Au plaisir des clients:la femme au travail dans deux romans d`émile

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Au plaisir des clients:la femme au travail dans deux romans d`émile
AU
PLAISIR DES CLIENTS:
LA FEMME AU TRAVAIL DANS DEUX ROMANS D’ EMILE ZOLA
Sayeeda Mamoon
Edgewood College/Madison University
EUA
Ouvrage ressuscitant les mœurs du Second Empire,
Nana1 d’Émile Zola, paru en 1880, rend hommage au plus
vieux métier du monde en suivant comme intrigue principale la
carrière d’une belle courtisane, l’emblème du “gaspillage
effréné” et du “coulage féroce” des ressources de l’époque 2.
Trois ans après le succès fou de Nana3, Zola publie Au Bonheur
des Dames4 qui, en revanche, annonce l’entrée de la femme au
monde du commerce moderne. À travers l’apprentissage de
Denise Baudu, jeune vendeuse dans un grand magazin chic
étalant toute la gloire de Paris fin-de-siècle, Au Bonheur des
Dames dépeint le milieu mercantile urbain ainsi que
l’émergence d’une nouvelle classe de femmes tentant fortune à
la capitale.
Alors que Nana, la demi-mondaine, se permet
une vie de luxe et de luxure en marchandant son corps aux
hommes fortunés, Denise, en brave fille provinciale, gagne sa
vie modestement en vendant des confections aux clientes
avides. Malgré la diversité du milieu, du métier et de la
clientèle des protagonistes féminins de Nana et du Bonheur
des Dames, ces deux romans s’accordent néanmoins dans la
mesure où chacun d’eux trace la lutte de la femme moderne
dans une société de consommation et souligne ses efforts pour
échapper aux épreuves de sa condition matérielle. À la
recherche commune de l’indépendance pécuniaire, Nana et
Denise, l’une courtisane, l’autre vendeuse, s’adonnent toutes
deux à leur métier et tâchent de se creuser un gîte au sein de
l’économie bourgeoise 5 dominée par le mâle riche et puissant.
En outre, Nana et Au Bonheur des Dames jettent des
aperçus complexes et profonds sur le marché capitaliste
croissant avec toutes ses importations morales et sociales,
ainsi qu’ils nous dévoilent son empreinte indélibile sur le corps
féminin au travail. En évoquant des images troublantes de la
sexualité féminine, soit excessive soit absente, et l’atrophie du
corps féminin, ces deux textes zoliens des années 1880
explorent l’idée de la participation de la femme dans une
économie matérialiste comme une négation de son sexe
naturel et une perte de sa féminité. En guise d’une lecture
sociologique et féministe de Nana et du Bonheur des Dames,
nous aborderons dans cette étude une enquête de la
représentation littéraire des jeunes filles qui veulent faire une
carrière dans la société de consommation parisienne à la fin du
dix-neuvième siècle. À cette fin, nous prêterons une attention
particulière aux constructions allégoriques et symboliques du
corps féminin au travail telles qu’elles surgissent dans ces
deux romans.
Dès 1868, après une lecture du Traité
de l’hérédité naturelle de Lucas, Zola note que les plus belles
courtisanes romaines étaient issues du peuple et il conçoit
l’idée de faire naître une ravissante demi-mondaine au cœur
d’un roman ouvrier6 . Plus tard, dans l’Ébauche de Nana, Zola
affirme son intention de dépeindre son héroïne comme « la
vraie fille »7, c’est-à-dire une fille de souche humble non
seulement définie par son sexe mais tout aussi marquée par
son milieu et sa classe. Cette vision de la courtisane comme
fille commune faisant partie de la masse contredit par mégarde
les préceptes idéologiques du Second Empire, qui confiaient les
prostituées à la marge de la sociéte, dans la pénombre du
demi-monde, comme des êtres pervers et rapaces, qui
dévoraient la richesse des classes supérieures et nuisaient au
bonheur conjugal8.
En dépit de son enquête
scientifique sur l’hérédité et l’intérêt moderne porté à l’étude
des classes et des milieux sociaux, le best-seller fin-de-siècle
de Zola fait tout de même écho à la doctrine bourgeoise dans
son traitement moraliste du personnage de la femme déchue.
