à travers les contes, mythes et légendes fang

Transcription

à travers les contes, mythes et légendes fang
Sagesse et initiation
à travers les contes, mythes et légendes fang
@ 1ère édition, Centre Culturel Français de Libreville/
Ministère de la Coopération et du Développement,
1991
@
L'HARMATTAN,2007
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan 1(à),wanadoo.fr
ISBN: 978-2-296-02870-8
EAN:9782296028708
Bonaventure MVE ONDO
Docteur ès Lettres
Professeur à l'Université Omar Bongo
Vice-Recteur Agence universitaire de la Francophonie
Sagesse et initiation
à travers les contes, mythes et légendes fang
L'HARMATTAN
Illustrations
de Maître Prosper EKORE
A la mémoire de mon père Paul ONDO MVE (1933-1997)
lleEBercieEBents
Que, pour leurs encouragements, leurs conseils, leur soutien et
leur infinie patience, soient remerciés ici
Marie-Jo, Chrysis, Guénaël,
mais aussi Idalina Bernard, Françoise Galinier, Ivone da
Graça, Lilyan Kesteloot, Richard Bovier, Yves de la
Croix, Mamoussé Diagne, Thierry Ekogha, Prosper
Ekoré, Fabien Mbeng Ekorezock, Auguste Moussirou
Mouyama, Marc Ropivia, et bien d'autres
sans oublier Denis Pryen, mon éditeur.
Avant propos
On peut s'étonner que quelqu'un qui a pour profession,
comme Socrate, d'enseigner la philosophie, s'intéresse aux
contes, aux mythes et aux légendes. Et cet étonnement peut se
justifier en apparence par le fait que généralement on oppose
radicalement le mythe à la philosophie. Or, cette opposition, qui
est le propre de l'ontologie occidentale, n'est pas pertinente car
elle appauvrit le texte premier que représente toute forme de
récit oral et ne permet pas toujours de prendre en compte la
complexité des civilisations qui n'ont pas voulu séparer ces
deux modes de pensée que sont l'écriture et l'oralité.
Sagesse et initiation à travers les contes, mythes et légendes
fang, c'est d'abord l'aventure de l'homme dans sa quête de sens
et de la vérité. Les «textes» fang analysés ici donnent à voir
comment la pensée se met en œuvre à partir des images et des
symboles, mais aussi à travers des personnages et des êtres qui
constituent autant d'allégories, de métaphores et d'exemples à
méditer.
Ce livre raconte à sa façon la vie de la conscience, scandée
par ses angoisses, ses inquiétudes, mais aussi par ses
découvertes. Il met en scène, analyse et révèle toutes les formes
sensibles de la pensée dans l'univers de signification fang. Des
personnages mythiques comme Zamba ou Nzame et Evus ; des
personnages tragiques comme Ombure et l'orphelin; des
figures de l'imaginaire comme les Ebibi; des héros de récits
initiatiques comme Mot Nzame, des paraboles majeures comme
la légende du Soleil, de la Lune et des Etoiles, mais aussi celle
des Trois fils d'Ada ou enfin celle des sept fils
d' Essamnyamabogë. Bref, la culture fang, et donc la culture de
1'humanité.
Parmi les récits que nous avons choisi de vous présenter,
certains montrent comment le monde est né, comment la
contradiction, la souffrance, le mal et la mort sont advenus,
comment enfin, par une sorte d'entreprise réparatrice, un ordre
nouveau est apparu, porteur de vie et d'espérance. Et, parce
que, comme le dit le proverbe, « le fleuve fait des détours parce
qu'on ne lui a pas montré le chemin », cette quête est initiation,
c'est-à-dire héritage d'une tradition et tout autant ouverture à
l'Absolu.
La lecture de ces «textes traditionnels» n'est jamais
achevée. Elle est toujours à faire, à renouveler, est toujours à la
mode. Depuis la première édition de ce livre, nous avons
cherché, au-delà des genres littéraires chez les Fang, à retrouver
les liens, les articulations où se joue une certaine aventure de la
pensée en même temps que se constitue l'imaginaire de la
culture 1.
Enfin, ce livre s'adresse à tous ceux qui veulent comprendre
comment se déroule l'aventure de la pensée dans une
civilisation orale. Puisse simplement l'émotion des récits
analysés et commentés dans les pages qui suivent contribuer à
promouvoir le plaisir de penser!
