Autour de trois textes-films de Marguerite Duras: Détruire dit

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Autour de trois textes-films de Marguerite Duras: Détruire dit
Autour de trois textes-films de Marguerite Duras:
Détruire dit-elle. Nathalie Granger. Agatha
par
Marie-Louise Paquette
Département de langue et littérature françaises
Université McGill, Montréal
Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention
du grade de M.A. en langue et littérature françaises
février 2006
© Marie-Louise Paquette, 2006
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•••
Canada
11
Résumé
L' œuvre de Marguerite Duras comporte dix-sept textes-films répartis tout au
long de sa période filmique de 1969 à 1985. Ces textes accompagnateurs de films
constituent une fonne particulière d'écriture dite filmique qui fait intervenir trois
modes d'expression différents. Situées à la frontière de trois décennies, les textes-film
à l'étude ici, Détruire dit-elle (1969), Nathalie Granger (1972) et Agatha (1981)
posent différemment la même question du genre littéraire, théâtral et filmique tout en
y échappant, rétifs à être saisis tout à fait. Le texte-film, qui est essentiellement pluriel
et plurifonctionnel, se présente donc ici dans trois états, trois moments de sa création,
du livre troué au livre commémoratif et jusqu'au livre exténué dans un rejet des
structures traditionnelles de transposition de l'écrit au film et interpellant des
instances aussi variées que la fonne dialogique, le texte dramatique, le scénario, les
procédés d'énonciation. Étapes d'un long renoncement à l'écriture ou relances d'une
créativité qui se remet sans cesse en question, les textes-films se révèlent, à l'étude,
porteurs de clés essentielles à la compréhension de l'œuvre de Marguerite Duras tout
entière.
111
Abstract
The work of Marguerite Duras comprises seventeen <<texts-films» distributed
throughout its filmic period from 1969 to 1985. These texts guides of films constitute
a particular form of filmic writing which utilizes three different modes of expression.
Located at the three decade old border, the text-films being studied here, Détruire ditelle, (1969), Nathalie Granger (1972), Agatha (1981) differently ask the same
question of the literary, theatrical and filmic geme all while escaping from it. The
<<texte-film» which is primarily plural and plurifunctiona1 is showed here in three
states, at three moments of its continuous creation. In a rejection of the traditional
structures of transposition of writing to film, they challenge authorities as varied as
the dialogical form, the dramatic text, the scenario. Stages of a long renouncement of
writing or revivaIs of a creativity unceasingly searching for new ways to express
itself, the <<texts-films» studied here are holding essential keys to understanding the
very whole work of Marguerite Duras.
iv
Remerciements
Comme le temps presse, ils seront brefs, mais bien sentis. Ce mémoire est
dédié à mes amies et collègues Andrée. A. et Marie-Renée L. qui ont su
m'encourager, me soutenir et surtout m'endurer pendant cette période d'effervescence
estudiantine où je me suis faite râleuse et toute durassienne.
v
Table des matières
Résumé
11
Abstract
111
Remerciements
IV
Table des matières
V
Introduction
1.
Détruire dit-elle : le livre troué
6
7
1.1
Le refus des catégories génériques
1.2
La forme trouée
11
1.3
Le dialogue et l'ouverture au théâtral
17
1.4
L'Écriture filmique
23
1.5
Le cinéma comme destruction du livre
34
2. Nathalie Granger : le livre commémoratif
37
2.1
De Détruire dit-elle à Nathalie Granger
37
2.2
Le scénario dans tous ses états : les appellations génériques,
41
définitions et modèles
2.3
Nathalie Granger en tant que scénario
2.3.1
Narration filmique et marques scénaristiques
2.3.2 Le
scénario, foyer de perception-réception:
44
47
56
texte dialogique, texte didascalique
2.4
La dissidence durassienne
63
2.4.1
De scénariste à auteur de texte-film
63
2.4.2
Accidents et détraquements
65
2.4.3
Béances et intermédialité
69
VI
2.4.4 Noir et blanc: book and film
73
2.4.5 Le livre commémoratif
77
3 . Agatha ou les lectures illimitées : le livre exténué
82
3.1 Une proposition de lecture
82
3.2 Une proposition d'écoute
92
3.3 Désécriture textuelle et filmique
100
3.4 La parole auctoriale : Duras bonimenteuse ou
108
la bonne femme qui explique les vues
Conclusion
113
Bibliographie
116
Introduction
«À mon avis, le cinéma n'est pas autre chose qu'une
nouvelle façon d'imprimer. il est une forme de la
transformation totale du monde par la connaissance.
Louis Lumière est un nouveau Gutenberg!. )}
Les textes-films de Marguerite Duras écrivent sur l'image, parlent de l'écrit
même quand ils ont l'air de parler de cinéma. Filmés comme une écriture, ils sont écrits
à la manière d'un film avec le constant souvenir/souhait d'une mise en théâtre. ils
s'offrent principalement à la lecture en tant que texte et film entre lesquels le théâtre se
fait raccord, affIrmé ou discret. La recherche d'un statut et d'une définition du «textefilm» et l'exploration de ses variantes révèlent, chez Duras, le clair-obscur de ces écrits
de la période filmique (1960-1985), celui qui brouille sciemment les identités
génériques et leurs frontières. On les dit, tour à tour, scénarios, textes de film, textes sm
film, récits scénaristiques inférés (c'est-à-dire textes qu'on lit comme scénarios après
coup),
scéno-textes.
Ces
appellations
diverses
en
soulignent
la
nature
«plurifonctionnelle2 », l'état de structure en mouvance qui véhicule plusieurs systèmes
sémiotiques à la fois, qui rend compte des mutations propres au passage d'un média à
un autre. Dans la présente étude, c'est le terme «texte-film}) que l'on retient parce
qu'il évoque le procédé de juxtaposition qui accole des éléments divers sans se soucier
de les faire s'apprivoiser d'abord ou de les subordonner l'un à l'autre dans un
quelconque procès logique. Parataxe des formes qui ébranle jusqu'à la structure de
l'écriture qu'elle ouvre à la forme dialogique puis filmique, à la parole auctoriale, enfin.
Sont répertoriés textes-films, les dix-sept écrits de Marguerite Duras qui accompagnent
une production filmique, réalisée par elle seule, et dont ils partagent le titre de Détruire
dit-elle au Dialogue de Rome.
1 J. Renoir, Ma vie et mes films, Paris, Flammarion, coll. «Champs Contre-Champs », 1974, p. 7.
21. Raynauld, Le Scénario defilm comme texte, p. 233.
2
Mais que sont-ils réellement? Étapes d'un long renoncement à l'écriture, textes
épurés jusqu'à 1'épuisement qui vont à leur perte dans le cinéma ou survivance d'une
écriture qui ne parvient pas à s'abolir tout à fait? Les deux à la fois sans doute selon
qu'on cautionne tantôt le scénario pessimiste, tantôt la fable rédemptrice comme c'est
le cas de cette étude. L'ambivalence des formes calque celle de la réception de ces
œuvres qui reste dramatiquement controversée encore maintenant. Ces dernières n'ont
rien perdu de ce qui était, à l'époque, leur effet de subversion à la limite parfois du
canular. Un critique ulcéré du New York Times écrit en 1972, à propos du film Nathalie
Granger, que le regard qu'on y pose sur les êtres et les choses semble « as if the camera
was a Siamese cat whose feelings as been hurt3 ». La caméra dans l'œil du chat offensé
garde ici ses distances face à ce qui est regardé, impose un recul de correction qui est de
politesse autant que de remontrance, celui, en fait, du lecteur face au texte lu. D'où le
constant malaise éprouvé à voir des images photographiées comme des pages, à lire des
textes dont l'écriture est filmique. Chaque oeuvre possède néanmoins sa façon propre
de déjouer le lecteur-spectateur et l'état de texte-film reste essentiellement pluriel,
chacun offrant un moment de création unique.
Situés à la frontière de trois décennies, les textes-films à l'étude ici, Détruire
dit-elle (1969), Nathalie Granger (1972), et Agatha (1981) posent donc différemment
la même question du geme littéraire, théâtral et filmique tout en y échappant, rétifs à
être saisis tout à fait. Les trois s'inscrivent dans le rejet des structures traditionnelles de
transposition de l'écrit au film et empruntent, dans l'appréhension de leur variante
cinématographique, des voies contournées dont l'écriture filmique émerge, celle qui
passe des mots sur une page aux images sur écran, où survit le texte, non plus écrit mais
parlé, fragilisé par son passage à travers la voix humaine, mais survivant par elle.
3
C. Portuges, «The Pleasure of Nathalie Granger », p. 217.
3
Détruire dit-elle, modèle du livre troué et premier texte-film de l'œuvre, permet de
retracer le travail de la forme filmique à même le matériau textuel. Placé sous le signe
de l'espace blanc de la dénomination générique et sorte de story telling de la mouvance
des genres, ce texte-film se prête à une archéologie de la disparition des mots organisés
dans l'image qui en fractionne l'énoncé et aménage des «blancs» ouverts à la
proposition filmée. L'instance dialogique y établit en outre son territoire de tumulte,
essentiel à la stratégie filmique, et convoque le théâtral qui écarte le romanesque
traditionnel mais non l'écrit. Ce dernier se fait alors intuition de la mise en images,
invite à un traitement filmique postérieur au livre publié mais déjà présent au sein
même de la variante textuelle.
Nathalie Granger, texte publié après le film, questionne puis transgresse les
modalités du genre scénaristique dont il respecte néanmoins un certain nombre de
contraintes précises. Construit à partir du texte dialogique auquel s'entremêle celui de
la partie iconique du film, sa modalité première est bien celle de la transcription (des
voix, des images, des mouvements, etc.). Son caractère transitif est réel et lire Nathalie
Granger revient à revivre le tournage du film dont il est une sorte de commémoration.
Le marquage scénaristique y est clair et s'illustre à travers les fonctions narratives
associées habituellement au passage du littéraire au cinématographique autant que par
les indications techniques relatives au dispositif cinématographique qu'on y trouve :
plans, cadrages, distances scalaires, mouvements de caméra, indications de bande
sonore, etc. Les liens qu'entretient le texte de Nathalie Granger avec le scénario
renforcent son emploi en tant que foyer de perception et de réception avec ses jeux de
focalisation narrative, en mode visuel et auditif, où s'intercalent texte dialogique et
texte didascalique dans la dynamique coutumière à l'écrit scénaristique. La dissidence
duras sienne ne tarde pas cependant à s'affirmer avec ses effets de détraquement
4
nombreux, son esthétique de ratage comme moteur d'avancée. Les procédés d'écart par
rapport au scénario ouvrent le film à l'irruption d'un autre film voire d'un autre genre,
le théâtre, mais aussi le textuel qui, même malmené, prend l'écran d'assaut et s'y
installe impunément à coups de gros plans en un trop plein d'écrit qui déborde des
cadres de film pour envahir le scénario. Ce sont des notes post-tournage, adjointes au
texte de Nathalie Granger, qui s'adressent exclusivement au lecteur du livre, comme le
font les multiples parenthèses ou mises en italiques (souvent les deux en même temps)
annonçant la lecture comme déchiffrement privilégié du texte-film.
Sous la forme d'Agatha, le texte-film atteint un statut d'objet donné à voir, à
lire, à dire et à entendre surtout. «Texte montré4 », il convoque et impose les voix-off,
le dit hors de l'image, en une proposition d'écoute à laquelle se joint une proposition de
lecture. La forme exclusivement dialoguée de l'écrit réintègre le théâtral dans l'espacetexte afin d'en indiquer la primauté des choses dites ou, plus exactement, des choses
redites, citées comme on le fait d'une lecture. Agatha inscrit le procédé citationnel à
même la matière du film qui se trouve à mettre en images la lecture remémorée d'un
autre livre CL 'Homme sans qualités de Musil) comme si, à la fm de la période filmique,
c'est au livre qu'on se doit de revenir. Ce parcours d'une quinzaine d'années a
cependant son prix. L'amaigrissement progressif du texte autant que celui du traitement
cinématographique est le signe d'une «déséscriture» textuelle et filmique qui affecte
toute l'œuvre durassienne et dont les conséquences imprègnent clairement le matériau
de ce dernier texte-film. Une possible rédemption et survie de l'œuvre apparaît alors
dans l'émergence de la parole auctoriale. Celle-là même qui s'apprête à balayer le
filmique de la surface de l'œuvre, à envahir l'espace intra et extra-diégétique du textuel.
Dans Agatha, le travail de déflexion des voix vers l'off, entrepris à partir de La Femme
4
Voir Alternatives théâtrales, entretien avec Jacqueline Aubenas, 14 mars 1983, p. 13.
5
du Gange (1973) se fait plus intense lorsque Duras prête sa voix au personnage
d'Agatha joué par Bulle Ogier. Duras choisit alors un autre type d'exhibition que celle
du Camion, verbale et non visuelle, au service d'une parole auctoriale asynchrome
abondante, un «paratexte terroristes» qui lorsqu'il s'occupe de cinéma évoque la
parole des bonimenteurs des films muets, ceux qui expliquent « les vues ».
À l'écart du «cycle indien» (La Femme du Gange, lndia Song, Son Nom de Venise dans
Calcutta désert), très souvent exploré, et contrairement aux œuvres qui le constituent, les
trois textes-films ciblés ici ne produisent aucune suite, ne laissent aucune trace. En effet, ni
les personnages, ni les intrigues ne réapparaissent ailleurs dans l'œuvre (sauf peut-être les
plans inutilisés d'Agatha qui composent une partie de L 'Homme atlantique). Ils en
conservent une fragilité émouvante qui appelle la relecture, le revisionnement (lorsque
c'est possible). Abordés en manière de répons, ils révèlent des états de grâce où texte et
film se jaugent, se stimulent et se brisent parfois sous le regard de l'auteur qui est comme
celui du chat noir qui hante le lieu de Nathalie Granger« charmant {mais aussi} tueur de
mulots, assassin d'oiseaux6• »
M. Borgomano, « Les lectures sémiotiques du texte durassien. Un barrage contre la fascination », p.
104.
6 M. Duras, Nathalie Granger, p. 95.
S
1. Détruire dit-elle : le livre troué
« Ç'aurait été un mot-absence, creusé en son centre d'un
trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été
enterrés7• »
Dans les notes pour la représentation qui accompagnent le texte de Détruire dit-
elle, Marguerite Duras précise « qu'il n'y aurait pas de répétition générales. » évacuant,
de ce fait, une étape cruciale de la mise en spectacle d'un texte dramatique. Considérant
que ce qu'on nomme, avec toujours un peu d'angoisse, «la» générale est la dernière
étape avant la création d'une production, le last call avant que d'affronter le public, il y
a là, outre une certaine bravade, un refus certain de figer l'expression. Duras aménage
ainsi un manque, une absence dans le cheminement de la création qu'elle se garde bien
de combler. Ce passage à vide ouvre le spectacle à des mutations éventuelles, à toutes
les possibilités de réécriture. La juxtaposition de l'ultime répétition à la première
représentation court-circuite le déploiement du texte, en ébranle peut-être même les
fondements.
Cet entretien d'un processus lacunaire rappelle une autre remarque de
Marguerite Duras, toujours à propos de Détruire dit-elle, mais concernant sa mise en
film. Elle dit: «quand j'ai tourné Détruire, nous avons répété pendant un mois, mais
voilà le spectacle n'a pas eu lieu. Les comédiens ont joué une seule fois, le jour du
tournage9 . » Ici, c'est le spectacle théâtral qui est oblitéré et Duras en marque bien la
disparition, comme s'il y avait eu annulation, remplacement à pied levé: avec,
aujourd'hui, dans le rôle du théâtre, le film! Dans un cas comme dans l'autre, le
M. Duras, Le Ravissement de LoI V. Stein, p. 48.
M. Duras, Détruire dit-elle, p.139. Dorénavant, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle DD.
9 M.-P. Fernandes, Travailler avec Duras, La Musica deuxième, p. 196.
7
8
7
manque, l'intervalle est affinné, presque célébré, et il s'affaire à trouer l'avancée du
texte au théâtre, au film. Son caractère transgressif signale la faille dans l'édifice
textuel, une rupture au sein même des lois qui lui donnent vie.
Détruire dit-elle, inclassable, disponible à l'hybridité des écritures, malléable
aux remaniements de genre, est aussi une version exemplaire du « premier état de texte
comme un entendu dire 10. » Cette expression de Duras souligne bien deux autres
caractéristiques de ce livre. D'abord la référence à un d'état existence antérieure,
préalable à la fonne sous laquelle il se présente qu'elle soit littéraire, dramatique ou
cinématographique. Détruire n'est jamais univoque, sa matière textuelle renfenne
toujours l'intuition ou la mémoire d'une autre version. Ensuite, l'œuvre amorce un
virage à l'oralité, à la parole mouvante des dialogues. Sa conversion à l'état de textefilm, est tributaire de ces deux traits. Texte source autant que d'arrivée, Détruire se
présente donc comme un instantané de la création duras sienne, un moment où la fonne
retient sa respiration et convoque la reprise autant que l'avancé.e. Cadrée en amorce de
la période filmique de Duras, l'œuvre se fait pause stratégique pour voir venir, en
même temps que mémento. Elle inaugure ainsi la série des textes-films, films écrits
entre papier et pellicule tout autant qu'écriture lovée entre page et image.
1.1 Le refus des catégories génériques
Toute sa vie Marguerite Duras a lutté contre les enfermements les plus divers et
la transgression à l'égard des conventions qui circonscrivent les genres journalistiques,
littéraires, théâtraux, critiques ou cinématographiques est caractéristique de l'œuvre
10
B. Azalet, Le Navire Night, p. 101.
8
tout entière. Ici, aucun livre n'est jamais vraiment terminé, tout texte s'écoule dans un
prochain à moins qu'il ne rattrape un précédent dans un travail de réécriture qui
pulvérise les limites du texte (qui peut toujours en cacher un autre, à moins qu'il ne
s'agisse d'un film, lui-même potentiel dépositaire d'un livre dont il est peut-être en
attente). C'est la création d'un espace transgressif, un territoire vacant, hors du
périmètre carcéral des genres littéraires, ouvert sur le dehors, l' outside théâtral puis
filmique. La plupart des textes duras siens peuvent et doivent donc être considérés
comme des « réservoirs d'instructions », l'appellation est d'Alain Gaudreault, dans
lesquels viennent puiser les variantes en un mouvement qui est essentiellement de
l'ordre du transport, du transit. L'écriture du texte théâtral, filmique ou romanesque se
voit alors doublée par une autre (elle-même sujette à refonte), potentielle ou disparue,
et, de la tension entre les trois, surgissent les modalités de la réécriture, celles qui
testent ce que Robert Harvey nomme le caractère ductile de l'œuvre de Duras, son
aptitude à être étendue ou étirée sans se rompre jusqu'à l'ultime limite, du livre source
au «livre tombeau », expression qu'utilise Madeleine Borgomano à propos de L'Amant
de la Chine du Nord.
L'établissement d'une bibliographie duras sienne révèle combien il est difficile
de classer les oeuvres selon les catégories traditionnelles. Le texte durassien a du mal à
trouver une définition générique stable et unique et les variations du paratexte
générique font foi de cette ambivalence soigneusement entretenue. Tout ce qui
constitue les seuils des œuvres, titres, pré ou postfaces, notes, entretiens ou
correspondances tenus à propos des textes s'active à brouiller les pistes, à mêler le jeu
puisque qu'il s'agit bien d'une activité hautement ludique. De Détruire, le livre, elle dit
9
que «ce n'est pas un roman du tout 11 », avant que d'affirmer que les indications
scéniques à la fin du livre sont en fait: «non pas l'idée d'un film, mais l'idée d'un livre
qui pouvait être à la fois, soit lu, soit joué, soit filmé 12 .» Après avoir sagement
déterminé, à ses débuts, le support formel de ses écrits, (le statut générique de La Vie
tranquille, Un barrage contre le Pacifique, Le Marin de Gibraltar et des Petits
Chevaux de Tarquinia est plutôt affirmé), Marguerite Duras a, en effet, peu à peu laissé
s'estomper la précision des genres. Certains écrits, de toute évidence narratifs, ne
portent aucune indication qui les constitueraient comme tels tandis que d'autres sont
délibérément écartés de la forme romanesque. Ainsi, à partir de Détruire dit-elle,
premier signe de dérèglement dans la catégorisation, le genre des oeuvres est soit non
spécifié, soit d'une grande équivoque (parfois triple comme lndia Song) et l'appellation
« roman» cède le pas à celle de « texte» qui évoque plus une dynamique de création
qu'un objet créé et strictement codé. Ce premier «manque» à nommer, cependant,
coïncide avec la réalisation à part entière du premier film. L'espace blanc, la trouée
laissée par la disparition de la dénomination générique, ouvre donc l'écrit au filmique et
annonce la béance de la structure et de l'écriture même de Détruire, celle qui convoque
le mode du dire différent, le nouveau potentiel sémiotique du texte-film.
Dans une entrevue publiée dans les Cahiers du cinéma en novembre 69, Duras
explique la genèse contournée et cahoteuse de Détruire. Elle signale son passage
presque obligé de l'état de scénario probable à celui de roman lorsqu'elle constate le
scénario (La Chaise longue) soudainement «frappé de nullité », dit-elle, par la
découverte du personnage de Stein qui impose la forme romanesque à l'auteur. Roman
lui-même déjà aux frontières d'une éventuelle adaptation théâtrale au moment où Duras
11
12
A. Virconcelet, M Duras, p.162.
Cahiers du cinéma, no 217, p. 45.
10
décide d'en faire un film, subitement rendu nécessaire. «Je n'ai pas pu m'en
empêcher!3 » déclare-t-elle dans la même entrevue, soulignant ici autant l'urgence des
remaniements intergénériques que le mouvement d'éviction systématique où une forme
semble en chasser une autre tout en conservant la trace de ce que Bernard Azalet
nomme« une présence en allée!4 ».
L'écrit rend compte ainsi d'une perte, d'un effacement pareil à celui qUI
escamote la répétition générale au moment de la création ou qui substitue le film au
spectacle théâtral. La mise en évidence de ces manques successifs parcellise le texte et
syncope son évolution comme la caméra du film (à venir ou déjà inscrit dans le
matériau textuel)
découpe
personnages et objets,
opère
la décomposition
photographique du mouvement: «Elle sort. Elle vient de sortir. », «Elle se lève. Elle
passe. »(DD, p. 15), «Elle passe tout près du porche. Elle est passée. »(DD, p. 18) Les
remaniements à répétition qui perturbent le livre font aussi fléchir son rendu formel qui
dérape irrésistiblement vers le filmique. Déjà, tout ce qui caractérise l'ensemble de
l'œuvre cinématographique durassienne est en place dans Détruire dit-elle, livre cassé
du point de vue romanesque. L'œuvre amorce la subversion systématique des
catégories y compris, d'ailleurs, celle des textes accompagnateurs de films que nous
verrons avec l'étude de Nathalie Granger, mais qui, pour le moment, circulent encore
sous des appellations aussi diverses que script, brouillon de scénario, scénario oral,
synopsis ou ciné-roman. Cette effervescence autour du jeu des dénominations est
représentative de toute la période filmique de Marguerite Duras (1972 à 1985). Les
livres publiés à cette époque exacerbent le manque à nommer jusqu'à l'épuisement de
13
14
ibid., p. 45.
B. Alazet, Le Navire night, p. 170.
11
la matière textuelle même qui se fait de plus en plus dépendante des films, avant que de
s'abandonner aux voix puis à la parole auctoriale. Mais n'anticipons pas.
Détruire dit-elle est également une première mise en pratique de l'écriture
filmique duras sienne non pas surgie des procédés d'apprivoisement habituels que sont
l'adaptation ou la scénarisation, mais donnée d'entrée de jeu, à froid, dans ce qui n'est
plus vraiment un roman. Elle se signale d'abord par un amaigrissement progressif qui
conduit à un dénuement syntaxique et stylistique de plus en plus radical. Il faut « aller à
l'os, au plus pauvre de la phrase 15 » ainsi que l'affirme Duras, première étape de
l'ouverture du livre à ses dehors potentiels, théâtraux et filmiques.
1.2 La forme trouée
«Je suis maigre mais j'ai de beaux os. »
Anne Hébert
L'œuvre de Duras, en général, s'inscrit dans une certaine avant-garde qui opère,
au milieu du vingtième siècle, une série de transformations de formes autant que
d'enjeux qui ne sont pas propres à la littérature puisqu'on les retrouve aussi bien au
théâtre qu'au cinéma. Les composantes traditionnelles de la forme narrative, en
particulier, subissent les assauts répétés du Nouveau Roman. L'œuvre duras sienne
oppose pourtant une réelle résistance à cette étiquette qui paraît la figer dans des
procédés d'écriture associés à cette école dont elle n'est, somme toute, qu'une
compagne de route comme elle fut celle du cinéma expérimental de la Nouvelle Vague.
L'absence de méthode, de calcul, le refus de la mise en distance ludique, que dénote
15
s. Loignon, Marguerite Duras, p.13l.
12
Jean Cléder 16 chez Ouras, l'isole dans son travail systématiquement négatif tant au
niveau des contenus que de la stylistique. Au contraire, l'abstraction, l'ellipse, la
concision, toutes les fonnes de dislocation de la narration, du descriptif, des images et
de la syntaxe constituent une célébration de la méconnaissance (dirait-on) de l'écriture
autant que du filmique, un refus de compétence qui la place en marge de tout
embrigadement.
Chez Duras, à cette époque, le littéraire est en difficulté, il peine et se cherche.
Aussi, Détruire dit-elle propose-t-il deux personnages d'écrivains potentiels assez
emblématiques du stoppage de l'écriture à l'approche du filmique. Le personnage de
Stein est « en passe de devenir» écrivain depuis toujours. Sa vocation sans cesse
différée est repérée par le personnage d'Alissa à son «acharnement à poser des
questions. Pour n'arriver nulle part. » (DD, p. 20) L'état d'écrivain de Max Thor est
encore plus aléatoire, lui « qui chaque nuit est sur le point de commencer» (DO, p. 39),
dont chaque nuit change ce qu'il écrivait, s'il écrivait, avec sa main« restée longtemps
au-dessus de la page» puis « écrivant avec lenteur et difficulté» (DO, p. 25), résistant à
peine à la force avec laquelle cela s'impose parfois «de ne pas écrire» (DD, p. 46).
Conséquemment, le livre, «maintenant qu'on ne raconte plus rien dans les romans»
(DD, p. 119), est un cul-de-sac «aux préambules sans fin. » (DO, p. 80) Influence
filmique oblige, il est monté en boucle: « Elle lit le même roman depuis trois jours, ditil. Même fonnat, même couverture. Elle doit le commencer {... } recommencer sans
fin.» (DO, p. 29) Et sa lecture n'est que parade: «Tu ne lis pas? Non je fais
semblant. » (OD, p. 48), contrefaçon où les instances traditionnelles du roman sont
moquées: «pour des raisons littéraires, dit Stein. Il rit. », «Ma femme est un
personnage de roman? dit Bernard Alione. Il ricane. » (00, p. 118) L'incertitude du
16
Voir J. Cléder, (dir.), Entre littérature et cinéma, trajectoires d'une écriture, p.21.
13
métier d'écrivain, le manque à créer que souligne le vide des œuvres, «Ce n'est rien,
dit Stein, rien. Un roman pour le train. Rien.}) (DD, p. 29), exposent le caractère
inadéquat du littéraire à l'aube d'une saison filmique. À la déficience du genre, s'ajoute
le travail d'épure de la forme sur le mode de l'espacement et de l'omission.
Comparé à la densité d'œuvres précédentes comme Loi V Stein ou Le ViceConsul, Détruire dit-elle possède une forme étrangement minimale dont l'abstraction
voire la sécheresse confirme les propos de Duras recueillis dans les Cahiers RenaudBarrault à propos de textes qui, eux, découragent la mise en images alors que d'autres
semblent l'inviter: «C'est autour d'équations de cet ordre-là qu'on travaille 17.})
Abstraction, épurement du formel jusqu'à l'ossature, où s'opère un gommage de l'écrit
afin de créer le trou, l'espace lacunaire où s'effritent les procédés romanesques
coutumiers à commencer par le caractère univoque de la narration. «Entre autres
hypothèses, c'est celle que je retiens, {qui} a retenu mon attention pendant tout un été. »
(DD, p. 17) affIrme Stein, laissant place à d'autres scénarios possibles, affirmant le
caractère saisonnier, donc éphémère, de la version retenue. La narration de Détruire ditelle s'ouvre même à un autre récit, celui que Max Thor et Alissa pourraient écrire, le
temps de quelques pages, « un beau sujet» (DD, p. 48), pourtant laissé en plan. Aussi,
le temps d'une lecture, Détruire peut tout autant être texte que théâtre ou film, refait par
chaque lecteur comme chaque regard équivoque des personnages du livre propose une
vision nouvelle, multiple et jamais achevée, de l'univers fictif qui s'y disloque au lieu
de s'y construire.
Le livre s'ouvre, de manière significative, sur une incompétence du regard, un manque
à voir troublant: le parc qu' « on ne peut pas voir », ces parties de tennis « que lui ne
17
Cahiers Renaud-Barrault, no 91, p.16.
14
voit pas », ce personnage «qui ignore qu'on la regarde. » (DD, p. 9) Paradoxalement
Duras propose des personnages qui sont, avant tout, témoins : «je vous ai vu à votre
table.» (DD, p. 25); réflecteurs: «Stein regarde pour moi.» (DD, p. 47); objets
observés: « il y a dix jours que je vous regarde. » (DD, p. 26) Détruire dit-elle fait du
personnage une conscience regardante, parfois à peine identifiable, qui filtre et réfléchit
le monde du roman laissant le lecteur souvent incertain de l'identité même du sujet
énonciateur, insaisissable comme la dénomination générique. Qui parle? est la question
qui hante le lecteur de ces dialogues essentiellement « modernes» selon la définition de
Barthes que cite Michèle Royer, c'est à dire « sans père ni propriétaire 18 ».