Par sa dénonciation de la prostitution, non simplement comme
un symptôme des maux du Second Empire, mais aussi comme
un symbole de la déchéance morale et du gaspillage
économique de l’époque, Nana se révèle comme un roman
didactique où l’abjection de la prostituée s’effectue
principalement à travers ses descriptions charnelles et
physiques, intensifiées par de multiples mutations bestiales
Trois ans avant la parution de Nana,
du corps féminin9 .
Zola nous présente déjà son héroïne comme personnage
secondaire dans L’Assommoir10. Dans ce « roman ouvrier » de
1877, Nana, fille d’une famille pauvre et élevée dans le vice et
la pénurie, montre un penchant excessif et précoce pour la
parure et les robes « couvertes de nœuds et de bouffettes »11.
On découvre que même « quand le pain manquait à la maison »
et qu’il lui était « difficile de se pomponner », la fille de Gervaise
et de Coupeau « faisait des miracles »12. En outre, le roman
nous signale que bien avant la puberté, à l’âge de dix ans, la
petite Nana s’était déjà vouée à l’art de la séduction et que
devant Lantier, l’ancien amant de sa mère, « cette merdeuse de
dix ans marchait comme une dame […], se balançait, le
Tout
regardait de côté, les yeux déjà pleins de vice »13.
en nous offrant des aperçus inattendus sur la nature
corrompue de Nana, L’Assommoir fait appel aux changements
et aux développements physiologiques du corps adolescent de
la jeune fille. Dans les derniers chapitres du roman, la petite
vendeuse Nana, âgée alors d’une quinzaine d’années, est
prématurément impregnée de l’odeur de la femme mûre et se
réjouit de sa nouvelle féminité: Maintenant Nana ne fourrait
plus des boules de papier dans son corsage. Des nichons lui
étaient venus, une paire de nichons de satin blancs tout
neufs. Et ça ne l’embarassait guère, elle aurait voulu en avoir
plein les bras.14
Avec son passage à la puberté, les tendances
exhibitionistes de Nana se manifestent encore plus vivement
quand, parée de ses plus beaux atours, elle fait les trottoirs,
resplendissant le faubourg de sa beauté radieuse: « Nana se
montrait très coquette. [...] Avec une robe de percale de six
francs, elle passait tous ses dimanches, elle emplissait le
Du pavé de
quartier de sa beauté blonde »15.
L’Assommoir, Nana monte à la scène théâtrale dans le roman
qui lui est dedié. Le chapitre initial de Nana nous transporte
dans les coulisses du Théâtre des Variétés, où une foule de
spectaeurs avides venant de toutes les marches de la société
attend l’ouverture pour voir l’actrice dans son interprétation de
La Blonde Vénus. Lorsque Nana, « très grande, très forte pour
ses dix-huit ans »16, se présente devant le public vêtue de sa
tunique de déesse, la plénitude de son jeune corps robuste
dans son ampleur prématurée dévoile déjà les marques de
l’excès et de la volupté dévançant son âge tendre. Dès le
début, le roman de Zola met en relief la femme au travail dans
son lieu de travail. Ainsi, le premier chapitre de Nana nous
illumine au sujet des talents et des compétences de la vedette
tout en nous indiquant son rapport avec le public: Comme elle
[Nana] terminait le couplet, la voix lui manqua complètement,
elle comprit qu’elle n’irait jamais au bout. Alors, sans
s’inquiéter, elle donna un coup de hanche qui dessina une
rondeur sous la mince tunique [...] Des applaudissements
éclatèrent. Tout de suite, elle s’était tournée, remontant, en
faisant voir sa nuque où des cheveux roux mettaient comme
une toison de bête; et les applaudissements devinrent
furieux.17
Jugeant par la réaction enthousiaste aux gesticulations
vulgaires de Nana cherchant à combler ses lacunes musicales,
on pourrait supposer que cette « autre chose » dont elle se
vante auparavant18 désigne la sensualité et le pouvoir
séducteur de la femme lascive. Par conséquent, ce qui retentit
dans les derniers chapitres de L’Assommoir, comme l’entrée
triomphale de Nana dans son nouvel statut de femme et
l’épanouissement de sa beauté, dégénère en images de
bestialité, de perversion et de déviation de la nature dans le
roman postérieur. Ainsi des allusions zoologiques abondent
dans Nana, où la jolie comédienne imite tantôt un ours – « elle
l’amusait en ours, avec sa peau blanche et sa crinière de poils
roux »19, tantôt « une jument parfaite »20, se transforme en
serpent, ou bien se métamorphose en chatte: Et le prodige fut
que cette grosse fille, si gauche à la scène, si drôle dès qu’elle
voulait faire la femme honnête, jouait à la ville des rôles de
charmeuse sans un effort. C’étaient des souplesses de
couleuvre, un deshabillé savant, comme involontaire, exquis
d’élégance, une distinction nerveuse de chatte de race, une
aristocratie du vice, superbe, révoltée, mettant le pied sur
Paris, en maîtresse toute puissante.21
Il est curieux que cette actrice médiocre qui a du mal à
passer pour une « femme honnête » soit pourtant capable de
reproduire si aisément la sinuosité reptilienne ou l’allure
féline. Dans son article « The Metaphorical Web in Zola’s
Nana », en commentant le passage cité, Peter Conroy Jr.