Montréal, ce 25 février 2007
1
« L'impensé
du Mvet », in Epopées d'Afrique
de l'Ouest, épopées médiévales
d'Europe, Littérales n° 29, Université de Paris X - NanteITe, Centre des sciences de la
littérature, 2002, pp. 305-330. ; « Les épopées du Mvet des Bulu-Fang » in L. Kesteloot
et Bassirou Dieng, Les épopées d'Afrique noire, Karthala, 1997, pp. 447-450; « Pour
une lecture philosophique
des textes traditionnels africains », in Studia africana, n° 6,
Mars 1995 ; Préface à Critique de la raison orale. Les pratiques discursives en Afrique
noire de Mamoussé Diagne, Karthala-IFAN-CELHTO,
Paris, 2006 ; Postface à De la
philosophie et des philosophes en Afrique noire du même Mamoussé Diagne, KarthalaIFAN, Paris, 2006.
Introduction
Ce livre rassemble plusieurs essais sur les contes, mythes et
légendes fang. Ils ont en commun de relever d'un même effort
de réflexion et de recherche. Mieux, de répondre à une même
visée. Cette visée, pendant longtemps, nous ne l'avons pas perçue clairement. C'est dans une «pratique»,dans une «fréquentation assidue» que nous avons été amené à en prendre conscience. Le seul fait que nous avons été appelé, par les circonstances (1), par notre métier même, à étudier, à lire ces «textes»
et à les interroger, ne pouvait pas s'expliquer par le seul hasard
et devait bien signifier quelque chose.
Mais signifier quoi? II est sans doute imprudent de donner
un sens à une entreprise qui, même si elle s'éloigne des formes
universitaires traditionnelles, à savoir l'étude et la critique des
textes philosophiques, semble avoir besoin de justifier son unité. Pourtant, cette unité s'est imposée à nous. Pour la désigner,
nous nous référons à la notion d'initiation. Cette notion, que
l'on renco~tre de plus en plus aujourd'hui, n'est pas toujours
(1) Nous avons commencé à établir le support théorique pour une interprétation judicieuse de ces «texteS», dans notre thèse pour le doctorat d'Etat: Quête du sujet, transcendance et univers de signifICation, Université de Bordeaux ID, 1989.
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CONTES
ET LEGENDES
FANG
claire, mais elle est, en ce qui nous concerne, absolument«opératoire» et pertinente. Du dehors, elle rend compte de l'attirance
que nous avons pu éprouver pour ces «textes» et qui a pu nous
conduire à les situer dans une même perspective de recherche.
Du dedans, elle indique que tous ces «textes», si différents en
apparence, illustrent une position commune et une intention
fondamentale et surtout ont besoin d'être analysés, révélés à
nous-mêmes. Cela, nous l'avons ressenti fortement et nous aimerions, ici, tenter de le montrer.
A nos yeux, le thème de l'initiation ou d'une démarche initiatique implicitement contenue dans les «textes traditionnels
africains» devient de plus en plus actuel en raison du primat
d'une connaissance supérieure que l'on accorde généralement
aux vieux et aux hommes des sociétés traditionnelles. Cette démarche est à la fois nouvelle et difficile. Nouvelleparce qu'il ne
s'agit pas ici simplement d'opérer une lecture directe de ces
«textes». Difficile parce qu'une telle lecture exige de dépasser
les apparences et de s'ouvrir aux symboles implicites auxquels
ces «textes» renvoient. Elle va donc à l'encontre de ce que nous
avons l'habitude de faire lorsque nous expliquons avec nos étudiants les textes de Platon, Saint Augustin, Descartes, Rousseau
et Kant. Nous croyons que ce n'est plus seulement dans les
«textes» ontologiques strictement défmis et qui portent directement et rationnellement sur les choses et les êtres, comme le
croit la tradition philosophiqueoccidentale,que l'homme est invité à se connaftre, mais aussi et d'abord à partir d'une autre
fonne de «textes» qui, par leur seule force d'évocation, nous
sort des cadres rigides de l'entendement et de la raison, tels que
les a définis la tradition philosophiqueoccidentale.