Les personnages, ayant résolument rompu toutes attaches avec ceux du roman
traditionnel et dont l'unité se fissure, sont réduits à des silhouettes interchangeables qui
ne sont lisibles que de l'extérieur, installés dans l'inachevé, le possible à perpétuité,
jamais soumis à la vision unique et concluante d'un narrateur ou possiblement d'une
caméra: «Vous connaissez ce nom? Je devais le savoir, j'ai dû l'avoir su et l'oublier»
(DD, p. 24), «Je revois mal son visage. » (DD, p. 19) Des personnages à jeter, parents
des livres de gare indistincts qu'on trouve dans Détruire, livres «à disparaître 19 »
comme ceux que compte écrire Duras juste avant sa mort. C'est donc le manque à voir
(celui des personnages, des lieux, des descriptions) qui est donné ici et ce, à travers les
quelques deux cent treize persistantes références au regard qui surgissent tout au long
des cent trente-sept pages du livre avec l'insistance d'une incantation restée non
opératoire: «elle la regarde, ne regarde que la forêt tout à coup» (DD, p. 33), «elle
s'adosse à sa chaise, le regarde. » (DD, p. 34), « il ouvre les yeux, les regarde. Eux ne
le regardent pas. » (DD, p. 41) Toute une pauvreté du visible se voit inscrite également
18
19
M. Royer, L'Écran de la passion. Une étude du cinéma de Marguerite Duras, p. 33.
M. Duras, C'est tout, p. Il.
15
dans des indications semblables à des didascalies (1' ouverture au théâtre est imminente)
qui introduisent les scènes-séquences du livre. Ce sont quelques notions de décors, une
perception de clarté, d'effets de jour ou d'ombre, qui ont la sécheresse du livre de bord
ou du synopsis: « Neuf heures, crépuscule. » (DD, p. 14), <<Jour éclatant. Il a plu le
matin. » (DD, p. 30), «Nuit dans le parc. Claire. » (DD, p. 71)
Le travail de suppression, le processus de schématisation et d'abstraction de
Duras afin d'atteindre l'ossature du texte, frappe aussi la structure de l'œuvre soumise à
la dynamique durassienne de l'échappée. Détruire dit-elle est constitué d'une
succession de
dialogues juxtaposés, entrechoqués plutôt,
comme le
seront
éventuellement répétitions et production puis répétitions et tournage. Sans transition
narrative aucune, les séquences de dialogues ne sont démarquées que par des espaces
blancs qui sont des trous, des lacunes que le lecteur se doit d'accepter. À cette structure
trouée correspond la discontinuité des phrases les unes par rapport aux autres,
l'enchaînement syncopé des syntagmes, l'omniprésence du procédé de parataxe avec
ses vides, ses silences: « Soleil. Septième jour. » (DD, p. Il), « IlIa laisse ouverte pour
toi. Nous voir.» (DD, p. 52) Les phrases s'interrompent aussi au seuil d'un dire
autrement, pour le moment encore inaccessible, et sont laissées en suspens: «N'allez
pas croire qu'il s'agissait d'une ...non, non ... » (DD, p. 17), «Tu es si jeune, dit Max
Thor, que lorsque tu marches ... »(DD, p 48), «C'est cela, dit Max Thor, c'est ce regard
qui... » (DD, p. 60)
Si la béance généralisée de l'œuvre est une indication du possible, la mémoire
du texte, elle, suscite un recours attendu à la répétition, mais trouée de manques,
imprécise et floue. Ce sont des phrases entières répétées, récupérées du chaos des pages
précédentes de façon incomplète, toutefois, très légèrement décalées: «Une voix
16
d'homme éclate, vive, presque brutale» (DD, p. 12), «C'est la même voix vive,
presque brutale» (DD, p. 13), «Sa voix est vive, presque brutale. » (DD, p.14) Le texte
entier semble se construire sur les ruines d'un état antérieur et la nécessité de détruire
pour créer s'impose. Ici se dessine l'esthétique de la trace, elle aussi nécessaire à la
mise en place du texte-film, forme à fois mémoire et avènement comme les
personnages adultes de Stein et d'Alissa qui sont «déjà des enfants. » (DD, p.124)
Ainsi, l'ellipse hoqueteuse des phrases, leur syntaxe érodée par l'absence d'articles, de
verbes, l'accumulation de phrases nominales, participent d'un appauvrissement
généralisé des procédés narratifs divers en un évidement qui prépare l'ouverture vers le
dehors du théâtre et du film.
Le déséquilibre entretenu, tout au long de l' œuvre, entre récit et discours,
délibérément en faveur du discours, met en place la dernière composante de la forme
trouée: la parole comme fondement du texte-film. Pour Sylvie Loignon, «les voix font
des trous dans le film2o. », mais avant que d'envahir et dévitaliser l'image filmique, les
voix qui parlent, fragmentées par tout un système de résonances et de rappels,
disséminent d'abord la matière romanesque au profit de l'énonciation. Cette dernière
est constamment renforcée par des procédés oraux: les «oui », «non », «vous
voyez? » , «c'est ça. »qui font courir les mots au rythme d'une respiration. La pulsion
alternative des questions-réponses, les locutions modalisantes rendent incertaine la
substance même du texte: «il ferait presque lourd» (DD, p. 13), «elle doit être allée
dans le parc» (DD, p. 16), «elle a dû mourir. » (DD, p. 17), «je ne saurais pas vous le
dire. » (DD, p. 17) La narration ou, plus justement, le narrateur-locuteur qui instaure
l'acte de parole est comme le personnage de Stein «dans une incertitude tremblante»
(DD, p. 22) puisque de toute façon «non, on ne saura pas. » (DD, p. 124) De la même
20
S. Loignon, Marguerite Duras, p. 41.
17
manière, les diseurs récitants d'un texte que sont les personnages de Détruire
demeurent presque interchangeables, confus, et leurs échos verbaux arrachés au non-dit
renvoient le lecteur à une substance première, dont nous avons parlé plus tôt, à laquelle
il n'a pas accès, au moment où, comme le dit Alissa à Élisabeth: «je ne te connaîtrais
pas encore}) et, plus important, où « on ne se serait pas dit un mot. }) (DD, p. 43) La
matière dialogique se voit ici travaillée hors des limites du matériau textuel de l'œuvre
et du genre auquel il échappe de plus en plus afm de renaître et devenir autre, juste
avant que «ne commence l'action du livre et l'interrogation du film21. })
1.3 Le dialogue et l'ouverture au théâtral
Dans son ouvrage sur les rapports entre le Nouveau Roman et le théâtre, Arnaud
Rykner affirme que la forme théâtrale, chez les écrivains de cette école et chez Duras
spécifiquement, a pris son essor à même le matériau romanesque et l'un de ses
composants, la forme dialogique22 . Simultanément, en tant que recopiage du réet23, le
dialogue se donne pour référent le monde extérieur, ['outside qui, toujours pour Duras,
convoque le cinéma et sa «langue écrite de la réalité}) selon l'expression de Pasolini.
La forme dialogique est donc cruciale dans l'émergence du texte-film duras sien qui se
doit cependant d'en passer par le théâtral, lui-même issu des dialogues inscrits dans le
romanesque.
Le dialogue occupe une place considérable dans l'œuvre de Marguerite Duras
où il apparaît dans tous ses états, brouille les frontières génériques, explore et
21
22
23
M. Blanchot, « Détruire », dans L'Amitié, p. 133.
Voir A. Rykner, Théâtres du nouveau roman, p. 162.
Voir G. Genette, Figure III. p. 28.
18
déstabilise toutes les voies de la communication. C'est le lieu privilégié où s'opèrent les
glissements et les mutations de tous genres, un espace contradictoire pareil en cela à ces
couloirs qu'affectionne Duras dont elle dit qu'ils sont les lieux « là où on se rencontre
{... } par là qu'on sort, mort ou vivant, et par là qu'on rentre24 • » La forme dialogique
durassienne se manifeste à travers toutes ses variantes, des plus convenues aux plus
anarchiques. En mode plus traditionnel, elle apparaît en tant qu'élément constituant de
l'univers romanesque des textes, « première manière », comme La Vie matérielle ou Le
Marin de Gibraltar, là où un narrateur omniscient cède ou plutôt semble céder la parole
à ses personnages. Les Parleuses, en 1974, donne au dialogue la structure ouverte d'une
conversation portant elle-même, entre autres, sur l'oralité et son rapport à l'écriture, le
littéraire et le monde extérieur. C'est une transcription «non censurée» d'entretiens
entre Marguerite Duras et Xavière Gauthier où redites, détours, phrases inachevées,
chevauchements et autres aléas conversationnels sont honorés dans un refus de la mise
en ordre, une célébration de la parole des femmes au cœur même de la révolution
féministe. L'outside du film est aussi traité par le biais de l'échange verbal, cette fois
avec Michelle Porte, dans Les Lieux de Marguerite Duras (1977). Ici l'iconographie
perce à travers les interstices des mots parlés à la manière des images, décrites celles-là
par Duras, dont elle signale qu'elles pourraient servir de ponctuation à un film tiré du
roman qu'elle vient d'achever, L'Amant de la Chine du Nord. L'Été 80, à son tour,
propose un nouvel état de la parole écrite alors que des textes journalistiques divers,
égrenés au fil d'une saison, sont sauvés d'une disparition certaine par ce livre où
s'impose peu à peu le dialogue. Brefla forme dialogique est terrée partout dans l'œuvre
de Duras comme les noirs qui trouent la pellicule de ses films ou les silences qui en
fracturent la bande son.
24
D. Noguez, La Couleur des mots, p. 47
19
Pendant la période qui va de 1954 à 70, le dialogue ne cesse de d'élargir son
emprise sur le matériau littéraire, supplantant peu à peu le récit, minant les certitudes de
la narration en faveur de ce que Madeleine Borgomano nomme cette «zone instable,
agitée de turbulences25 • » Ainsi, à mesure que l'écriture de Duras se fait de plus en plus
elliptique, discontinue et ouverte, son potentiel scénique s'accroît et les oeuvres glissent
de la forme romanesque à la forme théâtrale, celle-ci déjà trouée puisque présupposant
des ensembles de signes non verbaux, la présence virtuelle d'une représentation que fait
advenir la mise en scène. Ce glissement «progressif» se doit d'en passer par le
dialogue, écriture de l'intervalle, de l'entre-deux défini comme «négociation entre
roman de la parole et voie de l'écrituré6 », et aussi par la dérive des genres qu'initie Le
Square, l'un des premiers textes hybrides durassiens.
Contrairement à Détruire dit-elle, les dialogues du Square sont interrompus de
notations parfois encore fortement inscrites dans le romanesque: «tranquillement
l'enfant arriva du fond du square et se planta devant la jeune fille 27 »; ou déjà parente
de la didascalie: «il y eut un silence entre eux28 . » L'œuvre reste toutefois sous la
garde à vue de l'appellation «roman» même si l'auteur prétend, dans une interview
parue en 1956, qu'elle n'a «voulu ni faire une pièce de théâtre, ni, à vrai dire, un
roman. Si roman figure sous le titre du livre, c'est par étourderie de ma part!29 »
Quoiqu'il en soit, la forme dialoguée interpelle forcément le théâtral et la nature double
de son énonciation. Ici le recopiage est réécrit en deux versions dramatiques : l'une
abrégée et presque simultanée en 56 (l'urgence de la transition au théâtre préfigure celle
vers le filmique), l'autre «allongée» en 65 qui évoque la réécriture de la pièce La
M. Borgomano, «Le dialogue dans l' œuvre de Marguerite Duras », p. 2.
M.-H. Boblet-Viart,« L'entre-deux dans les dialogues de Marguerite Duras », p. 172.
27 M. Duras, Le Square, Éditions Quarto, p. 461.
28 ibid., p. 482.
29 C. Sarraute,« Entretien avec Duras », Le Monde, 18 septembre 1956, cité par Madeleine Borgomano
dans «Le dialogue dans l' œuvre de Marguerite Duras », p. 5.
2S
26
20
Musica (1965) que Duras étoffe avec La Musica deuxième (1985), la durée télévisuelle
de la première lui semblant trop réduite (encore un autre support textuel en jeu!). Le
passage au vrai théâtre du Square nécessite toutefois une réécriture serrée. Cette
dernière, selon Madeleine Borgomano, est essentiellement du registre de l'élimination
et de l'allègement, portée de ratures en ratures (la photo d'une page du manuscrit parue
dans Lire Duras en fait foi) jusqu'à l'os du texte, jusqu'à l'à-plat des personnages qui
demeurent, comme ceux de Détruire, uniquement vus de l'extérieur, dans le refus du
réalisme et l'entretien d'une parole volontairement touffue, artificielle et littéraire:
Quand on me dit que la bonne à tout faire du Square ne parle
pas naturellement, bien entendu qu'elle ne parle pas
naturellement puisque je la fais parler comme elle parlerait si
elle pouvait le faire. Le réalisme ne m'intéresse en rien. Il a été
cerné de tous les côtés. C'est terminé 3o •
Le Square n'est toutefois pas soumis à l'appauvrissement brutal du textuel que
commande pourtant le passage à l'oralité et, comparé au minimalisme austère de
Détruire, il reste alourdi de trop de pompe syntaxique, figé dans le passé simple des
verbes auprès duquel le présent de l'indicatif de Détruire évoque une durée autre que
celle du théâtre, la durée du mouvement qui s'accomplit sous nos yeux, motion picture.
Poussée hors de ses gonds, l'écriture de Détruire dit-elle se voit malmenée,
jetée au dehors comme l'affirme Duras dans Émily L. Cette éviction se fait d'abord en
direction du registre théâtral puis du filmique. Comme on l'a vu précédemment,
l'ouverture au scénique est tributaire de la mise en place de la forme dialogique et de
son oralité, celle qui court-circuite le narratif au profit de l'énonciatif en un transfert
qui s'inscrit, pour Détruire, jusque dans le titre de l'œuvre. L'énonciation se voit
30
M. Duras, Le Square, p. 459.
21
renforcée par de nombreux procédés oraux dont nous avons parlé précédemment et qui
placent Détmire résolument dans le camp du « talking )} défini par Genette comme ce
discours situé à l'extrême du « showing» et du «telling31 », libéré de tout souci
d'histoire à raconter, détaché de l'univers romanesque traditionnel. Ainsi toutes les
scènes (puisqu'on ne peut plus guère les nommer chapitres et pas encore séquences)
s'ouvrent sur une parole hésitante, encore entre le dire et le penser, qui ne porte pas les
marques du discours rapporté mais ressemble à une voix intérieure parente de la
didascalie: «Nuit. Sauf des lueurs frisantes dans le fond du parc, nuit. )} (DD, p. 23),
« Nuit complète. )} (DD, p. 49), «Temps éclatant. Les stores ont été baissés. » (DD, p.
108), «Des voix arrivent du parc. Elle sort. » (DD, p. 14) Cette voix intérieure sert
d'appoint aux voix des personnages puis établit le silence dont émergera une parole
lente à l'élocution précise, au ton neutre, mais aussi mélodique, en attente de son
véhicule privilégié, l'acteur. Chez Duras, l'acteur est énonciateur avant tout: «un
acteur, c'est fait pour proférer, c'est une bouche qui s'ouvre pour dire des paroles que
d'autres ont écrites32 • » On songe à Beckett, à la bouche rouge sur fond de scène noir
de Pas moi, ultime épuration théâtrale! Il n'est pas étonnant que le texte lu plutôt que
représenté se soit imposé finalement comme modalité privilégiée de la représentation
théâtrale durassienne. La curieuse romanisation de la tessiture théâtrale, qui s'amorce à
partir de 1985 avec La Musica deuxième, est certes à rapprocher de la fin de la période
filmique de Duras. En 1990, paraît La Pluie d'été, livre où le scénario du film Les
Enfants (1985) devient récit alors que le film est resté longtemps la seule narration
possible de cette histoire, selon Duras. Épuisement de la forme filmique ou renaissance
de l'écrit? La forme effritée de La Pluie d'été semble plutôt évoquer celle du livre
exténué, troisième état du texte-film dont nous reparlerons avec Agatha.
31
32
G. Genette, Figures III, p.188.
S. Loignon, Marguerite Duras, p. 143.
22
Détruire dit-elle, texte riche de virtualités multiples, inscrit dans une dialectique
de l'expression qui assume et cultive la fragilité presque magique de ses frontières en
même temps que les marqueurs d'une écriture intergénique, se conclut, on l'a vu, sur
des recommandations de l'auteur (p.139-140) où, soudainement, personnages et lieux
se voient placés sous le signe performatif. On y trouve des indications de scénographie
qui englobent même le para-théâtral : « la pièce devrait être représentée dans un théâtre
de dimensions moyennes, de préférence moderne. »; des consignes de casting: « Alissa
est de taille moyenne, plutôt petite. Stein et Max Thor ont à peu près la même taille. »;
de costumes: «Elle est en blue jeans, pieds nus »; de jeu: «l'indication est d'ordre
intérieur.» D'autres remarques se tiennent à la limite du chorégraphique: «ses
mouvements doivent être très aisés. Stein a une démarche rapide. Max Thor est lent
dans sa démarche. » Toutes confirment le statut de texte « théâtralisable » qui est celui
de Détruire, pour le moment. De plus, Duras y mentionne qu'un décor abstrait serait
préférable et que la figuration humaine, rendue superflue, pourrait être évoquée par la
lumière, poursuivant ainsi le procédé d'épuration et d'amaigrissement forcé du
matériau jusque dans un éventuel traitement scénique. Ces notes ont ceci de
remarquable qu'on les croirait ajoutées à la sauvette, comme survenues tout à coup
dans l'effarement que cause l'irruption du théâtral à l'intérieur ce qui est, après tout, un
non lieu générique. Elles tracent les voies du possible théâtre (et peut-être même du
filmique) qui traverse l'œuvre. Le caractère irrésolu de leur présentation, en italiques,
placées en fm de livre, presque oubliées, souligne la fragilité formelle de l'œuvre. Ces
remarques préfigurent aussi celles qui convoquent le film, plus de vingt ans après, au
sein même de ce qui devait être un retour au roman, L'Amant de la Chine du Nord. À
ce moment, les notes infra-paginales deviennent des indications claires pour la mise à
23
l'écran du texte « dans le cas d'un film 33 », «en cas de cinéma » (ACN, p. 84), « en cas
de film. » (ACN, p. 172) Comme c'est le cas pour Détruire dit-elle, elles s'installent
dans les failles du récit. Failles que l'écrit ne comble pas puisque, après avoir facilité
l'irruption du théâtral au sein même du littéraire, elles ouvrent désormais la voie vers
l'outside du film, celui qui sort le livre dehors. Ouverture qu'on sent déjà à la lecture de
Détruire dans l'impression que l'auteur y inscrit, avec des mots, des procédés qui
ressemblent à des profondeurs de champ: «Il n'y a qu'elle qui se tienne aussi près des
tennis. Les autres sont plus loin, soit à l'abri des haies soit au-delà sur les pelouses au
soleil. » (DD, p. 12); des cadrages champ contre-champ: « Stein s'assied sur le gravier,
regarde le corps d'Alissa, oublie. Là-bas, Élisabeth s'est retournée vers le porche. »
(DD, p. 42) Les éclairages, les positions et les mouvements sont indiqués comme dans
un scénario: «Lumière et soleil dans la salle à manger. Dans les miroirs. » (DD, p. 95),
« Élisabeth se tourne. Elles se trouvent toutes les deux prises dans un miroir. » (DD, p.
99), «Il s'assied, prend une cigarette, lui en offre une. » (DD, p. 15) À ce moment, le
cinéma paraît une extension certes naturelle du texte, mais qui a dû être induite, en un
premier temps, par la porosité de l'instance dialogique, l'intervalle mouvant qu'il
génère, celui qui donne à entrevoir le texte-film, œuvre à l'état double où l'on isole et
explore «le même geste qui à la fois écrit et réécrit le texte, le verse au crédit de la
littérature et le délivre par le cinéma34 • »
1.4 L'écriture filmique
Sorte de story telling de la mouvance des genres, Détruire dit-elle, déjà en route
vers sa représentation scénique, inaugure un nouveau rapport de l'auteur avec le
33
34
M. Duras, L'Amant de la Chine du Nord, p.73. Les citations suivantes apparaîtront sous le sigle AMe.
M-C. Ropars-Wuilleumier, Écraniques. lefilm du texte, p. 172.
24
cinéma et se place à l'orée d'une saison essentiellement filmique où Marguerite Duras
renonce progressivement à la littérature pour se consacrer au cinéma, où elle se fait de
moins en moins écrivain et de plus en plus «scriptrice de film» selon l'appellation de
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier. Détruire dit-elle, le film, est une première mise en
pratique du cinéma par Duras, première réalisation à part entière à même son propre
matériau. Avant 1969, année de sa production, d'autres réalisateurs s'étaient chargés
d'adapter ses œuvres à l'écran: René Clément (Un barrage contre le Pacifique, 1957),
Peter Brook (Moderato cantabile, 1960), Henri Colpi (Une aussi longue absence,
1961), Jules Dassin (Dix heures et demie du soir en été, 1966) et Tony Richardson (Le
Marin de Gibraltar, 1967). Avec des fortunes diverses selon l'expression courante,
mais surtout selon Duras qui ne cache pas ses réserves, faisant même de l'échec de ces
films l'une des principales motivations de sa venue au cinéma. Approchée de
l'extérieur donc, l'œuvre de Duras semble résister au cinéma et à son langage. Mais
depuis l'écriture du scénario d'Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959) la
tentation du film, sa pression constante, presque insidieuse, sur l' œuvre de Duras ne se
dément pas. Elle persiste et s'incarne en des voies contournées pendant que l'écriture
des textes dits littéraires semble se modeler en fonction d'un avènement qui ébranle et
pervertit les formes autant que l'expression. L'exercice de mise en scénario et en
dialogue, avec Gérard Jarlot, d'Une aussi longue absence est suivie d'une série
« scripts », de ceux sans doute dont Duras dit «qu'ils sont toujours écrits trop tôt»
puisqu'ils accompagnent des films restés inédits, à moins qu'ils ne soient comme ces
«préambules sans fin» (DD, p. 48) qui enrayent la lecture d'Alissa. Des textes de
films qui ne donnent donc réellement rien à voir et sur lesquels il faudrait bien revenir
éventuellement afin d'en explorer l'état d'inachevé et de silence, aussi bien vocal que
visuel. Ce sont: Nuit noire, Calcutta, court métrage filmé par Martin Karmitz (1964),
Sans merveille, long métrage de Michel Mitrani (1964), Les Rideaux blancs, écrit pour
25
Georges Franju (1965) qui finit tout de même par émerger dans une production
télévisuelle allemande (semblable en cela à La Musica, aussi écrit pour la télévision
anglaise la même année) et, finalement, La Voleuse, film de Jean Chapot (1966). On
reviendra d'ailleurs, avec Nathalie Granger, à ces différents écrits pour le cinéma qui
ne sont plus ni strictement littéraires, ni strictement textuels et qui renvoient à un film
absent, chapeautés d'appellations diverses qui se croisent à l'intérieur même des limites
du texte: adaptation, scénario, script, synopsis ou commentaire en un dérèglement
systématique des genres.
En 1966, le virage vers le cinéma connaît une nouvelle étape alors que Duras
propose une reprise, filmique celle-là, de La Musica co-réalisée avec Paul Sedan.
L'approche est donc graduelle, précautionneuse, une avancée de biais empruntant
d'abord les voies traditionnelles par lesquelles l'écrivain s'intègre au monde du
cinéma: le script, le scénario, les dialogues. Parallèlement, les livres de la même
époque cheminent vers le théâtral ou connaissent une transformation de facture qui les
mène au dénuement, à l'épure, signalant l'apparition de l'écriture filmique avant le film
même, la mise en mots et en images du texte-film dont Détruire dit-elle est une
variante. Duras, insensiblement mais de manière continue, passe ainsi des mots sur une
page aux images sur écran. Mot parlé (le dialogue s'impose) et non plus écrit que la
voix humaine déstabilise jusqu'à l'effacement, jusqu'au renoncement à dire et même à
écrire. Dans Détruire, les mots échappent souvent aux personnages: «Il n'a pas écouté
le nom. La deuxième fois, il l'a mal entendu. »(DD, p. Il), «la voix se perd du côté de
la porte. » (DD, p. 13) D'ailleurs «personne ne répond. }) (DD, p.12) Ainsi, alternative
et incertaine, émerge la métaphorique écriture filmique non plus comme «une
26
reconversion ou une mutation plus ou moins surprenante de l'œuvre littéraire 35 », mais
en tant que survie de l'écriture poussée à son extrême limite, dans ses retranchements
les plus ultimes et menacée d'abolition, de cette «destruction capitale» évoquée dans
Détruire. C'est l'œuvre entière ici qui se voit relancée par le film imaginé à l'écrit, le
texte-film
Pour saisir la spécificité du texte-film sous la forme du «livre troué » et en
reconnaître l'écriture filmique, l'on se doit de revenir à une note de Duras en marge du
scénario d'Hiroshima mon amour qui rappelle une remarque de Resnais: faites comme
si vous commentiez les images d'un film fait. Détruire dit-elle pourrait donc être, non
pas le scénario d'un film éventuel, mais l'idée d'un film, une tentative d'écriture du
film selon des procédés et une optique encore littéraires. Il y aurait, dans le texte, dans
la narration, la description d'un film parent mais, somme toute, différent et autonome
du film réalisé. Un film inscrit dans le livre, non encore advenu, un peu à la manière du
personnage de Stein dans le scénario que s'inventent Max Thor et Alissa: «Il n'y
aurait pas encore Stein, n'est-ce pas? Pas encore. Stein vient plus tard. » (DD, p. 43) et
porté par une voix maîtresse, avec la lecture comme modalité d'exploration. Film
prémonitoire à même la substance de l'écriture qui se suffit à lui-même tout autant
qu'il interpelle et met au défi le film réalisé, de la même manière que ce dernier
propose un détour pour mieux reconnaître le texte. Film du texte d'abord, texte du film
ensuite, avec les multiples systèmes sémiotiques que les deux véhiculent: paroles,
bruits, images, codes gestuels, mise en scène, écriture. Détruire dit-elle, le livre, reste
un film à faire dans l'écho d'une représentation théâtrale. Dans son ensemble, le texte
ressemble à une note didascalique (comme celle de Resnais) en marge d'une image ou
peut-être d'une tragédie qui se serait jouée avant ou ailleurs. Le matériau du texte a
35
M. Borgomano, L 'Écriture filmique de Marguerite Duras, p. 13.
27
quelque chose de la force de l'image, on peut y pressentir des plans vus puis effacés,
une trace/désir du film où chaque page est promise à une longévité au-delà du texte, où
la littérarité se rapproche de la filmicité comme on l'a vu précédemment.
Si l'on revient brièvement à la forme trouée de Détruire pour y cibler plus
spécifiquement ce qui évoque la présence permanente du film possible, la parenté avec
la forme filmique et ses marqueurs s'imposent. En effet, les équivalences
cinématographiques qui caractérisent ce que Madeleine Borgomano (entre autres)
nomme «l'écriture blanche» du texte-film sont nombreuses et significatives.
Attardons-nous d'abord à la suite de séquences brèves qui forme l'organisation
structurelle du livre. Au nombre de dix-huit et de durée variant entre une demie et vingt
et une pages, elles s'ouvrent et se ferment en une série de fondus-enchaînés d'ombre et
de lumière: « Soleil et chaleur dans le parc.INuit. Sauf des lueurs frisantes au fond du
parc, nuit.lRougeoiement sombre tout à coup de la dernière lumière./Jour éclatant. »
(DD, p. 22-23-30), «Jour dans le parc./Crépuscule dans le parc. » (DD, p. 75-87) On a
déjà mentionné l'espacement typographique entre les scènes en tant que signe d'une
réduction de la matière textuelle. La séquence qui s'étend des pages cinquante-trois à
soixante et onze est à cet égard exemplaire. Des fractions du dialogue sont
délibérément décalées par rapport aux autres répliques et se présentent en alternance
avec celles-ci en une préfiguration de montage parallèle. Apparentées à un non-dit, à
une voix intérieure qui dérive, elles engendrent un territoire ouvert à la venue d'une
autre instance, comme le story-board appelle irrésistiblement l'image aux côtés de
l'écrit.
À l'intérieur même du cadre que fait naître l'écriture, on ne peut que remarquer,
par la suite, le surgissement et la disparition des personnages, côté cour ou côté jardin,
28
en un rappel du théâtral: « elle sort, elle vient de sortir. » (DD, p. 15), « Elle traverse la
salle à manger. Elle disparaît dans l'entrée. » (DD, p. 23), «Stein revient. li est là. »
(DD, p. 39) Ces déplacements et allées-venues soulignent une latéralité d'espace qui
force les limites circonscrites de la fiction avant que de faire sortir du cadre de l'image,
acteurs, lieux, paroles, bruits et même actions. Les personnages, saisis essentiellement
de l'extérieur comme on l'a vu précédemment, sont définis par l'emplacement des
objets autour d'eux, par leur situation dans l'espace: «Devant elle, il y a le livre. »
(DD, p. 9), «il n'y a qu'elle qui se tienne aussi près des tennis. » (DD, p. Il), « il l'a
toujours vu, oui, soit dans le parc, soit dans la salle à manger, dans les couloirs,
toujours. » (DD, p. 15), «je serais à cette table. Toi, à une autre table. Séparés par les
tables, les murs des chambres.» (DD, p. 43) Les personnages sont fréquemment
« posés}) (comme on prend la pose) devant ou contre des surfaces planes ou
géométriques (murs, portes, fenêtres ou miroirs), saisis en amorce par le regard, soit
« de profil face à la baie» (DD, p. 13) ou « debout près des baies, face au parc. » (DD,
p. 19) Élisabeth Alione se lève pour se loger dans «l'ouverture des baies» (DD, p. 43)
alors que Max Thor «en retrait, ne regarde pas encore. » (DD, p. 56) Toute une
structuration de l'espace s'instaure, opérée par une écriture dont le travail reste connexe
à celui d'une caméra avec des distances scalaires, les incidences angulaires, les
cadrages et les éclairages, ces jeux de lumière qui circonscrivent les êtres et les choses
en les remaniant. Les yeux qui « restent encore crevés par la lumière trop directe, près
des baies. » (DD, p. 10) ou le corps qu'on découvre «sous l'effet d'éblouissements
successifs. » (DD, p. 53) Détruire met à l'écrit (en attendant la scène puis l'écran) des
personnages qui se dessinent «dans l'ombre d'un arbre. » (DD, p. 37) près desquels
«le lac gris du crépuscule noircit» (DD, p. 135) dans la perspective d'une lumière
«qui ne s'éteint plus », où «un matin, on vous retrouvera {choses et êtres}, informes,
ensemble, une masse de goudron. »(DD, p. 53) Image à rapprocher de celle du« texte
29
qui s'obscurcit à mesure que le livre est réécrit par le film 36 » dont parle Marie-Claire
Ropars-Wuilleumier et qui laisse le lecteur (et l'éventuel spectateur) dans un état de
confusion et de décentrement.