constate
que
«
les
images
transforment
Nana
métaphoriquement en bête exerçant un magnétisme animal et
une attraction animale sur l’homme »22. Selon Conroy, Zola
communique la sexualité et la lubricité de Nana par ces
allusions bestiales. Il ajoute que les animaux évoqués ne sont
« ni innocents ni comiques » et voit dans le tortillement de la
couleuvre et le comportement du chat « des images
inquiétantes » et « provocatrices »23. De la même manière, la
chevelure tantôt rousse, tantôt blonde de Nana24, partie
intégrale de son identité sexuelle, est fréquemment désignée
dans le roman par des termes associés au corps animal tels
que la « toison », le « poil », le « duvet », la « queue » et la
« crinière »25. Il est évident que chez Zola, la libido excessive de
Nana ainsi que ses cheveux luxuriants ne peuvent s’exprimer
à travers des paramètres féminins humains et doivent se fier
aux attributs zoomorphes pour s’articuler.
En plus de
signaler la sensualité effrénée et les inclinations charnelles de
Nana, l’allégorie bestiale sert aussi à relever la dégradation
morale et l’abjection de la courtisane. Dans le septième
chapitre du roman, le Comte Muffat, homme pieux et le plus
acharné des amants de Nana, reste songeur après la lecture
de l’article de Fauchery intitulé La Mouche d’or, où la
métamorphose de la courtisane en diptère vénimeux frappe en
particulier l’esprit du Comte:
Une mouche couleur de
soleil, envolée de l’ordure, une mouche qui prenait la mort sur
les charognes tolérées le long des chemins et qui,
bourdonnante, dansante, jetant un éclat de pierreries,
empoisonnait les hommes rien qu’à se poser sur eux, dans les
palais où elle entrait par les fenêtres.26
L’analogie entre la courtisane d’origine populaire et une
mouche issue du fumier et nourrie de pourriture, porteuse de
contagion et de ruine, trouble Muffat non à cause de son
avilissement du prolétariat – le mépris exprimé pour « les
gueux et les abandonnés » de la société – , ni pour son
dénigrement féminin, mais plutôt par sa ressemblance au
portrait moral et aux implications financières de Nana conçus
par le Comte lui-même:
Cétait cela: en trois mois, elle avait
corrompu sa vie, il se sentait déjà gâté jusqu’aux moelles par
des ordures qu’il n’aurait pas soupçonnées [...] Il vit la
désorganisation apportée par ce ferment, lui empoisonné, sa
famille détruite, un coin de société qui craquait et
s’effondrait.27
Pareillement, la scène narcissique et érotique où Nana se
trouve « absorbée dans son ravissement d’elle même » devant
la glace en présence de Muffat, « la Blonde Vénus » se
transforme momentanément en lionne villeuse avant de
réapparaître en amazone dimorphe rébarbative:
Ses yeux
demi-clos, sa bouche entrouverte, son visage noyé d’un rire
amoureux; et par-derrière, son chignon de cheveux jaunes
dénoué lui couvrait le dos d’un poil de lionne. Ployée et le flanc
tendu, elle montrait les reins solides, la gorge dure d’une
guerrière, aux muscles forts sous le grain satiné de la peau.28
En analysant la double sexualité de Nana dans son étude
intitulé Reflecting on Nana, Bernice Chitnis écrit: Ce que Zola
semble portraiturer dans Nana est un androgyne; c’est [...]
une
femme
biologique
ayant
toute
l’étendue
des
caractéristiques humaines en elle et capable de les manifester
et de les entraîner toutes [...] bien que le patriarcat ait
supprimé l’androgyne de la conscience depuis des siècles
puisqu’il menaçait la notion de domination exclusivement mâle.