TI me semble d'une façon générale qu'on peut dire des
«textes traditionnels»ce que les rabbins disent des textes fondateurs de la Bible: ils sont susceptiblesd'être lus et entendus valablement à une multitude de niveaux différents.Toutes ces lectures n'ont cependant pas la même pertinence. Car il en est qui
restent très extérieures à la nature véritable de ces grilles qui les
violentent. Toute la question est alors de savoir ce qu'il y a en
leur fond, où réside leur spécificitéet quelle est leur portée. Des
chercheurstrès différentsde par leurs origines, leurs préoccupations, leurs méthodes, voire l'idéologie qui les anime, ont relevé
la relation essentielle qu'il semble y avoir entre ces «textes» et
IN1RODUCTION
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leur univers de signification.A nos yeux, ces «textes» sont une
véritable «révélation», c'est-à-dire qu'ils ont pour fonction essentielle d'introduire, d'initier aux mystères du Monde. TIs
n'ont donc rien à voir avec les textes philosophiques classiques
occidentauxqui se présentent sous l'angle de la raison.
TIfaut savoir qu'une certaine tradition philosophique occidentale, essentiellement ontologique, se proposait jusqu'ici
d'élaborer des hypothèses théoriques - qui étaient ses créatures - et, loin de les laisser vivre leur propre vie, les retenait
sous le contrôle de la raison, examinait ce qui en résultait, pesait le pour et le contre et se réservaitle droit de trancher. Dans
les «textes traditionnels» et surtout dans les mythes, contes et
légendes fang que nous allons analyser ici, on peut voir que
l'intention cachée se situe en dehors du sens premier qu'ils
semblent véhiculer. C'est dire que, pour nous, ces contes,
mythes et légendes ne sont pas des «textes» gratuits que l'on
devrait soustraire de tout calcul téléologique,mais au contraire,
lorsqu'ils sont étudiés en eux-mêmes, ce sont des «textes» qui
prétendentnous inviter à dépasser les contraintes du langage, de
l'histoire et du réel et nous ouvrir les portes du symbole et du
mystère.
Panni les «textes» les plus typiques que nous analyserons
ici, il yen a quelques-unsqui, sous la fonne d'une affabulation,
montrent comment le monde est né, comment la contradiction,
le mal et la mort sont advenus et comment enfin, par une entreprise réparatrice,un ordre nouveau apparaît, porteur de vie et de
fécondité. Le texte traditionnel» se réfère ainsi à une métahistoire sans cesse et concrètementréactualisée par les rites; il ne
se situe pas en dehors de l'histoire, mais s'y vérifie et lui donne
un sens. C'es~ dans cette perspective qu'il délivre un message
caché et celui-ci peut être traduit, pour nous, de manière essentiellement initiatique. De cette façon, ces «textes» sont magiques. Mais cela veut-il dire qu'ils sont porteurs de vérité? Si
oui, de quelle vérité s'agit-il?
Ces questions, qui surgissentde la nature même des «textes
traditionnels», sont fort importantes et aujourd'hui en général
bien connues. Fort importantes d'abord dans la mesure où elles
renvoient à la nature même de ce type de discours. Bien
connues ensuite en ce qu'elles sont souvent posées par tous
ceux qui les étudient: «Commentpeut-on faire des choses avec
8
CONTES
ET LEGENDES
FANG
des mots de tous les jours ?» Y a-t-il une vérité inconsciente à
laquelle aboutissent les mythes, contes et légendes ou au
contraire suffit-il de s'en tenir à leur sens apparent et direct ?
Quelles qu'elles soient, de telles questions sont susceptibles, à
notre avis, de deux types de réponses. Ou bien le «texte traditionnel», en tant que parole séculaire, traduit un vouloir politique et social, qui se reproduit dans un autre vouloir en vue de
maintenir les rOlesutiles à la conservationou à la promotion du
groupe; ou bien, comme dans une liturgie, il s'emplit d'une
vertu surnaturelle qui convertit les mots en instruments d'une
grâce dont ils détaillent les effets. Dans les deux cas, on fait
appel à une causalité, principale ou secondaire,qu'on empnmte,
soit aux énergies de la nature, soit aux pratiques d'une société.
