés, qu'il est moins question qu'ils y assistent, plutôt qu'ils n'y participent, sans se retrouver obligés de
déchiffrer le texte et de le prononcer – écouter et méditer, c'est aussi lire, ce pourquoi je parle de lecture collective .
La comparaison entre le frottement du vent sur la voile – d'autant plus moteur que le bateau navigue "au près" – et
le souffle d'un texte exprimé lors d'une lecture collective, repose sur une équivalence structurelle. Il faut assimiler,
symboliquement, l'axe du vent avec celui du texte exprimé, quand bien même l'acteur tourne-t-il le dos à
"l'écouteur". Dans le cas du voilier, on se rend compte que les allures "au près" – les plus rapides – sont très
proches de l'orientation "vent debout", quand le bateau, face à l'axe du vent, s'immobilise. Il suffit d'un coup de
barre malheureux (sauf si l'on a entrepris un virement de bord), pour se retrouver sur un bateau qui se balance avec
des voiles battant au vent et un blizzard qui vous tape en pleine gueule. J'exagère, en généralisant, parce qu'on peut
aussi bien se retrouver sur un bateau qui oscille à peine et dont les voiles, ne "faseyant" même pas, retombent le
long des mats. Le trou quoi, le minable zéphyr, qui s'efforçait de frémir sur la toile, n'est plus qu'un mort debout !
Coque de noix tremblante ou bouchon hésitant, l'esquif ne suit aucune route. La différence avec la performance de
"l'acteur" du spectacle textuel – dans le cadre d'une lecture – réside, apparemment, dans l'identité du sujet de la
démarche : dans le cas du voilier, celui-ci remplit la fonction de sujet, tandis que dans le cas du spectacle textuel, il
s'agit du vent, en l'occurrence "l'acteur" de la performance muni du texte qu'il exprime. Le navire et l'équipage sont
le sujet actif et pensant de leur route, tandis que pour le spectacle textuel, ce sont l'actant et les mots. Sur le plateau,
l'actant conduit sa course par rapport au public, il se tient debout par rapport à lui, il s'efforce de lui faire face afin,
en quelque sorte, de le mater. Volontairement, il prend le rôle du vent, un vent malin qui tient la barre pour rester
dans l'axe du public, en attendant que les voiles de celui-ci se mettent à battre à ce vent, dans un mouvement
d'hilarité (le spectacle textuel a pour parangon, qu'on le veuille ou non, le "one man show" dont le propre modèle
reste, jusqu'ici, le "one man show comique" – ne prenez pas semblable remarque pour un désaveu du rire mais,
vous en conviendrez, il y a rire et rire).
Il arrive, assez rarement, à l'actant, tel le trou d'air, de manquer de puissance, mais, la plupart du temps, en imitant
la tornade qui frappe de face le navire, il tourne le dos au fond de l'air, oublie ce qui en est le fond, efface, tout
simplement, ce qui est ; tant il préfère faire - comme "faire du vent" – plutôt qu'être. L'acteur, quand il se réduit à
un actant acharné à se mettre en valeur au travers d'une lecture, est semblable – texte au poing et aux dents - au
vent debout. L'ennui du vent debout est qu'il empêche au navire d'avancer. A ce stade de la comparaison, je suis
obligé de la rendre plus complexe, au moyen de quelque échange ponctuel de rôles : le navire empêché d'avancer,
avec ses voiles qui lui battent les flancs, tient lieu de ce vent frelaté qui, en dépit de son manque de souffle, ne
manque pas de postillonner, de cracher et de vous gueuler en pleine face. Le navire progresse grâce au souffle
discret de la lecture, c'est à dire du texte-acteur, lequel acquiert une authentique vigueur (étrangère à la tonitruance)
par le frottement avec les "spectateurs participatifs". Un frottement qui meut le vaisseau de la lecture collective.