Zola y a accédé et en a fait la base de la vengeance de Nana
[...] et la conséquence est [...] que ceci signale la fin du pouvoir
et de la suprématie mâles[...] ainsi que la fin du patriarcat – et
la reconnaissance de la vraie nature et le véritable potentiel de
la femme.
29
Je propose de soutenir la contrepartie de l’opinion de
Chitnis en postulant que la transformation de Nana en
androgyne crée précisément l’effet opposé dans le texte et vise
au contraire à diminuer la puissance féminine 30. D’une
perspective gynophobe 31 et hégémonique, les actes autoérotiques et narcissiques de Nana s’avéreraient trop
inquiétants, trops menaçants, voire trop dangereux pour se
traduire par le corps féminin et accorderaient en conséquence
un pouvoir excessif à la femme qui minerait l’idée de la
suprématie masculine. Les traits androgynes de Nana, les
manifestations extérieures du « détraquement de son sexe de
femme »32 tels que « le flanc tendu », « les reins solides », « la
gorge dure » et les « muscles forts » réduisent l’angoisse
suscitée par la lubricité, la vigueur et la plénitude du corps
féminin en exaltant la force et l’auto-suffisance de Nana par
des attributs essentiellement virils et masculins 33 . En faisant
de Nana un véritable androgyne, le texte de Zola cherche à
affaiblir le potentiel féminin tout en soulignant la corruption
charnelle et morale de la prostituée.
À la conclusion de la
scène du miroir, Nana devient l’allégorie même de son métier
et assume une dimenstion mythique dans son incarnation
biblique du mal, du péché et de la luxure. Dans les fantasmes
hallucinatoires misogynes du Comte Muffat, Nana prend la
forme de la grande Bête de l’Apocalypse: Il songeait à son
ancienne horreur de la femme, au monstre de l’Écriture,
lubrique, sentant le fauve. Nana était toute velue, un duvet de
rousse faisait de son corps un velours; tandis que dans sa
croupe et ses cuisses de cavale, dans les renflements charnus
creusés de plis profonds, qui donnaient au sexe le voile
troublant de leur ombre, il y avait de la bête. C’était la bête
d’or, inconsciente comme une force, et dont l’odeur seule
gâtait le monde.34
Suite à sa métamorphose bestiale et diabolique, Nana
meurt, non affligée par la contamination de ses clients
débauchés comme on le supposerait, mais défigurée par la
petite vérole contractée de son enfant mourant. Donc, la
femme « professionnelle » Nana, malgré son éclat et sa
renommée, s’éteint toute seule portant sur son corps abject la
flétrissure symbolique de son métier insalubre transmise par
le fruit de sa matrice dénaturée.
L’effet nocif du travail
payé laisse aussi son empreinte malsaine sur le corps féminin
dans Au Bonheur des Dames. Tout en chantant la gloire de la
nouvelle construction économique du grand magasin parisien,
monument emblématique du progrès, de la prospérité et des
loisirs de l’époque, Au Bonheur des Dames dévoile
simultanément l’impact dégradant et exploitateur de cette
innovation urbaine moderne sur sa main-d’œuvre féminine.
L’œuvre annonce aussi la naissance d’une nouvelle classe
ouvrière parisienne – celle de la vendeuse du grand magasin35 .
Afin de créer dans ce roman « le poème d’activité
moderne »36 , Zola schématise dans l’Ébauche du Bonheur des
Dames son idée de se laisser « aller avec le siècle, exprimer le
siècle, qui est un siècle d’action et de conquête, d’efforts dans
tous les sens »37 . En effet, situé à la Place Gaillon, un grand
magasin imposant non seulement par ses dimensions mais
aussi par le chiffre de ses gains et son nombre d’employés, le
Bonheur des Dames dégage l’énergie triomphante d’une
société
de
consommation
et
célèbre
les
avancements
économiques de Paris fin-de-siècle qui d’après Zola exprime « la
Poussé par
joie de l’action et le plaisir de l’existence »38 .