Ainsi le conte, la légende et le mythe ne miment point uniquement l'efficacité politique ou technique. Mais cela veut-il dire
qu'ils sont plus près des sacrementsd'une liturgie? On ne peut
vraiment ni le dire, ni le nier. Ce qui est clair, c'est que ce voisinage ne manque pas de fondement
Les analyses que nous vous proposons ici des mythes,
contes et légendes fang ont pour ambition de montrer comment
le génie poétique des Fang non seulement transmute des éléments, mais encore invite à une conversion spirituelle. En effet,
ces «textes», s'ils reprennent le lexique de tous les jours, font
retour au paradis, à ce temps immémorial où le mot n'était pas
encore ce signe à distance qui étiquette les objets et distribue le
divers de la sensibilité en classes et en catégories, mais nommait vraiment et était porteur de la connaissancefondamentale.
A notre avis, on ne doit plus se contenter de lire ces
«texteS»de façon naïve. fi importe avant tout de les lire non pas
à la manière d'un Candide, mais en essayant de les interpréter
comme des éléments nécessaires à une connaissance autre de
l'homme, une connaissance d'ordre métaphysique et théologique, c'est-à-dire un savoir qui ne confond pas l'horizontal et le
vertical. Ainsi, en ce qu'ils sont initiatiques, ces «textes»
n'énoncent jamais l'être directement en le déclarant, mais
d'abord l'éclairent et le manifestent de manière indirecte. fi
s'agira donc de montrer en quoi l'intention sous-jacente de ces
textes» apparaît comme le rappel de la dualité de la condition
humaine où la su~ssion mythique d'un âge d'or primitif,
règne du plaisir et de la vie facile, puis d'une vie disciplinée
IN1RODUCTION
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placée sous la contrainte de l'organisation collective, est à
l'image du passage de l'enfance à l'âge d'homme. fi suit alors
que l'initiation n'est désoImais rien d'autre ici que le passage
d'une vie insouciante et inconsciente à une vie responsable,
consciente et intégrée non seulement en tenant compte des exigences du social, mais encore et surtout dans la perspective de
l'être. Toutefois, une telle lecture ne se justifie pas elle-même
lorsqu'on connait l'usage général qui est fait des «textes traditionnels». C'est pourquoi nous osons proposer une voie nouvelle dans la compréhensiondes «textes traditionnels africains»
qui'ne s'arrête pas aux apparences, mais qui nous ouvre à des
exigencesphilosophiques.
Mais avant de nous atteler à une telle lecture, il est juste que
nous disions maintenant quelques mots sur les principaux recueils de «textes et récits traditionnels fang» qui ont été réalisés
avant le nÔtre et aussi sur le sens que leurs auteurs ont accordé à
ces «textes». A notre avis, il s'agit essentiellement des travaux
du R.P. Trilles (1), de Mgr A. Raponda-Walker (2) et de ceux
plus récemment produits par Gabriel Evouna-Mfomo (3) et par
J.B. Abessolo (4).
Les contes, légendes et proverbes que nous proposent
Trilles ont été récoltés à la fin du siècle dernier dans la région
de l'Estuaire (5). Mais ce qui est sûr, c'est que l'on peut se poser quelques questions sur la pertinence des travaux de Trilles et
surtout des interprétations qu'il a pu donner à propos de ces
«textes» lorsqu'on sait les difficultés qui ont été les siennes
pour approcherl'univers de pensée fang.
Si la première difficultée qu'a rencontrée Trilles a été
d'ordre linguistique, la seconde, plus fondamentale, est liée à
l'analyse et à l'interprétation même des récits qu'il nous a pro(1) R.P. Trilles, «Proverbes, contes et légendes fanp, in Bulletin œ la Société NeucMtelloise de Géographie, tome XVI, 1905.
(2) A. Raponda-Walker, Lu contes gabonais, Présence Mricaine, Paris, 1961.
(3) Voir G.E. Mfomo, Soirées au village, Karthala, 1980, et Comes du Crmœroun,11 :
au pays tUS initiés, même éditeur, 1982.
(4) I.B. Abessolo, us aventures de Biomo, l'Arbre du voyageur, Diff. L'Ecole, Paris,
1975.