Il serait trop facile de dresser un procès d'intention à l'encontre des jeunes acteurs qui n'ont pas encore percé, leur
vie est très dure, à chacun de ses instants ils doivent faire feu de tout bois en espérant qu'on les remarque. Ils n'ont
pas attendu la crise. L'avenir de la plupart a toujours manqué d'un horizon autre que chimérique. Pourtant, sans
acteur il n'existerait plus de théâtre, on aurait à faire qu'à des spectacles, dont les spectacles textuels : récitation en
classe, conférence, discours, lecture publique, récital poétique, improvisation, "one man show" et même tour de
chant. Je sais bien que nombre de gens s'en contenteront ; certains iront jusqu'à dire – d'ailleurs, ils le disent déjà –
que c'est un progrès, qu'enfin on améliore le vieux théâtre, comme si oublier et se détourner suffisait pour
renouveler ! Avec Laurent Lalanne, le responsable du Pôle auteurs du Centre national du Théâtre, nous nous
soucions du tour que prendra la pratique de la lecture avec spectateurs : se réduira-t-elle, finalement, à de la lecture
publique, ou acquerra-t-elle la qualité de la lecture collective ? L'enjeu est sérieux, tant nous entendons qu'elle soit
un vecteur de valorisation du texte dramatique et non un facteur de stérilisation.
Laurent Lalanne et le Pôle auteurs sont toujours prêts à contribuer, avec les textes repérés par la Commission
Nationale d'Aide à la Création, aux manifestations de lecture dès qu'elles bénéficient d'un minimum de qualité,
d'exigence et d'écho. Prenons, par exemple, "les Lundi en coulisse" : cette manifestation remarquable fut inventée
par Ghislaine Drahy – directrice du "Théâtre Narration" à Lyon – il y a maintenant douze ans. Depuis, François
Rancillac et le "Théâtre de l'Aquarium" - à la cartoucherie de Vincennes - se sont, avec bonheur, joints à elle. Le
principe des "Lundi en coulisse" consiste à donner à lire, pour la première fois (nulle pré lecture chez soi, nulle
répétition où que ce soit), une série de textes dont la distribution est systématiquement établie à la dernière seconde,
parmi les acteurs qui, dans la salle, se portent volontaires. Tout au long de la manifestation, les acteurs sont donc
aussi spectateurs et, pour un grand nombre de ceux-ci, aussi acteurs.
Le dernier "Lundi en coulisse" auquel le CnT a contribué s'est déroulé le 22 Octobre, de 10h à 18h, à la "Villa
Gillet" à Lyon. Cette manifestation fut une réussite, et ceci au grand bénéfice des textes. La réussite du 22 Octobre
nous a naturellement fait plaisir, mais, paradoxalement, elle a renforcé les préoccupations de Laurent, lesquelles ont
pris naissance à partir de la distinction que l'on établit entre les deux types de dispositifs spatiaux employés, lors
d'une lecture devant des spectateurs. Soit, on dispose d'un dispositif de spectacle classique, composé de deux
espaces clivés – celui de la salle et celui du plateau -, soit on se retrouve dans un seul et même espace, sans clivage
ni déclivité. Le premier dispositif a pour effet principal de reproduire une situation spectaculaire – d'un côté les
acteurs, de l'autre les spectateurs – qui ne découragera pas les velléités de cabotinage (cabotinage et mauvaise
littérature ont toujours fait bon ménage). Evidemment, le second dispositif rencontrera la limite obligatoire d'un
petit nombre de participants, toutefois n'oublions pas que beaucoup de lectures se tiennent dans des habits trop
grands. De plus, le fait de se trouver sur un même plan, sans déclivité ni clivage, renforce le caractère participatif
de ce qui doit rester une séance de travail collectif.
"Lundi en coulisse" est un beau titre : le Lundi est traditionnellement un relâche (tel le relâche d'un bateau), et il est
intéressant de se retrouver – "écouteurs" et lecteurs - en coulisse, en un lieu qui n'est pas encore un des plateaux
installés de la représentation, mais reste, concrètement ou symboliquement, proche de ceux-ci. En coulisse, ne vous
souffle pas en pleine figure, un vent à décorner les bœufs. En coulisse ne soufflent que des vents coulis, ne
soufflent que des souffles qui, heureusement, tels des roseaux, ne se tiennent pas droit debout. Il est important de
replacer la préoccupation de Laurent – plusieurs organisateurs de lectures la partagent – dans l'ensemble des
facteurs qui, relevant spécifiquement de la représentation, se distinguent de la "seule expression". Certes, non
seulement représentation et expression concourent, toutes deux, à la représentation elle-même, mais celle-ci est
constitutive de la seconde, laquelle revient à sa reprise en mains (qui menace de l'écraser). A notre époque, il est
vital de les distinguer, tant le théâtre est supplanté par l'activisme des spectacles, tant la longue route de la
représentation s'efface derrière l'expression… comme la soufflerie du vent debout tourne le dos au souffle d'air qui,
pourtant, le constitue. Au temps de la lecture, apprenons à nous suffire du vent coulis.
Photos Emile Zeizig