« l’unique passion de vaincre la femme », Octave Mouret, le
propriétaire visionnaire du Bonheur des Dames, conçoit l’idée
d’élever une « cathédrale du commerce moderne [...] faite pour
un peuple de clientes »39. À cet objectif, il institue dans son
architecture fantaisiste le rite élaboré « d’un culte nouveau »,
où gâtée, dorlotée et entourée de petits soins, la femme est
censée régner « en reine amoureuse »40. Pourtant, à l’intérieur
de ce temple de plaisir consacré à l’adulation et à la séduction
féminines, à peu près deux cents femmes 41, dont la plupart
vendeuses,
caissières
ou
étalagistes,
s’épuisent
quotidiennement
pour
des
rénumérations
insuffisantes 42,
reléguées à jamais au rang des « déclassées du commerce »43.
À la différence de Nana, née dans une famille ouvrière
dans un faubourg parisien qui entre dans le demi-monde du
Second Empire, Denise Baudu, l’orpheline d’un teinturier de
Valognes, quitte la province44 accompagnée de ses deux frères
cadets pour « tenter fortune à Paris » chez des parents petits
commerçants45 et aboutit au magasin de Mouret comme
vendeuse. Malgré l’envoûtement subi par la jeune fille à sa
première vue des vitrines du Bonheur des Dames aperçues de
l’extérieur et son extase devant les étalages à l’intérieur du
magasin46, une fois y embauchée comme vendeuse, Denise se
soumet à un processus rapide de déshumanisation suggéré
par de multiples analogies zoomorphes et des métaphores
bestiales.
Dès son premier jour au travail, Denise se
sent comme « une jument que des paysans marchandent à la
foire »47.
Par la suite, à cause de son manque de charme et
d’attrait, elle passe pour « la bête du comptoir » au magasin et
doit souffrir le joug de la moquerie et de l’humiliation
professionnelles 48. Hutin, l’un des commis du Bonheur des
Dames, désigne Denise par le surnom de « la grue de la Place
Gaillon »49 tandis que Mme Aurélie, « la première », la critique
Gaillon »
tandis que Mme Aurélie, « la première », la critique
d’avoir « une bosse dans le dos »50 la transformant ainsi en bête
de somme telle que la vache ou le chameau. Semblablement,
Mouret trouve que Denise a « une de ces figures moutonnières
dont on ne dit rien »51 et s’avoue qu’elle est « rebutée,
plaisantée, traitée par lui en bête curieuse »52.
Même les
cheveux, « la seule beauté de Denise », provoquent le dégôut
chez ses collègues qui en font un sujet de ridicule en les
désignant par une partie du corps animal: Clara, très ennuyée
par ses cheveux, affectait d’en rire, tellement ils étaient noués
de travers, dans leur grâce sauvage. Elle avait appelé d’un
signe une vendeuse du rayon de la lingerie [...]
- Mademoiselle Cugnot, voyez donc cette crinière, répétait
Clara, que Marguerite poussait du coude, en feignant aussi
d’étouffer de rire.53
Il est curieux que les métaphores bestiales se répandent
dans Au Bonheur des Dames pour créer un portrait chétif,
assexué et maladroit de Denise, tandis que dans Nana,
l’allégorie animale sert à véhiculer la lubricité et la jouissance
de la courtisane ainsi qu’à évoquer sa beauté voluptueuse.
L’absence de grâce et de sensualité chez Denise
cloche tellement avec la splendeur et l’élégance du Bonheur
des Dames 54 , que même Octave Mouret, le propriétaire du
grand magasin, assume la responsabilité de conseiller Denise
sur son aspect physique et sa tenue afin de l’aider à se faire
plus séduisante. En fait, comme nous révèle le texte de Zola,
Mouret ne s’occupait plus d’elle, ne lui adressait de loin en loin
une parole que pour la conseiller sur sa toilette et la
plaisanter, en fille manquée, en sauvage qui tenait du garçon
et dont il ne tirerait jamais une coquette, malgré sa science
d’homme à bonne fortune 55.
Malgré le
complexe de
Pygmalion de Mouret
ainsi que sa moquerie
de l’aspect débraillé
et assexué de sa
nouvelle employée
tenant « du garçon »,
la mine androgyne de
Denise s’annonce
comme la
manifestation
physique de son rude
métier. À force de
faire les étages du
magasin et de
traverser les galeries
à la recherche des
marchandises, Denise
commence à ressentir
une atrophie des
membres supérieurs
et un détraquement
de ses organes
génitaux. Elle éprouve
non seulement « un
délabrement du corps
entier, les membres
et les organes tirés
par cette lassitude
des jambes », mais
aussi « de brusques
troubles dans son
sexe de femme »
provoquant « les pâles
couleurs de sa
Les
chair »56.
autres employées
subissent une
semblable
dégénération en
androgyne comme
« dans leur fatigue
commune, toujours
sur pied, la chair
morte, les sexes
disparaissaient »57.