(5) Cf. l'ouvrage d'Annie Meriel, Le pays des trois estuaires, chez le même éditeur et
dans la même conection et tout son développement
sur ce qu'elle a appelé «1a mmeur
ou légende d'Arondo», Libreville, 1990, pp. 104-130.
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CONTES
ET LEGENDES
FANG
posés. Le R.P. Trilles était d'ailleurs lui-même conscient de la
nature et de l'importance de ces difficultés. Dans une anecdote
célèbre, il raconte comment lui, qui croyait avoir appris la langue fang au contact des enfants de la Mission catholique et pensait ainsi pouvoir s'entretenir avec les adultes et les initiés, a
été, dans un premier temps, rejeté par les vieux. Ecoutons-le raconter lui-même son aventure :
«Arrivé à trois jours de la Mission, dans un petit village
perdu, je m'assied résolument dans l'ébèigne (1), au milieu des
guerriers et, sans dire un mot, j'écoutais de mes deux oreilles.
Mais autour de moi, tout le monde avait fait silence. Voyant
que je ne disais rien, le chef m'adresse le premier la parole:
-
Mbola : Bonjour, deviens vieux.
-Mbola ké : Oui, deviens vieux aussi.
-Ntange..wayi ze ? Blanc, tu veux quoi?
L' heure était venue de s'exécuter. Pendant un long quart
d' heure, avec forces gestes, j'expliquai le but de mon voyage,
nos croyances, nos idées, que sais-je? Et lorsque je me fus rassis, le chef répondit simplement:
- Ntange a kobe ki fogo, ve biza wourk dia fala : Le blanc
ne parle pas vraiment, mais nous ne comprenons pas le
français !
Quelle douche! Et moi qui croyais avoir fait merveille!
-Mais, répliquai-je, j' ai parlé ta langue.
-Ah, répondit le Noir, je n'ai pas compris l
Et le chef continua :
Qui t' a enseigné notre langue?
-
Les enfants de ta race qui sont avec moi.
- Eh bien, puisque tu as appris (notre langue) avec les en-
fants, retourne avec les enfants. Quand tu sauras parler comme
les hommes, tu parleras aux hommes.
Et tout le monde de rire!
Et ainsi d'un mot, s'envolèrent à la fois mes illusions et
mes espérances, mes r~ves d'avenir et mes pensers de
conquêtes» (2)
(1) On dit aussi Abêê, c'est la maison des hommes,
de garde
(2) R.P. Trilles, op. cité, p. 69.
plus COmDl1mément appelée colpS
INTRODUCTION
Il
Ainsi, il ne suffit pas, comme on le croit généralement, de
savoir parler la langue pour être à même de comprendre et d'interpréter judicieusement ces contes, il faut encore non seu1ement une longue fréquentation de ceux qui les ont proférés,
mais en plus il faut être capable de les ouvrir et de découvrirles
symboles et les archétypes qui les habitent et qu'ils sont censés
dévoiler. Mais ce qui est encore plus pertinent, c'est que l'anecdote de Trilles suggère une véritable méthode d'analyse ou
d'interprétation fondée sur au moins deux niveaux. Le premier
niveau d'interprétation, c'est celui de la compréhension ordinaire du récit, autrementdit, celui des enfants et des non-initiés.
n s'agit essentiellement d'un niveau d'interprétation que comprend l'homme du commun, c'est-à-dire le niveau politico-social et moral. Ici, les «textes et récits traditionnels» s'inscrivent
dans l'ordre du quotidien. Et l'histoire qu'ils racontent requiert
toujours une interprétation de type événementielle. Elle est,
d'une façon générale, celle d'un homme écartelé entre les habitudes sociales et son ambition ou son désir.