Les marqueurs filmiques se surajoutent en strates dans le terreau textuel de
Détruire et la fonne dialogique, dans sa structure alternée de répliques et de silences,
contribue à la saisie de l'œuvre par le cinéma de même qu'à renflouer le supplément
filmique dont elle est investie. La piste sonore du livre, à cet égard, se joue de la
hiérarchie des éléments qui la constituent et revalorise bruits, cris et silences dont le
potentiel de signification se voit enrichi et ce, aux dépens même des voix des
personnages. La didascalie «silence », par exemple, sert de ponctuation au
déroulement des dialogues et Duras l'utilise plus de cent fois (cent vingt-deux
précisément) de manière parcimonieuse d'abord puis avec de plus en plus de fréquence
en une accélération du démembrement de la parole en faveur du non-dit, du chic
suprême du savoir taire. Le silence se fait « sur Alissa» (DD, p. 42), «sur l'hôtel»
(DD, p. 44) et finalement « sur la vie d'Élisabeth Alione » (DD, p. 129), procédure
dévorante qui s'accélère. Plus de la moitié des pauses-silences se trouvent dans la
dernière scène du livre (p. 108 à 137), jusqu'à six fois dans une même page (p. 133), la
zone muette du texte rejoignant ainsi celle de l'opacité, en une montée de « l'écrannoir-page blanche37 » qui procède à la destruction du matériau, autant littéraire que
filmique.
En attendant que la trame sonore ne joue contre l'image dans le film réalisé, le
film du texte, lui, porte en latence deux bandes sonores qui se distinguent dans leur
36
37
M.-C. Ropars-Wuilleumier, Écraniques, le film du texte, p. 58.
ibid., p. 83.
30
fonction avant même que d'atteindre un écran éventuel et qu'on peut d'ores et déjà
nommer: synchrone et asynchrone. La bande synchrone est celle qui correspond à ce
que l'on voit (ici ce qu'on imagine) àl'écran, parole prononcées, bruits extérieurs. La
bande asynchrone, elle, rend compte des sons «off», ceux qui surgissent d'un en deçà
de l'image, référents de quelque chose qui n'est jamais montré. Chez Duras, le «off»
est essentiellement le lieu de l'écrit. «C'est là que j'écris38 • » affirme-t-elle en un
renversement de l'ordre filmique habituel qui subordonne l'asynchrone au synchrone,
ce dernier plus logique, attendu et rassurant. Cette attitude rend nécessaire un nouveau
type d'écoute du film en même temps qu'elle réhabilite l'univers du sonore promu
vecteur privilégié de l'indicible, du manque à dire autant que de l'absence et de
l'irreprésentable. Détruire dit-elle propose, au cœur de l'écrit, une mise en oeuvre
préparatoire de cette subversion des procédés cinématographiques.
Duras, déjà séduite par la possibilité du film d'opérer une disjonction du son et
de l'image, brouille sciemment, dans le texte écrit, l'identité des personnages et
entretient, comme on l'a vu précédemment, une grande incertitude sur le sujet
énonciateur qu'éclaire à peine, ou alors à retardement, la disposition typographique des
dialogues, dans un refus de dicter un point de vue. Ainsi les cinq premières scènes du
livre, toutes très brèves, donnent à voir deux personnages, « il » et « elle », inscrits dans
un jeu de regards sans paroles, sorte de mise en place à l'amorce d'un dialogue
présenté ici sous un mode essentiellement votif du point de vue du lecteur. Lorsque
fmalement surgit l'attendu «Vous permettez?» (DD, p. 15), le lecteur a intérêt à
demeurer au raz du texte pour bien intercepter et enregistrer l'identité de
l'interlocuteur, un autre« il» étonnamment, alors qu' «elle» ne survient qu'à la demie
Cité par Michèle Royer dans L'Écran de la passion. Une étude du cinéma de Marguerite Duras, p.
104.
38
31
de la page, surgie d'un ailleurs quasi extra-diégétique, traversant l'espace au rythme
d'un slow motion: «Elle se lève. Elle passe. Il se tait. }) (DD, p. 15) Apparition qui
interrompt la parole (de qui?), convoque le silence et achève la confusion du lecteur
qu'on oblige à un va et vient entre le dialogue et le narratif proche de celui qui perturbe
l'écriture, de la page à la pellicule et vice versa. Mots parlés et mots écrits en restent
disjoints, désarticulés, et Duras se soustrait ainsi à son rôle de romancière comme elle
se soustrait à celui de cinéaste. L'émetteur autant que l'énonciateur échappe à la prise
de la lecture. On songe à l'incapacité du personnage d'Élisabeth à finir «son roman
pour le train. » (DD, p. 29) vers lequel elle tend la main machinalement comme elle le
fait pour les flacons de pilules blanches qui le flanquent. L'incompétence de lecture
d'Élisabeth contamine le lecteur de Détruire qui n'arrive pas à achever, dans le sens de
circonscrire (et peut-être même de tuer), ce livre toujours en transition vers le cinéma,
porté par l'écriture filmique.
La bande sonore asynchrone du texte, riche d'évocations diverses, s'ouvre vers
le monder extérieur, transgresse les limites du cadre de l'image. Latéralement, ce sont
des voix de loin, douces, prévues,« qui résonnent dans l'écho du parc. »(DD, p. 12) ou
qui se perdent «du côté de la forêt. » (DD, p. 13) Verticalement, une voix «nette,
haute, d'aérogare)} (DD, p. 23) évoque un lieu inexistant dans la fiction, mais suggère
un potentiel de fuite (écho du livre pour le train) à moins que ce ne soit la mémoire
d'un espace enfui dans un texte voué au transitoire. À l'établissement de la dominante
orale et sonore du texte, se joignent les bruits, eux aussi éléments significatifs de la
bande asynchrone, que Duras prend soin d'inscrire en oblique, intercalés dans la
matière textuelle à la manière de contrepoints aux silences: «Silence sur l'hôtel. Le
tennis cesse-t-i1? » (DD, p. 44) C'est en effet sur les bruits venus des courts de tennis
qu'on revient le plus souvent, ceux qui montent de ces espaces de jeux à deux, de
32
compétition, ces lieux d'action (opposés à l'inaction de l'hôtel) qu'on entend sans les
voir, même si «on les regarde beaucoup» (DD, p. 47), et dont il n'y a rien à dire que
cela: qu'ils« sont regardés. » (DD, p. 47) La partition des balles de tennis donne à lire
un texte de plus en plus poétisé, autre signe d'une mouvance des genres. Les balles
«tapent dans le crépuscule gris. » (DD, p. 42), «giclent dans un crépuscule liquide, un
lac griS» (DD, p. 45), «sifflent dans la chaleur. » (DD, p. 92) Le bruit des balles
«frappe dans les tempes, le cœur. » (DD, p. 13) de manière ponctuelle: «le tennis est
désert à cette heure-là. {... } Il reprend vers quatre heures jusqu'au crépuscule.» (DD,
p. Il) Bruit qui rythme le déroulement des jours jusqu'à son effacement dans une autre
instance asynchrone, capitale celle-là, comme la destruction. Elle émerge d'abord, aux
dernières pages du livre, sous la forme parente du« craquement de l'air» (DD, p. 133),
d'une frappe «sur du cuivre» (DD, p. 133) ou «sur un arbre. » (DD, p. 134) Son
registre, nulle surprise, est celui de l'ébranlement, «le sol a tremblé, oui. » (DD, p.
134) avec «une force incalculable dans la sublime douceur.» (DD, p. 135),
« fracassant les arbres, foudroyant les murs. » (DD, p. 136) et son origine « off» est
incertaine: «de la forêt? Des garages ou de la route. Un enfant qui aura tourné un
bouton de radio? » (DD, p. 136) C'est l'irruption du musical score, la bande musicale
du film, pareille à celle de la vedette tant attendue: « la voici en effet! » (DD, p. 136)
Dernière manifestation de l'écriture filmique, la musique, comme il se doit, clôt le
générique de fm, posée« sur {c'est nous qui le soulignons} le nom de Stein» (DD, p.
136), acteur, scénariste ou réalisateur du texte-film Détruire dit-elle, œuvre
essentiellement ouverte à l'intrusion du cinéma.
La piste sonore asynchrone du texte supplée également aux insuffisances des
dialogues qui s'inscrivent, eux, dans le synchronique, là où ils rejoignent sagement
l'image donnée à lire. L'asynchronie de certaines portions de dialogue, placés en retrait
33
par rapports aux autres, donne ici l'illusion d'une profondeur de champ, d'un trop plein
de réel qui déborde et fuit dans l'ouverture, la trouée des blancs typographiques. Dans
la treizième scène du livre (p. 53 à 71) dont on a parlé précédemment pour en signaler
la matérialité ouverte, Duras alterne en répons (toujours le principe musical) deux
dialogues. Celui des femmes, Élisabeth et Alissa, situé dans champ de la page c'est à
dire qu'il en est le sujet principal, est observé, écouté et commenté par les deux
hommes, Max Thor et Stein. L'échange verbal entre ces derniers est alors saisi en
montage alterné dans un contrechamp d'abord standard (exemple 1) puis «off», placé
en creux, hors des cadres de l'image (exemple 2) :
1}- Je peux dormir en plein soleil.
- Je n'y arrive pas.
- C'est une habitude. Sur une plage,
je dors aussi bien.
- Elle a parlé, dit Stein,
Max Thor se rapproche de
Stein. Il regarde.
- Sa voix est celle qu'elle
avait avec Anita, dit-il. (DD, p. 56)
2) Alissa s'est assise à son tour
- Ça a dû être un choc nerveux assez dur?
- Oui. Je ne dormais plus.
La voix est ralentie.
- Et puis j'avais eu une grossesse difficile.
- Voici venir le mensonge, dit Max Thor.
- Il est encore lointain.
- Elle l'ignore encore, oui. (DD, p. 58)
Ce montage sonore, qui décentre (littéralement) les figures, donne lieu à une
écriture de l'intervalle propre à tous les textes-films durassiens mais dont Détruire ditelle, modèle du livre troué, est une illustration exemplaire. Toute la masse sonore du
livre d'ailleurs, construite comme hors champ du littéraire, forme l'écho d'un texte qui
toujours s'éloigne du livre dont il est fait en une « déterritoralisation » systématique des
34
signes qui s'égarent dans leur contraire. Marie-Claire Wuilleumier affirme que cette
action participe de tout le cinéma modeme39 , mais Duras l'applique spécifiquement à
son écriture du texte. Ce dernier toujours abordé dans la mémoire ou l'appel de son
autre filmique, en latence ou à venir.
1.5 Le cinéma comme destruction du livre
L'écriture filmique durassienne, faite d'interférences, de citations, de courtscircuits venus du dehors, paraît enchevêtrée de textes mélangés, tous en transit entre
deux (ou même trois) supports formels. L'insertion, à la scène onze (p. 42 à 49), du
récit virtuel de Max Thor signale un redoublement narratif prémonitoire de la forme
filmique à paraître et de son effet sur le matériau littéraire original. Il s'agit d'un réseau
de pistes possibles qui se construit, oralité oblige, à partir du dialogue entre Max Thor
et Alissa où domine le double-jeu de la visualisation et de la vocalisation: «Il y aurait
nos premières paroles, dit Max Thor. Nos premiers regards. » (DD, p. 43) Intercalant le
mode conditionnel cher à Duras et le présent de l'indicatif, l'épisode est fait
d'incertitude et d'irrésolu: «Peut-être, dit-il. C'est vrai. Peut-être que ce n'est pas
sûr» (DD, p. 45) avant que de se dissoudre dans le «faire semblant» de lecture
d'Alissa. La lecture de consommation classique, rendue inopérante, fait ainsi place à la
lecture de production. C'est au lecteur ou à l'opérateur cinématographique de proposer
une issue. Les personnages de Max Thor et d'Alissa anticipent ici le rôle de la caméra,
douée d'une vie autonome, pervertissant le point de vue narratif. Le récit parallèle des
deux personnages est donc voué à sa perte et annonce la destruction du livre par le
cinéma. De la même façon que l'écriture duras sienne en advient à approcher des lieux
39
Voir M.-C. Ropars-Wuilleumier, Écraniques. lefilm du texte, p. 13.
35
où elle s'efface, le personnage-scripteur de Thor est repoussé dans l'espace ouvert du
parc, adjacent à l'hôtel, par l'autre scriptrlce de ce scénario mort-né: «Disparais dans
ce parc. Qu'il te dévore.» (DD, p. 48) Le livre jamais écrit de Stein, la mise en
veilleuse de celui d'Alissa et de Max Thor: «Alors nous n'avons pas besoin d'écrire. »
(DD, p. 46), donne pour la première fois à voir la possible exténuation de l'écriture, son
passage à vide aux frontières du filmique. Puisque, comme le dit Max Thor, «personne
ne lit. » (DD, p.93), la tentation du cinéma devient nécessité. La possibilité aussi que,
désormais, les images d'un film favorisent mieux que les mots l'ouverture totale que
désire Duras. Sa volonté de négation absolue, d'anéantissement radical, impose la
stratégie cinématographique qui annule (croit-on) l'ouvrage d'origine en lui
superposant une version nouvelle: «Ce sera terrible, dit Stein dans un doux murmure,
ce sera épouvantable et déjà elle le sait un peu. »(DD, p. 114)
Le refus des catégories génériques, l'établissement de la forme dialogique de
même que l'ouverture au théâtral sont des étapes qui mènent à l'avènement de
l'écriture filmique construite, avec ses matières et ses modes, à même le matériau de
l'écriture littéraire, dévoilant ainsi l'aptitude singulière du texte duras sien à s'éroder
dans le cinéma. Les marqueurs de la destruction de la forme romanesque traditionnelle
signalent l'approche d'un médium qui change les
règl~s
du jeu, qui questionne le
support original de la fiction et redéfinit ses moyens. Le texte se fait dialogue mâtiné
d'indication scénique; le récit, déroulement pelliculaire. L'écriture n'est plus
monstration. D'entrée de jeu, elle échappe au descriptif pour faire voir ce qui fait voir:
« elle, oui, elle voit, elle regarde. D'autres clients regardent aussi ces parties de tennis
que lui ne voit pas. » (DD, p. 9), «Stein regarde avec moi. » (DD, p. 50) À moins
qu'elle ne procède au dédoublement ou à la fragmentation des choses et des êtres vus:
« sur d'autres tables, d'autres flacons, d'autres livres.» (DD, p. 10), « sa femme
36
écartelée dans un regard bleu. » (DD, p. 42) La forme dialogique et son périmètre de
dissipation fractionne à son tour le discours en locuteurs multiples, détourne le texte
des jeux de temporalité littéraire en faveur d'un immédiat d'énonciation: «Est-ce que
tu penses à ce livre? Non. Je te parle. » (DD, p. 45) Le passage de Détruire dit-elle au
théâtral, que confirme l'ajout, en manière d'épilogue, de consignes pour la mise en
scène, réactive dans l'œuvre le souvenir d'un ailleurs encore à explorer. Tout en
épurant l'écriture, le mode théâtral communique à un texte, désormais sans désignation
générique, ce qui fait la grandeur, l'immensité du théâtre selon Duras c'est-à-dire «sa
non-fin, car c'est au théâtre que, à partir du manque, on donne tout à voir4o » y compris
le film en transit que Détruire dit-elle héberge et qui reste dans l'attente de la
proposition filmée. C'est la genèse de l'écriture filmique que facilite la forme trouée,
«une écriture espacée41 » ainsi que la nomme Lucie Roy, qui fabrique de nouveaux
espaces, de nouveaux temps ainsi qu'un nouveau modèle de livre à deux faces : le
texte-film.
40
41
M.-P. Fernandes, Travailler avec Duras, La Musica deuxième, p. 12.
L. Roy, Petite phénoménologie de l'écriture filmique, p. 76.
2. Nathalie Granger : le livre commémoratif
« Le cinéma le sait: il n'a jamais pu remplacer le texte
publié. {... } TI ne sait plus revenir au potentiel illimité
du texte, à sa prolifération illimitée d'images42 • })
2.1 De Détruire dit-elle à Nathalie Granger
Pendant près de 10 ans, de Détruire dit-elle (1969) à Agatha (1981),
Marguerite Duras n'écrit pas « officiellement}) de livres. Elle tourne, à temps plein,
quinze films coup sur coup quasi sans s'arrêter. Des livres sont publiés néanmoins,
des textes-films dont la nature hybride participe d'un cinéma auquel le monde est
donné par le biais des mots avant tout, mots qui précèdent la mise en film, comme
c'est le cas de Détruire dit-elle, ou qui resurgissent de l'espace du cadre filmique à la
manière de Nathalie Granger. Les deux œuvres, bien que séparées par le tournage de
Jaune le soleil (1971), sont intimement reliées, parentes, sans toutefois que Duras ait
eu recours au procédé de réécriture si familier à sa dynamique de la création.
Pourtant, «Nathalie Granger fait partie de Détruire dit-elle
43
•
» À preuve, le recours
à la musique, raccord privilégié entre deux univers en attente d'un montage qui se
joue de la discontinuité apparente entre les deux oeuvres. Fracassant et foudroyant, le
musical score qui surgit aux dernières pages de Détruire dit-elle et vient clore une
œuvre décidément ouverte au cinéma, non seulement inaugure Nathalie Granger
mais en «remplit l'écran {dans une} accumulation d'écriture noire}) (NO, p. 71) en
plus de constituer l'un de ses principaux sujets. «La musique: autre thème du
film 44 » prend bien soin de spécifier Duras (italiques à l'appui) alors qu'un exercice
de piano, Czerny «brisé et infléchit dans le ton mineur}) (NO p. 72) et joué par un
enfant, ouvre le film sur écran noir, avant même toute image. S'y joint un arpège de
42
43
44
M. Duras, Le Camion, p. 75.
M. Duras, La Couleur des mots, p. 26.
M. Duras, Nathalie Granger, p. 17. Désormais les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle NO.
38
sept notes «cassées dans ce silence» (NG, p. 75) se succédant sans se lier, rétives à
se soumettre au carcan mélodique, subversives comme la petite Nathalie Granger, et
constituant une sorte de structure trouée, reprise, avec des intervalles de plus en plus
longs entre les phrases, plus de soixante fois dans le film. Structure qui se pose
comme un écho, un rappel de la succession syncopée des dialogues dans Détruire ditelle, séparés par des blancs de plus en plus imposants, des béances de plus en plus
nombreuses où les intervalles sont parfois plus importants que les éléments euxmêmes. D'autres similitudes témoignent du jeu de résonance entre les deux œuvres,
chacune située à un moment crucial du parcours qui mène l'auteur du textuel au
filmique: Détruire, première réalisation à part entière de Duras à partir d'un matériau
qui lui est propre; Nathalie Granger, premier récit qui n'a pas été pensé comme texte
écrit, mais directement en fonction du cinéma, premier scénario publié après la
réalisation du film. Film qui reproduit d'ailleurs l'état de l'écrit aux frontières du
cinéma, «vacant, pauvre, fait avec des trous. »(NG, p. 104)
Détruire dit-elle s'ouvre sur un regard dont l'incompétence est affirmée,
annoncée, comme si la caméra se faisait hésitante : «de la salle à manger où il se
trouve, on ne peut pas voir le parc. » Où, pourtant, «d'autres clients regardent ces
parties de tennis que lui ne voit pas. » (DD, p. 9) Nathalie Granger propose, dès son
ouverture, un potentiel de visions inédites de ce même lieu: «Vues du parc,
différentes. » Ce sont les IMAGES GÉNÉRIQUES, on respecte ici la typographie de
l'édition utilisée, plurielles et déjà contaminées d'une voix off. Cette voix signale
d'entrée l'impossibilité d'effacer les traces: « Elle a inventé ça {... } Pourquoi? Pour
rien ... une histoire de gomme qui avait disparu ... » (NG, p. 11) Inventer le film donc
parce qu'on est dans l'impossibilité d'effacer complètement le texte qu'on soumet
néanmoins à l'œil multiplié d'une caméra chercheuse. De Détruire à Nathalie
39
Granger, s'imposent les regards en cascade, les choses vues, les personnages épiés et
ce, de plus en plus à mesure que l'on s'approche de la frontière filmique, de la version
scénaristique du texte-film que représente Nathalie Granger. Ainsi, cadre-t-on cette
«femme de profil qui regarde l'oiseau et l'oiseau regardé. » (NO, p. 25) ou la fillette
qui «ne sait pas être regardée {... } trop absorbée parce qu'elle regarde », elle-même
passionnément épiée par sa mère qui saisit cette occasion « pour pouvoir regarder son
enfant sans se faire voir. »(NG, p. 69) Les personnages de Nathalie Granger, comme
ceux de Détruire, regardent et sont vus systématiquement, comme les lieux et les
objets, à travers les carreaux d'une fenêtre ou ceux d'une porte vitrée .lorsque «la
caméra est dehors» (NG, p. 18), épieuse avant que d'être témoin, à moins qu'on ne
les saisisse dans la réflexion déstabilisante d'une surface lisse quelconque,
domestique (une armoire) ou naturelle (l'étang). Les êtres, lieux et objets, cadrés en
découverte plus de trente fois selon le scénario, sont donc proposés au
spectateur/lecteur dans la vision abstraite des miroirs et des reflets divers qui
distancie, protège et entretient soigneusement non pas l'illusion de la réalité mais, au
contraire, son étrangeté et le dépaysement qui s'en suit. Là où la « gravité étonne»
(NG, p. 14), où un personnage regarde «en spectatrice étonnée cette maison. La
sienne. » (NG, p. 36) C'est le réel plongé «à son tour dans une lumière sauvage
{celle du cinéma?}, rendu à un sens sans référence» (NG, p. 44) et comme « frappé
d'irréalité.» (NG, p. 40) Nathalie Granger introduit le «regard du "pourquoi"
absolu. Insoutenable. » (NG, p. 71) qui ne peut être que filmique et ne sera résolu que
par le minage éventuel de la bande image (après celui de l'écriture) jusqu'au degré
zéro de la représentation visuelle, jusqu'à L 'Homme Atlantique et ses vingt-cinq
minutes d'images noires
40
Nathalie Granger reprend également le procédé de la décomposition
photographique du mouvement déjà rencontré dans Détruire: «Il monte. Il démarre.
Il est parti. » (NG, p. 17) auquel se joint celui de la parataxe avec ses échappées et ses
vides: «Le chat. Il passe. Il passe dans le couloir, lentement. S'y perd. » (NO, p. 25)
On reconnaît les indications sommaires, presque télégraphiées, à propos du temps ou
de l'atmosphère générale: «La terrasse. Le temps a passé. » (NG, p. 66), «Jour gris,
légèrement brumeux. La fin de l'hiver. » (NG, p. Il) en même temps que le caractère
inachevé et incertain de la narration tout entière, faite d'avancées et de reculs, cultivé
ici comme une vertu essentielle à l'évolution du textuel au filmique: est-ce {{ le plan
de la forêt de Dreux? Non. » (NG, p. 35), le personnage cherche «Quoi? Nous ne
savons pas. » (NG, p. 64) et «Pourquoi? Qui sait? » (NG, p. 98) De toute évidence,
«tout est encore contenu, à venir. »(NG, p. 45) Les rappels d'une œuvre à l'autre, on
le voit, sont nombreux et Nathalie Granger, loin d'oblitérer la démarche d'écriture
entreprise dans Détruire, la célèbre plutôt tout en la poussant à ses extrémités. Car si
Détruire dit-elle, dans son titre même autant que dans ses procédés de dislocation de
la narration, du descriptif, des personnages, des images et de la syntaxe, s'affaire à
déconstruire le textuel, c'est bien Nathalie Granger qui met en images et en sons,
semble-t-il, le renoncement à l'écriture, sa mise en pièces plus exactement. En effet,
Nathalie Granger, film en noir et blanc dont la restriction chromatique pourrait
opérer une transition souple avec l'écriture, réserve paradoxalement toute une
séquence et le plein écran à une exécution appliquée de l'écrit alors que la «bouillie
noire et blanche» (NG, p. 77) du journal Le Monde se voit lentement, mais avec
sûreté, déchiré dans le sens de la hauteur d'abord, puis dans celui de la largeur, puis
encore, dans le fracas de la destruction: «Bruit assouvissant, enivrant. »(NO, p. 77)
jusqu'à ce que l'auteur puisse enfin dire: «C'est fait. » (NG, p. 77) pendant que les
femmes jettent dans la cheminée les morceaux de papier et regardent brûler le tout.
41
Nathalie Granger, second texte-film à l'étude, radicalise donc certaines
caractéristiques du livre troué à la manière de Détruire dit-elle. Au système fondé sur
le manque, le livre commémoratif ajoute une textualité filmique où images et mots
sont constitués en un tout indifférencié, une création fondée essentiellement sur le
discours de l'incertain et du vide où l'image s'accommode enfm de la description
lacunaire du langage. «Livre d'une absence
45
», comme le nomme Madeleine
Borgomano, situé dans un après où il s'affaire à rassembler les débris de la réalité du
film, à moins que ce ne soit ceux d'un texte occulté. Nathalie Granger, texte-film,
pose en outre le problème de la translation générique et questionne particulièrement la
forme littéraire cinématographique, cette instance déjà ambiguë, fuyante mais
46
d'autant plus intéressante, selon Christian Metz
:
le scénario de film.
2.2 Le scénario dans tous ses états: les appellations génériques. définitions et
modèles
Intermédiaire entre texte et film, histoire fUmable, anticipation de l'image,
proposition de spectacle, manuel d'instruction, /ivre de régie, canevas, plan, contreprojet, pré-film, mise f!n scène, tremplin, scéno-texte, les nombreuses définitions
accolées au scénario de film en tant que texte ont en commun de mettre en évidence
le caractère hybride, voire tourmenté, de cette forme du littéraire cinématographique,
sa nature d'intermédiaire entre un projet et sa réalisation. C'est là, semble-t-il, que
réside le marqueur identifiant une même famille textuelle constituée de tout ce qui
4S
46
M. Borgomano, L'Écriture filmique de Marguerite Duras, p. 58.
C. Metz, «Le signifiantimaginaire », p. 20.
42
s'écrit avant, pendant ou en vue de l'élaboration d'un film. Ainsi, dans chaque
scénario, il Y a un devenir film, un potentiel filmique qui demande à être actualisé à
l'écran. En tant que lieu d'interaction de modèles, lui-même étant le modèle du film à
faire, le scénario reste un espace ouvert, une pratique instable, fluctuante (de forme
autant que de fonction), rebelle à se fixer une fois pour toutes, et dont la mouvance en
fait précisément le révélateur de tous les enjeux de la création filmique. Son schéma
de quête «qui fait du procès sa structure principale47 » s'accorde mieux au
discontinu, au lacunaire, au diffus (et par conséquent à Duras) qu'à la prescription
normative et ses certitudes. L'évolution du scénario procède par enchâssements,
parallélismes et alternances, il est coupure, ellipse et retranchement autant qu'ajout ou
dilatation. «Mauvais objet48 » affirme François Vanoye comme on dit «mauvais
sujet », un brin délinquant, ce qui lui vaut la réputation d'être, pour certains, une sorte
de mal nécessaire, de passage obligé, de tribut à payer à l'écriture. Le scénario
devient alors une «maladie du film, un état fiévreux, un écrit jetable49 » dont un des
crimes serait d'être édité, la mise en livre constituant un achèvement auquel le
scénario n'a pas droit puisqu'il n'est pas «considéré comme une véritable œuvre
littéraire {et qu'ici} le film seul est une œuvre finale, accomplie50.» Mystère
douloureux du voyage initiatique qui mène l'écrit au filmique, le scénario devient
instance souffrante. Nulle surprise alors à ce que les passages des structures
,
langagières aux structures figuratives puis monstratives se nomment fractures et que
l'articulation des plans, le montage des images et des sons soit une mise en chaîne.
L'œuvre filmique impose la rupture formelle et langagière entre l'acte de lecture et
celui de « spectature » et le scénario donne lieu à une lutte de pouvoir où la narration
P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 163.
F. Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénarios, p. 12.
49 1. Raynauld, Le Scénario de film comme texte, p. 111.
so M. Landry, Du texte aufilm, la fracture entre un scénario et son rendu filmique, p. 78.
47
48
43
filmographique l'emporte éventuellement sur la narration scripturale. Rien de bien
réjouissant. Cette pratique du scénario privilégie (peut-être à outrance) l'une des deux
postures
de
la
forme
scénaristique
qu'identifie
Vanoye:
«le
scénario-
programmeSl » », celui qui conduit le film, instrument de structuration narrative et de
contrôle filmique, auquel il oppose le « scénario-dispositif ouvert ». Ouvert aux aléas
du tournage, aux rencontres, aux idées de l'auteur (défini par Astruc comme «un
metteur en scène qui écri~ lui-même ses scénarios, qui écrit son film 52 », et dont Duras
est un exemple probant) dans l'ici et le maintenant du tournage et du montage. Une
structure qui accueille et convoque ce que François Truffaut désigne comme «ces
scénarios souterrains qui viennent subtilement travailler le scénario prévu53 », ceux-là
mêmes qui sillonnent et modulent toute la trame scénaristique de Nathalie Granger.
En tant que processus d'élaboration de récit cinématographique passant par
différents stades, de l'idée de départ au script final, dans la définition qu'en donne
Jean-Paul Toroks4, le scénario suscite des pratiques d'écriture mixtes et
intermédiaires, qu'elles
soient préalables (scénario-programme),
simultanées
(dispositif ouvert) ou même posthumes, dans le cas de Nathalie Granger, à la
réalisation d'un film. Pour François Vanoye, le matériau écrit évolue le plus souvent
du synopsis, première ébauche du scénario, exposé succinct du sujet ou résumé de
l'anecdote, au sujet, compte rendu bref de la trame narrative du film que prblonge le
traitement où s'articulent l'intrigue, sa structure dramatique et sa progression. La
continuité dialoguée propose alors le découpage en scènes et en séquences, la
description des actions, le texte complet des dialogues. C'est cette dernière étape qui
F. Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénario, p. 11.
A. Astruc, «Naissance d'une nouvelle avant-garde, la caméra stylo », L'Écran français, no 144,
mars 1948.
53 F. Truffaut, Le Plaisir des yeux, p. 16.
54 Voir F. Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénarios, p. 6.
51
52
44
en vient généralement à porter le nom de scénario ou script auquel se joint, si le
scénariste est aussi le réalisateur comme c'est le cas de Duras, le découpage
technique et ses micro-perspectives (angles de prises de vues, échelle des plans), ses
indications de mouvement d'appareil, d'effets sonores divers, etc. Mais le scénario est
aussi et déjà mise en scène, fidèle en cela à ses origines, le mot scenarium signifiant
espace scénique théâtral avant que de désigner un décor puis un canevas de pièce. La
filiation théâtrale n'est pas à négliger ici considérant l'importance de la forme
dramatique dans le parcours durassien vers le cinéma et, on le verra, sa résurgence au
sein même de l'instance filmique dans Nathalie Granger. Structure spéculaire qui
reflète ou brouille (chez Duras) l'image du film, le scénario est également spéculation
sur l'écriture et le filmique puis forcément jeu (spéculer c'est aussi jouer),
« confrontation avec le hasard ou le calcul quand il ne combine pas les deux.