Apparemment,
l’anéantissement de
la libido chez
l’ouvrière résulte à la
fois de la misère et
des rigueurs de sa
besogne, car « si la
bataille continuelle de
l’argent n’avait effacé
les sexes », nous
avertit le texte de
Zola, « il aurait suffi
pour tuer le désir, de
la bousculade de
chaque minute, qui
occupait la tête et
rompait les
membres »58.
La perte de
féminité et la
disparition de
l’identité personnelle
chez les vendeuses
du Bonheur des
Dames s’énoncent en
outre dans la tenue
régimentaire –
« l’uniforme de son
rayon »59 – portée par
rayon » – portée par
la cohorte 60 . Ce
processus de
déshumanisation ôte
l’individualisme et
l’identité féminine aux
vendeuses qui,
« vêtues de leur soie
réglémentaire »,
pareilles aux soldats
et aux légionnaires,
soulignent « la
ressemblance »61. Les
allusions militaires
s’attachent aussi à
« la première »,
Madame Aurélie, qui
est décrite comme un
chef de l’armée
romaine assumant la
charge de son
bataillon lorsque
« muette » et «
grave », elle balade
« son masque de
César à travers le
vide du rayon, en
général qui a une
responsabilité dans la
victoire et la
défaite »62.
La
discipline rigoureuse
et martiale du
Bonheur des Dames
s’impose non
seulement durant les
treize heures de
treize heures de
travail, mais s’étend
jusqu’à envahir la vie
privée des employées
même pendant les
courtes heures de
repos. Les
demoiselles du
magasin sont censées
être célibataires,
encouragées de
rester chastes et
logées dans une
habitation commune
ayant des règles
strictes et rigides. En
outre, il est défendu
aux vendeuses du
Bonheur des Dames
de se recevoir dans
leur chambres et
même de regagner
leurs propres pièces
pendant la journée63.
En conséquence, le
confort du foyer et
l’ambiance
domestique de
l’enceinte féminine
s’absentent de cette
habitation austère qui
finit par acquérir
« une promisquité de
Une
caserne »64.
fois sur les pavés de
Paris, dans le monde
extérieur loin des
extérieur loin des
confins du Bonheur
des Dames, les
employées de Mouret
n’échappent pas à
l’imputation de la
marginalité et se
balancent sans niche
et sans dénomination
spécifiques dans une
société hiérarchique
élitiste et
traditionelle. En effet,
avec un certain
raffinement
nouvellement acquis
allié à une mondanité
superficielle indiquée
par « l’art de s’habiller
[...] les manières et
les phrases
apprises »65, les
vendeuses du
Bonheur des Dames
se trouvent à cheval
entre la bourgeoisie
et le prolétariat dans
une zone liminale et
floue. Comme nous
signale le texte,
« presque toutes les
vendeuses, dans leur
frottement quotidien
avec la clientèle riche,
prenaient des grâces,
finissaient par être
d’une classe vague,
d’une classe vague,
flottante entre
l’ouvrière et la
bourgeoise »66.
Néanmoins, en
dépit de leur
appropriation d’un
comportement élégant
et leur toilette à la
mode, ces
« demoiselles »
n’atteignent jamais le
statut de « dames ».
Car, d’après le roman
de Zola, derrière
leurs manières
imitées des clientes
et un vocabulaire
appris dans les rues,
« il n’y avait souvent
qu’une instruction
fausse, la lecture des
petits journaux, des
tirades de drames,
toutes les sottises
courantes du pavé de
Paris »67.
Nous
pouvons donc
supposer que ce qui
empêche aux
vendeuses du
Bonheur des Dames
l’admission à la
bourgeoise n’est pas
tellement le stigmate
de la promisquité et
de la déchéance
de la déchéance
morale attachée au
demi-monde de Nana,
mais plutôt le manque
d’une éducation
correcte et l’absence
d’instruction formelle.
Le statut liminal de
cette classe ouvrière
émergente est peutêtre mieux éclairci par
l’observation de
Bouthemont au Baron
Hartmann: « Le pis
était leur situation
neutre, mal
déterminée, entre la
boutiquière et la
dame. Ainsi, jetées
dans le luxe, souvent
sans instruction
première, elles
formaient une classe
à part, innommée. »68.