Le second niveau d'interprétation, lui, a une portée beaucoup plus philosophique, plus initiatique. Dans ce cas, les
«textes traditionnels» obselVés sont loin d'être naïfs, ils renvoient, d'une manière générale, à une significationplus secrète
que l'individu non averti ne peut percevoir. fis débouchent donc
sur un champ symbolique caché. Et c'est à partir du moment où
l'on aura circonscrit ce champ caché que l'on s'apercevra que
ces récits ne sont pas de simples contes, mais qu'ils délivrent
une signification véritablement philosophique ou plutôt métaphysique. Dans cette perspective, le récit ne s'inscrit plus uniquement dans le quotidien, il nous présente avant tout en termes
simples l'histoire du parcours initiatique ou du trajet mystique
de l'homme. Cette histoire, le premier niveau d'interprétation la
traduit sous le mode allégorique alors que le second la vérifie
comme une vérité humaine profonde et anhistorique. L'anecdote de Trilles, racontée plus haut, montre qu'on ne peut comprendre l'essentiel d'une pensée à partir d'un sol extérieur et
autre, mais qu'il faut s'y installeret s'y ancrer pour voir poindre
le sens. Parler d'une tradition spirituelle, c'est la saisir de l'intérieur, en son propre univers de significations, son champ sémantique comme axe de référence à partir d'une inteITOgation
de l'homme sur son désir d'être. A nos yeux, tout questionne-
12
CONTES
ET LEGENDES
FANG
ment philosophique, toute vraie création n'est concevable que
pour autant que son lit est constitué par des symooles originaires les plus fondamentaux de la ttadition dans laquelle elle
s'inscrit. Nous vérifierons plus loin la pertinence de ce jugement et celle de ses conclusionsméthodologiques.
Le second ouvrage qui présente les contes, mythes et légendes fang est celui de Mgr A. Raponda-Walker (1). Dans Le~
contes gabonais, l'auteur a voulu mettre à la disposition des
lecteurs des «textes»qui soient capables de souligner à la fois la
diversité des «cultures nationales» (la majorité des ethnies du
Gabon y sont d'ailleurs représentées) et leur relative unité sur
les plans des personnages et des thèmes.
En effet, au niveau de la fonne et sur le plan de la diversité,
Raponda-Walkerest parti de textes originaux, propres à chaque
grand groupe ethnique de notre pays pour en souligner la spécificité. Mais au niveau des thèmes comme des personnages ou
des types d'action (contes d'animaux, contes de personnes,
etc...), les «textes» qu'il nous a transmis ne nous pennettent
pas toujours de vérifier, et cela de façon pertinente, les critères
symboliques propres à l'ethnie d'origine. Us indiquent plutÔtla
pennanence et l'universalité des problèmes humains, en relatant, par exemple, les démêlés de la tortue, animal faible mais
astucieux de la forêt, avec des personnages puissants, mais balourds, dont elle triomphe par la ruse. Sur ce point, RapondaWalker n'aurait-il pas confondu, comme le R.P. Trilles, l'univers de la pensée de chaque ethnie avec le sien propre? A notre
avis, il faut reconnattre que l'ambition qui guidait l'éminent
chercheur était plus noble: il s'agissait, pour lui, au-delà des
barrières linguistiques, de montrer la pennanence des valeurs
nègres et, dans le cas d'espèce, des traditions gabonaises.
N'était-il pas en effet l'un de ceux qui, à cette époque, pouvait
se targuer de connattre, grâce à son expérience, l'infmie variété
des coutumes et des traditions des peuples du Gabon? C'est
pourquoi, quels que soient les écueils et les limites théoriques
de son ouvrage, on peut le considérer comme un manuel de référence. Et on ne peut le juger sans tenir compte des qualités et
de la hauteur de vue qui a guidé son auteur.
(1) A. Raponda-Walker,
op. cité.
IN1RODUCTION
13
En outre, Raponda-Walker a voulu révéler aux lecteurs la
relative unité qui se manifeste au niveau des personnages et
même à celui des thèmes majeurs que l'on retrouve dans les
textes recensés. Qu'il s'agisse de la Tortue, de l'Eléphant, du
Léopard, de la Vieille Sorcièreou des Génies (...), nousretrouvons ici des personnages qui peuplaient et qui peuplent encore
l'imaginaire des Gabonais d'hier et d'aujourd'hui.
Enfin, l'approche de Raponda-Walker,même si elle ne relève pas des méthodes de la critique structurale (et pour cause),
nous pennet cependantde saisir avec une précision d'entomologiste, certaines des valeurs-clés qui marquent la morale des
peuples gabonais: le godt de l'exploit, le sens de la rose, le caractère immoral de toute forme de désobéissance,etc (1).
Cependant, après avoir rendu justice au travail remarquable
de Raponda-Walker, il nous faut reconnaftre que la présentation
générale qu'il donne de ces «contes» est tellement courte
qu'elle ne nous pennet pas d'en approcher vraiment le sens (2).