Machinerie narrative et émotionnelle 55 » que Marguerite Duras s'applique à
déconstruire après en avoir exploré les diverses avenues.
2.3 Nathalie Granger en tant gue scénario
« On a dit: qu'elle fasse des scénarios56 • »
La diversité des formes scénaristiques, leurs fonctions dans la production du
sens et de l'émotion selon que le metteur en scène, par exemple, se situe comme
reproducteur ou auteur du texte, leurs relations avec le spectateur, avec la société qui
les a produites, font jouer à l'infmi les modèles de scénarios entre eux. Ces derniers,
en constante évolution, oscillent de la structure «classique », avec son souci de
rationalisations, de mesures précises, ses modàlités de préparations autant que de
SS
ibid.• p. 28.
S6
M. Duras, Le Camion, p. 95.
45
bouclages, à la version « moderne », fusionnant plusieurs genres comme chez Duras,
et ses contenus plus ambigus qui s'éclatent dans des procédures filmiques
déstabilisantes qu'elles soient d'image, de son ou même d'écriture. Une étude de ce
que Pasolini appelle les us et coutumes du «scéno-texte» révèle cependant une
continuité certaine, met à jour une structure quasi typique du scénario propre à
faciliter le passage de la stylistique narrative à la stylistique cinétique. Cette instance
«morphologiquement en mouvement57 » a pour fonction essentielle de concevoir,
prévoir et organiser scripturalement le filmographique. Elle donne dès lors à lire
autant une histoire en train de se faire que la mise en place de sa réalisation filmique.
Textes essentiellement profilmiques, c'est-à-dire préoccupés de tout ce qui se trouve
devant la caméra, de tout ce qui impressionne la pellicule, les scénarios renferment en
eux-mêmes une dimension technique autonome dont l'élément structurel premier est
le renvoi à une œuvre cinématographique à créer. L'allusion constante au film à faire
ou potentiel filmique de l'écrit marque aussi les dix-sept textes durassiens à référence
principalement cinématographique qu'on nomme ici des textes-films, qu'elle soit
virtuelle comme dans Détruire dit-elle, affirmée, Nathalie Granger qui s'ouvre sur
une page générique, ou discrètement votive à la manière de« l'en cas de cinéma»
qui vient tracasser le texte de L'Amant de la Chine du Nord tel un tic ou une
mauvaise habitude. Parent du livre troué, le scénario convoque une écriture elliptique
qui fractionne l'action, fragmente le récit autant qu'elle en additionne les différentes
composantes. Le texte ne dit pas tout et sait ménager les intervalles dont doit émerger
le devenir film, ces espaces blancs qui fuient en traçant une géographie libre et
ouverte où entrent et sortent le filmique autant que le littéraire. Ces blancs de
l'écriture sont semblables aux départs des couloirs à partir de l'entrée de la maison de
Neauphle-le-Château, espace principal de Nathalie Granger, qui constituent des
'7
P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 163.
46
«ouvertures sur le dedans {autant que} sur le dehors. »(NG, p. 36) L'entrée qui reste
«le carrefour, le lieu géométrique de la maison» (NG p. 35) comme le texte
scénaristique est celui du film à faire. La maison de Neauphle, celle de Duras, est de
ces lieux qui non seulement « cherchent des films {mais} engendrent le cinéma parce
que le cinéma y a été faits8 • »De la même manière, Détruire dit-elle, le livre, devient
film puisque le film l'habite déjà et Nathalie Granger, le film, se fait livre, objet
distinct du film du même nom, parce que la matière lisse de la pellicule, le « chemin
d'images s9 » qu'elle constitue reste, contre toute attente, écriture: « Regardez bien
certains films. Cela se lit, la trame de l'écrit s'y lit6o • » Mais avant que de s'appliquer
à creuser la forme même du scénario et à en favoriser la prise en compte en tant que
texte de Z'après-fiZm, commémoration écrite du cinématographique, retour mémoriel
qui participe autant de la destruction que de la survie, Nathalie Granger se fait tout de
même texte scénaristique, conforme, à plusieurs égards, aux exigences de cette
écriture «mauvais genre ». En effet, le texte de Nathalie Granger s'apparente encore
sagement, entre autres choses, à la structure duelle de l'écrit scénaristique plus
traditionnel qui s'applique, on l'a vu, à mettre en contact deux langages où
s'affrontent graphèmes (signes écrits) et cinèmes (signes visuels) selon la
terminologie pasolinienne. L'organisation et la manipulation écrites des dispositifs
profilmiques et cinématographiques font que ce film en texte illustre autant l'action et
l 'histoire en train de se faire que les conditions et les prévisions de sa future mise en
scène, en situation, en cadre, en images et en sons. Nathalie Granger répond, de ce
fait, à certains traits du scénario qui mettent en lumière son vernis scénaristique et
s'appliquent à couvrir, plus ou moins efficacement, les lézardes propices à
l'éclatement générique, au débordement de l'écrit autant que du filmique.
M. Duras, Les yeux verts, p. 113.
ibid., p. 106.
60 ibid., p. 105.
S8
S9
47
2.3.1 Narration filmique et marques scénaristiques
Si on peut dire de Nathalie Granger, version cinématographique, que c'est un
film d'écrivain, Nathalie Granger, texte, est assurément le livre d'une cinéaste, futelle créatrice d'un anti-cinéma qui nie presque complètement les habitudes de
représentation et fait coexister le médium filmique et scriptural avec une sorte
d'irresponsabilité badine, un peu dans l'esprit de Picasso affIrmant: « Je mets dans
mes tableaux tout ce que j'aime. Tant pis pour les choses, elles n'ont qu'à s'arranger
entre elles61 ! » Une lecture attentive du texte le révèle néanmoins assez conforme au
modèle scénaristique auquel l'écriture duras sienne semble s'adapter tout en
préservant son style revêche aux enfermements de toutes sortes. Ainsi, les fonctions
narratives associées habituellement au passage du littéraire au cinématographique et
leur répartition en unités spécifiques se trouvent bel et bien représentées dans
l'œuvre. On y trouve d'abord des unités d'action dite principale et secondaire, aussi
minimalistes, anodines et quasi déconnectées les unes des autres soient-elles. Difficile
cependant de distinguer le principal du secondaire. L'expulsion de Nathalie de son
école par la Directrice, tous les gestes qui préparent son départ pour la pension
Darkin, la visite du voyageur de commerce, l'épisode de violence de la fillette dans le
parc, sa dernière leçon de piano, la destruction de son livret scolaire qui préfigure
l'éclatement de sa destinée en plusieurs possibles peuvent être considérés en tant
qu'unité d'action principale. La fragilité de cette catégorisation s'affIrme toutefois
devant la multiplication des unités d'action secondaire à savoir le départ du père, les
coups de téléphone, la routine de la vie quotidienne, les présences du chat, le fait
divers des Yvelines narré par la voix-radio, etc. Unités dont on peut aussi bien
61
C. Zervos, « Conversation avec Picasso », Cahiers d'art, no 7-10, 1935, p. 173.
48
proposer la complète reconverSIon en unités d'information, périphériques ou
dispersives, par rapport à une action qui se dérobe et semble se dérouler ailleurs. Les
unités de situation, qui instaurent un environnement physique de temps et de lieu,
sont peut-être les plus importantes ici bien que circonscrites au périmètre clos de la
maison et du parc de même qu'à la durée d'une journée, filmée en temps réel: « 10
avril 1972: autre titre possible du film. » (NG, p. 93) Les descriptions du parc à
différents moments du jour abondent: «vu de la fenêtre de la cuisine» (NG, p. 26)
ou «reflété dans une grande glace rectangulaire de la salle à manger. » (NG, p. 19)
C'est en outre le territoire «de la seule violence de Nathalie» (NG, p. 66) dont la
fureur est pourtant évoquée dès le générique: «Cette violence chez une petite
fille ... » (NG, p. 11), phrase reprise par trois fois dans le déroulement du texte-film.
Mais c'est la maison, ce labyrinthe _à trois murs, qui constitue l'axe de l'espace
filmique et textuel. Elle est la matière première du film, selon Duras, et a joué un
grand rôle dans la genèse de l'œuvre dont elle ponctue et rythme le déroulement.
Constamment décrite, explorée, découverte, entretenue, saisie le plus souvent en plan
général à la manière d'un tableau ou en «panoramique à la vitesse d'un regard»
(NG, p. 26), la maison reste cependant un espace offert au dehors: « La porte de la
demeure des femmes reste grande ouverte. » (NG, p. 88), fidèle en cela à la nature du
texte scénaristique dont elle est l'inspiration première.
Les unités d'articulation, celles des procédés d'union ou de séparation de la
narration filmique, sont réduites ici à quelques phrases, brèves et neutres: «Les
mêmes, ailleurs. « (NG, p. 18), «on les retrouve derrière la porte vitrée. » (NG, p.
19) ou tronquées: «Le chat. »(NG, p. 28), «Isabelle Granger encore. » (NG, p. 36),
«La rue. » (NG, p. 62) Elles sont plutôt ici les marques du montage, discrètes et à
peine suggérées, des raccords presque effacés qui tissent de manière relâchée le suivi
49
d'une structure qui refuse, à l'écrit comme à l'écran, la séparation en scènes ou
séquences dûment identifiées au profit d'un langage générateur d'images dont la
fluidité envahit la page autant que l'écran même si c'est au détriment d'un suivi
scénaristique à la structure dûment cadencée.
Finalement, et contre toute attente, un vestige des unités dites de ventilation,
dont la fonction est généralement de cautionner la vraisemblance de la narration,
semble subsister, dans Nathalie Granger, sous la forme de trois observations, deux à
même le corps textuel, l'autre en note de bas de page. Deux parenthèses d'abord ont
pour objet une déficience du téléphone. Un détail pourtant anodin: il n'est pas
automatique. Un personnage doit donc, à la page dix-neuf, demander la
communication et, à la page trente-neuf, la sonnerie manuelle, ô surprise, est
discontinue. Dans chaque cas, on prend grand soin d'expliquer le geste et le bruit
comme s'il s'agissait d'incongruités propres à perturber le lecteur, car c'est au lecteur
du texte que s'adressent ces remarques, bien circonscrites à l'espace d'une parenthèse
qui jure dans le paysage du scénario. Trace tatillonne d'un souci de réalisme et de
vraisemblance, les deux parenthèses sont porteuses d'informations qui confortent et
minent leur vocation scénaristique. La première renvoie aux conditions extradiégétiques de la production du film : «(en 1972, le téléphone automatique n'existait
pas dans le lieu de tournage.)) (NG, p. 19); la seconde, à un contexte sociohistorique intra-diégétique précis et vérifiable: « (en province, en 1972 les sonneries
du téléphone étaient manuelles.) » (NG, p. 39) Par deux fois, Duras s'explique à
propos du temps de la création et celui de la fiction, à la recherche d'une authenticité
qui renvoie à un titre alternatif de l'œuvre, 10 avril 1972, révélé dans un texte joint en
annexe, La Maison des femmes. Le dénominateur commun des deux parenthèses est
la maison de Neauphle-le-Château, lieu extra autant qu'intra-diégétique, espace de
50
tournage et d'écriture, mais surtout propriété de l'auteur-réalisateur qui s'affirme ici
par le biais d'une marque plus littéraire que scénaristique, la parenthèse, encore
discrète, mais têtue dans son surgissement à même un écrit voué au film. La maison
de Neauphle est de plus située dans la région des Yvelines, territoire des péripéties
d'un fait divers sordide, manière Paris-Match, qui vient perturber l'univers des
personnages de Nathalie Granger par le biais de la voix-radio. C'est lors de la
septième et dernière intrusion de celle-ci dans le texte scénaristique qu'intervient ce
qui ressemble à une seconde unité de ventilation. Elle prend la forme d'une étonnante
note en bas de page où une instance, voisine de la voix-radio mais décidément
duras sienne, vient assurer l'authenticité des informations transmises, ces « détails
vrais donnés par les journaux, concernant le crime des Yvelines. » (NG, p. 76) La
note commente spécifiquement l'emploi des mots «alcoolique et putain d'occasion»
pour désigner la mère d'un des deux jeunes criminels, termes qui sont entendus
«dans l'honorabilité de la demeure présente par ces deux femmes qui appartiennent à
la bourgeoisie. »(NG, p. 76) Outre la relation passionnelle qui lie l'alcool à celle qui
signera elle-même éventuellement La Pute de la côte normande et le couplet
« marxisant» que constitue la note, on y oppose, en parlant de Nathalie, « la classe de
la violence à la violence de classe. » (NG, p. 76), il Y a bien ici recours à une parole
auctoriale avérée. Furtive apparition d'un paratexte, pour le moment cadré horschamp de la continuité typographique du texte scénaristique, mais qui s'interpose, par
delà la fiction, pour s'adresser encore une fois au lecteur plutôt qu'au spectateur,
signe avant-coureur d'un manquement au film au sein même du scénario.
Avant que de le contester, le texte de Nathalie Granger interpelle toutefois le
cinéma, le convoque, comme tout bon scénario se doit de le faire en combinant
l'énoncé avec les conditions matérielles de l'énonciation. Le narrateur scénaristique
51
s'y révèle ainsi autant « story-maker que story-teller62 . » Les indications techniques
relatives au dispositif cinématographique y sont assez présentes (près de quarante-huit
au total) et fournissent les informations requises, autant du côté profilmique : «La
table non desservie occupe tout l'écran. « (NG, p. 21) que filmographique: «La
scène est traitée en champ contrechamp. » (NG, p. 50) La caméra est, la plupart du
temps, essentiellement passive et c'est l'objet de la réalité filmée qui bouge à
l'intérieur du cadre. À preuve, ce chat qui «passe dans un couloir. » (NG, p. 28) ou
Isabelle Granger qui «traverse la terrasse. » (NG, p. 37) Plus souvent, l'objet filmé
franchit les frontières de l'image: «Elle traverse, disparaît. » (NG, p. 27), «Nathalie
disparaît du champ. » (NG, p. 66) laissant fréquemment la caméra sur le vide ou
l'absence qui, cinéma oblig~, paraît dès lors« disproportionnée dès qu'on la surprend.
Presque anormale.» (NG, p.I5) La qualification passive dominante du scénario
annonce, si l'on se réfère à Pasolini, un cinéma «lyrico-subjectif 3 » auquel
s'opposent cependant les angles de vue privilégiés qui proposent une facture visuelle
quasi documentaire à rapprocher de l'image idéale dont parle Duras dans Les Yeux
verti4 • Celle qui est suffisamment neutre et passe-partout pour éviter la peine d'en
faire une nouvelle, déni de la création filmique s'il en est un, mais qui se contente ici
de nourrir plusieurs plans neutres dont le regard est celui d'un témoin anonyme et
abstrait, désincarné des faits et des gens.
Les plans sont le plus souvent statiques et se succèdent comme une suite
d'images photographiques. Pour les signaler, Duras a recours au terme attendu. Il
s'agit d'un «plan fixe de trente secondes sur le parc. )} (NG p. 13) ou d'Isabelle
Granger «cadrée haut, près. Fixe.» (NG, p. 34) La caméra se voit positionnée de
Raynauld, Le Scénario defilm comme texte, p. 139.
P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 179.
64 Voir M. Duras, Les Yeux verts, p. 77.
621.
63
52
façon afftrmée et stationnaire, tantôt « dehors. » (NG, p. 18), tantôt « dans la salle de
séjour. » (NG, p. 64) Le film réalisé est donc très lent, les plans allongés accentuant
l'immobilité des images. Madeleine Borgomano en comptabilise deux cent cinquante,
nombre qui jure avec «la moyenne de six à sept cents65 » des films habituels (en
1985 !). Les indications de prises de vues font que la plupart des images sont saisies
de face comme l'Amie «en plan général très large» (NG, p. 28) qu'on retrouve
également plus tard toujours « en plan large. » (NG, p. 66) Images enregistrées par un
regard humain et neutre, le tout à distance moyenne avec un arrière-plan visible: sur
la terrasse, « un jouet est là sur lequel il a plu. Et, dans le fond de la pierre, déployés,
les arbres. » (NG, p.74) Exception notable à ce traitement généralement impartial, le
«plan très rapproché» de Nathalie au piano, hautement expressif puisque, à ce
moment, le personnage est dit «(dans l'oubli total du film.))* S'y joignent trois
autres gros plans où la valeur symbolique de l'image et du sens se trouve condensée
et auxquels on reviendra ultérieurement, car si la terminologie technique qui les
identifie relève encore du filmique, leur contenu en dément l'allégeance.
Les mouvements de caméra, bien que peu nombreux (une dizaine tout au
plus), sont dûment notifiés à l'écrit, parfois en termes de métier quand« on pénètre en
travelling à l'intérieur de la maison. » (NG, p. 13) ou «qu'on panoramique tout en
continuant à avancer en travelling. » (NG, p. 15); parfois en amateur lorsque «on
remonte légèrement. » (NG, p. 15) ou «qu'on s'éloigne. » (NG, p. 39) sans autres
considérations techniques. Aux unités d'articulation dont on a déjà parlé se joignent
quelques marques de montage parfois laconique: « les mêmes ailleurs. » (NG, p. 18);
précise: «On coupe alors que la vaisselle n'est pas tout à fait rangée. » (NG, p. 23)
M.Borgomano, L 'Écriturejilmique de Marguerite Duras, p. 71.
"État pr~visible puisque la parenthèse s'adresse à un lecteur à moins qu'elle n'interpelle l'actrice en
dehors de son rôle.
65
53
ou catégorique: «On les reprend au raccord même.» (NG, p. 19) Ailleurs, une
«série de plans montrant les deux femmes et le feu» (NG p. 38) suggère un montage
possiblement alterné et (sans doute) une accélération du rythme. Un va-et-vient de
droite à gauche entre deux points de focalisation: «On revient à la femme. À
l'oiseau. On repart vers la main. », évoque le même procédé, contrepartie de la vision
grand angle du panoramique (huit mentions) et du plan général qui signalent un
besoin de perception presque dilatée: «On voit le tout. » (NG, p. 25) Enfin, le
vocabulaire filmique contamine le discours de l'analyse psychologique alors que la
mécanique obsessionnelle d'une pensée intérieure prend« la voix infernale d'un faux
syllogisme, sans conclusion, en boucle. » (NG, p. 28) Nathalie Granger affirme donc
son essence filmique à même le réseau textuel dont les signes, selon Pasolini, « font
allusion au signifié par deux voies différentes, concomitantes et convergeantes66 »,
celles de la mise en écrit et en film. Mais sa parenté au scénario se vit aussi dans la
tessiture même de son énoncé.
Le scénario prévoit, en principe, ce qui sera réalisé et présenté au spectateur
par quatre matières d'expression: les images, les dialogues, les mentions écrites et la
bande son. Nathalie Granger, en accord avec la nature suggestive (mauvais objet) de
l'écrit scénaristique, est un texte, à ses moments, prédictif. À onze reprises, la
tranquille maîtrise du présent de l'indicatif, qui s'adresse à un lecteur contemporain
de l'action, cède le pas au futur, temps de la manipulation du savoir et de la croyance
du récepteur. Dans Nathalie Granger, ce procédé est essentiellement restrictif et
semble signaler les traces d'un synopsis volontairement déficient et dont les lacunes
sont soulignées avec une affectation toute durassienne. Car si le recours au futur peut
contrebalancer provisoirement l'insuffisance intra-diégétique d'une «visite qui ne
66
P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 158.
54
sera jamais éclaircie. » (NG, p. 49) par la prescience de « la violence qui habitera un
jour ou l'autre ce jeune homme. » (NG, p. 63), la plupart du temps le mode prédictif
se fait carence anecdotique affirmée. Ainsi, « on ne saura jamais quel est ce travail du
père », personnage que, du reste, «nous ne reverrons pas. » (NG, p. 17)' Le fait
qu'elle habite à Lignon «sera la seule information sur l'Amie. » (NG, p. 22) alors que
«tout ce que nous saurons sur Isabelle Granger» (NG, p. 37) se résume à quelques
informations de registre civil. Les verbes au futur annoncent également un
amoindrissement de la perception sonore: «On n'entendra jamais le bruit de leur
pas.» (NG, p.19) et visuelle: «On ne pénètrera jamais dans les étages de la
maison. » (NG, p. 36) en un procédé qui rétrécit la perception filmique plutôt que
d'en annoncer la compétence d'expression.
Comme tout écrit scénaristique, le texte de Nathalie Granger varie de
l'intention à la prescription dans un mode d'écriture aussi bien indicatif: «Ça doit
être l'heure de l'école. » (NG, p. 16) que suggestif: « On dirait que la maison est vide
quand passe le chat. » (NG, p. 42) ou incitatif: « On devrait ressentir que l'homme et
les femmes sont très proches. » (NG, p. 62) voire même impératif: «On revient à la
table (et seulement à la table). » (NG, p. 22) Les indications scéniques ne se limitent
pas seulement au comment mais éclaircissent aussi le pourquoi en mode explicite
narratif d'abord : «La musique dit ici la violence gaie des enfants. » (NG, p. 33) puis
injonctif: «Oublie Nathalie. Sens: c'est ce qu'il te faut faire. » (NG, p. 47) On y
trouve, en outre, des séquences narrato-descriptives où l'écriture se fait récit alors
qu'un «parc a été fouillé comme par un regard. » (NG, p. 14) ou qu'un bruit « cogne
contre le silence de la maison mais ne le défait pas. » (NG, p. 42) Les enjeux narratifs
sont clairement et télégraphiquement identifiés, circonscrits à la manière d'un
découpage. Le crime des Yvelines est «un thème du film. » (NG, p. 14), Nathalie,
55
« autre thème du film. )} (NG, p. 17) sans oublier la musique « autre thème du film. »
(NG, p. 17)
Finalement, Nathalie Granger propose une instance narratrice qui n'est ni le
je ou le il, mais le on/nous scénaristique. Celui qui fusionne l'instance émettrice à
l'instance réceptrice, déconstruit le rapport de force entre narrateur et narrataire et
atteste la nature du texte scénaristique en tant que foyer de perception autant que de
réception. Le pronom on, de ton plus détaché et informationnel, a plutôt tendance ici
à désigner la caméra (donc un praticien), ses mouvements: «On quitte le bar, on
pénètre en travelling)} (NG, p. 13), ses cadrages et le contenu de ses plans: «On voit
une partie de son corps. )} (NG, p. 21), «On voit l'ensemble de la pièce. )} (NG, p. 76)
L'usage du on marque également l'ébranlement de la relation image/son qui se
fragilise déjà dans Nathalie Granger et perd suffisamment de son caractère naturel et
attendu pour qu'on doive en signaler la synchronisation. «On voit la radio et on
l'entend.» (NG, p. 37), «mais ici on voit {... } et on entend par-dessus cet exercice,
celui de Czerny.» (NG, p. 72) Le nous, à valeur conviviale et réunificatrice,
interpelle plus clairement le lecteur de scénario qui vit alors l'expérience du film plus
intimement, jusqu'à pouvoir en commenter le sens avec l'expression« Nous voulons
dire)} (NG, p. 74) jusqu'à s'en déposséder avec un film qui désormais « serait fait par
l'homme et non par nous. )} (NG, p. 86) Touché par le filmique dans son étoffe
textuelle même, Nathalie Granger prolonge sa parenté avec le scénario jusqu'à en
adopter la nécessaire double articulation qui combine la continuité dialoguée à la mise
en jeu, en images et en sons. En attendant la déchirure quasi irréconciliable que
constitue La Femme du Gange où le film des Voix (la majuscule est de Duras) ne
56
devrait pas être raccroché au film de l'image67 , Nathalie Granger met encore en
place, et de façon distinctive, les mots des personnages et ceux de la scénariste
réalisatrice dont on respecte ici l'ordre des emplois tel qu'il apparaît dans le
générique.
2.3.2 Le scénario. foyer de perception-réception: texte dialogique. texte didascalique
L'écrit scénaristique se construit sur la superposition de deux couches
textuelles de base: le texte didascalique, territoire de la mise en scène, du
commentaire, du lecteur-spectateur, du film et le texte dialogique qui est celui de la
fiction sonore et des personnages. Ces deux instances forcent le lecteur du scénario à
passer constamment de l'action dialoguée à sa mise en film, de l'énonciation des
répliques à la distanciation du narrateur scénaristique (et aussi grand imagier) qui,
venu de l' outside, décrit, commente et prédit. Par exemple, après avoir spécifié à la
page vingt-deux qu'il s'agit d'un «Plan général {avec} par terre, le chat qui mange»
et indiqué la durée particulièrement remarquable de ce plan, «Quatre minutes de
travail », le texte didascalique se charge d'annoncer les répliques à venir, «Deux
phrases échangées », puis les intercale abruptement:
L'Amie
Il faut qu'on téléphone à la mairie pour Maria,
qu'on oublie pas.
Isabelle Granger
Ah oui. .. C'est vrai. (NG, p. 22-23)
Cette brève irruption du dialogique est interrompue par un retour immédiat au
déroulement filmique: « On coupe alors que la vaisselle n'est pas tout à fait rangée. »
Ces allers retours entraînent, pour le lecteur, la constante projection de l'axe de
67
Voir M. Duras, Nathalie Granger suivi de La Femme du Gange, p. 104.
57
substitution que constitue la didascalie, c'est le choix d'un traitement filmique
possible entre plusieurs, sur l'axe de succession et d'avancée dramatique qui est celui
des dialogues. Déjà, pour Pasolini, la langue écrite-parlée du scénario forme «une
ligne horizontale et sa langue de cinéma, une ligne verticale68 » qui puise
incessamment dans le réel. Le scénario, texte en creux exemplaire, favorise donc le
didascalique en une inversion de la mise en écrit théâtrale où, généralement, les
répliques dominent. Nathalie Granger respecte cet ordre établi en disséminant tout au
plus cent quarante-huit répliques en quatre-vingt-trois minutes de film, sorte de point
limite du parlant. Sauf dans le cas de l'épisode du commis-voyageur (p. 50 à 62),
petite incursion dans le champ théâtral où les phrases du dialogue s'allongent et
envahissent temporairement l'espace de la page, ce sont, le plus souvent, deux ou
trois lignes très brèves, des phrases prononcées avec indifférence : « Il y a beaucoup
de branches tombées ... Le vent.. .Oui. (Temps.) J'ai envie de faire un feu. » (NO, p.
29), «Rien à faire? (Temps.) Rien? (Temps.) Merci ... » (NG, p. 31); des
conversations
téléphoniques
au
déchiffrement
difficile
voue
impossible:
«Allô ... allô ... Je ne vous entends plus ... (Phrases inaudibles.»> (NG, p. 21)
Beaucoup de répliques sont données en voix off (p. 11, p. 15-18, p. 30-31, p. 32, p.
34, p. 49, p. 83), mais celles-ci restent encore asservies à l'image «le vu demeurant le
seul garant du sérieux de la parole69 ». Pour le moment, la caméra de Nathalie
Granger se porte autant à la rencontre «d'un événement visuel» que «d'un
événement sonore}) comme l'explique Duras dans une note pour la presse en annexe
au texte. Ce sont les interventions de la voix-radio qui constituent cet événement
sonore et qui complètent le texte dialogique dans son registre informatif. C'est à
même la parole de la voix-radio que la tension entre la mise en dialogue et la mise en
68
69
P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 177.
F. Jost, L 'œil-caméra. Entre film et roman, p. 34.
58
film, qui caractérise l'écrit scénaristique, trouve, dans Nathalie Granger, un espace
suffisamment fragilisé pour entraîner un décalage, furtif mais réel, des perceptions
sonores, un jeu sur les relations entre les informations auditives et les personnages.
Ce jeu d'auricularisation se fait insidieux lorsqu'il confère au spectateur une
compétence qui échappe au monde diégétique des personnages. Car si ces derniers
« cette fois, n'ont pas entendu la voix de l'extérieur {la voix-radio} », celle-ci est tout
de même «arrivée dans le parc et personne d'autre que le spectateur ne l'a
entendue. » (NG, p. 39) L'avantage donné au spectateur sur les personnages le place
dans un rapport privilégié avec l'instance émettrice par le biais d'une parole
extérieure à l'événement visuel du film, tel que défini par Duras, c'est-à-dire celui
«des femmes rencontrées» (NG, p. 94). Cette voix-radio qui «ne cesse jamais
d'informer» (NG, p. 37) et qui traverse l'espace filmé suggère la présence d'un
conteur, ainsi que le nomme François Jost, d'une conteuse plus justement, une voix
dont l'effet d'autorité est indéniable et qui s'apparente déjà à la voix de Duras. Celle
dont on dit, qu'une fois entendue, elle accompagne toute lecture de l'œuvre. Voix qui
favorise ici le spectateur, par-delà les personnages représentés à l'écran, en attendant
de choyer le lecteur au détriment du spectateur. Le décalage des perceptions qui se
poursuit, on le verra, dans la mise en image, s'affaire aussi à briser 1'illusion réaliste
et référentielle, à mettre en évidence l'arbitraire de tout captage du réel en un
mouvement qui participe autant de la possession que de la dépossession «douce,
calme, terrible. » (NO, p. 48)
L'instance didascalique se déploie, dans Nathalie Granger, sous la forme de
nombreux paragraphes qui envahissent presque tout l'espace de la page (sa
domination sur l'instance dialogique est claire), mais sans mise en forme précise ou
régulière. On y adopte l'habituelle formulation elliptique pour caractériser la bande-
59
son: « Au loin, dans le village, des chiens aboient. » (NG, p. 44); les personnages:
«L'Amie. Cheveux châtains.» (NO, p. 15); la continuité narrative: «La terrasse. Du
temps a passé. » (NO, p. 66) ou les dispositifs filmiques: « En gros plan, le visage de
l'Amie. » (NG, p. 78) Mais aussi un style plus classiquement littéraire voire poétique
dont les images dénotent des signifiés dont on peut douter qu'ils se retrouvent dans la
mise en film et qui semblent privilégier la vision du lecteur plutôt que celle du futur
spectateur: « Ces femmes sont comme des réceptacles du tout-venant: elles prennent
tout, engouffrent, {alors que} une à une les choses tombent et s'accumulent dans leur
silence. » (NG, p. 62) Ce type d'écriture met à jour l'ambiguïté à fleur de texte de
Nathalie Granger lorsque étudié dans sa parenté avec l'écrit scénaristique. Ces écarts,
toutefois, n'empêchent pas l'œuvre d'explorer avec grâce la dualité déstabilisante du
scénario qui met en écrit non seulement l'intervalle entre le texte dialogique et le
texte didascalique, mais aussi les jeux «d'ocularisation7o » entre la perception
visuelle des personnages et celle de la caméra/lecteurlspectateur que le texte
didascalique désigne le plus souvent, on l'a vu, par le déictique on/nous.