Faisant écho à
Mademoiselle de
Maupin, le travesti
androgyne de
Théophile Gautier
dont la sexualité
ambiguë se déclare
« d’un troisième sexe,
à part, qui n’a pas
encore de nom »69 ,
les vendeuses du
Bonheur des Dames
se présentent aussi
se présentent aussi
comme des
androgynes
anonymes et
déclassés.
En
vue de l’illégitime
ascension au pouvoir
de la courtisane et
son accès immoral à
la richesse, annulés
subitement par la
mort immonde de
Nana, unie à
l’androgynie, à
l’atrophie et à la
marginalité des
vendeuses de
Mouret, nous
pouvons déduire que
ni Nana ni Au
Bonheur des Dames
ne conseille le travail
payé à la femme.
Nous pouvons aussi
remarquer que ces
ouvrages résistent à
céder à la femme
moderne une place au
dehors du ménage et
du milieu domestique.
Conformes aux
préceptes de
l’idéologie bourgeoise
de l’époque,
implicitement ou
d’une manière moins
subtile, ces deux
subtile, ces deux
romans, à travers
l’abjection et la
décomposition du
corps féminin au
travail et
l’anéantissement de
la sexualité féminine
chez la femme
célibataire
indépendante, nient à
la femme moderne le
choix de modes de vie
contraires aux
conventions
soutenant le mariage
et la famille.
Ainsi, dans ces
deux romans de Zola,
nous pouvons
constater que les
représentations
avilissantes,
zoomorphes et
androgynes de la
femme qui gagne sa
vie, qu’elle soit
courtisane célèbre ou
vendeuse modeste,
ne servent qu’à
diffuser les maximes
hégémoniques
destinées à exclure la
femme de la
participation
économique dans la
société urbaine,
société urbaine,
industrielle et
capitaliste de la fin du
dix-neuvième siècle.
Malgré la différence
apparente dans le
travail et les
divertissements de la
société de Nana et du
Bonheur des Dames,
la représentation de
la carrière féminine
dans ces deux
romans dissuade la
femme moderne de
jouir d’un rôle actif et
autonome dans le
marché matérialiste
naissant.
1 Émile Zola. Nana . Paris, Garnier-Flammarion, 1968. Toutes les citations de
Nana se rapporteront à cette édition.
2 Zola, Nana , p. 386.
3 Ayant vendu 55.000 exemplaires, Nana était un vrai best-seller de son époque.
Voir F. Brown. Zola: A Lif e. New York, Farrar, Strauss et Giroux, 1995. p. 434.
4 Émile Zola. Au Bonheur des Dames. Paris, Gallimard, 1980. Les citations de ce
texte seront tirées de cette édition.
5 Pour une analyse du rôle de la femme dans la société capitaliste, voir Gayle
Rubin. Traffic in Women: notes on the Political economy of sex. In: R. R. Reiter.
Toward an Anthropology of Women. New York, Monthly Review, 1975. p. 157-210.
6 Cité par Roger Ripoll dans l’ introduction à Nana , p. 9.
7 Cité dans l’introduction à Nana , p. 12.
8 Pour une excellente étude de la prostitution en France pendant le XIXe siècle,
voir Charles Bernheimer. Figures of III Republique: Representing Prostitution in
Nineteenth-Century France. Cambridge, Harvard UP, 1989.
9 Pour une étude approfondie de l’allégorie animale dans l’œuvre zolienne, voir
9 Pour une étude approfondie de l’allégorie animale dans l’œuvre zolienne, voir
Philippe Bonnefis. Le Bestiaire de Zola. Europe nº 468-9, avril-mai 1968. p. 97107.
10 Émile Zola. L’Assommoir. Paris, Brodard et Taupin, 1975. Par la suite, toutes les
citations de ce texte viendront de cette édition.
11 Zola, L’Assommoir, p. 396.
12 Zola, L’Assommoir, p. 396.
13 Zola, L’Assommoir, p. 281.
14 Zola, L’Assommoir, p. 395.
15 Zola, L’Assommoir, p. 396.
16 Zola, Nana , p. 42.
17 Zola, Nana , p. 43-44.
18 Zola, Nana , p. 43.
19 Zola, Nana , p. 412.
20 Zola, Nana , p. 54.
21 Zola, Nana , p. 297.
22 Peter V. Conroy Jr. The Metaphorical Web in Zola’s Nana . University of Toronto
Quarterly 47.3, 1978. p. 239-258. Désormais les citations de Conroy paraîtront
sous forme de mes traductions. p. 241.