Peut-être a-t-il senti la difficulté d'une telle tâche devant l'artificialité d'un corpus qui n'est ni le reflet de l'ensemble des cultures envisagées, ni même, à dire vrai, au niveau des thèmes,
pertinent! Ceci explique donc la relative indifférence qu'a rencontrée cet ouvrage comparé au succès que connatt encore de
nos jours son ouvrage sur les Rites et croyances des peuples du
Gabon (3).
Les derniers types d'ouvrages qui portent sur les contes, les
mythes et les légendes des peuples fang, béti et bulu, à l'exception de ceux à prétention strictement scolaire, ont été publiés
par L. Ayissi (4) et J. B. Abessolo (5) et plus particulièrement
G. Evouna-Mfomo (6). En ce qui concerne ces recueils, on peut
dire qu'ils proposent des récits qui sont, soit de véritables
œuvres de création, soit qui renvoient à des cycles traditionnels.
(1)
(2)
(3)
(4)
(S)
(6)
A. Rapœda-Walker,
op. cité, p. 12 et p. 13.
A. Raponda-Walker,
op. cité, p. 12 et p. 14.
A. Raponda-Wa1ker, éd. Présence Africaine, Paris, 1982, rééd. 1983.
L. Ayissi, Contes et berceuses blti, CLE, 1986.
J. B. Abessolo, op. cité.
G. Evouna-Mfomo,
op. cité.
14
CONTES
ET LEGENDES
FANG
L. Ayissi présente ee qu'il appelle des «berceuses». Abessolo
raconte les exploits de Biomo avec foree humour. Enfin, à un
autre niveau, G. Evouna-Mfomo présente des «textes» dont le
sens est plus «initiatique», «textes» qui se rapprochent beaucoup plus des mythes originaires et qui nous renvoient sur «les
chemins de la philosophie et de la spiritualité»,comme le notait
d'ailleurs à juste titre, P. Laburthe-Tolra(1).
Mais de tous ces ouvrages, il ressort une relative impossibilité à définir, de façon stricte, ce que l'on appelle le conte, la légende et le mythe. Cette difficulté est liée non seulement à la
confusion des genres, mais encore à la nature même de
l'homme. En effet, si l'homme était simple et un, si sa raison
était toute pure et universelle, les genres littéraires se rangeraient sous le cordeau des géomètres du langage. On ne conterait que pour amuser; on ne raconterait qu'en vue d'instruire et
on ne ferait appel aux mythes et aux légendes que pour nous
montrer le caractère infini de l'imaginaire humain. Mais il n'en
est rien. A première vue, les contes, les légendes, les mythes et
les épopées n'auraient rien à voir ensemble. Pour certains, les
contes seraient simplementde courts récits (2) d'aventures imaginaires alors que les légendes seraient des contes plus longs,
les mythes des récits à orientation étiologique, eschatologique
ou ontologique (3), et les épopées des récits de longues aventures héroïques qui prennent le parti de glorifier l'homme (4).
Mais ces classifications sont elles-mêmes artificielles car ces
«textes» renvoient, les uns et les autres, au même substratum de
pensée. Dans ce cas alors, il devient difficile, sinon impossible
de séparer l'inséparable et de distinguer entre eux et, de façon
rigoureuse,les contes, les mythes et les légendes.
Dans le cas de la langue française, il faut savoir au niveau
de l'expression courante, que les tennes «conte», «récit»,
«légendes», «histoire», «mythe» sont employés sans aucune
rigueur. Pour les spécialistes, «le conte est un récit en prose
d'événements fictifs et donnés pour tels, fait dans un but de
(1) Cf. P. Laburthe-Tolra, préface à Au pays du inails, op. cité, p. 10.
(2) Cf. J. Cauvin, Comprendre lu conta, Les classiques africains, Ed. de Saint Paul,
1980,p.8.
(3) C'est ce que souligne notamment P. Alexandre, article cMythe», in Dictionnaire
du civilisations africaines, éd. F. H~
1968, p. 289-291.
(4) S.-M. Eno-Belinga, La linératurt! oral~ africaÎM, Les classiques africains, Ed. de
Saint Pa~ 1978, pp. 26-28.