Ocularisation interne lorsque « qu'on voit ce qu'elle {Isabelle Granger} regarde»
dans un « panoramique à la vitesse de son regard. » (NG, p. 26) ou que la maison est
redécouverte «avec les yeux de l'homme, c'est à dire d'un tiers non informé. » (NG,
p. 85) Ocularisation externe quand la caméra reste extérieure au personnage et à son
point de vue, comme c'est le cas de l'Amie, protagoniste dont les attributs perceptifs
échappent systématiquement à la caméra et reste étranger à ce on/nous, émetteur
autant que récepteur. Plus troublante encore est la posture qui place ce denier dans le
champ visuel même des personnages, celui des deux femmes «qui regardent vers
nous. » (NG, p. 18) ou du «chat qui nous regarde. » (NG, p. 21) et qu'il se trouve
alors implicitement intégré, paré à une mouvance des perceptions qui l'interpelle.
70 ibid.•
p. 18.
60
Duras privilégie ainsi un «regard situé7 !» qui joue sur l'alternance des plans
subjectifs et objectifs pouvant aller jusqu'à réduire singulièrement, voire entraver, la
fonction de focalisation, celle qui ordonne le passage du voir au savoir. La forme
scénaristique sait jouer de la distance entre le perçu et le pensé et le texte de Nathalie
Granger s'en réclame lorsqu'il met en scène des personnages énigmatiques et secrets
qui résistent à se livrer à l'image cependant que l'écriture didascalique les met à jour.
Isabelle Granger« dirait-on, se repose. », mais elle est en fait« en proie à l'idée fixe
de son enfant. » (NG, p. 28) «Toujours ni triste, ni gaie» en apparence, le lecteur la
sait néanmoins «Hantée. » (NG, p. 34) L'avantage cognitif reste cependant exclusif
au lecteur de scénario que le texte didascalique, dans son registre informationnel
narratif, prend soin de mettre au parfum alors que le spectateur virtuel du film est
laissé à lui-même, confronté à un éventuel exercice de maturité interprétative. «On
vous a laissé tout seul pour aborder le film. Et vous marchez. » (NG, p. 96) affirme
Duras comme si le spectateur du film était victime d'un leurre que le lecteur, fort de
sa compétence, sait déjouer. Ce savoir supplémentaire du lecteur de scénario, celui
qui, pour Pasolini, «codifie l'incodifiable72 », en fait ainsi le complice de l'auteur,
voire même «un autre auteur73 ». C'est le lecteur de scénario, de plus, qui valorise et
authentifie le texte scénaristique, qui en confond l'usuelle oblitération lorsque le fait
filmique s'apprête à prendre corps. Il est le témoin privilégié du débordement de
l'écriture aux frontières même de l'écranique, selon l'expression de RoparsWilleumier. «On est toujours débordé par l'écrit, par le langage, quand on traduit en
écrit, n'est-ce pas?74 »
M. Borgomano. L'Écriture filmique de Marguerite Duras, p. 65.
P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 248.
73 ibid., p. 247.
74 M. Duras, M. Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, p. 91.
71
72
61
Nathalie Granger, avant que d'interroger puis subvertir la problématique du
geme scénaristique, en respecte donc un certain nombre de contraintes. Construit à
partir du texte du dialogue auquel s'entremêle celui de la partie iconique du film, sa
modalité première est celle de la transcription (des voix, des images, des
mouvements, etc.). Son caractère transitif est réel et lire Nathalie Granger revient,
comme l'écrit Pasolini, «à revivre empiriquement le passage d'une structure littéraire
à une structure cinématographique75 • » Procès plutôt que produit fini, l'œuvre instaure
toutefois, au sein de la généricité scénaristique, des failles, des béances, toute une
lipothymie textuelle révélatrice d'un état de scénario en contre-emploi, privé,
éventuellement, de sa radiance cinématographique.
Ainsi les effractions à l'écriture scénaristique s'accumulent dans Nathalie
Granger et témoignent notamment d'un malaise entre la fonction de monstration,
essentiellement cinématographique, et la tentation, voire l'inéluctable, de ce que les
exégètes de l'œuvre duras sienne ne peuvent désigner que par une brochette de
néologismes divers, d'irreprésentable à inmontrable. Le recours symptomatique à la
mention« qu'on ne voit pas» perturbe et décante la mise en image. C'est l'enfant qui
«regarde quelque chose que nous ne voyons pas.
}>
(NG, p. 18), «la femme qu'on ne
voit pas repasser. » (NG, p. 44), l'homme dont « on ne voit pas s'il pleure. » (NG, p.
82) La grande imagière se fait radine ici et prive la caméra de l'ondée «que nous
n'avons pas vue. » (NG, p. 64), de la leçon «(qu'on ne voit pas)>> (NG, p. 71),
d'autres pièces «non encore vues» et qu'on ne verra pas puisqu'on «ne pénètrera
jamais dans les étages de la maison. » (NG p. 36) Un même manque à voir suscite les
nombreux plans qui cadrent le vide, celui du parc, aussi vide dans la séquence postgénérique (NG, p. 13) qu'en fin de film où il opère en plus «la complète dilution»
75
P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique. p. 163.
62
(NG, p. 87) du personnage d'Isabelle Granger. Joint à celui de la route, « de nouveau
vide {... } comme au début du film. » (NG, p. 88), il boucle la structure de l'œuvre
entière et trouve un écho dans les endroits vides de la salle de séjour, la chambre
d'enfant, la pièce où il y a un piano (NG, p. 23 à 26) et jusque dans le vide de cette
poussette dont les roues elles-mêmes «tournent à vide et grincent comme une
plainte» (NG, p. 66) puisqu'il s'agit bien ici d'image souffrante. S'y ajoutent les
plans qui tentent de mettre en image le mouvement de la fuite alors que la caméra
«reste un instant sur la disparition de l'Amie» (NG, p. 26), sur« le vide laissé par le
départ d'Isabelle Granger. » (NG, p. 32) et que semble apparaître à l'écran« quelque
chose du passage du chat {... } comme un reste de mouvement. »(NG, p. 26) Ce n'est
pas le découpage du matériau visuel et son rationnement sélectif qui étonnent ici, ils
sont coutumiers à l'opération de la mise en plans et en cadres (sans parler du
montage) mais l'insistance, à même l'écrit scénaristique qui doit pourtant en être le
garant, sur la déficience de la monstration ou sa maladresse à rendre visuellement ce
qui demeure au cœur de la nature filmique, les images en mouvement, motion picture.
Le jeu de focalisation qui, dans Nathalie Granger, entraîne l'absence des êtres, des
lieux et des choses, force l'irreprésentable à s'évincer vers un ailleurs dont Duras
affirme qu'il est dans le cinéma, dans un film, là où on est« déjà transporté quelque
part ailleurs voyez76 • » Un quelque part qui annonce la dissidence duras sienne dont il
semble que la mise en images ait tout à craindre puisqu'il préfigure, dans l'œuvre de
Duras, la venue du noir, degré zéro de la représentation. Ce noir« au tranchant glacé
de la pierre noiry, à la tiède douceur de l'image menacée77 • »
Duras, M. Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, p .36.
M. Duras, Les Yeux verts, p. 93.
76M.
77
63
2.4 La dissidence durassienne
2.4.1 De scénariste à auteur de texte-film
Hiroshima mon amour inaugure, dès 1958, la carrière de scénariste de
Marguerite Duras. Premier scénario «classique », c'est-à-dire écrit pour le film d'un
autre, il reste fidèle, dans l'ensemble, aux us et coutumes de l'écriture scénaristique.
Précédant le film, il se déclare second, humble serviteur des images qu'il n'ose même
pas décrire et son «rôle se borne à rendre compte des éléments à partir desquels
Resnais a fait son film78 • » Le texte est, avant tout, schéma, projet, instrument de
travail et nous présente, sur le mode prédictif, le film au futur. Sa structure,
cependant, est faite de pièces et de morceaux juxtaposés en une mosaïque formelle où
chaque partie se voit coiffée d'une appellation bien définie, certaines résolument
parentes de la démarche filmique, d'autres plus délinquantes: synopsis, avant-propos,
script, appendices. Le tout constitue un curieux objet composite dont le référent n'est
plus, à dire vrai, le film à faire, mais l'écriture durassienne elle-même qui se cherche
entre texte et film. Ainsi Hiroshima mon amour, scénario avéré, porte déjà en soi les
attributs du texte-film qu'est Nathalie Granger. Tous deux s'affairent, par exemple,
au brouillage de la conjugaison scénaristique: Nathalie Granger, texte du film en
train de se faire, publié après sa sortie sur les écrans; Hiroshima mon amour,
combinant le futur du film à faire: «ils auront ensemble une histoire d'amour très
courte79 • », le présent du film se faisant «à mesure que ce champignon s'élève sur
l'écranso », le passé du film fait avec «ses choses abandonnées dans le filmS!. » Un
M. Duras, Hiroshima mon amour, p. 19.
ibid., p. 9.
80 ibid., p. 21.
81 ibid., p. 19.
78
79
64
lecteur des deux textes sait reconnaître une même voix: celle de la conteuse qui, dans
Hiroshima, rend compte du «travail qu'elle a fait pour A. Resnais 82 . », celle de la
scriptrice de film, dans Nathalie Granger, qui ne cesse d'adjoindre au scénario
original des post-textes, directifs, explicatifs, redondants, si décidément littéraires
qu'il faut les stopper d'un «FIN» (NG, p. 98) dont l'anachronisme filmique fait
presque sourire.
Si la dissidence durassiene par rapport à l'écrit scénaristique trouve un avantgoût dans Hiroshima mon amour, c'est Détruire dit-elle, premier film d'auteur à part
entière (scénario et réalisation) de Marguerite Duras, qui la coupe, de son propre
aveu, de tout ce qu'elle a écrit au cinéma83 • C'est l'amorce du texte-film, structure qui
écarte le scénario (son appellation à tout le moins) ou refuse d'en rendre compte. Pour
toute la durée de la période filmique, les scénarios ou scripts dans le sens le plus strict
du terme, s'ils existent, ne sont pas publiés puisque de toute façon« on fait toujours
trop tôt les scripts, les scénarii84 » par rapport à l'œuvre filmique. Pour Duras
désormais, il Y a le tournage puis le texte qui est fait d'après le film, « après le
film 8s • » Évoquant Moderato Cantabile dont elle a écrit le scénario pour Peter Brook,
86
Duras affirme qu'elle referait le film mais «sans script, le livre seulement » dans
une volonté de filmer l'intégralité du livre et non plus un seul fragment de l'écrit
scénaristique. Il est vrai que script, scénario ou découpage technique sont loin d'être
des étapes que privilégie l'auteur lors de la préparation d'un film. Duras évoque bien
à propos d'Indi{l Song, autre texte-film postérieur à Nathalie Granger, un manuscrit
polycopié et distribué, un outil de travail pour l'équipe de tournage qui sert de
ibid., p. 19.
Voir Cahiers du cinéma no 217, p. 57.
84 M. Duras, La Couleur des mots, p. 36.
85 ibid., p. 36.
82
83
86
M. Duras, Les Yeux verts, p. 45.
65
canevas et de repère, «s'apparentant plus au manuel qu'à un texte littéraireS? »
Comprenant peu d'indications au sujet de l'échelle, de la durée des plans ou des
mouvements de caméra, mais insistant sur tout ce qui est relatif à la bande-sonore
(voix, musique, bruits, sons), cet« outil» (on est dans le registre du bricolage) permet
surtout à l'équipe d'improviser. Rarement, confie Duras à Dominique Noguez,
tourne-t-elle «une image telle qu'elle a été prévue dans le scénario s8 .» Les
improvisations se font néanmoins sous la direction et les indications de Duras qui
sont essentiellement verbales et non transcrites. Pareillement, Le Camion repose sur
quelques pages de texte dont la suite s'écrit devant la caméra. Ici, le scénario original
reste introuvable et n'a jamais existé, sans doute, ailleurs que dans l'esprit de l'auteur.
Il est, en quelque sorte, matrice de départ, objet de création qui ne se matérialise pas.
D'ailleurs, chez Duras, tout peut désormais servir de scénario: un lieu, une
photographie, les plans abandonnés d'un autre film, des pages blanches voire même
le refus d'une version filmique jugée inadéquate. Mais avant cette dissolution du
genre, survient un second état du texte-film, le livre commémoratif, qui, après s'être
accommodé de la forme scénaristique, s'affirme comme écriture plurielle dissidente,
rejet de la fonction génétique du scénario en tant que maillon de la chaîne de
production d'un film, célébration actualisée d'un tournage, d'une création à l'état
brut.
2.4.2 Accidents et détraquements
Il Y a dans Nathalie Granger un Olseau dont l'allée et la venue semble
ordonner, créer même, la matière du film, annulant une séquence entière parce qu'il
87
88
ibid., p. 13.
M. Duras, La Couleur des mots, p. 36.
66
«n'est jamais venu se poser sur la table comme c'était prévu}) (NG, p. 23) puis
surgissant dans une autre séquence alors qu'il n'y est pas attendu «encore plus près
qu'on ne l'avait espéré. }) (NG, p. 23) Dans les deux cas, l'oiseau aurait dû se croire
puis se croit vraiment ailleurs, pareillement «trompé par le silence. }) (NG, p. 23)
Plus intéressant encore, cette duperie qui l'abuse lui permet pourtant d'abolir,
d'annuler «de son ignorance, et la présence de la maison, et celle de la femme. »
(NG, p. 23) Un peu de la même manière, la dissidence duras sienne mine toute la
dynamique de Nathalie Granger. Elle en fausse la nature générique: est-ce un texte
qui vit dans un ailleurs filmique où il croit être, abusé par le cinéma, ou un film
tourné dans l'ignorance (peut-être feinte) de son essence textuelle? Cette subversion
bouscule toute la continuité intra et extra diégétique de l' œuvre, laissée ouverte à
l'irruption du fortuit, du contingent. «Il n'y a jamais de programmation. Ni dans ma
vie, ni dans mes livres, pas une seule fois89 }) affirme Duras en un renversement du
caractère prédictif de l'écrit scénaristique. C'est l'essence de ces films sauvages,
selon l'expression de Dominique Noguez, bien au-delà du scénario-dispositif ouvert,
encore trop policé, dont Nathalie Granger est une sorte d'annoncée. Car si le texte ne
renie pas sa parenté au scénario en racontant une histoire qui comporte des
indications spatio-temporelles, des descriptions de lieux, de personnages, d'actions,
de mise en film donc, il en rompt la nature contractuelle entre le film à faire et le film
réalisé et permet un saut hors de la partition donnée à suivre pour le lecteur. Le textefilm s'applique à ménager des trous, des failles qui soutiennent le registre de
l'incertitude et de l'indétermination que rappelle, entre autres, l'écriture brève des
dialogues. Écriture des mots seuls, sans grammaire de soutien: «Ah ... très bien,
89
'
M. Duras, Ecrire,
p. 33.
67
Darkin ... très bien ... et quand?» (NG, p. 41), égarés (comme l'oiseau) et quittés
aussitôt ainsi que les décrit l'auteur dans Écrire90 .
Nathalie Granger, par trois fois, s'ouvre à l'accident, annoncé comme un
moment fondateur de l'œuvre: «Et voilà l'accident. » (NG, p. 37) Accidents intradiégétiques d'abord: celui qui frappe Isabelle Granger dont les mains «pourtant
aptes à traduire cela, ce noir sur blanc» (NG, p. 37) refusent de se mettre à jouer,
inaptitude soudaine au déchiffrement qui préfigure les ratés de la perception visuelle.
Puis l'accident qu'essaie de colmater le voyageur de commerce, victime (quoi
d'autre?) d'un trou de mémoire, lui qui «regarde si fort qu'il en oublie son texte. »
(NG, p. 56) Incompétence qui provoque une autre rupture de contrat, cette fois avec
la version théâtrale du texte dialogique. Enfin, et de manière plus significative,
«l'accident du tournage» (NG, p. 88) où un homme dont le chien est
inexplicablement saisi de terreur doit fuir « comme a fui, quelques secondes avant, le
voyageur de commerce. » (NG, p. 88) Accident extra-diégétique, venu de l' outside
(l'homme ne voit pas la caméra derrière l'entrée), qui semble sanctionner l'œuvre, en
accréditer le statut de création à part entière puisque confirmant une structure
essentiellement ouverte, disponible à la pluralité interprétative. On songe à l'entretien
accordé à Duras par le peintre Francis Bacon qui tente de préciser sa méthode de
travail, son processus créateur, en insistant sur ce qu'il nomme «l'accident », c'est-àdire:
La tache à partir de laquelle va partir le tableau. La tache, c'est
l'accident. Mais si on croit qu'on comprend l'accident, on va faire
encore de l'illustration, car la tache ressemble toujours à quelque
chose. On ne peut pas comprendre l'accident91 •
90
91
ibid., p. 71.
M. Duras, Le Monde extérieur, Outside 2, p. 265.
68
Duras se garde bien d'éclaircir ou de commenter cet accident du tournage dont
la trace est conservée à même le texte scénaristique comme un signe cabalistique rétif
à livrer son sens. L'événement est symptomatique de tout un déraillement entretenu,
voire suscité, «un détraquement {qui} a fait des progrès et a contaminé l'ordre des
pièces, l'espace enfermé, le calme» (NG, p. 36), qui opère un brouillage des
perceptions, celles des personnages autant que du lecteur-spectateur. C'est Isabelle
Granger qui regarde sa maison «en spectatrice étonnée» (NG, p. 36), son «acte
remis en doute tout à coup, rendu à un sens sans référence. » (NG, p. 44), l'erreur de
la voix au téléphone, celle de Laurence qui «rate la mesure. » (NG, p. 70) ou la
destruction du journal qui «arrive sans être annoncée» (NG, p. 77). Tout un tissu
textuel et filmique fragilisé où « d'un seul coup tout se défait» (NG, p. 25) avant que
de basculer parce qu'un «oiseau a fui. » (NG, p. 25) La caméra, dont on a déjà
signalé les manques à voir de même que le non savoir revêche au totalitarisme de la
représentation, n'est pas épargnée et se permet« une image mauvaise dont le "point"
se perd au milieu de la prise.» (NG, p. 38) ou tolère «une fausse teinte,
volontairement laissée.» (NG, p. 69) C'est jusqu'à l'ordre de succession filmique qui
s'effiloche au point de perdre un morceau de générique qu'on voit surgir, en gros plan
de surcroît, au milieu d'une scène: «Noir sur blanc. On dirait le titre du film égaré. »
(NG, p. 43) La dissidence durassienne, en matière d'écrit scénaristique, dramatise les
manques et consacre le ratage comme moteur d'avancée. Cette démarche encourage
une dispersion des compétences et un éclatement formel où faillir devient créateur et
oblige un dépassement des pratiques d'écriture connues. Si dans Le Camion, «on
attend l'accident qui va peupler la forêt92 • », Nathalie Granger sait se ménager un
parcours suffisamment accidenté pour ouvrir des brèches à même sa structure, des
92
M. Duras, Le Camion, p. 80.
69
béances susceptibles d'accueillir d'autres instances qui viennent en regarnir la
substance.
2.4.3 Béances: intermédialité et dédoublement
En parlant du Camion, Duras dit de ce film qu'il est troué de partout, qu'il est
un lieu «où on peut entrer à n'importe quel moment, {il} n'est qu'ouverture sur le
dehors93 • » La description des images génériques qui inaugurent Nathalie Granger
signale immédiatement «qu'une porte est ouverte. » (NG, p. Il), première mention
de l'état de disponibilité qui caractérise la maison de Neauphle, lieu fondateur de
l'écrit autant que du film, métaphore des films à venir. Ouverte sur le dedans comme
sur le dehors puisque« les femmes laissent la maison ouverte» (NG, p. 48), elle est, à
l'écran, le plus souvent éclairée dans la partie la plus proche du spectateur seulement
alors que l'arrière-plan s'enfonce dans des profondeurs obscures et inconnues, dans
un noir qui est ici espace de transition, vacance de formes fixes. En cet après-midi
d'hiver qui est lui-même un temps où« s'ouvre cette béance» (NG, p. 26), la maison,
le film et le texte du film autorisent le passage d'un univers (celui des femmes) à un
autre (celui de l'extérieur), mais également celui d'un code à un autre, d'un médium à
un autre. L'intrusion furtive, presque ratée, de gens dont on ne saura d'ailleurs que
très peu de choses, «visite d'on ne sait qui. Pour rien.« (NG, p. 49), et qui n'a lieu
que parce que «c'était ouvert» (NG, p. 49), est l'accident qui amorce ce processus,
cette remontée archéologique (et donc commémorative) de Nathalie Granger non
seulement vers un cinéma intermédial des tous débuts, encore dépendant du théâtre,
mais aussi aux origines scéniques de la forme filmique chez Duras. Déjà la procédure
théâtrale est annoncée, car l'accident est, en fait, «répétition d'une visite à venir. »
93
ibid., p. 100.
70
(NG, p. 49) qui s'annonce, tradition oblige, par « des coups dans la porte d'entrée. »
(NG, p. 49) L'épisode du voyageur de commerce est bel et bien un surgissement,
dans le déroulement filmique, de la forme confite du théâtre de boulevard dont on
respecte ici les conventions du genre : le mot de passe attendu, répété dans la scène
précédente, « c'était ouvert» (NG, p. 50), par deux fois proféré en manière
d'introduction; le public dûment passif alors «qu'une sorte d'anesthésie habite les
deux femmes» (NG, p. 49); les dialogues mondains: «Qu'est-ce que vous voulez?
Oh rien ...je passais ...silence Asseyez-vous ... merci... »(NG, p. 51); le jeu affecté de
l'homme qui «recommence, héroïque à réciter son texte94 • » (NG, p 52) ou «prend
un air faussement dépité» (NG, p. 60). À moins qu'il ne soit «déclamatoire tout à
coup, solennel» (NG, p. 61) alors qu'il annonce le nécessaire coup de théâtre:
«Vous avez une Vedetta tambour 008. Voilà.» (NG, p. 61), modèle qu'il tente
précisément de leur vendre! La forme sécurisante d'un théâtre hautement codifié n'est
pourtant pas à l'abri des dérapages coutumiers de l'œuvre durassienne et de Nathalie
Granger en particulier. L'introduction à la scène du voyageur de commerce est
significative quant à confusion entretenue entre le mode discursif de l'image et celui
de la lecture en attendant d'y adjoindre le dramatique. On y mentionne que la scène
sera «traitée en champ contrechamp », donc visuellement, afin de faciliter, dit-on,
«la lecture du passage en contrechamp. » (NG, p. 50) Qui est donc ce lecteur de
prises de vue? De plus, si l'écriture scénaristique se fait ici écriture scénique, avec la
disposition typographique habituelle, aérée, les italiques des didascalies bien
attachées aux répliques, cette dernière s'ouvre elle-même à des passages dont l'espace
qu'ils occupent sur la page les décadre totalement vers un ailleurs de poésie épique:
Sa voix s'est modifiée, il parle plus vite.
Il a presque crié pour se donner du courage.
Le regard des femmes le traverse.
94
L'italique ici semble devoir distinguer le texte théâtral du texte dialogique filmique.
71
Il continue dans une sorte de désespoir. (NG, p. 53)
La défense cède encore.
La carte est niée, encore. (NG, p. 55)
La mécanique théâtrale se voit également détraquée lorsque, ô anathème,
l 'homme oublie son texte qui arrive, désormais, «par fragments détachés et, comme
lui, détruit. » (NG, p. 56) D'ailleurs, l'épisode tout entier se solde par un {( constat
d'échec» (NG, p. 62) devant un public non seulement indifférent, «aucune réaction
de la part des femmes. » (NO, p. 62), mais qui engouffre tout, tous les spectacles « du
parc, celui de l'homme, du feu, etc. » (NO, p. 62) en un déni de la fonction de
«spectature». «La représentation, dans un sens, c'est pire. » (NG, p. 81), conclut
éventuellement le voyageur de commerce. Sous la forme surannée d'un théâtre de
convention à tout le moins, car il y a une théâtralité qui persiste à même la structure
du texte-film comme on le verra.
Les procédures d'écart par rapport à l'écriture scénaristique habituelle trouve à
nouveau un catalyseur dans ce personnage qui réapparaît en fin de texte-film. Son
emploi social, celui de voyageur de commerce, autant que théâtral, celui d'un homme
«déguisé en voyageur de commerce.» (NO, p. 78) ayant été nié et brisé dans
l'épisode précédent, il semble avoir subi, dans l'intervalle, dans le trou entre ses deux
apparitions, une mutation singulière qui le laisse en attente d'une fonction,
virtuellement ouvert à toutes les possibilités puisque «On ne sait plus qui c'est. »
(NG, p. 79) Devant lui, prophétiquement, «la porte-fenêtre est ouverte» (NG, p. 84)
et c'est hors de lui qu'il découvre à nouveau la maison. Pour lui et pour le lecteurspectateur, «c'est un nouveau film qui commencerait, mais ce film-ci serait fait par
l'homme» (NG, p. 86). Usage ici du conditionnel préludique qu'affectionne Duras et
qu'il faut traduire par le même présent de l'indicatif que celui qui ponctue le texte
72
écrit, temps de la création. Nathalie Granger devient donc «son film à lui. »(NG, p.
86) Le personnage-cinéaste est dit «sorti de son histoire à lui» (NG, p. 87),
expulsion qui permet la reprise et le dédoublement du film, la coexistence du même et
de l'autre en une seule structure que convoque le texte-film. On peut songer à la
tentation de faire un autre film, dont parle Pasolini, et qui dénote peut-être «la
présence de l'auteur qui dépasse son film 95 » ou, au contraire, à ces scénarios
souterrains dont parle Truffaut qui minent le film fait et le rendent presque étranger à
celui-là même qui en est le créateur. Duras relate une expérience semblable dans une
note en annexe. Ce n'est qu'en salle de projection et « en compagnie d'autres
personnes}) (NG, p. 89), c'est à dire en situation de réception spectatorielle dont
l'écrit ici est le seul garant, qu'elle réalise l'exclusion d'un personnage, celui du père
de Nathalie Granger, dont la présence aurait forcément suscité un autre film où
certaines scènes du film réalisé n'auraient pu exister et où d'autres se seraient
imposées. L'irruption d'un autre film n'a pas encore atteint ici l'intrusion anarchique
des prises de vues de la Seine dans Aurélia Steiner qu'on doit jeter, un jour entier de
tournage, parce que «les berges c'était un tout autre film 96 • »Les possibles filmiques,
dont le surplus prend la forme de notes post-tournage, sont quand même adjoints au
texte de Nathalie Granger en un trop plein d'écrit qui déborde des cadres du scénario
et s'adresse exclusivement au lecteur du livre.
Si le film de l'homme se termine lorsque le périmètre qu'il explore est quitté
par lui «après son départ, qui verrait encore? « (NG, p. 96), significativement « la
porte de la maison des femmes reste grande ouverte. » (NG, p. 88) C'est l'indication
d'une ligne de fuite par laquelle le film s'éclipse vers le dehors de la vie (l'accident
95
96
P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 150.
M. Duras, Les Yeux verts, p. 128.
73
du tournage), mais aussi vers sa variante écrite en attente d'un lecteur. En une sorte
de renversement du mouvement où les failles de l'écriture durassienne convoquent le
film comme c'est le cas de Détruire dit-elle, Nathalie Granger semble faire du film
une véritable écriture qui laisse, à même l'écran, des traces semblables à celle de
l'encre sur le papier, ouvertes à un nouveau déchiffrement.
2.4.4 Noir et blanc: « Book and film 97 »
Aux premières pages des Yeux verts, Marguerite Duras célèbre la blancheur
incompréhensible d'une lune d'été, jamais oubliée, qui rend la nuit si transparente
«qu'on aurait pu lire dehors98 ». Lire dehors est un peu ce que propose Nathalie
Granger, texte-film qui s'offre à la lecture à partir du dehors que constitue le cinéma
dans l'œuvre de Marguerite Duras. Il est impératif cependant de convoquer la
véritable blancheur, celle qui n'est rendue que par le noir et blanc: «le blanc du noir
et blanc99 • » La restriction chromatique, en partie due à une pauvreté de moyens à
l'époque, prend à posteriori la richesse évocatrice d'un état ancien du cinéma. Moins
perturbant que l'écran noir intégral de L'Homme atlantique (1981), sorte de scène
primitive qui fait voler en éclats l'illusion de la représentation conventionnelle, le noir
et blanc de Nathalie Granger contribue à l'écriture du film, à rendre compte de
l'écriture dans le film, fut-elle violentée. De façon allusive d'abord, lorsque les
valeurs
opposé~s
du noir et du blanc se font productrice d'effets visuels et
symboliques; puis sans détour alors que partitions musicales, livrets scolaires, facture
d'électricité oujoumal envahissent l'espace du cadre avant que d'être détruits.
M. Duras, Les Yeux verts, p. 104.
ibid., p. 13.
99 ibid., p. 15.
97
98
74
La maison, dans Nathalie Granger, est le lieu privilégié non pas d'une radicale
et concrète scission entre le noir et le blanc, coupure pleine entre l'écrit et l'image,
mais d'un constant effort de réajustement entre la tentation du noir, celui d'un film
sans images, et la nécessité des blancs au sein des pages écrites, «endroits de
survie lOO ». Ainsi, à la croisée des couloirs dallés de larges carreaux noirs et blancs, le
blanc des pierres de la terrasse, du mur, des chaises d'osier ou du canapé sert de
contrepoint au noir du chat, de la petite valise de pension et jusqu'à celui d'Isabelle
Granger «aux cheveux longs, lisses, très noirs» (NG, p. 15), à la longue cape noire,
qui «passe toujours dans ce deuil, noire. » (NG, p. p. 72) alors que l'Amie à la veste
blanche glisse sur la surface de l'étang noir dans une petite barque blanche. Si la
masse du chat, dite «noir d'encre, liquide sans prise» (NG, p. 21) est vouée à
l'écriture, «l'image blanche» (NG, p. 38) de l'étang se fait mimésis iconique,
«surface vide dans laquelle se reflète la maison. »(NG, p. 38) «Le blanc, toujours le
blanc ... pourquoi?» (NG, p. 58) se plaint le voyageur de commerce, lui qui fut
blanchisseur de métier puis employé d'une imprimerie avant que d'échouer dans la
représentation. Parcours parodique de celui d'une écriture blanchie, lessivée, qui vient
buter sur une mise en image qui la malmène sans pourtant totalement l'abolir.
Dans Nathalie Granger, le noir et blanc fait en sorte que l'image n'efface pas
complètement l'image du mot. Et de la même manière que la petite Nathalie trouve
dans le parc un autre chat «noir et blanc celui-là. )} (NG, p. 65) qu'elle peut enfin
saisir et embrasser, elle dont « nous ne savons rien sauf ce baiser dans le parc, alors
que personne ne le voyait.)} (NG, p. 86), le noir et blanc de l'écrit s'empare
100
ibid., p. 128.