23 Conroy, 1978, p. 241.
24 En effet, Nana est blonde ou rousse? Pour une étude sur les cheveux de Nana,
voir Carol Rifelj. « Les cheveux tombés, les épaules nues » : Women’s Hair in Zola’s
Novels”. Excavatio 16.1-2 (2002). p. 90-99.
Dans ses notes, Rifelj constate que,
conforme à la tradition, Zola associe les cheveux roux avec les classes inférieures et
avec le mal (p. 93).
25 Zola, Nana , p. 44, 216, 217, 328 et 412, respectivement.
26 Zola, Nana , p. 215.
27 Zola, Nana , p. 216.
28 Zola, Nana , p. 216.
29 Bernice Chitnis. Ref lecting on Nana . London and New York, Routledge, 1991.
p. 36-37.
30 Dans Renée Kingcaid. Babes from the Cabbage Patch: hysteria as ungendered
personality in Zola’s Nana. Psychoanalytic Studies 2.3 (2000). p. 229-240,
Kingcaid constate que la sexualité dans Nana n’est pas « surdeterminée, mais
sous-determinée » (p. 233).
31 En effet, Muffat a peur de Nana – « elle lui faisait peur » (p. 216) et la capacité
de Nana de jouir seule frustre le compte: « ce plaisir solitaire l’exaspérait » (p. 217).
32 Zola, Nana , p. 215.
33 La force physique de Flore dans La Bête Humaine est aussi décrite par des
caractéristiques du corps masculin. Voir Masha Belenky. Revenge of the Galloping
Beast: Zola’s Flore. Excavatio 16. 1-2 (2002). p. 67-76.
34 Zola, Nana , p. 216-217.
35 Tony Williams fait une comparaison entre les personnages féminins du Bonheur
des Dames et les zombies dans le film Dawn of the Dead de George Romero. Voir
Tony Williams. George A. Romero. Dawn of the Dead, Au Bonheur des Dames and
Cinematic Naturalism. Excavatio 15. 3-4 (2001). p. 242-252.
36 Cité par Henri Mitterand dans la notice Zola, Au Bonheur des Dames, p. 551.
37 Cité par Henri Mitterand dans la notice, Zola, Au Bonheur des Dames, p. 551.
38 Cité par Henri Mitterand dans la notice, Zola, Au Bonheur des Dames, p. 551.
39 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 298.
40 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 116.
41 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 298.
42 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 182.
43 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 387.
44 Comme Denise, d’autres vendeuses du Bonheur des Dames telles que Clara
Prunaire, Marguerite Vadon et Pauline Cugnot sont de souche provinciale et
montent à Paris pour chercher du travail.
45 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 35.
46 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 31.
47 Zola, Au Bonheur des Dames., p. 90.
48 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 168.
49 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 84.
49 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 84.
50 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 131.
51 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 411.
52 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 410.
53 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 131.
54 Pour une étude de la beauté et son rapport avec les personnages féminins dans
l’œuvre zolienne, voir Véronique Cnockaert. Du marbre et du chiffonné: Propos sur
la beauté dans l’œuvre d’Émile Zola. Études Françaises 39.2 (2003). p. 33-45.
55 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 184.
56 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 168.
57 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 157.
58 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 182.
59 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 129.
60 Dans son livre sur la société de consommation moderne, Bowlby décrit les
clientes du Bonheur des Dames comme des cadavres et discute le thème du
refoulement féminin et la réduction féminine dans le contexte d’une imitation
mécanique de l’égalité. Voir Rachel Bowlby. Just Looking: Consumer Culture in
Dreiser, Gissing and Zola. New York, Methuen, 1985. p. 76. Il paraît que les
vendeuses du Bonheur des Dames par contre ressemblent aux robots.
61 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 130.
62 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 133.
63 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 173-175.
64 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 173.
65 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 207.
66 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 207.
67 Zola, Au Bonheur des Dames, p. 207.
68 Émile Zola, Au Bonheur des Dames, p. 387.
69 Théophile Gautier. Mademoiselle de Maupin. Paris, Garnier Flammarion, 1966.
p. 356.