75
impunément de «la trésorerie du film 101 », ces gros plans qui commandent la
perception empathique du spectateur et son engagement dans le spectacle visuel.
C'est le plan rapproché des mains d'Isabelle Granger sur le clavier «aptes à traduire
cela, ce noir sur blanc. »(NG, p. 37), cet écrit musical dont les partitions envahissent
l'espace d'un panoramique, «accumulation d'écriture noire» (NG, p. 71), jusqu'au
journal Le Monde déplié sur toute la surface de l'écran. S'ajoutent ici les gros plans
des visages, dont on a parlé, sur lesquels il nous faut lire le sens et les conséquences
d'une décision puis ceux des livrets scolaires où «nous voyons ce qu'elle lit» (NG,
p. 34). C'est un film et pourtant «Nous lisons. » (NG, p. 34) Finalement, dans la
masse des papiers qui brûlent, on note le plan rapproché, furtif et troublant, du livret
de Nathalie dont «le nom flambe, disparaît. » (NG, p. 78) après avoir été inscrit
comme une citation à l'écran, en lettres capitales, tel le titre du film égaré. Ainsi, la
mise en film de Nathalie Granger cède à «l'envie des écrits collés sur des
images 102 » et s'il est vrai que ces derniers sont le plus souvent mis en pièces de
manière quasi rituelle, cette destruction reste authentiquement créatrice d'images dont
le support est filmique mais encore plus textuel. La catastrophe qui s'abat sur l'écrit
devient alors lieu ambigu d'un seuil, ouvert à une survie possible. La petite Nathalie
Granger déchire bien ses cahiers d'écriture en classe mais «elle fait aussi des taches
partout. » (NG, p. 35), ces accidents dont on fait les tableaux.
Il existe, dans le rendu filmique à travers l'instance d'un scénario, une
actualisation des procédés de ponctuation littéraire, logique, expressive, démarcative,
auxquels il faut ajouter le recours aux blancs et à certaines variations de caractère
(italiques, grasses, capitales). On parle ici généralement de micro-ponctuation, le plus
101
M. Royer, L'Écran de la passion. Une étude du cinéma de Marguerite Duras, p. 73.
102
M. Duras, Les Yeux verts, p. 139.
76
souvent liée aux dialogues et aux indications de jeu. On remarque néanmoins, dans
Nathalie Granger, un surplus de signes, une overdose de codification de l'écrit qui ne
peut entraîner, au niveau filmique, qu'une déperdition de sens, «un dérèglement du
procès de transfèrement et de migration entre deux médias », selon l'expression
d'Alain Gaudreault, et donc un manquement à son état de texte scénaristique. À
preuve, le détraquement typographique d'italiques et de parenthèses indivises qui
bousculent et cassent le rythme de lecture en multipliant les points d'arrêt, syncopent
l'instance didascalique en brouillant son code signalétique. Ces points d'orgue
imprévisibles, arbitraires et surgis d'un ailleurs textuel, se font pluriels et,
indifféremment, indication de jeu à l'amorce d'une réplique: «fort accent italien })
(NG, p. 16); mise en évidence d'une gestuelle: «c'est l'Amie qui retire sa main. )}
(NG, p. 71); précision de plan: «l'immobilité (de la main)} (NG, p. 25); de bande
son: «(phrases inaudibles)>> (NG, p. 21); aparté explicatif: «(ne craquent pas
comme du bois)>> (NG, p. 42); continuité narrative: «(dans la passivité de laquelle
est en train de s'opérer l'issue.)>> (NG, p. 28) Ces interventions déceptives,
parenthèses déposées comme après coup, italiques intercalées à même la phrase
qu'elles creusent d'un savoir supplémentaire, instaurent des ruptures entre la fiction et
la narration, entre la matérialité du texte et celle du film. Sorte de mises en exergue de
l'opération d'écrire et de filmer, les italiques et les parenthèses restent ici
délibérément étrangères, distinguées, et le montage non suturé qui les rattache au
texte scénaristique en souligne le caractère arbitraire. Leur prolifération déstabilisante
qui tient autant de l'éclaircissement: «(La musique dit ici la violence gaie des
enfants)>> (NG, p. p.33) que du piétinement: «un râteau de bois (râteau à foin) »
(NG, p. 67), est le dû d'une parole d'auteur, metteur en scène et grand imagier
rassemblés qui se pointe aux arêtes du texte scénaristique pour en signaler
typographiquement les manques à dire et potentiellement les manques à voir: «(Tout
77
se passe comme si cette radio, cette voix de l'extérieur ne cessait jamais d'informer)>>
(NG, p 37). L'italique de l'off, qui frappe ici six séquences du texte dialogique, est de
même origine et annonce une nouvelle lisibilité de l'image réanimée par le circuit des
voix extérieures en attendant la voix auctoriale de la lecture intérieure aux intonations
familières. Pour le moment, le dernier flash d'information de la voix-radio se pose
encore avec doigté sur la trame scénaristique à la manière «d'un papier collé» (NG,
p. 75), surplus d'écrit repiqué à même le matériau filmique, autre manifestation de la
dissidence durassienne.
2.4.5 Le livre commémoratif
Dans son étude sur le cinéma de Marguerite Duras en 1985, Madeleine
Borgomano utilise déjà l'expression «films disparus» à propos des premières
réalisations de Duras auxquelles il est pratiquement impossible d'avoir accès. À
l'exception des Enfants (1984), dernier film de Duras, qu'on peut trouver dans des
clubs-vidéos de répertoire, c'est l'édition vidéographique critique, réalisée par Jean
Mascolo et Jérôme Beaujour en 1984, qui reste dépositaire du plus grand nombre de
films réalisés par Duras. Bien qu'incomplète, Détruire dit-elle, Jaune le soleil, La
Femme du Gange, Véra Baxter, Le Navire Night, Agatha, L 'Homme atlantique et
Dialogues de Rome n'y sont pas, cette production du Ministère des Affaires
étrangères (1) français de cinq vidéo-cassettes couvre quatorze films dont Nathalie
Granger. À Montréal, elle repose dans les voûtes de l'Université de Montréal avec,
ironiquement, la restriction « ne peut être prêté à des organismes de l'extérieu/o3 ».
Pour un cinéma essentiellement venu de l'outside, aux dires mêmes de l'auteur, ce
103
Atrium, Catalogue de la bibliothèque de l'Université de Montréal.
78
renversement de posture laisse songeur. N'empêche que si les inévitables complexités
des circuits de distribution et les diktats d'une industrie peu encline à soutenir toute
marginalité
de création expliquent le problème d'accessibilité à l'œuvre
cinématographique de Duras, cet effacement des films renforce la mise en retrait de la
fonction de «spectature» au profit de l'activité de lecture. Déjà, pour Dominique
Noguez, la pagination du film que permet la mise en vidéocassettes, où on peut voir
et revoir en entier ou par morceau un film comme on le fait d'un livre qu'on
feuillette 104, impose la lecture des films. Dans l'absence de plus en plus affirmée des
films eux-mêmes cependant, c'est la lecture des textes-films, ceux-là bien présents et
disponibles, qui perdure. Le film introuvable convoque donc, de manière plus urgente
encore, le livre commémoratif qui se fait texte de la mémoire, souvenir d'une création
filmique qu'on voit travaillée, reprise et réécrite (voir le jeu typographique) à même
le matériau textuel. Espace de conservation, le texte-film publié permet la découverte,
dans Nathalie Granger, d'une scène non tournée, issue d'un premier état du scénario,
retenue ici parce «qu'elle témoigne du calme de la maison. » (NG, p. 23) en mode
lecture seulement. Il s'agit de la séquence de« l'oiseau qui n'est jamais venu ou alors
trop tard », dont on a déjà parlé, et où Isabelle Granger et le chat sont dits « encastrés
dans ce lieu, son videment. » (NG, p. 25), le vide étant, d'une manière appropriée, le
thème de cet épisode fantôme qui vient habiter le livre. Intercalé dans une taille de
police légèrement réduite, il se fait discret et paradoxal, condamné en même temps
qu'il prend forme et s'impose au texte. Extrême limite du hors champ, la scène se
situe dans un hors film en une vacance qui ne peut être comblée que par le lecteur du
texte. Presque muet, c'est aussi «un bloc de surdité» (NG, p.25) plongé «dans la
durée sauvage» (NG, p. 25) d'un tournage qui n'a pas lieu mais dont il se fait tout de
même raconteur. Cette trace d'une écriture antérieure réactualisée atteste la fonction
104
Voir D. Noguez, avant-propos à La Couleur des mots, p. 7.
79
commémorative du livre. Celui qui fait ressurgir les vestiges d'un film possible placé
en creux d'un d'oubli que contrecarre l'écrit restauré. Curieusement, c'est au cœur de
cet épisode non tourné mais inclus dans le texte-film que se révèle une autre
dissidence duras sienne à la forme scénaristique. L'épisode non tourné, bien que
réfutant le caractère prédictif du scénario, demeure le seul en fait à en respecter le
dispositif séquentiel. Il n'y a qu'à propos de ce segment que Duras utilise le terme
séquence, répété plus de sept fois à la manière d'une incantation, entre le « Séquence
non tournée» initial (NO, p. 23) et le «Fin séquence non tournée» (NG, p. 26)
ultime, comme s'il s'agissait d'affirmer la primauté d'un film qui pourtant se défile
vers un dehors où la caméra n'est pas. Nulle part ailleurs dans Nathalie Granger
trouve-t-on quelques marques d'unités narratives distinctes, quelques traces d'une
quelconque découpe de l'histoire sauf pour cette séquence intercalée, jamais tournée,
dont l'appartenance à la veine scénaristique est démentie par sa propre inaptitude à
s'incarner sur l'écran.
Nathalie Granger est d'abord évidemment mémoire et redite d'un tournage.
Viennent très vite s'y greffer cependant les empreintes énonciatives de Duras
scénariste. Sous la forme de réflexions dont elle dit qu'elles lui sont venues après le
tournage du film et dont elle choisit de faire bénéficier le livre lOS , Duras ajoute en
annexe trois notes où la parole de l'auteur semble ne plus vouloir lâcher le film, n'en
plus finir de l'arracher aux images pour le mettre en mots. Le ton de ce surplus d'écrit
est le même que celui des parenthèses ou des italiques dont on a parlé précédemment,
volontiers explicite sur le non-dit périphérique du film, à propos du chat, par exemple,
qui parcourt la demeure, «charmant diraient d'aucuns, mais en fait tueur de mulots,
assassin d'oiseaux» (NG, p. 95). Ou perversement inachevé à propos d'enjeux plus
lOS
M. Duras, La Couleur des mots, p. 36.
80
crucIaux comme la compétence cognitive de l'instance émettrice ou réceptrice:
«Pourquoi? ( ... ) Qui sait? ( ... ) On ne sait pas. Rien. » (NG, p. 98) La première note,
on l'a vu, s'applique à définir une altérité possible du film fait ou, plus justement, tout
ce qui n'aurait pu être si le film avait été autre. La seconde, écrite «POUR LA
PRESSE» (NG, p. 93) en majuscules bien affIrmées dans le titre, insiste sur le
« maintenant» du film, sur la «durée fatidique des quatre-vingt-dix minutes de
spectacle. » (NG, p. 94) L'échappée du film dans le temps qui passe et disparaît que
souligne cette note signale le caractère éphémère de cette instance dont la
réactualisation par le revisionnement devient, on le sait, de plus en plus
problématique. La raison d'être du texte scénaristique ici n'est plus le film à venir
mais sa redite, le texte n'est plus absence à combler mais retour mémoriel. La
dernière note se préoccupe significativement de l'absence d'écrits dans l'histoire de la
maison de Neauphle, à la fois lieu du film et maison de l'auteur« habitée pendant un
siècle et demi par des analphabètes qui n'écrivaient ni ne lisaient et, dans ces cas-ci
{note Duras} il ne reste rien de la vie 106 • » C'est l'écrit donc qui témoigne de la vie et
c'est à l'écrit de rendre vie au film, à l'immédiateté de son tournage, par la parution,
dirait-on posthume, d'un livre qui en rend compte.
En un renversement de la dynamique qui fait du scénario un premier état du
film, Nathalie Granger donne le film comme premier état du texte. Ce n'est qu'après
le tournage que paraît l'écrit pour qui le film devient alors un événement lointain,
peut-être un« entendu dire 107 », dont il se fait reprise sous une fonne nouvelle qui le
mène vers l'ailleurs de la lecture. Le texte-film, dans sa variante commémorative, est
donc moins résidus que survie d'une écriture soumise pourtant à l'énergie
106
107
ibid., p. 27.
M. Duras, Les Yeux verts, p. 77.
81
dionysienne de la destruction, à ce «massacre de l'écrit
108
» sur lequel, pour Duras, se
bâtit le cinéma. En rester là serait ignorer que cette mise en pièces, figurée
graphiquement dans Nathalie Granger, est précisément « le pont qui vous mène à
l'endroit même de toute lecture 109 • »Si le film est une condamnation de l'écrit, c'est à
la manière des portes de la maison de Neauphle « qui ont dû être condamnées puis
rouvertes de nouveau. » (NG, p. 98)
Dans la mouvance du texte-film duras sien, le cinéma aussi bien que l'écrit est
sérieusement mis à l'épreuve et d'autres états de texte-film viennent déconstruire
encore plus intensément le rapport entre l'écrit et le filmique. Quand Nathalie
Granger paraphrase la mise en film tout en la perturbant, La Femme du Gange opère
la rupture entre l'image et la voix. Cette dernière se fait ensuite lecture du texte à
l'écran dans Le Camion avant que d'être, dans Le Navire Night, parole auctoriale off
seule dépositaire de la fiction tandis qu'à l'écran les préparatifs du film sont mis en
images. Mais sous sa forme commémorative, telle que développée dans Nathalie
Granger, la relation qu'entretient le texte-film avec le cinéma est plus émouvante,
semblable à celle qui unit, pour Pasolini, le montage, « multiplication de
présents llO », au film auquel il donne sens comme «la mort accomplit le montage de
notre vie ll1 .» Le livre qui commémore le film en signale aussi, d'une certaine
manière, la disparition, mais pour lui donner aussitôt un autre présent lui-même
pluriel et qui trouve un écho dans le titre du troisième texte-film à l'étude ici: Agatha
ou les lectures illimitées.
ibid., p. 106.
ibid., p. 107.
110 P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 209.
111 ibid., p. 212.
108
109
3. Agatha ou les lectures illimitées: le livre exténué
3.1 Une proposition de lecture 1l2
Dans son essai Récit écrit, récit filmique, Francis Vanoye évoque le
«prélude », c'est le tenne qu'il utilise, commun au film et au livre que constitue le
titre dont la fonction conative interpelle et sollicite le lecteur (textuel et filmique) et
programme, en quelque sorte, la lecture ou le visionnement à venir. La référence
musicale convient parfaitement à la tessiture particulière des textes-films à l'étude ici,
comme on l'a vu pour Détruire dit-elle et Nathalie Granger. Agatha s'ouvre en film
sur une «valse de Brahms au sortir de l' enfance 113 » et consacre à la musique une
scène fortement signifiante où Agatha reprend le geste d'Isabelle Granger, les mains
sur le clavier toutes deux, puis soudainement et pareillement empêchées de jouer.
«Non, cela n'a pas été possible. » (Ag, p. 28.) se souvient la jeune femme. Incapacité
qui n'entrave pas cependant la vocation ludique de la mise en titre. Si ce dernier
« anticipe, amorce et promet le récit1l4 », donnant des infonnations en même temps
qu'il suscite des interrogations, le double titre d'Agatha, livre et film, s'amuse à
troubler la substance verbale de l'annoncé, à faire vaciller sa valeur inaugurale.
Le titre du livre, Agatha, est le nom dont une image reflétée dans les miroirs
baptise le personnage féminin (elle), proféré plus de soixante fois en soixante-sept
pages. C'est aussi le nom de la villa-hôtel qui sert de scénographie principale à la
production scénique de l'œuvre. Malgré l'absence d'appellation générique précise, les
premiers comptes rendus critiques du texte de Duras en parlent d'emblée comme
1. Mascolo, J. Beaujour, Durasfilme, Médiane films, 1981.
M. Duras, Agatha, p. 41. Désormais les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle Ag.
114 F. Vanoye, Récit écrit, récitfilmique, p. 14.
112
113
83
d'une pièce. Bettina L. Knapp dans The French Review de mars 1982 commente
«Duras' two-characters playllS » pour en souligner, il est vrai, la nature de poem-play
dont la généricité reste, à tout le moins, mouvante comme il est de mise dans la série
des textes-films. Mais à la fin des années 80 et alors que s'achève la période filmique
de Duras, la publication de textes comme Savannah Bay, La Maladie de la mort,
L 'Homme atlantique et Agatha semble annoncer, pour les critiques, un retour au
littéraire et si, selon Marc Bensimon, Agatha redécouvre la simplicité du théâtre
classique avec son unité de temps, d'action et de lieu, « it's representionnal
dimension is noveI 116.» La forme dramatique ou, plus exactement, la forme
exclusivement dialoguée de l'écrit convoque certes le théâtral mais témoigne aussi et
surtout du procédé citationnel qui est au cœur d'Agatha texte, exercice de lecture
remémorée d'un autre livre, L'Homme sans qualités de Robert Musil puis de
réécriture. «Ces histoires nous les avons écrites. » (Ag, p. 63) affirme Agatha alors
qu'en didascalie «seul le texte bouge, avance.» (Ag, p. 63.) L'instance littéraire
semble alors triompher de ses variantes. C'est pourtant le titre de la version filmique
du texte, Agatha ou les lectures illimitées, qui annonce clairement le film en pages
dont le déchiffrement est avant tout lecture. Dans Le Monde extérieur Outside 2,
Duras estime qu'Agatha (qu'elle nomme de son nom de livre) «est plus lisible au
cinéma que dans un livre ll7 . » Le livre lu par le film se révèle enfin au lecteurspectateur autant qu'à son auteur qui lui donne sa préférence: «Si on me donnait à
choisir entre le livre Agatha et le film, je choisirais le film 118 • }> Outrage à l'écrit qui
ne se suffit pas à lui-même ou célébration du livre raté comme l'est, selon elle,
L 'Homme sans qualités? Livre dont la lecture, selon Duras, est une corvée que l'on
Bettina K. Knapp, The French Review, March 1982, p. 702-703.
M. Bensimon, « Agatha: a new figuration? », p. 232.
\17 M. Duras, Le Monde extérieur Outside 2, p. 11.
\18 ibid., p. 11.
115
116
84
doit dépasser pour en connaître l'enchantement, «dont les chapitres mortels d'ennui
vous laissent éblouis une fois dépassés 1l9. » Le film comme dépassement de l'écrit
qui en permet la lisibilité, qui s'y consacre en fait en tant que «proposition de
lecture» est peut-être ce que suggère ici le titre du film, exotique dans son
ambivalence même qui se joue des attentes du récepteur et offre « comme un devenir
nouveau de l'histoire. » (Ag, p. 35)
Le jeu sur les titres, qui sont les noms des œuvres, trouve un écho dans le texte
d'Agatha où l'acte nominatif se fait protocole essentiel à la mise en marche du récit
mais avant tout enrichissement de l'instance neutre que constitue le pronom Elle. Elle
a d'abord un «nom d'enfant» (Ag, p.55). Dérobé au contenu diégétique (on ne le
connaîtra pas), il est rendu rapidement obsolète par une tache de sang sur un maillot
blanc qui signale que la jeune fille n'est plus vierge. Lui vient ensuite le nom
d'Agatha que lui attribue son frère, par deux fois annoncé comme une douce
remontrance: «Agatha, Agatha tu exagères. » (Ag, p. 29) dont Elle « s'est appelée
{elle-même} pour la première fois» (Ag, p.30) lors de l'épisode où elle renonce aux
leçons de musique dans l'hôtel désert. C'est d'ailleurs le pouvoir taxinomique
d'Agatha à décider« d'un nom, du nom de quelqu'un» (Ag, p. 9) avec qui elle peut
partir, sa capacité de le faire, de «dire ce nom» (Ag, p. 17), qui signale la perte à
venir, rend le départ inévitable, fait qu'il ne peut plus être empêché parce que «hors
d'atteinte de soi. » (Ag, p. 9) Mais avant que de projeter le personnage dans un hors
de soi textuel, le nom Agatha suture et rythme l'avancée diégétique à la manière d'un
mantra hindou, envahit sa substance et se l'approprie: c'est la villa Agatha (Ag, p.
21), l'été et la peur d'Agatha (Ag, p. 22), la décision d'Agatha (Ag, p. 32), le fleuve
qui se perd «dans la direction d'Agatha. » (Ag, p. 31) et jusqu'à ce Il dont on sait
119
ibid.• p. 133.
85
seulement qu'il est« le frère d'Agatha. » (Ag, p.37) Hégémonie de ce nom d'emprunt
à saveur intertextuelle qui se prête au livre (en tant que titre) et le marque.
C'est le jeu des désignations qui introduit la citation, donc la lecture, qui se
fait ici non plus empreinte résiduelle mais bien référence affirmée et assumée. Dans
une de ces histoires que frère et sœur lisent puis réactualisent dans le dire «en
manière de jeu» (Ag, p. 63), Agatha devient le «nom que {lui} donnait un amant du
nom de Ulrich Heimer. » (Ag, p. 63) Elle demande alors à son nouvel amant d'être
appelée «d'un autre prénom, celui de Diotima.» (Ag, p. 62) La trilogie de
personnages ainsi constituée est une référence explicite à ceux de L 'Homme sans
qualités de Robert Musil. Référence qui échappe cependant à ['amant imaginaire qui,
lui, ne sait rien de la vie d'Agatha, ou pire, de ses lectures, ces lectures-là,
«illimitées, {qu'} on pourrait dire aussi: personnelles. » (Ag, p. 63) Si ce savoir
préalable manque aussi au lecteur de l'Agatha duras sien, l'effet est raté, mais dans le
cas contraire, le livre offre toute une réflexion sur l'expérience de lecture où les
personnages commencent leur vie avec le livre, dans le livre. Frère et sœur relisent
L 'Homme sans qualité ou plutôt redisent une lecture commune faite deux ans
auparavant en un feu roulant de formules discursives d'attribution: «Vous disiez.
Vous, vous disiez. Je disais. » (Ag, p. 65) Le jeu intertextuel croise constamment les
lectures et les amours du frère et de la sœur musiliens à celles d'Agatha et de son
frère qui lisent le livre de Musil. Le lecteur idéalement informé d'Agatha oscille luimême entre les deux perspectives et le contenu diégétique est remis en cause alors
que certaines scènes d'Agatha, dont on peut croire qu'ils sont des faits vécus par les
personnages, dérapent vers l'état de « fragments de réalité et de lecture, restructurés
86
après coup à l'aide de l'ordre artificiel du récit 120 • » La scène de l'hôtel notamment,
dont on a parlé, remémorée plusieurs fois dans le dialogue d'Agatha, est la reprise
d'une séquence semblable du chapitre « Le voyage au paradis» publié en annexe à la
troisième partie de L 'Homme sans qualitél21 • La mer, l'hôtel, le couple du frère et de
la sœur, Agathe et Ulrich, et jusqu'à une large porte vitrée d'où on peut voir «sans
être vus 122 » (quoi de plus durassien!) sont de Musil avant que d'envahir la matière
textuelle d'Agatha. Le rappel de cet épisode composite, prend, dans Agatha, la
tournure d'un récit traditionnel bien assuré: «C'était il y a longtemps maintenant. »
(Ag, p. 24), «dans cet hôtel {où} il y avait un piano noir. » (Ag, p. 26) ouvert aux
péripéties qui s'annoncent comme dans une fable: «C'est alors qu'elle a dû arriver
par la porte du parc de l'hôtel. » (Ag, p.32) Nulle surprise donc à voir s'y greffer la
relecture que constitue ce «que d'autres que nous qui connaîtraient cette histoire
pourraient dire» (Ag, p. 33). La redite du récit, disponible ici aux remaniements
divers, fait place à ce que «d'autres auraient demandé» (Ag, p. 34) ou ce que
«d'autres encore auraient répondu» (Ag, p. 34) dans le mode parodique de l'inside
Joke : «Sourires. Connivence» (Ag, p. 33), dans un surfait littéraire qui tient du clin
d' œil aux premières lectures d'Agatha: «Vous étiez belle, on le disait, et vous lisiez
Balzac. }) (Ag, p. 43) Mais très vite «la parodie est dépassée. » (Ag, p. 34) et le
rappel de la lecture brouille les repères temporels. «Rappelez-vous, on lit que c'est
l'été en Europe » (Ag, p. 64) évoque Agatha avant que de poursuivre: «Rappelezvous, on lisait que c'était dans une lumière d'hiver» (Ag, . 64). Ce décalage dans le
temps de la lecture mobilisée n'est pas étranger à la structure d'ensemble d'Agatha
qui opère le dévoiement du récit présent d'une rupture vers une longue réminiscence
du passé de l'enfance en une alternance continue. Déjà, la mère des deux personnages
A. Saemmer, « Conversations sacrées de Marguerite Duras et Robert Musil. »p. 295.
Voir M. Mesnil,« Chronique », Corps écrit no 4, p. 145.
122 ibid., p. 145.
120
121
87
« parlait du passé comme s'il s'était toujours agi d'un événement à venir, à attendre,
encore incertain. » (Ag p. 36) L'une des caractéristiques de la lecture du récit écrit,
selon Vanoye, étant de pouvoir « rester incomplète, fragmentaire 123 », Agatha,
proposition de lecture, porte les marques répétées d'un récit en train de se faire (ou se
défaire) à mesure qu'on le lit, que les personnages le redisent. « Chaque fois on ne
sait plus rien, chaque fois» (Ag, p. 10) se plaint Agatha. D'où la nécessité de
reprendre constamment une narration qui s'interrompt, se brise et dont les raccords au
passé se font paradoxalement au présent de l'indicatif. Temps qui mime les sauts de
page du lecteur, autorise ses retours en arrière, ses bonds en avant, son balayage,
diagonal ou non, de la surface écrite. Ici, « Je te vois. Tu es toute petite. D'abord. Et
puis ensuite tu es grande. » (Ag, p. 20) sans façon. « Je vois que vous avez quinze
ans, que vous avez dix-huit ans» (Ag, p. 14) déclare le frère d'Agatha qui impose le
présent d'un passé court-circuité, le flottement spatio-temporel qui est celui même de
la lecture, là où « le lecteur dispose du livre, {... } peut le prendre et s'en déprendre à
sa guise 124 ». C'est au présent de l'indicatif que le frère « rentre dans la chambre
hallucinatoire» (Ag, p. 47), celle de sa sœur, lieu d'un inceste vécu ou seulement
imaginé. « Quelquefois, je crois que c'est Agatha qui a tout inventé, l'amour du frère,
le frère, tout, le monde 125 • » affirme Duras. «Vous inventez. » (Ag p. 28) renchérit le
personnage masculin. La chambre est donc l'espace d'une fiction en train de se faire,
ouverte aux ramifications intertextuelles autant qu'à la double comptabilité du textefilm. La disponibilité du texte imite ici celle du second lieu de la fiction, l'hôtel
désert, troué d'ouvertures, dont « toutes les portes étaient ouvertes» et où même « le
piano était ouvert. » (Ag, p.26) On croirait lire Nathalie Granger! Dans la chambre de
l'inceste, vécu ou rêvé, le corps blanc d'Agatha se fractionne donc comme il sied à un
F. Vanoye, Récit écrit, récit filmique, p. 18.
ibid., p. 18.
125 M. Duras, Le Monde extérieur Outside 2, p. 11.
123
124
88
personnage dont l'univers fictifne se fixe jamais tout à fait. Il se fait d'abord page à
lire lorsqu'une robe ancienne à rayures blanches s'applique à la manière d'un
transparent sur la surface d'un souvenir et permet de deviner« le blanc du corps nu. )}
(Ag, p. 40) Mais il est aussi écran sur lequel le passage de la lumière trace « le dessin
photographié du soleil {puis} le dessin du maillot d'enfant. )} (Ag, p. 49) Déjà, à
propos d'Aurélia Steiner, Duras évoque «l'espace du rectangle blanc {... } espace à
combler, à remplir, lieu de naissance l26 )} qui émerge du noir de l'écrit comme Agatha
s'extrait de la nuit, de «l'ombre de la chambre. » (Ag, p. 48) Le double-emploi
simultané du corps, devenir d'écriture et d'images à lire, évoque la publication du
livre Agatha dans le terreau duquel bourgeonne presque immédiatement le film
Agatha ou les lectures illimitées. Le texte-film confirme ainsi sa nature de structure
plurielle au voir double qui concilie le caractère irréductible du texte écrit saisi dans
la lecture, au présent halluciné du film dont le lecteur-spectateur garde «l'illusion
d'assister à la vérification de sa création127 »jamais finie, toujours ouverte.
La proposition de lecture se poursuit donc dans le film, ce dehors de l'écrit
selon Duras, dans lequel la lecture instaure toutefois des failles où les images sonores
et visuelles se font désormais lisibles. C'est sur la lecture du livre Agatha que s'édifie
le film alors que le générique offre une image du titre écrit, et seulement du titre,
Agatha ou les lectures illimitées, en une sorte de renversement de concept d'écriture
filmique tel que défini à propos de Détruire dit-elle où le texte écrit se fait film alors
qu'Agatha, le film, propose l'image soumise aux mots qui semblent en commander
l'ordonnance. Dès le départ, la cinéaste s'octroie le privilège d'imposer l'espace
physique de la page écrite en plus de s'en faire la récitante. Après le générique, les
126
127
M. Duras, Les Yeux verts, p. 143.
M. Duras, Le Monde extérieur Outside 2, p. 16.
89
images accueillent la première page du livre qui se déroule jusqu'à l'apparition de son
numéro tout en bas à droite. TI s'agit d'une sorte de texte introductif, inscrit en
italiques, aux allures de synopsis qui situe le lieu: « un salon dans une maison
inhabitée. » (Ag, p. 7); le physique et les attitudes des personnages: «TIs ont trente
ans. TIs sont debout, adossés aux murs, aux meubles. TIs ne se regardent pas. » (Ag, p.
7); l'intervention d'une bande sonore: « On entend le bruit de la mer. » (Ag, p. 7),
mais surtout la tonalité d'un éclairage où « la lumière d'hiver» est évoquée à trois
reprises en cinq lignes sur le mode du prédictif et de la restriction. « TI n'y aura aucun
autre éclairage que celui-là, que cette lumière d'hiver. » (Ag, p. 7) commande Duras
qui s'apprête à superposer ainsi les chaudes réminiscences d'un été au présent froid et
glauque d'une dernière rencontre entre les deux personnages. Saison qui est aussi
celle du tournage subrepticement inscrit à même la matière textuelle. Le prologue
quitte l'écran, de façon significative, lorsque Duras établit le pattern énonciatif des
voix: «TIs se parleront dans une douceur accablée, profonde. » (Ag, p. 8) dont elle
situe la venue délibérément hors de l'image, dans la périphérie du off.
Cette lecture en film d'une page du livre par Duras inaugure un procédé,
constamment repris dans Agatha ou les lectures illimitées, où l'écrit appelle l'image,
la suscite comme si le texte des voix s'en faisait le guide, la condition essentielle de
son émergence. Ainsi, «le mot corps amène le regard sur la femme, les mots ciel et
mer s'associent à des images correspondantes 128 • » Plus subtilement, c'est sur le mot
«extraite », de la phrase «la nuit dont vous êtes extraite est celle de l'amour.» (Ag,
p. 49), que la bande visuelle intercale un plan fixe de la mer dont on pourrait croire
qu'une Agatha-Vénus va naître. La phrase du texte didascalique initial: «On dirait
qu'ils se ressemblent. » (Ag, p.7) provoque de la même façon une rupture visuelle et
128
M. Royer, L'Écran de la passion, p. 176.
90
introduit le premier plan fixe du film, la vue d'une pièce à contre-jour avec au centre
une porte-fenêtre rectangulaire, page autant qu'écran, à travers laquelle se devine un
paysage maritime. Ce plan est lui-même coupé par une autre phrase: «C'est un
homme très jeune. » (Ag, p. 9) tandis que les mots: « la mer est comme endormie. »
servent d'amorce à un second plan fixe, une vue de plage et de mer que stoppe le
dernier syntagme d'une structure syntaxique pourtant hésitante et bredouilleuse:
« C'est ça...jamais ... on croit la connaître comme soi-même et puis non ... chaque fois
elle revient, chaque fois miraculeuse. » (Ag, p. 10) Miracle des mots du texte dont
Duras avoue qu'elle les rassemble dans des phrases quand elle les relit en faisant
« comme une syntaxe, mais pauvre, vous voyez, peineuse même 129 », écriture qui
s'accommode, dans Agatha, de digressions, d'incohérences et reste rétive à toute mise
en ordre sans pour autant perdre son effet d'autorité sur l'image. La nature
obédientielle du rapport qu'entretiennent les images avec les mots, ces derniers
faisant paraître ou disparaître les images à leur gré, s'accentue dangereusement
lorsque les mots dits entraînent les passages au noir. Agatha film les introduit dans sa
structure sans aucune signification diégétique. Ils semblent n'avoir d'autre fonction
que celle d'accentuer la prédominance et la persistance du texte dit dans l'esprit du
spectateur. Michelle Royer comptabilise quinze plans noirs de deux à trois
secondes 130 qui aménagent des trous dans la mise en images dont il est à redouter
qu'ils soient pour le filmique aussi terribles que les trous d'eau de la Loire. Ceux dont
les vertiges et les tourbillons « s'emparaient du corps des enfants l'été et les
enfouissaient ~ns le sable des fonds. » (Ag, p. 26) L'écran noir s'associe à la crainte
de l'engloutissement lorsqu'il vient ponctuer le mot peur à l'évocation de «la peur
d'Agatha, celle de la mer}) (Ag, p. 22) partagée par son frère et essentiellement liée à
M. Duras, « Duras toute entière », entretien avec Pierre Bénichou et Hervé Masson, Le Nouvel
Observateur, 14-19 novembre, 1986, p. 56.
130
'
M. Royer, L'Ecran de la passion, p. 78.
129
91
une problématique du voir, à la fois convoqué puis prohibé. «Quand je ne la vois pas
tout de suite j'ai peur. » (Ag, p. 22) avoue le frère qui guette sur la plage le retour
d'Agatha alors qu'elle-même « chasse l'image de {son} corps perdu dans les
ténèbres» (Ag, p. 15). C'est que le noir d'Agatha film est aussi particulier que le
blanc du noir et blanc de Nathalie Granger, espace de survie de l'écrit après avoir été
la béance par laquelle le filmique s'engouffre dans Détruire dit-elle. Duras en parle
comme du « noir couleur» (Agatha ou les lectures illimitées est un film couleur)
qu'elle considère «plus vaste, plus profond que l'image de la couleur!3! » qu'il
supplante en quelque sorte et dont il pallie les insuffisances par « le plein emploi du
texte 132 ». À propos d'Agatha, Duras affirme en effet: «C'est la première fois que je
filme du noir couleur, je veux dire que j'écris des textes entiers sur du noir
couleur133 • » Son nom de «noir atlantique» évoque les nombreux plans fixes de la
mer qu'on trouve dans Agatha. Le noir couleur engloutit certes l'image comme la mer
le fait de ceux qui, tels Agatha et son frère, nagent « aux delà des balises autorisées»
(Ag, p.22). Mais il se fait aussi surface privilégiée d'écriture sur laquelle résonnent
les mots dits, proposition d'un autre voir qui se gausse des modes de représentation
habituels: « Regarde, Agatha, regarde derrière tes yeux. }) (Ag, p. 60)
C'est donc fort à propos que se clôt l'imagerie d'Agatha sur l'enlisement de
deux piquets de bois dans le sable mouillé de la plage où le regard, et donc la caméra,
s'abûoent en un mouvement du haut vers le bas. Image à lire comme un déclin du
filmique que signalent, outre les plans noirs, les regards éblouis, un peu aveuglés par
la lumière du dehors; les miroirs et vitres embués ou ternis qui brouillent la vision des
personnages, ce qu'ils voient autant que la façon dont ils sont vus; « la légère perte de
\31
132
133
ibid., p. 15.
M. Duras, Le Monde extérieur, Outside 2, p. 15.
ibid., p. 15.
92
présence qui atteint {Agatha} lorsque d'autres la regardent» (Ag, p. 23) et cette
manière particulière de regarder qu'a le frère «comme à travers une difficulté à
voir. » (Ag, p. 29) Toute une précarité de la figuration qui prépare la convergence des
jeux de reflets vers Duras elle-même. En attendant, elle se contente d'imposer à
l'image l'expressivité du texte écrit et dit dans une logique amorcée très tôt dans ce
film voué à la lecture jusque dans ses moments les plus intenses. Lorsque le frère
exprime sa douleur à la perspective du départ imminent d'Agatha: «Regardemoi.. .je crie ... » dit-il, «Je crie avec toi. » (Ag, p. 19) répond-t-elle, la didascalie
placée immédiatement après cette réplique impose un Silence déconcertant, presque
paradoxal, auquel néanmoins se soumet la piste sonore du film qui reste sans cri alors
que c'est sur l'écran qu'on lit ces mots: « Je crie avec toi. » C'est le texte lu qui se
fait porteur de la douleur et le film porteur de l'écrit. Plus tard encore, sur les mots,
«Je vous aime comme il n'est pas possible d'aimer. » (Ag, p. 30), l'image montre
une page du livre où sont inscrits ces mots, sorte de censure de la mise en film qui ne
peut donner à voir l'inceste autrement que par la lecture des mots qui l'évoquent
puisque « nous entrons encore dans ce qui ne peut se voir. »(Ag, p. 39) Dès lors, voir
c'est lire avec, en place d'écran, «seule la page éclairée 134 », ou encore, entendre
dire, «les yeux sous les paupières fermées» (Ag, p. 15). L'on se doit donc d'explorer
plus avant la bande verbale imprimée d'Agatha ou les lectures illimitées et sa mise en
film.
3.2 Une proposition d'écoute 135
« Ces textes-là, j'ai commencé par les dire à quelqu'un 136 • »
ibid., p. 138.
J. Mascolo, J. Beaujour, Durasfilme, Médiane films, 1981.
136 M. Duras, Les Yeux verts, p. 140.
134
135
93
TI Y a, dans Agatha, un rare gros plan qui stoppe le balayage d'un plan général
de la mer pour effectuer un zoom vers des coquillages qui envahissent alors tout
l'espace de l'écran. Tout au long du film, et imposé d'ailleurs dès le texte introductif,
se fait entendre le murmure de la mer, à peine audible mais persistant, seul bruit à
s'inscrire sur la bande son et dont Michelle Royer dit qu'il «n'est jamais
diégétique 137 » bien que la plage et la mer constituent un décor sans cesse évoqué
dans le texte autant que dans les images. Ce bruit de mer semble effectivement autre,
rapporté, et les coquillages, inscrits dans la trésorerie du film qui décidément chez
Duras s'entête à chérir ce qui le menace, en indiquent peut-être l'origine en même
temps qu'ils dévoilent un des procédés les plus significatifs de la bande verbale
imprimée d'Agatha, celui de la citation. On dit des coquillages que, pressés sur
l'oreille, ils redisent le bruit de la mer, qu'ils la citent de façon décalée et dans le
registre du souvenir. La même manière diffractée permet de comprendre, dès le
prologue, que les personnages «ont beaucoup parlé avant que nous les voyions. »
(Ag, p. 7) L'image se fait ici simple écho d'une bande sonore qui s'en distancie. De la
même manière, le discours attributif qui domine, on l'a vu, la mise en parole des
personnages d'Agatha «met l'énoncé à distance {lorsque} des suj ets parlants
introduisent dans leur énonciation des locuteurs étrangers 138. » En effet, frère et sœur
se citent mutuellement puis se citent eux-mêmes parfois dans un déni des marques
d'attribution et une perversion des rôles de locuteur et d'auditeur que soutient
l'ambivalence des pronoms personnels. Agatha, c'est concurremment «je », «vous»,
«elle» dont la :voix éventuellement se pose «comme jumelle de celle de l'homme,
fondue à lui. » (Ag, p. 17) alors qu'elle redit le texte de l'autre. Ce «redire» des
paroles d'autrui se dramatise, bien sûr, au moment où frère et sœur en sont à citer et à
137
138
M. Royer, l'Écran de la passion, p. 45.
É. Eigenmann, « Cinq personnages en quête de voix. », p. 142.
94
mimer le texte de Musil lu (et compris) par l'autre. «Vous, vous disiez qu'elle
Agatha, ne pouvait pas mourir» cite la jeune femme alors le frère rétorque: « Je
disais de même que lui était mortel. » (Ag, p. 65) Chacun use de son dire sur la
lecture pour rendre compte de ce qui les sépare maintenant comme au temps de ces
conversations à propos d'une Agatha doublement fictionnelle. La mémoire des choses
dites se fait pointilleuse quand il s'agit de ravauder le précis d'un échange aux allures
d'antienne. «C'est le mot que vous avez employé .. .ici... » (Ag, p. 16) note Agatha,
soucieuse d'exactitude, dûment reprise lorsqu'elle ne l'est pas: «Je n'aurais pas dit
ça, j'aurais dit que ... » (Ag, p. 62), gronde le frère. Tous deux demeurent respectueux
d'un texte préalable auquel la répétition donne un second souffle en le réactualisant
comme on le fait au théâtre.
Avec le film La Musica, en 1966, Duras, cinéaste débutante, se propose de
faire une œuvre filmique théâtrale, «du théâtre cinématographique si vous
préférez ... Un film parlant139 » composé autour du dialogue de la pièce qui précède le
film mais en semble déjà marquée.
« La mise en scène devrait être
cinématographique» spécifie une didascalie alors qu'une autre suggère un « éclairage
qui équivaudrait aux plans rapprochés et plongée de ces visages dans le noir140 • » Dix
ans plus tard (ou à peu près) et presque à la fin de sa période filmique, Duras reprend
le texte de La Musica qu'elle réécrit en lui greffant un matériau nouveau autant en
aval qu'en amont. C'est La Musica deuxième (1985), pièce avec laquelle elle
s'implique en tant que metteur en scène pour la première fois depuis 1968. L'origine,
le fait déclencheur de cette réécriture mérite qu'on s'y attarde puisqu'il fait écho à la
nature particulière d'Agatha film, proposition de lecture et d'écoute, épousant de près
139
140
M. Duras, Arts et Loisirs, no 26,janvier-février 1966, p. 6.
M. Duras, Duras. Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, p. 1025.
95
la forme théâtrale. En janvier 1984, Marguerite Duras met en scène trois soirées de
Lectures de textes non destinés au théâtre mais dont certains ont déjà été objets de
films dont Césarée, Les Mains négatives, deux des Aurélia Steiner (Melbourne et
Vancouver) et Le Dialogue de Rome. «Ce sont des textes qui n'ont aucun devenir que
celui d'une lecture lue et non apprise
141
» explique Duras. La lecture publique en
révèle cependant la théâtralité intime, en montre la force dramatique qui se joue avec
rien d'autre que le corps et la voix des comédiens. Duras, ravie de ré-entendre ces
morceaux anciens cités sur scène, retrouve le désir du théâtre, de sa parole et de sa
mise en représentation au moment même où elle se détourne du cinéma dont elle
oppose maintenant «le faux regard de la caméra des gros plans 142 » au vrai regard
vers le public, celui du théâtre. La proposition de lecture et d'écoute d'Agatha ou les
lectures illimitées est donc l'une des étapes de ce virage vers ce que Anne-Marie
Picard nomme « le théâtre du corps lisant143 ». Comme il est coutumier chez Duras, le
cheminement formel reste syncopé, construit d'épisodes plus ou moins radicaux où
avancées et reculs se succèdent. Entre Le Camion (1977) et Agatha (1981), Duras
paraît se replier vers un traitement plus convenu lorsqu'elle renonce à mettre sa
lecture à l'écran, feuillets en main. En réalité, Agatha lui permet de s'adonner à un
autre type d'exhibition, celle de sa parole, «cette joie incroyable du théâtre l44 »
transposée dans le film par le biais de la voix off. Les indications scéniques qui
apparaissent à l'écran dans l'Agatha filmique citent la forme théâtrale qui s'inscrit
dans le jeu des choses « dites de la même façon. » (Ag, p. 20) Le texte d'Agatha, dans
lequel s'enchâsse le film, se fait ainsi plus résolument théâtral, obsédé de verbes
d'énonciation qui commandent la redite. On y retrouve, en effet, plus de soixante-dix
M.-P. Fernandes, Travailler Duras, La Musica deuxième, p. 12.
ibid., p. 208.
143 A.-M. Picard, «Le cinéma de Marguerite Duras, théâtre du corps lisant », p. 8I.
144 A. Arnaud, «La transgression des genres », p. 97.
141
142
96
fois le verbe dire, souvent en rafale comme s'il n'en existait pas d'autres: «Je
voulais vous dire {... } Elle a dit aussi: un jour il te faudra lui dire comme je te le dis
maintenant» (Ag, p. 66). Le verbe parler est repris lui aussi trente fois, renvoyé d'une
réplique à l'autre: «À qui avez-vous parlé? Je ne sais pas à qui je parle. »(Ag, p. 20)
Partout «la parole est là de nouveau. » (Ag, p. 40), triomphante, « Tous les désirs
sont parlés» (Ag, p. 41) en une «équivalence totale entre l'acte et le texte parlé. »
(Ag, p. 47) comme il sied au théâtre.
Le rituel coutumier de la redite dans Agatha, la récitation de la parole d'autrui
comme d'un texte appris par cœur, participent donc de la mimé sis théâtrale et confere
aux personnages un possible statut de comédiens que l'écrit dialogué, investi de
didascalies d'interprétation, semble confirmer. La mention de «rôles inversés» (Ag,
p. 48), la décision prise d'un « vouvoiement soudain {... } en manière de jeu» (Ag, p.
65) qui crée une distance toute brechtienne entre les protagonistes et dont les gens qui
n'y entendent rien s'amusent comme d'un divertissement, convoquent également le
dramatique mais de quel ordre? Le prologue mentionne de façon fort orthodoxe que
1'homme et la femme «sont étrangers au fait de notre présence devant eux » (Ag. p.
7). Des didascalies les présentent «face à nous» (Ag, p. 14) puis «devant nous»
(Ag, p. 17). On peut reconnaître ici les marques usuelles d'un théâtre d'identification
où le «faire vrai» est primordial et se fonde précisément sur une coupure entre la
scène et la salle qui proscrit tout ce qui peut amener chez le spectateur une
distanciation face à la représentation, tout ce qui peut en signaler le caractère
artificiel. Si Nathalie Granger se permet un clin d'œil au théâtre de boulevard, le
texte d'Agatha renoue-t-il avec le conformisme du drame psychologique? Pourtant, le
97
jeu du «dit détaché du dire et du diseur 145 » dont on a parlé précédemment
contrecarre le réalisme psychologique et certaines didascalies du texte où les
personnages sont «des récitants imbéciles» (Ag, p. 19), donc de mauvais acteurs,
lorsqu'ils ne sont pas en proie à un émoi «nonjouable, non représentable» (Ag, p.
20), questionnent la théâtralité traditionnelle et son potentiel propre d'expressivité. La
mise en scène se heurte alors au même apparent constat d'échec que la mise en
images. À moins que l'une et l'autre ne soient considérées en tant que variations
rebelles et indépendantes des cadres génériques qu'elles empruntent, redites illimitées
du premier moment de la rencontre avec le texte, celui de la lecture. Déjà Duras parle
«d'aller au cinéma, au théâtre, comme on se rendrait à une lecture
146
•
» C'est dans la
mise enjeu des mots dits, la posture des corps au moment du dire qu'il faut chercher
l'évocation du lire. Le verbal impose ici aux comédiens/acteurs une immobilité qui
les fige dans l'énonciation alors que toujours ils «bougent sans parler puis de
nouveau s'immobilisent et parlent », mais «jamais dans le mouvement. )) (Ag, p. 50)
Les corps fixes des récitants évoquent le maintien retrouvé de la lecture publique, tout
occupés du passage des mots, qui laisse ses traces sur la mise en représentation
scénique, comme elle le fait dans la proposition filmique qui est aussi d'écoute.
Les premiers micros du cinéma nouvellement parlant obligeaient les acteurs,
par crainte de ne plus être audibles, à réduire cruellement la mobilité dont ils
disposaient au temps du muet. Agatha et son frère semblent soumis à pareille
tyrannie, eux qui s'arrêtent chaque fois qu'ils parlent, à qui leurs mouvements
imposent un silence au moins aussi envahissant que la parole puisqu'on le marque à
l'écrit près de cent fois. Ds semblent aussi à l'écoute de ce que Michelle Royer
145
146
É. Eigenmann,« Cinq personnages en quête de voix », p. 143.
M. Duras, Les Yeux verts, p. 164.
98
nomme cet « état archaïque de l 'écriture 147 », une voix off qui n'est pas la leur. Voix
off, semblable au mot écrit sur l'écran, qui se fait trace d'un état antérieur et
fondateur du texte « dont le souvenir est plus fort que nous qui le portons. » (Ag, p.
67) reconnaît Agatha. Les références multiples au livre de Musil font déjà d'Agatha
une œuvre à voix dédoublée, un « texte-voix 148 » dans le mode du conversationnel,
mais seul le traitement filmique peut introduire la voix off, radicale dans son
élargissement de l'espace hors-champ jusqu'au territoire de l'écrit, jusqu'à la voix de
la lecture intérieure initiale qui est celle de l'auteur. Agatha film s'ouvre, on l'a vu,
sur la mise à l'écran de la première page du livre, autant synopsis que didascalie
théâtrale, que lit Duras elle-même en voix off. La voix narratrice, instance de
médiation entre l'auteur, les personnages et le lecteur, que le théâtre ne peut rendre,
est donc réactivée par le film alors que Duras s'affaire à se réapproprier la matière
textuelle. Le choix du hors champ est peut-être paradoxal à cet égard d'autant plus
qu'il constitue, on l'a vu, une sorte de recul par rapport à Duras, interprète du Camion
en 1977, solidement cadrée sur la bande visuelle, son manuscrit à la main. Mais il
indique clairement l'émergence d'une parole au-delà du voir (même malmené) de la
période filmique pour celle qui veut dé sonnais «écrire des livres comme je vous
parle en ce momentl49 • » Apparue furtivement dans Nathalie Granger puis dans India
Song, la voix de l'auteur s'affinne de Césarée (1979) au Dialogue de Rome (1982).
Duras s'y fait présence sonore, ange du off comme on l'était du foyer, et ne ménage
d'entrée qu'à un seul autre interlocuteur, son compagnon Yann Andréa qui est aussi
l'une des deux interprètes du film Agatha ou les lectures illimitées avec l'actrice
Bulle Ogier. Agatha film, au-delà du jeu dramatique, pennet à Duras de renouer avec
147 M. Royer, «Voix off et plans noirs: La représentation de la scène d'écriture dans les films de
Duras », p. 107.
148 Voir W.N. Strike, «Textures et tessitures », p. 76-88.
149 M. Duras, La Vie matérielle, p. 138.
99
un mode énonciatif qui pennet la distribution du <<Je» duras sien entre les
personnages, renvoi au «dramatikos» d'Aristote lSO avant que de s'emparer seule de
tout l'espace d'énonciation et de représentation. Le travail de déflexion des voix vers
le off se fait donc plus intense lorsque Duras prête sa voix au personnage d'Agatha
jouée par Ogier. Image et son ne concordent plus, corps de jeune femme, voix off de
Duras dans la soixantaine. Cette désynchronisation débusque le caractère artificiel de
toute mise en personnage filmique ou autre, ses préjugés et ses trucages, bouscule les
attentes du spectateur et les techniques de l'interprète. «Il faut opérer cela sur les
comédiens, les séparer du rôle qu'ils jouentl51 • » L'intrusion de la voix de l'auteur
dans le film amorce un démantèlement de l'extra-diégétique et l'apparition d'une
parole auctoriale asynchrome à laquelle il faudra revenir. Mais, en attendant, les voix
off d'Agatha constituent bel et bien la proposition d'écoute du film. Elles sont le
grain de l'écriture théâtrale que révèle le traitement filmique (et lui seul). À un
moment du film, une série de vues extérieures de la mer sont interrompues alors que,
presque sans transition, l'image montre en gros plan les détails d'un tableau. Un
paysage maritime, jamais vu en entier, mais dont la caméra capte le grain de la toile et
jusqu'aux traits de pinceau. Les dialogues d'Agatha saisis en film s'offrent à ce
déchiffrement nouveau qui les fracture et en révèle l'ossature où les mots
apparaissent, selon la fonnulede Barthes, «pleinement irresponsables de tous les
contextes possibles152 », soumis aux moindres inflexions de la parole dite autant
qu'au jeu de la désynchronisation qui en déconstruisent le matériau scriptural alors
que s'étiole pareillement l'imagerie cinématographique. Situé presque au tenne de la
période filmique, Agatha texte-film porte les marques du procédé de désécriture
Voir É. Eigenmann, « Cinq personnages en quête de voix. », p. 144.
M. Duras, Le Monde extérieur, Outside 2, p. Il.
1S2 cité par J.-M.Clerc, «MD collaboratrice d'Alain Resnais, et le rapport des images et des mots dans
les "textes hybrides" », p. 105.
ISO
1S1
100
textuelle et filmique en marche depuis Détruire dit-elle qu'on reconnaît comme un
«léger désordre laissé dans la chambre» (Ag, p. 38) d'écriture ou plus justement
comme «cette différence du désordre rangé» après chaque passage du textuel au
filmique.
3.3 Désécriture textuelle et filmique
« On est défait. On n'écrit plus. Je désécris 153 . »
Le prologue d'Agatha montre les deux personnages du texte déjà «adossés
aux murs, aux meubles, comme épuisés. » (Ag, p. 7) avant même que ne débute
l'échange verbal entre les deux dont on prévient tout de suite qu'il se fera dans «une
douceur accablée, profonde. » (Ag, p. 8) Les diverses didascalies les fixent « face à
nous, toujours évanouis, anéantis. » (Ag, p. 14) Devant nous toujours, «elle se tait,
comme évanouie, figée.» (Ag, p. 16) alors qu'il «se brise, là, {... } devient
mourant.» (Ag, p. 17) Le frère d'Agatha «parle avec une voix mourante.» (Ag, p.
17) et tous deux, dans l'émoi, ont une «voix fêlée, brisée» (Ag, p. 20) avant que la
dernière indication ne les abandonne «dans une raideur effrayante. » (Ag, p. 67)
peut-être cadavérique. Les mains d'Agatha sont, elles aussi, «comme brisées,
cassées» (Ag, p. 60), inopérantes précisément à la reprise d'une valse de Brahms,
«celle qu'elle n'a jamais pu passer correctement» (Ag, p. 28) et qu'elle abandonne
inachevée. Dépassées sont Les Mains négatives qui elles, au moins, laissaient sur les
murs des grottes magdaléniennes la trace de leur passage. En faisant d'Agatha l'écho
de L 'Homme sans qualités, Duras lui laisse aussi en héritage son caractère inachevé
fait de projets avortés et de repentirs, «le cauchemar de voir le livre se tarir tandis
IS3
M. Duras, Le Monde extérieur, p. 62.
101
que Musil, comme un forçat, essaie de lui trouver une fin balzacienne 154 » qui lui
échappe (Agatha lit aussi Balzac). Une écriture en voie d'épuisement, son parcours
d'embûches se voient inscrits dans le livre de Duras par le geste citationnel qui
semble déjà avoir eu raison des personnages avant même que ne s'amorce le
dialogue. Mais si Agatha aux mains brisées renonce à la musique, Duras, elle, persiste
et signe, tout au long de la période cinématographique, des textes-films dont l'étoffe
s'amenuise jusqu'au fragment.
Pour Madeleine Borgomano, l'époque filmique de Duras témoigne d'un long
renoncement à l'écriture qui va de fragmentations en démembrements à mesure que le
«passage à vide du film 155 » épure ou épuise l'écrit. C'est elle qui introduit le terme
«désécriture 156 » dans un texte écrit en 2001. Elle n'y réfère pas cependant à l'usage
du verbe «dés écrire» par Duras elle-même, quinze ans plus tôt, dans un article
produit, significativement, après son dernier film et au moment où elle s'est déjà
engagée
dans
une
série
de
publications
à
caractère journalistiques
et
autobiographiques. Dans ce texte publié dans L'Autre JournallHebdo, Duras se
mesure de façon prémonitoire à l'écran de télévision où viendra se loger
ultérieurement sa parole auctoriale, en mode conversationnel, sous forme de
métatextes
(commentaires
sur
les
œuvres)
ou
de
péritextes
(propos
autobiographiques) 157. Pour l'instant, et comme accordée à l'érosion possible des
textes dans le filmique, la télévision participe du rongement général comme «les
fourmis rouges dans les gouttières d'une maison. {... } Au fond de l'appartement, elle
ibid., p. 135.
ibid., p. 120.
.
IS6 M. Borgomano, « Les lectures sémiotiques du texte durassien. Un barrage contre la fascination », p.
125.
IS7 Voir N. Nel, « L'identité télévisuelle de Marguerite Duras », p. 583.
IS4
ISS
102
ronge 158 • }) « Désécriture » n'est pas, s'il en faut, l'unique néologisme en matière de
critique durassienne à recourir aux éléments dé-des-dés, du latin dis qui indique
l'éloignement, la séparation mais surtout la privation. L'amaigrissement généralisé
des structures textuelles suscite la « discontinuité» (Guers- Villate) fictionnelle où la
narration tend à se «dé-dire» (Calle-Gruber), toutes deux complices d'un
«dessaisissement» (Roy), tout de même plus orthodoxe, du réel. «L'encombrement
minimum» (NG, p.
53) cher à Duras dans son procédé de création
cinématographique appelle la «défiguration» (Loignon) des personnages et fait de
l'image un espace de «déréalisation» (Calle-Gruber). Force est d'admettre qu'au
moment où l'autobiographique, fictif ou non, prend le relais du cinéma et de ses
textes-films, l'écriture de Marguerite Duras ne peut plus guère être qualifiée de
romanesque, l'épure de toute narration convoquant dès lors le registre de
l'énonciation qu'annonce le texte essentiellement dialogique d'Agatha.
En cette fin de saIson filmique donc, le souffle durassien se fait court:
Agatha, soixante-sept pages, L 'Homme atlantique, trente-deux, La Maladie de la
mort, soixante-quatre. Duras instaure ici une économie de mesures de guerre
appliquée à la matière textuelle qui couple la réécriture à la parcimonie, jusqu'à un
dépouillement d'écrivant ascète qui participe autant de l'agonie que de la survivance.
De Détruire, livre troué et ouvert sur le film à Nathalie Granger, livre qui se nourrit
de la redite d'un film, on aboutit au livre exténué (mais non trépassé) qui vient
s'abîmer dans la «parole parlée 159 » de la voix off. «En général, on n'a guère qu'une
voix maigre, on parle avec ça 160 » commente Duras pour qui la phrase, dans ce
contexte de l'énonciation, doit alors être laissée dans un «état de décomposition
M. Duras, Le Monde extérieur, Outside 2, p. 62.
M. Duras, M. Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, p. 91.
160 ibid., p. 103.
158
159
103
{... }, un état pantelant, avec ses éléments grammaticaux épars. C'est pour ça que ça
peut s'écouter. 161 » Agatha, en tant que proposition d'éGoute, offre un exemple
intéressant de déstructuration du langage qui frappe les dialogues dès Détruire ditelle, mais qui s'affirme encore plus ici dans un refus des lois du langage, de la
production de sens par la logique puisque «après ses paroles dites par elle, tout
s'évanouit. » (Ag, p. 33)
La syntaxe d'Agatha propose d'abord des segments courts et indépendants,
coutumiers de Duras, qui se suivent sans coordination comme autant de clichés
photographiques collés sur la surface d'une feuille. Agatha regardant par la fenêtre
constate simplement: «La mer est comme endormie. Il n'y a aucun vent. Il n'y a
personne. }) (Ag, p. 9) Les propositions sont toujours très courtes, souvent tronquées
ou elliptiques: «Je croyais avoir tout envisagé ... tout ... et puis, voyez ... » (Ag, p. 10)
et la phrase reste démantelée, grande ouverte (elle aussi) à un investissement du
lecteur/auditeur. Le télégramme envoyé par Agatha est en quelque sorte
emblématique du tronçonnage syntaxique auquel se livre Duras lorsqu'elle sectionne
l'énoncé pour n'en garder que l'élément dramatiquement surchargé: «Viens. Viens
demain. Viens parce que je t'aime. Viens. « (Ag, p. Il) La variante qu'en propose
son frère use du même stratagème: «Je pars. Viens, je pars. » (Ag, p.11) L'adverbe
« oui» martelé plus de soixante-dix fois dans le texte sert de relance au dialogue. En
tête de phrase, «oui» établit un raccord, il remorque tantôt le locuteur, tantôt le
locutaire et leur~ énoncés qui, sans cela, paraissent inaptes à poursuivre le dialogue :
«Dans un autre endroit. Oui dans un endroit fermé. Une chambre. Oui. » (Ag, p. 21)
Michelle Royer note le sur-emploi de la conjonction de coordination «et» au
détriment des conjonctions de subordination alors que «le lien logique entre les
161
S. Lamy, A. Roy, (éd.), Marguerite Duras à Montréal, p. 64.
104
propositions s'efface I62 » et que la succession supplante le raisonnement: «et je
criais de peur et vous n'entendiez pas, et je pleurais. » (Ag, p.lO) Inversement, la
parole «redevient comme enfantine. » (Ag, p. 51) et mime l'essoufflement, le trop
plein à dire qui juxtapose les subordonnées en enfilade: «je vois {... } que vous
revenez de nager, que vous sortez de la mer mauvaise, que vous vous allongez {... },
que vous ruisselez {... }, que vous fermez les yeux» (Ag, p. 15). La confusion des
explications d'Agatha pour justifier son départ est volontairement soulignée par la
reprise d'une même structure qui s'embrouille: «Je ne voulais pas dire que je voulais
vous revoir avant de partir. Je ne voulais pas dire que je vous quittais, non {... } vous
voir et vous quitter ensuite comme à l'instant même où je vous aurais vu. » (Ag, p.
11) La lenteur générale de l'élocution doublée de celle imposée par la didascalie
temps (cent quarante mentions) qui éloigne résolument les séquences de dialogues
l'une de l'autre à moins qu'elle ne s'accote plus étroitement aux répliques qu'elle
retarde, questionne la compétence langagière des personnages dont la performance
frôle l'aphasie affective: «Cette date ... vous l'aviez prévue plus lointaine ... même
cette fois-Ià ... plus lointaine. }) (Ag, p. 35) bafouille le frère d'Agatha qui bute sur la
ponctuation. Toujours, il s'agit «d'éloigner ce qui vient d'être dit» (Ag, p. 33) dans
un mouvement qui contrarie l'avancée même du texte.
Parallèlement, les répliques s'amenuisent et de longs silences ne sont rompus
que par des mots éparpillés: « Oui. Cette souffrance. Oui. Agatha. Agatha. Oui. »
(Ag, p. 13) Toute une parole lavée d'artifices qui s'affaire à la réduction du matériau
textuel: «Encore. Parlez. Non. Je me tais. » (Ag, p. 55) Les silences nombreux, dans
la chaîne grammaticale, ouvrent des brèches qui rendent compte de l'indicible comme
les plans noirs du film soulignent le manque à voir. Épure ou effet nécrologique?
162
M. Royer, L'Écran de la passion, p. 64.
105
Agatha conserve encore le charme parcimonieux de la forme poétique et sa théâtralité
l'engage, par la voix, dans un possible scénique qui le prolonge. La grandeur,
l'immensité du théâtre, selon Duras, est« sa non-fin {... } puisque là, il n'y a que la
bouche qui prononce l'énoncé
163
.» Sa variante filmique toutefois est mise à
l'épreuve. En témoignent les commentaires de Duras sur la création d'Aurélia Steiner
Vancouver, juste avant celle d'Agatha, qui rendent compte d'une comptabilité de
compression variée évoquant celle de l'écrit: temps d'écriture, un mois et demi pour
faire treize pages dactylographiées; temps de tournage, quatre jours; surface de
pellicule impressionnée, soixante-douze minutes; durée du film, cinquante minutes
sans oublier les dix-huit minutes de plans abandonnés. L 'Homme atlantique fait
quarante-deux minutes, Le Dialogue de Rome, soixante-deux. «Au milieu d'un film,
souvent, je n'y crois plus, je le casse 164 }) affirme Duras qu'on imagine mal peinant
pour trouver une fin balzacienne ou autre et qui évoque le traitement du film comme
on le fait d'une tête forte à l'entramement. Ne faisant jamais qu'une seule prise,
Duras se voit obligée d'imposer, en despote éclairé, ce qu'elle nomme la «vulgarité
de l'ordre 165 » que mine cependant le rapport avoué de meurtre qu'elle entretient, ditelle, avec le cinéma, lui-même potentiel assassin de l'écrit. «Je me souviens de tout
ce que vous venez de dire, affirme le frère d'Agatha, mais je ne me souviens pas de
l'avoir vu. » (Ag, p. 31) Funeste présage pour l'image filmique.
La proposition de lecture que le film Agatha ou les lectures illimitées supporte
lui fait alterner plans d'extérieurs maritimes et extraits morcelés de textes,
cohabitation trompeuse si l'on considère qu'ici l'image n'est presque jamais
narrative, jamais illustrative sauf en quelques rares occasions dont on a déjà parlé.
M.-F. Fernandes, Travailler avec Duras, p. 13.
M. Duras, Les Yeux verts, p. 189.
165 M. Duras, Le Monde extérieur, Outside" p. 11.
163
164
106
Les mots convoquent les images, il est vrai, mais celles-ci semblent SUIvre un
parcours qui leur est propre. Ainsi, alors que, dans le texte, le frère cherche la sœur
parmi les baigneurs, l'image filme un espace mort et désolé, Trouville en hiver, lieu
de tournage. Les deux personnages dont les voix constituent l'essentiel du texte
sonore sont filmés dans la pénombre, à contre-jour ou reflétés dans des surfaces dont
la presque opacité fait mentir l'appellation même du cadrage qui devrait les révéler et
qui est dit en« découverte ». Les miroirs ternis et sombres, à la perspective brumeuse,
constituent néanmoins le point focal du film et obligent la caméra à ralentir son
décryptage qui se fait tâtonnant, soumis à une distorsion qui pousse le cinéma dans
ses limites et l'entraîne dans une «désécriture » filmique dont il a tout à redouter.
Filmer dans un miroir favorise les jeux divers de déconstruction, mais c'est aussi une
gageure professionnelle pour une cinéaste dont le travail se voit soumis, selon elle, à
«l'encombrement, au freinage de l'appareil technique 166 ». Forcément, la bourde
survient et, pendant un bref moment, le miroir reflète le caméraman en train de
filmer. Bien sûr, la mise à l'écran du dispositif peut rendre compte d'un film qui se
donne lui-même comme énonciation, établit une distanciation, etc. Mais c'est plutôt
l'erreur commise et conservée, comme l'accident de tournage de Nathalie Granger,
assumée en quelque sorte dans cette manie de conserver les plans défectueux qui fait
d'Agatha un film où l'on montre ce qui ne devrait pas être vu (la caméra) alors qu'on
ne montre pas ce qui en constitue le thème principal, l'inceste. Au désir qui ne peut
être montré se substitue celui d'être vue par symbole interposé, la caméra c'est Duras,
auquel se joint celui d'être entendue. Désir que la bande son satisfait amplement.
La proposition d'écoute d'Agatha est essentiellement celle des voix off de
Marguerite Duras et de Yann Andréa. Dans un mode du malentendu cultivé, Duras,
166
M. Duras, Les Yeux verts, p. 105.
107
on l'a vu, superpose sa voix à l'image de l'actrice et donne à entendre le jeu du regard
« derrière les yeux» (Ag, p. 60) transposé dans la bande son: jeu de la voix derrière
la bouche. À propos de L 'Homme atlantique, avatar d'Agatha, film derrière le film,
Duras mentionne que les «gens {y} regardent le son 167 » alors que l'écran vire au
noir et que les voix venues de l'off renflouent ce que l'image ne contrôle plus. La
tentation de Duras à faire le vide dans l'espace du cadre s'affirme dans Agatha où la
parole s'exerce à devenir source de visibilité, rivale de l'image d'abord, puis
souveraine. L'émergence des voix off ou, plus exactement, de la voix off de
Marguerite Duras, jointe à l'accumulation de plans noirs, ces trous dans l'image qui
s'imposent au montage du film, sont les signes d'une «désécriture» filmique à
l'œuvre. Cette menace d'engloutissement suscite d'ailleurs un regain de la reprise
filmique quand Duras, ayant à peine achevé Agatha le 15 juin 1981, en recycle les
plans non utilisés pour produire un moyen métrage de quarante-cinq minutes,
L 'Homme atlantique. La reprise des chutes d'Agatha, dans le registre affirmé de la
faute, sont pour Borgomano « moins une façon de sauver ce qui autrement se perdrait
que d'épuiser, de rendre à la mort ce qui aurait pu survivre 168 • » Bordées d'un crêpe
d'image noire de plus de vingt minutes, les chutes d'Agatha intégrées à L'Homme
atlantique ont tout, en effet, de l 'hommage posthume dont il peut «apparaître {... }
qu'il s'agit de la fin tout entière» (Ag, p. 18) du cinéma. Duras elle-même constate,
presque avec satisfaction, «qu'il ne reste plus rien du tournage d'Agatha, que des
métrages de quelques secondes, des claps de fin et de début169 • » Ici, pas de livre
commémoratif d'un scénario filmé à la manière de Nathalie Granger, seulement la
trace sur pellicule d'un outil de tournage, à la fois écriture sur tableau et son il est
vrai, mais débris tout de même, comme si le film, dévoreur dévoré, ne laissait de luiM. Duras, Le Monde extérieur Outside 2, p. 22.
M. Borgomano, L 'Écriturejilmique de Marguerite Duras, p. 18!.
169 M. Duras, Le Monde extérieu, Outside 2, p. 14.
167
168
108
même que l'amorce et le terme. Survit cependant le texte-film préservé dans Agatha
par la théâtralité de la voix, car « la parole est là de nouveau» (Ag, p. 40). Celle-là
même qui s'apprête à balayer le filmique de la surface de l'œuvre, à envahir l'espace
intra et extra-diégétique du textuel, «plus redoutable, plus effrayante, plus inconnue,
maudite, insensée, au plus près de l'intolérable de cet amour» (Ag, p. 42) : la parole
d'auteur.
3.4 La parole auctoriale : Duras bonimenteuse ou la bonne femme qui explique les
« Agatha, c'est moi. 170 »
Les jeux de mIrOIrS d'Agatha film où se reflète furtivement, on l'a vu,
l'instance filmante, sont également pièges à capter une autre projection que celle qui
aboutit sur l'écran. Au mime du couple incestueux de Musil que constituent Agatha et
son frère, se surimpose symboliquement la relation impossible de Marguerite Duras à
son propre frère, plus ou moins racontée de diverses façons, à la manière de grands
cercles concentriques, dans une œuvre toujours à mi-chemin entre la confidence et la
transposition. La présence sonore de Duras inscrit néanmoins, dans Agatha, une
forme de «je» qui instaure une autobiographie moins contournée que celles des
premiers romans. Elle annonce et prépare le passage à la première personne de
L'Amant, La Douleur, La Vie Matérielle, etc. et tout le «déferlement du moi17l»
qu'ils génèreront dans la dernière tranche de l'œuvre. Mais, en attendant, c'est de
l'oralité des voix-off, puis de la voix-off de Duras elle-même, émergée de la période
170
171
S. Lamy, A. Roy, Marguerite Duras à Montréal, p. 25.
M. Borgomano, «Les lectures sémiotiques du texte durassien. Un barrage contre la fascination », p.
124.
109
filmique (et de celle des textes-films) que s'instaure un paratexte l72 auctorial, souvent
sur le mode conversationnel, dont une bonne part est consacrée au cinéma. De 1958 à
1985, le corpus est vaste. Outre les nombreux articles de journaux ou de revues écrits
par Duras sur ses films, d'interviews diverses avec elle sur ce sujet, on compte
plusieurs recueils
d'entretiens
ou
de
textes
consacrés
à sa
production
cinématographique. Panni ceux-ci, il faut souligner l'entretien avec Michelle Porte
qui serre de près le texte du Camion auquel se joint Les Lieux de Marguerite Duras;
les incontournables Yeux verts aux éditions des Cahiers du Cinéma; les interviews sur
vidéo de Dominique Noguez repris en recueil dans La Couleur des mots; le Duras
filme de Jérôme Beaujour et Jean Mascolo autour du tournage d'Agatha. Cette
collection d'actes essentiellement déclaratifs, même à l'écrit, cultive, nulle surprise, le
paradoxe. Comme l'écriture trouée qui mène à la période filmique, la parole
auctoriale sur le cinéma se fait morcellement, désagrégation, refus de cohésion au gré
des manques à dire et à voir d'un passé de création plus ou moins retrouvé. Le
procédé de diffraction d'un même motif, cher à ses textes-films, y domine à
commencer par celui qui confond « le parleur interne au texte avec la personne réelle
de l'écrivain!73 » comme dans Agatha. Puisque «le film projette la voix partout 174 »,
c'est aussi celle de Duras qu'on entend lorsqu'on lit ses propos sur le cinéma: «J'ai
la même voix que dans les films quand je parle. On me l'a dit 175 .» Ce commentaire
de film, sur le mode d'un entendre dire constamment réactivé, se pose sur l'image
évoquée à la manière du discours des lanternistes 176 qui accompagne les spectacles de
112 L'expression englobante de Borgomano a l'intérêt d'allier méta et péritexte, encombrement
minimum apprécié.
173 M. Borgomano, «Les lectures sémiotiques du texte durassien. Un barrage contre la fascination », p.
106.
174 M. Duras, Les Yeux verts, p. 139.
175 ibid.• p. 14l.
176 Opérateur de lanterne magique dont un dispositif optique permet de projeter sur écran des images
peintes sur verre très en vogue aux dix-huitième, dix-neuvième et au début du vingtième siècle avant
l'invention du cinéma.
110
photographies animées. Quand on entend Duras expliquer ses films, fût-ce par la
lecture, on renoue avec l'admoniteur des tableaux anciens qui « de son doigt tendu
indique au spectateur quel doit être le point d'ancrage de son regard 177 », mais surtout
avec le bonimenteur des films muets, l' explicateur de films en direct aux services
duquel 1'industrie naissante du film fait appel pour « régler les problèmes de lisibilité
du récit filmique 178 .» À l'époque du muet, le bonimenteur qui accompagne la
projection du film est un narrateur qui raconte l 'histoire et la commente, mais aussi
un comédien qui prête sa voix au personnage. Duras parlante derrière l'image de
Bulle Ogier dans Agatha se fait « this actor of actors 179 » à la façon du benshi, version
japonaise du bonimenteur, véritable institution dans ce pays où, aussi tardivement
qu'en 1987, on compte encore des ciné-clubs projetant des films commentés. Duras,
scriptrice, parleuse invétérée et faiseuse d'images, rejoint la définition de l'historien
Mark Swartz qui parle du bonimenteur comme d'un «calligrapher barker
projectionnist180 ». Au tournant du siècle, au Québec, « le bonhomme qui explique les
vues 181 » se taille de francs succès lors des traditionnels spectacles de La Passion du
Christ. Comme le prêcheur interprète pour les fidèles la parole d'évangile et la
cristallise, le bonimenteur, dans sa redite parlée du message liturgique montré, en
rehausse le sacré selon les religieux de l'époque. De la même façon, l'écran de la
passion de Duras reprend vie du travail de mémoire verbale qu'active la parole
auctoriale. L'évocation de ses films par Duras, parole essentielle qui vise son
inscription dans la postérité, elle-même reprise dans toutes les études critiques,
égrenée comme:un rosaire, atteint l'intensité sacramentelle d'une commémoration.
177
A. Laframboise, Istoria et théorie de l'art, Montréal, 1989, Presses de l'Université de Montréal, p.
98.
G. Lacasse, Le Bonimenteur de vues animées, p. 93.
ibid., p. 33.
180 ibid., p. 39.
181 L'Action catholique, 20 juin 1916.
178
179
111
Évidemment, la parole auctoriale de Duras à propos de ses films s'effectue en différé
et non à mesure que défilent les images. C'est la voix de la lecture intérieure qui
impose sa lecture des films en plus de se faire intermédiaire entre texte, théâtre et
cinéma. «La lecture permet de comprendre ce qu'il en est de l'objet perdu 182. » Dans
la presque disparition de ses œuvres filmiques qui ne circulent plus et auxquelles
l'accès devient de plus en plus problématique, la lecture de la parole écrite de Duras
sur ses films, superposée à la lecture des textes-films qui subsistent, propose une
représentation nouvelle où la voix auctoriale infiltre tout: personnages, narration,
didascalies, commentaires, etc. Si le bonimenteur, narrateur méta-diégétique, est
absorbé par la narration des films modernes, la voix auctoriale de Duras,
bonimenteuse, re-émerge de l'ombre interne des textes, accompagne, encercle et
investit l'œuvre qui résonne d'elle tout entière. C'est l'espace Duras, texte, théâtre,
film, pareil à celui de Chaplin dont elle dit «qu'après son passage, qu'il soit dans
New-York ou ailleurs, tout est de Chaplin. Toute la ville, les villes, les rues. Tout
devient Chaplin après son passage 183. » Shunsui Mathuda, benshi célèbre, évoque une
expérience de guerre où, détenu avec d'autres dans une prison soviétique dépourvue
de projecteurs ou de films, il divertit ses camarades en racontant chaque jour ses
«histoires de film» alors que ceux-ci restent «captivés par la voix d'un film muet
aux images invisibles l84 ». Les lecteurs des textes-films duras siens le sont également,
eux qui regardent derrière les yeux, qui écoutent «dans l'équivalence totale entre
l'acte et le texte parlé. »(Ag, p. 47)
A.-M. Picard,« Le cinéma de Marguerite Duras, théâtre du corps lisant », p.83.
M. Duras, Les Yeux verts, p. 40.
184 ibid., p. 36.
182
183
Conclusion
«Le moment que je préfère pendant le tournage, c'est
après la prise de vue, la joie, les techniciens, ce
bonheur dans lequel on est ensemble 185 • »
Le bonheur dans lequel sont, ensemble, texte, film et théâtre est celui que l'on
goûte à la lecture des dix-sept textes-films qui constituent la part médiane de l'œuvre
durassienne, entre Détruire dit-elle et L 'Homme atlantique. Lecture fondatrice des
mots, des images et des voix, tributaire de cette volonté, au moment de la période
filmique, de «faire entendre un texte accompli au cinéma186 », celle-là même qui
impose la prise en compte de trois modes d'expression. Dans le triptyque de textesfilms à l'étude ici, le théâtre se pose légèrement en retrait, à la façon festive d'un
Monsieur Loyal qui ouvre (Détruire) et clôt (Agatha) cette séquence avec une brève
mais tonique apparition à mi-chemin (Nathalie Granger), histoire de se rappeler au
bon souvenir du lecteur en tant que raccord essentiel à toute la dynamique de l'œuvre.
Ce portrait riant jure cependant avec le discours auctorial et critique (y compris cette
étude) qui appréhende l'irruption du cinéma dans l'œuvre de Marguerite Duras
comme on le fait d'un cataclysme qui n'épargne rien, textes, images, femmes et
enfants, tous bazardés éventuellement et rendus à leur mortalité dans un film tardif
comme Le Dialogue de Rome dont la figure humaine est parfaitement écartée au
profit de ruines romaines. Toujours, si on en croit l'auteur, le moteur de l'avancée, du
textuel au filmique et jusqu'à la parole auctoriale, s'inscrit dans le registre d'un
saccage avoué des formes, d'une mise en péril attentive de toutes structures
convenues dont l'écrit et le film ressortent pareillement amaigris, essoufflés, alors que
le théâtre, en coulisse, profite et perdure comme en témoigne la reprise et le
renflouement de La Musica vers la Musica deuxième sur la période qui recoupe,
185
186
M. Duras, Le Monde extérieur Outside 2, p. Il.
ibid., p. 22.
113
grosso modo, celle du passage au cinéma. Si la lecture, éventuellement, se fait
instance de survie d'un texte pluriel et «plurifonctionnel 187 », Duras, elle-même
liseuse et diseuse, semble voir et prédire, dans les béances de l'écrit d'abord, la fin du
textuel aux mains du film puis, dans les noirs qui trouent la pellicule, celle du film
repoussé dans un hors champ qu'il ne contrôle plus et qui l'abolit, voire la mise au
rancart du théâtre alors qu'elle s'imagine «sur une scène, sans rien dire, à me laisser
voir
188
». Dans ce rôle de Cassandre, elle évoque irrésistiblement ce personnage du
film de Claude Goretta «Si le soleil de revenait pas », vieillard joué par Charles
Vanel, dont c'est significativement le dernier rôle, qui ne reconnaît pas sa propre mort
dans les configurations de ses cartes du ciel et en déduit plutôt, commodément, la fin
du monde. «Après moi le déluge et que tout aille à sa perte, texte, théâtre, film! »
semblent proférer auteur et critiques en un répons qui pousse l'œuvre dans ses
extrêmes limites.
C'est qu'il y a, dans la nature même des textes-films, un« état d'être parti 189 »
qui les afflige et les suborne au désir d'une forme qui n'est pas la leur. Espace sans
véritable réconciliation autre que celle de la lecture, le texte-film a le désir triste, mais
existe-t-il des désirs heureux? L'écriture se faisant souffrante, trouée à la manière de
Détruire dit-elle, Duras recourt à la nature conviviale du cinéma qui, de toujours, a su
offrir au texte écrit un partenariat viable par le biais du scénario. Héros modeste, le
cinéma profite des manques à dire du texte mais demeure «admirable parce qu'il
n'essaie même pas de corriger l'impossibilité {du texte}, il marche à son côté
190
•
»
Nathalie Granger rend donc son dû à la forme scénaristique, mais s'enhardit à
I. Raynauld, Le Scénario defilm comme texte, p. 225.
M. Duras, Les Yeux verts, p. 158.
189 M. Duras, L 'Homme atlantique, p. 22.
190 M. Duras, Les Yeux verts, p. 11 O.
187
188
114
redonner au film tourné la célébration d'une redite écrite qui l'évoque tout en le
trahissant un peu en s'arrogeant le privilège de s'adresser à un lecteur, par delà le film
fait. Pareillement, Détruire, texte, se fait imitation d'images filmée, citation d'une
forme filmique lovée à même le textuel qui s'en ai fait pourtant le support initial.
Agatha, à sa manière, célèbre et consacre le jeu de la redite comme dynamique
principale du texte-film. «Méfiez-vous des pléonasmes au cinéma, au théâtre»
préviennent ceux qui voit Duras, «romancière », s'aventurer dans des eaux aux
marées formelles apparemment immuables. «Moi, j'ai découvert le pléonasme avec
une joie fantastique 191 » rétorque-t-elle. Pour Duras, le pléonasme est complètement
positif et deux fois valent mieux qu'une alors qu'un livre peut devenir film comme un
film peut devenir livre, en autant que le théâtre lui prête vie. La redite par forme
interposée permet ici au second locuteur (texte ou film) de se substituer au locuteur
originel pour ne pas le laisser s'évanouir dans l'oubli tout en conservant, dans
l'énonciation, une présence distincte dont le dire reste autre. Film et texte oscillent
alors entre calque et relance dont la lecture est le déchiffrement privilégié.
«Ce n'est pas un meurtre, la projection d'un manuscritl92 » argumente Duras
comme pour échapper à une condamnation quelconque. Assurément, le film n'a pas
raison complètement de l'écrit et ce dernier s'applique à restaurer le film qui le hante,
mais le texte-film, comme structure, se trouve à rendre compte de la mortalité
commune au texte et au film. Mortalité que l'on doit néanmoins interpréter à la
manière de Pasolini, c'est-à-dire comme celle qui donne sens à l'un comme à l'autre.
Logée dans l'espace des blancs textuels autant que dans le noir des films, elle trouve
enfin dans Agatha une voie/voix d'échappement (encore une ouverture) alors
191
192
Citée par l-M. Leclerc dans « MD collaboratrice d'A. Resnais », p. 105.
ibid., p. p. 1
115
qu'émerge la voix intérieure de la lecture que matérialise fmalement, et pour le reste
de l'œuvre, la parole auctoriale. Présente en off à partir d'lndia Song, elle s'infiltre
comme on l'a vu dans le jeu de la représentation avec Agatha où elle monologue une
part du dialogue avant que de se faire substance principale de l'œuvre à venir. Le
dernier livre de Duras, C'est tout, est emblématique de cet interventionnisme
auctorial qui se défait de la matière fictionnelle et la déconstruit, exposant sans fard
son oralité, sa profonde théâtralité vécue dans l'immatérialité du moment, devant son
lecteur-spectateur et, peut-on le croire, dans la vacance du film à faire. Véritable
performance doublée d'une commémoration, le livre est un hommage à la scène,
secoué de coups de théâtre. Mais il est, avant tout, mise en scène de soi, parole qui
s'écoute, rengorgée de son importance et dont il est dit« qu'on a envie de {la} citer
constamment y compris dans les intonations de {sa}voix I93 » comme pour empêcher
qu'elle ne se casse dans un «fading barthésienl94 » qui risquerait de faire pleurer
Margot. Le texte-film permet donc à l'auteur de faire son trou dans les textes, les
pièces et les films, d'y inscrire le manque, la perte et, forcément, le désir, à la manière
de L'Amant de la Chine du Nord dont Madeleine Borgomano dit qu'il est « scénario
en deuil de film, livre-tombeau l95 » de l'écrit autant que du cinéma. Les textes-films
cependant, s'ils se prêtent à l'allégorie de la destruction où le film mutile le texte puis
se voit mutilé par la voix-off qui s'empare de son potentiel d'expression, laissent
aussi entendre que le noir, dont on a tout à craindre, «peut se rayer et s'abîmer
comme l'image I96 » et que la mort elle-même «est mutilée à chaque texte écrit, lu
{ou filmé} 197 »,à chaque texte-film.
M. Duras, Les Yeux verts, p. 141.
P. Roger,« Duras télévisée », p. 614.
195 M. Borgomano, «L'Amant de la Chine du Nord, chant de deuil pour un film absent », p. 519.
196 M. Duras, Le Monde extérieur Dutside 2, p. 15.
197 ibid., p. 16.
193
194
Bibliographie
a) Corpus des œuvres:
les livres:
DURAS, Marguerite. Détruire dit-elle, Paris, Éditions de Minuit, 1969, 149 p.
DURAS, Marguerite. Nathalie Granger suivi de La Femme du Gange, Paris,
Gallimard, 1973, 194 p.
DURAS, Marguerite. Agatha, Paris, Éditions de Minuit, 1981,67 p.
les films:
DURAS, Marguerite. Détruire dit-elle, distribué par SNA, 90 min, 1969.
DURAS, Marguerite. Nathalie Granger, distribué par Les Films Molière, 83 min,
1972.
DURAS, Marguerite. Agatha et les lectures illimitées, distribué par Hors Champs
Diffusion, 90 min, 1981.
MASCOLO Jean. BEAUJOUR, Jérôme. Duras filme, Paris, Médiane films, 1981.
les autres œuvres citées :
DURAS, Marguerite. Hiroshima mon amour: scénario et dialogues, Paris,
Gallimard, 1960, 140 p.
DURAS, Marguerite. Le Ravissement de Lola V. Stein, Paris, Gallimard, 1964, 190 p.
DURAS, Marguerite. GAUTHIER, Xavière. Les Parleuses, Paris, Éditions de
Minuet, 1974,241 p.
DURAS, Marguerite. PORTE, Michelle. Les Lieux de Marguerite Duras, Paris,
Éditions de Minuit, 1977, 103 p.
DURAS, Marguerite. Le Camion, suivi de Entretiens avec Michelle Porte, Paris,
Éditions de Minuit, 1977, 136 p.
DURAS, Marguerite. L'Été 80, Paris, Éditions de Minuit, 1980, 102 p.
DURAS, Marguerite. Outside: Papiers d'un jour, Albin Michel, 1981,298 p.
DURAS, Marguerite. L'Homme atlantique, Paris, Éditions de Minuit, 1982,32 p.
DURAS, Marguerite. l'Amant, Paris, Éditions se Minuit, 1984, 148 p.
DURAS, Marguerite. La Musica deuxième, Paris, Gallimard, 1985, 104 p.
117
DURAS, Marguerite. La Pute de la côte normande, Paris, Éditions de Minuit, 1986,
19 p.
DURAS, Marguerite. Les Yeux verts, Paris, Cahier du Cinéma, 1987,248 p.
DURAS, Marguerite. La Vie matérielle: Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour,
Paris, P.O.L., 1987, 158 p.
DURAS, Marguerite. L'Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991,238 p.
DURAS, Marguerite. Le Monde extérieur, Outside 2, Paris, P.O.L., 1993,226 p.
DURAS, Marguerite. Écrire, Paris, Gallimard, 1993, 146 p.
DURAS, Marguerite. C'est tout, Paris, P.O.L., 1995,56 p.
DURAS, Marguerite et al. Marguerite Duras, Paris, Éditions Albatros, 1998,
200p.
DURAS, Marguerite. La Couleur des mots: entretiens avec Dominique Noguez
autour de huit films, Paris, B. Jacob, 2001, 247 p.
DURAS, Marguerite Duras. Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, Paris,
Gallimard, coll. «Quarto », 2001, p. 1025.
DURAS, Marguerite. Le Square, dans Marguerite Duras, Romans, cinéma, théâtre,
un parcours, Paris, Édition Quarto Gallimard, 2002, 1,757 p.
DURAS, Marguerite. Le Ravissement de Lola V. Stein dans Marguerite Duras,
Romans, cinéma, théâtre, un parcours, Paris, Édition Quarto Gallimard, 2002, 1,757
p.
les articles:
DURAS, Marguerite. «Marguerite Duras s'entretient avec Francis Bacon », La
Quinzaine littéraire 129, novembre 1971, p. 16-30.
DURAS. Marguerite, « Duras tout entière », entretien avec Pierre Bénichou et Hervé
Masson, Le Nouvel Observateur, 14-19 novembre, 1986, p. 55-60.
Numéros spéciaux de revues consacrés à Duras :
Cahiers du 20e siècle, Paris, 1978, Société du 20e siècle, no 9, «Cinéma et
littérature », Paris, Klincksiek, 163 p.
Cahiers de la Cinémathèque, no 57, octobre 1992, «Dossier: Marguerite Duras »,
126p.
Cahiers du Cinéma, Paris,1996, Éditions de l'Étoile, no 501, «Dossier: Marguerite
Duras »,82 p.
118
Cahiers Renaud-Barrault, no 106, septembre 1983, 126 p.
Dalhousie French Studies, vol. L, printemps 2000, numéro spécial « Lecture de
Duras: corps, voix et écriture ».
La Nouvelle Revuefrançaise, no 542, Paris, NRF, 1998, 128 p.
L'Arc, no 98, 1985, numéro spécial: »Marguerite Duras »,93 p.
Magazine littéraire, no 278, Paris, juin 1990, numéro spécial: « Marguerite Duras »,
106p.
b) Corpus critique :
sur Duras
les ouvrages :
ADLER, Laure. Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 1998,628 p.
ALAZET, Bernard. Écrire, réécrire: bilan critique de l'œuvre de Marguerite
Duras/textes réunis et présentés par Bernard Alazet, Paris, «L'Icosathèque 19 », La
Revue des lettres modernes, no 1630-1634, Lettres modernes Minard, 2002, 183 p.
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Presses Universitaires de Lille, coll. « Textes et perspectives », 1992, 183 p.
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